(1867) La morale de Molière « CHAPITRE IX. De l’Adultère et des Amours faciles. » pp. 166-192
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(1867) La morale de Molière « CHAPITRE IX. De l’Adultère et des Amours faciles. » pp. 166-192

CHAPITRE IX.
De l’Adultère et des Amours faciles.

Pourquoi faut-il que cette grande figure du poète moraliste soit la statue dont la tête d’or semble toucher le ciel, tandis que ses pieds d’argile s’enfoncent dans la boue585 ? On voudrait s’arrêter là pour l’honneur de Molière : non pour son honneur de comédien, qui reste inattaquable jusque dans la farce la plus basse et l’obscénité la plus hardie, mais pour son honneur d’honnête homme. Oui, l’auteur du Tartuffe a fait Amphitryon 586 ; celui qui a soulevé contre le suborneur hypocrite une indignation telle, que le public n’eût pas été content si le roi même n’était venu frapper ce monstre par sa justice exceptionnelle et terrible587 ; celui qui, craignant qu’on ne lui attribuât une seule des paroles prononcées par son odieux personnage, mettait en note : « C’est un scélérat qui parle588 ; » ce même homme, pendant trois actes qui sont trois chefs-d’œuvre de comédie, de poésie et d’esprit, a fait rire du noble Amphitryon et de la touchante Alcmène, trompés dans leurs honnêtes amours par le don Juan de l’Olympe. C’est justement parce que ces trois actes sont des chefs-d’œuvre, parce que les farces de Mercure et les terreurs de Sosie forcent absolument à rire589 ; parce que la conduite, la langue même et la versification de la pièce sont des modèles inimitables ; parce que rien enfin n’interrompt le plaisir délicieux du spectateur, et que le génie comique de l’auteur enlève d’un bout à l’autre le rire et les applaudissements, c’est pour cela que cette pièce est très-immorale590. Si pur que soit l’amour d’Alcmène pour son époux, si indigne que soit le crime de voler par ruse à une honnête femme ce qu’on n’a pu obtenir d’elle par la séduction, de quel côté sont les rieurs ? Ne trouve-t-on pas très-agréable et très-spirituelle la subtile et immorale distinction de Jupiter entre l’époux et l’amant 591 ? Songe-t-on à plaindre Amphitryon, dans le long interrogatoire où le malheureux découvre enfin son complet déshonneur592 ? Ne prend-on pas plaisir à voir Jupiter triompher une seconde fois d’Alcmène nécessairement vaincue, qui commet sans le savoir, sans pouvoir l’éviter, une faute qui doit la désespérer593 ? Et peut-on résister au comique victorieux de la scène où Amphitryon, mis à la porte de chez lui par Mercure-Sosie, apprend de la bouche du dieu-valet que, dans le moment même, l’autre Amphitryon   

Est auprès de la belle Alcmène 594 ?

En un mot, cette pièce est d’un bout à l’autre un effort du plus grand génie, qui triomphe du sentiment moral par la force comique, au point de rendre d’honnêtes époux ridicules, et de faire trouver excusable, agréable, admirable, le plus odieux adultère. Le caractère divin du coupable est une excuse de plus aux yeux du spectateur, qui ne rencontre qu’à la fin l’objection timide de Sosie :

Le seigneur Jupiter sait dorer la pilule595 ;

et certes, ce n’est pas assez de trois paroles ironiques dans la bouche d’un valet méprisable, pour ramener à un jugement moral le spectateur démoralisé de main de maître par trois actes irrésistibles. Il s’en va, riant encore, réfléchissant qu’après tout Jupiter n’est pas si coupable, et emportant pour toute leçon la maxime que

Sur telles affaires toujours
Le meilleur est de ne rien dire596.

On ne parle ici qu’au point de vue de la morale universelle ; mais on ne peut s’empêcher pourtant de remarquer qu’à une époque où les rois dansaient en costume d’Apollon devant la cour, et étaient traités de dieux par les poètes et par Molière même597, il y avait quelque chose de particulièrement immoral et odieux à proclamer

Qu’un partage avec Jupiter
N’a rien du tout qui déshonore598.

