(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXXVI. De l’opposition des Caracteres. » pp. 398-416
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(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXXVI. De l’opposition des Caracteres. » pp. 398-416

CHAPITRE XXXVI.
De l’opposition des Caracteres.

Pourquoi les Maîtres de l’art ont-ils admis plus volontiers les oppositions que les contrastes entre les premiers personnages d’une piece ? Nous en avons dit quelque chose dans le Chapitre précédent, parceque deux personnages également contrastants, sont exactement de la même force entre les mains d’un habile homme ; qu’étant de la même force, ils exigent un double titre, ou rendent le sujet équivoque ; que ce qui peut leur arriver de plus heureux, si l’un d’eux n’est pas écrasé tout-de-suite, est de briller alternativement l’un aux dépens de l’autre ; de se nuire par conséquent, & de partager à eux deux par égale portion l’intérêt que le public auroit réuni sur un seul. Au lieu qu’un caractere opposé simplement à un caractere principal, n’étant pas obligé d’être aussi grand, aussi vigoureux que lui, est dispensé, pour figurer dignement à ses côtés, de l’éclipser, ou de se faire écraser lui-même. Le public ne les juge plus alors par comparaison.

Lorsque je trouve dans une comédie deux caracteres également renforcés & parfaitement contrastants, je crois voir deux maîtres d’armes l’épée à la main : les coups qu’ils se portent mutuellement sont tous dangereux : quelquefois ils se tuent tous deux, ou bien celui qui triomphe n’a ce triste avantage qu’après avoir été considérablement affoibli par son adversaire. Mais dans une piece où les principaux personnages ne sont qu’en opposition, je crois considérer avec la plus grande satisfaction un maître d’escrime qui fait assaut avec le plus leste, le plus délié, le plus adroit de ses éleves. Ce ne sont plus deux furieux qui cherchent à terminer bien vîte leur combat par des coups mortels, ce sont au contraire deux athletes qui, placés dans la position la plus favorable pour faire admirer la souplesse, la grace & la vivacité de leurs mouvements divers, se fournissent tour-à-tour les moyens de les développer aux yeux du spectateur charmé. L’un est sans contredit bien inférieur à l’autre ; cela doit être ainsi, le public s’y attend, mais la résistance qu’il oppose à sa défaite vaut la victoire que l’autre remporte : elle lui fait autant d’honneur69.

On a dit que Destouches faisoit toujours contraster les deux premiers personnages de ses pieces ; c’est à tort, du moins dans celles de ses pieces qui sont restées au théâtre. Voyons d’abord le Philosophe marié, ou le Mari honteux de l’être. Quel doit être le principal personnage ? Celui du Philosophe, puisque le titre l’annonce. Que promet-il tel qu’il est annoncé ? Un homme qui, après s’être marié, en rougit & n’ose l’avouer. Supposons quelques personnes à qui la piece soit inconnue, & demandons-leur ce qu’elles mettroient en contraste avec ce personnage. « Un Philosophe marié, me répondront-elles surement, qui soutiendra qu’on ne doit pas rougir de s’allier à la vertu, à la sagesse, & que de pareils préjugés, indignes de la philosophie, sont le partage de la seule fatuité ». Alors les deux Philosophes contrasteroient en effet ; mais le second personnage de la piece, la folle, la capricieuse Céliante qui, dans tout son rôle, ne combat pas d’un mot la manie du héros, n’est tout au plus qu’en opposition avec lui.

Quels sont, dans le Dissipateur ou l’Honnête Fripponne, les deux personnages principaux ? Ceux que le titre annonce. L’héroïne emploie l’argent que le héros lui donne, à faire emplette sous main des terres que vend ce dernier. Elle tâche de ramasser les débris de sa fortune pour lui en faire part après sa ruine totale. On peut dire que ce personnage est en opposition avec celui du Dissipateur ; mais il est faux qu’ils contrastent. C’est le caractere de l’oncle avare qui est le contraste bien parfait du caractere principal. Aussi les scenes qu’ils font ensemble ont-elles bien complettement le défaut que les contrastes amenent nécessairement, celui de faire briller un des personnages aux dépens de l’autre70.

