(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE VII. De l’Exposition. » pp. 139-164
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(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE VII. De l’Exposition. » pp. 139-164

CHAPITRE VII.
De l’Exposition.

L’exposition d’une piece est très difficile à faire. Il faut tant de choses pour la rendre bonne, que nous n’en avons qu’un petit nombre sur notre scene, même sur tous les théâtres connus. Outre la clarté & la briéveté qui sont ses parties essentielles, les acteurs qui ouvrent la scene doivent nous apprendre quel est le lieu où l’action se passe, nous mettre au fait des événements qui l’ont précédée, & nous préparer à ceux qui doivent servir à ses développements. Elle doit être achevée avant la fin du premier acte. Il faut aussi que dans ce court espace nous ayons fait connoissance avec tous les personnages, ou que du moins nous soyons préparés à leur caractere, à leur humeur, &c. disons mieux, toutes ces parties sont autant d’expositions qui doivent être englobées dans l’exposition générale, & qu’il est pourtant bon de traiter séparément.

Exposition du lieu de la Scene.

Le premier acteur qui paroît doit satisfaire là-dessus les spectateurs ; ou, si la premiere scene n’est qu’un monologue sans conséquence, il doit nécessairement savoir, dès la seconde, dans quel endroit l’action se passera ; il en a grand besoin, ne fût-ce que pour juger l’Auteur, pour voir si ses personnages ont des raisons pour paroître sur la scene, s’ils s’y introduisent, s’ils en sortent avec bienséance.

Dans le Tartufe, Moliere ne manque pas de nous apprendre, dès la premiere scene, par la bouche de Madame Pernelle, que l’action se passe chez Elmire, femme d’Orgon.

Laissez, ma bru, laissez, ne venez pas plus loin ;
Ce sont toutes façons dont je n’ai pas besoin.
. . . . . . . .
Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée.

L’exposition du Tartufe est un chef-d’œuvre dans toutes ses parties, comme la piece.

Dans le Misanthrope, Alceste a soin de nous dire que la scene est chez Célimene.

Et je ne viens ici qu’à dessein de lui dire
Tout ce que là-dessus ma passion m’inspire.

Dans l’Andrienne, Simon nous apprend assez qu’il est devant la porte de sa maison, en disant à ses esclaves chargés de provisions,

Vos, istæc intrò auferte : abite.
Hola ! vous, emportez cela au logis : allez.

Je sais que, graces aux soins de nos décorateurs, on voit, dès que la toile se leve, si la scene est dans les rues d’une ville ou à la campagne, même dans l’appartement d’une maison bourgeoise ou noble, pauvre ou opulente. Mais les pieces sont plus souvent lues que représentées ; le lecteur ne voit pas la décoration : d’ailleurs il faut que l’Auteur m’apprenne positivement chez qui ou devant la maison de qui je suis.

Il est juste qu’après avoir cité les pieces dans lesquelles Moliere a satisfait à cette regle, je cite celles où il l’a négligée. Autant que je puis m’en souvenir, le Dépit Amoureux est dans ce cas. Je prends le livre, l’Auteur a mis au bas du nom des personnages, la scene est à Paris. Bon ! Mais dans quel lieu ? chez qui ? Je l’ignore. Voyons les premieres scenes : j’en ai déja lu trois, & je ne suis pas plus instruit. Il est vrai qu’aux représentations je vois Marinette sortir d’une maison ; je puis aisément supposer que Lucile y loge, que par conséquent la scene est dans la rue, devant la maison de Lucile : mais à la simple lecture, n’étant pas aidé par la décoration, je ne saurois deviner tout cela. On pourroit reprocher la même faute à presque toutes les pieces des anciens ; & quand Moliere fit le Dépit Amoureux, il les imitoit jusques dans leurs défauts.

Exposition des événements qui ont précédé l’action.

Cette exposition est une narration de ce qui s’est passé dans l’avant-scene. Le premier acteur qui paroît, la doit au public ; mais comme le public est supposé n’être pas présent, l’acteur est forcé de se la faire à lui-même, ou à quelque autre personnage : il n’y a que ces deux moyens ; chacun peut être bon & très défectueux. Voici en quoi.

Exposition que l’Acteur se fait.

Si le personnage se fait de sang froid une longue récapitulation de ce qu’il sait déja, la mal-adresse de l’Auteur perce ; l’exposition est mauvaise, parcequ’il n’est pas naturel qu’un homme se fasse confidence à lui-même d’une chose qu’il n’ignore pas : mais l’exposition est bonne, si les événements passés causent à ce même personnage assez de joie ou de chagrin pour que ses transports le forcent comme malgré lui à se les rappeller. La premiere scene des Adelphes de Térence va nous fournir l’un & l’autre exemple ; voilà pourquoi je la choisis. Je n’en donnerai même qu’un extrait, parcequ’elle m’a paru trop longue.

