CHAPITRE XVII.
De l’Art de prévenir les Critiques.
On n’est jamais plus convaincu de l’art & de la profondeur d’un Comique, que lorsqu’on le voit aller avec adresse au devant des critiques que le spectateur pourroit lui faire, & le préparer d’avance à trouver bon tout ce qu’il va voir & entendre, tandis qu’il l’auroit trouvé mal sans la précaution de l’Auteur. Pour me rendre plus intelligible, j’aurai recours à ma méthode ordinaire ; je citerai des exemples.
Dans le Tartufe, Elmire tente en vain de persuader à Orgon que l’imposteur a voulu la séduire ; le bonhomme n’en veut rien croire : sa femme s’engage à le lui faire voir clairement, & dit à Dorine d’aller appeller le scélérat.
ACTE IV. Scene III.
Dorine, à Elmire.
Son esprit est rusé,Et peut-être à surprendre il sera mal-aisé.Elmire.
Non, on est aisément trompé par ce qu’on aime,Et l’amour-propre engage a se tromper soi-même.
Si Moliere n’eût rappellé cette grande vérité aux spectateurs avant que de rendre Tartufe dupe d’Elmire, ils auroient trouvé surprenant qu’un maître fourbe donnât tête baissée dans le piege.
Dans le même acte, Elmire, qui, tandis que son époux est sous la table, veut obliger Tartufe à se trahir lui-même, lui fait des avances qui ne sont rien moins que décentes, quoiqu’on connoisse bien le motif qui les fait faire. Tout ce qu’Elmire dit dans cette scene, est généralement d’un ton qu’une femme honnête doit avoir beaucoup de peine à prendre. Tartufe lui demande des preuves non équivoques de sa tendresse.
Scene V.
. . . . . . . . .Quoi ! vous voulez aller avec cette vîtesse,Et d’un cœur, tout d’abord, épuiser la tendresse !On se tue à vous faire un aveu des plus doux,Cependant ce n’est pas encore assez pour vous ;Et l’on ne peut aller jusqu’à vous satisfaire,Qu’aux dernieres faveurs on ne pousse l’affaire.. . . . . . . . .Mon Dieu ! que votre amour en vrai tyran agit,Et qu’en un trouble étrange il me jette l’esprit !Que sur les cœurs il prend un furieux empire,Et qu’avec violence il veut ce qu’il desire !Quoi ! de votre poursuite on ne peut se parer,Et vous ne donnez pas le temps de respirer !Sied-il bien de tenir une rigueur si grande,De vouloir, sans quartier, les choses qu’on demande,Et d’abuser ainsi, par vos efforts pressants,Du foible que pour vous vous voyez qu’ont les gens ?. . . . . . . . .Mais comment consentir à ce que vous voulez,Sans offenser le Ciel, dont toujours vous parlez ?. . . . . . . . . .Mais des arrêts du Ciel on nous fait tant de peur !. . . . . . . . . .Enfin je vois qu’il faut se résoudre à céder,Qu’il faut que je consente à vous tout accorder,Et qu’à moins de cela je ne dois point prétendreQu’on puisse être content & qu’on veuille se rendre.Sans doute il est fâcheux d’en venir jusques-là,Et c’est bien malgré moi que je franchis cela :Mais puisque l’on s’obstine à m’y vouloir réduire,Puisqu’on ne veut point croire à tout ce qu’on peut dire,Et qu’on veut des témoins qui soient plus convainquants,Il faut bien s’y résoudre, & contenter les gens.Si ce consentement porte en soi quelque offense,Tant pis pour qui me force à cette violence :La faute assurément n’en doit point être à moi.
Quiconque entendra toutes ces tirades sans avoir fait attention à la scene précédente, trouvera, sans contredit, les propos d’Elmire très hardis, & les critiquera ; mais il leur applaudira tout au contraire s’il a saisi la façon ingénieuse avec laquelle Moliere prépare le spectateur à entendre les choses les plus fortes, & prévient sa critique en lui prouvant qu’elles sont nécessaires.
Scene IV.
Elmire, à son mari.
Au moins, je vais toucher une étrange matiere,Ne vous scandalisez en aucune maniere.Quoi que je puisse dire, il doit m’être permis,Et c’est pour vous convaincre, ainsi que j’ai promis.