Plaute était excusable de mettre sur la scène une des légendes monstrueuses des divinités à qui l’on croyait de son temps ; cela ne tirait pas à conséquence : le spectateur païen adorait l’honneur fait à Amphitryon et la divine naissance d’Hercule sans que son respect fût diminué pour Junon, protectrice de la foi conjugale. Il n’en était pas de même dans un monde où l’on ne voyait qu’un homme sous le masque des dieux, et où les Hercules ne pouvaient être que des ducs du Maine 599.

 

Les comédies de la Jalousie du Barbouillé 600, du Cocu imaginaire 601, du Mariage forcé 602, du Mari confondu 603, bien qu’elles offrent d’ailleurs d’excellentes leçons604, sont absolument condamnables au même chef.

Présenter l’adultère comme une chose réjouissante, fort supportable, et qui peut même avoir quelque avantage605 ; couvrir de ridicule les victimes de ce malheur606 ; rendre toutes gracieuses les femmes infidèles, et leurs amants tout séduisants607 ; leur donner des charmes tels que le spectateur ne peut s’empêcher de les applaudir et de rire avec eux de leur succès608, c’est une œuvre immorale et sans excuse609. Ou comprend sur ce point la sévérité d’un évêque comme Bossuet610, voyant le troupeau entier du peuple se corrompre joyeusement à ces immoralités étalées, tandis que si peu d’hommes prudents y savent prendre les leçons excellentes qu’elles cachent.

On insiste sévèrement sur ce point, parce que l’étude que l’on fait ici ne peut avoir d’intérêt qu’à la condition de blâmer le mal avec autant d’énergie qu’on en met à louer le bien.

 

Autant on a approuvé les paroles hardies, mais convenables, qui effarouchaient les spectatrices précieuses de l’École des Femmes 611 ; autant on approuvera même la gaillardise, peu conforme au caractère de Dorine, mais nécessaire pour répondre à l’hypocrite lubricité de Tartuffe 612 : autant on condamnera sans rémission les plaisanteries grossières dont Molière a quelquefois sali d’excellentes scènes, entraîné par le désir de soulever le gros rire populaire613. Ici encore, c’est Bossuet qui a raison614 ; et non-seulement la morale, mais le goût est avec Bossuet. II est inutile de discuter ces choses-là. Peut-être pourrait-on dire que nous sommes plus délicats aujourd’hui qu’on ne l’était il y a deux siècles, et que nous affectons d’être « plus chastes des oreilles que de tout le reste du corps615 ; » il est vrai que le mot grivois ou gaulois, si l’on veut, était alors admis partout, excepté chez les précieuses, et que les dames même ne faisaient point de façon d’en rire : c’était une suite de la licence du seizième siècle616. Cela peut être une explication, mais ce n’est pas une excuse. Molière pouvait aussi bien devenir le maître de la délicatesse et du bon goût que du bon sens, à l’époque où Boileau proclamait

Que le lecteur françois veut être respecté617.

Mais il y a quelque chose de plus corrupteur que les grossièretés et même que les peintures indulgentes de l’adultère618 : c’est la théorie sentimentale des amours faciles. Cette matière banale des opéras est la forme poétique sous laquelle s’insinue la débauche de la façon la plus dangereuse. Et qui le croirait ? Molière la terreur des précieuses, Molière le peintre d’Henriette, a usé son temps et son génie à collaborer avec Quinault pour chanter

...ces lieux communs de morale lubrique
Que Lulli réchauffa des sons de sa musique619.