Micio appelle Storax, qu’il avoit apparemment envoyé à la découverte d’Eschinus. Storax ne répond pas. Micio conclut de là qu’Eschinus n’est pas revenu de l’endroit où il a soupé la veille ; là-dessus il se livre à tout ce qu’un pere tendre peut craindre pour un fils absent ; & ses alarmes, en nous préparant à tout ce qu’est capable de faire un jeune homme qui a découché, nous apprennent en même temps à quel point le bon-homme s’y intéressera : & tout cela sans affectation, sans que le dessein de l’Auteur perce. Mais quand, dans le reste de la scene, Micio a la patience de se dire à lui-même que ce fils n’est pas son fils, qu’il est à son frere, que ce frere a une humeur tout-à-fait opposée à la sienne ; que lui Micio a toujours vécu à la ville d’une maniere douce & tranquille, qu’il a pris le parti des gens qui aiment le repos & qui font consister le bonheur à ne pas se marier ; que son frere au contraire a passé ses jours à la campagne, qu’il a pris une femme dont il a eu deux fils : quand Micio se dit qu’il a adopté l’aîné ; quand il se fait une récapitulation de tout ce qu’il lui donne, des bontés qu’il a pour lui, des querelles qu’il essuie de son frere par rapport à cela, &c. quand il a la bonté de se régaler de quarante-cinq vers pour se rappeller tranquillement une chose qu’il n’a surement pas oubliée, je m’écrie, voilà qui n’est pas vraisemblable ; &, d’après cela, je conclus hardiment que l’exposition est mauvaise.

Exposition faite à un autre personnage.

En suivant cette seconde route on instruit le spectateur en feignant d’instruire un des personnages de la piece ; par conséquent ce personnage doit ignorer ce qu’on veut lui apprendre. Quand Moliere veut nous instruire de toutes les bigoteries que Tartufe a mises en usage pour s’insinuer dans l’esprit d’Orgon, & s’introduire dans sa maison, il les met dans la bouche du crédule Orgon, qui en est la dupe, & les raconte à Cléante qui les ignore.

Orgon.

Ah ! si vous aviez vu comme j’en fis rencontre,
Vous auriez pris pour lui l’amitié que je montre.
Chaque jour, à l’Eglise il venoit, d’un air doux,
Tout vis-à-vis de moi, se mettre à deux genoux.
Il attiroit les yeux de l’assemblée entiere
Par l’ardeur dont au Ciel il poussoit sa priere ;
Il faisoit des soupirs, de grands élancements,
Et baisoit humblement la terre à tous moments ;
Et, lorsque je sortois, il me devançoit vîte,
Pour m’aller, à la porte, offrir de l’eau bénite.
Instruit par son garçon, qui dans tout l’imitoit,
Et de son indigence, & de ce qu’il étoit,
Je lui faisois des dons ; mais, avec modestie,
Il me vouloit toujours en rendre une partie.
C’est trop, me disoit-il, c’est trop de la moitié ;
Je ne mérite pas de vous faire pitié :
Et, quand je refusois de le vouloir reprendre,
Aux pauvres, à mes yeux, il alloit le répandre.
Enfin le Ciel chez moi me le fit retirer ;
Et, depuis ce temps-là, tout semble y prospérer.
Je vois qu’il reprend tout, & qu’à ma femme même
Il prend, pour mon honneur, un intérêt extrême :
Il m’avertit des gens qui lui font les yeux doux,
Et plus que moi six fois il s’en montre jaloux.
Mais vous ne croiriez point jusqu’où monte son zele :
Il s’impute à péché la moindre bagatelle :
Un rien presque suffit pour le scandaliser ;
Jusques-là qu’il se vint l’autre jour accuser
D’avoir pris une puce, en faisant sa priere,
Et de l’avoir tuée avec trop de colere.

Si Cléante eût été instruit de tout cela, il eût été fort ridicule de vouloir le lui apprendre. Il est cependant des occasions où l’un des personnages peut rappeller à l’autre des événements qu’il sait aussi bien que lui ; mais il faut que l’Auteur ait l’adresse de motiver cette répétition. Par exemple, dans le Cocu imaginaire, Célie sait bien que Gorgibus, son pere, veut la marier à un homme qu’elle n’aime pas ; cependant le public l’ignore, & il faut l’en instruire. Que fait Moliere ? il feint que Célie résiste aux ordres de son pere ; elle s’écrie en paroissant :

Ah ! n’espérez jamais que mon cœur y consente.

Alors le pere indigné peut, sans manquer à la vraisemblance, lui réitérer ses ordres, en faisant valoir son autorité, & les avantages qui résulteront du mariage proposé, comme il fait dans cette tirade, qui répond au vers de Célie :

Que marmotez-vous là, petite impertinente ?
Vous prétendez choquer ce que j’ai résolu !
Je n’aurai pas sur vous un pouvoir absolu !
Et, par sottes raisons, votre jeune cervelle
Voudroit régler ici la raison paternelle !
Qui de nous deux à l’autre a droit de faire loi ?
A votre avis, qui mieux, ou de vous, ou de moi,
O sotte, peut juger ce qui vous est utile ?
Par la corbleu, gardez d’échauffer trop ma bile ;
Vous pourriez éprouver, sans beaucoup de longueur,
Si mon bras sait encore montrer quelque vigueur.
Votre plus court sera, madame la mutine,
D’accepter sans façon l’époux qu’on vous destine.
J’ignore, dites-vous, de quelle humeur il est,
Et dois auparavant consulter, s’il vous plaît.
Informé du grand bien qui lui tombe en partage,
Dois-je prendre le soin d’en savoir davantage ?
Et cet époux, ayant vingt mille bons ducats,
Pour être aimé de vous, doit-il manquer d’appas ?
Allez, tel qu’il puisse être, avecque cette somme,
Je vous suis caution qu’il est très honnête homme.

