CHAPITRE XVIII.
M. GOLDONI.
Mis à côté de M. de Voltaire.
Il ne sera pas question ici des imitations répandues dans la quantité prodigieuse de pieces que M. Goldoni a composées en Italie, ou pour notre troupe italienne. Deux volumes ne nous suffiroient pas : chaque page, à la vérité, nous feroit admirer de plus en plus ce célebre Auteur ; mais nous sortirions des bornes que nous nous sommes prescrites. Nous ne parlerons donc que du Bourru bienfaisant, comédie en trois actes & en prose, la seule que M. Goldoni ait donnée sur le théâtre françois. Le caractere principal m’a paru ressembler beaucoup au caractere de Freeport 52, personnage de l’Ecossoise, ou le Café, comédie en prose & en cinq actes de M. de Voltaire.
Caractere de Freeport dans l’Ecossoise.
Acte II. Scenes V & VI.
Freeport ennuyé de réussir plus aisément à s’enrichir qu’à s’amuser, entre dans un café, demande au maître des nouvelles de ce qui se passe dans sa maison. Une jeune étrangere très vertueuse & qui manque des choses les plus nécessaires y loge : Freeport ne l’admire point ; mais il l’estime, veut la voir, passe brusquement dans son appartement, se fait apporter la gazette & du chocolat, lui parle sans ménagement de sa misere, lui reproche sa fierté, & lui dit. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
En un mot, ayez de l’orgueil ou non, peu m’importe. J’ai fait un voyage à la Jamaïque, qui m’a valu cinq mille guinées ; je me suis fait une loi (& ce doit être celle de tout bon Chrétien) de donner toujours le dixieme de ce que je gagne ; c’est une dette que je dois payer à l’état malheureux où vous êtes & dont vous ne voulez pas convenir. Voilà ma dette de cinq cents guinées payée ; point de remerciement, point de reconnoissance ; gardez l’argent & le secret.
(Il jette une grosse bourse sur la table.)
Acte III. Scene IV.
L’Ecossoise est arrêtée par ordre du gouvernement. Le Messager d’Etat veut une caution, on va la traîner en prison. Freeport brusque le Messager.
On n’a jamais arrêté les filles par ordre du gouvernement. Fi ! que cela est vilain ! Vous êtes un grand brutal, Monsieur le Messager d’Etat. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je dépose cinq cents guinées, mille, deux mille, s’il le faut ; voilà comme je suis fait ; je m’appelle Freeport. Je réponds de la vertu de la fille autant que je peux, mais il ne faudroit pas qu’elle fût si fiere.
Le Messager.
Venez, Monsieur, faire votre soumission.
Freeport.
Très volontiers, très volontiers.
Fabrice.
Tout le monde ne place pas ainsi son argent.
Freeport.
En le plaçant à faire du bien, c’est le placer au plus haut intérêt.
Acte V. Scene I.
L’Ecossoise voudroit s’éloigner de Londres avec son pere : Fabrice lui représente qu’elle ne peut partir sans faire perdre cinq cents guinées à Freeport ; celui-ci répond :
Oh ! qu’à cela ne tienne : quoiqu’elle ait je ne sais quoi qui me touche, qu’elle parte si elle en a envie ; il ne faut point gêner les filles : je me soucie de cinq cents guinées comme de rien. (Bas à Fabrice.) Fourre-lui encore ces cinq cents autres guinées dans sa valise. Allez, Mademoiselle, partez quand il vous plaira ; écrivez-moi, revoyez-moi quand vous reviendrez, car j’ai conçu pour vous beaucoup d’estime & d’affection.
Caractere de Géronte dans le Bourru bienfaisant.
Géronte a le ton brusque & le cœur excellent ; il dit lui-même qu’on doit s’en rapporter à son cœur & non à sa voix. Il répete seul en grondant une partie d’échecs qu’il a perdue : il aime beaucoup sa niece, lui demande d’un ton dur si elle veut être mariée, oui ou non, &, sur sa réponse, lui promet de lui donner un époux : il lui demande encore si elle a fait un choix ; elle dit que non, parcequ’elle est épouvantée par le ton de son oncle. Il fait avec son valet la scene suivante.
Acte II. Scene XXI.
PICARD, M. GÉRONTE.
Picard.
Monsieur ?
M. Géronte.
Coquin ! tu ne réponds pas ?
Picard.
Pardonnez-moi, Monsieur ; me voilà.
M. Géronte.
Malheureux ! je t’ai appellé dix fois.
Picard.
J’en suis fâché....
M. Géronte.
Dix fois, malheureux !
Picard, à part, d’un air fâché.
Il est bien dur quelquefois....
M. Géronte.
As-tu vu Dorval ?
Picard, brusquement.
Oui, Monsieur.
