(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XV. » pp. 290-293
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(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XV. » pp. 290-293

CHAPITRE XV.

Le Sicilien ou l’Amour Peintre, Comédie-Ballet d’un acte, en prose, comparée en partie avec le Cabinet, canevas italien.

Cette piece fut représentée à St. Germain-en-Laye, dans le Ballet des Muses, au mois de Janvier 1667. La musique des divertissements étoit de Lulli. Le Roi y dansa vêtu en Maure de qualité. M. le Grand, les Marquis de Villeroy & de Rasan, Mademoiselle de la Valiere, Madame de Rochefort, Mademoiselle de Brancas, s’y firent admirer aussi. Heureux & mille fois heureux l’Auteur dont les ouvrages peuvent ainsi contribuer aux plaisirs des Rois, & les soulager pendant quelques instants du poids de leur grandeur ! N’eût-il que de l’esprit, son zele, encouragé par des distinctions aussi flatteuses, doit lui tenir lieu de génie.

Le Sicilien ou l’Amour Peintre ne fut joué à Paris, sur le théâtre du Palais Royal, que le 10 Juin de la même année. Robinet en donne ainsi l’extrait.

Je vis à mon aise, & très bien,
Dimanche, le Sicilien :
C’est un chef-d’œuvre, je vous jure,
Où paroissent en miniature,
Et comme dans leur plus beau jour,
Et la jalousie & l’amour.
Ce Sicilien que Moliere
Représente d’une maniere
Qui fait rire de tout le cœur,
Est donc de Sicile un Seigneur,
Charmé, jusqu’à la jalousie,
D’une Grecque, son affranchie :
D’autre part, un Marquis François,
Qui soupire dessous ses loix,
Se servant de tout stratagême
Pour voir ce rare objet qu’il aime,
(Car, comme on sait, l’amour est fin)
Fait si bien qu’il l’enleve enfin,
Par une intrigue fort jolie.
Mais, quoi qu’ici je vous en die,
Ce n’est rien : il faut sur les lieux
Porter son oreille & les yeux.
. . . . . . . .
. . . . . . .

Robinet a raison : ce qu’il dit ne donneroit pas idée bien juste de la piece, si nous ne l’aidions un peu. Adraste, Gentilhomme François, tente mille efforts pour parler à la belle Isidore, jeune Grecque, esclave du jaloux Don Pedre, Gentilhomme Sicilien. Hali, valet d’Adraste, s’introduit chez Don Pedre sous prétexte de lui vendre des esclaves dansants & chantants. L’un d’eux exprime devant Isidore, dans un couplet, l’amour de l’amant François, & le désespoir où il est de ne pouvoir déclarer sa tendresse :

D’un cœur ardent, en tous lieux
Un amant suit une belle ;
Mais d’un jaloux odieux
La vigilance éternelle
Fait qu’il ne peut, que des yeux,
S’entretenir avec elle.
Est-il peine plus cruelle
Pour un cœur bien amoureux ?

Don Pedre se doute alors de quelque supercherie, & répond par un autre couplet.

Savez-vous, mes drôles,
Que cette chanson
Sent, pour vos épaules,
Les coups de bâton ?

Adraste découvre que Don Pedre veut faire peindre son amante : il gagne le Peintre, se présente à sa place, parle à la belle Grecque en la peignant, déclare ses feux, apprend qu’il est payé de retour : il n’est plus question que d’enlever l’objet de sa tendresse. Comment faire pour tromper le surveillant ? Zaïde, jeune esclave d’Adraste, se couvre d’un grand voile, entre brusquement chez Don Pedre, en le conjurant de la dérober aux transports jaloux de son époux qui la poursuit pour la poignarder. Le Sicilien la fait passer dans l’appartement d’Isidore, appaise le prétendu mari qui est le faux Peintre, appelle la belle voilée, & la lui remet, en l’exhortant à la bien traiter. Il n’y manque point, puisqu’Isidore a pris le voile de Zaïde, & que c’est elle-même que Don Pedre met entre les mains de son rival. Il porte plainte chez un Sénateur ; mais celui-ci, trop occupé d’une fête qu’il veut donner, n’a pas le temps de l’écouter.

Il suffit d’examiner les mœurs de cette comédie, pour voir que le sujet en est étranger, que Moliere l’a transporté sur son théâtre, sans se donner la peine de l’habiller à la françoise, & de changer la condition de ses esclaves, qui rendent son intrigue plus vraisemblable. Nous n’indiquerons pas précisément la piece d’où est imitée la ruse employée par Adraste pour s’introduire auprès d’Isidore ; il suffit d’ouvrir tous les théâtres du monde pour y trouver des amants déguisés en peintres, en musiciens, en précepteurs, en femmes-de-chambre, &c. Quant au voile qui sert à tromper Don Pedre, & qui fait évader Isidore, je crois voir à-peu-près l’endroit où Moliere l’a pris. C’est dans il Gabinetto, le Cabinet, canevas en cinq actes, très vieux & très bon. Voyons ce qui a quelque rapport avec l’ouvrage de Moliere.

Célio, marié secrètement à Rosaura, fille du Docteur, est caché avec son valet Arlequin dans un cabinet que la jeune épouse a fait pratiquer dans l’épaisseur de la muraille. Pendant ce temps-là le Docteur cede sa maison à Pantalon, qui fait porter tous ses effets dans son nouveau logement, entre autres choses une corbeille de mariage, dont son gendre futur a fait présent à Léonora sa fille. Arlequin sort de temps en temps du cabinet, parcequ’il a faim. Il voit la corbeille, croit qu’elle renferme quelque chose de bon à manger ; il est très fâché de n’y trouver que des ajustements de femme : il les emporte cependant, parcequ’il entend quelqu’un ; c’est Pantalon qui visite sa nouvelle maison. Rosaura, inquiete pour son mari, vient couverte d’un voile, à dessein de lui parler. Elle est surprise par Pantalon, lui dit qu’un téméraire la poursuit, & le prie d’aller lui en imposer. Pantalon la quitte un instant, elle en profite pour entrer dans le cabinet. Arlequin en sort vêtu des habits de femme qu’il a trouvés dans la corbeille, & couvert d’un voile. Pantalon revient, prend Arlequin pour la femme qu’il a déja vue, lui dit que le téméraire a disparu. Arlequin se retire.

Le voile de la piece italienne & celui de la françoise sont tous les deux les principaux ressorts des scenes qu’ils amenent, & nous paroissent également forcés, parceque nos yeux ne sont pas accoutumés aux grands voiles : ce qui prouve qu’un Auteur, en imitant, ne doit rien transporter sur son théâtre qui blesse les usages de sa nation. Je conçois bien la peine qu’on a pour substituer aux voiles quelque chose d’aussi favorable à l’intrigue, aux méprises, aux quiproquo ; mais que faire à cela ? Les Auteurs doivent s’ingénier jusqu’à ce que les caleches de nos Dames puissent fournir au comique autant de richesses que les mantes Italiennes ou Espagnoles.