(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XI. Des Pieces intriguées par un Valet. » pp. 125-134
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(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XI. Des Pieces intriguées par un Valet. » pp. 125-134

CHAPITRE XI.
Des Pieces intriguées par un Valet.

Les pieces de ce genre sur-tout ont beaucoup d’ennemis, & leur nombre accroît chaque jour. Un Poëte charmant vient encore de se déchaîner contre ce genre, dans une préface qui précede un drame28. L’Auteur, après avoir desiré de voir naître un poëte comique, s’exprime ainsi :

« Ce philosophe s’assujettiroit sans doute aux conventions de son temps, au ton général qu’il trouveroit établi : les changements arrivés dans les usages lui indiqueroient ce qu’il faut saisir, ce qu’il faut éviter : il ne s’aviseroit pas d’évoquer les manes burlesques29 des frippons d’Athenes & des Merlins, personnages fameux sur nos anciens treteaux. Il sauroit que nos jeunes gens mêmes ne se fient plus à nos intriguants subalternes, pour tromper les oncles & les tuteurs de leurs maîtresses ; que les modernes amours ont des courtiers plus décents, quoiqu’ils fassent la même chose ; qu’un état ne doit pas empiéter sur l’autre ; que les valets, en un mot, n’ont plus de crédit que chez les vieux garçons ».

Il faut être vrai : tout ce que l’Auteur dit dans sa sortie contre les pieces intriguées par des valets, n’est pas bien vu ; mais le commencement décele la connoissance la plus étendue du théâtre de l’antiquité, & les réflexions les plus profondes sur l’art comique. Reprenons ses leçons l’une après l’autre.

« Ce philosophe s’assujettiroit sans doute aux conventions de son temps, au ton général qu’il trouveroit établi : les changements arrivés dans les usages lui indiqueroient ce qu’il faut saisir, ce qu’il faut éviter : il ne s’aviseroit pas d’évoquer les manes burlesques des frippons d’Athenes ».

Rien de mieux conçu. L’Auteur auroit peut-être pu nous indiquer ce que nous devons saisir, ce que nous devons éviter, & en quoi les frippons d’Athenes étoient répréhensibles : mais il a sans doute trouvé sa préface assez longue. Je vais donc tâcher de deviner ce qu’il nous auroit dit s’il l’eût jugé à propos.

Les frippons d’Athenes, de Rome, & leurs imitateurs, que nous allons confondre ensemble, avoient des défauts que nos intriguants doivent éviter avec le plus grand soin. Premiérement, ils employoient toute leur adresse pour servir les amours d’un jeune étourdi avec une chanteuse, une joueuse d’instruments, une fille prostituée par un Marchand d’esclaves, ce qui ne pouvoit intéresser que les libertins. Voyons l’Epidique de Plaute.

Stratippocle aime éperdument une courtisanne joueuse d’instruments ; mais n’ayant pas de quoi l’acheter, il conjure, en partant pour l’armée, son esclave Epidique d’employer tous les ressorts de son esprit, aussi fourbe qu’inventif, pour lui procurer la jouissance de la musicienne. Dans ce temps-là Périphane, pere de Stratippocle, apprend qu’Acropélistide, sa fille naturelle, & qu’il n’a jamais vue, est prisonniere. Il met pour sa rançon quarante mines bien comptées, entre les mains d’Epidique. Que fait mon drôle ? Au lieu d’amener au vieillard sa chere fille, il lui présente la maîtresse de son jeune patron, qu’il a rachetée. Pendant cette jolie manœuvre, le jeune guerrier voit à Thebes, parmi les prisonnieres, une jeune personne qui cache son nom. Il oublie son ancienne maîtresse, achete l’esclave pour le prix de quarante mines : comme il n’a point cette somme, il implore le secours d’un charitable usurier, qui prête les quarante mines, à condition qu’on lui paiera un gros intérêt, & qu’il sera nanti de l’esclave jusqu’au parfait paiement. Enfin, l’esclave, après avoir passé par les mains de son frere, de l’usurier, &c. est reconnue pour fille de Périphane, & la musicienne reste à Stratippocle.

