CHAPITRE XV.
M. DE CHAMFORT.
La jeune Indienne, mise à côté de l’Histoire d’Inkle & d’Yarico, insérée dans le Spectateur anglois, & d’Arlequin sauvage, Comédie de Delisle : le Marchand de Smyrne, à côté de l’Aventure d’un jeune Génois, recueillie dans les Contes de Prevost ; & des Amazones modernes, Comédie de Legrand.
LA JEUNE INDIENNE.
Extrait de la Piece.
(La scene est à Charles-town, Colonie angloise de l’Amérique septentrionale.)
Avant-scene.
L’ardeur de voyager domine la jeunesse de Belton : il quitte son pere au moment où le Quakre Mowbrai alloit lui donner sa fille Arabelle ; il s’embarque, est jetté par une tempête dans une isle sauvage : il étoit près de périr ; une jeune fille & un vieillard prennent soin de ses jours. Au bout de quelque temps le vieillard meurt ; l’ennui, l’inquiétude, le desir de revoir un pere, tout rend à Belton sa retraite importune. Il s’expose sur les eaux avec sa compagne, cette jeune personne qui lui a sauvé la vie : bien-tôt ils alloient être engloutis, quand ils rencontrent un vaisseau dans lequel ils sont reçus : ils arrivent à Charles-town. Le pere de Belton est à Boston : il pourra le voir dans moins de trois jours.
Action.
Milford, ami de Belton, apprend son retour, vole dans ses bras, est surpris de le voir triste, lui promet que Mowbrai sera toujours dans le même sentiment, & l’unira avec Arabelle. Il sort pour parler à cette derniere.
Belton, seul, peint l’amour que sa compagne la jeune Belti a pour lui, les preuves qu’il en a, le bonheur dont il a joui avec elle ; mais Arabelle rétablira sa fortune : il espere que Belti excusera cet hymen quand elle connoîtra les mœurs & les usages du pays qu’elle habite.
Mowbrai exhorte Belton à laisser là ses saluts & son chapeau, à se corriger en cessant d’être poli, à le tutoyer ; il lui promet Arabelle & son bien : la reconnoissance l’y oblige ; le pere de Belton l’a jadis empêché de faire une faillite, en lui prêtant généreusement cinquante mille écus. Il trouve Belti charmante, la voit venir, & sort.
Belti est enchantée de retrouver son ami après quelques instants d’absence : tout le monde l’a assiégée pour lui faire des questions ; elle a répondu de son mieux ; elle a remarqué avec plaisir qu’on rioit ; elle est surprise de ne voir pas rire Belton ; elle lui demande le sujet de sa tristesse : Belton lui dit qu’elle est causée par sa misere ; qu’il va bientôt manquer de tout ; qu’il n’a point d’or. Elle est surprise qu’un métal, dédaigné dans ses forêts soit si estimé dans son nouveau séjour : sa surprise augmente quand on lui dit que l’on méprise ceux qui n’en ont point.
Milfort revient : Belti s’empresse de lui dire que Belton n’a pas d’or : Milfort offre tout ce qu’il possede : Belti est étonnée que Belton refuse : celui-ci la prie de le laisser avec son ami : elle est fâchée qu’il ait des secrets pour elle, & sort en soupirant.
Milfort annonce à Belton qu’Arabelle accepte sa main avec transport : Belton est au désespoir d’abandonner Belti : ses remords redoublent en la voyant.
Belti veut arracher à Belton le secret qu’il lui cache.
Mowbrai apporte, dit-il, une heureuse nouvelle : Arabelle sera dans un instant la femme de Belton. Belti frémit, réclame la foi de Belton au nom de tout ce qu’elle a fait pour lui dans son désert, au nom de son pere, qui, en mourant, leur a recommandé de s’aimer sans cesse : elle déteste un pays où l’on peut trahir la flamme d’une amante, & où les loix autorisent une pareille perfidie : elle dit à Belton de la remener dans son bois. Mowbrai, touché, appelle John.
Mowbrai ordonne à John de faire venir le Notaire : il félicite Belton de posséder le cœur de Belti.
Le Notaire paroît : Mowbrai lui dit d’effacer le nom d’Arabelle, de mettre celui de Belti à la place : il lui donne cinquante mille écus de dot. Belton conduit la main de Belti qui ne sait pas signer : elle s’écrie :
Quoi ! sans cet homme noir je n’aurois pu t’aimer !
