CHAPITRE III.
L’Honnête Homme.
La débauche, l’avarice, l’imposture, l’homicide, sont condamnés et détestés par Molière : est-ce assez ?
Il y a des points plus délicats, où la morale paraît moins intéressée, et où elle l’est pourtant. Il y a des vices de bonne compagnie qui passent, aux yeux indulgents du monde, pour de légers défauts ou même pour des qualités de société. Molière a-t-il seulement l’idée de la vertu banale et de la morale élastique à l’usage des gens du monde, ou son âme élevée conçoit-elle cette honnêteté supérieure, cette perfection scrupuleuse qui sait joindre la politesse exquise à la vertu rigide, et qui constituait de son temps l’honnête homme ? Est-ce assez, selon lui, pour être honnête homme, d’éviter ce que condamne le code ? A-t-on droit à ce titre quand on hait en gros le vice, quand on aime en gros la vertu, et quand on désire en général se défendre soi-même et protéger les siens contre la dégradation morale ?
Non : l’homme, être perfectible, n’est honnête homme qu’en s’appliquant
de toutes ses forces à régler en soi les passions excessives, à se rendre meilleur
de toutes façons, par le travail, par la science, par la charité,
par les manières même et par la politesse, par l’esprit et par le corps, enfin à
s’approcher autant que possible du type idéal de l’humanité ; en sorte qu’il réalise le
vœu de Platon, qui demande que la vie du sage soit un effort pour se rendre
semblable à Dieu
124, ou plutôt qu’il obéisse au commandement du Christ : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait
125. »
Ce n’est pas seulement en gros et dans les circonstances importantes qu’il faut être vertueux : l’honnêteté consiste à se perfectionner en tout genre, à poursuivre le bien en toutes choses, à fuir, après les vices, les défauts, les travers, les ridicules même, et toutes les misères adhérentes à l’humanité, qui rendent quelquefois les petites vertus plus difficiles à pratiquer que les grandes.
Or, cette délicatesse morale, Molière l’a eue au plus haut degré, et l’a exprimée avec un suprême génie dans le Misanthrope 126.
Que ce drame sans action et sans dénouement soit, au point de vue littéraire, un chef-d’œuvre inimitable, un des monuments les plus glorieux de l’esprit humain, ce n’est point ici la question : le Misanthrope est une composition essentiellement morale127.
La coquetterie de Célimène, l’hypocrisie d’Arsinoé, la paresse vaniteuse des deux marquis, l’insouciance équivoque de Philinte, la fatuité d’Oronte, y sont exposés sous leur vrai jour, et le ridicule dans lequel tombe Alceste, par son exagération quelque peu personnelle, ne fait nul tort à l’estime réservée à sa loyauté et à sa franchise vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis des autres. Après avoir lu, après avoir vu cette pièce, on aime, on plaint, on estime l’honnête homme, un peu exagéré dans la manifestation de son honnêteté, un peu imparfait parce que la perfection n’est point humaine. On sent une joie sincère à voir Eliante, par sa grâce sereine, apporter à la rude vertu d’Alceste cet adoucissement de la vraie politesse, qui n’est autre que la fleur de la charité. Mais on condamne, sans compromis quoique sans amertume, les autres personnages, dignes d’indulgence parce qu’ils sont hommes, dignes de blâme parce qu’ils se laissent aller sans résistance aux premières poussées du vice, qu’il faut appeler par son nom, si poli, si élégant, si atténué par la mode et l’usage qu’il se présente. Aveugles étaient ceux qui ne voulaient voir dans cet intéressant tableau qu’un vernis de ridicule appliqué, pour l’amoindrir, à un homme irréprochable128.
