(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XVI. » pp. 294-322
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(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XVI. » pp. 294-322

CHAPITRE XVI.

Le Tartufe, Comédie en vers & en cinq actes, comparée pour le fond & les détails avec il Dottore pedante scrupuloso, le Docteur pédant scrupuleux ; Arlichino mercante prodigo, Arlequin marchand prodigue ; Don Gili, Don Gilles, canevas italiens ; avec les Hypocrites, Nouvelle de Scarron ; & un Roman intitulé, Ne pas croire ce qu’on voit.

Les trois premiers actes de cette piece furent représentés à Versailles, le 12 Mai 1664 ; à Villers-côterez, chez Monsieur, en présence du Roi & des Reines, le 24 Septembre suivant. La piece entiere fut jouée à Rinci, chez M. le Prince, le 29 Novembre de la même année, & au même lieu le 9 Novembre 1665. Elle parut pour la premiere fois à Paris, sur le théâtre du Palais Royal, le 5 Août 1667. Le lendemain on alloit la jouer, l’assemblée étoit très nombreuse, il y avoit des Dames de la premiere distinction aux dernieres places, les acteurs étoient près de commencer, lorsqu’il arriva un ordre du Premier Président du Parlement de Paris, portant défense de représenter la piece. Ce fut alors que Moliere dit à l’assemblée : Nous comptions avoir aujourd’hui l’honneur de vous donner la seconde représentation du Tartufe ; mais M. le Premier Président ne veut pas qu’on le joue.

Moliere opposa ses protections au crédit des faux dévots, & son chef-d’œuvre reparut enfin sans interruption le 5 Février 166934. Louis Riccoboni dit dans ses Observations sur la comédie, article huitieme de l’Imitation, page 147, que le sujet du Tartufe est pris de deux canevas très anciens. Nous sommes intérieurement piqués en songeant que nous devons à nos voisins la plus belle piece de notre théâtre. Consolons-nous, les obligations que nous leur avons ne sont peut-être pas aussi grandes que Riccoboni semble l’annoncer. Je délivrerai mes Compatriotes du pénible fardeau de la reconnoissance, en leur communiquant les deux canevas cités par Riccoboni.

Extrait du Tartufe.

Cette piece est si généralement connue, nous en avons d’ailleurs si souvent parlé, que peu de paroles serviront à rappeller au Lecteur le fond, les détails, la disposition des scenes, les caracteres, le plan général, & les beautés dont l’ouvrage est rempli.

Orgon, homme crédule, a retiré chez lui un imposteur qui l’a séduit en le devançant tous les matins à l’église pour lui présenter de l’eau bénite, en baisant devant lui la terre à chaque instant, en poussant tout haut de grands soupirs, en se récriant sur la générosité des aumônes qu’il lui donne, & en les distribuant en partie aux autres pauvres. Le fourbe, une fois installé chez sa dupe, acheve si bien de s’emparer de son esprit, qu’elle veut lui donner en mariage Mariane sa fille Tartufe, peu content de ses bontés, tente de séduire Elmire sa femme ; il lui fait une déclaration. Elmire, étonnée, lui pardonne son audace à condition qu’il refusera la main de Mariane, & qu’il engagera son époux à l’accorder à Valere comme il l’a déja promis. Mais Damis, fils d’Orgon, a tout entendu : il veut absolument saisir cette occasion pour détromper son pere. Il lui dit en effet que Tartufe a tenté de le déshonorer. Tartufe joue avec tant d’adresse le rôle d’hypocrite, qu’Orgon accuse son fils d’imposture, qu’il le chasse, & que, pour punir les ennemis du saint homme, il veut non seulement lui donner sa fille, mais encore tout son bien.

Elmire tâche de ramener l’esprit trop prévenu de son mari. Elle offre de lui prouver la scélératesse de son idole, le fait cacher sous une table, envoie chercher l’imposteur, risque des agaceries ; le traître ne veut se fier qu’à des réalités. Il embrasse Elmire qui s’esquive, il se trouve dans les bras d’Orgon. Il tâche de s’excuser : Orgon lui dit de sortir : il lui répond fiérement, qu’en vertu d’une bonne donation, il est maître de tous ses biens, & promet de punir les personnes qui blessent le ciel en le calomniant. Il envoie en effet un Huissier pour faire valoir ses droits. Non content de donner cette preuve insigne d’ingratitude, il déclare au Roi qu’Orgon est dépositaire de la cassette d’un criminel d’Etat ; il se charge même d’accompagner la personne qui doit arrêter son bienfaiteur. Madame Pernelle, mere d’Orgon, & vieille bavarde, ne veut rien croire de tout ce qu’on reproche à Tartufe, lorsqu’il paroît avec l’Exempt & l’exhorte à remplir son devoir. Alors l’Exempt lui ordonne de le suivre dans la prison qu’on lui destine pour prix de sa scélératesse, & remet Orgon en possession de tous ses biens : le Roi, en faveur de ses services passés, lui pardonne la faute qu’il a faite en gardant la cassette de son ami. On donne Mariane à Valere.

Riccoboni intitule le premier des canevas qu’il cite, Il Dottore bachettone ; ce qui, selon quelques Italiens, signifie le Docteur bigot ; &, selon quelques autres, le Docteur pédant. Dans le manuscrit que j’ai entre les mains & que nous allons extraire, on a tranché la difficulté, en donnant les deux épithetes au héros.

Il Dottore pedante scrupuloso, le Docteur pédant scrupuleux.

