(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE VII. » pp. 125-143
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(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE VII. » pp. 125-143

CHAPITRE VII.

Les Facheux, Comédie en trois actes & en vers, comparée, pour le fond & les détails, avec un acte d’une comédie italienne intitulée le Case svaliggiate, ou gli Interompimenti di Pantalone ; les Maisons dévalisées, ou les Embarras de Pantalon ; avec deux Satyres, l’une d’Horace, l’autre de Regnier ; & avec un discours du Spectateur Anglois.

Cette piece parut à Vaux & à la Cour avant d’être jouée à Paris. Les Auteurs qui en ont parlé ne sont pas d’accord sur les dates de ces trois différentes représentations. Les uns assurent même qu’elle fut jouée pour la seconde fois à St. Germain, les autres à Fontainebleau. Nous en croirons Loret, contemporain de Moliere, & qui faisoit dans ce temps-là une Gazette rimée : nous ne risquerons pas de nous tromper. Les Fâcheux furent donc joués pour la premiere fois, le 16 Août 166113, à Vaux, chez Nicolas Fouquet, Surintendant des Finances. Il engagea Moliere à composer cette comédie pour une fête magnifique qu’il donna au Roi & à la Reine Mere. Quoique la piece eût été conçue, faite, apprise & représentée dans moins de quinze jours, elle plut cependant si fort au Roi, qu’il indiqua lui-même à Moliere le caractere du Chasseur qui n’y étoit pas alors14, & qu’il en ordonna une seconde représentation pour Fontainebleau, le 27 Août de la même année15. Elle ne parut à Paris que le 4 Novembre suivant. Un acte d’une piece jouée devant Moliere lui a fourni l’idée de ses Fâcheux. Comme nous avons beaucoup parlé de cette comédie dans le courant de cet ouvrage, il n’est pas nécessaire d’en faire un extrait bien étendu : il nous suffira d’en dire deux mots pour rappeller seulement le sujet au Lecteur.

Précis des Fâcheux.

Eraste & Orphise brûlent des mêmes feux ; mais Damis, tuteur de l’amante, s’oppose à leur amour : elle donne un rendez-vous à son amant dans une promenade : il brûle d’être exact à l’heure ; des fâcheux l’arrêtent sur différents prétextes. Orphise arrive au lieu indiqué ; des importuns l’excedent au point que, pour cacher son intrigue, elle est forcée de se retirer sans parler à celui qu’elle aime, & en feignant même de ne pas le connoître. Eraste obtient un second rendez-vous beaucoup plus précieux, puisqu’il doit se rendre chez Orphise pendant l’absence de son tuteur ; plusieurs fâcheux viennent encore à la traverse, & font manquer l’entrevue.

Précis de l’acte italien.

Pantalon est amoureux d’une jeune fille qu’il poursuit très vivement & très indécemment. Elle ne peut se débarrasser de lui qu’en lui promettant de ménager un tête-à-tête dans un lieu plus commode qu’elle lui indique. Un valet de cette fille, qui s’intéresse à son honneur, imagine d’envoyer successivement plusieurs personnages pour arrêter le vieillard, & lui faire manquer l’heure du rendez-vous.

 

Ce bout d’intrigue italienne est absurde. Il est sans doute naturel qu’une jeune fille, voulant se débarrasser d’un homme qui la pousse à bout, lui promette un rendez-vous, & que son persécuteur suspende sa vivacité dans l’espoir d’être traité plus favorablement ; mais si la Lucrece veut réellement échapper encore saine & sauve des mains de son Tarquin, a-t-elle besoin de lui susciter des embarras, & de faire agir son valet pour cela ? il lui suffit de ne pas se trouver au lieu indiqué, ou de ne pas y être seule. D’ailleurs, le beau tableau à présenter au public que l’amour effréné d’un vieillard libertin ! Quelle différence avec la tendresse pure & délicate d’Eraste pour Orphise ! Le spectateur, tout en riant des embarras qu’on oppose à leur impatience amoureuse, desire cependant de les voir finir pour apprendre le sort de deux amants auxquels on ne peut refuser beaucoup d’intérêt.