Eh ! oui, Alceste est maladroit, même brutal, dans sa façon trop franche de faire la leçon aux autres. Eh ! oui, lui, l’homme parfait, il est sottement amoureux d’une incorrigible coquette.. Oui, il commet la faute de porter sur les hommes qui s’abandonnent au vice la haine qu’il devrait réserver au vice seulement129. Je ris, quand je le vois, par ses boutades, servir de risée à tout un salon de gens raffinés qui ne le valent pas130 ; je ris, quand je le vois offrir sa main, sa noble main, à une femme qui se joue de lui visiblement131, et refuser celle qu’une digne fille lui offre presque, vaincue par tant de vertu132 ; je ris, quand je lui vois prendre sa belle résolution
De fuir en un désert l’approche des humains133.
Mais il est certain qu’en riant je l’estime, je le plains, je l’admire, et que je ne comprends pas ceux qui ont accusé Molière d’avoir là bafoué la vertu, à moins qu’ils n’eussent eux-mêmes pour vertus que les ridicules d’Alceste. La vertu d’Alceste est intacte et respectée au milieu de tout le rire soulevé par ses ridicules ; et moi-même’, simple et faible spectateur, l’auteur me force par un coup de génie à faire nettement celte distinction qu’Alceste ignore, du mal même que je hais, et de l’homme, qui peut en être atteint jusque dans la plus haute vertu, et que j’aime pourtant, pour sa vertu et pour lui.
Ces réflexions font comprendre la prédilection de Molière pour cette œuvre mal entendue par ses contemporains134. Un tel génie devait être content de soi, quand il touchait si admirablement les points où le monde s’imagine que la morale n’a rien à voir, parce que le sens moral du monde est émoussé par la double habitude du plaisir, qu’on croit honnête tant qu’il n’est point scandaleux, et de l’intérêt, qu’on croit permis tant qu’il n’est point criminel. C’est là que Molière me paraît vraiment un moraliste j c’est là qu’il enseigne avec une délicatesse supérieure en quoi consiste le parfait honnête homme, et qu’il distingue avec une finesse sans égale ce qui est bon et ce qui est inférieur dans une âme aussi élevée et aussi peu accessible au mal que celle du Misanthrope. Cette distinction, je le répète, il suffit d’un peu de bon sens pour que chacun la fasse naturellement, sans effort, toujours conduit et averti par l’auteur depuis le commencement jusqu’à la fin.
Alceste a raison, quand il veut
qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneurOn ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur ;
quand il déclare que
L’ami du genre humain n’est pas du tout son fait,
et quand il condamne sans pitié
Ce commerce honteux de semblants d’amitié,
ces protestations que le monde prodigue au premier faquin, en prostituant cette chose sacrée, l’amitié135. Mais il a tort, quand, au lieu d’accepter qu’on garde au moins le silence sur les défauts des autres qu’on n’est pas chargé de corriger, il veut qu’on aille déclarer à chacun le mal qu’on pense de lui136.
Il a raison de s’indigner contre la vénalité de la justice ; mais il a tort et il devient ridicule, quand il en vient à vouloir perdre sa cause pour la beauté du fait 137.
Il a raison de refuser l’amitié banale d’Oronte ; il a raison de trouver détestable le méchant goût du siècle en littérature ; mais il a tort d’aller dire au nez d’un auteur que ses vers sont bons à mettre au cabinet,
Et qu’un homme est pendable après les avoir faits138.
Il est admirable dans sa loyauté en amour139, dans son indignation contre les mensonges du cœur140, dans sa bonté à pardonner une tromperie d’autant plus indigne qu’elle s’adresse à un homme comme lui141 ; mais il exprime ridiculement un amour mal fait pour une âme comme la sienne, et mal placé sur une femme incapable de le comprendre142.
Enfin, surtout, il a tort, et ses travers, jusqu’ici excusables, nobles, héroïques même143, deviennent une faute véritable quand, pour tous les ridicules, tous les vices qu’il voit autour de lui, il conçoit contre l’humanité cette haine violente qu’il ne cesse d’exprimer depuis la première scène jusqu’à la dernière :
Tous les hommes me sont à tel point odieuxQue je serois fâché d’être sage à leurs yeux.PHILINTE.