Acte I. Silvio est amoureux de la fille de Magnifico, autrement dit Pantalon. Il trouve la porte ouverte ; il s’introduit dans la maison, & charge son valet Brighella de faire sentinelle. Celui-ci s’endort. Pantalon surprend Silvio chez lui, crie au voleur. Silvio se sauve l’épée à la main ; Pantalon le suit, tombe sur Brighella, éteint sa lumiere, appelle Arlequin, qui sort en chemise avec une chandelle à la main. Il font place à Colombine, & à Brighella qui revient pour chercher Silvio son maître : ne le trouvant pas, il s’amuse à déclarer son amour à Colombine, qui, pour se moquer de lui, feint de l’aimer, & lui promet de l’introduire dans sa chambre, pourvu qu’il veuille se cacher dans un sac : il est content & s’en va. Pantalon revient avec Arlequin. Le maître dit à Colombine qu’il adore Diana ; le valet parle pour son compte à la soubrette : elle les rebute tous les deux, en leur disant qu’elle est éprise du Docteur, & que Diana aime un jeune écolier. Les deux amants quittent la scene pour chercher leurs rivaux, qui arrivent précisément par un autre côté. Le Pédant donne une leçon à son éleve, & le laisse seul. Diana vient lui parler de son amour. L’écolier résiste ; mais il va céder quand le maître revient, & lui donne des coups de bâton. Un instant après, Colombine agace le Docteur, qui se détermine à entrer chez elle, quand son éleve arrive, l’arrête, & lui rend les coups de bâton qu’il en a reçus.

Acte II. L’écolier & le maître se pardonnent mutuellement. Silvio trouve enfin Béatrice, fille de Pantalon, & lui fait une déclaration, qu’elle reçoit fort mal parcequ’elle aime aussi le jeune écolier. Silvio ne se rebute point, & sollicite le consentement de Pantalon, qui l’accorde, à condition que Silvio l’aidera à tuer un certain écolier dont il est jaloux. Silvio promet : ils sortent. Brighella vient au rendez-vous avec son sac ; Colombine lui dit d’y entrer, l’attache ensuite bien fort, & va chercher, dit-elle, des hommes pour le porter dans sa chambre comme un paquet de linge. A peine est-elle sortie, que Brighella reconnoît son étourderie, engage Arlequin à se mettre à sa place. Colombine revient avec des crocheteurs, & leur ordonne d’aller porter le sac dans la riviere. Arlequin crie que ce n’est pas ce qu’on lui a promis.

Nous passons légérement sur ces deux ou trois scenes, parceque nous en parlerons encore dans l’article des Fourberies de Scapin.

Colombine feint de se laisser fléchir par les charmes d’Arlequin, & lui dit de s’habiller en Revenant, pour venir lui parler auprès de sa maison, à deux heures après minuit. Elle dit un moment après à Brighella de se déguiser en Diable, & de venir la joindre au même lieu & à la même heure : elle finit par donner un semblable rendez-vous à Pantalon, à condition qu’il s’habillera comme un Mort. Tous les trois viennent au lieu indiqué, se font peur mutuellement & prennent la fuite.

Acte III. Les trois hommes déguisés se reconnoissent, comprennent que Colombine a voulu se moquer d’eux, & projettent de se venger. Silvio vient, & reconnoît Pantalon. Il lui apprend que l’Ecolier & le Docteur sont chez Diana : ils projettent tous d’aller les surprendre. Ils passent par le mur du jardin, arrivent dans la chambre, où le couvert est mis. Diana, l’Ecolier, le Docteur & Colombine sont à table. Diana s’éclipse avec l’Ecolier, sous prétexte de lui faire voir sa galerie. Un moment après elle appelle Colombine, qui laisse le Docteur seul. Pantalon, masqué, vient se mettre à côté de lui : le Docteur crie ; Pantalon fuit ; Colombine revient : le Docteur croit s’être trompé. Colombine sort : Brighella, déguisé en Diable, vient prendre sa place, épouvante le Docteur, & prend la fuite en voyant revenir Colombine. Arlequin, couvert d’un grand linge blanc, vient aussi se mettre à table. Enfin les trois masques prennent séance. Le Docteur crie : tout le monde vient au secours. Diana reste à l’Ecolier, Silvio épouse Béatrice, la piece finit.

Je demande présentement à l’Europe entiere, qui sait le Tartufe par cœur, ce que Moliere doit au Docteur Italien ; & l’Europe entiere me répondra certainement, rien. Le Docteur est, à la vérité, un hypocrite, qui, tout en faisant des leçons à son éleve, pour l’exhorter à fuir les femmes, cede pourtant aux agaceries de Colombine ; mais il soutient si peu de temps son caractere, il y a si loin de la façon dont il se peint aux actions & aux propos de Tartufe, qu’ils ne sont pas faits pour entrer en comparaison. Passons au second canevas.

Arlichino Mercante prodigo, Arlequin Marchand prodigue.