HISTOIRE D’INKLE ET D’YARICO.
M. Thomas Inkle, troisieme fils d’un de nos riches Citoyens de Londres, âgé de vingt ans, s’embarqua aux Dunes le 16 de Juin 1647, sur le vaisseau nommé l’Achille, destiné pour les Indes Occidentales. Il entreprit ce voyage dans la vue de s’enrichir par le commerce, & il avoit les talents nécessaires pour y réussir ; il étoit sort rompu dans la science des nombres, & il pouvoit calculer d’un coup de plume ce qu’il y avoit de profit ou de perte dans quelque négoce. En un mot son pere n’avoit rien oublié pour lui inspirer de bonne heure l’amour du gain, & l’attacher à ses intérêts d’une maniere capable de prévenir l’ardeur naturelle de ses autres passions. Avec ce tour d’esprit, il n’étoit pas mal fait de sa personne ; il avoit le visage vermeil, l’air robuste & vigoureux, & sa chevelure longue & frisée lui pendoit négligemment sur les épaules. Il arriva dans le cours de son voyage que l’Achille manqua de vivres, & qu’il entra dans un petit Port-brute sur la côte d’Amérique pour y faire de nouvelles provisions. Notre jeune homme y descendit à terre avec plusieurs autres Anglois ; & sans prendre garde à un parti d’Indiens qui s’étoient cachés dans les bois pour les observer, ils s’éloignerent un peu trop du bord de la mer, de sorte que les Naturels du pays fondirent sur eux, & les massacrerent presque tous. Monsieur Inkle eut le bonheur de s’échapper, avec quelques autres, dans une forêt, où, accablé de fatigue & hors d’haleine, il se jetta sur une petite éminence à l’écart. Il n’y fut pas plutôt qu’une jeune Indienne sortit d’un endroit couvert de buissons qu’il y avoit derriere lui, & le vint trouver. Surpris d’abord l’un & l’autre de cette entrevue, ils ne tarderent pas à se regarder d’un œil favorable. Si l’Européen fut charmé de la tournure, des traits & des graces un peu sauvages de l’Américaine toute nue ; celle-ci n’admira pas moins l’air, la taille & le teint d’un Européen habillé de pied en cap. Elle devint même si amoureuse de lui, qu’inquiete pour sa vie elle le conduisit dans une caverne, & qu’après l’y avoir régalé de fruits délicieux, elle eut soin de le mener boire dans une source d’eau vive. Au milieu de tous ces bons offices, elle se plaisoit quelquefois à badiner avec ses cheveux blonds, & à les opposer à la couleur de ses doigts. Tantôt elle se divertissoit à lui découvrir le sein & à le regarder, ou à se moquer de lui & à rire lorsqu’il vouloit le cacher. Il n’y a nul doute que cette Indienne, nommée Yarico, ne fût une personne de distinction, puisqu’elle se paroit tous les jours de nouveaux colliers des plus beaux coquillages, ou de grains de verre, & qu’elle lui apportoit quantité de riches dépouilles de ses autres amants : c’est-à-dire que la caverne de notre jeune Anglois étoit garnie de toutes sortes de peaux marquetées & des plus belles plumes de différentes couleurs qu’il y eût dans le pays. Pour lui rendre même sa prison plus supportable, elle se hasardoit quelquefois de le conduire, entre chien & loup & au clair de la lune, à des bocages reculés ou à des solitudes charmantes ; & après lui avoir indiqué un endroit où il pouvoit reposer tranquillement au doux murmure des eaux & au chant du rossignol, elle faisoit sentinelle, ou le tenoit endormi entre ses bras, & l’éveilloit dès qu’il y avoit quelque danger à craindre de la part des Indiens. C’est ainsi qu’ils passoient le temps l’un & l’autre, jusqu’à ce qu’ils eussent inventé un nouveau langage, à la faveur duquel notre jeune héros dit à sa maîtresse, qu’il s’estimeroit bien heureux de la pouvoir posséder dans le pays de sa naissance, où elle iroit habillée d’étoffe de soie, comme celle de sa veste ; où il la feroit porter dans des maisons traînées par des chevaux à l’abri du vent & de la pluie, & où ils ne seroient pas exposés à toutes ces craintes & à ces