CHAPITRE X.
M. DIDEROT.
Mis à côté de Goldoni, de Riccoboni, de Moliere, &c.
Le Fils naturel, ou l’Epreuve de la
Vertu,
Comédie en cinq actes & en prose, avec
l’histoire véritable de la Piece.
Histoire de la Piece.
« Le sixieme volume de l’Encyclopédie venoit de paroître, & j’étois allé35 chercher à la campagne du repos & de la santé, lorsqu’un événement, non moins intéressant par les circonstances que par les personnes, devint l’étonnement & l’entretien du canton. On n’y parloit que de l’homme rare qui avoit eu dans un même jour le bonheur d’exposer sa vie pour son ami, & le courage de lui sacrifier sa passion, sa fortune, & sa liberté.
« Je voulus connoître cet homme, je le connus, & je le trouvai tel qu’on me l’avoit dépeint, sombre & mélancolique. Le chagrin & la douleur, en sortant d’une ame où ils avoient habité trop long-temps, y avoient laissé la tristesse. Il étoit triste dans sa conversation & dans son maintien, à moins qu’il ne parlât de la vertu, ou qu’il n’éprouvât le transport qu’elle cause à ceux qui en sont fortement épris ; alors vous eussiez dit qu’il se transfiguroit. . . .
« Tel étoit d’Orval. Soit qu’on l’eût prévenu favorablement, soit qu’il y ait, comme on le dit, des hommes faits pour s’aimer sitôt qu’ils se rencontreront, il m’accueillit d’une maniere ouverte qui surprit tout le monde excepté moi ; & dès la seconde fois que je le vis, je crus pouvoir, sans être indiscret, lui parler de sa famille, & de ce qui venoit de s’y passer. Il satisfit à mes questions. Il me raconta son histoire. Je tremblai avec lui des épreuves auxquelles l’homme de bien est quelquefois exposé ; & je lui dis qu’un ouvrage dramatique dont ces épreuves seroient le sujet, feroit impression sur tous ceux qui ont de la sensibilité, de la vertu, & quelque idée de la foiblesse humaine.
« Hélas ! me répondit-il en soupirant, vous avez eu la même idée que mon pere. . . .
« En cet endroit, d’Orval, détournant son visage & cachant ses larmes, me dit du ton d’un homme qui contraignoit sa douleur : La piece est faite : mais celui qui l’a commandée n’est plus. . . . . . .
« Dimanche prochain nous nous acquittons, pour la premiere fois, d’une chose qu’on s’accorde à regarder comme un devoir. Ah ! d’Orval, lui dis-je, si j’osois... Je vous entends, me répondit-il. . . . . .
« Nous nous séparâmes d’Orval & moi ; c’étoit le Lundi : il ne me fit rien dire de toute la semaine ; mais le Dimanche matin il m’écrivit : Aujourd’hui à trois heures précises à la porte du jardin. Je m’y rendis, j’entrai dans le sallon par la fenêtre ; & d’Orval, qui avoit écarté tout le monde, me plaça dans un coin d’où, sans être vu, je vis & j’entendis ce qu’on va lire ».
Je ne transcris pas l’histoire, parcequ’on la verra dans l’extrait de la piece ; ce seroit, je crois, nous répéter fort mal-à-propos.
Extrait de la piece.
Acte I. Il est six heures du matin : d’Orval essaie en vain de dormir dans un fauteuil. Il prend la résolution d’abandonner Passy où la scene se passe.
Il appelle Charles son domestique, lui demande sa chaise & des chevaux ; Charles lui représente qu’il a tort de partir sans prendre congé de Clairville, de Constance, de Rosalie, sur-tout au moment où le pere de cette derniere est sur le point d’arriver, où Rosalie & Clairville se sont flattés de l’avoir pour témoin de leur mariage : d’Orval donne des ordres plus pressants.
D’Orval laisse entrevoir qu’il est amoureux de Rosalie, & qu’il part pour ne pas manquer à son ami Clairville.
Constance, jeune veuve, sœur de Clairville, a perdu le sommeil comme d’Orval, l’amour le lui a ravi ; elle est alarmée en apprenant que d’Orval va partir, elle l’aime, elle le lui avoue.
Constance apprend à Clairville que d’Orval veut partir : d’Orval suppose des lettres qui l’obligent de se mettre vîte en route : Clairville le prie de rester pour parler en sa faveur à Rosalie qui l’aimoit jadis & qui n’a plus pour lui que de l’indifférence.