Secondement, les moyens que les frippons d’Athenes ou de Rome employoient, étoient bas, crapuleux, & dictés par la scélératesse même. Nous en avons dans Plaute, qui se marient pour céder leur femme à leur patron.

La Cassine.

Un esclave allant par la ville au point du jour, rencontre une femme qui exposoit une jeune enfant ; il prie qu’on la lui donne, & la porte à Cléostrate, épouse de Stalinon, son maître. Cette bonne femme donne à la petite fille le nom de Cassine, & l’éleve avec grand soin. Aussi embellit-elle tous les jours. A peine elle a seize ans que Stalinon & Cuthinic son fils en deviennent passionnément amoureux. Tous les deux se connoissent pour rivaux, & font en secret mille efforts pour se supplanter. Cependant la sage Cléostrate, comme mere, comme épouse, veilloit soigneusement sur Cassine ; ce qui n’étoit pas une petite occupation, puisque nos amants ne songeoient jour & nuit qu’aux moyens de tromper la vigilance de la gardienne, & à surprendre la candeur de la brebis innocente.

Le pere engage Olimpion, son métayer, à demander Cassine en mariage, lui promettant de l’affranchir si la premiere nuit de ses noces il veut lui céder son poste. D’un autre côté, le fils ayant découvert la ruse du pere, fait la même proposition à Chalin, son écuyer, conclut le même marché avec lui, & découvre à sa mere la manœuvre du vieillard. La bonne femme est furieuse : elle veut que le sort décide entre les deux amants de Cassine ; & tirant elle-même les instruments du hasard, elle voit avec le plus grand dépit triompher l’agent de son mari : elle est au désespoir, son fils & l’écuyer aussi. Le dernier se charge de la vengeance ; il prend les ajustements de la mariée, il rosse dans l’obscurité le métayer & son maître. Enfin, Cassine se trouve fille de Mirrine, voisine de Cléostrate. Cuthinic l’épouse.

Les frippons d’Athenes & de Rome ne servoient quelquefois les amours de leur jeune patron avec des concubines, qu’en mettant dans leur parti le pere de ce même jeune homme, & en lui promettant qu’il aura les faveurs de la belle. Plaute va nous en fournir un exemple.

L’Asinaire.

Demonete & Artemone ont un fils unique nommé Argyrippe, qui aime éperdument Philénie, jeune courtisanne, éleve & disciple de la M... Cléérete. Tant qu’Argyrippe a de l’argent il entre chez la matrone, & jouit de sa maîtresse ; dès que son trésor est épuisé on lui refuse la porte. Il fait confidence de ses amours & de ses malheurs à son pere. Celui-ci ne peut procurer à son fils vingt mines, parcequ’il est pauvre & que sa femme jouit de tout le bien ; mais il lui conseille de voler l’argent qu’on doit porter à sa mere pour quelques ânes que son esclave Dotal on son économe a vendus. Liban se charge de faire réussir la fripponnerie ; & l’on promet au vieillard qu’il aura sa part de la concubine. Sa femme, avertie secrètement, le surprend sur le lit de la courtisanne, l’accable de reproches, & l’oblige à prendre la fuite.

Troisièmement, les frippons d’Athenes & de Rome agissoient quelquefois pour leur propre compte ; & le public ne partage bien leurs succès ou leurs malheurs, que lorsqu’ils décident du sort de quelques personnages honnêtes. Une des pieces de Plaute a bien complettement ce défaut.

La Persane.

Trimarchide, soldat Athénien, s’est engagé dans le service de Perse. Il est au siege d’Eleusipolis en Arabie, lorsque Toxile, son esclave, qu’il a laissé dans Athenes, devient éperdument amoureux de Lemniselene, courtisanne qui loge chez Dordale, fameux M......

Toxile a beau brûler pour la belle, il faut que pour en jouir il paie comptant six cents nummes, somme très considérable pour un esclave. Un de ses amis, nommé Sagarestion, qui est esclave chez un riche Athénien, entreprend de la lui procurer. Il dit à son maître qu’il y a en Cretrie un attelage de bœufs très beaux à vendre pour le prix de six cents nummes : le vieillard donne dans le panneau, compte l’argent, recommande à son esclave de revenir dans sept jours avec les bœufs. Le frippon court chez son ami, & la concubine est achetée.