alarmes qui les agitoient alors. Ils avoient déja vécu plusieurs mois au milieu de leurs tendres amours, lorsqu’Yarico apperçut un navire sur la côte, & qu’instruite par son amant elle fit divers signaux à ceux qui le montoient. Dès que la nuit arriva ils se rendirent l’un & l’autre sur le rivage, où ils eurent la joie & la satisfaction de trouver quelques-uns des gens de ce vaisseau qui étoit Anglois & qui alloit aux Barbades. Pleins d’espérance de se voir bientôt délivrés de leurs inquiétudes, & de jouir d’un bonheur moins interrompu, ils monterent dessus. Mais à l’approche de cette isle, notre jeune homme, rêveur & pensif, vint à considérer le temps qu’il avoit perdu & à calculer tous les jours que son capital ne lui avoit produit aucun intérêt. Afin donc de se mettre en état de réparer ses pertes & de pouvoir rendre bon compte de son voyage à ses parents & à ses amis, il résolut de se défaire d’Yarico à son arrivée au port, où un vaisseau n’a pas plutôt mouillé qu’il se tient un marché public sur le bord de la mer pour la vente des esclaves Indiens ou autres qu’il y amene, à-peu-près comme on vend ici les chevaux & les bœufs. Cette pauvre malheureuse eut beau fondre en larmes, & lui représenter qu’elle étoit enceinte de ses œuvres ; insensible à toute autre voix qu’à celle de l’intérêt, il ne pensa qu’à profiter de son aveu pour en tirer une plus grosse somme d’un Marchand de la Colonie auquel il la vendit.
M. Gellert, célebre Fabuliste Allemand, a traité ce sujet ; il en a fait une espece de narration que M. de Riveri a traduite en vers françois. C’est d’après la même histoire que M. Dorat a composé sa Lettre de Zéila, jeune Sauvage, esclave à Constantinople, à Valcourt, Officier François : il n’a pas mis sous les yeux du lecteur l’ingratitude horrible d’Inkle qui vend sa bienfaitrice & sa maîtresse. On a dû remarquer que M. de Chamfort s’est aussi gardé de faire entrer une pareille horreur dans sa piece. Au reste, Belti vantant la façon dont on aime dans les bois, méprisant l’or & l’usage qu’on en fait chez les peuples policés, demandant si elle est riche, voulant qu’on la remene dans les bois où elle ne connoissoit pas la pauvreté, blâmant nos loix, se moquant de nos femmes indolentes, a beaucoup de ressemblance avec Arlequin Sauvage, voulant manger l’argent qu’on lui présente, & ne comprenant pas à quel autre usage il peut être bon ; décidant que nous sommes des frippons en naissant, puisque nous avons besoin de loix pour être bons ; félicitant un plaideur d’avoir perdu son procès qui l’importunoit ; demandant si la Justice est un animal, & s’il mord ; se moquant des personnes qui se font servir comme si elles n’avoient ni bras ni jambes, & sur-tout des hommes qui font avec eux le métier de bêtes ; priant enfin son Capitaine de le remener dans ses bois, où, ne connoissant pas la pauvreté, il étoit son maître & son roi.
LE MARCHAND DE SMYRNE,
Comédie en un acte & en
prose.
Extrait de la Piece.
(La scene est à Smyrne, dans un jardin commun à Hassan & à Kaled, dont les deux maisons sont en regard sur le bord de la mer.)
Hassan, seul, se rappelle ses malheurs passés ; il en goûte mieux son bonheur présent : il y a deux ans qu’il étoit esclave chez les Chrétiens à Marseille ; il jouit présentement chez lui de la liberté & de la compagnie d’une épouse qu’il aime : il n’en a qu’une, tandis que ses voisins en ont plusieurs, il ne sait pas pourquoi faire : il ne gêne pas la sienne ; on lui a dit en France que cela portoit malheur.
Zaïde vient joindre son mari ; elle s’est amusée à voir rentrer dans le port leurs Corsaires : ils amenent des esclaves Chrétiens. Hassan veut en racheter un pour célébrer l’anniversaire de son mariage : la reconnoissance l’y oblige, puisqu’un Chrétien lui a jadis rendu généreusement la liberté à Marseille. Voici ce qu’il dit à Zaïde.