D’Orval, désespéré de plaire à Constance, & craignant d’être deviné par Rosalie, ne sait comment paroître aux regards de la derniere.
Acte II. Rosalie travaille avec Justine sa femme-de-chambre ; elle soupire, elle est triste, rêveuse : Justine ne trouve point cela naturel à la veille d’un mariage & de l’arrivée d’un pere : Rosalie avoue qu’elle n’aime plus Clairville.
D’Orval parle à Rosalie pour son ami ; elle lui déclare qu’elle en aime un autre, & lui laisse entrevoir qu’il est l’objet de sa nouvelle passion.
D’Orval réfléchit sur les charmes touchants de Rosalie, & sur l’effet produit dans son cœur par les mots qui lui ont découvert la tendresse de Rosalie.
Clairville, impatient, vient apprendre son sort de la bouche de d’Orval, & se croit perdu en voyant les yeux de son ami se remplir de larmes. D’Orval cherche à le rassurer, & lui dit que Rosalie attend le retour de son pere pour se déterminer. Clairville regrette toujours le cœur de son amante, & dit à d’Orval que sa sœur, sortie pour vérifier quelques bruits répandus sur la fortune de Rosalie & sur le retour de son pere, le prie de l’attendre.
D’Orval se représente avec horreur le trouble qu’il cause dans la maison qu’il habite. Il appelle Charles.
Charles paroît. Son maître le trouble au point qu’il alloit oublier de lui remettre une lettre, il la lui donne.
D’Orval lit la lettre qui contient une déclaration en forme de Rosalie. D’Orval, poursuivi par l’amour, la honte & le remords, répond au billet.
Charles annonce qu’on assassine Clairville. D’Orval cesse d’écrire, saute sur son épée, vole au secours de son ami.
Constance est surprise de voir fuir d’Orval : au moment qu’elle arrive elle voit la lettre qu’il
écrivoit, elle y lit ces mots : « Je vous aime & je
fuis... hélas ! beaucoup trop tard !... Je suis l’ami de
Clairville.... Les devoirs de l’amitié, les loix sacrées de
l’hospitalité... »
Constance se récrie sur le bonheur qu’elle a de plaire à son amant, elle trouve mal fondée la crainte qu’il a de fâcher par-là Clairville ; elle appréhende qu’il ne parte au moment même, & sort pour l’arrêter.
Acte III. Clairville remercie d’Orval du secours qu’il lui a donné. D’Orval veut savoir la cause de son combat ; Clairville se fait prier, & dit enfin qu’il s’est battu contre deux hommes, dont l’un disoit que Constance aimoit d’Orval, & l’autre que d’Orval étoit amoureux de Rosalie.
Constance vient peindre à son frere & à d’Orval les alarmes qu’elle a ressenties à la nouvelle du combat, & dit que Rosalie en est à demi morte : Clairville tremble pour les jours de Rosalie & pour ceux de son ami qu’il voit triste ; Constance le rassure en lui disant que Rosalie est plus tranquille, & qu’il est un moyen de calmer les chagrins de d’Orval : elle donne à son frere la lettre qu’elle a trouvée sur la table : elle laisse les deux amis pour qu’ils puissent librement arranger son mariage.
Clairville reproche à son ami le mystere qu’il lui faisoit de son amour pour sa sœur : Avez-vous eu peur, lui dit-il, de me voir contrarier vos desirs ? Auriez-vous craint que ma sœur, instruite des circonstances de votre naissance... D’Orval répond que si Constance étoit capable d’un pareil préjugé, elle ne seroit pas digne de lui. Rosalie paroît.
Clairville va au devant de Rosalie, se félicite de lui avoir donné de tendres alarmes par son combat, lui apprend que tout le monde sera bientôt content dans la maison, qu’il l’épousera, que d’Orval s’unira à Constance. A cette nouvelle Rosalie se trouve mal ; & lorsque Clairville veut la secourir, elle lui dit, en le repoussant, laissez-moi, je vous hais.
Clairville furieux réfléchit sur la dureté des derniers mots de Rosalie : il consulte d’Orval sur le parti qu’il doit prendre.
On annonce qu’un inconnu veut parler à Clairville.
L’inconnu paroît ; il se nomme André, il est le domestique du pere de Rosalie : il raconte que son maître a jadis été forcé de quitter son vrai nom ; qu’en partant des Isles il s’est souvent écrié, je vais donc embrasser mes chers enfants ; qu’il a perdu tous ses biens ; qu’il a langui dans l’esclavage & dans la misere, & qu’il est sur le point d’arriver.
