CHAPITRE XXII.
Le Bourgeois Gentilhomme, comédie-ballet, en cinq actes, en prose, comparée avec un morceau du roman de Don Quichotte, & le dénouement des Disgraces d’Arlequin, le Disgrazie d’Arlecchino, comédie italienne.
Cette piece parut à Chambor, le mardi 14 Octobre 1670. C’est une lettre en vers de Robinet qui nous l’annonce : elle est datée du samedi 18 Octobre.
. . . . . . .Mardi, ballet & comédie,Avec très bonne mélodie,Aux autres ébats succéda,Où tout, dit-on, des mieux alla,Par les soins des deux grands Baptistes44,Originaux & non copistes,Comme on sait, dans leur noble emploiPour divertir notre grand Roi.. . . . . . .
Jamais ouvrage ne fut plus mal reçu, & ne donna plus de chagrin à son auteur dans sa nouveauté45. On lui rendit pourtant bientôt justice. Il fut reçu avec applaudissement quelques jours après sur le théâtre de Saint-Germain, & Paris le vit avec le plus grand plaisir sur celui du Palais Royal, où il fut représenté le 29 Novembre de la même année. C’est encore Robinet qui fixe cette date dans une lettre du mardi 22 Novembre.
Une des meilleures scenes de cette piece, est prise dans Don Quichotte : le Lecteur va voir Moliere s’enrichir des idées de Michel Cervantes, sans ternir sa gloire ni celle de son émule. Les hommes d’un génie rare sont des négociants associés & dispersés dans des climats différents, qui augmentent mutuellement leur fortune, en faisant passer de l’un à l’autre les richesses du pays qu’ils habitent.
DON QUICHOTTE, Tome III, Chapitre V.
De la conversation qu’eut Sancho Pança avec Thérese Pança sa femme, &c.
Mais à propos, mon mari, si tu te vois jamais avec un Gouvernement, n’oublie pas ta femme & tes enfants. Sancho notre fils a déja ses quinze ans passés, & il est bien temps qu’il aille à l’école au moins, si son oncle le Prêtre veut le faire d’Eglise : pour Marie Sancho votre fille, je ne pense pas qu’un mari lui fasse peur ; si je ne me trompe, elle n’a pas moins d’envie d’être mariée, que vous d’être Gouverneur ; & après tout, il vaudroit bien mieux qu’elle fût mal mariée, que si elle faisoit quelque folie. Ecoute, ma femme, repartit Sancho, je te jure ma foi, que si je viens à être Gouverneur, je marierai si bien notre fille, qu’elle sera appellée Madame par tout le monde. O non pas, s’il vous plaît, mon mari, répondit Thérese ; mariez-la avec son égal, cela est bien plus sûr, & elle s’accommodera mieux avec des sabots & de la serge, qu’avec de beaux souliers & des cottes de soie. Voire, ma foi, au lieu de Marion, on l’appelleroit Madame ! La pauvre sorte ne sauroit comment se tenir, & feroit bien voir que ce n’est qu’une grosse paysanne. Que tu es sotte, répliqua Sancho ! va, va, il ne faut qu’un an ou deux pour l’y accoutumer, & après cela tu verras si elle ne sera pas comme les autres. En tout cas, qu’elle soit Madame, & qu’il en arrive tout ce qu’il pourra. Mon Dieu ! mon mari, ne songeons pas à hausser notre état plus qu’il n’est ; ne savez-vous pas bien ce que dit le proverbe, qu’il faut que chacun se mesure à son aune ? Vraiment, ce seroit une jolie chose que nous allassions marier notre fille avec quelque Baron, qui, quand il lui en prendroit fantaisie, lui chanteroit pouilles, en l’appellant paysanne, fille de pitaud & de meneur de cochons ! Non, non, mon ami, je n’ai point nourri votre fille pour cela ; apportez-moi seulement de l’argent, & me laissez faire. Nous avons