CHAPITRE XVII.
Amphitrion, Comédie en trois actes & en vers, comparée pour le fond & les détails avec l’Amphitrion de Plaute ; les deux Sosies de Rotrou ; un Dialogue de Lucien.
Il est inutile d’en donner ici l’extrait, parceque nous le ferons insensiblement, en comparant la piece avec celle de Plaute.
Boileau préféroit, dit-on, l’Amphitrion latin. A la bonne heure ; chacun a sa façon de penser. Soyons aveuglément de son avis, quand il nous dictera, d’après Horace, des loix poétiques ; mais gardons-nous de décider du mérite d’un Auteur dramatique sur son jugement ; nous mépriserions Quinault, &, toute comparaison faite, l’Auteur d’Armide & de la Mere coquette vaut peut-être bien le Satyrique François.
Madame Dacier, fort éprise du mérite de la piece latine, & l’ennemie déclarée de la françoise, mettoit Plaute infiniment au-dessus de Moliere. Elle préparoit même un long commentaire des deux ouvrages, pour faire voir que son favori méritoit la préférence. Mais ayant oui dire que Moliere s’apprêtoit à jouer les Femmes Savantes, elle jugea à propos de ralentir son zele pour les Anciens ; & la crainte de jouer un rôle sur le théâtre moderne, lui fit garder le silence. Je trouve qu’elle agit prudemment. Moliere étoit un rude joueur. D’ailleurs, Madame Dacier auroit certainement compromis sa réputation, & n’auroit eu pour elle que les fanatiques de l’antiquité, ou les personnes qui auroient mieux aimé tout croire sur sa parole, & ne point prendre la peine de confronter les deux ouvrages. Il n’est rien de plus aisé que d’en imposer à ces gens-là : il ne faut avoir que de l’entêtement ou de la mauvaise foi. Je me mets pour un instant à la place de Madame Dacier, & j’expose ainsi le plan de la piece latine.
Extrait de l’Amphitrion de Plaute.
Prologue. Mercure annonce que Jupiter est avec Alcmene ; qu’il a pris la figure d’Amphitrion pour plaire à la belle ; que lui, Mercure, va prendre celle de Sosie ; que son pere a triplé la nuit pour mieux jouir de sa conquête : enfin il expose toute l’avant-scene, & ne laisse là-dessus rien à desirer au public.
Acte I. Sosie vient du port pour annoncer l’arrivée d’Amphitrion son maître : il a peur. Il déclame contre le service des grands ; il veut faire à Alcmene un récit pompeux de la victoire que son mari a remportée, il met sa lanterne à terre, & il lui adresse son discours, comme si elle étoit effectivement la femme du Général. Lorsqu’il croit avoir bien répété son rôle pour en être sûr, il veut entrer dans l’hôtel d’Amphitrion ; mais Mercure qui garde la porte sous la figure de Sosie, crainte qu’on ne dérange Jupiter, l’empêche d’en approcher, lui dit que lui-même est Sosie valet d’Amphitrion, qu’il a été député par son maître pour annoncer son retour. Le véritable Sosie, presque convaincu à grands coups de bâton de la vérité de ce qu’on lui dit, veut s’en assurer en faisant à l’autre des questions auxquelles lui seul peut répondre. Il lui demande d’abord quel est le présent qu’Amphitrion destine à Alcmene. Mercure lui répond en homme très instruit, que c’est une coupe d’or dans laquelle buvoit le Général ennemi, & qui est présentement dans un petit panier bien scellé. Sosie croyant mieux confondre celui qui lui vole son nom & sa ressemblance, le prie de lui dire ce qu’il faisoit pendant que les deux armées étoient aux mains. Si tu sors de ce pas-là comme des autres, lui dit-il, je baisserai la lance ; j’avouerai que je suis vaincu ; enfin je confesserai que je ne suis plus moi, mais que c’est toi qui es ma personne. Réponds. Mercure répond en effet très juste à cette derniere question.
Sosie se tâte pour savoir s’il veille, s’il est lui ; il ne sait que croire. Il veut entrer chez Amphitrion pour terminer la querelle. Mercure le menace de le rouer de coups s’il regarde seulement la porte, & il est obligé de retourner sur ses pas. Mercure se félicite de l’avoir chassé. Jupiter sachant bien qu’Amphitrion va paroître, prend congé d’Alcmene, qui gémit sur son départ. Ils font leurs adieux sur le théâtre. Jupiter lui fait présent de la coupe que son mari lui destinoit. Le premier acte finit.
Acte II. Amphitrion, étonné du galimatias que lui fait Sosie, lui ordonne de répondre par ordre à ses discours, lui demande quel est le téméraire qui l’a battu, qui l’a empêché d’exécuter ses ordres. Sosie lui répond toujours que c’est lui ; non pas le lui présent, mais le lui absent. Amphitrion croit qu’il est ivre ou qu’il est devenu fou. Il veut entrer chez lui, mais Alcmene sort. Elle est surprise de revoir si-tôt son époux : elle croit qu’il n’a feint de vouloir partir avec tant d’empressement, que pour éprouver la vivacité de son amour. D’un autre côté le Général, étonné de venir trop tôt au gré de son épouse, éclate contre son indifférence. Elle lui dit qu’elle a cependant assez bien fait paroître son feu à son retour pendant le souper & durant la nuit. Amphitrion devient furieux : il soutient qu’il n’est arrivé qu’au moment même. Alcmene lui montre, pour le confondre, le présent qu’elle a reçu de lui-même. Sosie dit qu’à moins que la coupe ne soit double, ainsi que lui & son maître, elle est certainement dans le petit panier. On l’ouvre, la place est vuide. Amphitrion & Alcmene s’accablent mutuellement de mille reproches. L’époux quitte la scene pour chercher des témoins qui assureront qu’il n’a pas abandonné l’armée un seul instant. L’épouse, offensée, rentre chez elle, pour pleurer sur l’affront qu’on lui fait.