Vous voulez un grand mal à la nature humaine ?ALCESTE.
Oui, j’ai conçu pour elle une effroyable, haine.PHILINTE.
Tous les pauvres mortels sans nulle exceptionSeront enveloppés dans cette aversion ?Encore en est-il bien dans le siècle où nous sommes...ALCESTE.
Non : elle est générale, et je hais tous les hommes,Les uns, parce qu’ils sont méchants et malfaisants,Et les autres, pour être aux méchants complaisants,Et n’avoir pas pour eux ces haines vigoureusesQue doit donner le vice aux âmes vertueuses144....Allons, c’est trop souffrir des chagrins qu’on nous forge ;Tirons-nous de ce bois et de ce coupe-gorge.Puisqu’entre humains ainsi vous vivez en vrais loups,Traîtres, vous ne m’aurez de ma vie avec vous....Ce sont vingt mille francs qu’il m’en pourra coûter :Mais, pour vingt mille francs, j’aurai droit de pesterContre l’iniquité de la nature humaine,Et de nourrir pour elle une. immortelle haine 145.[fin citation]
Vous avez bien fait, Molière, de frapper sur cette vertu insociable et orgueilleuse qui ignore les plus grandes de toutes les vertus, la modestie et la charité ; qui ne sait pas aimer et plaindre les vicieux avec autant de douceur qu’elle doit avoir de haine pour le vice ; qui ne veut pas connaître cette forme délicate de la charité parmi les gens de bonne compagnie, la politesse ; et qui, pour un procès perdu et pour une maîtresse infidèle, se sauve en un désert et fuit l’approche des humains 146, oubliant que le devoir de l’homme de bien est de rester parmi les faibles et les méchants, pour les relever, les instruire, se faire estimer d’eux par l’exemple, aimer par la charité.
Avec cela vous l’avez fait amoureux, et amoureux d’une façon qu’il condamne lui-même147, pour nous montrer que le sage inébranlable rêvé par l’orgueil stoïcien148 ou par l’égoïsme épicurien149 n’existe point ; pour nous rappeler à l’humilité que doit entretenir en nous le sentiment de notre incurable faiblesse, et. pour avertir les plus fermes de leur fragilité-, comme, le. chant du coq- avertit Pierre150.
Enfin vous. avez. su, en nous peignant ces infirmités du sage, et en nous faisant rire de ses travers, nous inspirer ; pour lui pour sa vertu,, un sentiment de respect que ne peut diminuer tout le rire excité par ses boutades ; et, à la fin de votre pièce, notre opinion sur lui reste celle qui était la vôtre, et que vous avez mise dans la bouche de la sincère Eliante :
Dans. ses façons d’agir il est fort singulier ;Mais j’en fais, je l’avoue, un cas particulier ;Et la sincérité dont son âme se piqueÀ quelque chose en soi.de noble et d’héroïque.C’est une vertu rare au siècle d’aujourd’hui,Et je la voudrois voir partout comme chez lui151.
Oui, on voudrait voir partout la sincérité et la vertu d’Alceste, avec plus d’indulgence et moins d’orgueil. Il se regarde comme trop au-dessus des autres pour pouvoir être homme d’honneur parmi eux152 : cet amour-propre, hélas ! c’est le défaut le plus enraciné dans le cœur même des plus sages.
L’amour propre tient assez de place dans le monde pour qu’un prétendu moraliste ait voulu
qu’il soit le mobile de toutes nos actions153. Molière a fait une guerre sans trêve à l’amour propre.