Lui-même, avec cette sublime idée de l’amour qu’il se faisait et qu’il exprimait d’une manière si parfaite, il n’a pas eu le courage de refuser son talent à la vulgaire immoralité des opéras demandés par une cour licencieuse : il a su dire en vers admirables ce que d’autres ne savaient exprimer qu’avec platitude et froideur ; il a su donner dans le tendre et la galanterie sans tomber dans le ridicule ; il a su trouver des accents d’une touchante douceur, d’une grâce inouïe, pour les mettre au service du libertinage délicat et de la licence distinguée. Mais il n’avait pas besoin de donner cette preuve pour démontrer son intarissable facilité ; et le moraliste ne peut lui pardonner d’avoir ainsi employé son art à corrompre, d’avoir véritablement prostitué son génie.

 

De Molière aujourd’hui, c’est le meilleur qui a survécu : quand on parle de lui, on songe d’abord à ses grandes comédies. On oublie, ou même on ignore les intermèdes et les danses qui s’y mêlaient, les paroles et les chansons qu’il mettait dans la bouche des nymphes et des bergers dont il peuplait l’Elide ou la vallée de Tempé transportées à Versailles. Mais quand on veut étudier sous toutes ses faces la variété de ce génie, on ne doit lui ôter ni son talent ni son immoralité de poète anacréontique. Il faut citer, pour pouvoir l’admirer et le condamner en même temps, ce léger et séduisant langage de la corruption innocente, qui fut avec tant de succès imité mais non égalé par les petits poètes du dix-huitième siècle ; il faut rendre à Molière l’honneur et la honte des bergeries.

L’Aurore chante, en ouvrant le jour qui verra se dénouer les amours de la Princesse d’Elide 620 :

Quand l’amour à vos yeux offre un choix agréable,
Jeunes beautés, laissez-vous enflammer ;
Moquez-vous d’affecter cet orgueil indomptable
Dont on vous dit qu’il est beau de s’armer :
Dans l’âge où l’on est aimable,
Rien n’est si beau que d’aimer.
Soupirez librement pour un amant Adèle,
Et bravez ceux qui voudroient vous blâmer.
Un cœur tendre est aimable, et le nom de cruelle
N’est pas un nom à se faire estimer ;
Dans le temps où l’on est belle,.
Rien n’est si beau que d’aimer621.

Cette Aurore voit bientôt paraître un jeune prince, avec un précepteur qui lui donne ces leçons :

Moi, vous blâmer, seigneur, des tendres mouvements
Où je vois qu’aujourd’hui penchent vos sentiments !
Le chagrin des vieux jours ne peut aigrir mon âme
Contre les doux transports de l’amoureuse flamme ;
Et, bien que mon sort touche à ses derniers soleils,
Je dirai, que l’amour sied bien à vos pareils ;
Que ce tribut qu’on rend aux traits d’un beau visage
De la beauté d’une âme est un clair témoignage,
Et qu’il est malaisé que, sans être amoureux,
Un jeune prince soit et grand et généreux...
Devant mes yeux, seigneur, a passé votre enfance,
Et j’ai de vos vertus vu fleurir l’espérance...
Votre cœur, votre adresse éclatoient chaque jour :
Mais je m’inquiétois de ne voir point d’amour.
Et, puisque les langueurs d’une plaie invincible
Nous montrent que votre âme à ses traits est sensible,
Je triomphe, et mon cœur, d’allégresse rempli,
Vous regarde à présent comme un prince accompli622. »

Or cette tirade était dite à Louis XIV, jeune et triomphant, dans ces fameuses fêtes appelées les Plaisirs de l’Ile enchantée, qu’il donnait, sous le couvert de la reine mère, et en présence de la jeune reine délaissée, à Mlle de La Vallière, en sorte que sa mère et sa femme servaient de prétexte aux hommages royaux rendus publiquement à sa maîtresse623.

Plus loin arrivent deux bergères qui se demandent si l’on doit croire de l’amour « ou le mal ou le bien, » et qui concluent en chantant :

Aimons, c’est le vrai moyen
De savoir ce qu’on en doit croire624.