Quels sont encore dans le Glorieux les deux premiers personnages ? le Comte de Tufiere & Lisimon. Le premier, vain de sa naissance, croit faire beaucoup d’honneur au Financier en s’alliant à lui ; le second, fier de sa richesse, croit faire beaucoup de grace au Comte en lui donnant sa fille. Ces deux caracteres contrastent encore moins que ceux du Dissipateur & de l’Honnête Fripponne ; ils ne sont qu’opposés. C’est le caractere du timide, du modeste Philinte, qui contraste bien avec celui du héros71. Aussi dans leur scene Philinte ressort-il davantage que le Comte. Que seroit-ce, s’ils eussent souvent été en action ?

Après avoir prouvé que Destouches connoissoit la supériorité des oppositions sur les contrastes, puisque dans ses meilleures pieces ses principaux personnages ne sont qu’opposés, & ne contrastent jamais, voyons s’il a tiré tout le parti possible des oppositions, & s’il s’en est servi pour faire briller ses héros. Hélas ! nous serons forcés d’avouer le contraire, du moins dans quelques-unes de ses pieces. Dans le Dissipateur ou l’Honnête Fripponne, par exemple, l’héroïne fait-elle briller le héros avec lequel elle est en opposition ? Non, certainement. Ils ne se trouvent presque jamais ensemble sur le théâtre, & les scenes qu’ils y font, si vous en exceptez la derniere, sont les plus froides, les plus insipides, les plus mauvaises de la piece. Ne nous contentons pas d’indiquer le défaut. Il est nécessaire, pour mettre à profit nos remarques, d’aller à la source du vice : je crois l’avoir découverte.

Nous avons dit dans le Chapitre précédent que les véritables contrastes étoient ceux des situations avec les caracteres, & des intérêts avec les intérêts. Mettons-nous bien cette vérité dans la tête ; tâchons de l’approfondir ; suivons-la : nos réflexions nous meneront peu à peu à voir clairement que lorsque le personnage opposé au principal ne fait pas avec lui des scenes où ils soient divisés d’intérêt, il ne peut le mettre dans des situations qui contrastent avec son caractere, & ne sauroit par conséquent aider à le faire ressortir. Jettons un coup d’œil sur les principales scenes que le Dissipateur & l’Honnête Fripponne font ensemble.

ACTE II. Scene II.

Cléon a vendu une terre dont l’Honnête Fripponne a fait emplette sous un nom supposé, cependant elle menace son amant d’avertir le Baron de sa dissipation. Cléon demande le secret ; on le lui promet aux conditions suivantes.

Finette.

Doucement, nous pouvons ajuster cette affaire.
Je ne vois qu’un moyen qui nous force à nous taire :
Combien pour cette terre avez vous eu d’argent ?

Cléon.

Deux cents mille écus.

Finette.

Bon ! est-ce en argent comptant ?

Julie.

Oui, j’en suis sure.

Finette.

Ho ça ! combien lui donnez-vous
Pour enchaîner sa langue & calmer son courroux ?

Cléon.

Tout ce qu’elle voudra.

Finette.

Cent mille francs. La faute
Mériteroit sans doute une amende plus haute :
C’est marché donné ; mais nous avons le cœur bon.

Cléon.

Je reviens à l’instant.

Dans la scene IV Cléon porte en effet la somme qu’on lui a demandée, & la donne avec cent louis qu’il y ajoute pour enchaîner la langue de Finette. Ainsi Julie, loin d’entraîner Cléon dans des situations qui contrastent avec son caractere, le met au contraire tout-de-suite à son aise, en l’engageant à faire de la dépense. Les personnages qui entourent l’Avare le mettent dans des situations qui finissent toutes par lui faire développer son caractere ; mais c’est en le contrariant : aucun personnage ne l’engage à faire des traits d’avarice : au contraire, c’est en dépit de tout le monde qu’il les fait.

ACTE IV. Scene II.

Cléon est surpris que son oncle lui permette de se livrer à ses folles dépenses. Il croit que le bon homme a voulu plaisanter ; Julie lui assure le contraire.