Quant aux personnages qui croisent successivement les desseins de Pantalon, on se doute bien qu’ils sont dignes de l’intrigue, & l’on ne se trompe point. Tantôt un homme sans bras vient se dire un excellent maître d’armes, & prie Pantalon de lui procurer des écoliers. Ensuite paroissent un cul-de-jatte qui prétend être un grand danseur ; des sauteurs, des chanteurs, des joueurs de gobelets, des faiseurs d’équilibres, &c. selon les différents talents des acteurs qui se trouvent dans la troupe. Opposons à tous ces bateleurs le moindre Fâcheux de la comédie françoise, & tous disparoîtront devant lui.

ACTE III. Scene II.

CARITIDÈS, ERASTE.

. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Eraste.

Monsieur Caritidès, soit. Qu’avez-vous à dire ?

Caritidès.

C’est un placet, Monsieur, que je m’en vais vous lire,
Et que, dans la posture où vous met votre emploi,
J’ose vous conjurer de présenter au Roi.

Eraste.

Hé ! Monsieur, vous pouvez le présenter vous-même.

Caritidès.

Il est vrai que le Roi fait cette grace extrême ;
Mais, par ce même excès de ses rares bontés,
Tant de méchants placets, Monsieur, sont présentés,
. . . . . . . . .
. . . . . . . . . .
Le voici ; mais au moins oyez-en la lecture.

Eraste.

Non.

Caritidès.

C’est pour être instruit, Monsieur, je vous conjure.

PLACET AU ROI.

Sire,

Votre très humble, très obéissant, très fidele & très savant sujet & serviteur Caritidès, François de nation, Grec de profession, ayant considéré les grands & notables abus qui se commettent aux inscriptions des enseignes des maisons, boutiques, cabarets, jeux de boules & autres lieux de votre bonne ville de Paris, en ce que certains ignorants, compositeurs desdites inscriptions, renversent, par une barbare, pernicieuse & détestable orthographe, toute sorte de sens & de raison, sans aucun égard d’étymologie, analogie, énergie, ni allégorie quelconque, au grand scandale de la République des Lettres & de la Nation Françoise, qui se décrient & se déshonorent par lesdits abus & fautes grossieres envers les étrangers, & notamment envers les Allemands, curieux lecteurs & spectateurs desdites inscriptions...

Eraste.

Ce placet est fort long & pourroit bien fâcher...

Caritidès.

Ah ! Monsieur, pas un mot ne s’en peut retrancher.

(Il continue.)

Supplie humblement Votre Majesté de créer, pour le bien de son Etat & la gloire de son Empire, une charge de contrôleur, intendant, correcteur, reviseur & restaurateur général desdites inscriptions, & d’icelle honorer le suppliant, tant en considération de son rare & éminent savoir, que des grands & signalés services qu’il a rendus à l’Etat & à Votre Majesté, en faisant l’anagramme de Votredite Majesté en françois, latin, grec, hébreu, syriaque, chaldéen, arabe. . . . . . . . . . . . . . . .

Je ne ferai nulle comparaison de la critique fine qui regne dans cette scene, avec tout le sel qu’il peut y avoir dans l’acte entier de la piece italienne. Je n’entreprendrai pas de louer Moliere sur l’invention du projet de Caritidès ; je laisse ce soin à l’Auteur du Spectateur Anglois, il s’en acquitte mieux que je ne saurois faire, peut-être sans avoir eu dessein de donner des applaudissements à notre Comique : n’importe, les éloges ne sont pas moins pour lui. Le lecteur va voir si je me trompe ; mais il est nécessaire que nous parcourions auparavant une ou deux pages du Spectateur.

Discours XXII.

                                             Neque semper arcum
                                             Tendit Apollo...

                                                 Hor. L. II. Od. X.

Apollon ne tient pas toujours son arc bandé.