Acte III. Jupiter revient pour appaiser Alcmene. Elle paroît. Il veut en effet lui faire des caresses, qu’elle rejette. Elle veut absolument qu’on les sépare. Jupiter feint d’avoir soutenu qu’il n’avoit point passé la nuit avec elle, seulement pour plaisanter. Il trouve le secret de fléchir son courroux. Il veut célébrer son raccommodement par un sacrifice à Jupiter. Il ordonne à Sosie d’aller inviter à dîner le pilote Blepharon, & il recommande à Mercure de bien faire sentinelle.
Acte IV. Amphitrion n’a pas trouvé le témoin qu’il cherchoit. Il revient pour faire de nouvelles questions à sa femme. Il veut entrer chez lui. Mercure, du haut de la maison, l’en empêche, lui dit des injures, lui jette des tuiles, lui défend de troubler la tranquillité d’Amphitrion qui goûte dans les bras d’Alcmene tous les plaisirs d’un raccommodement. Amphitrion, croyant recevoir ce traitement de Sosie, le menace de mille coups. Au moment même le véritable Sosie arrive avec le pilote. Amphitrion veut le tuer, sur-tout quand il lui soutient qu’il a été inviter le pilote par son ordre. Jupiter paroît pour faire cesser le bruit qu’on fait devant sa porte. Sosie se jette du parti de Jupiter, & soutient que son maître est un faux Amphitrion. Il va tout préparer pour le dîné. Le pilote ne sait point décider entre les deux Amphitrion.
Acte V. Bromie, servante d’Amphitrion, vient annoncer que Madame est accouchée de deux garçons. Le tonnerre gronde : Amphitrion, alarmé, tombe devant sa porte. Bramine le console, en lui apprenant l’heureux accouchement d’Alcmene. Jupiter descend du haut des Cieux, pour avouer à Amphitrion qu’il a occupé sa place pendant son absence, lui promet un bonheur infini & beaucoup de gloire. Il remonte au Ciel, & la piece finit.
Cet extrait fait ainsi, & lu par les personnes qui ne jugent jamais que
d’après les autres, fera certainement dire : « La piece de Plaute est mot à mot celle de Moliere. Ce
dernier n’a pas grand mérite d’avoir réduit en trois actes une comédie qui
étoit en cinq, & d’avoir encore alongé la courroie avec les scenes
épisodiques de deux personnages subalternes, telles que celle de Sosie & de Cléanthis, & avec les
scenes qui font de Jupiter un vrai petit-maître
François ».
Ainsi parloient Despréaux & Madame
Dacier, tous les deux aveuglés par leur amour pour
l’antiquité. Ainsi pourront parler encore l’ignorance & la paresse, séduites
par un extrait dicté par la prévention ou la mauvaise foi, dans lequel les
beautés de l’original sont citées avec soin, & les défauts adroitement
écartés. Apprenons à voir par nos yeux ; lisons nous-mêmes la piece latine ;
comparons-la à la françoise que nous allons analyser scene à scene, &
jugeons ensuite.
Parallele de l’Amphitrion de Moliere avec celui de Plaute.
Prologue. Moliere, ainsi que Plaute, se sert de ce prologue pour exposer l’avant-scene ; mais, dans le latin, Mercure adresse tout uniment la parole au spectateur, ce qui rompt l’illusion. Moliere s’adresse à la Nuit ; &, sous prétexte d’avoir à la prier de la part de Jupiter de ralentir le pas de ses chevaux, il lui raconte l’aventure d’Alcmene & du Souverain des Dieux ; instruit adroitement par là le public de tout ce qui se passe, écarte en même temps, par un dialogue piquant & plein de sel, la monotonie inséparable d’un récit trop long. Outre cela, Moliere n’a pas la maladresse d’y prévenir, comme Plaute, le public sur tout ce qui doit arriver dans le courant de la piece, & ne s’amuse pas à demander de la part de Jupiter qu’on coupe la robe & qu’on fasse des incisions au visage de l’acteur qui aura fait cabale pour se faire applaudir plus que son camarade.
Acte I. Scene I. Le Sosie de Moliere a peur, comme celui de Plaute ; mais c’est sa poltronnerie qui en est la cause. Chez le Poëte Latin, c’est parcequ’il craint d’être arrêté comme un vagabond. Quelle raison pitoyable ! Ne lui auroit-il pas été bien facile de prouver ce qu’il étoit & à qui il appartenoit ? Chez Moliere comme chez Plaute, Sosie répete son rôle avec la lanterne, qu’il suppose être Alcmene : mais chez Moliere, la fausse Alcmene répond à Sosie ; ce qui devient bien plus plaisant. Le Sosie François fait à la lanterne, comme le Sosie Latin, un récit de la bataille qui comble Amphitrion de gloire ; mais il le fait en lâche qui s’est caché dans le temps qu’on se battoit, & qui s’est amusé à boire pendant ce temps-là. Le récit de l’esclave Latin est très circonstancié, par conséquent, très long, très ennuyeux, & très déplacé dans la bouche de celui qui le prononce.
Scene II. Chez Moliere comme chez Plaute, Mercure s’amuse à rosser Sosie, à lui voler sa ressemblance, à lui prouver qu’il est le vrai Sosie, à le renvoyer au port sans le laisser entrer chez Alcmene ; mais Moliere se garde bien de leur faire débiter toutes les mauvaises plaisanteries que le Comique Romain a mises dans leur bouche. Je n’en citerai que quelques-unes.
Mercure.
Quelqu’un sent ici quelque chose pour son malheur.
Sosie.
Hélas ! aurois-je effectivement lâché une mauvaise odeur ? . . . . . . . . .
Mercure.
Une certaine voix a volé jusqu’à mes oreilles.
Sosie.
Il faut que je l’avoue, j’ai été un malheureux, un homme maudit du destin ! Pourquoi, puisque ma voix a des plumes, & qu’elle vole comme un oiseau, pourquoi ai-je oublié de lui arracher les ailes ?