Pantalon a une fille nommée Argentine, qui est amoureuse de Célio. Son pere veut la distraire de cet amour, & lui persuade que son amant est parti avec une autre maîtresse. Elle prend la fuite pour aller chercher celui qu’elle croit perfide. Célio se présente ensuite chez Pantalon : celui-ci lui dit que son indigne fille s’est évadée en secret avec un amant chéri. Célio, au désespoir, court après l’ingrate, l’infidelle. Argentine arrive à Bergame ; elle se met au service d’Arlequin, sous le nom de Tiennette. Quelque temps après, Célio arrive dans la même ville, vêtu en mendiant, un bâton à la main & des besaces sur ses épaules. Il rencontre Arlequin, lui demande l’aumône : Arlequin lui donne un écu : Célio le remercie, puis jettant les yeux sur l’écu, il entre en furie, & levant le bâton sur Arlequin, il s’écrie : A moi un écu ! songez que je n’ai pas mangé depuis trois jours. Arlequin croit lui avoir donné trop peu, & lui met dans la main une piece plus forte. Célio répete les mêmes lazzis. Arlequin lui donne sa bourse. Célio, encore plus en colere, l’accuse d’être un cruel, un homicide. Arlequin, tout étonné, lui répond qu’il lui a cependant donné une aumône assez honnête : alors Célio prend le ton le plus humble, le plus modeste, & lui dit qu’étant à jeun depuis trois jours, la somme que son bienfaiteur lui donne causeroit sa mort, parcequ’il iroit la manger au cabaret, & qu’il y gagneroit une indigestion. Il rend la bourse, & prie qu’on lui donne seulement une vingtaine de sols pour appaiser un peu sa faim. Arlequin regarde Célio avec la plus grande admiration, & lui donne les vingt sols qu’il demande ; puis faisant réflexion qu’un tel homme seroit un trésor pour lui, qui est persécuté par un très grand nombre d’ennemis, & sur-tout par Scapin qui veut lui enlever Tiennette, prend Célio à son service, & lui annonce qu’il a une servante très jolie, dont on veut le priver. Célio lui répond qu’il le débarrassera de ses persécuteurs par le secours d’un de ses bons amis nommé M. Giraux. Arlequin demande où est cet ami : Célio lui montre son bâton. Arlequin, rassuré, fait venir la fausse Tiennette, qui reconnoît Célio : Célio la reconnoît aussi ; mais ils n’osent rien dire à cause d’Arlequin qui s’en va un instant après, & leur laisse le temps de faire leur reconnoissance. Ils s’accablent mutuellement de reproches. Célio est dans la plus grande fureur ; il éclate. Arlequin, alarmé par les cris qu’il entend, revient sur la scene. Il demande à Célio ce qui le met dans l’état violent où il le voit, Célio lui répond qu’il est ainsi toutes les fois qu’il voit une femme. Arlequin veut renvoyer Tiennette ; Célio lui dit que, pour appaiser sa fureur, il faut que la femme qui l’a causée, chante & danse devant lui. Tiennette chante & danse en effet : Célio se radoucit : Tiennette rentre.

Scapin veut enlever Tiennette. Il paroît avec quatre hommes armés. Arlequin se met sous la protection de Célio, qui lui dit de se présenter fiérement devant Scapin, & de l’assurer qu’il n’aura pas Tiennette. Arlequin suit ses conseils, & reçoit un soufflet. Il revient vers Célio, qui lui présente du tabac : il en prend ; il éternue. Célio lui dit : Cela est bon. Arlequin lui répond : Cela est mauvais. Célio le renvoie encore vers Scapin, & lui dit de lui parler avec plus de fermeté que la premiere fois : il reçoit la même récompense. Célio lui fait le même lazzi de la tabatiere, & va ensuite lui-même vers Scapin, qui le traite comme il a traité Arlequin. Celui-ci répete à Célio les lazzis du tabac.

Célio dit à Arlequin qu’il faut absolument céder Tiennette à Scapin, qu’il va la chercher. Arlequin se désespere. Célio reparoît avec son fameux bâton M. Giraux, & met tout en fuite. Arlequin est au comble de la joie. Pour récompenser Célio, il lui fait une donation de tous ses biens, & va ensuite vaquer à ses affaires. Célio accable Tiennette de reproches sans lui donner le temps de s’excuser, rentre dans la maison, & la laisse à la porte. Arlequin revient. Il a peine à croire ce que Tiennette lui dit : il frappe à la porte de sa maison. Célio paroît à la fenêtre, dit que la maison lui appartient, & que personne n’entrera. Tiennette connoît heureusement une vieille sorciere très habile : elle vend des fleurs qui endorment ceux qui en respirent l’odeur. Tiennette sort pour aller en chercher, pendant qu’Arlequin réfléchit sur sa cruelle situation. Elle revient avec les fleurs ensorcelées, les place sur la porte. Célio descend, les voit, les sent, & s’endort. Tiennette approche les fleurs du fameux bâton, afin qu’il s’endorme aussi. Arlequin prend la donation dans la poche de Célio, ensuite il entre chez lui avec sa servante. Célio s’éveille, frappe : Arlequin & Tiennette paroissent à la fenêtre, lui demandent ce qu’il veut : il dit qu’il veut entrer, qu’il est le maître de la maison, en vertu d’une promesse qu’il a dans sa poche : il la cherche & ne la trouve point. Pantalon arrive, reconnoît sa fille & Célio, leur avoue la supercherie qu’il leur a faite : on les marie.

 

Dans le Tartufe, Orgon, parmi les raisons qui l’ont engagé à retirer chez lui son dévot personnage, rapporte celle-ci.

ACTE I. Scene VI.

Instruit par son garçon, qui dans tout l’imitoit,
Et de son indigence, & de ce qu’il étoit,
Je lui faisois des dons ; mais avec modestie,
Il me vouloit toujours en rendre une partie.
C’est trop, me disoit-il, c’est trop de la moitié,
Je ne mérite pas de vous faire pitié :
Et quand je refusois de le vouloir reprendre,
Aux pauvres à mes yeux il alloit le répandre.
Enfin le Ciel chez moi me le fit retirer ;
Et depuis ce temps-là tout semble y prospérer.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Dans la piece italienne, Arlequin ne s’est déterminé à prendre Célio à son service, que parcequ’il refuse l’aumône généreuse qu’il lui fait en lui donnant sa bourse, & qu’il se contente de vingt sols, pour appaiser la faim qui le dévore. Orgon pourroit bien en cela ressembler à Arlequin ; mais la ressemblance est si peu frappante, qu’il faut avoir de très bons yeux pour s’en appercevoir. En tout cas, Tartufe a très bien fait de ne pas ressembler en tout à Célio. Je doute qu’Orgon se fût pris de belle passion pour lui s’il eût accompagné ses modestes refus de menaces & de coups de bâton.