Je régalerai ici le Public de la lettre d’un faiseur de projets, qui voudroit établir un nouvel office, dans l’espérance qu’il contribueroit beaucoup à l’embellissement de la ville, & à chasser la barbarie de nos rues. Pour moi, je la regarde comme une satyre délicate sur tous les faiseurs de projets en général, & comme une vive peinture de toute la critique moderne. La voici telle que je l’ai reçue.

Monsieur,

Après avoir vu d’un côté que vous aviez dessein d’établir quelques Officiers subalternes, pour avoir inspection sur certaines petites choses auxquelles vous ne sauriez prendre garde vous-même, & remarqué de l’autre qu’il se commet tous les jours de lourdes bévues dans les enseignes de cette ville, au grand scandale des étrangers, & de ceux de nos patriotes qui en sont les curieux admirateurs, je vous prie, en toute humilité, de vouloir bien me choisir pour votre surintendant. . . . . parceque, faute d’un tel officier, on ne voit rien dans ces objets qui se présentent par-tout à nos yeux, qui sente la belle littérature ou le bon goût. Nos rues sont pleines de sangliers bleus, de cygnes noirs, & de lions rouges, pour ne rien dire des cochons volants. . . . . Quoi qu’il en soit, si j’obtenois cet emploi, ma premiere tâche seroit, à l’exemple d’Hercule, de nettoyer la ville de monstres.... En troisieme lieu, j’ordonnerois à tout marchand en détail d’avoir une enseigne qui eût quelque rapport avec ce qu’il vend. Qu’y a-t-il en effet de plus absurde que de voir une débauchée loger à l’enseigne de l’Ange, & un tailleur à celle du Lion ? Il me semble qu’un rôtisseur ne devroit pas être logé à la Botte, ni un cordonnier au Cochon rôti : mais, faute du réglement que je sollicite, j’ai vu l’enseigne du Bouc à la maison d’un parfumeur, &c. . . . . . . .

Je crois devoir faire remarquer en passant que l’Auteur Anglois, en imitant le placet du Fâcheux, lui donne une tournure un peu trop basse, & lui enleve en même temps toute la vigueur comique, même la morale, qui naît des prétentions ridicules de Caritidès adressant directement un placet au Roi, & se vantant d’un savoir aussi rare qu’éminent. Quoi qu’il en soit, l’idée appartient à Moliere. Concluons donc, d’après l’Auteur Anglois, que Moliere en l’imaginant a fait la critique de tous les faiseurs de projets.

Une Satyre d’Horace a fourni à notre Poëte comique la scene d’exposition de ses Fâcheux. Comme Regnier a, long-temps avant Moliere, imité cette même Satyre, voyons auquel des deux imitateurs nous donnerons la pomme.

Horace, Satyre IX.
Le Poëte raconte qu’il a eu toutes les peines du monde à se défaire d’un fâcheux.

Je marchois dans la rue Sacrée, en rêvant, selon ma coutume, à certaines affaires qui m’occupoient tout entier, quand un homme, dont je savois à peine le nom, accourt à moi. — Eh ! vous voilà, mon cher ami, me dit-il en me serrant la main ! comment vous portez-vous ? — Assez bien ; prêt à vous servir. | Comme il marchoit à côté de moi, je lui demandai si je pouvois lui être utile à quelque chose. — Vous devez me connoître, me dit-il, j’ai fait des livres. — Soit, je vous en estime davantage. | Je mourois d’envie de me débarrasser du personnage : je marche vîte ; je m’arrête ; je parle tout bas à mon valet : je suois à grosses gouttes. . . . . . . Il me dit tout ce qui lui vient dans l’esprit. — Que cette ville est grande ! voilà une belle rue ! | De mon côté, pas le mot. — Vous avez, me dit-il, envie de m’échapper ; il y a long-temps que je m’en apperçois ; mais vous n’y réussirez pas : je n’ai garde de vous laisser aller seul. Où allez-vous ainsi ? — Il est inutile de vous fatiguer. Je vais faire une visite à un homme que vous ne connoissez pas : il demeure fort loin d’ici, au-delà du Tibre, près des jardins de César. — Moi, je n’ai rien à faire, & je marche bien : je vais avec vous. | Je baisse l’oreille à-peu-près comme un âne qui se sent trop chargé.