Mercure.
Cet impertinent messager, avec sa bête de charge, pourroit bien recevoir de moi certaines faveurs qu’il ne brigue pas.
Sosie.
Sur mon ame, je n’ai point d’animal de somme, pas même un âne, à moins qu’il ne parle de moi. . . . .
Mercure.
Tu accumules mensonge sur mensonge, tu es tout cousu de faussetés.
Sosie.
Tu n’y penses pas : l’habit avec lequel je suis venu est cousu de fil ; mais pour moi je ne sais ce que c’est que de coudre des tromperies.
Mercure.
Tu mens grossiérement, car tu n’es pas venu avec ton habit, mais avec tes pieds.
Sosie.
La remarque est ingénieuse, & de plus elle est vraie.
J’aurois, si je le voulois, dans cette scene seulement, cent traits pareils à citer. Moliere étoit trop au-dessus de son modele pour ne pas les lui abandonner. Moliere termine la scene par ces quatre vers :
Enfin je l’ai fait fuir, &, sous ce traitement,De beaucoup d’actions il a reçu la peine.Mais je vois Jupiter que fort civilementReconduit l’amoureuse Alcmene.
Qu’on lise Plaute, on verra que pour dire moins que Moliere ne dit dans ces quatre vers, il fait débiter à Mercure un monologue de trois pages. Il est vrai qu’il s’y divertit à prévenir l’assemblée sur qui doit arriver dans le courant de la piece, à lui enlever par-là tout le plaisir des surprises, & sur-tout de l’intérêt. Paroissez, Boileau, & vous, savante Dacier, soutenez que Moliere a mal fait de ne pas imiter son original dans une faute si grossiere ; nous n’en croirons rien.
Scene III. Dans Moliere, Jupiter prend congé d’Alcmene à-peu-près comme dans Plaute, avec la différence que dans la piece latine il recommande à Alcmene d’avoir bien soin des affaires de la maison, & de sa santé pendant sa grossesse, ce qui cadre assez bien avec le personnage de mari qu’il joue. Dans la piece françoise, Jupiter, loin de songer aux affaires du ménage, s’étudie à faire oublier l’époux, en lui débitant des fleurettes que nous avons déja citées ailleurs, & qui, n’en déplaise aux amateurs des jolis madrigaux, rendent la scene de Moliere inférieure à celle de Plaute, sur-tout si elles sont débitées par un acteur qui, loin de passer légérement sur la délicatesse outrée de Jupiter, veuille au contraire en faire sentir toutes les petites finesses. Et disons avec Alcmene :
Amphitrion, en vérité,Vous vous moquez, de tenir ce langage ;Et j’aurois peur qu’on ne vous crût pas sage,Si de quelqu’un vous étiez écouté.
Scene IV. Chez Moliere, Cléanthis, suivante d’Alcmene, témoin de la tendresse de Jupiter pour sa maîtresse, veut engager Mercure, qu’elle prend pour son mari, à la traiter aussi favorablement : le messager des Dieux la rebute. Les amateurs de l’antiquité ont beau dire que cette scene, ne se passant qu’entre deux personnages subalternes, est mauvaise, puisqu’elle interrompt l’intrigue des principaux acteurs. Le reproche seroit fondé si la piece étoit dans le genre du Tartufe, du Misanthrope, des Femmes Savantes, si, sur-tout, les valets ne faisoient que parodier leurs maîtres : mais leur situation est au contraire tout-à-fait opposée ; & c’est de cette variété que naît la plus grande partie du comique.
Acte II. Scene I. Cette scene & celle de Plaute sont tout-à-fait semblables, à quelques vers près. Les deux Jupiter interrogent les deux Sosie, & sont désespérés par l’embarras plaisant du moi d’ici, du moi de là-bas, &c.
Scene II. Cette scene est encore tout-à-fait imitée du latin : elle n’a de plus que le mérite d’être plus courte. Il y a dans Plaute une chose que je trouve assez plaisante, & que Moliere a négligée, je ne sais trop pourquoi ; c’est lorsqu’Amphitrion soutient à son épouse qu’il n’a point passé la nuit avec elle : alors elle s’écrie : O Jupiter ! pour peu que vous aimiez la justice, prenez ma cause en main ! Jupiter me paroît là invoqué très à propos.
Scene III. Sosie craint pour son front le déshonneur qui couvre celui de son maître, & veut apprendre de la bouche de Cléanthis ce qui s’est passé. Il triomphe quand il sait que l’autre lui n’a pas voulu coucher avec sa femme. Sa joie éclate, & le courroux de Cléanthis augmente. Voilà encore une scene qui n’est pas dans Plaute, que les amateurs de l’antiquité ont critiquée par cette raison même, & que nous devons estimer, comme la derniere du premier acte, pour le plaisant & la variété qu’elles jettent dans la piece.
Scene IV. Jupiter annonce tout uniment qu’il vient pour goûter le plaisir d’un racommodement & se réconcilier avec Alcmene sous la figure du mari. Dans Plaute, Jupiter, pour nous dire la même chose, débite un long monologue, dans lequel, crainte que nous ne nous intéressions trop à la piece, & que nous ne soyons aiguillonnés par la curiosité, il nous répete encore tout ce qui arrivera & comment se fera le dénouement.
Scene VI. Ici la scene de raccommodement est, quant au fond, fort semblable à la latine : les deux héros ne se ressemblent pourtant guere. Le Galant latin est un grivois à qui la belle Alcmene est obligée de dire : finissez donc, tenez vos mains tranquilles. Le Galant françois va au même but, mais avec l’adresse & le jargon doucereux d’un petit-maître. L’un est un peu trop grossier, mais l’autre est par trop fade, & le spectateur est tenté de s’écrier avec Alcmene :
. . . . . . .. . . . . .Ah ! toutes ces subtilitésN’ont que des excuses frivoles.. . . . . . .. . . . . . .Ce sont des contretemps que de telles paroles :Ce détour ridicule est en vain pris par vous.. . . . . . . . .. . . . . . . . .
