CHAPITRE XXIV.
Les Femmes Savantes, comédie en cinq actes, & en vers, comparée, pour l’un des caracteres, avec une des héroïnes des Visionnaires de Desmarets.
Cette piece fut représentée, pour la premiere fois, sur le théâtre du Palais Royal le 11 Mars 1672. Nous ne parlerons pas du fond du sujet, puisque nous ne saurions le comparer avec un autre ; nous dirons seulement que Desmarets a dans sa comédie des Visionnaires une extravagante, nommée Hespérie, qui se persuade être adorée de tous ceux qui la voient. Il est certain que le caractere de la Bélise des Femmes Savantes est calqué sur celui d’Hespérie : toutes les deux ont la même manie. Mais entendons-les parler, & nous verrons ensuite à laquelle de ces folles nous donnerons la préférence.
LES VISIONNAIRES. Acte I. Scene VI.
HESPÉRIE, FILIDAN.
Filidan est amoureux d’une beauté imaginaire : il exagere tout seul & les charmes de l’objet qu’il aime, & la violence de son amour. Hespérie l’entend, & croit qu’il parle d’elle.
Hespérie.
Cet amant s’est pâmé dès l’heure qu’il m’a vue.De quel traits, ma beauté, le Ciel t’a-t-il pourvue !En sortant du logis je ne puis faire un pas,Que mes yeux aussi-tôt ne causent un trépas !Pour moi, je ne sais plus quel conseil je dois suivre.Le monde va périr, si l’on me laisse vivre.Dieux ! que je suis à craindre ! Est-il rien sous les cieuxAu genre des humains plus fatal que mes yeux !Quand je fus mise au jour, la nature, peu fine,Pensant faire un chef-d’œuvre, avançoit sa ruine.On compteroit plutôt les feuilles des forêts,Les sablons de la mer, les épis de Cérès,Les fleurs dont au printemps la terre se couronne,Les glaçons de l’hiver, les raisins de l’automne,Et les feux qui des nuits assistent le flambeau,Que le nombre d’amants que j’ai mis au tombeau.Celui-ci va mourir ; lui rendrai-je la vie ?Je le puis d’un seul mot ; la pitié m’y convie.Filidan.
Bel azur, beau corail, aimables qualités !Hespérie.
Il n’est pas mort encore ; il rêve à mes beautés.Le dois-je secourir ? J’en ai la fantaisie.Mais ceux qui me verroient, mourroient de jalousie.Que mon sort est cruel ! je ne fais que du mal,Et ne puis faire un bien sans tuer un rival !Je ne puis ouvrir l’œil sans faire une blessure,Ni faire un pas sans voir une ame à la torture !Si, fuyant ces malheurs, je rentre à la maison,Ceux qui servent chez nous tombent en pamoison :Ils cedent aux rigueurs d’une flamme contrainte,Et tremblent devant moi de respect & de crainte.Ils ne sauroient me voir sinon en m’adorant,Ni me dire un seul mot sinon en soupirant.Ils baissent aussi-tôt leur amoureuse bouche,Pour donner un baiser aux choses que je touche, &c.
Acte II. Scene I.
HESPÉRIE, MÉLISE.
Hespérie.
Ma sœur, dites le vrai, que vous disoit Phalante ?Mélise.
Il me parloit d’amour.Hespérie.
Oh ! la ruse excellente !Donc il s’adresse à vous, n’osant pas m’aborder,Pour vous donner le soin de me persuader ?Mélise.
Ne flattez point, ma sœur, votre esprit de la sorte.Phalante me parloit de l’amour qu’il me porte :Que si je veux fléchir mon cœur trop rigoureux,Ses biens me pourront mettre en un état heureux.Mais quoi ! jugez, ma sœur, quel conseil je dois prendre ;Et si je puis l’aimer, aimant un Alexandre.Hespérie.
Vous pensez m’abuser d’un entretien moqueur,Pour prendre mieux le temps de le mettre en mon cœur.Mais, ma sœur, croyez-moi, n’en prenez point la peine.En vain vous me direz que je suis inhumaine ;Que je dois par pitié soulager ses amours :Cent fois le jour j’entends de semblables discours.Je suis de mille amants sans cesse importunée,Et crois qu’à ce tourment le Ciel m’a destinée.. . . . . . . . .La nuit je n’en dors point ; je n’entends que clameur,Qui d’un trait de pitié s’efforce de m’atteindre :Voyez, ma chere sœur, suis-je pas bien à plaindre ?Mélise.
Il faut vous détromper : il n’en est pas ainsi.Ce nouvel amoureux qui me parloit ici,Qui se promet de rendre une fille opulente...Hespérie.
Quoi ! voulez-vous encor me parler de Phalante ?Que vous êtes cruelle !Mélise.
Ecoutez un moment.Je veux vous annoncer que ce nouvel amant...Hespérie.