Il recommence à jaser. — Si je me connois un peu, un ami tel que moi vous serviroit au moins autant que Varius ou Viscus. S’agit-il de faire des vers ? je défie Poëte d’en faire mieux que moi, & plus vîte. Je danse à merveille : je chante à faire sécher Hermogene. | C’en est trop, je l’arrête. — Avez-vous encore une mere, quelques parents, qui s’intéressent à ce qui vous regarde ? — Dieu merci, il ne me reste personne ; je les ai tous enterrés. — Qu’ils sont heureux ! Pour moi, voici ma derniere heure, dis-je tout bas : allons, acheve-moi, bourreau ! Voilà le moment fatal qui me fut prédit dans mon enfance par une magicienne fameuse, après avoir tiré mon horoscope. « Cet enfant, dit-elle, ne mourra ni par le poison, ni par le fer de l’ennemi ; il ne mourra ni de fluxion de poitrine, ni de pleurésie, ni de goutte : ce sera un causeur impertinent qui le fera expirer tôt ou tard : s’il est sage, qu’il évite, quand il sera plus âgé, les grands parleurs ».

Nous étions vis-à-vis du Temple de Vesta ; il étoit plus de dix heures. Cet homme devoit se trouver à l’audience, sans quoi il couroit risque de perdre un procès. — Vous êtes de mes amis, me dit-il, aidez-moi un moment. — Moi ! que je meure si j’entends rien aux affaires : d’ailleurs, je suis pressé d’arriver où vous savez. — Je ne sais trop ce que je dois faire, vous laisser, ou mon procès. — C’est votre procès qu’il faut suivre. — Non, je vais avec vous. Et le voilà qui marche devant moi. . . . . — Etes-vous toujours bien chez Mécene ? C’est un homme de sens, & d’un mérite qui n’est pas commun. Personne ne s’est conduit plus adroitement que lui dans sa fortune. Si vous vouliez me procurer sa connoissance, que je vous servirois bien ensuite auprès de lui ! . . . . . . . . . . . . . . Pendant ce bel entretien, se présente Fuscus Aristius, un de mes amis, & qui connoissoit mon homme à merveille. On s’arrête. D’où venez-vous ? où allez-vous ? Je commence à le tirer par la manche : je lui prends la main ; il ne sent rien. Je lui fais signe de la tête, des yeux ; il feint de ne pas m’entendre : le cruel ! il sourit. Je seche de dépit. — A propos n’aviez-vous, pas à me parler en particulier d’une affaire importante ? — Oui, je m’en souviens très bien ; mais nous prendrons mieux notre temps. | ... Le traître s’enfuit, & me laisse sous le couteau. Falloit-il qu’il y eût pour moi un jour si malheureux ! Par hasard, l’adverse partie de mon tyran le rencontre : Où vas-tu, coquin, s’écrie-t-il ? Monsieur, je vous prends à témoin, si vous le voulez bien. Je consens. On veut le traîner en justice : on fait grand bruit ; on accourt. C’est ainsi qu’Apollon m’a conservé la vie.

REGNIER. Satyre VIII.