M. Géronte.
Où est-il ?
Picard.
Il est parti.
M. Géronte, vivement.
Comment, il est parti ?
Picard, brusquement.
Il est parti comme l’on part.
M. Géronte, très fâché.
Ah ! pendard ! est-ce ainsi que l’on répond à son maître ?
(Il le menace & le fait reculer.)
Picard, en reculant d’un air très fâché.
Monsieur, renvoyez-moi....
M. Géronte.
Te renvoyer, malheureux !
(Il le menace, le fait reculer. Picard, en reculant, tombe entre la chaise & la table ; M. Géronte court à son secours, & le fait lever.)
Picard.
Ahi !
(Il s’appuie au dos de la chaise, & il marque beaucoup de douleur.)
M. Géronte, embarrassé.
Qu’est-ce que c’est donc ?
Picard.
Je suis blessé, Monsieur ; vous m’avez estropié.
M. Géronte, d’un air pénétré, & à part.
J’en suis fâché. (A Picard.) Peux-tu marcher ?
Picard, toujours fâché, essaie, & marche mal.
Je crois qu’oui, Monsieur.
M. Géronte, brusquement.
Va-t’en.
Picard, tristement.
Vous me renvoyez, Monsieur ?
M. Géronte, vivement.
Point du tout. Vas-t’en chez ta femme, qu’on te soigne. (Il tire sa bourse, & veut lui donner de l’argent.) Tiens, pour te faire panser.
Picard, à part & attendri.
Quel maître !
M. Géronte, en lui offrant de l’argent.
Tiens donc.
Picard, modestement.
Eh ! Monsieur, j’espere que cela ne sera rien.
M. Géronte.
Tiens toujours....
Picard, en refusant par honnêteté.
Monsieur.....
M. Géronte, vivement.
Comment ! tu refuses de l’argent ? Est-ce par orgueil ? est-ce par dépit ? est-ce par haine ? Crois-tu que je l’aie fait exprès ? Prends cet argent, prends-le, mon ami ; ne me fait pas enrager.
Picard, prenant l’argent.
Ne vous fâchez pas, Monsieur ; je vous remercie de vos bontés.
M. Géronte.
Va-t’en tout à l’heure.
Picard.
Oui, Monsieur. (Il marche mal.)
M. Géronte.
Va doucement.
Picard.
Oui, Monsieur.
M. Géronte.
Attends, attends ; tiens ma canne.
Picard.
Monsieur.....
M. Géronte.
Prends-la, te dis-je, je le veux.
Picard prend la canne, & dit en s’en allant :
Quelle bonté ! (Il sort.)
Géronte est en colere contre son neveu & contre la femme de ce dernier, parcequ’ils se sont ruinés : il ne veut pas les voir ; il passe devant eux sans les regarder : jamais il ne leur donnera le moindre secours. Dans le temps qu’il s’emporte le plus contre eux, ils tombent à ses genoux. Il leur pardonne, & rétablit leur fortune. Sa niece, qui lui a dit n’avoir pas fait un choix, aime cependant Valere : Géronte veut punir cette supercherie, ne pas l’unir à son amant : elle pleure ; il consent au mariage qu’elle desire, & peste contre son chien de caractere qui ne lui permet pas de garder sa colere : il se souffletteroit volontiers.
La premiere générosité de Freeport, le prétexte qu’il prend pour donner sa bourse à l’Ecossoise, est à peu près dans une piece de M. Goldoni, intitulée Il Cavaliere e la Dama, Le Cavalier & la Dame. La Dama est dans la plus grande misere. Il Cavaliere lui dit qu’il vient de jouer heureusement, qu’il l’a associée à son jeu, & lui remet une somme considérable. J’ignore si M. de Voltaire a puisé le trait généreux de Freeport chez M. Goldoni ; j’ignore si le caractere de Freeport a donné à M. Goldoni l’idée de faire son Bourru bienfaisant : en tout cas c’est un prêté pour un rendu, & il y a grand plaisir à voir commercer ainsi les grands hommes.
Jamais piece ne m’a fait sentir aussi bien que le Bourru bienfaisant combien il est utile pour un Auteur comique d’être à l’affût des traits qui échappent aux divers caracteres répandus dans la société, de les recueillir avec un soin extrême, de les mettre chacun dans leur case pour les en retirer au besoin ; sur-tout combien il est heureux d’être amené par les circonstances dans les lieux & dans les instants les plus favorables pour prendre la nature sur le fait, & faire une ample moisson. Le sort contribue quelquefois autant au grand mérite d’une piece que le génie de l’Auteur. Les Femmes savantes seroient moins parfaites, si le hasard n’avoit pas conduit Boileau à l’hôtel de Luxembourg, lorsque Cotin & Ménage y firent la scene de Trissotin avec Vadius ; & la piece de M. Goldoni seroit peut-être encore meilleure, si, avant que de la livrer au grand jour, il eût été témoin de ce qui s’est passé sous mes yeux précisément pendant les premieres représentations de sa comédie.