Clairville, craignant que la médiocrité de sa fortune n’ait refroidi Rosalie sur son compte, tremble de la trouver plus indifférente à présent qu’elle est elle-même sans biens. D’Orval est encore ému du récit d’André. Ce vieillard... son caractere... ce changement de nom... tout a troublé son ame : il prie son ami de le laisser seul : celui-ci lui recommande ses intérêts.
D’Orval projette de faire mettre dans les papiers publics que le vaisseau du pere de Rosalie étoit assuré, & d’employer la moitié de sa fortune pour rétablir celle de son amante, afin qu’elle épouse Clairville : il appelle Charles : Charles paroît, d’Orval lui donne une lettre & lui dit : A Paris chez mon Banquier.
Acte IV. Rosalie compte pour rien la fortune si la santé de son pere n’est pas altérée : elle est outrée contre d’Orval, elle croit en être trompée.
Constance vient pour consoler Rosalie, & y réussit très mal puisqu’elle lui dit qu’en épousant d’Orval elle lui demandera la permission de garder Posalie auprès d’elle. Cette derniere voit venir d’Orval, & fuit.
D’Orval veut éluder son mariage avec Constance, en lui disant qu’il est sombre, mélancolique, qu’il est né d’une mere trop sensible, qui le mit au jour & mourut avant de s’unir à son amant par des liens sacrés : Constance passe pardessus tout cela, lui peint la vertu des enfants qu’ils auront : elle le quitte pour aller travailler au bonheur de son frere.
D’Orval se souvient de la vertu de Constance pour dire que Rosalie est son éleve & qu’elle a reçu ses principes.
D’Orval conseille à Clairville de s’attacher plus fortement à Rosalie ; il lui dit que le vaisseau du pere étoit assuré, & le presse d’aller annoncer cette nouvelle à sa future.
Charles porte à son maître le reçu de Rosalie.
D’Orval trouve qu’il a peu fait de sacrifier sa fortune, il veut voir Rosalie & la déterminer à s’unir avec Clairville.
Acte V. Rosalie songe à l’union de d’Orval & de Constance, elle ne peut supporter cette idée, elle veut quitter la maison & empêcher son pere d’y entrer.
Clairville, instruit par André, vient s’opposer aux desseins de Rosalie, il veut la fléchir ou mourir à ses pieds : Rosalie lui dit que d’Orval est un méchant, & qu’il le trompe. Clairville n’a pas l’injustice de le croire.
D’Orval paroît ; il éleve l’ame de Rosalie jusqu’au point de la faire consentir à renoncer à sa passion & à donner la main à Clairville.
Rosalie a la force de présenter d’Orval à Constance en qualité d’époux. Le pere de Rosalie arrive, reconnoît d’Orval pour son fils. D’Orval & Rosalie voyent clair dans leur cœur.
Je ne sais si dans la nouveauté de cette piece les ennemis de M. Diderot tenterent de diminuer sa gloire en lui disputant l’invention de son Drame. On le croiroit en lisant ce que dit M. Diderot lui-même dans des réflexions adressées à son ami M. Grimm. Il parle ainsi :
De la Poésie Dramatique.
« Charles Goldoni a écrit en italien une comédie ou plutôt une farce en trois actes, qu’il a intitulée l’Ami sincere 36. C’est un tissu des caracteres de l’Ami vrai, & de l’Avare de Moliere. La cassette & le vol y sont ; & la moitié des scenes se passe dans la maisond’un pere avare.
« Je laissai là toute cette portion de l’intrigue ; car je n’ai dans le Fils naturel ni avare, ni pere, ni vol, ni cassette ».
« Je crus que l’on pouvoit faire quelque chose de supportable de l’autre portion, & je m’en emparai comme d’un bien qui m’eût appartenu. Goldoni n’avoit pas été plus scrupuleux : il s’étoit emparé de l’Avare, sans que personne se fût avisé de le trouver mauvais, & l’on n’avoit point imaginé parmi nous d’accuser Moliere ou Corneille de plagiat, pour avoir emprunté tacitement l’idée de quelque piece, ou d’un Auteur Italien, ou du Théâtre Espagnol.
« Quoi qu’il en soit, de cette portion d’une farce en trois actes, j’en fis la comédie du Fils naturel en cinq ; & mon dessein n’étant pas de donner cet ouvrage au théâtre, j’y joignis quelques idées que j’avois sur la poétique, la musique, la déclamation & la pantomime ; & je formai du tout une espece de Roman que j’intitulai le Fils naturel ou les Epreuves de la vertu, avec l’histoire véritable de la piece.