J’étois couché à terre, je songeois à vous, & je soupirois ; un Chrétien s’avance & me demande la cause de mes larmes. J’ai été arraché, lui dis-je, à une maîtresse que j’adore : j’étois près de l’épouser, & je mourrai loin d’elle faute de deux cents sequins. A peine eus-je dit ces mots, des pleurs roulerent dans ses yeux. Tu es séparé de ce que tu aimes, dit-il ! tiens, mon ami, voilà deux cents sequins, retourne chez toi, sois heureux & ne hais point les Chrétiens. Je me leve avec transport, je retombe à ses pieds, je les embrasse, je prononce votre nom avec des sanglots : je lui demande le sien pour lui faire remettre son argent à mon retour. Mon ami, me dit-il, en me prenant par la main, j’ignorois que tu pusses me les rendre. J’ai cru faire une action honnête. Permets qu’elle ne dégénere pas en simple prêt, en échange d’argent. Tu ignoreras mon nom. Je restai confondu, & il m’accompagna jusqu’à la chaloupe, où nous nous séparâmes, les larmes aux yeux.
Fatmé, l’esclave de Zaïde, annonce que tout le monde s’empresse pour acheter les captifs nouvellement débarqués : Hassan va chercher de l’argent pour en racheter un. Zaïde voudroit qu’il donnât la liberté à une femme : son mari lui représente qu’une captive a des ressources pour adoucir les rigueurs de l’esclavage.
Zaïde laisse entrevoir qu’elle veut surprendre son mari : elle se retire pour n’être pas attendrie par les malheureux que le Marchand conduit.
Kaled est à la tête de ses esclaves. L’un d’eux, nommé Dornal, gémit d’avoir été pris avec Amélie la veille de leur mariage. Le Marchand se félicite d’avoir déja vendu un Antiquaire & un Médecin François qui étoient de très mauvaise défaite.
Nébi, furieux, se plaint du Marchand : le Médecin qu’il lui a vendu vient d’ordonner l’air natal à son esclave favorite. Il est encore fâché de lui avoir acheté un Savant qui lui a fait perdre six cents sequins en lui conseillant d’ensemencer sa terre suivant une nouvelle méthode de son pays.
Le Marchand dit que tout n’est pas profit dans son métier. Il n’a jamais pu se défaire d’un Baron Allemand, d’un Procureur, & de trois Abbés. Il a encore le malheur d’avoir acheté un Anglois qui s’est tué.
Un vieillard paroît, marchande Amélie ; le Marchand annonce qu’elle est Françoise, & que cela se vend bien ; il la taxe quatre cents sequins. Le vieillard les donne. Dornal prie en vain le vieillard de l’acheter en même temps. On les sépare.
Le Marchand se félicite de n’être pas tendre : il n’auroit pu résister aux larmes des amants.
Hassan interroge les esclaves sur leur état, leur pays ; il veut racheter André qui le prie de donner la préférence à son malheureux maître. Hassan s’approche de Dornal, le reconnoît pour son libérateur, l’embrasse, en donne tout ce que le Marchand demande, ainsi que du fidele domestique.
Hassan, seul avec son ami, se livre à la joie : mais Dornal ne peut la partager ; il regrette sa chere Amélie : elle est si belle ; il craint qu’on ne l’ait achetée pour quelque Pacha.
Hassan présente son libérateur à Zaïde.
Fatmé demande mystérieusement à Zaïde s’il est temps ; Zaïde dit, oui.
Hassan veut savoir quel est ce mystere : Zaïde lui apprend qu’elle s’est servie de ses bienfaits pour acheter une esclave Chrétienne.
L’esclave Chrétienne paroît : c’est Amélie. Dornal se jette dans ses bras : Hassan veut envoyer chercher un Cadi pour les unir ; mais il se ressouvient qu’ils sont Chrétiens. On délivre tous les compagnons d’esclavage de Dornal. Ils forment un Ballet, & témoignent leur reconnoissance en dansant.
Le roman de cette piece charmante ressemble beaucoup à une histoire recueillie dans le second volume des Contes, Aventures, Faits singuliers, & Anecdotes de l’Abbé Prevost : la voici.
AVENTURE D’UN JEUNE GÉNOIS.