D’un autre côté Célie a un amant qu’elle aime. Gorgibus le sait bien, puisqu’il a déja approuvé ses feux. Comment informer de tout cela le spectateur ? En reprochant à Gorgibus son inconstance.

Quoi ! vous prétendez donc, mon pere, que j’oublie
La constante amitié que je dois à Lélie ?
J’aurois tort si, sans vous, je disposois de moi ;
Mais vous-même à ses vœux engageâtes ma foi.

Un Auteur adroit trouve des ressources pour tout motiver. Supposons deux amants qui aient été ensemble chez deux femmes logées dans la même maison ; s’ils ne se sont pas quittés, ils savent également tout ce qui s’est passé dans leur commune entrevue ; ils ont des raisons pour ne pas en raconter les particularités à un tiers. Quel parti prendre pour les faire savoir au public ? celui qu’a pris l’ingénieux Moliere dans les Précieuses ridicules. Du Croisy rit des impertinences qu’il a essuyées de la part des Précieuses ; la Grange en est outré : les voilà suffisamment autorisés à se les répéter sans que leur scene ait rien de forcé. Lisons-en une partie pour nous en convaincre.

Scene I.

LA GRANGE, DU CROISY.

Du Croisy.

Seigneur la Grange ?

La Grange.

Quoi ?

Du Croisy.

Regardez-moi un peu sans rire.

La Grange.

Hé bien ?

Du Croisy.

Que dites-vous de notre visite ? en êtes-vous fort satisfait ?

La Grange.

A votre avis, avons-nous sujet de l’être tous deux ?

Du Croisy.

Pas tout-à-fait, à dire vrai.

La Grange.

Pour moi, je vous avoue que j’en suis tout scandalisé. A-t-on jamais vu, dites-moi, deux pecques provinciales faire plus les rencheries que celles-là, & deux hommes traités avec plus de mépris que nous ? à peine ont-elles pu se résoudre à nous faire donner des sieges. Je n’ai jamais tant vu parler à l’oreille, qu’elles ont fait entre elles, tant bâiller, tant se frotter les yeux, & demander tant de fois, quelle heure est-il ? Ont-elles répondu que oui & non à tout ce que nous avons pu leur dire ? & ne m’avouerez-vous pas enfin que, quand nous aurions été les dernieres personnes du monde, on ne pouvoit nous faire pis qu’elles ont fait ?

Quinault a employé un autre expédient dans la Mere Coquette ; il fait instruire un personnage de ce qu’il sait déja, en lui disant, tu sais ceci, tu sais cela. . . . Ce qui rend une chose vicieuse ne peut pas servir à l’excuser. Quelques vers de la scene nous feront mieux voir son ridicule.

ACTE I. Scene I.

LAURETTE, CHAMPAGNE.

Champagne.

Tu sais quelle amitié de tout temps fit paroître
L’époux de ta maîtresse au pere de mon maître ;
Qu’ils étoient grands amis, n’étant encore qu’enfants,
Et qu’il y peut avoir déja près de huit ans
Que ton maître, embarqué sur mer pour ses affaires,
Fut pris, & chez les Turcs vendu par des corsaires.
Tu sais que ta maîtresse en eut peu de douleur,
Et très patiemment supporta ce malheur ;
Que loin de rechercher, craignant sa délivrance,
Elle le tint pour mort, & prit le deuil d’avance.
Tu sais fort bien aussi que la vieille amitié
Fit qu’enfin mon vieux maître en eut quelque pitié,
Et me chargea de faire en Turquie un voyage,
Pour chercher & tirer son ami d’esclavage.
Je fus, comme tu sais, m’embarquer pour cela :
Tu sais enfin... Comment ! quels gestes fais tu là ?

Laurette.

C’est que le sang me bout, franchement, à t’entendre.
Si je sais tout cela, que sert de me l’apprendre ?

Champagne.

Je t’ai voulu conter le tout de point en point.

Laurette.

Conte-moi simplement ce que je ne sais point.

Ce dernier vers fait pour nous la critique de tous les autres. Pour que l’exposition soit bonne il ne suffit pas d’apprendre les événements qui ont précédé l’action à un personnage qui les ignore, il faut encore en instruire seulement ceux qui sont intéressés à les savoir, ou ceux à qui l’on a grand intérêt de les apprendre. Dans l’Etourdi de Moliere, Lélie vole à Mascarille pour lui apprendre que Léandre est son rival. Ce n’est pas seulement parceque Mascarille n’en est pas instruit ; mais Lélie qui a besoin de Mascarille, lui fait cette confidence pour le mettre dans ses intérêts, comme on le voit par ces vers qui sont dans la seconde scene du premier acte.

Lélie.

Au reste, mon amour, quand je l’ait fait paroître,
N’a point été mal vu des yeux qui l’ont fait naître ;
Mais Léandre à l’instant vient de me déclarer
Qu’à me ravir Célie il se va préparer :
C’est pourquoi dépêchons, & cherche dans ta tête
Les moyens les plus prompts d’en faire ma conquête.
Trouve ruses, détours, fourbes, inventions,
Pour frustrer mon rival de ses prétentions.