Dans le Tartufe, le crédule, le facile Orgon fait donation de ses biens en faveur d’un imposteur qui abuse de ses bontés jusqu’au point de le bannir de sa propre maison. Dans l’Italien, Arlequin donne aussi tout son bien à Célio, qui le met ensuite à la porte. Ce trait de ressemblance est plus fort que le premier ; mais si la copie ressemble à l’original, on est obligé de convenir que c’est en beau.

Les Italiens ont une piece dont le héros est le véritable Tartufe d’Italie. Il est à propos que le Lecteur fasse connoissance avec lui pour le comparer au Tartufe François.

Don Gili 35, Don Gilles.

Don Gilles est chargé de l’éducation d’un jeune homme de famille, qui suit une intrigue amoureuse avec une jeune personne du voisinage. Don Gilles en est instruit. Il apprend que son Eleve a certain rendez-vous pour le soir même à minuit : il se rend au lieu indiqué, trouve une échelle appuyée au balcon de la jeune Demoiselle, & frémit d’horreur en songeant à la foiblesse des hommes, qui se laissent conduire dans un précipice par leurs passions effrénées. Il loue sa vertu & sa chasteté. Il maudit cette échelle fatale qui devoit causer la perte de son Eleve, dit que le Ciel lui inspire une bonne idée ; qu’il va trouver l’impudique beauté qui attire son Eleve, pour lui reprocher l’énormité de son crime, & la ramener, par ses sages exhortations, dans la bonne voie. Il monte en effet, trouve la jeune personne endormie. Alors le sage Précepteur s’arrête, contemple avec admiration la blancheur des bras de la jeune beauté, l’élasticité de sa gorge, la position voluptueuse de son corps, les délices de sa bouche, la finesse de ses levres émaillées de rubis ; il décrit une beauté enchanteresse : il voudroit descendre, mais il ne peut s’y résoudre. Il ne sait s’il est arrêté par le desir ou par la charité. Il feint enfin de croire que la charité seule le guide vers la jeune personne, & veut pousser ses charitables soins très loin, quand son Eleve arrive. Don Gilles reprend son air cagot & son ton pédant, dit à son Eleve qu’il n’étoit entré dans la chambre de sa maîtresse que pour le surprendre. La belle lui répond qu’en attendant il vouloit l’embrasser, & qu’elle avoit eu toutes les peines du monde à se défendre. Don Gilles rougit, prend la fuite, reparoît ensuite couvert d’une peau d’ours, & moralise, en disant que qui veut vaincre ses passions, doit nécessairement fuir l’occasion.

 

Le caractere de Don Gili a certainement plus de rapport avec celui du Tartufe, que le caractere de il Dottore bachettone, qui, dans le fond, est plus pédant que bigot ; & le premier auroit plutôt servi à Moliere que le dernier, s’il eût été connu de lui. C’est ce que j’ignore : mais je ne puis douter que Moliere n’ait puisé dans une des Nouvelles de Scarron ; & le Lecteur, qui ne le savoit pas, va bientôt en être aussi sûr que moi.

Les Hypocrites, Nouvelle de Scarron, tome 11, p. 145.