Un jeune Génois quitta sa patrie pour aller visiter les principales villes d’Italie. S’étant arrêté d’abord à Ligourne, il y passa quelque temps à parcourir la ville, pour satisfaire sa curiosité. Rien ne le frappa si sensiblement que la vue d’une infinité de Turcs captifs, que les habitants prennent, ou achetent sur mer, & qu’ils emploient de toutes sortes de manieres à leur service, quoiqu’avec moins de rigueur que les Turcs n’en usent avec leurs esclaves Chrétiens. Le Génois, touché de leur misere, fit quelques légers présents à ceux que le hasard lui fit rencontrer, & leur donna d’autres marques de compassion. Peu de jours après, il fit attention qu’un de ces malheureux s’arrêtoit vis-à-vis des fenêtres de sa chambre, comme s’il eût été accablé de fatigue, & que n’appercevant personne, il s’asseyoit à terre d’un air triste & languissant. Il l’observa dans cette posture, & la bonté de son caractere le porta même à se cacher derriere son rideau, pour s’attendrir plus long-temps par ce spectacle. Le visage consterné du Turc, ses soupirs, quelques larmes qu’il voyoit couler de ses yeux par intervalles, lui firent croire que son sort étoit plus triste que celui de ses pareils, ou qu’il étoit né dans une condition qui le lui rendoit plus sensible. Par le même sentiment de pitié qui l’avoit saisi d’abord, il le fit appeller ; & lui ayant offert une aumône, il lui demanda de quelle maniere il étoit tombé dans l’esclavage. La réponse du malheureux Turc commença d’un ton assez tranquille : mais lorsqu’après avoir confessé en général qu’il étoit né quelque chose, & que c’étoit un malheur de fortune qui l’avoit fait tomber entre les mains des Chrétiens, il fut pressé d’une maniere tendre de s’expliquer davantage, son cœur s’ouvrit avec violence, & fit passage à une infinité de sanglots. Un pere à l’extrémité de sa vie, une épouse adorée, quatre aimables enfants, & une fortune des plus douces, qu’il avoit perdus avec sa liberté : tous ces malheurs enfin se présenterent à sa mémoire, & le récit qu’il en fit au Génois, le toucha lui-même jusqu’aux larmes. Il avoit été pris dans un voyage qu’il faisoit vers quelque isle, pour aller rendre les derniers devoirs à son pere expirant ; & ses Maîtres l’avoient vendu à un Marchand de Ligourne.
Le jeune Génois ajouta quelques pieces d’argent à sa premiere aumône, en lui souhaitant une meilleure fortune. Cependant étant demeuré seul, sa générosité naturelle le sollicita à faire quelque chose de plus pour la consolation de cet Etranger. Il s’informa quel prix l’on mettoit ordinairement à la rédemption des captifs : il crut le pouvoir fournir, en retranchant quelque chose à ses plaisirs ; &, sans perdre un moment, il s’employa avec tant de succès auprès du Marchand, qu’il obtint ce qu’il desiroit pour la somme de cent quarante ducats. Il se réserva la satisfaction d’annoncer lui-même cette nouvelle au captif. Elle fut reçue avec transport. Ce pauvre Turc lui baisa mille fois les pieds en l’appellant son Dieu & son Sauveur, & lui protesta que son premier soin, en revoyant sa famille, seroit de lui faire compter, à Ligourne ou à Genes, le décuple de sa rançon. Non, lui dit le Génois, je vous ai rendu service sans intérêt, & je m’en crois déja trop bien payé : mais si vous vous croyez obligé à quelque reconnoissance, je vous prie de l’exercer dans votre patrie envers quelques-uns de ces malheureux Chrétiens qui y gémissent dans l’état d’où vous sortez. Tachez d’en trouver un qui mérite votre attention, & traitez-le comme vous souhaiteriez de me traiter moi-même. Le Turc s’y engagea par mille serments, & quitta Ligourne en bénissant son bienfaiteur.
D’autres soins occuperent le voyageur Génois pendant la suite son voyage. Il se rendit à Venise après différentes courses. Ses inclinations tendres l’y retinrent plus long-temps qu’il n’avoit prévu. La niece du correspondant de son pere, chez lequel il étoit logé, le toucha si sensiblement, qu’il forma le dessein de l’épouser. Elle étoit fille d’un marchand Maltois qui étoit retourné dans son isle, après l’avoir amenée chez son frere à Venise. Le parti n’ayant rien que de fort avantageux pour lui, il écrivit à Genes, d’où il reçut aussi-tôt le consentement de son pere ; &, de concert avec l’oncle de sa maîtresse, il résolut d’aller célébrer son mariage à Malte. Ils s’embarquerent tous trois dans les plus douces espérances. Un vent favorable les porta jusqu’à la vue de Malte. Ils croyoient toucher au port, lorsqu’un Corsaire Turc, qui cherchoit sa proie, fondit sur leur vaisseau, & le prit sans résistance. Ils furent conduits sur le champ à Smyrne, où leur sort devoit être d’entrer dans les chaînes des Turcs, & d’y mener une vie misérable dans l’esclavage.
