CHAPITRE PREMIER.
L’Étourdi ou les Contre-temps, Comédie en vers & en cinq actes, comparée, pour le fond & les détails, avec l’Inavertito, le maître Étourdi, canevas italien ; l’Amant indiscret, comédie de Quinault ; l’Epidique de Plaute ; le Phormion de Térence, & le Tour subtil d’un Filou, Conte de d’Ouville.
C’est la premiere piece de Moliere : il la fit d’abord jouer à Lyon par la troupe qu’il avoit en société avec la Béjart ; il la donna ensuite à Paris sur le théâtre du petit Bourbon le 3 Décembre de l’année 1658. Elle est imitée presque en entier d’une piece Italienne en prose, composée par Nicolo Barbieri, imprimée en 1629, neuf ans après la naissance de Moliere. Elle est intitulée l’Inavertito, l’Etourdi : on la donne fort souvent à Paris, sous le titre du maître Etourdi 3.
Extrait du maître Etourdi.
Gélio, fils de Pantalon, & promis à la fille du Docteur, est amoureux de Turqueta. L’amour qu’il a pour la belle esclave lui tourne si fort la cervelle, qu’il est devenu comme un homme hébêté. Il paroît chargé de rubans ; il porte un bas rouge, un autre verd : il ne sait plus ni ce qu’il fait, ni ce qu’il dit. Son valet Scapin promet de lui procurer un moment d’entretien avec sa belle, malgré Arlequin, marchand d’esclaves, qui la garde avec le plus grand soin. En effet, Turqueta sort un instant ; l’amant enchanté fait tant de bruit, qu’Arlequin l’entend & ordonne à son esclave de rentrer. Elle trouve le secret de glisser à son amant une clef du jardin. Sa joie & son imbécillité le décelent encore ; il fait voir la clef à Arlequin : celui-ci, alarmé, feint qu’on s’est moqué de lui, qu’on lui a remis la clef de la cave. Gélio donne dans la piege, fait un échange avec Arlequin qui garde les deux clefs.
Scapin propose à Arlequin de lui vendre Turqueta sur sa parole, ou de lui en faire présent. Arlequin, comme de raison, n’en veut rien faire. Scapin lui jure qu’il la lui enlevera publiquement, ou qu’il le forcera lui-même à la lui remettre. Arlequin va se déguiser, met un voile, fait semblant d’être Turqueta. Scapin s’y méprend dans l’obscurité, veut emmener la fausse esclave, qui le rosse, & lui promet de le régaler de cette façon toutes les fois qu’il approchera de la maison. Scapin ne se rebute pas. Le Docteur, beau-pere prétendu de Gélio, demande des nouvelles de son gendre & de son pere Pantalon. Scapin lui dit que Pantalon veut faire présent à sa belle-fille d’une esclave, mais que comme il craint que le marchand ne la lui vende trop cher, il le prie de l’acheter lui-même. Le Docteur fait le marché. Dans le moment qu’on lui livre Turqueta, & qu’il va la remettre entre les mains de Scapin, Gélio vient, par ses plaintes, s’opposer à la vente, & déclarer clairement que son pere n’en veut point. Grandes plaintes de la part de Scapin, beaucoup d’excuses de celle de Gélio. Le Docteur, instruit de l’artifice de Scapin, lui en fait des reproches : celui-ci lui persuade que tout ce qu’il a fait n’étoit que pour lui rendre service. Mon maître, lui dit-il, est amoureux de cette maudite esclave, je voulois la lui enlever pour qu’il fût tout entier à votre fille. Alors le Docteur, donnant dans un nouveau piege, prie Scapin d’acheter lui-même Turqueta, & lui remet l’argent. Gélio s’oppose au succès de cette ruse & de plusieurs autres qui se trouvent dans l’Etourdi de Moliere.
