(1801) Moliérana « [Anecdotes] — [56, p. 89-93] »
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(1801) Moliérana « [Anecdotes] — [56, p. 89-93] »

[56, p. 89-93]

L’abbé Batteux235, dans ses principes de littérature, s’exprime ainsi sur Molière :

« Molière tâcha de réunir les caractères de Térence* et de Plaute*, et il y a réussi en beaucoup d’endroits. Observant continuellement la nature, et rapportant à son art toutes les attitudes et toutes les expressions qui caractérisent les passions, il copiait le geste, le ton, le langage de tous les sentiments dont l’homme est susceptible, dans toutes les conditions et dans tous les états. Guidé d’ailleurs par l’exemple des anciens et par leur manière de mettre en œuvre, il a peint la cour et la ville, la nature et les mœurs, les vices et les ridicules, avec toutes les grâces de Térence* et le feu de Plaute*. Dans ses comédies de caractères, comme le Misanthrope, le Tartuffe, les Femmes savantes, c’est un philosophe et un peintre admirable. Dans ses comédies d’intrigues, il y a une souplesse, une flexibilité, une fécondité de génie dont peu d’anciens lui ont donné l’exemple. »

« Il a su allier le piquant avec le naïf, le singulier avec le naturel ; ce qui est le plus haut point de perfection en tout genre. Car il est bien plus difficile de faire des tableaux d’après nature, c’est-à-dire, où on ne s’écarte jamais des idées du commun des hommes, que de s’abandonner à des caprices où le pinceau joue en liberté, et donne comme fait à dessein, ce qui n’est souvent que l’effet du hasard, ou quelquefois même de l’inhabileté, ou de quelque fougue d’imagination, enfin d’une sorte de libertinage de génie qui a secoué le joug... »

« Il semble que Molière ait choisi dans les maîtres leurs qualités éminentes pour s’en former un talent particulier. Il a pris d’Aristophane* le comique, de Plaute* le feu et l’activité, et de Térence* la peinture des mœurs. Plus naturel que le premier, plus resserré et plus décent que le second, plus agissant et plus animé que le troisième : aussi fécond en ressorts, aussi vif dans l’expression, aussi moral qu’aucun des trois. Peut-être que la comédie n’est nulle part aussi parfaite que chez lui. Aristophane* songeait principalement à attaquer : c’est une sorte de satire perpétuelle. Plaute* tendait surtout à faire rire ; il se plaisait à amuser et à jouer le petit peuple. Térence*, admirable par son élocution, sa douceur, sa délicatesse, n’est nullement comique ; et d’ailleurs il n’a point les mœurs des Romains, pour qui il travaillait. Molière a fait rire les plus austères : il instruit tout le monde, ne fâche personne. Il peint non seulement les mœurs du siècle, mais celles de tous les états et de toutes les conditions. Il joua la cour, le peuple et la noblesse, les ridicules et les vices, sans que personne eût droit de s’en offenser. Enfin s’il s’agissait de se faire l’idée d’une comédie parfaite, il me semble qu’aucun des comiques anciens ne fournirait autant de traits que Molière ; il a ses défauts, j’en conviens ; par exemple, il n’est pas souvent heureux dans ses dénouements ; mais la perfection de cette partie est-elle aussi essentielle à l’action comique, surtout quand c’est une pièce de caractère, qu’elle l’est à l’action tragique ? Dans la tragédie, le dénouement a un effet qui reflue sur toute236 la pièce : s’il n’est point parfait, la tragédie est manquée. Mais qu’Harpagon, avare, cède sa maîtresse pour avoir sa cassette, ce n’est qu’un trait d’avarice de plus, sans lequel toute la comédie ne laisserait pas de subsister. L’action comique intéresse tout au plus par sa singularité ; le tragique intéresse outre cela par son importance, son atrocité : c’est le corps même du spectacle, la machine qui frappe ; au lieu que l’action comique n’est qu’un canevas, une toile pour recevoir des objets dessinés et des couleurs ».