On ne tarda point à les produire dans le lieu où se fait la vente des esclaves, avec la triste parure de leur nouvelle condition. On imagine assez leur tristesse & leurs pleurs dans ces circonstances. Tout cela se suppose sans peine dans un riche Marchand de Venise, dans un jeune homme passionné, & dans une fille de dix-huit ans qui n’alloit pas malgré elle à ses noces. Divers Turcs, divers habitants de Smyrne se présenterent pour les acheter. La jeune fille fut enlevée la premiere. La consternation de l’amant, à cette funeste séparation, ne peut s’exprimer. Perdre en peu de jours sa fortune, sa liberté & sa maîtresse, c’est ressentir tout à la fois trois coups dont chacun peut passer tour à tour pour le plus cruel de tous les malheurs. Si l’on suppose que la derniere de ces trois pertes empêche un amant d’être sensible aux deux autres, c’est donner à son amour le dernier degré d’impétuosité, & par conséquent rendre encore plus terrible la douleur de s’en voir arracher l’objet. Ajoutez que le Turc qui acheta la jeune Maltoise, étoit lui-même un jeune homme qui parut charmé d’elle au premier coup d’œil, & qui se retira comme en triomphe avec une si belle proie.
Le triste Génois s’abandonnoit au désespoir, lorsqu’il se vit marchander lui-même par un Turc qui paroissoit content de sa taille & de sa personne. Ces infideles ne ménagent pas plus un esclave Chrétien que nous ne faisons un cheval : de sorte que le jeune homme, tenant la tête baissée dans l’accablement de sa douleur, devoit s’attendre à se la voir hausser rudement, pour donner la liberté de considérer son visage. Cependant le Turc qui examinoit sa figure, se contenta de lui lever le menton avec beaucoup de douceur. Un seul coup d’œil lui fit connoître dans cet esclave son libérateur de Ligourne. C’étoit ce même Turc que le Génois avoit délivré de ses chaînes quatre mois auparavant. L’étonnement lui coupa d’abord toute expression ; il n’en croyoit pas ses yeux ; il leva vingt fois les mains au ciel pour attester son Prophete & tout ce qu’il avoit jamais révéré. Enfin, le cœur gros de tendresse & de joie, dans un transport inexprimable de reconnoissance, il se jetta, à la vue de tout le monde, aux pieds de son bienfaiteur ; il s’écria, en les embrassant : O le meilleur de tous les Chrétiens ! ô le plus cher & le plus généreux de tous les hommes ! C’est donc à vous-même que le ciel me met en état d’offrir mes biens, ma vie, & tout ce que j’ai de plus précieux ! Tout vous appartient ; venez être mon maître à Smyrne ; je suis à vous comme j’étois au Marchand de Ligourne.
Ces caresses touchantes, qui durerent fort long-temps, causerent une étrange surprise à tous les autres Turcs. Le bruit s’en répandit dans la ville. Quelque sensible que le Génois pût être à cette faveur si inespérée de la fortune, ses premiers soins ne tomberent point sur lui-même, ni sur tout ce qui l’environnoit. Il confessa au Turc, en deux mots, que sa rencontre étoit ce qui pouvoit lui arriver de plus heureux. Mais ce n’est point la liberté que je vous demande, c’est la vie. Je la perds si vous ne trouvez le moyen de me rendre ma maîtresse. Un de vos jeunes Turcs me l’enleve. Je ne veux point de la vie ni de la liberté sans elle. Le Musulman, après s’être informé au maître des esclaves de ce qui s’étoit passé, se rapprocha encore plus satisfait qu’auparavant. Il lui dit qu’il n’avoit plus rien à desirer au monde, puisqu’il pouvoit non seulement lui rendre la liberté, mais le rejoindre sur le champ à ce qu’il aimoit. C’étoit son propre fils qui avoit acheté la jeune Maltoise pour le service de sa mere. Cet heureux achat étoit l’occasion dont le ciel s’étoit servi pour le conduire au marché, parcequ’en voyant arriver chez lui l’esclave Chrétienne, il avoit demandé à son fils s’il restoit d’autres Chrétiens à vendre, & que, dans le dessein qu’il entretenoit d’en délivrer quelques-uns, suivant la promesse qu’il avoit faite à Ligourne, il s’étoit hâté de se rendre au marché des esclaves.