L’Alcmene de Plaute dit encore dans cette scene à son époux, que Jupiter connoît son innocence. Après le raccommodement, Jupiter ordonne à Sosie d’aller prier le pilote Blépharon à dîner, pendant qu’il fera le sacrifice qu’il a promis à Jupiter : Sosie l’exhorte à ne pas y manquer, parceque le Seigneur Jupiter est vindicatif comme tous les diables. Je ne sais pas pourquoi Moliere n’a pas tiré parti de ces deux traits, qui sont d’un excellent comique, puisque le plaisant sort du fond de la scene & de la situation des personnages.
Acte III. Scene I. Moliere a fort prudemment abandonné la quatrieme scene du troisieme acte de Plaute, dans laquelle Mercure, nous enlevant encore le plaisir de toute surprise, nous rapporte, dans un très long monologue, ce qu’il va faire, & le comique qui en résultera. Notre Poëte, plus adroit, nous fait rire avant que de nous le promettre, & passe rapidement aux scenes comiques par la situation. Amphitrion revient, au désespoir de n’avoir pu trouver les personnes en état d’assurer qu’il n’a pas quitté l’armée.
Scene II. Dans cette scene, ainsi que dans celle de Plaute, Mercure insulte le malheureux Amphitrion, le menace de lui envoyer des messagers fâcheux s’il ne s’éloigne, & s’il trouble Amphitrion & Alcmene qui goûtent le plaisir de s’être raccommodés. Le pauvre époux est furieux. Les scenes sont exactement les mêmes ; cependant la latine est ennuyeuse, la françoise fait éclater de rire. Pourquoi cela ? Nous en avons déja dit la raison : dans la piece latine, Mercure nous ayant prévenus sur tout ce qu’il alloit faire, les incidents ne produisent plus aucun effet ; au lieu qu’ils ont toujours chez Moliere le mérite de la surprise, grace à l’économie théâtrale qu’il possédoit au suprême degré.
Scene III. Monologue de liaison très court.
Scene IV. Ici, de même que chez Plaute, Sosie amene les convives que Jupiter, sous la figure d’Amphitrion, lui a commandé d’aller chercher. Amphitrion, d’un autre côté, veut le punir des impertinences que Mercure lui a dites. Cette scene est très courte dans Moliere ; elle est très longue dans Plaute, & ne dit pas davantage. Le comique y est noyé ou répété.
Scene V. Le fond de cette scene est encore dans Plaute. Jupiter, chez l’un & l’autre Auteur, vient imposer silence au mari qui fait tapage devant sa porte. Amphitrion, furieux, veut se venger : un convive les sépare, & ne peut distinguer quel des deux est le fourbe. Mais la scene latine est bien inférieure à la françoise, par un vice très ordinaire chez Plaute ; il y parodie en entier la scene que Mercure & Sosie ont eue ensemble ; ou, pour mieux dire, la scene des deux Amphitrion latins & celle de leurs deux Sosie se ressemblent entiérement, à quelques expressions près.
Ajoutons à la mal-adresse de cette scene, l’indécence avec laquelle Plaute fait battre Jupiter & Amphitrion à coups de poings, comme de vrais polissons, & nous aurons de la peine à nous imaginer que des personnes judicieuses aient pu balancer un instant sur le mérite des deux pieces. Continuons, & notre surprise augmentera.
Scene VI. Jupiter prie les convives d’aller se mettre à table. Sosie, qui meurt de faim, brûle d’être aux prises.
Scene VII. Au moment où Sosie veut aller manger comme quatre, Mercure vient l’en empêcher, & le rosse. Sosie a beau le prier de permettre qu’il soit son ombre, son cadet, il n’entend point raison, & Sosie s’écrie douloureusement :
O Ciel ! que l’heure de manger,Pour être mis dehors, est une maudite heure !
Cette scene est encore de l’invention de Moliere, & on ne peut disconvenir que l’idée n’en soit plaisante ; & elle est d’autant mieux imaginée, que les deux Sosie ayant ouvert la scene, il paroit raisonnable qu’ils se retrouvent aux prises dans le reste de la piece.
Dénouement.
Enfin, dans l’une & dans l’autre piece, Jupiter paroît dans une machine, au bruit du tonnerre, & déclare à l’époux qu’il est son imposteur. Ce dénouement paroîtra d’abord le même ; mais on ne tardera pas à sentir tous les défauts de l’original, & le mérite qu’il y a à les avoir évités. Dans la piece latine, Bromie, servante d’Amphitrion, vient dire au spectateur, dès le commencement du cinquieme acte, que Madame a mis au monde deux garçons, qu’elle a furieusement eu peur, parcequ’il a beaucoup tonné, & que Jupiter a paru devant elle pour lui dire que l’un des garçons étoit de sa façon. Elle trouve Amphitrion couché sur sa porte, tant il a été alarmé par le tonnerre ; elle lui raconte tout ce qu’elle nous a déja dit, & l’amuse ensuite en lui racontant l’histoire du gros garçon qui a étouffé deux serpents venus par les gouttieres. Elle lui répete, crainte qu’il n’en doute, que ce gros garçon n’est pas à lui. Amphitrion remercie Jupiter de ce qu’il a voulu se donner la peine de prendre sa place, cultiver son petit champ, peupler sa famille & tenir son épouse en haleine. Dans la seconde scene, Jupiter qui paroît, répete au Seigneur Amphitrion ce qu’on nous a déja dit deux fois dans ce même acte. Enfin Amphitrion emploie la troisieme & derniere scene à se féliciter de son bonheur. Un seul point l’embarrasse ; il ne sait pas si Madame Alcmene, accoutumée au pain de Junon, ne se dégoûtera point de l’ordinaire. Il se console en disant que Jupiter pourvoira sans doute à cet inconvénient, qui n’est pas petit en ménage, & il exhorte le spectateur à se retirer après avoir applaudi.