Ah ! bons Dieux ! que d’amants ! Qu’un peu je me repose !N’entendrai-je jamais discourir d’autre chose ?Mélise.
Mais laissez-moi donc dire...Hespérie.
Ah, Dieux ! quelle pitié !Si vous avez pour moi tant soit peu d’amitié,Ne parlons plus d’amour, souffrez que je respire.Mélise.
Vous ignorez, ma sœur, ce que je vous veux dire.Hespérie.
Je sais tous les discours de tous ces amoureux :Qu’il brûle, qu’il se meurt, qu’il est tout langoureux,Que jamais d’un tel coup ame ne fut atteinte,Que pour avoir secours il vous a fait sa plainte,Que vous me suppliez d’avoir pitié de lui,Et qu’au moins d’un regard j’allege son ennui.Mélise.
Ce n’est point tout cela.Hespérie.
Quelque chose de même ?Mélise.
Qu’il ne vous aime point, & que c’est moi qu’il aime.Hespérie.
Ah ! ma sœur, quelle ruse afin de m’attraper !. . . . . . . . .Par cette habileté vous pensez me séduire,Et dessous votre nom me conter son martyre.
Nous pouvons dire, sans marquer trop d’humeur contre Desmarets, que si son Hespérie, détestable dans presque tout son rôle, est quelquefois plaisante, c’est lorsqu’elle s’opiniâtre à s’attribuer les déclarations adressées à sa sœur, & qu’elle prend pour autant de ruses amoureuses les démarches que Phalante fait auprès de Mélise ; encore le comique n’est-il qu’indiqué, & noyé dans un chaos de choses insipides autant qu’ennuyeuses. Il falloit avoir d’aussi bons yeux que Moliere pour l’appercevoir, & sur-tout autant de génie qu’il en avoit, pour sentir ce que l’idée mieux développée, étendue & dégagée de tout fatras, pourroit fournir de plaisant. Il en a fait la base comique de plusieurs scenes, & met sa folle dans des situations bien plus piquantes, en substituant à la sœur de l’héroïne l’homme même qu’elle croit épris de ses charmes, qui lui répete qu’il ne l’aime point, qu’il est amoureux d’une autre, qui le lui jure, & qui ne peut le lui persuader.
LES FEMMES SAVANTES. Acte I. Scene IV.
Clitandre amoureux d’Henriette, prie Bélise de lui être favorable.
BÉLISE, CLITANDRE.
Clitandre.
Souffrez, pour vous parler, Madame, qu’un amantPrenne l’occasion de cet heureux moment,Et se découvre à vous de la sincere flamme...Bélise.
Ah ! tout beau ! gardez-vous de m’ouvrir trop votre ame.Si je vous ai su mettre au rang de mes amants,Contentez-vous des yeux pour vos seuls truchements,Et ne m’expliquez point, par un autre langage,Des desirs qui chez moi passent pour un outrage.Aimez-moi, soupirez, brûlez pour mes appas ;Mais qu’il me soit permis de ne le savoir pas.Je puis fermer les yeux sur vos flammes secretes,Tant que vous vous tiendrez aux muets interpretes ;Mais si la bouche vient à s’en vouloir mêler,Pour jamais de ma vue il vous faut exiler.Clitandre.
Des projets de mon cœur ne prenez point d’alarme :Henriette, Madame, est l’objet qui me charme ;Et je viens ardemment conjurer vos bontésDe seconder l’amour que j’ai pour ses beautés.Bélise.
Ah ! certes, le détour est d’esprit, je l’avoue :Ce subtil faux-fuyant mérite qu’on le loue ;Et dans tous les romans où j’ai jetté les yeux,Je n’ai rien rencontré de plus ingénieux.Clitandre.
Ceci n’est point du tout un trait d’esprit, Madame,Et c’est un pur aveu de ce que j’ai dans l’ame.Les Cieux, par les liens d’une immuable ardeur,Aux beautés d’Henriette ont attaché mon cœur :Henriette me tient sous son aimable empire,Et l’hymen d’Henriette est le bien où j’aspire.Vous y pouvez beaucoup, & tout ce que je veux,C’est que vous y daigniez favoriser mes vœux.Bélise.
Je vois où doucement veut aller la demande,Et je sais, sous ce nom, ce qu’il faut que j’entende.La figure est adroite ; &, pour n’en point sortir,Aux choses que mon cœur m’offre à vous repartir,Je dirai qu’Henriette à l’hymen est rebelle,Et que, sans rien prétendre, il faut brûler pour elle.Clitandre.
Hé, Madame, à quoi bon un pareil embarras ?Et pourquoi voulez-vous penser ce qui n’est pas ?Bélise.
Mon Dieu ! point de façon. Cessez de vous défendreDe ce que vos regards m’ont souvent fait entendre.Il suffit que l’on est contente du détourDont s’est adroitement avisé votre amour ;Et que, sous la figure où le respect l’engage,On veut bien se résoudre à souffrir son hommage,Pourvu que ses transports, par l’honneur éclairés,N’offrent à mes autels que des vœux épurés.Clitandre.