Dans Pourceaugnac, Sbrigani rapporte à Julie & à Eraste tout ce qu’il sait de son héros.

ACTE I. Scene IV.

Sbrigani.

Monsieur, votre homme arrive. Je l’ai vu à trois lieues d’ici, où a couché le coche ; &, dans la cuisine où il est descendu pour déjeûner, je l’ai étudié une bonne demi-heure, & je le sais déja par cœur. Pour sa figure, je ne veux point vous en parler : vous verrez de quel air la nature l’a dessiné, & si l’ajustement qui l’accompagne y répond comme il faut. Mais, pour son esprit, je vous avertis par avance, qu’il est des plus épais qui se fassent ; que nous trouvons en lui une matiere tout-à-fait disposée pour ce que nous voulons, & qu’il est homme enfin à donner dans tous les panneaux qu’on lui présentera.

Pourquoi Sbrigani fait-il exactement ce récit ? ce n’est pas seulement parceque Julie & Eraste ignorent ce qu’est M. de Pourceaugnac, c’est encore parcequ’ils sont très intéressés à savoir tout ce qui regarde un homme qui vient pour traverser leur amour, & duquel ils veulent se défaire.

Plaute & Térence n’alloient pas chercher bien souvent tant de façon. Pour ne pas multiplier les exemples, tâchons d’en trouver un qui prouve en même temps que les Anciens racontoient non seulement leur avant-scene à des personnages qui n’étoient pas intéressés à être instruits, mais encore à des personnages qu’ils n’avoient eux-mêmes nul intérêt d’instruire : la premiere scene de l’Andrienne remplira ce double but.

Simon traîne impitoyablement Sosie sur la scene, & lui débite cruellement cent quarante-quatre vers pour lui apprendre qu’il étoit autrefois fort content de son fils, & qu’il ne l’est plus tant ; qu’il se doute de son amour pour l’Andrienne ; que Chrisis, sœur de cette Andrienne étoit jadis fort laborieuse & très retirée chez elle, mais que depuis elle a changé de conduite. Il l’instruit enfin des moyens qu’il veut employer pour savoir s’il doit quereller son fils ou non. A quoi bon cette longue confidence ? Sosie est-il intéressé à savoir tout cela ? Non. Simon a-t-il intérêt à l’apprendre à Sosie ? Il le semble d’abord, puisqu’il le charge d’épier la conduite de son fils, & de lui faire une fausse confidence ; mais c’est un prétexte de l’Auteur. Sosie ne sert à rien dans la piece, d’ailleurs son maître pouvoit se servir de lui sans lui confier son secret ; & Simon a un triple tort, celui d’aller bavarder avec un pauvre diable qui n’a que faire de ce qu’il lui apprend, celui de se choisir un confident qui ne lui sera d’aucune utilité, du moins aux yeux du spectateur, & celui de donner, par cette confidence importante, du relief & de la consistance à un personnage qu’on ne reverra plus.

Exposition de l’état actuel, de l’action & des moyens qui doivent servir à la marche de l’intrigue, à ses développements, au jeu des ressorts, &c.

Après avoir fait part au spectateur de l’histoire secrete des principaux personnages d’un drame, & l’avoir intéressé à leur sort par cette confidence, il est juste de lui apprendre nettement, & le plutôt qu’on peut, l’état actuel de leurs affaires, & de le préparer adroitement sur ce qui peut leur arriver d’heureux ou de malheureux ; mais de façon que flottant entre la crainte & l’espérance, il s’intéresse doublement aux événements. Sans aller chercher des exemples bien loin, finissons de lire la scene des Précieuses que je viens de citer plus haut.

Scene I.

Du Croisy.

Il me semble que vous prenez la chose fort à cœur.

La Grange.

Sans doute je l’y prends, & de telle façon, que je me veux venger de cette impertinence. Je connois ce qui nous a fait mépriser. L’air précieux n’a pas seulement infecté Paris ; il s’est aussi répandu dans les provinces, & nos donzelles ridicules en ont humé une bonne part. En un mot, c’est un ambigu de précieuse & de coquette que leur personne. Je vois ce qu’il faut être pour en être bien reçu, & si vous m’en croyez, nous leur jouerons tout deux une piece qui leur fera voir leur sottise, & pourra leur apprendre à connoître un peu mieux leur monde.

Du Croisy.

Et comment encore ?

La Grange.

J’ai un certain valet, nommé Mascarille, qui passe, au sentiment de beaucoup de gens, pour une maniere de bel esprit ; car il n’y a rien à meilleur marché que le bel esprit maintenant. C’est un extravagant qui s’est mis dans la tête de vouloir faire l’homme de condition. Il se pique ordinairement de galanterie & de vers, & dédaigne les autres valets, jusqu’à les appeller brutaux.

Du Croisy.

Eh bien, qu’en prétendez-vous faire ?

La Grange.

Ce que que j’en prétends faire ? Il faut..... Mais sortons d’ici auparavant.