Il est vrai que c’est une des sources comiques les plus fécondes. Il n’y a pas une de ses
pièces où ce défaut ne soit mis en scène : « C’est l’amour propre qui a engendré
les précieuses affectant un jargon inintelligible, et les savantes engouées de sciences
qu’elles ne comprennent pas ; les pédants si orgueilleux de leur érudition indigeste, et
les beaux esprits si vains de leurs fadaises rimées ; le manant qui épouse la fille d’un
gentilhomme, et le bourgeois qui aspire à passer pour gentilhomme lui-même ; les prudes
qui affichent une sévérité outrée, et les coquettes qui étalent les conquêtes faites par
leurs charmes ; les marquis
qui se vantent des dons de la
nature, des bontés du roi et des faveurs des dames ; et ce misanthrope lui-même dont il
faut estimer la vertu, mais dont l’orgueil bourru fronde la vanité de tous les
autres154. »
Si l’amour propre est le défaut le plus universel, il n’est pas le seul qui règne dans la bonne société : Molière a frappé avec non moins d’autorité sur l’habitude qu’ont les gens riches ou inoccupés, de médire sans cesse du prochain, et de trouver à blâmer partout155. Comme il traite ces marquis oisifs, persuadés qu’il suffit d’un peu de fortune et de beaucoup de vanité pour être d’honnêtes gens et faire leur chemin dans le monde156 ! Comme il touche, dans la personne de Philinte 157, cette indulgence équivoque bien différente du dévouement de Cléante 158, inspirée moins par bienveillance réelle que par prudent intérêt, et trop voisine de l’indifférence égoïste pour que le moraliste ne la condamne point159 ! Comme il flagelle tout ce qu’il y a de méprisable, de coupable, dans cette vie creuse, passée en amusements futiles, en conversations malignes, en satisfactions vaniteuses, sans travail ni but160 !
Toute la galerie de portraits des Fâcheux 161 est une revue de cette société raffinée et inoccupée, qui pense bien faire tant qu’elle ne fait pas clairement le mal. Nul n’échappe au fléau du ridicule 162 dont s’est armé Molière, ni le duelliste163, ni le capitan164, ni le musicien165, ni le joueur166, ni le chasseur167. Mais, dans tous les plaisirs permis, utiles même, tant qu’ils ne deviennent pas des passions, c’est l’excès seulement que Molière condamne avec une verve sans pareille, en montrant combien deviennent maniaques et ridicules ceux qui, même dans leurs divertissements, se laissent aller au delà de la juste mesure.
L’égoïsme, forme plus accentuée et plus basse de l’amour propre, est aussi une des matières universelles de Molière : les pères de l’Etourdi et du Dépit amoureux, égoïstes qui ne songent qu’à leur argent et leur tranquillité168 ; ceux du Mariage forcé et du Mari confondu, égoïstes qui ne songent qu’à se débarrasser de leurs filles169 ; Harpagon, égoïste qui ne songe qu’à ses écus170 ; Arnolphe, égoïste qui ne songe qu’à se fabriquer une femme au gré de son souhait et un nom au gré de son orgueil171 ; don Juan et Tartuffe, égoïstes hardis qui courent au plaisir à travers le crime, l’un suivant ses effrénés caprices, et l’autre avec une prudence raffinée172 ; Chrysale, égoïste timide qui ne songe qu’à sa soupe173 ; Argant, égoïste douillet qui ne songe qu’à sa santé, et déshérite ses enfants pour s’assurer une garde-malade174 ; Philinte même, égoïste discret qui n& ménage les autres que pour n’avoir pas à les combattre175 : la liste en est longue, et comprend plus des trois quarts des personnages de Molière.
Molière semble n’avoir oublié aucun des points sur lesquels doit être parfait son honnête homme : il ne tolère ni l’extravagance de l’important-, qui dérange tout le monde, qui veut que tous S’occupent de lui, et qui tranche toutes lés questions avec une suffisance burlesque176 ; ni la politesse écervelée de ceux qui se rendent importuns à force de civilités, et s’obstinent à rendre service aux gens malgré eux177 ; ni la sotte vanité de rougir de Ses pères, de se faire appeler M. de la Souche au lieu d’Arnolphe 178, ou de vouloir, au risque de ruiner sa maison, devenir, de bourgeois, gentilhomme179 : ce travers, qui semblerait au premier abord excusable, peut aller pourtant, jusqu’à une réelle dégradation morale, aboutir à la perle des biens péniblement acquis, et au malheur des enfants ridiculement mariés180.