Enfin arrive un Turc, qui, sachant que sa sœur est esclave sons le nom de Turqueta, vient la racheter. Il demande à Scapin la maison du marchand ; Scapin lui dit hardiment qu’il parle à lui-même. Le Turc remet la lettre d’avis & le pouvoir qu’on lui a donné pour acheter l’esclave : Scapin lui dit qu’elle est à une maison de campagne, exhorte le Turc à l’aller joindre, &, après s’être déguisé, va lui-même avec la lettre d’avis retirer Turqueta, au moment où Gélio vient empêcher Arlequin de la livrer, en disant que ce Turc peut être un frippon. Le véritable Turc revient. Pantalon connoît Cassendre son pere, & répond de sa probité à Arlequin, qui lui livre Turqueta. Elle demande quelques jours pour voir la ville avant son départ. Scapin suspend un écriteau d’hôtel garni sur la porte d’une maison dont il peut disposer : l’Etourdi vient tout gâter. Scapin met adroitement un pistolet à la ceinture du Turc, & veut le faire arrêter comme un perturbateur du repos public. Gélio le défend, & veut le faire évader. Comme il faut que la piece finisse, Scapin se jette aux pieds de Pantalon, lui dit que son fils est perdu s’il ne lui accorde Turqueta. Il fléchit le vieillard, appelle son jeune maître, qui, crainte de gâter encore ses affaires, prend la fuite. Tout le monde court après lui : Scapin l’attrape, le porte sur ses épaules, & le force d’apprendre son bonheur.
Tout le monde connoît l’Etourdi ou les Contre-temps de Moliere ; & tout le monde peut voir, d’après l’extrait de la Piece Italienne, que Moliere en a pris presque tous ses matériaux. Il est des choses que je trouve meilleures dans l’original que dans la copie. L’aventure du Turc, qui vient tout naturellement avec une lettre d’avis retirer sa sœur d’esclavage, qui s’adresse précisément à l’homme qu’il doit le plus craindre, qui lui laisse entre les mains de quoi le tromper, & qui va ensuite à la campagne pour donner au fourbe le temps de lui nuire ; toutes ces choses, dis-je, ménagées ou arrangées par les fourberies de l’intrigant, me paroissent bien plus comiques que l’Egyptien de Moliere. Il est amoureux de l’esclave, il l’achete, & se trouve ensuite son frere, & fils de Trufaldin, marchand d’esclaves. Il ne peut en conscience épouser sa sœur ; il la cede à Lélie. Il n’y a dans tout cela que du romanesque & fort peu de plaisant.
Je trouve ensuite fort comique que l’Etourdi Italien, après avoir continuellement gâté ses affaires par sa présence, prenne la fuite quand on a besoin de lui. Mais, en revanche, Moliere s’est montré bien supérieur à l’Auteur Italien dans une infinité de choses. Il lui a premiérement abandonné tous ses petits moyens ; il a rejetté cette clef que Turqueta donne à Gélio, & qu’Arlequin lui reprend en lui persuadant qu’on lui a donné la clef de la cave. Il n’a pas voulu de ce pistolet que Scapin attache à la ceinture du Turc, pour l’accuser d’être un perturbateur, ou du moins ne l’a-t-il pas mis en action ; il a renchéri sur l’idée de faire acheter l’esclave par le beau-pere de Gélio, puisque c’est au pere même de son Etourdi que Mascarille propose d’acheter Lélie. Nous devons à Plaute la premiere idée de cette scene.
ÉPIDIQUE. acte II. Scene II.
PÉRIPHANE, APŒCIDE, ÉPIDIQUE.
Epidique veut procurer à son jeune maître une esclave qu’il aime, & lui dit, en voyant son pere devant la porte, accompagné d’un autre vieillard :
Epidique.
St, st ! ne dites rien ; ayez bon courage & bonne espérance, je sors sous un présage heureux. Les oiseaux volent à gauche : bon augure ! Je suis armé d’un couteau bien pointu, & tel qu’il le faut pour éventrer la bourse de votre pere. Deux vieux à la fois ! quelle capture ! Je vais donc me métamorphoser en sangsue, & je tirerai le sang de ces vénérables barbes qui passent pour les deux colonnes du Sénat.