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Montufar loua une maison, la meubla de meubles fort simples, & se fit faire un habit noir, une soutane & un long manteau. Helene s’habilla en dévote, & emprisonna ses cheveux dans une coeffure de vieille ; & Mendez, vêtue en béate, fit gloire d’en faire voir de blancs, & de se charger d’un gros chapelet, dont les grains pouvoient, en un besoin, servir à charger des fauconneaux. Au premier jour d’après leur arrivée, Montufar se fit voir dans les rues, habillé comme je vous ai dit, marchant les bras croisés & baissant les yeux à la rencontre des femmes. Il crioit, d’une voix à fendre les pierres, Béni soit le Saint Sacrement de l’Autel, & la bienheureuse Conception de la Vierge immaculée, & plusieurs autres dévotes exclamations de la même force. Il faisoit répéter les mêmes choses aux enfants qu’il trouvoit dans les rues, & les assembloit quelquefois pour leur faire chanter des hymnes, des chansons de dévotion, & pour leur apprendre leur catéchisme. Il ne bougeoit des prisons ; il prêchoit devant les prisonniers, consoloit les uns & servoit les autres, leur allant querir à manger, & faisant bien souvent le chemin du marché à la prison, une hotte pesante sur le dos. O détestable filou ! il ne te manquoit donc plus qu’à faire l’hypocrite, pour être le plus accompli scélérat du monde ! Ces actions de vertu du moins vertueux de tous les hommes lui donnerent en peu de temps la réputation d’un Saint. Helene & Mendez, de leur côté, travailloient à leur canonisation. L’une se disoit la mere & l’autre la sœur du bienheureux Frere Martin. Elles alloient tous les jours dans les hôpitaux, y servoient les malades, faisoient leurs lits, blanchissoient leur linge, & leur en faisoient à leurs dépens. Voilà les trois plus vicieuses personnes d’Espagne devenues l’admiration de Séville. Il s’y rencontra dans ce temps-là un gentilhomme de Madrid, qui y étoit venu pour ses affaires particulieres. Il avoit été des amants d’Hélene, car les publiques n’en ont pas pour un seul : il connoissoit Mendez pour ce qu’elle étoit, & Montufar pour un dangereux frippon. Un jour qu’ils sortoient d’une église ensemble, environnés d’un grand nombre de personnes qui baisoient leurs vêtements, & les conjuroient de se souvenir d’eux dans leurs bonnes prieres, ils furent reconnus de ce gentilhomme dont je viens de parler, qui, s’échauffant d’un zele chrétien, & ne pouvant souffrir que trois si méchantes personnes abusassent de la crédulité de toute une ville, fendit la presse, & donnant un coup de poing à Montufar : Malheureux fourbe, lui cria-t-il, ne craignez-vous ni Dieu ni les hommes ? Il en voulut dire davantage, mais sa bonne intention à dire la vérité, un peu trop précipitée, n’eut pas tout le succès qu’elle méritoit. Tout le peuple se jetta sur lui, qu’il croyoit avoir fait un sacrilege en outrageant ainsi leur Saint. Il fut porté par terre, roué de coups, & y auroit perdu la vie, si Montufar, par une présence d’esprit admirable, n’eût pris sa protection, le couvrant de son corps, écartant les plus échauffés à le battre, & s’exposant même à leurs coups. « Mes freres, s’écrioit-il de toute sa force, laissez-le en paix, pour l’amour du Seigneur ; appaisez-vous, pour l’amour de la Sainte Vierge ». Ce peu de paroles appaisa cette grande tempête, & le peuple fit place à frere Martin, qui s’approcha du malheureux gentilhomme, bien aise, en son ame, de le voir si mal-traité, mais faisant paroître sur son visage qu’il en avoit une extrême déplaisir : il le releva de terre, où on l’avoit jetté, l’embrassa, & le baisa, tout plein qu’il étoit de sang & de boue, & fit une rude réprimande au peuple. « Je suis le méchant, disoit-il à ceux qui le voulurent entendre : je suis le pécheur, je suis celui qui n’ai jamais rien fait d’agréable aux yeux de Dieu. Pensez-vous, continuoit-il, parceque vous me voyez vêtu en homme de bien, que je n’aie pas été toute ma vie un larron, le scandale des autres & la perdition de moi-même ? Vous êtes trompés, mes freres ; faites-moi le but de vos injures & de vos pierres, & tirez sur moi vos épées ». Après avoir dit ces paroles avec une fausse douceur, il s’alla jetter, avec un zele encore plus faux, aux pieds de son ennemi, & les lui baisant, non seulement il lui demanda pardon, mais aussi il alla ramasser son épée, son manteau & son chapeau, qui s’étoient perdus dans la confusion. Il les rajusta sur lui, & l’ayant ramené par la main jusqu’au bout de la rue, se sépara de lui après lui avoir donné plusieurs embrassements, & autant de bénédictions. Le pauvre homme étoit comme enchanté, & de ce qu’il avoit vu, & de ce qu’on lui avoit fait, & si plein de confusion, qu’on ne le vit point paroître dans les rues tant que ses affaires le retinrent à Séville. Montufar cependant y avoit gagné les cœurs de tout le monde par cet acte d’humilité contrefaite. . . . . . . . . . . . .

LE TARTUFE. Acte III. Scene VI.

Damis a surpris Tartufe faisant sa déclaration amoureuse à Elmire : il entreprend de démasquer le faux dévot aux yeux de son pere, comme le Gentilhomme de Madrid a voulu démasquer son hypocrite devant les habitants de Séville.

ORGON, DAMIS, TARTUFE.

Orgon.

Ce que je viens d’entendre, ô Ciel ! est-il croyable ?

Tartufe.

Oui, mon frere, je suis un méchant, un coupable,
Un malheureux pécheur, tout plein d’iniquité,
Le plus grand scélérat qui jamais ait été.
Chaque instant de ma vie est chargé de souillures ;
Elle n’est qu’un amas de crimes & d’ordures ;
Et je vois que le Ciel, pour ma punition,
Me veut mortifier en cette occasion.
De quelque grand forfait qu’on me puisse reprendre,
Je n’ai garde d’avoir l’orgueil de m’en défendre.
Croyez ce qu’on vous dit, armez votre courroux,
Et, comme un criminel, chassez-moi de chez vous :
Je ne saurois avoir trop de honte en partage,
Que je n’en aie encor mérité davantage.

Orgon, à son fils.

Ah ! traître, oses-tu bien, par cette fausseté,
Vouloir de sa vertu ternir la pureté ?

Damis.

Quoi ! la feinte douceur de cette ame hypocrite
Vous fera démentir ?...

Orgon.

Tais-toi, peste maudite !

Tartufe.

Ah ! laissez-le parler ; vous l’accusez à tort,
Et vous ferez bien mieux de croire à son rapport.
Pourquoi, sur un tel fait, m’être si favorable ?
Savez-vous après tout de quoi je suis capable ?
Vous fiez-vous, mon frere, à mon extérieur ?
Et, pour tout ce qu’on voit, me croyez-vous meilleur ?
Non, non, vous vous laissez tromper à l’apparence,
Et je ne suis rien moins, hélas ! que ce qu’on pense.
Tout le monde me prend pour un homme de bien ;
Mais la vérité pure est que je ne vaux rien.
(S’adressant à Damis.)
Oui, mon cher fils, parlez, traitez-moi de perfide,
D’infame, de perdu, de voleur, d’homicide ;
Accablez-moi de noms encor plus détestés,
Je n’y contredis point, je les ai mérités ;
Et j’en veux, à genoux, souffrir l’ignominie,
Comme une honte due aux crimes de ma vie.

Orgon.

(A Tartufe.) (A son fils.)
Mon frere, c’en est trop. Ton cœur ne se rend point,
Traître ?

Damis.

Quoi ! ses discours vous séduiront au point...

Orgon.

(Relevant Tartufe.)
Tais-toi, pendard. Mon frere, hé ! levez-vous, de grace !
(A son fils.)
Infame !

Damis.

Il peut...

Orgon.

Tais-toi.

Damis.

J’enrage ! Quoi ! je passe...

Orgon.

Si tu dis un seul mot, je te romprai les bras.

Tartufe.