ici Lope Tocho, fils de Jean Tocho, qui est un bon garçon, & que nous connoissons ; je sais qu’il regarde la petite de bon œil ; c’est son vrai fait : elle sera fort bien avec lui, qui est son égal, & nous les aurons toujours l’un & l’autre devant nous ; au lieu que nous ne verrons ni notre gendre ni elle si vous l’allez marier à la Cour & dans vos grands Palais, où personne ne l’entendra, ni elle n’entendra rien elle-même. Viens çà, bête & femme opiniâtre, répliqua Sancho ; pourquoi veux-tu, sans rime ni raison, m’empêcher de marier ma fille avec quelqu’un qui me donne de grands Seigneurs pour héritiers ? . . . Marion sera Comtesse, quand tu en devrois crever, & quelque chose que tu en dises. Mon mari, prenez bien garde à ce que vous dites, repartit Thérese ; j’ai bien peur que ces Comtés ne soient la perdition de votre fille. Vous en ferez tout ce que vous voudrez ; mais, Duchesse ou Princesse, je n’y donnerai jamais mon consentement. Voyez-vous, mon ami, j’ai toujours aimé l’égalité, & je ne saurois souffrir toutes ces suffisances : on m’a donné le nom de Thérese au baptême, sans y ajouter Madame ni Mademoiselle : mon pere s’appelle Cascayo, & moi je m’appelle Thérese Pança, parceque je suis votre femme ; car je devrois m’appeller Thérese Cascayo ; mais là où sont les Rois, là sont les loix : tant y a que je suis bien contente de mon nom, & je ne veux point qu’on le grossisse davantage, de peur qu’il ne pese trop, ni non plus donner à parler aux gens, en m’habillant à la Baronne ou à la Gouverneuse. Vraiment, vraiment, ils ne manqueroient pas de dire aussi-tôt : Voyez, voyez comme elle fait la glorieuse, la gardeuse de pourceaux ! hier elle filoit des étoupes, & elle alloit à la messe avec une serviette sur la tête, aujourd’hui la voilà qui marche avec le vertugadin, & toute couverte de soie, & elle fait la suffisante, comme si nous ne la connoissions pas. Si Dieu me garde mes cinq ou six sens de nature, je m’empêcherai bien de leur donner à jaser ; oui, par ma foi, je m’en empêcherai bien. Pour vous, mon ami, faites-vous Gouverneur, ou Baron, ou Président, si vous voulez, & habillez-vous à la grandeur, si la fantaisie vous en prend ; mais notre fille & moi n’en ferons pas un pas davantage, ou je n’aurai pas de voix en chapitre : une femme d’honneur a la jambe rompue, & ne sauroit sortir de la maison, & les honnêtes filles ne se divertissent qu’à travailler. C’est à ces grosses Madames à courir la pretantaine, parcequ’elles ne sauroient faire œuvre de leurs dix doigts. Allez, mon mari, allez à vos aventures avec votre Seigneur Don Quichotte, & nous laissez avec les nôtres ; Dieu les rendra bonnes, s’il lui plaît. Mais, après tout, je ne sais pas où votre Maître a pris le Don, car son pere ni son grand-pere ne l’ont jamais porté. Par ma foi, femme, repliqua Sancho, si je ne crois que tu as un Lutin dans le corps ! Et où, mille diables, prends-tu toutes les choses que tu viens d’enfiler ? Qu’est-ce que tes Cascayo, tes Vertugadins, & tes Présidents ont à voir avec ce que je te dis ? Viens ici, ignorante & étourdie ; je te puis bien appeller ainsi, puisque tu n’entends point raison, & que tu fuis ton bonheur. Si je te disois qu’il faut que ma fille se jette du haut d’une tour en bas, ou qu’elle courre le monde, comme faisoit l’Infante Urraca, tu aurois raison de te fâcher ; mais si, dans trois pas & un saut, je fais tant