Remarquez avec quelle adresse l’Auteur, après avoir rendu compte, au commencement de la scene, des traitements qu’ont essuyé du Croisy & la Grange, expose le dépit du dernier, annonce le dessein qu’il a d’en tirer vengeance en punissant les Précieuses, prépare les ressorts qu’il veut employer, de façon cependant que le spectateur ne voit que dans l’éloignement un projet qu’il ne sauroit démêler, mais qu’il desire ardemment de voir remplir.

Exposition des Personnages.

Il est encore juste que le spectateur connoisse les personnages qui doivent concourir à des événements auxquels il s’intéresse. Il attend avec impatience ceux qui lui sont annoncés ; il est indigné de voir paroître ceux auxquels on ne l’a pas préparé. Il voit avec plaisir Mascarille dans les Précieuses ridicules, parceque son maître a fait naître l’envie de le connoître. Quand au contraire Criton paroît dans l’Andrienne, on se demande, que veut cet homme ? Et les plaisants répondent, il vient pour faire le dénouement.

En revanche, il faut aussi prendre bien garde de n’annoncer que les acteurs qui doivent paroître ; ou si l’Auteur a besoin d’un personnage qu’il ne peut introduire sur la scene, il doit lui supposer des raisons valables pour s’en dispenser. Par exemple, Destouches parle toujours dans le Glorieux de l’épouse de Lisimon. C’est elle qui protege le rival du Comte, & elle ne paroît pas ; mais les spectateurs n’en sont point inquiets. Valere a pris la peine de leur dire que sa mere étoit malade ; il a même poussé la politesse plus loin, il leur a exposé la cause de sa maladie. La pauvre femme est jalouse de M. son époux, & ce n’est pas sans raison, puisque le vieux libertin veut faire de Lisette une beauté à la mode.

ACTE I. Scene VIII.

Valere.

Oui, je vois
A quel indigne excès veut se porter mon pere.
Quel exemple pour moi ! quel chagrin pour ma mere !
Je ne m’étonne plus si sa foible santé
L’oblige à renoncer à la société ;
Et si, toujours livrée à sa mélancolie,
Dans son appartement elle passe sa vie.

Plaute ne donne pas toujours d’aussi bonnes raisons. A-t-il besoin de parler d’un personnage qu’il ne doit pas faire paroître ? il dit tout uniment dans le prologue, que l’Auteur a fait couper un pont qui étoit entre ce personnage & le spectateur, & que par conséquent on ne doit pas s’attendre à le voir, parcequ’il ne sait pas nager.

Il faut en annonçant les personnages peser sur le caractere principal, l’humeur, le ridicule, l’adresse de chacun d’eux, & peindre avec des couleurs plus marquées le côté par lequel on doit le voir plus souvent.

Orgon, dans la piece de l’Imposteur, doit jouer le rôle d’un homme totalement dupe de la cagoterie de son Tartufe ; aussi, d’après le portrait que Dorine en fait, le spectateur ne peut s’attendre qu’à lui voir ce ridicule. Le voici.

ACTE I. Scene II.

Ah ! vraiment, tout cela n’est rien au prix du fils ;
Et si vous l’aviez vu, vous diriez, c’est bien pis.
Nos troubles l’avoient mis sur le pied d’homme sage,
Et pour servir son prince, il montra du courage ;
Mais il est devenu comme un homme hébêté,
Depuis que de Tartufe on le voit entêté ;
Il l’appelle son frere, & l’aime, dans son ame,
Cent fois plus qu’il ne fait mere, fils, fille & femme.
C’est de tous ses secrets l’unique confident,
Et de ses actions le directeur prudent :
Il le choie, il l’embrasse ; & pour une maîtresse,
On ne sauroit, je pense, avoir plus de tendresse.
A table, au plus haut bout il veut qu’il soit assis.
Avec joie il l’y voit manger autant que six.
Les bons morceaux de tout, il faut qu’on les lui cede ;
Et s’il vient à roter, il lui dit, Dieu vous aide.
Enfin il en est fou ; c’est son tout, son héros ;
Il l’admire à tous coups, le cite à tous propos :
Ses moindres actions lui semblent des miracles,
Et tous les mots qu’il dit sont pour lui des oracles.
Lui qui connoît sa dupe, & qui veut en jouir,
Par cent dehors fardés a l’art de l’éblouir.
Son cagotisme en tire, à toute heure, des sommes.

Madame Pernelle qui ne doit être dans le courant de la piece qu’une bavarde entêtée, fait elle-même son portrait dans la premiere scene en faisant celui de tous les autres personnages.

Le héros des Fourberies de Scapin, qui ne doit briller que par ses fourberies, ne vante que son adresse dans son portrait qu’il fait lui-même.

ACTE I. Scene II.

Scapin.

A vous dire la vérité, il y a peu de choses qui me soient impossibles, quand je m’en veux mêler. J’ai sans doute reçu du ciel un génie assez beau pour toutes les fabriques de ces gentillesses d’esprit, de ces galanteries ingénieuses, à qui le vulgaire ignorant donne le nom de fourberies ; & je puis dire, sans vanité, qu’on n’a guere vu d’homme qui fût plus habile ouvrier de ressorts & d’intrigues, qui ait acquis plus de gloire que moi dans le métier. Mais, ma foi, le métier est trop maltraité aujourd’hui ; & j’ai renoncé à toutes choses, depuis certain chagrin d’une affaire qui m’arriva.