Charles, de mes péchés j’ai bien fait pénitence.
O toi, qui te connois aux cas de conscience,
Juge si j’ai raison de penser être absous.
J’oyois un de ces jours la Messe à deux genoux,
Faisant mainte oraison, l’œil au Ciel, les mains jointes,
Le cœur ouvert aux pleurs & tout percé de pointes
Qu’un dévot repentir élançoit dedans moi,
Tremblant des peurs d’enfer, & tout brûlant de foi :
Quand un jeune frisé, relevé de moustache,
De galoche, de botte & d’un ample panache,
Me vint prendre, & me dit, pensant dire un bon mot :
Pour un poete du temps vous êtes trop dévot !
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Sortis, il me demande : Etes-vous à cheval ?
Avez-vous point ici quelqu’un de votre troupe ?
Je suis tout seul à pied. Lui, de m’offrir la croupe.
Moi, pour m’en dépêtrer, lui dire tout exprès :
Je vous baise les mains, je m’en vais ici près
Chez mon oncle dîner. O Dieu ! le galant homme !
J’en suis. Et moi pour lors, comme un bœuf qu’on assomme,
Je laisse cheoir la tête, & bien peu s’en fallut,
Remettant par dépit en la mort mon salut,
Que je n’allasse lors, la tête la premiere,
Me jetter du Pont-neuf à bas en la riviere.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Encor n’est-ce pas tout : il tire un long escrit,
Que voyant je frémis. Lors, sans cajolerie :
Monsieur, je ne m’entends à la chicanerie,
Ce lui dis-je, feignant l’avoir vu de travers.
Aussi n’en est-ce pas : ce sont de méchants vers.
Je cogneus qu’il étoit véritable à son dire.
. . . . . . . . .
Il les serre, & se met lui-mesme à se louer.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Ceci n’est-il pas vrai ?... Il est vrai, sur ma foi,
Lui dis-je, souriant. Lors se tournant vers moi,
M’accolle à tour de bras, & tout pétillant d’aise,
Doux comme une espousée, à la joue il me baise :
Puis me flattant l’espaule, il me fit librement
L’honneur que d’approuver mon petit jugement.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Il vint à reparler dessus le bruit qui court,
De la Royne, du Roy, des Princes, de la Cour ;
Que Paris est bien grand, que le Pont-neuf s’acheve ;
Si plus en paix qu’en guerre un Empire s’éleve.
Il vint à définir que c’étoit qu’amitié,
Et tant d’autres vertus, que c’en étoit pitié.
Mais il ne définit, tant il étoit novice,
Que l’indiscrétion est un si fâcheux vice,
Qu’il vaut bien mieux mourir de rage ou de regret,
Que de vivre à la gêne avec un indiscret.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Voyant un Président, je lui parle d’affaire ;
S’il avoit des procès, qu’il étoit nécessaire
D’être toujours après ces Messieurs bonneter ;
Qu’il ne laissât, pour moi, de les solliciter ;
Quant à lui, qu’il étoit homme d’intelligence,
Qui savoit comme on perd son bien par négligence ;
Où marche l’intérêt, qu’il faut ouvrir les yeux.
Ha ! non, Monsieur, dit-il, j’aimerois beaucoup mieux
Perdre tout ce que j’ai que votre compagnie,
Et se mit aussi-tôt sur la cérémonie.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Mais comme Dieu voulut, après tant de demeures,
L’horloge du Palais vint à frapper onze heures ;
Et lui qui pour la soupe avoit l’esprit subtil :
A quelle heure, Monsieur, votre oncle disne-t-il ?
Lors bien peu s’en fallut, sans plus long-temps attendre,
Que de rage au gibet je ne m’allasse pendre.
Encor l’eussé-je fait, estant désespéré ;
Mais je crois que le Ciel, contre moi conjuré,
Voulut que s’accomplît ceste aventure mienne,
Que me dit, jeune enfant, une bohémienne :
Ni la peste, la faim, la vé.... la toux,
La fievre, les venins, les larrons, ni les loups
Ne tueront cestui-ci, mais l’importun langage
D’un fâcheux : qu’il s’en garde, estant grand, s’il est sage.
. . . . . . . . .
Voici venir quelqu’un d’assez pauvre façon.
Il se porte au devant, lui parle, le cajole :
Mais cet autre à la fin se monta de parole :
Monsieur, c’est trop long-temps... Tout ce que vous voudrez...
Voici l’arrest signé... Non, Monsieur, vous viendrez...
Quand vous serez dedans, vous ferez à partie...
Et moi qui cependant n’étois de la partie,
J’esquive doucement, & m’en vais à grands pas,
La queue en loup qui fuit, & les yeux contre bas,
Le cœur sautant de joie, & triste d’apparence.
Depuis aux bons Sergents j’ai porté révérence,
Comme à des gens d’honneur par qui le Ciel voulut
Que je receusse un jour le bien de mon salut.
. . . . . . . . .