Et après elles viennent des bergers héroïques qui vident ainsi la question :

Usez mieux, ô beautés fières,
Du pouvoir de tout charmer :
Aimez, aimables bergères ;
Nos cœurs sont faits pour aimer...
Songez de bonne heure à suivre
Le plaisir de s’enflammer :
Un cœur ne commence à vivre
Que du jour qu’il sait aimer.
Quelque fort qu’on s’en défende,
Il faut y venir un jour ;
Il n’est rien qui ne se rende
Aux doux charmes de l’amour625.

La charmante Daphné et la trop aimable Eroxène 626 suivent ces sages maximes, et viennent s’offrir 627 au jeune Myrtil, qui chante à son moineau :

         Innocente petite bête,
         Qui contre ce qui vous arrête
         Vous débattez tant à mes yeux,
De votre liberté ne plaignez point la perte :
         Votre destin est glorieux ;
         Je vous ai pris pour Mélicerte.
Elle vous baisera, vous prenant dans sa main ;
         Et de vous mettre en son sein
         Elle vous fera la grâce.’
Est-il un sort au monde et plus doux et plus beau ?
Et qui des rois, hélas ! heureux petit moineau,
         Ne voudrait être en votre place628 ?

Au Myrtil de Mélicerte succède le Philène de la Pastorale comique 629 qui dit à ses brebis :

Paissez, chères brebis, les herbettes naissantes ;
Ces prés et ces ruisseaux ont de quoi vous charmer ;
Mais si vous désirez vivre toujours contentes,
            Petites innocentes,
            Gardez-vous bien d’aimer630.

On croit inutile d’insister sur celte assimilation des amours des hommes et des amours des bêtes : Molière, d’ailleurs, fait prononcer la moralité de tout cela par l’Egyptienne et les Egyptiens qui chantent à la fin de la Pastorale :

Croyez-moi, hâtons-nous, ma Sylvie,
Usons bien des moments précieux ;
Contentons ici notre envie ;
De nos ans le feu nous y convie ;
Nous ne saurions, vous et moi, faire mieux.
Quand l’hiver a glacé nos guérêls,
Le printemps vient reprendre sa place,
Et ramène à nos champs leurs attraits ;
Mais hélas ! quand l’âge nous glace,
Nos beaux jours ne reviennent jamais.
Ne cherchons tous les jours qu’à nous plaire,
Soyons-y l’un et l’autre empressés ;
Du plaisir faisons notre affaire ;
Des chagrins songeons à nous défaire :
Il vient un temps où l’on en prend assez631.

Sur le même ton, sinon sur le même air, les bergères de la Fêle de Versailles 632 chantent à leurs bergers :

CHLORIS.

Le zéphyr entre ces eaux
Fait mille courses secrètes,
Et les rossignols nouveaux
De leurs douces amourettes
Parlent aux tendres rameaux.
Prenez, bergers, vos musettes,
Ajustez vos chalumeaux,
Et mêlons nos chansonnettes
Aux chants des petits oiseaux.

CLIMÈNE.

Ah ! qu’il est doux, belle Sylvie,
Ah ! qu’il est doux de s’enflammer !
Il faut retrancher de la vie
Ce qu’on en passe sans aimer.

CHLORIS.

Ah ! les beaux jours qu’amour nous donne,
Lorsque sa flamme unit les cœurs !
Est-il ni gloire ni couronne

TIRCIS.

Qu’avec peu de raison on se plaint d’un martyre
Que suivent de si doux plaisirs !

PHILÈNE.

Un moment de bonheur dans l’amoureux empire
Répare dix ans de soupirs.

TOUS ENSEMBLE.

Chantons tous de l’Amour le pouvoir admirable ;
Chantons tous dans ces lieux
Ses attraits glorieux ;
Il est le plus aimable
Et le plus grand des dieux.

« À ces mots, dit Félibien 633 , l’on vit s’approcher du fond du théâtre un grand rocher couvert d’arbres, sur lequel étoit assise toute la troupe de Bacchus, composée de quarante satyres. L’un d’eux, s’avançant à la tête, chanta fièrement ces paroles : »

Arrêtez, c’est trop entreprendre :
Un autre dieu, dont nous suivons les lois,
S’oppose à cet honneur qu’à l’Amour osent rendre
Vos musettes et vos voix.
À des titres si beaux Bacchus seul peut prétendre,
Et nous sommes ici pour défendre ses droits.