D’après ce que nous venons de dire, il est clair qu’il ne faut pas peindre un personnage avec un caractere ou des nuances qu’on ne doit pas lui voir dans le courant de la piece. Le Glorieux va nous fournir un exemple bien marqué de ce défaut, dans le rôle d’Isabelle : Lisette & Pasquin font son portrait en ces termes :

ACTE I. Scene II.

Lisette.

Le Comte votre maître est froid & sérieux.
. . . . . . . . .
. . . Entre nous, j’entrevois
Que ma maîtresse l’aime ; & cependant je crois
Qu’il ne doit pas long-temps compter sur sa tendresse ;
Car avec de l’esprit, du sens, de la sagesse,
Des graces, des attraits, elle n’a pas le don
D’aimer avec constance. Avant qu’aimer, dit-on,
Il faut connoître à fond ; car l’amour est bien traître.
Pour Isabelle, elle aime avant que de connoître ;
Mais son penchant ne peut l’aveugler tellement,
Qu’il dérobe à ses yeux les défauts d’un amant.
Les cherchant avec soin, & les trouvant sans peine,
Après quelques efforts, sa victoire est certaine.
Honteuse de son choix, elle reprend son cœur ;
Et l’on voit à ses feux succéder la froideur :
Sur le point d’épouser, elle rompt sans mystere.

Pasquin.

Voilà, sur ma parole, un plaisant caractere !
Un cœur tendre & volage, un esprit vif, ardent
Jusqu’à l’étourderie, & toutefois prudent ;
Coquette au pardessus !

Lisette.

Non, point capricieuse,
Point coquette, & sur-tout point artificieuse.
Elle aime tendrement, & de très bonne foi ;
Mais cela ne tient pas.

D’après ce portrait, le public s’attend à voir l’inconstance d’Isabelle donner lieu à des scenes ; il est bien trompé, puisque la belle souffre très constamment toutes les impertinences du Comte. Nous nous étendrons plus au long sur ce défaut, quand nous traiterons des pieces à caractere.

Il est encore extrêmement dangereux d’annoncer avec beaucoup d’emphase un personnage qui ne doit pas jouer un rôle essentiel dans la piece. Moliere, de qui je cite tous les défauts en faveur des jeunes Auteurs que ses scenes inimitables pourroient décourager, le grand Moliere a fait cette faute, & je le prouve par le rôle de Nérine dans Pourceaugnac. Voyons-la prodiguer des éloges à Sbrigani & en recevoir.

ACTE I. Scene IV.

Nérine.

Madame, voilà un illustre. Vos affaires ne pouvoient être mises en de meilleures mains, & c’est le héros de notre siecle pour les exploits dont il s’agit : un homme qui, vingt fois en sa vie, pour servir ses amis, a généreusement affronté les galeres ; qui, au péril de ses bras & de ses épaules, sait mettre noblement à fin les aventures les plus difficiles ; & qui, tel que vous le voyez, est exilé de son pays, pour je ne sais combien d’actions honorables qu’il a généreusement entreprises.

Sbrigani.

Je suis confus des louanges dont vous m’honorez ; & je pourrois vous en donner avec plus de justice sur les merveilles de votre vie, & principalement sur la gloire que vous acquîtes, lorsqu’avec tant d’honnêteté vous pipâtes au jeu, pour douze mille écus, ce jeune Seigneur étranger que l’on mena chez vous ; lorsque vous fîtes galamment ce faux contrat qui ruina toute une famille ; lorsqu’avec tant de grandeur d’ame, vous fûtes nier le dépôt qu’on vous avoit confié ; & que, si généreusement, on vous vît prêter votre témoignage à faire pendre ces deux personnes qui ne l’avoient pas mérité.

Nérine.

Ce sont petites bagatelles qui ne valent pas qu’on en parle, & vos éloges me font rougir.

Qui ne croiroit que cette Nérine si bien annoncée pour une illustre, & qui par ses exploits connus ne le cede pas à Sbrigani ; qui ne croiroit, dis-je, qu’elle va faire la moitié des frais de l’intrigue, & partager les lauriers de son concurrent ? Point du tout, elle ne parle plus.

L’exposition doit être claire & rapide.

Le moyen le plus sûr pour donner à l’exposition ces deux qualités, est de la débarrasser non seulement des personnages & des portraits qui sont étrangers au sujet, comme nous venons de le remarquer, mais encore de tous les détails, à moins qu’ils ne soient nécessaires pour annoncer quelque chose. Examinons la premiere scene du Joueur de Regnard 22, & nous verrons qu’elle est presque toute remplie de détails inutiles, nuisibles même à la piece.

ACTE I. Scene I.

Hector, dans un fauteuil près d’une toilette.