Julie.

Non, Cléon, je vous parle ici de bonne foi :
Votre oncle vous blâmoit, il reconnoît sa faute ;
Vous aviez un tyran, & c’est moi qui vous l’ôte.
J’ai corrigé son ton. Sans aigreur, sans courroux,
Votre oncle va vous voir vous livrer à vos goûts :
Je l’en ai tant prié qu’à la fin il m’a crue.
Moi-même, qui sur vous voulois être absolue,
J’ai suivi son exemple, & mon cœur désormais
Veut se montrer par-là sensible à vos bienfaits.

Je ne puis que répéter ici ce que j’ai dit de la scene précédente. Point de contraste d’intérêt à intérêt, point de contraste de situation avec le caractere ; par conséquent point de comique, point de trait saillant.

ACTE V. Scene V.

Julie a ruiné Cléon au jeu, il vient l’accabler de reproches.

Cléon, du côté par où il entre d’un air furieux.

Non, ne me suivez pas ;
Je veux lui parler seul. . . . . . .
. . . . . . . . .
Un moment d’audience.
Eh quoi ! d’un malheureux vous fuyez la présence !
Barbare ! ingrate ! Eh bien ! me voilà ruiné !
De votre propre main je suis assassiné !
Vous triomphez !

Julie.

Le sort...

Cléon.

Vous triomphez, ingrate !
Oui, malgré vous je sens que ma fureur vous flatte ;
Ce qui me désespere est un charme pour vous ;
J’écoute mon respect, il retient mon courroux.
Mais je veux une fois vous dire ma pensée.
Vous n’avez jamais eu qu’une ame intéressée :
Vous n’aimiez pas Cléon, vous adoriez son bien ;
Son malheur vous l’assure, & Cléon n’est plus rien.
Je vais à mes amis demander un asyle,
En vous laissant chez moi triomphante & tranquille.
Tandis que mes malheurs combleront vos souhaits,
Je ferai mon bonheur de ne vous voir jamais ;
Dans mon désastre affreux c’est ce qui me console,
Et j’espere. . . . . . .

Julie lui fait une grande révérence, & se retire sans dire un mot. Elle a enfin mis, tant bien que mal, son héros dans une situation qui contrarie son caractere, puisqu’il ne pourra plus faire de la dépense ; mais ses plaintes ne nous touchent ni ne nous intéressent. Nous savons trop bien que les intérêts de Julie sont ceux de Cléon. Il n’y a donc point dans cette scene, ainsi que dans les deux rôles, durant toute la piece, le moindre contraste d’intérêt, pas même celui que l’amour fait naître dans les pieces les plus médiocres. Julie ne craint jamais ses rivales, & Cléon n’est jamais réellement amoureux que de Julie.

Les Auteurs Comiques tombent quelquefois dans une faute bien plus grande que celle de ne pas faire briller un principal caractere par le secours du second personnage qui lui est opposé. Je connois plusieurs pieces dans lesquelles le personnage mis en opposition avec le premier brille plus que lui, l’écrase si bien qu’il s’empare de toute l’attention des spectateurs, & passe aux yeux de la plupart pour le héros de la piece. Je vais encore citer Destouches. Les beautés ou les défauts d’un grand homme sont toujours des exemples plus frappants, & plus propres par conséquent à nous instruire.

Dans le Philosophe marié, le caractere vif, plaisant, & bien dessiné de la capricieuse Céliante éclipse, de l’aveu de tout le monde, celui du froid Ariste. Quand le Philosophe n’est pas sur la scene, on ne le desire point ; & quand il y est, on lui fait l’affront d’attendre avec impatience sa belle-sœur. Pourquoi cela ? la raison en est toute simple. Si, comme nous venons de le voir, les caracteres ne se développent que par le secours des oppositions qui amenent les contrastes des intérêts avec les intérêts, & des situations avec le caractere, comment veut-on que Céliante ne brille point de préférence au Philosophe, elle que l’Auteur entoure, au préjudice du héros, d’une infinité de personnages uniquement occupés à la faire ressortir par des oppositions bien ménagées.