Après ces quatre vers, adressés tant au spectateur qu’à Orgon, après l’adroite précaution de l’Auteur, le public, qui s’attend à voir les choses les plus hasardées, qui en sent toute la nécessité, prodiguera ses applaudissements précisément aux endroits qu’il auroit critiqués.
La plupart des Auteurs ont senti, comme Moliere, la nécessité de prévenir les critiques ; mais peu l’ont fait avec cette justesse de raisonnement, avec cette adresse persuasive qui captive le sentiment du public, & le force, pour ainsi dire, à ne juger qu’au gré de l’Auteur. Tout au contraire, il en est qui, en voulant prévenir la critique, sont assez mal-adroits pour l’avertir des fautes qu’ils vont faire, & lui indiquer l’endroit où elle peut mordre.
Brueys & Palaprat ont fait cette faute dans le Grondeur, comédie en prose en trois actes. L’Olive, valet de M. Grichard, doit lui jouer plusieurs tours sous divers déguisements : on lui dit :
ACTE II. Scene VII.
Je ne crois pas que M. Grichard connoisse ton visage.
L’Olive.
Lui ! Depuis deux jours que je le sers, il ne m’a jamais regardé en face : il ne connoît personne.
Quelle pitoyable raison ! ne vaudroit-il pas mieux que l’Olive n’en eût donné aucune, surtout après que nous avons vu M. Grichard gronder l’Olive pendant une demi-heure.
L’Auteur oublie, dans le courant de la piece, que M. Grichard ne doit jamais regarder quelqu’un en face, & le reconnoître, puisque dès l’instant que l’Olive paroît devant lui sous le déguisement d’un Maître à danser, il le regarde très bien en face.
ACTE II. Scene XVII.
M. Grichard, à Cateau.
N’ai-je point vu ce visage quelque part ?
Cateau.
Il y a mille gens qui se ressemblent.
Quelque temps après, l’Olive paroît aux yeux de M. Grichard, vêtu en sergent ; & notre grondeur le regarde encore mieux, puisqu’il le reconnoît.
ACTE III. Scene IX.
M. Grichard, bas, en tremblant.
Oh ! oh ! c’est ce coquin de maître à danser !
Cateau.
Monsieur, c’est lui-même : je ne l’avois pas d’abord reconnu.
L’Olive.
Oui, Monsieur. Depuis que je n’ai eu l’honneur de vous voir, on m’a offert une hallebarde : je ne suis plus Rigaudon ; je suis à présent M. de la Motte, à vous servir.
Brueys & Palaprat, en voulant prévenir la critique, ne semblent-ils pas au contraire l’agacer pour la tenir éveillée ? On dira à cela qu’ils ne pouvoient pas excuser une faute contre la vraisemblance, parcequ’un homme qui en a vu un autre, qui lui a parlé, qu’il a eu à son service, le reconnoît ordinairement, s’il a quelque chose à démêler avec lui avant qu’un long espace de temps l’ait effacé de sa mémoire. Cela est vrai ; mais Moliere, dans le même cas, se tire plus adroitement d’affaire que ses successeurs.
LES FOURBERIES DE SCAPIN.
ACTE I. Scene VII.
Scapin a besoin que Silvestre le seconde dans ses fourberies. Il ne s’amuse pas à lui demander si son maître l’a regardé en face ; il lui dit :
Scapin.
Tiens-toi un peu, enfonce ton chapeau en méchant garçon, campe-toi sur un pied, mets la main au côté, fais les yeux furibonds, marche un peu en roi de théâtre. Voilà qui est bien : suis-moi ; j’ai des secrets pour déguiser ton visage & ta voix.
Si Silvestre ne se déguise point de façon à n’être pas reconnu, s’il ne change pas bien le son de sa voix, si, sur-tout, la mode des déguisements est passée, ce n’est pas la faute de l’Auteur. La raison qu’il nous donne pour nous persuader que Géronte ne reconnoîtra pas le valet de son fils, étoit valable autrefois ; celle de Brueys 43 & Palaprat ne peut qu’avoir été très mauvaise de tout temps, & le sera toujours.