Vit-on jamais un dernier acte plus vuide d’action, plus mal tissu, plus plein de répétitions & d’indécences ? Moliere l’a fondu non seulement tout entier dans une scene, mais il a encore su ennoblir son héros, le faire parler & agir en Général d’armée.
Chez Plaute, Amphitrion se félicite & se fait féliciter par ses amis de la fortune qu’il va faire : chez Moliere, Amphitrion est un héros qui, remplacé par un Dieu dans le cœur de sa femme, est accablé par la toute-puissance, gémit en secret, & va cacher sa honte. Notre Amphitrion, trop honnête, trop grand pour se féliciter, n’a pas même à rougir des félicitations de quelques flatteurs insolents ; Sosie leur coupe très adroitement la parole.
Sosie.
Messieurs, voulez-vous bien suivre mon sentiment ?Ne vous embarquez nullementDans ces douceurs congratulantes ;C’est un mauvais embarquement :Et d’une & d’autre part, pour un tel compliment,Les phrases sont embarrassantes.Le grand Dieu Jupiter nous fait beaucoup d’honneur,Et sa bonté sans doute est pour nous sans seconde :Il nous promet l’infaillible bonheurD’une fortune en mille biens féconde,Et chez nous il doit naître un fils d’un très grand cœur,Tout cela va le mieux du monde :Mais enfin coupons aux discours,Et que chacun chez soi doucement se retire.Sur telles affaires toujoursLe meilleur est de ne rien dire.
Je le répete, & mes Lecteurs seront certainement de mon avis, Boileau & Madame Dacier ont été entraînés dans leurs jugements par le respect aveugle que l’on avoit jadis pour l’antiquité, & par l’idée où l’on étoit que nos génies ne pouvoient se mesurer avec les anciens, sans se montrer inférieurs : idée presque aussi ridicule, mais bien moins impertinente que notre mépris actuel pour les ouvrages du siecle passé, & la haute estime que nous avons de nos monstrueuses productions.
Après avoir mis en parallele Moliere & Plaute, il faut leur comparer Rotrou. La piece de ce dernier, intitulée les deux Sosie, est calquée presque entiérement sur l’Amphitrion du Poëte latin. On y voit à-peu-près les mêmes beautés & les mêmes défauts, avec cette différence que les acteurs n’y ont pas la mal-adresse de ne laisser rien à desirer au spectateur, & de l’instruire toujours de tout ce qui doit arriver ; mais, en revanche, Rotrou, supérieur à Plaute en cela, lui est inférieur quand il fait débiter son prologue par Junon, personnage tout-à-fait étranger à l’action, qui s’amuse à déclamer contre ses rivales l’une après l’autre, & à détailler les travaux qu’elle prépare au fils d’Alcmene. Elle auroit dû pour le moins attendre qu’il fût né.
Prologue des deux Sosie de Rotrou.
Junon.
. . . . . . . . .Mais qu’il naisse, & commence une incroyable histoire :Sa peine avec usure achetera sa gloire :Le noir séjour des morts, l’air, la terre, le ciel,Vomiront contre lui tout ce qu’ils ont de fiel :Mortel, il est l’objet d’une immortelle haine ;Aussi-tôt que ses jours, commencera sa peine.Les lions, les serpents, les hydres, les taureaux,Seront de son repos les renaissants bourreaux ;Et je regretterois une heure de sa vie,Qui d’un nouveau travail ne seroit pas suivie, &c.
J’ai vu des personnes soutenir, avec la derniere opiniâtreté, que Moliere devoit à Rotrou l’idée du dialogue si plaisant entre Sosie & la lanterne figurant pour Alcmene, ainsi que toutes les scenes de Cléanthis avec son époux. Rien de moins vrai. Il suffit de savoir lire pour s’en convaincre. Sosie fait à sa lanterne, dans Rotrou comme dans Plaute, un récit très long, très ennuyeux, très bien circonstancié, du combat auquel il n’a pas assisté ; mais la prétendue Alcmene ne l’interrompt point ; Sosie & la suivante d’Alcmene, nommée Céphalie, ne se parlent jamais : ainsi nous pouvons dire que Moliere doit à son génie seul ce qui écarte la monotonie de son sujet & en varie le comique.
On assure encore que Moliere a copié plusieurs tirades entieres de Rotrou. Il m’est bien aisé de prouver le contraire en rapportant une scene dans laquelle les deux Auteurs ont suivi le même plan & les mêmes idées.
ROTROU. Acte II. Scene I.
AMPHITRION, SOSIE.
Amphitrion.
Marche, tôt.Sosie.
Je vous suis.Amphitrion.
Marche, peste des hommes !Sosie.
Tels sont nos attributs, malheureux que nous sommes !Pestes, ivrognes, fous, impudents, effrontés ;On nous donne à bon prix toutes ces qualités.Défiances, soupçons, coups, injures, menaces,Le servage est l’objet de toutes ces disgraces.Amphitrion.
Tu murmures, pendard ?Sosie.
Et, pour dernier malheur,On y défend encor la plainte à la douleur.Amphitrion.
Ma patience, ô Dieux ! est bien incomparable,D’avoir pu si long-temps souffrir ce misérable !Sosie.
Dites ce qui vous plaît, suivez votre courroux ;C’est à moi de souffrir, puisque je suis à vous :Mais je ne vous dirai, quelque sort qui me suive,Que la vérité même, & que ce qui m’arrive...Amphitrion.
Oses-tu, malheureux, encor me soutenirCe qui ne fut jamais, ni ne peut avenir,Qu’étant ici présent, tu sois chez nous encore ?Sosie.
C’est l’effet d’un pouvoir que moi-même j’ignore :Mais je ne vous mens point.Amphitrion.
Misérable est celuiSur qui pend le malheur qui t’attend aujourd’hui.Sosie.