LES FACHEUX. Acte I. Scene I.

ERASTE, LA MONTAGNE.

Eraste.

Sous quel astre, bon Dieu, faut-il que je sois né,
Pour être de fâcheux toujours assassiné !
Il semble que par-tout le sort me les adresse,
Et j’en vois chaque jour d’une nouvelle espece.
Mais il n’est rien d’égal au fâcheux d’aujourd’hui :
J’ai cru n’être jamais débarrassé de lui,
Et cent fois j’ai maudit cette innocente envie
Qui m’a pris à dîner de voir la comédie,
Où pensant m’égayer, j’ai misérablement
Trouvé de mes péchés le rude châtiment.
Il faut que je te fasse un récit de l’affaire,
Car je m’en sens encor tout ému de colere.
J’étois sur le théâtre en humeur d’écouter
La piece qu’à plusieurs j’avois ouï vanter :
Les acteurs commençoient, chacun prêtoit silence ;
Lorsque d’un air bruyant & plein d’extravagance,
Un homme à grands canons est entré brusquement,
En criant, holà, ho, un siege promptement.
. . . . . . . . .
Et de son large dos morguant les spectateurs,
Aux trois quarts du parterre a caché les acteurs.
Un bruit s’est élevé, dont un autre eût eu honte ;
Mais lui, ferme & constant, n’en a fait aucun compte,
Et se seroit tenu comme il s’étoit posé,
Si, pour mon infortune, il ne m’eût avisé.
Ah ! Marquis, m’a-t-il dit, prenant près de moi place,
Comment te portes-tu ? souffre que je t’embrasse.
Au visage sur l’heure un rouge m’est monté,
Que l’on me vît connu d’un pareil éventé.
Je l’étois peu pourtant. . . . . .
. . . . . . . . .
Il m’a fait à l’abord cent questions frivoles,
Plus haut que les acteurs élevant ses paroles.
Chacun le maudissoit ; & moi, pour l’arrêter,
Je serois, ai-je dit, bien aise d’écouter.
Tu n’as point vu ceci, Marquis ? Ah ! Dieu me damne,
Je le trouve assez drôle, & je n’y suis pas âne :
Je sais par quelles loix un ouvrage est parfait,
Et Corneille me vient lire tout ce qu’il fait.
Là-dessus de la piece il m’a fait un sommaire,
Scene à scene averti de ce qui s’alloit faire ;
Et jusques à des vers qu’il en savoit par cœur,
Il me les récitoit tout haut avant l’acteur.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Je le remerciois doucement de la tête,
Minutant à tous coups quelque retraite honnête :
Mais lui, pour le quitter me voyant ébranlé :
Sortons, ce m’a-t-il dit, le monde est écoulé :
Et sortis de ce lieu, me la donnant plus seche ;
Marquis, allons au cours faire voir ma caleche :
Elle est bien entendue, & plus d’un Duc & Pair
En fait à mon faiseur faire une du même air.
Moi de lui rendre grace, &, pour mieux m’en défendre,
De dire que j’avois certain repas à rendre.
Ah ! parbleu, j’en veux être, étant de tes amis,
Et manque au Maréchal à qui j’avois promis.
De la chere, ai-je dit, la dose est trop peu forte
Pour oser y prier des gens de votre sorte.
Non, m’a-t-il répondu, je suis sans compliment,
Et j’y vais pour causer avec toi seulement.
Je suis de grands repas fatigué, je te jure.
Mais si l’on vous attend, ai-je dit, c’est injure.
Tu te moques, Marquis : nous nous connoissons tous ;
Et je trouve avec toi des passe-temps plus doux.
Je pestois contre moi, l’ame triste & confuse
Du funeste succès qu’avoit eu mon excuse,
Et ne savois à quoi je devois recourir,
Pour sortir d’une peine à me faire mourir ;
Lorsqu’un carosse fait de superbe maniere,
Et comblé de laquais & devant & derriere,
S’est avec un grand bruit devant nous arrêté ;
D’où sortant un jeune homme amplement ajusté,
Mon importun & lui courant à l’embrassade,
Ont surpris les passants de leur brusque incartade ;
Et tandis que tous deux étoient précipités
Dans les convulsions de leurs civilités,
Je me suis doucement esquivé sans rien dire ;
Non sans avoir long-temps gémi d’un tel martyre,
Et maudit le fâcheux, dont le zele obstiné
M’ôtoit au rendez-vous qui m’est ici donné.