Il est, parbleu, grand jour. Déja de leur ramage
Les coqs ont éveillé tout notre voisinage.
Que servir un joueur est un maudit métier !
Ne serai-je jamais laquais d’un sous-fermier ?
Je ronflerois mon soul la grasse matinée,
Et je m’enivrerois le long de la journée :
Je ferois mon chemin, j’aurois un bon emploi ;
Je serois, dans la suite, un Conseiller du Roi ;
Rat de cave ou Commis ; & que sait-on ? peut-être
Je deviendrois un jour aussi gras que mon maître :
J’aurois un bon carrosse à ressorts bien liants ;
De ma rotondité j’emplirois le dedans.
Il n’est que ce métier pour brusquer la fortune :
Et tel change de meuble & d’habit chaque lune,
Qui, Jasmin autrefois, d’un drap du sceau couvert,
Bornoit sa garderobe à son justaucorps vert.
Quelqu’un vient. Si matin, Nérine, qui t’envoie ?

Les trois premiers vers & le dernier tiennent seuls à la piece ; les uns annoncent qu’Hector est le valet du Joueur, & l’autre, que Nérine paroît. Mais à quel propos Hector nous parle-t-il des plaisirs qu’il goûteroit s’il avoit eu le bonheur de servir un financier ? Ne vaudroit-il pas mieux qu’il employât le temps à nous peindre les maux qu’on essuie au service d’un brelandier ? il ressent les uns, il est bien éloigné des autres. Son acharnement à parler des financiers me fait croire que j’en verrai dans la piece, & il n’en paroît point.

Si les détails étrangers à un sujet sont contraires à la clarté & à la briéveté de l’exposition, quel coup mortel doivent lui porter des scenes entieres qui lui sont tout-à-fait inutiles ! Je suis sûr de trouver dans Térence un exemple de cette mal-adresse. Le voici dans la premiere scene de son Phormion.

ACTE I. Scene I.

Davus.

Mon meilleur ami & mon compatriote Géta vint hier me trouver : je lui devois encore quelque petite bagatelle d’un reste de compte : il me pria de lui ramasser ce peu d’argent. Je l’ai fait, & je le lui apporte. J’ai oui dire que son jeune maître s’est marié, & je ne doute nullement que cet argent ne soit pour faire un présent à la nouvelle mariée. Quelle injustice, bons Dieux ! faut-il que les pauvres donnent toujours aux riches ? Tout ce que ce pauvre misérable a pu épargner de son petit ordinaire, & en se refusant jusqu’à la moindre chose, elle le raflera tout d’un coup, sans penser seulement à toutes les peines qu’il a eues à le gagner. Patience pour cela, mais ce sera encore à recommencer quand sa maîtresse aura accouché, quand le jour de la naissance de l’enfant viendra, quand il sera initié aux grands mysteres : enfin à toutes les bonnes fêtes on donnera à l’enfant, & ce sera la mere qui en profitera. N’est-ce pas là Géta que je vois ?

Pourroit-on se figurer que cet argent si bien annoncé ne servira à rien à l’intrigue ? le croiroit-on, sur-tout quand on sait que tout l’embarras consiste à trouver une somme pour acheter un esclave, & qu’on voit Phédria conjurer Géta de la lui procurer ?

ACTE III. Scene III.

PHÉDRIA, ANTIPHON, GÉTA.

Phédria.

Que ferai-je, malheureux que je suis ? où lui trouverai-je donc de l’argent en si peu de temps, moi, qui puis dire qu’il s’en faut beaucoup que je n’aie un sou ? Si j’avois pu obtenir de lui ces trois jours, on m’en avoit promis.

Antiphon.

Quoi ! Géta, souffrirons-nous que ce malheur arrive à celui qui, comme tu m’as dit, vient de prendre mon parti avec tant d’honnêteté ? tâchons plutôt, par toutes sortes de voies, de lui rendre, dans son grand besoin, le plaisir qu’il m’a fait.

Géta.

Je tombe d’accord que cela seroit juste.

Antiphon.

Fais donc : tu es le seul qui puisses le tirer de ce mauvais pas.

Géta.

Que pourrai-je faire ?

Antiphon.

Lui trouver de l’argent.

Géta.

Je le voudrois de tout mon cœur : mais où ? parlez.

Antiphon.

Mon pere est ici.

Géta.

Je le sais. Mais que s’ensuit-il de là ?

Antiphon.

Ah, mon Dieu ! à bon entendeur un mot suffit.

Géta.

Oui-dà ?

Antiphon.

Oui.

Géta.

Ma foi, voilà un fort bon conseil : allez, allez, Monsieur, ne dois-je pas être trop content s’il ne m’arrive aucun mal pour votre beau mariage, sans que vous m’engagiez encore à m’aller faire pendre pour lui ? . . . . . . . . . . . . . .

Phédria.

Un rival emmenera donc à mes yeux Pamphila dans un pays éloigné & inconnu ! Ah ! puisque cela est, pendant que vous le pouvez, Antiphon, pendant que je suis avec vous, parlez-moi, voyez-moi pour la derniere fois.

Antiphon.

Pourquoi ? qu’allez-vous faire ? parlez.

Phédria.

En quelque lieu du monde qu’on la mene, je suis résolu de la suivre ou de périr.

Géta.

Que les Dieux vous soient favorables dans toutes vos entreprises ! N’allez pas si vîte néanmoins.

Antiphon.

Vois si tu peux lui donner quelque secours.

Géta.

Lui donner quelque... ? Comment ?

Antiphon.