qu’on la nomme Madame, & si je la tire du chaume, pour la faire asseoir sous un dais, & sur plus de carreaux de velours, que tous les Almoades de Maroc n’en ont eu en tout leur lignage, pourquoi ne veux-tu pas être de mon avis ? Savez-vous pourquoi, mon mari ? c’est à cause du proverbe, qui dit : ce qui te couvre, te découvre. On ne jette les yeux qu’en passant sur les pauvres, & on les arrête sur les riches ; si le riche étoit autrefois pauvre, on ne fait que murmurer & en médire, & le pis est que, quand on a commencé, on ne finit point. . . . . Or çà, ma femme, dit Sancho, demeurons donc d’accord que notre fille sera Comtesse. Jour de Dieu ! le jour que je la verrai Comtesse, s’écria Thérese, je voudrois la voir cent pieds sous terre. Mais, encore une fois, faites ce que vous aviserez ; vous autres hommes, vous êtes les maîtres, & les femmes ne sont que les servantes. En même temps la pauvre femme se prit à pleurer à chaudes larmes, comme si elle eût porté sa fille en terre. Sancho l’appaisa, en l’assurant que, quand il la feroit Comtesse, ce seroit pourtant le plus tard qu’il pourroit, & il alla aussi-tôt chez Don Quichotte pour donner ordre au départ.
MOLIERE. Acte III. Scene XII.
CLÉONTE, M. JOURDAIN, Mad. JOURDAIN, LUCILE, COVIELLE, NICOLE.
Cléonte.
Monsieur, je n’ai voulu prendre personne pour vous faire une demande que je médite il y a long-temps. Elle me touche assez pour m’en charger moi-même ; &, sans autre détour, je vous dirai que l’honneur d’être votre gendre est une faveur glorieuse que je vous prie de m’accorder.
M. Jourdain.
Avant que de vous rendre réponse, Monsieur, je vous prie de me dire si vous êtes gentilhomme.
Cléonte.
Monsieur, la plupart des gens, sur cette question, n’hésitent pas beaucoup. On tranche le mot aisément. Ce nom ne fait aucun scrupule à prendre ; & l’usage aujourd’hui semble en autoriser le vol. Pour moi, je vous l’avoue, j’ai les sentiments, sur cette matiere, un peu plus délicats. Je trouve que toute imposture est indigne d’un honnête homme, & qu’il y a de la lâcheté à déguiser ce que le Ciel nous a fait naître, à se parer aux yeux du monde d’un titre dérobé, à se vouloir donner pour ce qu’on n’est pas. Je suis né de parents, sans doute, qui ont tenu des charges honorables ; je me suis acquis dans les armes l’honneur de six ans de service, & je me trouve assez de bien pour tenir dans le monde un rang assez passable ; mais, avec tout cela, je ne veux point me donner un nom où d’autres en ma place croiroient pouvoir prétendre, & je vous dirai franchement que je ne suis point gentilhomme.
M. Jourdain.
Touchez là, Monsieur ; ma fille n’est pas pour vous.
Cléante.
Comment !
M. Jourdain.
Vous n’êtes point gentilhomme, vous n’aurez point ma fille46.
Mad. Jourdain.
Que voulez-vous donc dire avec votre gentilhomme ? Est-ce que nous sommes, nous autres, de la côte de S. Louis ?
M. Jourdain.
Taisez-vous, ma femme ; je vous vois venir.
Mad. Jourdain.
Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie ?
M. Jourdain.
Voilà pas le coup de langue ?
Mad. Jourdain.
Et votre pere n’étoit-il pas marchand aussi bien que le mien ?
M. Jourdain.
Peste soit de la femme ! Elle n’y a jamais manqué. Si votre pere a été marchand, tant pis pour lui ; mais, pour le mien, ce sont des mal-avisés qui disent cela. Tout ce que j’ai à vous dire, moi, c’est que je veux avoir un gendre gentilhomme.
Mad. Jourdain.