Les vieillards cherchent entre eux un moyen pour enlever l’esclave au jeune homme ; Epidique se jette entre eux pour leur indiquer ce qu’ils doivent faire.
Epidique.
S’il étoit juste qu’un chétif esclave eût plus d’esprit que deux hommes consommés, tels que vous êtes, Messieurs, j’indiquerois un bon moyen, & qui, à ce que je crois, loin de vous déplaire, auroit l’approbation de l’un & de l’autre. . . . . . . . .
Voici mon sentiment : il faut que vous délivriez la joueuse de flûte, comme si c’étoit pour votre plaisir, & comme si vous en étiez passionnément amoureux. . . . .
Quand vous aurez payé la rançon de cette musicienne, vous l’enverrez quelque part hors de la ville, à moins que le cœur ne vous dise autre chose. . . . . .
Il faut jetter les yeux sur quelqu’un qui porte l’argent destiné à la délivrance de la musicienne ; car pour vous, Monsieur, il n’est ni nécessaire ni à propos que vous vous donniez cette peine. . . . . .
Voilà le Seigneur Apœcide qui est votre homme ; d’ailleurs il possede la haute science du droit & des loix : croyez-moi, sera bien fin qui pourra l’attraper.
Dans la scene que Moliere a imitée de Plaute, il introduit Hippolyte, qui, sans paroître, écoute ce que dit Mascarille. Elle n’aime point Lélie, à qui l’on veut l’unir. Mascarille lui a promis de rompre l’hymen projetté : elle l’entend cependant prendre des mesures pour le faire réussir : elle est au désespoir.
ACTE I. Scene X.
HIPPOLYTE, MASCARILLE.
Hippolyte.
Oui, traître, c’est ainsi que tu me rends service !Je viens de tout entendre, & vois ton artifice :A moins que de cela, l’eussé-je soupçonné ?Tu payes d’imposture, & tu m’en as donné.Tu m’avois promis, lâche, & j’avois lieu d’attendre,Qu’on te verroit servir mes ardeurs pour Léandre ;Que du choix de Lélie, où l’on veut m’obliger,Ton adresse & tes soins sauroient me dégager ;Que tu m’affranchirois du projet de mon pere :Et cependant ici tu fais tout le contraire !Mais tu t’abuseras : je sais un sûr moyenPour rompre cet achat où tu pousses si bien ;Et je vais de ce pas...Mascarille.
Ah ! que vous êtes prompte !La mouche tout d’un coup à la tête vous monte ;Et, sans considérer s’il a raison ou non,Votre esprit contre moi fait le petit démon.J’ai tort, & je devrois, sans finir mon ouvrage,Vous faire dire vrai, puisqu’ainsi l’on m’outrage.Hippolyte.
Par quelle illusion penses-tu m’éblouir ?Traître ! peux-tu nier ce que je viens d’ouir ?Mascarille.
Non. Mais il faut savoir que tout cet artificeNe va directement qu’à vous rendre service ;Que ce conseil adroit, qui semble être sans fard,Jette dans le panneau l’un & l’autre vieillard ;Que mon soin par leurs mains ne veut avoir CélieQu’à dessein de la mettre au pouvoir de Lélie,Et faire que l’effet de cette invention,Dans le dernier excès portant sa passion,Anselme, rebuté de son prétendu gendre,Puisse tourner son choix du côté de Léandre.Hippolyte.
Quoi ! tout ce grand projet, qui m’a mise en courroux,Tu l’as formé pour moi, Mascarille ?Mascarille.
Oui, pour vous.. . . . . . . . .
La situation d’Hippolyte est prise du Phormion de Térence.