Céliante est en opposition avec la tranquille Mélite, sa sœur, qu’elle boude ou embrasse tour-à-tour, selon son caprice : elle est en opposition avec le flegmatique Damon, qu’elle a résolu de désespérer, & qui, par un caractere opposé au sien, releve les agréments de sa vivacité, & met en jeu son humeur capricieuse.

ACTE II. Scene II.

CÉLIANTE, DAMON.

Damon.

Vous voulez être seule, à ce que je puis voir ?

Céliante.

Vous auriez dû d’abord vous en appercevoir ;
Mais vous ne sentez rien !

Damon.

Quoique je vous ennuie,
Je ne puis me résoudre...

Céliante.

A moins qu’on ne vous fuie,
On ne sauroit jamais se défaire de vous.

Damon, à part.

Elle est dans ses grands airs, il me faut filer doux.
(Il s’assied dans un coin.)

Céliante.

Je veux que vous sortiez. . . .
. . . . . . . . .

Damon.

Eh bien ! tout de ce pas,
Je vais me retirer.

Céliante, le retenant.

Non, non, je me ravise.
. . . . . . . . .

Ils se brouillent, ils se raccommodent : Céliante s’attendrit jusqu’au larmes, fait à Damon les protestations les plus tendres : ils finissent par se dire des vérités dures.

Damon.

J’ai donc bien des défauts dont votre esprit murmure ?

Céliante.

Des défauts ! des défauts ! je ne finirois point,
Si je voulois à fond examiner ce point.

Damon.

Cette discussion n’est pas fort nécessaire.

Céliante.

Premiérement, Monsieur, sous un air très sincere,
Vous êtes faux, malin, rusé comme un démon.

Damon.

Je pense...

Céliante.

Ecoutez-moi, ceci vaut un sermon.
De plus, vous vous croyez un mérite suprême,
Et vous n’estimez rien à l’égal de vous-même :
Vous vous raillez sous main de vos meilleurs amis,
Quoique toujours près d’eux complaisant & soumis :
Votre intérêt vous guide & seul vous détermine :
Chez vous en grand secret l’amour-propre domine :
Quand vous n’êtes point vu vous courez au miroir,
Et vous vous régalez du plaisir de vous voir.
Ce portrait-là n’est pas fort à votre avantage ;
Mais malgré vos défauts je vous aime à la rage.

Damon.

Quoique vous m’accusiez ici de fausseté,
Oserois-je imiter votre sincérité ?

Céliante.

Fort bien ! . . . . . . .

Damon.

Vous êtes belle, aimable, généreuse ;
Mais vous êtes hautaine, inquiete, orgueilleuse :
Le bonheur du prochain vous cause de l’ennui,
Et vous amaigrissez de l’embonpoint d’autrui.
Vous avez de l’esprit ; mais souvent il s’égare,
Il vous rend d’une humeur inconstante, bizarre.
Toute femme qui plaît vous trouve en son chemin,
Et vos yeux font la guerre à tout le genre humain.
Votre sincérité, dont vous faites parade,
N’est jamais que l’effet d’une brusque incartade.
Sans choix, tout est pour vous matiere à discourir ;
Et le moindre secret vous fatigue à mourir.
Ce portrait-là n’est pas fort à votre avantage ;
Mais malgré vos défauts je vous aime à la rage.

Céliante.

Vous m’aimez !

Damon.

Que le Ciel m’écrase en ce moment,
S’il fut jamais, Madame, un plus fidele amant !
Bien que quelques défauts obscurcissent vos charmes,
Mon cœur trop prévenu n’en conçoit pas d’alarmes.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Céliante.

Puis-je compter sur votre complaisance ?

Damon.

Sans doute.

Céliante.

Pour jamais évitez ma présence.

Damon.

Vous raillez.

Céliante.

Point du tout : partez dès ce moment,
Ou je ne réponds pas de mon emportement.