Mais...Bélise.
Adieu. Pour ce coup, ceci doit vous suffire,Et je vous ai plus dit que je ne voulois dire.Clitandre.
Mais votre erreur...Bélise.
Laissez. Je rougis maintenant,Et ma pudeur s’est fait un effort surprenant.Clitandre.
Je veux être pendu si je vous aime ; & sage...Bélise.
Non, non, je ne veux rien entendre davantage.
Bélise devient encore plus plaisante qu’Hespérie en ce qu’elle s’obstine à compter parmi ses amants des personnes dont on lui prouve l’indifférence, & même les mauvais procédés à son égard.
ACTE II. Scene III.
BÉLISE entrant doucement & écoutant, CHRISALE, ARISTE.
Ariste.
Clitandre auprès de vous me fait son interprete,Et son cœur est épris des graces d’Henriette.Chrisale.
Quoi ! de ma fille ?Ariste.
Oui. Clitandre en est charmé ;Et je ne vis jamais amant plus enflammé.Bélise, à Ariste.
Non, non, je vous entends. Vous ignorez l’histoire,Et l’affaire n’est pas ce que vous pouvez croire.Ariste.
Comment, ma sœur !Bélise.
Clitandre abuse vos esprits,Et c’est d’un autre objet que son cœur est épris.Ariste.
Vous raillez. Ce n’est pas Henriette qu’il aime ?Bélise.
Non, j’en suis assurée.Ariste.
Il me l’a dit lui-même.Bélise.
Hé, oui !Ariste.
Vous me voyez, ma sœur, chargé par luiD’en faire la demande à son pere aujourd’hui.Bélise.
Fort bien !Ariste.
Et son amour même m’a fait instanceDe presser les moments d’une telle alliance.Bélise.
Encore mieux ! On ne peut tromper plus galamment.Henriette, entre nous, est un amusement,Un voile ingénieux, un prétexte, mon frere,A couvrir d’autres feux dont je sais le mystere ;Et je veux bien, tous deux, vous mettre hors d’erreur.Ariste.
Mais, puisque vous savez tant de choses, ma sœur,Dites-nous, s’il vous plaît, cet autre objet qu’il aime.Bélise.
Vous le voulez savoir ?Ariste.
Oui. Qui ?Bélise.
Moi.Ariste.
Vous ?Bélise.
Moi-même.Ariste.
Hai, ma sœur !Bélise.
Qu’est-ce donc que veut dire ce hai ?Et qu’a de surprenant le discours que je fais ?On est faite d’un air, je pense, à pouvoir direQu’on n’a pas pour un cœur soumis à son empire ;Et Dorante, Damis, Cléonte & LicidasPeuvent bien faire voir qu’on a quelques appas.Ariste.
Ces gens vous aiment ?Bélise.
Oui, de toute leur puissance.Ariste.
Ils vous l’ont dit ?Bélise.
Aucun n’a pris cette licence :Ils m’ont su révérer si fort jusqu’à ce jour,Qu’ils ne m’ont jamais dit un mot de leur amour.Mais, pour m’offrir leur cœur & vouer leur service,Les muets truchements ont tous fait leur office.Ariste.
On ne voit presque point céans venir Damis.Bélise.
C’est pour me faire voir un respect plus soumis.Ariste.
De mots piquants, par-tout, Dorante vous outrage.Bélise.
Ce sont emportements d’une jalouse rage.Ariste.
Cléonte & Licidas ont pris femme tous deux.Bélise.
C’est par un désespoir où j’ai réduit leurs feux.Ariste.
Ma foi, ma chere sœur, vision toute claire.Chrisale, à Bélise.
De ces chimeres-là vous devez vous défaire.Bélise.
Ah, chimeres ! Ce sont des chimeres, dit-on.Chimeres, moi ! Vraiment, chimeres est fort bon !Je me réjouis fort de chimeres, mes freres ;Et je ne savois pas que j’eusse des chimeres.
Quelqu’un a dit que Desmarets avoit peint une folle comme on n’en voit point, ou qui n’existent que dans les petites-maisons ; & Moliere, une folle comme on en voit mille dans le grand monde. Ce jugement seul prouve la distance qu’il y a d’un Auteur à l’autre. Moliere est un sage qui prend le ridicule sur le fait, & le peint avec autant de force que de vérité, pour en corriger ceux qui l’ont, ou pour en préserver ceux qui pourroient l’avoir un jour. Desmarets peut se compter au nombre de ses Visionnaires en peignant des personnages imaginaires, dont la peinture ne peut être d’aucune utilité. S’il étoit encore vivant, il m’appliqueroit bien vîte le modeste quatrain qu’il a mis dans la préface de sa piece.
Ce n’est pas pour toi que j’écris,Indocte & stupide vulgaire :J’écris pour les nobles esprits.Je serois marri de te plaire.