« Sans la supposition que l’aventure du Fils naturel étoit réelle, que devenoit l’illusion de ce Roman & toutes les observations répandues dans les entretiens sur la différence qu’il y a entre un fait vrai & un fait imaginé, des personnages réels & des personnages fictifs, des discours tenus & des discours supposés ; en un mot toute la poétique, où la vérité est mise sans cesse en parallele avec la fiction ?
« Mais comparons un peu plus rigoureusement l’Ami vrai du Poëte italien avec le Fils naturel.
« Quelles sont les parties principales d’un Drame ? l’intrigue, les caracteres & les détails.
« La naissance illégitime de d’Orval est la base du Fils naturel. Sans cette circonstance, la fuite de son pere aux Isles reste sans fondement : d’Orval ne peut ignorer qu’il a une sœur, & qu’il vit à côté d’elle : il n’en deviendra pas amoureux : il ne sera plus le rival de son ami. Il faut que d’Orval soit riche, & son pere n’aura plus aucune raison de l’enrichir. Que signifie la crainte qu’il a de s’ouvrir à Constance ? La scene d’André n’a plus lieu. Plus de pere qui revienne des Isles, qui soit pris dans la traversée, & qui dénoue : plus d’intrigue : plus de piece.
« Or y a-t-il dans l’Ami sincere aucune de ces choses, sans lesquelles le Fils naturel ne peut subsister ? Aucune. Voilà pour l’intrigue.
« Venons aux caracteres. Y a-t-il un amant violent tel que Clairville ? Non. Y a-t-il une fille ingénue telle que Rosalie ? Non. Y a-t-il une femme qui ait l’ame & l’élévation des sentiments de Constance ? Non. Y a-t-il un homme du caractere sombre & farouche de d’Orval ? Non. Il n’y a donc dans l’Ami vrai aucun de mes caracteres ? Aucun, sans en excepter André. Passons aux détails.
« Dois-je au Poëte étranger une seule idée qu’on puisse citer ? Pas une.
« Qu’est-ce que sa piece ? Une farce. Est-ce une farce que le Fils naturel ? Je ne le crois pas.
« Je puis donc avancer :
« Que celui qui dit que le genre dans lequel j’ai écrit le Fils naturel est le même que le genre dans lequel Goldoni a écrit l’Ami vrai, dit un mensonge.
« Que celui qui dit que mes caracteres & ceux de Goldoni ont la moindre ressemblance, dit un mensonge.
« Que celui qui dit qu’il y a dans les détails un mot important qu’on ait transporté de l’Ami vrai dans le Fils naturel, dit un mensonge.
« Que celui qui dit que la conduite du Fils naturel ne differe point de celle de l’Ami vrai, dit un mensonge.
« Cet Auteur a écrit une soixantaine de pieces. Si quelqu’un se sent porté à ce genre de travail, je l’invite à choisir parmi celles qui restent, & à en composer un ouvrage qui puisse nous plaire.
« Je voudrois bien qu’on eût une douzaine de pareils larcins à me reprocher ; & je ne sais pas si le Pere de Famille aura gagné quelque chose à m’appartenir en entier ».
M. Diderot prononce sur les ressemblances qui se trouvent entre sa piece & celle de M. Goldoni : en voilà suffisamment pour que nous nous interdisions un plus long examen là-dessus. Riccoboni fit jouer, le 8 Février 1717, un canevas italien qui ressemble encore beaucoup au Fils naturel. Je ne sais si M. Diderot le connoît ; je vais en donner l’extrait, & je le copierai tel que je l’ai trouvé dans l’Histoire du Théâtre Italien, pour qu’on ne puisse pas m’accuser de le flatter, & de lui donner des traits de ressemblance qu’il n’avoit pas dans son origine.
Extrait de la Force de l’Amitié, canevas italien, en trois actes.
Pantalon, établi à Milan, est obligé de faire un voyage à Venise, & d’y mener sa fille Flaminia : Lélio la voit, en devient amoureux, & s’en fait aimer. Dans ces entrefaites une affaire fâcheuse l’oblige de s’éloigner pour quelque temps. Il part après avoir fait & obtenu une promesse mutuelle de s’aimer toujours.