Mon frere, au nom de Dieu, ne vous emportez pas ;
J’aimerois mieux souffrir la peine la plus dure,
Qu’il eût reçu pour moi la moindre égratignure.

Orgon, à son fils.

Ingrat !

Tartufe.

Laissez-le en paix. S’il faut à deux genoux
Vous demander sa grace...

Orgon, se jettant aussi à genoux, & embrassant Tartufe.

Hélas ! vous moquez-vous ?
(A son fils.)
Coquin, vois sa bonté !

Damis.

Donc...

Orgon.

Paix.

Damis.

Quoi ! je...

Orgon.

Paix, dis-je :
Je sais bien quel motif à l’attaquer t’oblige.
Vous le haïssez tous, & je vois aujourd’hui
Femme, enfants & valets déchaînés contre lui.
On met impudemment toute chose en usage
Pour ôter de chez moi ce dévot personnage :
Mais plus on fait d’effort afin de l’en bannir,
Plus j’en veux employer à l’y mieux retenir :
Et je vais me hâter de lui donner ma fille,
Pour confondre l’orgueil de toute ma famille.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

L’Imposteur de Moliere en impose à Orgon, comme l’hypocrite de Scarron en impose aux Sévillois, c’est-à-dire en renchérissant sur le mal que son adversaire dit de lui, en s’accusant lui-même d’être un misérable, en recevant les mortifications qu’on lui fait essuyer comme une punition bien due à ses fautes, en feignant de défendre son ennemi. Mais cette imitation, ainsi que celles que nous avons déja remarquées, n’enlevera rien, je crois, à la gloire de Moliere ; au contraire, le Tartufe n’en sera pas moins le chef-d’œuvre de la scene françoise, ou, pour mieux dire, le chef-d’œuvre de tous les théâtres.

On accuse Moliere de se répéter quelquefois ; & on pense le prouver en disant que la belle scene du Tartufe, dans laquelle Valere se brouille & se raccommode avec Mariane, est tout-à-fait semblable à celle qui donne le titre à la comédie du Dépit amoureux. Elles ont en effet quelque ressemblance, & la chose ne peut être autrement, parceque les disputes des amants commencent & finissent toutes de même. Mais si dans la scene du Dépit amoureux, le plaisant consiste à voir Eraste & Lucile, déja brouillés, protester de ne se parler plus, déchirer mutuellement leurs lettres, se rendre les petits présents qu’ils se sont faits, & se raccommoder tout-de-suite ; celle du Tartufe tire son comique d’une autre scene. Valere & Mariane rompent pour un mot mal entendu. L’amant jure de ne plus revoir son amante, & feint de sortir, en cherchant un prétexte pour rester. D’un autre côté, Mariane craint que Valere ne parte, & voudroit bien le retenir ; mais la fierté de son sexe s’y oppose. Dorine voit leur embarras, en rit, & les raccommode. On m’avouera que si les deux scenes ont quelque rapport par le fond de la situation, elles sont filées bien différemment.

J’ai entendu dire par plusieurs personnes que Moliere ne jugeant pas la piece du Dépit amoureux digne de rester au théâtre, & ne voulant point perdre sa plus belle scene, l’avoit transportée dans le Tartufe. Loin de croire que Moliere, en composant la derniere scene, ait songé à la premiere, je suis persuadé qu’il l’a faite d’après une situation prise dans un vieux roman. Je vais rapporter ce qui m’a frappé.

Ne pas croire ce qu’on voit,
Histoire traduite de l’espagnol.

Blanche, amante de Don Diegue, est sortie au point du jour de chez elle, pour aller se baigner avec sa gouvernante. Don Diegue, mal instruit par ses espions, croit qu’elle s’est rendue chez quelque rival heureux. Il lui cherche dispute sur un prétexte en l’air.

La Maison des Pimentels vaut bien celle des Stunigas. C’est tout au plus, Madame dit le fier Don Diegue, qui étoit délicat sur le chapitre de la noblesse. C’est tout au moins, lui répliqua Blanche, qui savoit sa généalogie par cœur. Mais sans faire ici le dénombrement de nos aïeux, pour voir qui de nos deux noblesses est la plus ancienne, je prétends être plus noble que vous, parceque j’ai le cœur bien situé. Si vous aviez le cœur bien situé, répartit le pétulant Don Diegue, vous ne seriez pas sortie hier dès trois heures du matin, pour aller je ne sais où, avec je ne sais qui, & peut-être faire je ne sais quoi, qui me tient plus au cœur que tout le reste. Je veux sortir encore plus matin, s’il m’en prend envie, répondit Blanche, que les dernieres paroles du jaloux Don Diegue mirent plus en colere que tout ce qu’il avoit dit auparavant. Je veux, malgré vous, aller où il me plaira, mener avec moi qui je voudrai, & faire à mon aise le je ne sais quoi qui vous tient si fort au cœur, & qui me plaît moins par le délice que j’y trouve, que par le chagrin que vous en recevez. Et moi, Madame, & moi, répliqua le plus vîte qu’il put le turbulent Don Diegue, je veux prendre congé de vous, & vous avertir, avant que de vous quitter, que vous ne gagnerez rien de demeurer à l’église plus tard que de coutume, comme vous faites ordinairement, pour attendre que je vous y aille rechercher ; que si je passe devant votre logis, & que je m’y arrête, ce ne sera point à dessein que vous me fassiez appeller par Béatrix, comme cela vous est arrivé quelquefois ; & que si vous me laissez sortir de votre chambre, il n’est point de considération qui m’y puisse jamais faire revenir. Je vous apprends, moi, lui dit froidement Blanche, que je n’irai plus à l’église qu’avec mon pere, en présence de qui vous n’oseriez m’avoir dit la moindre chose ; que vous passeriez cent fois le jour devant la porte du logis, que je ne vous remarquerai pas une ; & loin d’avoir la foiblesse de vous retenir, puisque, vous sorti d’ici, vous promettez de n’y rentrer de votre vie, je voudrois que vous en fussiez déja dehors. Vous m’en assurez avec une froideur trop grande, reprit Don Diegue, pour me faire douter de ce que vous dites. Dans ce qui m’échappe il y a je ne sais quoi de passionné, qui montre assez que je vous aime encore, quoique vous ne le méritiez pas : mais la cruelle froideur que vous venez de me faire voir, me dit clairement que je ne suis pas aimé, quoique je méritasse de l’être ; & si, après m’en avoir tant de fois assuré, ma surprise semble ridicule, apprenez que vous ne me l’aviez jamais dit sans être en colere ; & que, pour dire que l’on n’aime pas, la colere ne persuade pas si bien que l’indifférence. Après avoir dit cela, il mit ses gants le plus lentement qu’il put ; & quand il les eut mis, il pria Béatrix de lui donner un verre d’eau, pour voir ce que feroit Blanche pendant ce temps-là : puis le verre d’eau bu, & Blanche ne faisant rien de ce qu’il souhaitoit : Vous ne m’empêchez pas de sortir, lui dit-il encore, & vous faites fort bien : la peine que vous prendriez seroit inutile ; &, pour vous le montrer, je vous dis adieu, & vous déclare que ce n’est point un adieu jusqu’au revoir, comme tous ceux que je vous ait faits jusqu’à présent. Blanche qui vit bien que Don Diegue ne cherchoit qu’à demeurer, & qui prétendoit ne lui avoir pas donné sujet de faire la sottise dont elle vouloit qu’il se repentît, ne fit pas semblant de l’écouter ; & le mortifié Don Diegue, qui étoit grandissime formaliste, aima mieux enrager en s’en allant, que de rester après avoir dit adieu.