Cette scene, dont je n’ai rapporté qu’une foible partie, est charmante d’un bout à l’autre. Pourquoi cela ? parceque Céliante & Damon y sont très bien en opposition. Mais plus leur scene a de beautés tout-à-fait étrangeres au principal personnage, plus elle entraîne loin de lui l’attention du public, plus elle fait donner la préférence aux acteurs subalternes sur le premier.

ACTE III. Scene VII.

Céliante entreprend la conquête du Marquis pour se venger de Damon qui écoute ; & le Marquis veut faire celle de Céliante pour piquer Mélite.

Le Marquis.

Je crains de m’exposer au pouvoir de vos charmes.

Céliante.

Ils sont trop peu brillants pour causer tant d’alarmes.

Le Marquis.

Déja depuis long-temps, je l’avoue à regret,
Mon cœur vous rend, Madame, un hommage secret.

Céliante, à part.

(Haut.)
Oh ! je m’en doutois bien. Un penchant légitime
Pour vous depuis long-temps m’inspire de l’estime.

Le Marquis.

Votre estime, Madame, est-elle le seul prix
Qui dût récompenser un cœur vraiment épris ?

Céliante.

Vous vous piquez, Marquis, de tant d’indifférence,
Que, lorsqu’on vous estime, on fait beaucoup, je pense.

Le Marquis.

Mais si je me rendois à vos divins appas,
Si je vous l’avouois...

Céliante.

Je ne le croirois pas.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Céliante, minaudant.

Eh ! de grace, Marquis, finissez ce langage :
Vous feignez de m’aimer, & n’êtes qu’un volage.

Le Marquis.

Je vous aime, & je veux vous aimer constamment.
(A part.)
On ne peut pas mentir plus intrépidement.

Céliante.

Je n’ose vous promettre une égale tendresse ;
Mais je sens que pour vous mon cœur parle & s’empresse.
Il me dit...

Le Marquis.

Que dit-il ?

Céliante, à part.

Il dit que j’ai menti.

Le Marquis, à part.

Par ma foi, je la tiens.

Céliante, à part.

Le voilà converti.

Le Marquis, à part.

Qu’une femme coquette est facile & crédule !

Céliante, à part.

Oh ! qu’un amant novice est fade & ridicule !

Le Marquis.

Vous venez de tomber dans les réflexions.

Céliante.

Je méditois à part sur vos perfections.

Le Marquis.

Et je me récriois en secret sur les vôtres.

Damon, se jettant tout d’un coup entre eux.

Je croyois vos deux cœurs plus braves que les autres :
Mais dès le premier choc ils se rendent tous deux !

Céliante.

Bon ! le voilà jaloux, & c’est ce que je veux.
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Damon.

Non, je ne donne point dans cette frénésie.

Céliante.

Vous n’êtes pas jaloux ?

Damon.

Moi, jaloux ! Et pourquoi ?

Céliante.

L’impudent !

Damon.

Je n’ai point compté sur votre foi.

Céliante.

Ah ! le traître !

Damon.

Et tout homme aura peu de cervelle.
S’il ose se flatter de vous rendre fidelle.
Rien n’est plus naturel que votre changement :
Je le vois sans douleur & sans étonnement.

Céliante.

Oh ! je l’étranglerois ! . . . . .
. . . . . . . . .

Enfin Céliante, au cinquieme acte, est en opposition avec presque tous les acteurs, lorsqu’il est question d’obtenir le consentement de Lisimon & de Géronte, tous deux irrités du mariage secret qu’a fait le Philosophe. Elle est entraînée par sa vivacité ; elle dit des injures au Financier dans un moment encore où l’oncle & le pere la prennent pour l’épouse du Philosophe, pour Mélite, dont on leur a vanté la douceur, la modestie.

ACTE V. Scene VII.

LISIMON, GÉRONTE, DAMON, CÉLIANTE, FINETTE.

Géronte, à part.

. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Mais je crois que voici justement la personne
Dont la beauté maudite a séduit mon neveu.

Finette.

Madame, il vient à vous.

Céliante.

Vous allez voir beau jeu.

Damon.

Gardez-vous de l’aigrir.

Céliante.

Mon Dieu ! laissez-moi faire :
Je m’en vais, en deux mots, accommoder l’affaire.