CHOEUR DE SATYRES.

Nous suivons de Bacchus le pouvoir adorable ;
Nous suivons en tous lieux
Ses attraits glorieux ;
Il est le plus aimable
Et le plus grand des dieux.
Et l’on vit un combat des danseurs et des chantres de Bacchus contre les danseurs et les chantres qui soutenoient le parti de l’Amour.

CHLORIS.

C’est le printemps qui rend l’âme
À nos champs semés de fleurs ;
Mais c’est l’Amour et sa flamme
Qui font revivre nos cœurs.

UN SUIVANT DE BACCHUS.

Le soleil chasse les ombres
Dont le ciel est obscurci,
Et des âmes les plus sombres
Bacchus chasse le souci.

CHŒUR DE BACCHUS.

Bacchus est révéré sur la terre et sur l’onde.

CHŒUR DE L’AMOUR.

Et l’Amour est un dieu qu’on adore en tous lieux.

CHŒUR DE BACCHUS.

Bacchus à son pouvoir a soumis tout le monde.

CHŒUR DE L’AMOUR.

Et l’Amour a dompté les hommes et les dieux.

CHŒUR DE BACCHUS.

Rien peut-il égaler sa douceur sans seconde ?

CHŒUR DE L’AMOUR.

Rien peut-il égaler ses charmes précieux ?

CHŒUR DE BACCHUS.

Fi de l’Amour et de ses feux !

LE PARTI DE L’AMOUR.

Ah ! quel plaisir d’aimer !

LE PARTI DE BACCHUS.

                                             Ah ! quel plaisir de boire !

LE PARTI DE L’AMOUR.

À qui vit sans amour la vie est sans appas.

LE PARTI DE BACCHUS.

C’est mourir que de vivre et de ne boire pas.

LE PARTI DE L’AMOUR.

Aimables fers !

LE PARTI DE BACCHUS.

                                 Douce victoire !

LE PARTI DE L’AMOUR.

Ah ! quel plaisir d’aimer !

LE PARTI DE BACCHUS.

                                              Ah ! quel plaisir de boire !

LES DEUX PARTIS. ’

Non, non, c’est un abus :
Le plus grand dieu de tous...

LE PARTI DE L’AMOUR.

                                                C’est l’Amour !

LE PARTI DE BACCHUS.

                                                                                  C’est Bacchus !
Un berger arrive, qui se jette entre les deux partis pour les séparer, et leur chante ces vers :
C’est trop, c’est trop, bergers. Eh ! pourquoi ces débats ?
Souffrons qu’en un parti la raison nous assemble.
L’Amour a des douceurs, Bacchus a des appas :
Ce sont deux déités qui sont fort bien ensemble :
Ne les séparons pas.

LES DEUX CHŒURS.’

Mêlons donc leurs douceurs aimables,
Mêlons nos voix dans ces lieux agréables,
Et faisons répéter aux échos d’alentour
Qu’il n’est rien de plus doux que Bacchus et l’Amour634.

Félibien s’extasie sur ces dialogues « si tendres et si amoureux, » sur celte admirable musique de Lulli « où il n’y a rien qui n’exprime parfaitement toutes les passions. » En effet, c’est très-beau, et c’est peut-être ce que notre théâtre possède de meilleur et de plus antique dans ce genre. Mais ces charmes mêmes de la poésie et de la musique prennent les cœurs malgré eux : on ne peut pas entendre cela froidement, comme une simple dissertation mythologique. C’est un genre de corruption très-doux, d’autant plus dangereux qu’il s’insinue d’une manière tout insensible, et qu’il s’offre comme un divertissement très-délicat, très-innocent. Le moraliste doit protester avec Boileau635 contre l’influence de ce plaisir qui amollit les âmes et les prépare tout doucement à succomber au premier assaut de la passion. Quoi que puisse dire l’ami des arts et de la poésie, l’ami de la vertu ne peut approuver un seul pas sur une pente si fleurie et si glissante.