Je ne me défendrai d’un traitement si rude,Qu’avecque la vertu qu’enjoint la servitude.Amphitrion.
Ton impudence encor s’obstine à me jouer !C’est bien haïr ta vie, il le faut avouer !Tu m’oses soutenir, avecque tant d’audace,Qu’un même homme, en même heure, occupe double place ?Sosie.
Je le soutiens encor.Amphitrion.
Te confondent les Dieux !Sosie.
Leur foudre, si je mens, m’extermine à vos yeux !Amphitrion.
Quelle confusion à la mienne est pareille ?Et combien justement doutois-je si je veille !Sosie.
Que desirez-vous plus ? je vous l’ai dit cent fois,Et vous verrez l’effet s’accorder à ma voix.A quoi tant répéter ce discours inutile ?Me voici dans les champs, & je suis à la ville.Parlé-je à cette fois assez disertement,En termes assez clairs, assez distinctement ?Nos fautes font, bien moins que votre défiance,Ce malheur qui chez vous nous ôte la créance.Malheur, Amphitrion, à ceux que, comme moi,Un sort abject & bas rend indignes de foi !Amphitrion.
Traître, qui te croira ? quel esprit si créduleNe tiendra, comme moi, ce conte ridicule,Que tu sois au logis & que tu sois ici ?Sosie.
J’en suis le plus confus & le plus en souci :Mais il n’est rien plus vrai.Amphitrion.
Dessus quelle apparenceAs-tu si fermement fondé cette assurance ?Sosie.
Il est trop vrai, vous dis-je ; & cet étonnement,S’il vous touche si fort, me touche également.Je n’ai pas cru d’abord à cet autre moi-même,J’ai démenti mes yeux sur ce rapport extrême ;Mais j’ai tant fait enfin que je me suis connu,Je me suis tout conté comme il est avenu,Jusques à me citer la coupe de Pterele ;J’ai mon nom, mon habit, ma forme naturelle ;Enfin je suis moi-même, & deux gouttes de laitN’ont pas, à mon avis, un rapport si parfait.J’ai trouvé, quand, bien las, j’ai ma course achevée...Amphitrion.
Quoi ?Sosie.
Que j’étois chez nous avant mon arrivée.Je travaillois ensemble & j’étois en repos,Fatigué par les champs, & là frais & dispos.Amphitrion.
Dieux ! comme il est troublé ! Cette disgrace insigneEst le fatal présent de quelque main maligne,Quelque méchant esprit rencontré sur ses pas.Sosie.
Vous l’avez deviné. Je ne le nierai pas,Cette maligne main, si forte & si hardie,D’un orage de coups m’a la joue étourdie.Amphitrion.
Qui t’a battu ?Sosie.
Moi-même.Amphitrion.
Et pourquoi ?Sosie.
Sans raison.Amphitrion.
Toi ?Sosie.
Moi, vous dis-je, moi, qui suis à la maison.Amphitrion.
Ecoute, observe ici l’ordre que je desire,Et réponds mot pour mot à ce que je vais dire :Quel est premiérement ce Sosie inconnuQui t’a tout raconté ce qui t’est avenu ?Sosie.
Il est votre valet.Amphitrion.
Treve à sa courtoisie ;Deux me sont superflus, & j’ai trop d’un Sosie.Sosie.
Le Ciel ne soit jamais favorable à mes vœux,Si je ne vous fais voir que vous en avez deux !Celui que je vous dis, ma vivante peinture,Passeroit pour moi-même aux yeux de la nature :Il m’est pareil de nom, de visage, de port ;Il m’est conforme en tout ; il est grand, il est fort,Et m’a de sa valeur rendu des témoignages :Enfin je suis doublé, doublez aussi mes gages.Amphitrion.
Un semblable miracle est trop prodigieux,Pour m’en fier à moins qu’au rapport de mes yeux.Mais as-tu vu ma femme ?Sosie.
Ayant fait mon possiblePour me rendre d’abord votre porte accessible,Enfin, rompu de coups, j’ai rebroussé mes pas.Amphitrion.
Et qui t’en a chassé ?Sosie.
Moi, ne vous dis-je pas ?Moi que j’ai rencontré, moi qui suis sur la porte,Moi qui me suis moi-même ajusté de la sorte,Moi qui me suis chargé d’une grêle de coups,Ce moi qui m’a parlé, ce moi qui suis chez vous.Amphitrion.
Le sommeil t’a surpris, t’a montré ton image,Et ne t’a fait qu’en songe accomplir ton voyage.Sosie.
Non, non, vos propres yeux vous le feront savoir ;Ce n’est point en dormant que je fais mon devoir :J’ai veillé pour mon mal, j’ai veillé pour ma honte ;Veillant je me suis vu, veillant je vous le conte.Je me suis de cent coups, veillant, froissé les os ;J’ai veillé malheureux, & trop pour mon repos.Amphitrion.
Hâtons-nous, suis mes pas, & m’oblige à te croire,Faisant mes propres yeux témoins de cette histoire ;Par cette vue enfin je resterai confus.Sosie.
Allons : mais que les coups, s’il se peut, n’en soient plus.
MOLIERE. Acte II. Scene I.
AMPHITRION, SOSIE.
Amphitrion.
Viens-çà, bourreau, viens-çà. Sais-tu, maître frippon,Qu’à te faire assommer ton discours peut suffire ;Et que, pour te traiter comme je le desire,Mon courroux n’attend qu’un bâton ?Sosie.
Si vous le prenez sur ce ton,Monsieur, je n’ai plus rien à dire,Et vous aurez toujours raison.Amphitrion.
Quoi ! tu veux me donner pour des vérités, traître ?Des contes que je vois d’extravagance outrés ?Sosie.
Non, je suis le valet, & vous êtes le maître :Il n’en sera, Monsieur, que ce que vous voudrez.Amphitrion.
