(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE III. » pp. 53-56
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(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE III. » pp. 53-56

CHAPITRE III.

Les Précieuses ridicules, comédie en un acte & en prose, comparée pour le fond & les détails avec le Cercle des Femmes, ou le Secret du Lit nuptial, & l’Académie des Femmes, Pieces de Chappuzeau.

Cette piece fut d’abord jouée à Lyon, & ensuite à Paris sur le théâtre du Petit Bourbon le 18 Novembre 1659. Elle eut un grand succès, puisque les comédiens firent payer double dès la seconde représentation, & qu’elle se soutint pendant quatre mois de suite. Elle est imitée d’un entretien comique en six entrées, dialogué en 1656 par M. Chappuzeau 9, & intitulé Le Cercle des Femmes, ou le Secret du lit nuptial.

Extrait des Précieuses ridicules.

Le bon-homme Gorgibus a une fille & une niece dont il est fort embarrassé. Il voudroit les unir à la Grange & à du Croisy ; mais les deux Précieuses, rebutées par la simplicité de leur déclaration, de leurs propos, de leur parure, de leurs manieres, les rebutent à leur tour : ils sont furieux, & chargent de leur vengeance leurs valets. Mascarille & Jodelet s’introduisent chez les Précieuses sous les titres de Marquis & de Vicomte, charment les héroïnes par leur abord familier, une parure outrée, de grands airs, un jargon affecté. Lorsque les deux bégueules se flattent d’avoir subjugué deux Seigneurs du premier mérite, la Grange & du Croisy arrivent, font dépouiller leurs valets devant elles, en leur disant qu’elles peuvent les aimer, mais qu’ils ne veulent pas qu’ils se servent de leurs habits pour être mieux traités qu’eux. Les Précieuses sont confondues. Gorgibus craint qu’on ne fasse quelque farce de leur aventure.

Extrait du Cercle des Femmes.

Emilie, jeune veuve, se livre toute entiere à son goût pour l’étude, ne s’occupe plus que de livres, de conversations sur les sciences, & du soin d’entretenir commerce avec les savants. L’un d’eux fait sa déclaration qui est mal reçue. Le pédant, piqué, habille superbement Germain son pensionnaire & dont il ne sauroit être payé. Celui-ci est mieux reçu. Alors des archers viennent prendre Germain au collet & l’emmenent en prison comme un frippon. Emilie demeure fort honteuse d’avoir été la dupe d’un pareil maroufle.

 

La différence qu’il y a entre la piece de Moliere & celle de M. Chappuzeau, est si visible qu’elle est à la portée de tout le monde. La Précieuse de Chappuzeau n’a que le ridicule de parler science ; la Madelon & la Cathos de Moliere poussent l’affectation jusques dans les conversations les plus familieres, & la façon de se mettre. Elles veulent que leurs chaussettes soient de la meilleure faiseuse. La premiere ne rebute qu’un pédant qui le mérite ; les autres refusent, avec la derniere impertinence, deux époux aimables, parcequ’ils n’ont pas donné à leur passion un air de roman, & qu’ils ont débuté de but en blanc par le mariage. Le caractere de la Grange & de du Croisy, se trouvant tout-à-fait opposé à celui des Précieuses, fait plus ressortir leurs ridicules, & rend les amants plus intéressants. Leurs valets, qu’ils emploient à leur vengeance, sont bien plus propres à punir l’orgueil déplacé des héroïnes, que le pensionnaire du pédant. Enfin, il est bien plus plaisant de voir la Grange & du Croisy faire déshabiller leurs valets en présence des belles, auxquels elles ont donné la préférence, que d’assister à l’enlevement d’un homme qu’on arrête pour dettes.

Chappuzeau connut sans doute lui-même la distance qu’il y avoit de sa piece à celle de Moliere, puisqu’il la corrigea d’après lui, & la fit donner en 1661 sur le théâtre du Marais avec le titre de l’Académie des Femmes.

Extrait de l’Académie des Femmes.

Une absence de quatorze mois faisant conjecturer à Emilie que son époux a passé les sombres bords, elle se livre toute entiere à la littérature. Sa maison est sans cesse remplie de femmes aussi ridicules qu’elle, & de faux savants. L’un d’eux, appellé Hortense, déclare l’amour qu’il a pour Emilie. Il est très mal reçu, & forme le dessein de se venger. Il fait habiller superbement Guillot, & après lui avoir donné des instructions sur le personnage qu’il doit jouer, il présente le valet travesti sous le nom du Marquis de la Guilloche. Emilie & la compagnie des Précieuses reçoivent le nouveau Marquis avec beaucoup de politesse. On vient ensuite annoncer le Baron de la Roque ; c’est le mari d’Emilie, qu’on croyoit mort. Emilie s’évanouit à cette vue. Guillot, reconnu valet d’Hortense, est chassé comme il le mérite ; & le Baron, après une remontrance à sa femme sur sa conduite ridicule, lui ordonne de laisser ses livres, & de s’occuper dorénavant du soin de son ménage.

 

M. Chappuzeau semble n’avoir refait sa piece que pour prouver la différence qu’il y a d’un bon à un mauvais imitateur. Moliere fait d’un mauvais original une copie qui est un petit chef-d’œuvre ; & Chappuzeau qui refait son ouvrage d’après cette copie, n’en apperçoit pas les beautés, & ne sait y voir d’autre mérite que celui d’avoir substitué des valets à son Pensionnaire. M. Chappuzeau dit, dans une épître dédicatoire, que la piece a eu du succès. Je n’en sais rien ; mais je sais qu’on n’en parle plus. Je sais qu’à la représentation des Précieuses, un vieillard, frappé par la vérité des portraits qu’on lui présentoit, s’écria : Courage, Moliere, voilà la bonne Comédie : je sais que Ménage, en sortant de la premiere représentation, dit à Chapelain : « Nous approuvions, vous & moi, toutes les sottises qui viennent d’être critiquées si finement & avec tant de bon sens ; croyez-moi, il nous faudra brûler ce que nous avons adoré, & adorer ce que nous avons brûlé » : je sais enfin que Moliere a si fort ridiculisé ses originaux, qu’ils ont disparu, & que cependant nous voyons la piece avec plaisir10.