(1801) Moliérana « [Anecdotes] — [43, p. 73-77] »
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(1801) Moliérana « [Anecdotes] — [43, p. 73-77] »

[43, p. 73-77]

1705, Grimarest, p. 89-92

Molière, dans la société, possédait l’art si peu connu de ménager la délicatesse de ses amis, et qui plus est de leur donner d’excellents conseils. Parmi plusieurs, nous rapporterons l’avis si sage qu’il donna à Chapelle* et à son valet, avis qui fit rentrer le valet en grâce auprès de son maître, et ménagea l’amour-propre du maître qui se serait révolté de revenir sur ses pas.

Chapelle* revenant de chez Molière à Auteuil, après avoir bu largement à son ordinaire, eut querelle au milieu de la petite prairie d’Auteuil, avec un valet nommé Godemer212, qui le servait depuis plus de trente ans. Ce vieux domestique avait l’honneur d’être toujours dans le carrosse de son maître. Il prit fantaisie à Chapelle*, en descendant d’Auteuil, de lui faire perdre cette prérogative, et de le faire monter derrière son carrosse. Godemer, accoutumé aux caprices que le vin causait à son maître, ne se mit pas beaucoup en peine d’exécuter ses ordres. Celui-ci se met en colère, l’autre se moque de lui ; ils se prennent dans le carrosse. Le cocher descend de son siège pour aller les séparer. Molière, qui était à sa fenêtre, aperçut les combattants. Il crut que les domestiques de Chapelle* l’assommaient, et il accourut au plus vite : ah ! Molière, lui dit Chapelle*, puisque vous voilà, jugez si j’ai tort : ce coquin de Godemer s’est lancé dans mon carrosse, comme si c’était à un valet de figurer avec moi. Vous ne savez ce que vous dites, répondit Godemer. Monsieur sait que je suis en possession du devant de votre carrosse depuis plus de trente ans : pourquoi voulez-vous me l’ôter aujourd’hui sans raison ? Vous êtes un insolent, qui perdez le respect, reprit Chapelle* ; si j’ai voulu vous permettre de monter dans mon carrosse, je ne le veux plus ; je suis le maître, et vous iriez derrière ou à pied. Y a-t-il de la justice à cela, répliqua Godemer ? Me faire aller à pied présentement que je suis vieux, et que je vous ai si bien servi pendant si longtemps ! Il fallait m’y faire aller pendant que j’étais jeune, j’avais des jambes alors ; mais à présent je ne puis plus marcher ; en un mot comme en cent, vous m’avez accoutumé au carrosse, je ne puis plus m’en passer ; et je serais déshonoré aujourd’hui si l’on me voyait derrière. Jugez-nous, Molière, je vous prie, ajouta Chapelle* ; j’en passerai par tout ce que vous voudrez. Eh bien ! Puisque vous vous en rapportez à moi, dit Molière, je vais tâcher de mettre d’accord deux si honnêtes gens. Vous avez tort, dit-il à Godemer, de perdre le respect envers votre maître, qui peut vous faire aller comme il voudra ; il ne faut pas abuser de sa bonté. Ainsi je vous condamne à monter derrière son carrosse jusqu’au bout de la prairie ; et là vous lui demanderez fort honnêtement la permission d’y rentrer : je suis sûr qu’il vous le donnera. Parbleu, s’écria Chapelle*, voilà un jugement qui vous fera honneur dans le monde : tenez, Molière, vous n’avez jamais donné une marque d’esprit si brillante. Oh bien ! ajouta-t-il, je fais grâce entière à ce maraud, en faveur de l’équité avec laquelle vous venez de nous juger. Ma foi, Molière, je vous suis obligé ; car cette affaire-là m’embarrassait, elle avait sa difficulté. Adieu, mon cher ami, tu juges mieux qu’homme de France.213