Voyons présentement une partie de la scene du Tartufe, & nous reconnoîtrons certainement Blanche & Don Diegue dans Mariane & Valere.

ACTE II. Scene IV.

Valere.

On vient de débiter, Madame, une nouvelle
Que je ne savois pas, & qui sans doute est belle.

Mariane.

Quoi ?

Valere.

Que vous épousez Tartufe.

Mariane.

Il est certain
Que mon pere s’est mis en tête ce dessein.

Valere.

Votre pere, Madame ?...

Mariane.

A changé de visée ;
La chose vient par lui de m’être proposée.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . . .

Valere.

Et quel est le dessein où votre ame s’arrête,
Madame ?

Mariane.

Je ne sais.

Valere.

La réponse est honnête,
Vous ne savez !

Mariane.

Non.

Valere.

Non !

Mariane.

Que me conseillez-vous ?

Valere.

Je vous conseille, moi, de prendre cet époux.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Mariane.

Hé bien, c’est un conseil, Monsieur, que je reçois.

Valere.

Vous n’aurez pas grand’peine à le suivre, je crois.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
C’est donc ainsi qu’on aime ! & c’étoit tromperie
Quand vous...

Mariane.

Ne parlons pas de cela, je vous prie.
Vous m’avez dit tout franc que je dois accepter
Celui que pour époux on me veut présenter ;
Et je déclare, moi, que je prétends le faire,
Puisque vous m’en donnez le conseil salutaire.

Valere.

Ne vous excusez point sur mes intentions,
Vous aviez pris déja vos résolutions ;
Et vous vous saisissez d’un prétexte frivole
Pour vous autoriser à manquer de parole.

Mariane.

Il est vrai, c’est bien dit.

Valere.

Sans doute, & votre cœur
N’a jamais eu pour moi de véritable ardeur.

Mariane.

Hélas ! permis à vous d’avoir cette pensée.

Valere.

Oui, oui, permis à moi ; mais mon ame offensée
Vous préviendra peut-être en un pareil dessein,
Et je sais où porter & mes vœux & ma main.
. . . . . . . . .
. . . . .

Mariane.

C’est ce que je souhaite ;
Et je voudrois déja que la chose fût faite.

Valere.

Vous le voudriez ?

Mariane.

Oui.

Valere.

C’est assez m’insulter,
Madame, & de ce pas je vais vous contenter.
(Il fait un pas pour s’en aller.)

Mariane.

Fort bien.

Valere, revenant.

Souvenez-vous au moins que c’est vous-même
Qui contraignez mon cœur à cet effort extrême.

Mariane.

Oui.

Valere, revenant encore.

Et que le dessein que mon ame conçoit
N’est rien qu’à votre exemple.

Mariane.

A mon exemple, soit.

Valere, en sortant.

Suffit, vous allez être à point nommé servie.

Mariane.

Tant mieux.

Valere, revenant.

Vous me voyez, c’est pour toute ma vie.

Mariane.

A la bonne heure.

Valere, se tournant lorsqu’il est prêt à sortir.

Hé !

Mariane.

Quoi ?

Valere.

Ne m’appellez-vous pas ?

Mariane.

Moi ! vous rêvez.

Valere.

Hé bien ! je poursuis donc mes pas.
Adieu, Madame. (Il s’en va lentement.)

Jusqu’ici Valere, feignant de vouloir fuir Mariane pour ne la revoir jamais, fâché d’avoir annoncé sa sortie, cherchant un prétexte pour rester, demandant si on ne le rappelle point, & s’en allant enfin à petits pas ; jusqu’ici, dis-je, Valere ne ressemble-t-il pas tout-à-fait à Don Diegue, qui n’a nulle envie de sortir de chez Blanche, quoiqu’il en fasse semblant, & qui demande un verre d’eau à Béatrix, pour donner le temps à Blanche de le retenir ? Mariane elle-même, qui dans son dépit feint d’être bien aise que Valere sorte, ne ressemble-t-elle pas aussi à Blanche qui ne retient pas Don Diegue, parcequ’elle voit bien l’envie qu’il a de rester, & qu’elle veut d’ailleurs le punir de la querelle qu’il lui a faite très mal-à-propos ? Remercions Moliere d’avoir transporté sur notre scene les adieux des amants Espagnols ; je suis fâché qu’il n’ait point pu, ou qu’il n’ait pas osé mettre en action le verre d’eau que Don Diegue demande : il est sublime. Passons au raccommodement.