Çà, je veux étouffer le courroux qui m’enflamme,Et tout du long t’ouir sur ta commission.Il faut, avant que voir ma femme,Que je débrouille ici cette confusion.Rappelle tous tes sens, rentre bien dans ton ame,Et réponds mot pour mot à chaque question.Sosie.
Mais, de peur d’incongruité,Dites-moi, de grace, à l’avance,De quel air il vous plaît que ceci soit traité.Parlerai-je, Monsieur, selon ma conscience,Ou comme auprès des grands on le voit usité ?Faut-il dire la vérité,Ou bien user de complaisance ?Amphitrion.
Non, je ne te veux obligerQu’à me rendre de tout un compte fort sincereSosie.
Bon : c’est assez ; laissez-moi faire :Vous n’avez qu’à m’interroger.Amphitrion.
Sur l’ordre que tantôt je t’avois su prescrire...Sosie.
Je suis parti, les cieux d’un noir crêpe voilés,Pestant fort contre vous dans ce fâcheux martyre,Et maudissant vingt fois l’ordre dont vous parlez.Amphitrion.
Comment, coquin !Sosie.
Monsieur, vous n’avez rien qu’à dire,Je mentirai, si vous voulez.Amphitrion.
Voilà comme un valet montre pour nous du zele !Passons. Sur les chemins que t’est-il arrivé ?Sosie.
D’avoir une frayeur mortelleAu moindre objet que j’ai trouvé.Amphitrion.
Poltron !Sosie.
En nous formant, nature a ses caprices ;Divers penchants en nous elle fait observer.Les uns, à s’exposer, trouvent mille délices ;Moi, j’en trouve à me conserver.Amphitrion.
Arrivant au logis...Sosie.
J’ai, devant notre porte,En moi-même voulu répéter un petitSur quel ton & de quelle sorteJe ferois du combat le glorieux récit.Amphitrion.
Ensuite ?Sosie.
On m’est venu troubler & mettre en peine.Amphitrion.
Et qui ?Sosie.
Sosie : un moi, de vos ordres jaloux,Que vous avez du port envoyé vers Alcmene,Et qui de nos secrets a connoissance pleine,Comme le moi qui parle à vous,Amphitrion.
Quels contes !Sosie.
Non, Monsieur, c’est la vérité pure ;Ce moi, plutôt que moi, s’est au logis trouvé ;Et j’étois venu, je vous jure,Avant que je fusse arrivé.
Boileau critiquoit ces deux derniers vers : il ne les trouvoit pas naturels, & il donnoit la préférence au vers de Rotrou qui rend la même idée :
J’étois chez nous long-temps avant que d’arriver38.
Nous ne nous amuserons pas à prononcer là-dessus ; nous ferions une faute bien plus essentielle que celle qui est reprochée par Despréaux, puisque nous deviendrions aussi minutieux qu’il l’est dans cette occasion.
Amphitrion.
D’où peut procéder, je te prie,Ce galimatias maudit ?Est-ce songe, est-ce ivrognerie,Aliénation d’esprit,Ou méchante plaisanterie ?Sosie.
Non, c’est la chose comme elle est,Et point du tout conte frivole.Je suis homme d’honneur, j’en donne ma parole ;Et vous m’en croirez s’il vous plaît.Je vous dis que, croyant n’être qu’un seul Sosie,Je me suis trouvé deux chez nous,Et que, de ces deux moi, piqués de jalousie,L’un est à la maison & l’autre est avec vous ;Que le moi que voici, chargé de lassitude,A trouvé l’autre moi, frais, gaillard & dispos,Et n’ayant d’autre inquiétudeQue de battre & casser les os.Amphitrion.
Il faut être, je le confesse,D’un esprit bien posé, bien tranquille, bien doux,Pour souffrir qu’un valet de chansons me repaisse.Sosie.
Si vous vous mettez en courroux,Plus de conférence entre nous,Vous savez que d’abord tout cesse.Amphitrion.
Non, sans emportement je te veux écouter ;Je l’ai promis. Mais dis, en bonne conscience,Au mystere nouveau que tu me viens conter,Est-il quelque ombre d’apparence ?Sosie.
Non, vous avez raison ; & la chose à chacunHors de créance doit paroître ;C’est un fait à n’y rien connoître,Un conte extravagant, ridicule, importun :Cela choque le sens commun,Mais cela ne laisse pas d’être.
Nous devons, je pense, trouver beaucoup d’art dans ce dernier couplet, dont
l’idée n’est ni chez Plaute ni chez Rotrou.
J’ai toujours vu que le spectateur, tout en riant des choses qui ne sont pas
fondées sur la vérité, s’écrie : Quelle ridiculité ! quelle
extravagance ! Faut-il qu’on soit obligé de rire d’une pareille folie ?
Moliere prend les devants, & semble nous dire : « Ce que
j’écris ici blesse à la vérité le sens commun, mais souvenez-vous que la
piece est bâtie sur un fond fabuleux, que je vous l’ai annoncé, & que
vous n’avez plus le droit de le critiquer. Livrez-vous uniquement au plaisir
de rire ».
Amphitrion.
Le moyen d’en rien croire, à moins qu’être insensé ?Sosie.
Je ne l’ai pas cru, moi, sans une peine extrême.Je me suis, d’être deux, senti l’esprit blessé,Et long-temps d’imposteur j’ai traité ce moi-même ;Mais à me reconnoître enfin il m’a forcé ;J’ai vu que c’étoit moi, sans aucun stratagême :Des pieds jusqu’à la tête il est comme moi fait ;Beau, l’air noble, bien pris, les manieres charmantes,Enfin deux gouttes de laitNe sont pas plus ressemblantes ;Et, n’étoit que ses mains sont un peu trop pesantes,J’en serois fort satisfait.Amphitrion.
A quelle patience il faut que je m’exhorte !Mais enfin, n’es-tu pas entré dans la maison ?Sosie.
Bon, entré ! hé ! de quelle sorte ?Ai-je voulu jamais entendre de raison ?Et ne me suis-je pas interdit notre porte ?Amphitrion.