Une Dame venoit d’acheter deux ou trois pieces d’étoffe ; sa niece entre,
fait l’éloge des étoffes, trouve sur-tout l’une des pieces charmante. La
tante s’apperçoit bien que sa niece en a fantaisie ; elle a elle-même la
plus grande envie de lui en faire présent ; elle enrage qu’on ne la lui
demande point ; tout à coup elle s’écrie : « Voilà qui est bien
désagréable ! je veux faire présent d’une robe à Mademoiselle, la piece
que j’aime est précisément celle qui lui
plaît le plus : ne
faudra-t-il pas que je m’en prive ? Eh bien ! tenez, la voilà ; je crois
en effet qu’elle vous siera. Voilà comme sont toutes les nieces ; elles
sont enchantées quand elles dépouillent une tante ».
La Demoiselle, qui connoissoit l’humeur de sa
parente, la remercia en riant ; & je demandai tout bas à la Dame si elle
avoit vu représenter le Bourru bienfaisant.
Damis va se promener à sa maison de campagne ; son nouveau
Jardinier s’empresse à faire travailler toute sa famille devant lui : Damis apperçoit un pauvre diable tout contrefait, bossu
devant & derriere, se traînant à peine sur deux jambes torses :
« Qu’est-ce que c’est que cela, s’écrie aussi-tôt notre homme
fort en colere ? Cela peut-il travailler ? Comment, morbleu, est-ce
ainsi qu’on me trompe ? On me dit qu’on a deux enfants, & l’on
compte celui-là qui n’en vaut pas le quart d’un ! Voilà un plaisant
Jardinier ! Je ne veux plus le voir ; il n’est bon qu’à servir
d’épouvantail : pourquoi ne pas lui donner un autre métier ? Eh !
Monsieur, répond le pere la larme à l’œil, il ne peut faire que
celui-là, ou celui de Cordonnier ; mais il en coûte tant pour faire
l’apprentissage & pour passer Maître ! — Eh bien ! que fait cela,
continue Damis ? Voilà bien de quoi pleurer. Allons,
cherchez-lui une place, & je paierai ; je ne veux pas d’un Jardinier
tourné comme un Z. »
La derniere fois qu’on donna le Festin de Pierre aux
Italiens, Madame Baccelli, Actrice sublime lorsqu’elle est
en situation, qui a l’art de varier continuellement toutes les scenes jouées
à l’inpromptu, & sur-tout de leur donner un caractere,
en fit une qui, selon moi, n’auroit pas déparé le
dénouement du
Bourru bienfaisant. Madame Baccelli
est dans cette piece une riche fermiere : sa fille & le valet de la
ferme s’aiment secrètement ; mais l’humeur de la mere les effarouche ; ils
n’osent pas lui déclarer leur tendresse. Elle les surprend dans le temps
qu’ils se peignent tous les chagrins d’un amour traversé ; elle jette feu
& flamme contre eux ; elle est furieuse, elle les accable de reproches ;
ils se croient perdus. « Voyez, ajoute-t-elle, cette grande imbécille
qui depuis quelque temps maigrit à vue d’œil ! Voyez ce benêt ! Je ne
m’étonne plus si depuis six mois il a perdu sa belle humeur ; il ne
chante plus. Je n’avois qu’à ne pas les surprendre, ils auroient dépéri
de jour en jour, & j’en aurois été la cause sans le savoir.
Approche, grande sotte. Je suis donc une mere bien cruelle ? Viens ici,
benêt. Sur quoi as-tu pu t’imaginer que je n’avois pas un cœur
compatissant ? Allons, vîte, la main l’un & l’autre. Dépêchez-vous
donc. Voulez-vous me fâcher ? Là, je vous marie, soyez heureux, &
ayez meilleure opinion de mon cœur une autre fois, bêtes que vous
êtes. »
Je ne sais si le lecteur sera de mon avis ; mais il me semble, je le répete, que ces trois scenes remaniées, retournées par la main habile de M. Goldoni, & modelées sur le ton du Bourru bienfaisant, n’auroient pas nui à l’embonpoint de la piece.