Géta, esclave d’Antiphon, veut attraper de l’argent au pere de son maître & à son beau-pere prétendu. Il les engage à payer Phormion, afin qu’il se charge de la femme d’Antiphon. Antiphon, qui écoute sans être vu, croit que Géta parle tout de bon. Il lui reproche sa prétendue perfidie quand ils sont seuls.
PHORMION. acte IV. Scene IV.
ANTIPHON, GÉTA.
Antiphon.
Géta ?
Géta.
Hé !
Antiphon.
Qu’as-tu fait ?
Géta.
J’ai attrapé de l’argent aux vieillards.
Antiphon.
Est-ce donc assez ?
Géta.
Je ne sais ; vous ne m’en avez pas demandé davantage.
Antiphon.
Quoi ! maraud, tu ne répondras pas à ce que je te demande ?
Géta.
Que voulez-vous donc dire ?
Antiphon.
Ce que je veux dire ! que le beau coup que tu viens de faire me réduit à m’aller pendre sans balancer. Que les Dieux & les Déesses, le Ciel & l’Enfer fassent de toi un terrible exemple ! Voilà le pendard ! On n’a qu’à l’employer si l’on veut que quelque chose soit bien faite ! Qu’y avoit-il de moins à propos que d’aller toucher cette corde & de parler de ma femme ? Par-là tu as redonné à mon pere l’espérance de pouvoir s’en défaire. Dis-moi enfin, si Phormion reçoit cet argent, il faut qu’il l’épouse : que deviendrai-je ?
Géta.
Mais il ne l’épousera pas. . . . . . . . . . . . . . . .
M. Piron a mis la même situation dans la Métromanie, acte II, scenes III & IV. Finette s’intéresse aux amours de Dorante : pour le servir en piquant l’indocilité de sa maîtresse, elle conseille à Francaleu de lui défendre d’aimer précisément ce même Dorante, qui est, dit-elle, fort amoureux. Dorante écoute : il est furieux : il accable Finette de reproches.
Quant au caractere de l’Etourdi, il n’est pas merveilleusement peint dans Moliere ; mais il l’est bien mieux que dans l’Italien. Gélio est un homme maussade, imbécille, qui fait pitié. Lélie est un amant vif, pétulant : il ne réfléchit point ; mais il a des graces, & ses incartades mêmes le rendent quelquefois intéressant, parceque la vivacité de son amour les occasionne.
Louons Moliere de n’avoir pas mis sur la scene le caractere Italien ; mais gardons-nous de lui en attribuer toute la gloire. Le caractere de Lélie est exactement celui de Cléandre, le héros d’une piece de Quinault. En voici l’extrait.
L’Amant indiscret, ou le maître Étourdi, Comédie en cinq actes & en vers, jouée à Paris quatre ans avant celle de Moliere.
Acte I. Cléandre, amant aimé de Lucrece, l’attend dans un cabaret, où elle doit loger avec sa mere en descendant du coche. Licipe, autre amant de Lucrece, qui est arrivé avec elle & sa mere, vient reconnoître l’appartement où elles doivent loger. Cléandre, qui l’a vu autrefois, lui fait part de ses amours & de l’espoir qu’il a de les voir couronner. Licipe lui apprend qu’il est son rival, qu’il est protégé par la mere, & qu’il épousera sa maîtresse.
Acte II. Licipe conduit les deux Dames dans une autre auberge. Philipin, valet de Cléandre, entreprend d’écarter son rival. Il déguise le maître du premier cabaret en paysan, & fait dire à Licipe par le faux rustre que son pere est mort subitement. Licipe qui le croit s’apprête à partir, quand Cléandre paroît, reconnoît le cabaretier, rit de son déguisement, & avertit son rival qu’on le trompe.
Acte III. Philipin gagne Lisette, suivante de Lidame mere de Lucrece. Elle cache des papiers nécessaires au procès qui les amene à Paris, feint de les avoir oubliés à Auxerre. Licipe part pour les aller chercher. Philipin, après avoir débarrassé son maître de la présence d’un rival fâcheux, veut entrer au service de Lidame pour être plus à portée de le servir. On le présente, il plaît : on va le garder, quand Cléandre vient dire que ce domestique est à lui.