Deux événements si extraordinaires furent admirés de tous les habitants des Smyrne, & les Turcs n’y parurent pas les moins sensibles. Il restoit à délivrer le Marchand de Venise, qu’on n’eut pas de peine non plus à retrouver. Le bon esclave de Ligourne paya libéralement le prix qui fut demandé, & remplit tous les autres devoirs avec une ouverture de cœur & une générosité dignes du christianisme. Les deux amants quitterent l’Asie avec leur oncle, & tous ensemble allerent goûter dans leur patrie un bonheur d’autant plus sensible, qu’il suivoit de rudes traverses.
M. de Chamfort donne à ses héros plusieurs compagnons d’esclavage, & fait la critique de leurs états, de leurs professions, de leurs ridicules. Il y a dans les Amazones modernes, Comédie de Legrand, une idée à peu près semblable. Nous allons rapprocher les scenes qui se ressemblent.
LE MARCHAND DE SMYRNE. Scene X.
KALED, DORNAL, ANDRÉ, L’ESPAGNOL, L’ITALIEN, HASSAN.
Hassan, à Kaled.
Eh bien ? voisin, comment va le commerce ?
Kaled.
Fort mal ; le temps est dur. (A part.) Il faut toujours se plaindre.
Hassan.
Voilà donc tes pauvres malheureux ! Je ne puis les délivrer tous. J’en suis bien fâché. Tâchons au moins de bien placer notre bonne action. C’est un devoir que cela, c’est un devoir. (A l’Espagnol.) De quel pays es-tu ? Parle. Tu as l’air bien haut. . . . Parle donc. . . .
L’Espagnol.
Je suis Gentilhomme Espagnol.
Hassan.
Espagnol ! Braves gens ! Un peu fiers, à ce qu’on m’a dit en France. . . . Ton état ?
L’Espagnol.
Gentilhomme.
Hassan.
Gentilhomme ! je ne sais pas ce que c’est. Que fais-tu ?
L’Espagnol.
Rien.
Hassan.
Tant pis pour toi, mon ami, tu dois bien t’ennuyer. (A Kaled.) Vous n’avez pas fait là une trop bonne emplette.
Kaled.
Ne voilà-t-il pas que je suis encore attrapé ! Gentilhomme, c’est sans doute comme qui diroit Baron Allemand. C’est ta faute aussi ; pourquoi vas-tu dire que tu es Gentilhomme ? Je ne pourrai jamais me défaire de toi.
Hassan, à l’Italien.
Et toi, qui es tu avec ta jaquette noire ? Ton pays ?
L’Italien.
Je suis de Padoue.
Hassan.
Padoue ! Je ne connois point ce pays-là. . . . . Ton métier ?
L’Italien.
Homme de Loi.
Hassan.
Fort bien. Mais quelle est ta fonction particuliere ?
L’Italien.
De me mêler des affaires d’autrui pour de l’argent ; de faire souvent réussir les plus désespérées, ou du moins de les faire durer dix ans, quinze ans, vingt ans.
Hassan.
Bon métier ! Et, dis-moi, rends-tu ce beau service-là à ceux qui ont tort, à ceux qui ont raison, indifféremment ?
L’Italien.
Sans doute, la justice est pour tout le monde.
Hassan.
Et on souffre cela à Padoue ?
L’Italien.
Assurément.
Hassan, riant.
Le drôle de pays que Padoue ! Il se passera bien de toi, je m’imagine.
LES AMAZONES MODERNES.
Acte II. Scene XX.
LA MAJOR, Me. ROBERT, UN PETIT-MAITRE, UN PROCUREUR, UN POETE, UN APOTHICAIRE, plusieurs ACTEURS d’un Opéra de campagne.
(Le Petit-Maître file avec une quenouille. Le Procureur coud du linge. Le Poëte carde de la laine. L’Apothicaire fait de la tapisserie. Un autre personnage fait des nœuds. Les Acteurs de l’Opéra de campagne font diverses autres bagatelles.)Me. Robert continue.
