[Introduction]
Ne perdons pas de vue les engagements que nous avons pris à la fin du troisieme
Livre : pour cet effet il est essentiel de nous les rappeller. Nous avons dit :
« Nous verrons dans le quatrieme volume la distance qu’il y a de
l’imitateur au traducteur, au copiste & au plagiaire. Nous rendrons
cette différence sensible en faisant passer sous nos yeux les différentes
imitations des plus fameux Comiques depuis Moliere jusqu’à
nous. Par ce moyen le Lecteur jugera lui-même, dans une suite d’imitations,
de la différence prodigieuse qui peut se trouver entre deux imitateurs. Nous
espérons prouver encore par-là que les successeurs les plus célebres de Moliere sont ceux qui ont imité davantage leurs
prédécesseurs, & que tous ont été plus ou moins applaudis, à mesure
qu’ils se sont plus ou moins
rapprochés de Moliere, le premier Poëte comique de tous les âges & de toutes
les nations ».
Nous avons encore établi dans le Livre précédent, comme une vérité incontestable, que tout l’art de l’imitateur consiste à bien saisir, à bien rendre la nature. D’après ce principe adopté par toutes les personnes de goût, & suivi plus scrupuleusement par Moliere à chaque pas qu’il a voulu faire vers la perfection ; d’après ce principe, dis-je, nous ne pouvons mieux juger des imitateurs modernes, qu’en les plaçant entre les Auteurs qu’ils ont imités & la nature. Gardons-nous de donner à ce dernier mot un sens vague. L’imagination la plus déréglée ne sauroit jamais aller au-delà de la nature, témoins ces drames monstrueux qu’on expose hardiment sur la scene, & qu’on a le front de vouloir excuser, en disant qu’ils sont dans la nature. Ils sont en effet, comme le monstre d’Horace, composés de parties prises dans la nature, mais si mal▶ placées, si ◀mal assorties qu’elles font un ensemble détestable. Convenons qu’il ne sera question ici que de la belle nature, telle que l’a imité Moliere dans les parties & l’ensemble de ses meilleures pieces ; telle enfin que doit la voir un Philosophe qui se propose de corriger & de faire rire les hommes en leur peignant au naturel leurs gestes, leurs traits, leurs travers, leurs ridicules, leurs vices, enfin toutes les vérités que leur amour-propre leur déguise, ou qu’il tient cachées sous les replis du cœur humain.
M. le Chancelier d’Aguesseau compare l’imitation qui ramasse plusieurs traits épars dans la nature à une lunette d’approche.
De l’imitation par rapport à la Tragédie.
. . . . . . . . . . « Que fait donc l’imitation dans la poésie comme dans la peinture ? Je comparerois volontiers cette espece de prestige que l’une & l’autre exercent sur nous, à l’artifice des lunettes d’approche qui efface la distance des objets, & qui met en état d’en recevoir une impression si vive & si distincte, que, comme c’est par cette distinction & cette vivacité que je juge de leur proximité, je crois voir la lune au bout du télescope au travers duquel je l’apperçois : il ne fait que la placer à la portée de mes yeux ; &, après cela, c’est la lune elle-même que j’observe, c’est sa lumiere qui agit sur moi, & quelquefois si fortement, que j’en suis ébloui. Il en est de même lorsque la lunette appelle, pour ainsi dire, la façade d’un palais éloigné, & l’oblige à se présenter devant moi. Elle a fait par-là tout ce qui est de son ressort, & c’est alors la beauté de l’objet, la régularité, les proportions & les ornements de l’architecture, qui causent par eux-mêmes l’impression du plaisir que je sens. Tel est à-peu-près ce que j’ai nommé le prestige de l’imagination du Peintre & du Poëte ; il rapproche l’objet, il le met tout entier & tel qu’il est sous mes yeux : c’est à quoi se termine toute l’industrie de l’Imitateur. Mais lorsqu’il a une fois achevé son ouvrage, ce n’est plus lui, à proprement parler, qui agit sur mon ame, c’est le sujet même ; c’est l’union & le concours de toutes les parties de l’événement, qui excitent en moi cette agitation & cette espece de chaleur que j’éprouve. »
M. d’Aguesseau, si je ne me trompe, s’est laissé éblouir par le brillant de sa comparaison : la lunette d’approche peut fort bien ressembler aux mauvaises imitations qui rapprochent également les beautés & les défauts : mais pour nous donner une idée juste de la bonne imitation, il faudroit supposer une lunette qui laissât dans le lointain tout le laid, & ne réunît sous nos yeux que le beau.