Regnier étoit un grand homme, quoi qu’en ait dit Boileau. Il s’est emparé des traits les plus saillants imaginés par son maître. Il est abordé comme lui par un homme dont il sait à peine le nom, qui s’opiniâtre à le suivre malgré tout ce qu’il peut faire pour s’en débarrasser, & l’excede d’ennui, en lui parlant de mille choses qui ne l’intéressent point. Regnier ne laisse pas échapper l’horoscope de cette magicienne lui prédisant dans son enfance que le fer, le poison & toutes les maladies respecteront ses jours, mais qu’un causeur impertinent le fera mourir d’ennui. Il se garde bien de négliger l’endroit sublime où le fâcheux, après avoir balancé entre le risque de perdre son procès ou le plaisir de jaser avec un inconnu, abandonne enfin généreusement sa cause. Le Satyrique François a même quelquefois renchéri sur le Latin. Il se fait relancer par son importun jusques dans une église. Horace, voulant se débarrasser de son homme, lui dit qu’il va faire une visite bien loin : Regnier ajoute qu’il va dîner chez un parent ; & son tyran s’invite, ce qui est bien plus fort. Enfin, chez Horace l’adverse partie de son fâcheux l’en délivre ; il en remercie Apollon ; je ne sais pourquoi plutôt ce Dieu que Thémis. Chez Regnier, des créanciers & des gens de Justice enlevent l’importun & le conduisent en prison ; le Poëte en est si content qu’il jure d’avoir désormais la plus grande vénération pour les Sergents, & de les regarder comme des hommes d’honneur & de probité.

On ne peut nier que Moliere n’ait imité en homme d’esprit les deux Satyriques, puisqu’en lisant la scene comique nous y reconnoissons les mœurs du siecle pour lequel elle fut faite ; & qu’aucun vernis d’ancienneté, aucun air étranger ne fait soupçonner son origine à ceux qui ne la connoissent point. Moliere n’a pas fait comme ces Architectes ignorants & sans goût qui mêlent à un bâtiment moderne les débris d’Herculanum, sans se donner la peine de les réparer ou de les rajeunir. Mais Moliere a-t-il employé tous les matériaux propres à son sujet ? n’auroit-il pas pu mettre à profit, par le moyen de la Montagne, la prédiction de la magicienne ? pourquoi n’a-t-il pas tiré parti de ce fâcheux qui aime mieux perdre sa fortune que d’abandonner son martyr ? Je regrette encore dans Moliere, ainsi que dans Regnier 16, cet ami d’Horace qui connoît son embarras & qui se fait une maligne joie de l’abandonner à son persécuteur. Ce sont de simples réflexions que je propose au discernement de mes Lecteurs. Quant au dernier trait des deux Satyres, si des créanciers ou des sergents ne délivrent pas Eraste de son Marquis, c’est que l’idée, bonne, excellente, plaisante même dans une satyre, n’auroit pas été réjouissante pour une assemblée composée à coup sûr d’un grand nombre de débiteurs : la piece auroit pu s’en ressentir.