Il se retire à Milan auprès de Mario, qui lui découvre l’état de son cœur, & lui apprend qu’il souffre en ce moment tous les maux que l’absence d’un objet adoré & l’attente d’un bonheur prochain peuvent faire éprouver à un amant passionné : il n’attend que le retour de cette personne chérie, que le Docteur son pere a demandée & obtenue : elle arrive enfin, & Mario la présente à Lélio. Quelle surprise cruelle pour celui-ci ! Cette maîtresse chérie de son ami est Flaminia qu’il a connue à Venise, qu’il aime & dont il est aimé.
Tandis que Lélio se trouve dans cette déplorable situation, Silvia, fille du Docteur & sœur de Mario, devient amoureuse de l’ami de son frere, quoiqu’elle soit promise au Comte Octavio, cavalier de grande considération. Cependant Lélio, sentant qu’il ne peut éteindre sa passion pour Flaminia, ni éviter les persécutions de Silvia, se résout à mourir plutôt que de trahir son ami & de lui enlever sa maîtresse : il charge son valet de se préparer secrètement à partir de Milan ; mais différents obstacles l’empêchent d’exécuter ce dessein. C’est ici que l’action de la piece commence.
Flaminia presse vivement Lélio de tenir la parole qu’il lui a donnée à Venise, & de la délivrer par ce moyen des poursuites de Mario, qu’elle ne peut souffrir : elle lui fait ensuite des reproches, & lui témoigne beaucoup de jalousie. Ces sentiments sont excités par un portrait que Silvia a fait mettre dans la poche de Lélio par Arlequin : ce même portrait, & une lettre de Lélio qui est perdue par Arlequin, causent une équivoque qui persuade à Mario que la mélancolie qu’il a remarquée dans son ami n’est causée que par l’amour qu’il a pour sa sœur, & par les efforts que l’amitié fait pour ne point apporter d’obstacle à l’hymen avantageux de Silvia avec le Comte Octavio. Dans cette pensée, Mario engage Pantalon & Flaminia à se joindre à lui pour obtenir du Docteur son pere une grace qu’il vient lui demander pour son ami Lélio ; en effet le Docteur s’y détermine à leur sollicitation. On imagine bien que celles de Flaminia ne sont pas pressantes. Alors Mario déclare à son ami qu’il n’ignore plus que l’amour est la seule cause de son chagrin ; qu’il fait de vains efforts pour la cacher, & qu’il lui veut faire connoître à quoi l’amitié peut l’engager en sa faveur.
Lélio, à qui Mario ne permet pas de l’interrompre, se trouble, & semble balancer entre la crainte & l’espérance, l’amour & la générosité. Mais Mario, continuant toujours avec le transport d’un ami qui oblige son ami, lui dit qu’il a découvert son amour pour sa sœur Silvia ; que, malgré son hymen arrêté avec le Comte Octavio, il veut qu’il l’épouse le jour même, & qu’il a obtenu la promesse de son pere.
Lélio se défend d’aimer Silvia : mais Mario, qui prend ce discours pour un effet de son amitié, l’interrompt & le presse de donner promptement la main à Silvia, que ses prieres, celles de Pantalon & de Flaminia lui ont obtenues. Lélio, troublé, saisi, accablé par ce dernier coup, tombe évanoui.
Pendant qu’on est empressé à le secourir, Scapin, encouragé par l’amitié que Mario a témoignée à son maître, découvre l’amour de Lélio pour Flaminia, & les efforts qu’il s’est faits pour sacrifier son amour à son ami. Mario ne veut pas montrer moins de générosité ; &, lorsque Lélio est revenu de son évanouissement, il lui fait de tendres plaintes du peu de confiance qu’il a eu pour lui, & l’engage à recevoir la main de Flaminia, qu’il lui cede : mais Lélio refuse ses offres. Après un long combat de générosité, ils conviennent de s’en remettre à la décision de Flaminia, qui, pressée par son pere & par les deux amants, déclare qu’elle ne peut aimer que Lélio. Il est enfin contraint de céder à son ami, & d’épouser Flaminia, qui lui est accordée par son pere.
Cette piece intéressante fut jouée avec beaucoup de succès, & on en fit imprimer l’argument dont on a tiré cet extrait. Elle a été remise par Veronese en 1748.
LE PERE DE FAMILLE,
Comédie en cinq actes, & en
prose.
Acte I. Scene VII.
Saint-Albin.