Tout va bien pendant quelque temps ; mais le jour qui doit ramener Sagarestion chez son maître avec des bœufs, approche. Toxile a trop d’honneur & de conscience pour exposer son ami aux plus affreux châtiments : il va trouver un Parasite, l’engage, moyennant un bon repas qu’il lui promet, à lui confier sa fille, pour la conduire chez le M... en qualité d’esclave Persane. Le M... croyant tirer grand parti des charmes de cette beauté, en donne soixante mines. Un instant après le Parasite vient réclamer sa fille, fait grand bruit, menace de la Justice le M... qui est trop content d’en être quitte pour son argent. Sagarestion achete des bœufs, & Toxile garde Lemniselene sans qu’il lui en coûte rien.

Les Italiens ont nombre de pieces dans ce goût. On voit très souvent la maison de Pantalon entiérement bouleversée par les amours de son valet Arlequin & de sa servante Argentine.

Quatrièmement, les fourberies des frippons d’Athenes & de Rome ne tiennent pas l’une à l’autre, & ne servent presque jamais à rien, puisqu’elles ont besoin que le hasard amene un dénouement qu’elles auroient dû faire. Telles sont celles de Dave dans l’Andrienne de Térence ; telles sont celles de presque toutes les pieces anciennes que nous avons citées.

Cinquièmement, les frippons d’Athenes, & tous leurs imitateurs, trop fiers des services qu’ils rendent, deviennent impertinents à l’excès, & ravalent trop leurs maîtres. Nous en avons un exemple frappant dans les Fourberies de Scapin, de Moliere. Le héros de la piece a le front de laisser son maître à ses pieds, & d’exiger qu’il lui permette une vengeance sanglante contre son pere, auquel il a l’audace de donner une volée de coups de bâton.

Voilà à-peu-près les défauts de tous les fourbes qui ont animé les comédies de nos prédécesseurs. Un intriguant qui les imiteroit sur notre scene seroit sifflé, & mériteroit de l’être ; mais un valet qui serviroit une passion honnête, qui trouveroit le secret de se tirer des embarras les plus grands sans blesser les bienséances théâtrales, qui ne donneroit pas des coups de bâton à son patron, mais qui le tromperoit en lui faisant de fausses confidences, & qui, aussi fin que les Daves, les Mascarilles, les Scapins, mettroit le sceau à son adresse en procurant un sort heureux aux amants qu’il protege ; un tel intriguant, dis-je, seroit certainement applaudi. Voilà, je crois, ce que l’Auteur dont nous analysons les idées a voulu dire en nous conseillant de ne pas évoquer les manes burlesques des frippons d’Athenes.

Après avoir admiré la science profonde qu’il a du théâtre, après lui avoir rendu justice sur la bonté du conseil qu’il nous a donné, nous pouvons nous permettre de lui dire que les autres ne sont pas vus avec la même justesse.

« Il n’évoqueroit pas les manes burlesques des Merlins, personnages fameux sur nos premiers treteaux ».

L’Auteur se trompe. Nos premiers treteaux n’ont pas vu briller les Merlins. Merlin l’enchanteur a été fameux sur le théâtre de la Foire & sur celui des Italiens ; mais Merlin, intriguant & valet, n’a commencé à figurer que dans le Retour imprévu 30, les trois Freres rivaux 31, &c. Si l’Auteur juge ces pieces dignes de nos premiers treteaux, nous n’avons pas le plus petit mot à lui répondre.

« Il sauroit que nos jeunes gens même ne se fient plus à nos intriguants subalternes pour tromper les oncles & les tuteurs de leurs maîtresses ».

L’Auteur a voulu dire, sans doute, que les comiques venus après Moliere & Regnard, ayant perdu de vue cette gaieté naturelle avec laquelle on doit faire parler les valets, cet esprit souple, délié avec lequel on doit les faire agir, n’ont plus osé en introduire sur la scene ; mais il est ridicule de dire, parceque l’impuissance des Auteurs les a bannis du théâtre, qu’ils ne jouent plus le même personnage dans le monde. Il est clair qu’il faut des courtiers aux amants assez malheureux pour ne pouvoir faire l’amour de plain-pied : à qui s’adresseront-ils donc, si ce n’est aux personnes qui les entourent ? La petite bourgeoise intéresse sa servante ; la femme de condition, la plus chérie de ses femmes ; le Duc, son valet-de-chambre ; le Prince, celui qui porte le titre de son ami : alors ces intriguants en chef font agir les baigneurs, les marchandes de modes, les maîtres à chanter, à danser, &c.