Acte IV. Philipin ménage un tête-à-tête entre Lucrece & son maître. Celui-ci dans l’obscurité rencontre la mere, croit parler à sa maîtresse, & lui fait part de toutes les bontés que sa fille a pour lui.
Acte V. Philipin obtient un second rendez-vous pour son maître. Les amants sont ensemble : la mere arrive : le maître & le valet se cachent dans un cabinet. La mere alloit sortir quand l’Etourdi éternue. Philipin feint d’avoir été surpris par le sommeil, & de s’être réveillé en éternuant : la mere, satisfaite, va se retirer. Cléandre, trop empressé de rejoindre sa maîtresse, renverse des escabelles. Philipin éteint la lumiere pour faciliter la fuite de son maître qui va se jetter dans les bras de la mere ; elle le retient par la manche : Philipin dit que c’est celle de son habit. Enfin Lidame saisit l’Etourdi par la main, qui, sans contrefaire sa voix, s’écrie, je suis Philipin. La mere reconnoît l’amant de sa fille, ne sait quel parti prendre, veut consulter son frere nouvellement revenu des Isles. Ce frere est le cabaretier que Philipin a fait déguiser. Il conseille à sa prétendue sœur de donner Cléandre à sa fille, quand Cléandre lui-même rit au nez du faux oncle, & découvre la supercherie. Le mariage se fait pourtant, parceque Cléandre se trouve fils unique du Bailli de Nogent, pour qui Lidame a la plus grande vénération.
Si quelquefois l’intrigant Italien est plus adroit que Mascarille, en revanche celui-ci est continuellement supérieur à Philipin.
Mascarille, dans le dessein de servir son maître, se met au service de son rival, comme Philipin au service de la mere & de la maîtresse de son Etourdi : mais Mascarille motive fort plaisamment sa sortie de chez son premier maître en disant qu’il lui a donné des coups de bâton, & Philipin ne se donne pas cette peine.
Lélie déguisé en Arménien pour s’introduire auprès de ce qu’il aime, vaut infiniment mieux que le cabaretier arrivant des Isles. Il en est ainsi des autres situations dont nous ne parlons pas.
Une des choses qui fait le plus rire dans l’Etourdi François est puisée dans d’Ouville. Le Lecteur se souvient sans doute que Mascarille voulant avoir de l’argent pour acheter l’esclave aimée de son maître, en emprunte d’Anselme, sous prétexte de faire enterrer Pandolphe, qu’il dit être mort subitement. Le Lecteur se souvient encore qu’Anselme voyant ensuite Pandolphe, en est effrayé. Il peut comparer ces scenes avec le Conte du sieur d’Ouville, partie I, page 365.
Tour subtil d’un Filou.
Il y eut deux freres dans la ville de Chartres, l’un nommé Charles d’Estampes & l’autre Philippe d’Estampes, fils d’un riche marchand de cette ville. Charles d’Estampes qui étoit l’aîné, fut par son pere envoyé à Paris chez un marchand drapier, chez lequel ayant appris le métier, il se fit recevoir maître, & s’habitua dans Paris, où il prit femme, de laquelle il eut quelques enfants. Philippe d’Estampes demeura à Chartres, faisant la profession de son pere, qui étoit orfevre. Il s’y maria ; mais il ne put avoir d’enfants. Un certain filou, natif de Chartres, étant à Paris, & connoissant fort bien les deux freres & toute leur famille, résolut de faire un coup de main chez ce Charles d’Estampes, drapier, qui demeuroit dans la rue S. Honoré. Il avertit de son dessein quelques méchants garnements de Paris qu’il hantoit. . . . . .