Il est impitoyable pour le pédantisme, plus insupportable que l’ignorance. Nul n’a jugé plus sainement que lui des ouvrages de l’esprit ; nul n’a mieux compris combien ils élèvent et ennoblissent l’homme. Aussi a-t-il nettement fixé où le savoir est bon, et dans quelle mesure la science doit être recherchée : avec amour, mais sans excès, de façon qu’elle n’envahisse pas tout l’homme et n’étouffe pas en lui, sous l’orgueil du savant, les autres qualités qu’il faut posséder d’abord181. Il a clairement montré, par les plus risibles exemples182, la folie de ceux
Qui prennent pour génie un amour de rimer183.
Boileau n’a fait qu’exprimer le jugement de Molière sur le métier d’écrivain :
Soyez plutôt maçon, si c’est votre talent,Ouvrier estimé dans un art nécessaire,Qu’écrivain du commun et poète vulgaire184.…...Que les vers ne soient point votre éternel emploi :Cultivez vos amis ; soyez homme de foi.C’est peu d’être agréable et charmant dans un livre :Il faut savoir encore et converser et vivre185.
Molière et Boileau ont servi la morale en séparant, dans les ouvrages de l’esprit, le bon or du faux 186, et en frappant sans pitié les Scudéri, les Colin, les Quinault187, et tous ceux qui se mêlent d’écrire sans en être capables. Aujourd’hui, la censure ne s’occupe guère des livres que pour réprimer quelques paroles trop hardies contre le gouvernement ou les mœurs.. Celle de Molière et de Boileau était plus utile quand elle proscrivait, de par le ridicule et le bon sens, tout ouvrage
Où la droite raison trébuche à chaque page188.
Platon avait senti combien il importe à la santé morale des nations que leur littérature soit raisonnable 189. C’est ainsi qu’un bon écrivain est un homme utile, moins pour ce qu’il enseigne que pour l’habitude qu’il donne à ses lecteurs de penser raisonnablement. Les lettres ont leur responsabilité : elles peuvent et doivent avoir l’influence excellente de former les esprits au bon sens en ne leur offrant que des œuvres de bon sens ; et les auteurs du temps de Périclès, comme ceux du siècle de Louis XIV, contribuèrent certainement de cette façon à la grandeur de leur patrie. C’est un honneur à Boileau et à Molière190 d’avoir voulu, d’avoir su rendre ce service à la France : service bien oublié aujourd’hui, et auquel pourtant elle doit une gloire plus solide que celle des victoires et même de l’industrie, la gloire de l’esprit français 191.
Molière n’était-il pas encore l’utile auxiliaire de Descartes et de Bossuet, quand il se moquait des vieux errements de renseignement scolastique et pédantesque en la personne du docte Métaphraste et du révérencieux Bobinet 192 ? Ne réclamait-il pas, avec toute la force du fou rire rabelaisien, mais avec plus d’autorité que Rabelais193, la rénovation de la philosophie, et ne sonnait-il pas194 aux oreilles des savants la nécessité du bon sens, de l’observation195 et de la modestie, dans les scènes de la Jalousie du Barbouillé et du Mariage forcé 196, qu’on doit conserver dans les archives de l’histoire de la science à côté de l’Arrêt burlesque de Boileau ? Et n’y a-t-il pas, dans l’esprit faussé par le pédantisme et l’orgueil, de certaines erreurs qui vont à la folie, et qu’on ne peut réfuter mieux que par des farces folles, comme celle du Docteur aristotélicien, auquel il faut parler à coups de pierre, et du Docteur pyrrhonien qui ne croit qu’aux coups de bâton197 ? Enfin, le Maître de philosophie de M. Jourdain n’ajoute-t-il pas à tous les préceptes précédents l’excellente leçon qu’un maître doit commencer par prêcher d’exemple198 ?