Comment donc ?Sosie.
Avec un bâton,Dont mon dos sent encore une douleur très forte.Amphitrion.
On t’a battu ?Sosie.
Vraiment.Amphitrion.
Et qui ?Sosie.
Moi.Amphitrion.
Toi ! te battre ?Sosie.
Oui, moi : non pas le moi d’ici,Mais le moi du logis qui frappe comme quatre.Amphitrion.
Te confonde le Ciel de me parler ainsi !Sosie.
Ce ne sont point des badinages.Le moi que j’ai trouvé tantôt,Sur le moi qui vous parle a de grands avantages :Il a le bras fort, le cœur haut,J’en ai reçu des témoignages,Et ce diable de moi m’a rossé comme il faut ;C’est un drôle qui fait des rages.Amphitrion.
Achevons. As-tu vu ma femme ?Sosie.
Non.Amphitrion.
Pourquoi ?Sosie.
Pour une raison assez forte.Amphitrion.
Qui t’a fait y manquer, maraud ? explique-toi.Sosie.
Faut-il le répéter vingt fois de même sorte ?Moi, vous dis-je, ce moi plus robuste que moi ;Ce moi qui s’est de force emparé de la porte ;Ce moi qui m’a fait filer doux ;Ce moi qui le seul moi veut être ;Ce moi de moi-même jaloux ;Ce moi vaillant, dont le courrouxAu moi poltron s’est fait connoître ;Enfin ce moi qui suis chez nous ;Ce moi qui s’est montré mon maître ;Ce moi qui m’a roué de coups.Amphitrion.
Il faut que ce matin, à force de trop boire,Il se soit troublé le cerveau.Sosie.
Je veux être pendu, si j’ai bu que de l’eau !A mon serment on m’en peut croire.Amphitrion.
Il faut donc qu’au sommeil tes sens se soient portés,Et qu’un songe fâcheux, dans ses confus mysteres,T’ait fait voir toutes les chimeresDont tu me fais des vérités.Sosie.
Tout aussi peu. Je n’ai point sommeillé,Et n’en ai même aucune envie.Je vous parle bien éveillé.J’étois bien éveillé ce matin, sur ma vie ;Et bien éveillé même étoit l’autre Sosie,Quand il m’a si bien étrillé.Amphitrion.
Suis-moi, je t’impose silence ;C’est trop me fatiguer l’esprit :Et je suis un vrai fou d’avoir la patienceD’écouter, d’un valet, les sottises qu’il dit.Sosie, à part.
Tous les discours sont des sottises,Partant d’un homme sans éclat.Ce seroient paroles exquises,Si c’étoit un grand qui parlât.Amphitrion.
Entrons, sans davantage attendre.Mais Alcmene paroît avec tous ses appas :En ce moment sans doute elle ne m’attend pas,Et mon abord la va surprendre.
Cet exemple suffit pour prouver combien le style de Moliere est supérieur à celui de son prédécesseur.
On croit que Moliere a imité le prologue d’Amphitrion de Lucien. Je me contenterai de transcrire le dialogue qui a donné lieu à cette opinion, & de rapporter ce que M. de Voltaire dit là-dessus dans ses Observations sur les Comédies de Moliere.
Dialogue de Mercure & du Soleil, de Lucien.
Mercure.
Arrête-toi, Soleil, l’espace de trois jours, & qu’il n’y ait cependant qu’une longue nuit : que les Heures détellent tes chevaux : éteins ton flambeau, & repose-toi.
Le Soleil.
Voilà des commandements bien étranges ! Est-ce que j’ai manqué à mon devoir ? Jupiter, pour me punir, veut-il que la nuit triomphe du jour ?
Mercure.
Non ; c’est qu’il en a besoin pour une chose d’importance.
Le Soleil.
Où est-il maintenant ?
Mercure.
Chez Alcmene, en Béotie.
Le Soleil.
Et une nuit ne suffit pas pour contenter ses desirs ?
Mercure.
Non pas cela, mais pour achever le héros qu’il a commencé.
Le Soleil.
Qu’il l’acheve, à la bonne heure. Mais cela ne se faisoit pas du temps de Saturne : il ne découchoit point d’avec Rhéa pour aller caresser la femme de son voisin : maintenant pour une P.... il faut bouleverser tout le monde. Cependant mes chevaux deviendront rétifs, faute d’exercice, & il naîtra des épines dans la carriere du soleil ; les hommes languiront dans les ténebres : & tout cela pour bâtir ce beau héros !
Mercure.
Tais-toi, qu’il ne t’en fasse repentir. Cependant je vais achever ma commission, & dire à la Lune qu’elle ne se hâte pas, & au Sommeil qu’il n’abandonne point les hommes, de peur qu’ils ne s’apperçoivent de ce changement.
M. de Voltaire va décider si Moliere a copié servilement Lucien.
« Ceux qui ont dit que Moliere a imité son prologue de Lucien, ne savent pas la différence qui est entre une imitation & la ressemblance très éloignée de l’excellent dialogue de la Nuit & de Mercure dans Moliere, avec le petit dialogue de Mercure & d’Apollon dans Lucien ; il n’y a pas une plaisanterie, pas un seul mot que Moliere doive à cet Auteur Grec. »
Il faut être juste : si nous avouons que Moliere fut heureux de trouver un beau sujet, travaillé déja par plusieurs Auteurs ; convenons aussi qu’il a vu bien mieux qu’eux & l’ordonnance générale & les détails. Il les a imités en grand homme, & ne les a point copiés. Son génie auroit-il pu s’y assujettir ? Non sans doute : & nous y aurions perdu.
Nicolas l’Heritier Nouvelon 39 fit imprimer en 1639 une tragédie intitulée Amphitrion ou Hercule furieux. Nous pouvons nous dispenser de comparer cette piece à celles dont nous venons de parler.
38. Boileau se trompoit : il y a dans Rotrou :
J’étois chez nous avant mon arrivée.