Mon pere, vous saurez tout. Hélas ! je n’ai que ce moyen pour vous fléchir !... La premiere fois que je la vis, ce fut à l’église. Elle étoit à genoux aux pieds des autels, auprès d’une femme âgée, que je pris pour sa mere. Elle attachoit tous les regards... Ah ! mon pere, quelle modestie ! quels charmes !... Non, je ne puis vous rendre l’impression qu’elle fit sur moi. Quel trouble j’éprouvai ! avec quelle violence mon cœur palpita ! Ce que je ressentis ! ce que je devins !... Depuis ce temps je ne pensai, je ne rêvai qu’elle. Son image me suivit le jour, m’obséda la nuit, m’agita par-tout. J’en perdis la gaieté, la santé, le repos. Je ne pus vivre sans chercher à la retrouver. J’allois par-tout où j’esperois la revoir. Je languissois, je périssois, vous le savez, lorsque je découvris que cette femme âgée, qui l’accompagnoit, se nommoit Madame Hebert ; que Sophie l’appelloit sa bonne ; & que, releguées toutes deux à un quatrieme étage, elles y vivoient d’une vie misérable... Vous avouerai-je les espérances que je conçus alors, les offres que je fis, tous les projets que je formai ? Que j’eus lieu d’en rougir, lorsque le Ciel m’eut inspiré de m’établir à côté d’elle !... Ah ! mon pere, il faut que tout ce qui l’approche devienne honnête, ou s’en éloigne... Vous ignorez ce que je dois à Sophie, vous l’ignorez... Elle m’a changé. Je ne suis plus ce que j’étois... Dès les premiers instants, je sentis les desirs honteux s’éteindre dans mon ame, le respect & l’admiration leur succéder. Sans qu’elle m’eût arrêté, contenu, peut-être même avant qu’elle eût levé les yeux sur moi, je devins timide ; de jour en jour je le devins davantage, & bientôt il ne me fut pas plus libre d’attenter à sa vertu qu’à sa vie. . . . . . . . . .
Hier j’arrivai à mon ordinaire. Sophie étoit seule ; elle avoit les coudes appuyés sur la table, & la tête penchée sur sa main : son ouvrage étoit tombé à ses pieds. J’entrai sans qu’elle m’entendît : elle soupiroit : des larmes s’échappoient d’entre ses doigts, & couloient le long de ses bras. Il y avoit déja quelque temps que je la trouvois triste... Pourquoi pleuroit-elle ? qu’est-ce qui l’affligeoit ? Ce n’étoit plus le besoin : son travail & mes attentions pourvoyoient à tout... Menacé du seul malheur que je redoutois, je ne balançai point. Je me jettai à ses genoux. Quelle fut sa surprise ! Sophie, lui dis-je, vous pleurez ! Qu’avez-vous ? Ne me celez pas votre peine. Parlez-moi, de grace, parlez-moi. Elle se taisoit. Ses larmes continuoient de couler. Ses yeux, où la sérénité n’étoit plus, noyés dans les pleurs, se tournoient sur moi, s’en éloignoient, y revenoient.
Il est singulier que cette scene touchante, pathétique, sur laquelle est
bâtie une comédie qui fait larmoyer les Spectateurs, soit cependant si
ressemblante avec une autre qui sert de fondement à la piece la plus comique
de tous les Théâtres, & qu’on range, dans ce siecle délicat, au
nombre des farces faites pour la populace. Dans les Fourberies de Scapin, Octave n’est-il pas devenu épris
« des charmes d’une jeune fille, belle, touchante, qu’il a vue
dans l’état le plus affreux au fond d’une vilaine maison & dans une
petite rue ? Elle pleuroit, mais ses larmes n’étoient point de ces
larmes désagréables qui défigurent un visage : elle avoit, à pleurer,
une grace touchante, & sa douleur étoit la plus belle du monde :
elle faisoit fondre tout le monde en larmes. Une autre auroit paru
effroyable en l’état où elle étoit, car elle n’avoit pour habillement
qu’une méchante petite jupe, avec des brassieres de nuit qui étoient de
simple futaine, & sa coeffure étoit une cornette jaune retroussée au
haut de sa tête, qui laissoit tomber en désordre ses cheveux sur ses
épaules : & cependant, faite comme cela, elle brilloit de mille
attraits ; ce n’étoit qu’agréments & que charmes que toute sa
personne, &c. »
Nous ne rapporterons pas la scene, parceque,
dans le premier volume de cet Ouvrage, Chapitre XI du
Dialogue, nous l’avons mise à côté de la deuxieme du premier acte
du Phormion de Térence dont elle est
imitée.