Dorine.

. . . . . . . . .
. . . . . Pour moi, je pense
Que vous perdez l’esprit par cette extravagance ;
Et je vous ai laissé tout du long quereller,
Pour voir où tout cela pourroit enfin aller.
Holà, Seigneur Valere.
(Elle arrête Valere par le bras, il feint de résister.)

Valere.

Hé ! que veux-tu, Dorine ?

Dorine.

Venez ici.

Valere.

Non, non, le dépit me domine.
Ne me détourne point de ce qu’elle a voulu.

Dorine.

Arrêtez.

Valere, rentrant dans la chambre.

Non, vois-tu, c’est un point résolu.

Dorine.

Ah !

Mariane.

Il souffre à me voir, ma présence le chasse.
Et je ferai bien mieux de lui quitter la place.

Dorine, quittant Valere, & courant après Mariane.

A l’autre, Où courez-vous ?

Mariane.

Laisse.

Dorine.

Il faut revenir.

Mariane.

Non, non, Dorine, en vain tu me veux retenir.

Valere.

Je vois bien que ma vue est pour elle un supplice,
Et sans doute il vaut mieux que je l’en affranchisse.

Dorine, quittant Mariane & courant après Valere.

Encor ? Diantre soit fait de vous ! Si... je le veux.
Cessez ce badinage, & venez-çà tous deux.
(Elle prend Valere & Mariane par la main & les ramene.)

Valere, à Dorine.

Mais quel est ton dessein ?

Mariane, à Dorine.

Qu’est-ce que tu veux faire ?

Dorine.

Vous bien remettre ensemble & vous tirer d’affaire.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Vous êtes fous tous deux. Çà, la main l’un & l’autre.
Allons, vous.

Valere, donnant la main.

A quoi bon ma main ?

Dorine, à Mariane.

Ah çà, la vôtre.

Mariane, en donnant sa main.

De quoi sert tout cela ?

Dorine.

Mon Dieu ! vîte, avancez.
Vous vous aimez tous deux plus que vous ne pensez.
(Valere & Mariane se tiennent quelque temps par la main sans se regarder.)

Valere, se tournant vers Mariane.

Mais ne faites donc point les choses avec peine,
Et regardez un peu les gens sans nulle haine.
(Mariane se tourne du côté de Valere en lui souriant.)

Dorine.

A vous dire le vrai, les amants sont bien fous !
. . . . . . . . .
. . . . . . . . . .

Suite de l’histoire de Blanche & de Don Diegue.

Les gros mots que les amants venoient de se dire n’empêcherent pas qu’au travers de sa fenêtre Blanche ne regardât Don Diegue, & que Don Diegue ne se tournât deux ou trois fois pour voir si on le regardoit. Elle pensa faire courir après lui, & lui pensa retourner de lui-même : mais sans faire aucune avance de part ni d’autre, le hasard fit ce qu’ils desiroient tous deux ; car le Comte de Benevent, qui revenoit de la ville, ayant rencontré Don Diegue assez près de son logis, le pria si poliment de vouloir souper avec lui, qu’il lui fut impossible de s’en défendre. Si bien que nos deux amants, qui devoient jamais ne se revoir, se revirent, & ne se furent pas plutôt revus, qu’ils en vinrent aux éclaircissements, des éclaircissements aux excuses, des excuses aux protestations de s’aimer éternellement, & de ces protestations à toutes les grimaces qu’il faut faire avant d’en venir au baiser de paix. . . . . . . . . . . . . .

Le raccommodement de Valere avec Mariane est tout-à-fait indiqué dans celui de Don Diegue & de Blanche. Nérine fait volontairement ce que le Comte de Benevent fait sans le vouloir. Il semble donc que Moliere n’ait pas eu grand mérite à mettre le roman en action ; maintenant que nous voyons la copie, il nous paroît qu’elle étoit très facile, & que le Comique le moins accoutumé à faire parler des acteurs s’en seroit aussi bien acquitté. Quelle erreur, grands Dieux ! Plaignons quiconque ne voit aucune difficulté dans l’art d’animer par un dialogue précis & naturel, & par un jeu théâtral analogue au sujet, ce qu’un Romancier laisse tout uniment tomber de sa plume. Tel sait orner ses romans, ses contes, ses histoires, de traits, de situations, de caracteres comiques, qui les affoibliroit lui-même en les transportant sur le théâtre. Il faut être réellement favorisé de Thalie pour remanier avec grace des choses déja dites, leur donner un air de nouveauté, sur-tout pour découvrir des richesses théâtrales où les autres n’ont su voir que des fleurettes propres à parer l’ouvrage d’un jour. Je le prouverai dans la suite par Scarron, l’Auteur de ce même roman que je viens de citer36. Il indique dans toutes ses Nouvelles des scenes excellentes dont Moliere a tiré le plus grand parti ; & dans tout son théâtre, à peine en trouve-t-on une passable. Je le répete ; pour s’illustrer dans l’art de la comédie, il faut nécessairement être né pour cela ; sans quoi l’on enfante avec peine des pieces dénuées de tout ce qui caractérise les bonnes comédies, tandis qu’on foule au pieds des richesses immenses sans en connoître le prix.