« Que les modernes amours ont des courtiers plus décents, quoiqu’ils fassent la même chose. Qu’un état ne doit point empiéter sur un autre ».

Pour moi j’ignore comment on peut allier la décence avec le métier de Mercure, & je soutiens qu’il seroit encore plus indécent à nos yeux si nous le faisions exercer sur notre théâtre par des personnages distingués. Les ressorts de l’art seroient révoltants dans leurs mains ; ils font rire dans celles d’un valet.

« Que les valets en un mot n’ont plus de crédit que chez les vieux garçons ».

Voilà qui est très singulier. Je ne savois pas qu’une des graces du mariage fût de mettre les hommes à l’abri des fourberies, & sur-tout à Paris. Depuis quand la mode a-t-elle donc si fort changé ? Marions-nous au plus vîte sur la parole de l’Auteur. Mais non : interrogeons avant les maris, ou plutôt leurs voisins.

Croyons l’Auteur lorsqu’il nous exhorte à ne pas marcher sur les traces des frippons d’Athenes. Croyons-le encore lorsqu’il nous dit dans sa même préface : « Est-il si minces coteries qui ne soient hérissées d’ombrages, de prétentions, & n’affectent de poser les limites d’un art dont ils n’ont pas les premieres idées ? Ces petits inquisiteurs, ces tyrans désœuvrés se remuent chacun dans leur coin ». Mais gardons nous d’ajouter foi à ses paroles quand il veut exclure de la scene les intriguants à livrée : tout le monde n’est pas en état d’employer des intriguants à talons rouges.

Loin de convenir que nos mœurs ne veulent plus qu’on mette des domestiques intriguants sur la scene, je soutiens que jamais siecle ne le permit, ne l’exigea même davantage. Dans quels temps les valets ont-ils été plus éduqués, plus fins, plus civilisés, plus élégants, plus familiarisés avec leurs maîtres que dans celui-ci ? Les Merlins du siecle ne sont-ils pas de toutes les parties fines de leur patron, ne les arrangent-ils pas, n’y conduisent-ils pas les prêtresses qui doivent y sacrifier, ne sont-ils pas quelquefois les premiers sacrificateurs ? Puisqu’ils sont les témoins, les confidents, les intendants des plaisirs de leur maître, n’est-ce pas à eux de tromper les peres ou les tuteurs qui voudroient les croiser ? D’ailleurs, s’ils sont découverts, le pere ou le tuteur dupé ne peut que les mettre à la porte, & la peur du châtiment doit bien moins les intimider que les misérables esclaves sur qui les patrons avoient un pouvoir absolu, & qui pour prix de leurs fourberies pouvoient les envoyer au supplice. Je conclus de tout cela qu’il faut laisser à notre théâtre un personnage qui peut être amusant, & aux laquais, aux femmes de chambre un métier qui peut leur être avantageux. On pourra me nier cette vérité ;

                                            Mais en tout cas,
Les exemples fameux ne me manqueront pas.

Nous avons dit en passant que les Anciens avoient le défaut de ne pas faire dénouer leurs pieces d’intrigue par l’intriguant même ; nous ne pouvons nous déguiser que nos pieces dans ce genre ont le même vice. Combien de comédies où l’acteur qui est l’ame de la machine, celui qui a tout mis en mouvement pendant quatre actes, se trouve n’avoir rien fait à la fin, puisque les différents ressorts qu’il a employés ne concourent pas au dénouement ! Moliere lui-même n’est pas exempt d’un pareil reproche. Je suis fâché, pour la gloire de son Scapin, que ses fourberies redoublées ne contribuent pas au bonheur des amants qu’il protege. Une nourrice & un bracelet lui enlevent cet honneur. La nourrice apprend à Géronte que la belle Hyacinthe est sa fille, & le bracelet prouve que Zerbinette doit le jour au seigneur Argante.