 

C’est la même leçon tendrement corruptrice que chantent en sérénade à Julie les musiciens d’Eraste dans M. de Pourceaugnac :

Répands, charmante nuit, répands sur tous les yeux
         De tes pavots la douce violence,
Et ne laisse veiller en ces aimables lieux
Que les cœurs que l’amour soumet à sa puissance.
         Tes ombres et ton silence,
         Plus beaux que le plus beau jour,
Offrent de doux moments à soupirer d’amour.
         Que soupirer d’amour
         Est une douce chose,
      Quand rien à nos vœux ne s’oppose !
À d’aimables penchants notre cœur nous dispose ;
Mais on a des tyrans à qui l’on doit le jour...
    Aimons-nous donc d’une ardeur éternelle :
Les rigueurs des parents, la contrainte cruelle,
L’absence, les travaux, la fortune rebelle
Ne font que redoubler une amitié fidèle636.
    Aimons-nous donc d’une ardeur éternelle :
         Quand deux cœurs s’aiment bien,
         Tout le reste n’est rien637.

À la fin de la pièce, une foule de masques viennent se joindre aux musiciens pour chanter tous ensemble à Louis XIV, à ses deux maîtresses, à sa cour :

Soyez toujours amoureux,

C’est le moyen d’être heureux.
Aimons jusques au trépas,
La raison nous y convie.
Hélas ! si l’on n’aimoit pas,
Que seroit-ce que la vie ?
. Ah ! perdons plutôt le jour
Que de perdre notre amour !
Les biens, la gloire, les grandeurs,
Les sceptres qui font tant d’envie,
Tout n’est rien, si l’amour n’y mêle ses ardeurs638.
Il n’est point sans l’amour de plaisir dans la vie,
Soyons toujours amoureux,
C’est le moyen d’être heureux.
Sus ! sus ! chantons ensemble !
Dansons, chantons, jouons-nous !
Lorsque pour rire on s’assemble,
Les plus sages, ce me semble,
Sont ceux qui sont les plus fous :
Ne songeons qu’à nous réjouir :
La grande affaire est le plaisir639 !

De là tout naturellement, la cour entière, à la suite de son roi enivré de gloire et d’amour, passe aux réflexions des bergers Lycaste et Lycoris :

Il n’est point de bergère
Si froide et si sévère,
Dont la pressante ardeur
D’un cœur qui persévère
Ne vainque la froideur.
Il est, dans les affaires
Des amoureux mystères,
Certains petits moments
Qui changent les plus fières
Et font d’heureux amants640.

Certes, aucun spectacle plus enchanteur n’y peut mieux disposer les cœurs, et les femmes, instruites à ces leçons, doivent se dire avec Caliste :

Ah ! que sur notre cœur
La sévère loi de l’honneur Prend un cruel empire !
Je ne fais voir que rigueurs pour Tyrcis ;
Et cependant, sensible à ses cuisants soucis,
De sa langueur en secret je soupire,
Et voudrois bien soulager son martyre.
C’est à vous seul que je le dis,
Arbres : n’allez pas le redire.
Puisque le ciel a voulu nous former
Avec un cœur qu’Amour peut enflammer641,
Quelle rigueur impitoyable
Contre des traits si doux nous force à nous armer ?
Et pourquoi, sans être blâmable,
— Ne peut-on pas aimer Ce que l’on trouve aimable ?
Hélas ! que vous êtes heureux,
Innocents animaux, de vivre sans contrainte642,
Et de pouvoir suivre sans crainte
Les doux emportements de vos cœurs amoureux643 !

