(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XVI. Pieces intriguées par un événement ignoré de la plupart des Acteurs. » pp. 192-198
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(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XVI. Pieces intriguées par un événement ignoré de la plupart des Acteurs. » pp. 192-198

CHAPITRE XVI.
Pieces intriguées par un événement ignoré de la plupart des Acteurs.

Pour que les pieces de ce genre soient bonnes, il faut que l’événement sur lequel l’Auteur veut bâtir son intrigue soit premiérement très naturel, très vraisemblable ; qu’il soit ensuite connu par un très petit nombre d’acteurs ; & qu’un mot, en dévoilant tout le mystere, puisse amener un dénouement prompt & facile.

Aristote prétend qu’il est permis au poëte de supposer quelque chose contre la vraisemblance, pourvu que ce soit dans les choses qui se sont faites avant l’ouverture du théâtre, & qui doivent être racontées dans l’exposition.

N’en déplaise au Seigneur Aristote, je ne suis pas de son avis. Les choses arrivées avant l’ouverture du théâtre sont aussi bien du fond du sujet que celles qui se passent sur la scene. Le spectateur doit connoître les unes aussi bien que les autres. Les premieres doivent donc être aussi vraisemblables que les secondes, puisqu’elles leur servent de fondement. Nous avons une comédie que l’on joue très souvent sur la scene françoise, & qu’on y voit avec plaisir : mais tout le monde s’écrie aux représentations : C’est dommage que le fond de cette piece n’ait pas le sens commun ! elle est jolie. Il est bon de s’épargner des éloges aussi cruellement mitigés, & j’offre cette même piece comme un modele qu’il faut bien se garder d’imiter.

L’ÉPOUX PAR SUPERCHERIE,
Comédie en deux actes, en vers, de Boissy.

Un Marquis François est en Angleterre ; son valet va le chercher de la part de son pere pour le ramener en Provence, où l’on veut le marier. Le Marquis lui dit qu’il est déja lié à Emilie, sans qu’elle en sache rien. Ecoutons-le raconter lui-même son incroyable histoire.

ACTE I. Scene I.

LE MARQUIS, LA FLEUR.

La Fleur.

J’ai tremblé pour vos jours ; & mon ame est ravie
De vous voir échappé de votre maladie.
Votre santé, Monsieur, va reprendre son cours.

Le Marquis.

Je me porte assez bien depuis sept ou huit jours,
A quelques vapeurs près qui me livrent la guerre.

La Fleur.

C’est l’effet du brouillard qui regne en Angleterre.
J’en ai senti l’atteinte en arrivant ici :
Une de ses vapeurs ce matin m’a saisi.
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . . .

Le Marquis.

Dis, quel sujet t’amene ?

La Fleur.

Un de grande importance,
Qui demande, Monsieur, votre convalescence.
Votre pere, n’ayant que vous seul d’héritier,
Vous rappelle.

Le Marquis.

Hé ! pourquoi ?

La Fleur.

C’est pour vous marier.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Le Marquis.

On m’attendra long-temps. Quel contretemps horrible !

La Fleur.

Cet hymen cependant...

Le Marquis.

Est l’hymen impossible.

La Fleur.

Impossible, Monsieur ! Ce discours me surprend.
N’êtes-vous pas garçon ? libre par conséquent ?

Le Marquis.

Non, je ne le suis plus, puisqu’il faut te le dire.
Mon embarras est tel qu’il ne peut se décrire.

La Fleur.

J’étois d’abord surpris ; je deviens effrayé.
Vous êtes donc...

Le Marquis.

Je suis secrètement lié.

La Fleur.

J’entends : Monsieur a fait le choix d’une compagne,
Sans l’aveu de son pere ?

Le Marquis.

Oui, dans cette campagne ;
Et depuis quatre jours j’ai contracté ces nœuds.

La Fleur.

Si je n’appréhendois d’être trop curieux,
Je vous demanderois son nom.

Le Marquis.

C’est Emilie.

La Fleur.

L’épouse du Milord ? C’est par plaisanterie.

Le Marquis.

Point. Je suis son mari, quoiqu’un autre ait ce nom.

La Fleur.

Est-ce une vapeur, là, qui vous offusque ?

Le Marquis.

Non.
J’ai l’esprit sans nuage ; & pour preuve sincere,
Je vais te dévoiler le fond de ce mystere.
La cruelle langueur dont j’ai pensé mourir,
Qu’aucun art ne pouvoit connoître ni guérir,
L’amour en étoit seul l’origine secrete ;
Et de lui dépendoit ma guérison parfaite.
Que dis-je ! je la dois aux bontés de Belfort.
Je ne puis rappeller ce trait qu’avec transport.
S’il se dit mon ami, c’est bien à juste titre.
Apprends que de mes jours il étoit seul l’arbitre.
Ses soins, pour les sauver, ont tout sacrifié.
Si je respire encor, c’est grace à l’amitié.