Il est encore plus d’un Auteur vivant dont les productions sont certainement bien dignes de figurer parmi celles dont nous venons de parler ; mais les uns veulent garder l’anonyme, les autres semblent avoir abandonné la carriere. Nous avons d’ailleurs suffisamment prouvé, je pense, qu’aucun des successeurs de Moliere n’a le droit de lui reprocher ses imitations, encore moins celui de le traiter de copiste, de traducteur, de plagiaire. Nous voilà donc quittes de l’un de nos derniers engagements. Nous nous sommes secondement obligés à faire voir que les Auteurs venus après Moliere se sont plus ou moins rapprochés de la perfection à mesure qu’ils se sont plus ou moins rapprochés de ce grand homme ; & nous avons encore rempli notre tâche à cet égard, en mettant sous les yeux du lecteur, chemin faisant & sans affectation, les beautés & les défauts de chaque moderne. Nous n’avons donc qu’à réfléchir sur ce que nous venons de lire, & nous nous rappellerons aisément que nos Comiques n’ont mérité des éloges que lorsqu’ils ont mis dans leurs ouvrages, à l’imitation de Moliere, une exposition simple & claire, des scenes bien filées & qui se font desirer, des actes bien enchaînés, des situations amenées sans effort, un dialogue aussi vrai que précis ; lorsqu’à l’imitation de Moliere, loin d’ériger le jargon affecté en agrément, ils l’ont ridiculisé ; lorsqu’ils ont dédaigné l’esprit, les pointes, les épigrammes, les madrigaux, les détails plus propres à parer un almanach qu’à figurer dans une comédie ; qu’ils ont tiré tout le comique de la situation ; qu’ils ont rendu leur morale amusante ; qu’ils ont porté sur notre théâtre les beautés de l’étranger, & non ses absurdités ; lorsqu’enfin, à l’imitation de Moliere, ils ont fait un tout rendu parfait par la justesse de toutes ses parties.
Nous verrons en même temps, en revenant sur nos pas, que les Auteurs les plus critiqués, & ceux qui n’ont obtenu que des applaudissements de surprise, se sont attiré cette disgrace faute d’avoir voulu ou d’avoir pu marcher sur les traces du pere de la comédie. Nous remarquerons encore sur-tout que Regnard, si inférieur à Moliere du côté du style, des plans, des dénouements, de la morale, des caracteres, du comique même, ne marche, de l’aveu de tout le monde, immédiatement après lui que parcequ’il l’a singé, qu’il a déridé le front de ses auditeurs. Que seroit-ce si, plus savant dans l’art d’imiter son maître, il eût fait rire l’ame ?
Le rang décerné à Regnard par tous les connoisseurs prouve
incontestablement qu’on veut rire à la comédie & non y pleurer. J’ai
entendu dire très sérieusement à des gens fort respectables d’ailleurs :
« Si Moliere revenoit, il seroit bien étonné de
voir qu’on a trouvé le vrai genre de la comédie ».
Peut-on
raisonner ainsi ? Il seroit bien étonné sans doute, j’en conviens, mais de
notre ridicule. Il le feroit bien vîte disparoître en le mettant sur la
scene, & en nous forçant d’en rire. Par conséquent ne perdons jamais de
vue le double but de la comédie, qui est d’instruire en divertissant, &
tâchons, en imitant Moliere, le meilleur des imitateurs,
l’imitateur de la nature, tâchons, dis-je, de nous former un empire sur la
scene entre lui & Regnard. Le champ est vaste ; mais
je l’ai déja dit, je crois, & je le répete, qu’on ne s’attende pas à
détrôner Moliere. J’ose dire hardiment qu’un homme assez
favorisé des cieux pour naître aujourd’hui avec autant de génie que Pocquelin, ne pourroit se flatter de monter aussi haut sur
le Parnasse. Premiérement, toutes les richesses dont il
a
dépouillé les anciens & nos voisins, sont autant de larcins faits à ses
successeurs. Secondement, une éducation trop égale ne donnoit pas à tous les
hommes de son temps un masque uniforme, & un vernis d’agrément à tous
les vices. Troisiémement, en qualité de chef de troupe, il étoit à portée de
faire des voyages à la Cour, d’y puiser des caracteres, de s’y faire des
protecteurs. Quel autre que lui eût obtenu trois ordres consécutifs pour
faire donner le Tartufe malgré les hommes puissants qu’il
y peignoit ? S’il n’eût été maître de ses Comédiens, auroit-il pu leur faire
jouer le Misanthrope qu’ils trouvoient détestable ? Quand
l’Avare, les Femmes savantes &
ses meilleures pieces sont tombées aux premieres représentations, auroit-il
été le maître de les faire reprendre dans un temps plus favorable ? Enfin,
s’il n’eût eu un théâtre à lui, eût-il été en son pouvoir d’y faire paroître
les mêmes sujets que les autres troupes représentoient journellement ?
Indépendamment de tout cela, mille circonstances ont concouru à seconder la
nature pour former en lui l’homme extraordinaire, & s’opposent trop bien
présentement aux progrès d’un Auteur comique. Nous en trouverons des preuves
dans les causes de la décadence de notre théâtre, & dans les moyens de
le faire refleurir.