Il faut à votre fille un mari qui lui soit propre ; & il vaut mieux pour elle un honnête homme riche & bien fait, qu’un gentilhomme gueux & mal bâti.
Nicole.
Cela est vrai. Nous avons le fils du gentilhomme de notre village, qui est le plus grand malitorne & le plus sot dadais que j’aie jamais vu.
M. Jourdain, à Nicole.
Taisez-vous, impertinente. Vous vous fourrez toujours dans la conversation. J’ai du bien assez pour ma fille ; je n’ai besoin que d’honneur, & je la veux faire Marquise.
Mad. Jourdain.
Marquise ?
M. Jourdain.
Oui, Marquise.
Mad. Jourdain.
Hélas ! Dieu m’en garde !
M. Jourdain.
C’est une chose que j’ai résolue.
Mad. Jourdain.
C’est une chose, moi, où je ne consentirai point. Les alliances avec plus grand que soi sont sujettes toujours à de fâcheux inconvénients. Je ne veux point qu’un gendre puisse à ma fille reprocher ses parents, & qu’elle ait des enfants qui aient honte de m’appeller leur grand-maman. S’il falloit qu’elle me vînt visiter en équipage de grand-Dame, & qu’elle manquât, par mégarde, à saluer quelqu’un du quartier, on ne manqueroit pas aussi-tôt de dire cent sottises.
« Voyez-vous, diroit-on, cette Madame la Marquise, qui fait tant la glorieuse ? c’est la fille de Monsieur Jourdain, qui étoit trop heureuse, étant petite, de jouer à la madame avec nous. Elle n’a pas toujours été si relevée que la voilà ; & ses deux grands-peres vendoient du drap auprès de la porte Saint-Innocent. Ils ont amassé du bien à leurs enfants, qu’ils paient maintenant peut-être bien cher en l’autre monde ; & l’on ne devient guere si riche à être honnêtes gens ».Je ne veux point tous ces caquets, & je veux un homme, en un mot, qui m’ait obligation de ma fille, & à qui je puisse dire : Mettez-vous là, mon gendre, & dînez avec moi.M. Jourdain.
Voilà bien les sentiments d’un petit esprit, de vouloir demeurer toujours dans la bassesse. Ne me répliquez pas davantage ; ma fille sera Marquise, en dépit de tout le monde ; &, si vous me mettez en colere, je la ferai Duchesse.
Si l’on trouve quelque chose qui convienne mieux au caractere & à la situation de Madame Jourdain, que les propos de Thérese Pança, je conviendrai pour lors que notre comique a eu tort de les transporter sur le théâtre. Jusqu’à ce temps là, j’estime Moliere tout autant que si Madame Jourdain eût été la premiere à les tenir.
Dans le divertissement du quatrieme acte on reçoit M. Jourdain Turc. Un Muphti, des Dervis président à la cérémonie qui se fait en dansant & en chantant. L’idée est prise dans les Disgraces d’Arlequin : on le reçoit Juif, & on lui donne des coups de bâton comme à M. Jourdain. J’ai annoncé dans l’article de Pourceaugnac, que je dirois ici la raison pour laquelle la piece italienne intitulée, le Disgrazie d’Arlecchino, étoit fort rare, & ne se jouoit plus en Italie ; c’est parceque les Juifs ont obtenu un ordre qui en défend la représentation.
On prétend que Moliere a peint son Bourgeois Gentilhomme d’après une personne qui avoit à-peu-près le même ridicule. On ajoute que, lorsqu’on veut vérifier cette prétendue anecdote, on nomme vingt personnes différentes : je le crois bien. Le tableau ne seroit pas aussi frappant, s’il n’étoit que la copie d’un seul original. Nous avons dit ailleurs que le ridicule d’un seul homme, quelque outré qu’il soit, ne peut seul remplir une piece. Plaignons les Auteurs qui n’envisageront jamais qu’un modele : leurs peintures, vues dans l’optique du théâtre, paroîtront bien foibles.