Et quand on entend bergers et bergères, imités dans leurs danses luxurieuses par « trois petites Dryades et trois petits Faunes, » s’écrier ensemble :

Jouissons, jouissons des plaisirs innocents
Dont les feux de l’Amour savent charmer nos sens 644,

n’est-il pas tout naturel qu’en sortant du spectacle on aille faire comme eux645 ?

On peut citer encore le dialogue en musique, la chanson à boire, les romances espagnoles, italiennes et poitevines du Bourgeois gentilhomme 646, terminées par ces stances :

Le rossignol, sous ces tendres feuillages,
Chante aux échos son doux retour.
Ce beau séjour,
Ces doux ramages,
Ce beau séjour
Nous invite à l’amour.
Vois, ma Climène,
Vois sous ce chêne
S’entrebaiser ces oiseaux amoureux :
Ils n’ont rien dans leurs vœux
Qui les gêne :
De leurs doux feux
Leur âme est pleine ;
Qu’ils sont heureux !
Nous pouvons tous les deux,
Si tu le veux,
Être comme eux647.

On peut citer encore le prologue de Psyché :

Est-on sage
Dans le bel âge,
Est-on sage
De n’aimer pas ?
Que sans cesse
L’on se presse
De goûter les plaisirs ici-bas !
La sagesse
De la jeunesse
C’est de savoir jouir de ses appas648 ;

et tous les intermèdes de cette pièce païenne, les soins de Zéphyre, les conseils de l’Amour 649 ; et, pour aller jusqu’au bout, les chansons des Mores dans le Malade imaginaire :

Profitez du printemps
De vos beaux ans,
Aimable jeunesse ;
Donnez-vous à la tendresse :
Les plaisirs les plus charmants,
Sans l’amoureuse flamme,
Pour contenter une âme
N’ont point d’attraits assez puissants.
La beauté passe :
Le temps l’efface ;
L’âge de glace
Vient à sa place
Qui nous ôte le goût de ces doux passe-temps650.

La Fontaine peut être excusé de la licence de ses Contes par sa naïveté, par sa modestie qui lui faisait croire qu’ils ne sortiraient pas d’un cercle restreint, par le goût de la société où il vivait, par l’exemple, par son repentir651. Les mêmes excuses ne sont pas acceptables pour Molière : un tel génie n’a pas le droit d’ignorer à ce point son influence, ni de prétendre à l’innocence en alléguant l’entraînement, la mode, l’absence d’intention. Certes il a vu dans la cour qui, tout en l’applaudissant, lui fournissait des types pour ses grandes comédies ; il a vu dans le roi dont il flattait les passions ; il a vu, hélas ! dans sa propre femme, l’effet de cette sensualité harmonieuse, de cette lubricité délicate dont il a eu le malheur de se faire le chantre joyeux652.

Ce chapitre explique en partie les condamnations qui l’ont frappé : aux yeux d’un évêque, qu’importait le beau, le bon, le sublime, quand la part du mal était si grande653 ? Si les arts ont un pouvoir funeste, c’est de rendre séduisant, entraînant, irrésistible, ce qui tout d’abord aurait révolté la vertu. S’il y a un moyen terrible de démoraliser, c’est d’accoutumer doucement l’âme, par le charme, amollissant de la musique et des vers, à entendre, à goûter, à aimer ce qui la corrompt. S’il y a une puissance dégradante, c’est celle du génie qui se consacre à persuader aux hommes que leur noble et presque divine nature n’est autre que la nature sans gêne des bêtes, plus heureuses que nous d’ignorer les contraintes de la décence et de la morale654 : — puissance d’autant plus criminelle qu’elle s’impose invinciblement aux cœurs fascinés ; d’autant plus impardonnable qu’elle peut, si elle veut, élever aussi haut les âmes vers le bien, qu’elle les abîme profondément dans le mal655.

 

Quand on réfléchit de sens froid au suprême intérêt de la moralité des peuples et des rois, au désastre de leur immoralité, on comprend que Platon eût chassé Molière de sa république656 ; on comprend que Bossuet l’ait anathématisé.