Ce filou, en fort mauvais équipage, & couvert seulement avec de vieux haillons qui lui servoient de chausses, vint trouver le marchand drapier, à qui il dit qu’il avoit une bonne & une mauvaise nouvelle à lui dire. La mauvaise étoit celle de la mort de son frere Philippe d’Estampes, & la bonne, que n’ayant point d’enfant, il étoit son héritier, & qu’il l’avoit laissé exécuteur de son testament. Cette nouvelle fut capable de le consoler promptement de cette perte. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ce drapier retint cet homme à souper, & le fit coucher chez lui (c’étoit ce qu’il demandoit), lui disant qu’il se mettroit le lendemain au matin en chemin avec lui pour aller à Chartres, comme sa belle-sœur lui mandoit. Quand tout le monde fut couché, ce filou, qui n’avoit pas envie de dormir. . . . jetta par la fenêtre quelques pieces de drap à ses compagnons, n’osant pas en prendre beaucoup, ni d’autres meubles, de peur qu’on ne s’en apperçût au logis, parcequ’il falloit qu’il se fît voir.
Le lendemain au matin le drapier le fit appeller, lui disant qu’ayant songé la nuit au voyage qu’il vouloit entreprendre, il ne trouvoit pas à propos de paroître à Chartres qu’il ne fût habillé de deuil ; qu’il lui falloit du temps pour cela, & partant, qu’il l’engageoit de retourner à Chartres retrouver sa belle-sœur avec un mot de lettre qu’il lui donneroit, dans laquelle il mit la raison qui l’obligeoit de retarder encore deux ou trois jours, au bout desquels il ne manqueroit pas de se rendre, la consolant le mieux qu’il lui fut possible de l’affliction qui lui étoit arrivée. Il donna cette lettre au filou, avec de l’argent pour faire son voyage, & pour la peine qu’il avoit eue de lui apporter une si bonne nouvelle, quoiqu’il lui témoignât beaucoup plus de regret de la mort d’un si bon frere, que de sa bonne succession.
Ce filou voyant qu’il n’avoit fait qu’une partie de ce qu’il desiroit, résolut de faire à Chartres la même fourbe à Philippe d’Estampes, & lui faire entendre que son frere Charles étoit mort à Paris, pour être reçu de même dans sa maison, & attraper quelque orfévrerie. Afin de venir à bout de ce dessein, il fit faire une lettre au nom de la femme de Charles d’Estampes, lui donnant avis de l’affliction qui lui étoit arrivée d’avoir perdu un bon mari, & lui un si bon frere, disant que son mari avoit laissé quelques legs par son testament, dont il le faisoit exécuteur, & tuteur de ses enfants, le priant de venir en diligence à Paris pour donner ordre à leurs affaires, lui faisant des excuses de ce que cette lettre n’étoit pas écrite de sa main.
Avec cette lettre il arrive à Chartres ; il la présente à Philippe d’Estampes, qui fut bien marri d’apprendre une si mauvaise nouvelle ; &, sachant que cet homme étoit venu exprès de Paris, envoyé par sa belle-sœur, il lui fit faire bonne chere, lui disant qu’il s’en retournât le lendemain au matin avertir sa belle-sœur qu’il s’alloit faire habiller de deuil, & que dans deux jours il l’iroit trouver, & lui donna un mot de lettre. Mais le filou, qui ne s’endormit point la nuit, crocheta un petit cabinet, dans lequel il prit une petite boîte où il y avoit quelques bagues & quelques perles ; de sorte qu’il fit mieux ses affaires à Chartres qu’il n’avoit fait à Paris : & dès le lendemain de grand matin, il part, feignant d’aller porter la lettre. On ne s’apperçut point si promptement de cette boîte ; car le lendemain cet orfevre ne songea qu’à faire dépêcher son deuil pour s’en aller promptement à Paris.