La Fleur.

Déja, par ce début, mon ame est attendrie.

Le Marquis.

Dans le temps que Belfort recherchoit Emilie,
Je la vis ; mais à peine un regard me frappa,
Qu’elle embrasa mon cœur, & qu’il l’idolâtra.
Mon ardeur, en naissant, condamnée au silence,
S’accrut par la contrainte ; & cette violence
Me conduisit bientôt aux portes du trépas.
Mon ami désolé me serre dans ses bras,
Me conjure instamment de parler & de vivre,
Me dit que si je meurs, il est prêt de me suivre.
Ses yeux, plus éclairés que ceux du Médecin,
Pénetrent que mon mal vient d’un feu clandestin ;
Et sa vive amitié tourne si bien mon ame,
Qu’il arrache l’aveu de ma secrete flamme.
« Vivez, s’écria-t-il, vivez, mon cher Marquis ;
Je vous cede l’objet dont vous êtes épris.
L’amitié, sans effort, vous fait ce sacrifice.
Emilie est aimable, & je lui rends justice :
Mais j’admire ses traits, sans en être touché ».
Du tombeau, par ces mots, je me vis arraché.

La Fleur.

Voilà ce qu’on appelle un ami véritable.

Le Marquis.

Un obstacle cruel, & presque insurmontable,
Arrête cependant son dessein généreux.
Prêts à l’exécuter, nous sentons tous les deux
Qu’aux mains d’un étranger la mere d’Emilie
Ne livrera jamais une fille chérie,
L’objet de tous ses soins, & son unique espoir,
Elle qui met sa joie au plaisir de la voir.
Que fait Belfort ? Le jour que l’hymen se prépare,
Son esprit imagine un moyen fou, bizarre,
Mais le seul qui pouvoit causer ma guérison.
Il gagne le Notaire, &, sous mon propre nom,
Fait dresser le contrat ; &, par ce stratagême,
Feignant d’être témoin, je signe pour moi-même.

La Fleur.

Voilà qui va fort bien. Le trait est sans égal.
Mais il n’a pas suffi pour guérir votre mal.
Le soir...

Le Marquis.

Tout succéda parfaitement. La fuite...

La Fleur.

Je crois la deviner ; & je vous félicite.
Ah ! le joli roman ! Pour le rendre parfait,
N’est-il pas vrai ? Milord, en confident discret,
Se retire sans bruit, trompant le domestique,
Après s’être saisi de la lumiere unique
Qu’il avoit fait laisser dans son appartement :
Crac, vous prenez, Monsieur, sa place doucement ;
Et, sous le voile heureux de la nuit favorable,
Vous devenez l’époux de cette Dame aimable.
Hem ! n’est-ce pas ainsi que le tout s’arrangea ?

Le Marquis.

Oui : comme tu le dis, la chose se passa.

La Fleur.

Mais avec de l’esprit on compose une histoire.

Le Marquis.

C’est une vérité.

La Fleur.

Que je ne saurois croire.

Le Marquis.

Faut-il te l’attester par le plus fort serment ?

La Fleur.

Madame est du secret, Monsieur, apparemment ?

Le Marquis.

Ma femme n’en sait rien : je n’ose l’en instruire.

La Fleur, à part.

Je pense, pour le coup, qu’il est dans le délire.

Le Marquis.

Que la foudre, à tes yeux, m’écrase, si je mens !

La Fleur, à part.

Oh ! voilà les vapeurs qui troublent son bon sens.
Par les discours qu’il tient, la chose est avérée ;
Et je n’en doute plus, à sa vue égarée.

L’événement qui sert de fondement à l’intrigue de cette piece a deux qualités très nécessaires. Il est ignoré de la plus grande partie des acteurs, & il est tel par sa nature, qu’en cessant d’être ignoré, il amene naturellement le dénouement ; mais il peche par l’endroit le plus essentiel, il n’est point vraisemblable. Le public ne peut se persuader qu’Emilie ait constamment pris dans ses tête-à-tête le Marquis pour Belfort. Le Marquis a beau nous le protester, nous trouvons que la Fleur n’a pas tort de l’accuser de folie. Aristote a pensé, a dit ce qu’il a voulu ; mais un jardinier qui voudroit enter un rosier naturel sur une tige artificielle, me paroîtroit un grand extravagant.

Loin d’excuser un poëte qui manque à la vraisemblance dans ses avant-scenes, je le crois plus blâmable que celui qui la choque pendant l’action : il est bien plus le maître de ne pas choisir un sujet défectueux par lui-même, que d’en arranger à sa fantaisie les incidents, quand l’ouvrage est une fois en train.