Jusque dans la triomphante campagne de Molière contre les médecins, campagne qui dura autant que sa vie, puisqu’elle commença avec sa première farce du Médecin volant 199, et ne se termina que par la cérémonie du Malade imaginaire où il mourut200, il y a quelque chose d’utile et de moral. La cruelle, horrible exactitude de la satire contre les docteurs qui causent de leurs petites affaires pendant que le malade agonise201 ; contre ceux qui laissent mourir le malade pour régler entre eux une querelle de préséance202 ; contre ceux qui, après avoir saigné quinze fois 203 l’infortuné sujet de leur expérience ou plutôt de leur ignorance, déclarent que, s’il ne guérit point, c’est signe que la maladie n’est pas dans le sang, et qu’ils vont le purger autant de fois pour voir si elle n’est pas dans les humeurs204 : toutes ces scènes là, et bien d’autres, qu’elles sont poignantes, mais quelles sont vraies205 ! Quel rappel énergique à tout un corps d’hommes instruits, que leurs fonctions sont fonctions de charité, sont devoirs impérieux et sacrés comme ceux du prêtre envers l’humanité souffrante, et non pas seulement matière à lucre, à honneurs206, et même à science207 !
Le devoir ! il n’y a pas de position dans le monde ni de circonstance dans la vie, où l’honnête homme puisse s’y soustraire : partout et toujours, il y a quelque devoir, grand ou petit, à accomplir ; et partout et toujours Molière montre la manière la plus digne et la meilleure de s’en acquitter. Ce n’est pas l’usage des drames ni des romans de donner beaucoup de place au devoir : sous ce rapport, Molière a le mérite et l’honneur d’être plus moral et plus vrai. Il ne conçoit ni ne peint l’abstraction romanesque de l’homme qui n’a rien à faire qu’à suivre l’appât du plaisir ou la pente de la sensibilité : ses conceptions, si artistiques qu’elles soient, conservent toujours quelque chose de pratique.
L’honnête homme doit être maître de lui cette noble modération est une vertu capitale dont rien ne le peut dispenser. Il doit résister à tous les mouvements violents par lesquels une passion, même honorable, peut conduire à la colère208. Il n’y a pas de circonstance si grave qu’elle lui permette d’abdiquer sa puissance sur soi-même : ruiné dans sa fortune, dans son amour, qu’il garde, jusque dans ces émotions extrêmes, la force de se modérer209. C’est la vraie grandeur de l’homme, car la vraie pensée est celle qui reste palme et maîtresse210.
Mais ce calme du sage n’est ni l’indifférence211 ni l’orgueil212 : il faut que, toujours maître de soi, l’honnête homme supporte bravement le mal sans jamais se laisser faire le bien213 ; que, malgré tous les défauts des autres, il reste pour eux indulgent, bienveillant, serviable214 ; qu’il ne soit pas simplement un homme honnête et bon, mais un homme instruit, aimable, capable de conversation, spirituel s’il peut215 ; qu’il répande autour de lui non seulement le bien, mais l’agrément, et que toutes ses qualités ne lui donnent jamais un sentiment d’amour propre216 ; qu’il ait, avec la modestie, la dignité et les bonnes manières sans affectation217 ; qu’il songe même à la façon de s’habiller, sans être négligé ni ridicule, mais aussi sans outrer la mode218 ; qu’avec une juste libéralité il évite soigneusement les excès de luxe dans la toilette comme dans la vie, et qu’il ne sacrifie point son bien ni sa famille aux inutiles satisfactions de la vanité, ou aux prétendues exigences du monde219 : ce chapitre est infini, et Molière semble n’avoir pas oublié un seul des éléments, même les plus insignifiants en apparence, dont doit se composer cette perfection de la société polie, l’honnête homme.