Le plaisant de l’aventure est qu’ils partirent le même jour, Charles de Paris, & Philippe de Chartres, pour faire leur voyage, & qu’ils vinrent tous deux coucher à Bonnelle, qui est environ la moitié du chemin de Chartres à Paris. Mais Charles étant parti un peu plutôt, arriva de meilleure heure, alla coucher au Lion d’or qu’il apprit être la meilleure hôtellerie, soupa si-tôt qu’il fut arrivé, & s’alla coucher de bonne heure pour partir le lendemain du matin. Philippe arriva fort tard, demanda la meilleure hôtellerie : on lui enseigna le Lion d’or, où il fut demander une chambre : on lui en donna une joignant celle de son frere, qui étoit couché & qui dormoit ; &, pour y aller, il falloit passer à travers celle où son frere étoit : à quoi il ne prit pas garde en passant, & s’alla coucher avec un de ses amis qu’il avoit emmené avec lui.
Comme ils discouroient ensemble dans cette chambre, Charles s’étant réveillé, ouit cette voix, qu’il jugea approcher de celle de son frere, quoiqu’il ne pût pas discerner les mots, dont il s’étonna fort, & commença à avoir peur que ce ne fût l’ame de son frere qui revenoit. Mais ce qui le confirma bien davantage en cette appréhension, fut qu’ayant pris envie à Philippe, étant couché, d’aller aux lieux secrets, il se leve nud en chemise, & passe à travers la chambre de son frere : celui-ci, au moyen d’un clair de lune, le reconnut ; & le voyant en cet état, il jetta un grand cri, qui ne donna pas moins d’appréhension à Philippe qui reconnut la voix de son frere, & qui s’en retourna à son lit extrêmement effrayé, croyant de son frere ce que son frere croyoit de lui ; de sorte qu’ils passerent tous deux le reste de la nuit en l’appréhension l’un de l’autre. Mais le bon fut le lendemain au matin qu’ils se rencontrerent portant le deuil l’un de l’autre, & chacun s’enfuyant de son compagnon, avec des signes de croix, pensant voir un fantôme : mais peu à peu s’étant enhardis, ils furent la fourbe qu’on leur avoit faite : de façon que chacun s’en retourna chez soi, où au bout de quelque temps ils s’apperçurent du larcin, le drapier de son drap, l’orfevre de sa boîte ; mais il fallut que l’un & l’autre prissent patience, parcequ’ils ne voyoient aucun remede à leurs pertes4.
Comme Moliere est rarement au-dessous de ses originaux, on peut, lorsque cela lui arrive, le lui reprocher hardiment, sans craindre de ternir sa gloire : il faut d’ailleurs être juste. Moliere n’a saisi qu’en partie le comique du conte. Il est sans doute plaisant qu’un homme à qui l’on persuade que son ami est mort, prenne ce même ami pour un revenant dès qu’il le voit, & lui promette des prieres ; mais le comique est bien plus renforcé dans l’entrevue de deux hommes qui se croient morts tous deux, se revoient en tremblant, & se rendent mutuellement la peur qu’ils se font : la situation est plus piquante du double.
Moliere ne s’est pas contenté de s’approprier les étourderies & les fourberies qui sont chez l’Auteur Italien & chez Quinault ; il en a puisé par-tout, comme l’on voit : aussi en a-t-il plus réuni dans un seul acte que Quinault dans toute sa comédie, ce qui rend sa piece aussi vive, aussi rapide que l’autre est froide & languissante. Encore une imitation heureuse, Moliere ne laissoit presque plus rien à desirer. Qu’il eût pris de Quinault l’idée de transporter la scene en France, qu’il eût banni de notre théâtre ces marchands d’esclaves, cette fille qu’on veut vendre & acheter, sa piece étoit infiniment meilleure. Comment auroit-il pu faire, dira-t-on, pour amener un si grand nombre d’événements ? C’étoit son affaire & non la nôtre. Enrichissons-nous du bien de nos voisins, c’est bien fait ; mais sachons décomposer nos larcins ou les revêtir du moins de nos couleurs. Voilà l’essentiel.