Je leur avois donné à chacun leur tâche, comme vous voyez, pour connoître à quels métiers ils sont propres ; mais il me paroît qu’ils n’ont pas encore fait beaucoup de besogne.
La Major.
En effet, & je m’apperçois que le vaisseau que nous avons pris étoit chargé d’assez mauvaise marchandise.
Me. Robert.
Voici la liste de leurs noms & surnoms ; je vais les appeller, & vous pourrez les interroger tour à tour. (Il lit.) Bonnaventure Papillotin de Lorgnenville.
Lorgnenville.
Me voilà.
La Major.
Ton état ?
Lorgnenville.
Garçon.
La Major.
Ton pays ?
Lorgnenville.
Paris.
La Major.
Ton métier ?
Lorgnenville.
Petit-Maître.
La Major.
De robe ou d’épée ?
Lorgnenville.
Amphibie.
La Major.
Condamné à filer la quenouille.
Me. Robert lit.
Cornardet. Oh ! pargué, celui-là se sera marié, à coup sûr.
Cornardet.
Hélas ! il n’est que trop vrai !
La Major.
Ton pays ?
Cornardet.
Je suis Manceau.
La Major.
Ton métier ?
Cornardet.
Procureur.
La Major.
Nous n’avons pas besoin ici de Procureur ; tout s’y juge militairement. As-tu été pris avec ta femme ?
Cornardet.
Non ; avant de m’embarquer je l’avois fait enfermer par arrêt de la Cour.
La Major.
Tu as fait enfermer ta femme ! Aux galeres.
Cornardet.
Quel diable de pays est-ce ci ?
La Major.
Allons, à d’autres.
Me. Robert lit.
Anonyme de Pestenville.
La Major.
Ton état ?
Pestenville.
Veuf.
Me. Robert.
Tant mieux.
La Major.
Ton pays ?
Pestenville.
Normand.
Me. Robert.
Tant pis.
La Major.
Ton métier ?
Pestenville.
Poëte satyrique.
La Major.
Poëte satyrique ! Condamné à la bastonnade.
Pestenville.
Mais, Madame, j’en ai déja reçu dans mon pays.
La Major.
Cela te paroîtra moins étrange.
Me. Robert lit.
Gabriel Poupin. Oh ! celui-là est garçon sans doute.
Poupin.
Vous l’avez dit.
La Major.
Ton pays ?
Poupin.
Toulousain.
La Major.
Ton métier ?
Poupin.
Rien.
Me. Robert.
Rien ! Eh ! morgué, voilà un métier qui ne paroît pas propre à grand’chose.
La Major.
Condamné à faire des nœuds.
Poupin.
Oh ! pour cela j’en fais à merveille.
Me. Robert lit.
Fleurant Cuirace Canon.
Canon.
C’est votre petit serviteur.
La Major.
Canon ! Diable, voilà un nom bien guerrier ; est-ce que vous êtes bombardier ?
Canon.
Non, Madame ; Apothicaire, pour vous servir.
La Major.
Ah ! fi !
Canon.
J’ai un secret merveilleux pour rafraîchir les Dames.
Me. Robert.
Nos Amazones ne prennent point leurs rafraîchissements chez les Apothicaires.
La Major.
Allons, allons. Renvoyé tout au plutôt. Mais finissons. Qui sont ces autres ?
Me. Robert.
C’est une rapsodie d’un Opéra de campagne, composé de chant & de danse.
La Major.
Je les renverrai en France ; il y a là des Académies de musique qui ont grand besoin d’être recrutées.
Me. Robert.
Ne gardez-vous pas les femelles ?
La Major.
Eh ! ventrebleu, qu’en faire dans nos troupes ? Nous n’avons pas ici de Financiers à mettre à contribution.
Me. Robert.
Eh ! morgué, Madame, puisque vous en renvoyez tant, que ferez-vous ici de ces trois ou quatre malotrus que vous avez condamnés ?
La Major.
Je leur donne grace à tous.
Me. Robert.
Quoi ! sans rançon, Madame ?
La Major.
Sans rançon.
Me. Robert.
C’est morgué bien dit ; les danseurs nous la paieront en cabrioles. Allons, mes enfants, réjouissez-vous d’être tombés en si bonnes mains, & baillez-moi ici un petit plat de votre métier, pour faire passer mon chagrin.