Damon.

Ou plutôt la gâter.

Géronte.

Ah ! ma belle, est-ce vous
Dont mon sot de neveu prétend être l’époux ?

Céliante.

Et quand cela seroit, qu’y trouvez-vous à dire ?

Finette, à part.

L’entretien sera vif, & je m’apprête à rire.

Géronte.

Mais je n’y trouve, moi, qu’une difficulté :
Le mariage est nul, de toute nullité.

Céliante.

Je soutiens qu’il est bon, & bon par excellence,
Et qu’il n’y manque pas la moindre circonstance.

Finette.

On n’a rien oublié.

Géronte.

Que mon consentement,
Et celui de mon frere.

Céliante.

On s’en passe aisément,
Comme vous le voyez.

Géronte, à Lisimon.

Tubleu, quelle commere !

Céliante, à Lisimon.

Apparemment, Monsieur, vous êtes le beau-pere ?

Lisimon.

Je suis pere d’Ariste.

Céliante.

Ayez la fermeté
De vous servir ici de votre autorité.
Si j’en crois votre fils, vous êtes homme sage,
Qui, loin de chicaner sur un bon mariage,
Signerez au contrat sans vous faire prier.
(A Géronte.)
Pour vous, il vous sied bien, mon petit Financier,
Fier d’un bien mal acquis, de blâmer l’alliance
D’une fille d’honneur & d’illustre naissance !
Oh bien ! tenez de moi pour un fait assuré,
Que vous vous en devez croire fort honoré ;
Que c’est risquer beaucoup qu’insulter ma famille,
Et qu’on vaut mieux cent fois que votre belle-fille.

Géronte, à Lisimon.

C’est donc là cet esprit sage, modeste & doux,
Qui devoit tout d’abord désarmer mon courroux ?

Lisimon.

Mon fils me l’avoit dit. Mais quelle est ma surprise !
Je crois que notre sage a fait une sottise.

Géronte.

Et vous me retiendrez encore après cela !

Lisimon.

Madame, il vous sied mal de prendre ce ton-là ;
Et l’air dont vous venez de parler à mon frere,
Me fait mal augurer de votre caractere.

Céliante.

Tant pis pour vous, Monsieur.

Lisimon.

Dans cette occasion,
Votre unique parti, c’est la soumission.

Géronte.

. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Je n’écoute plus rien, tant je suis en colere !
J’aurois été peut-être aussi sot que mon frere :
Mais, puisqu’on m’ose encor traiter de la façon,
Un bon procès, morbleu, va me faire raison.
Allons, malgré ce fils, que vous croyez si sage,
Je prétends qu’un arrêt casse le mariage.

Il seroit bien difficile qu’un caractere si bien opposé à tout ce qui l’entoure, dont les intérêts, quoique petits, contrastent si bien avec les intérêts des autres personnages, tous amenés adroitement pour la mettre dans des situations qui font valoir ses caprices ; il seroit bien difficile, dis-je, qu’un pareil personnage n’en éclipsât pas un autre, en faveur duquel l’Auteur n’a pas pris les mêmes précautions. En sorte que nous ne devons point reprocher à Destouches de ne pas savoir faire des oppositions, mais de les mal placer.

Les scenes que Destouches ménage à sa capricieuse, & dont il l’établit l’héroïne, sont autant de larcins qu’il fait au Philosophe. Plus ces scenes sont brillantes, plus elles font oublier le véritable héros, lui pour qui le spectateur vient sur la foi du titre, qu’il veut voir briller de préférence, qu’il veut sur-tout voir toujours en action, ou duquel il veut du moins être entretenu quand il ne le voit pas. Dans la piece dont nous venons de parler, il n’est seulement pas question de lui durant les trois quarts de l’ouvrage, & c’est un grand défaut. Dans les pieces à caractere, le titre doit annoncer le caractere du héros ; l’exposition doit l’ébaucher ; toutes les scenes, même la plus petite, doivent le peindre, & le dénouement doit lui donner le dernier coup de pinceau. Nous raisonnerons là-dessus dans les quatre Chapitres suivants.