Je t’en prie, Géta, cherche, afin qu’il n’aille pas faire des choses dont nous serions fâchés.

Géta.

Je cherche. Cela vaut fait, ou je suis fort trompé ; le voilà hors d’affaires. Mais je crains pour ma peau.

Antiphon.

Ah ! ne crains rien ; nous partagerons ensemble le bien & le mal.

Géta.

Combien d’argent vous faut-il ? dites.

Phédria.

Il ne faut que trois cents écus.

Géta.

Trois cents écus ! Oh ! elle est fort chere, Monsieur.

Phédria.

Chere ! au contraire, elle est à donner.

Géta.

Allez, allez, je les trouverai.

Phédria.

Oh, l’honnête homme !

Géta.

Allez-vous-en d’ici.

Phédria.

Mais j’en ai besoin tout-à-l’heure.

Géta.

Vous les aurez tout-à-l’heure aussi. Mais il faut que j’aie Phormion pour second. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Que le lecteur soit sincere : il a surement cru que Géta, touché des prieres de son maître, alloit le tirer de peine en lui remettant l’argent qu’il a reçu de Dave ; & il s’ensuit de là qu’il veut beaucoup de mal à l’Auteur de l’avoir annoncé, ou à Géta de ne l’avoir pas remis, & d’aller chercher bien loin des expédients pour procurer à Phédria une somme qu’il a entre ses mains.

Cette premiere scene m’a paru si ridicule que j’ai lu la piece à plusieurs reprises, de crainte d’avoir omis quelque chose qui pût servir à la justification de Géta & de l’Auteur. J’ai enfin remarqué qu’à la fin de la deuxieme scene du premier acte, Géta appelle à grands cris quelqu’un pour faire remettre son argent à Dorcion, servante de la maison.

Hola, garçon ! n’y a-t-il là personne ? Prenez cet argent, donnez-le à Dorcion.

Pourquoi Géta ne le reprend-il pas quand son maître en a besoin ? Est-ce une restitution qu’il fait à Dorcion ? ou Dorcion est-elle sa trésoriere ? Térence auroit dû ne nous laisser aucun doute la-dessus. Cette servante ne l’excuse point ; au contraire, elle est une inutilité de plus.

Il faut que l’exposition finisse avec le premier acte.

L’attention que le spectateur est obligé d’avoir pour s’instruire de l’avant-scene, & retenir des faits auxquels il ne s’intéresse pas encore, est une espece de travail pour lui : il y consacre volontiers tout le temps que dure le premier acte ; mais ce temps une fois passé, il ne veut plus que recueillir le fruit de son application : toute nouvelle exposition le choque & le fatigue. Telle est celle que Moliere fait à la premiere scene du quatrieme acte de l’Etourdi : non content de n’apprendre que là au spectateur le véritable nom & l’histoire secrete d’un acteur qu’il a vu dès le premier acte, il expose encore un nouveau personnage & une nouvelle intrigue.

ACTE IV. Scene I.

Mascarille.

Ah ! de peur de tomber, ne courons pas si fort.
Voyez-vous ? vous avez la caboche un peu dure :
Rendez-vous affermi dessus cette aventure.
Autrefois Trufaldin de Naples est sorti,
Et s’appelloit alors Zanobio Ruberti.
Un parti qui causa quelque émeute civile,
Dont il fut seulement soupçonné dans sa ville,
(De fait, il n’est pas homme à troubler un Etat)
L’obligea d’en sortir une nuit sans éclat.
Une fille fort jeune & sa femme laissées,
A quelque temps de là se trouvant trépassées,
Il en eut la nouvelle, &, dans ce grand ennui,
Voulant dans quelque ville emmener avec lui,
Outre ses biens, l’espoir qui restoit de sa race,
Un sien fils, écolier, qui se nommoit Horace :
Il écrit à Bologne, où, pour mieux être instruit,
Un certain maître Albert jeune l’avoit conduit.
Mais, pour se joindre tous, le rendez-vous qu’il donne,
Durant deux ans entiers ne lui fit voir personne :
Si bien que, les jugeant morts après ce temps-là,
Il vint en cette ville, & prit le nom qu’il a :
Sans que de cet Albert ni de ce fils Horace
Douze ans aient découvert jamais la moindre trace.
Voilà l’histoire en gros, redite seulement
Afin de vous servir ici de fondement.
Maintenant vous serez un marchand d’Arménie,
Qui les aurez vu sains l’un & l’autre en Turquie.
Si j’ai plutôt qu’aucun un tel moyen trouvé
Pour les ressusciter sur ce qu’il a rêvé,
C’est qu’en fait d’aventure, il est très ordinaire
De voir gens pris sur mer par quelque Turc corsaire,
Puis être à leur famille à point nommé rendus,
Après quinze ou vingt ans qu’on les a cru perdus.
Pour moi, j’ai vu déja cent contes de la sorte.
Sans nous alambiquer, servons-nous-en ; qu’importe ?
Vous leur aurez ouï leur disgrace conter,
Et leur aurez fourni de quoi se racheter :
Mais que parti plutôt pour chose nécessaire,
Horace vous chargea de voir ici son pere,
Dont il a su le sort, & chez qui vous devez
Attendre quelques jours qu’ils y soient arrivés.
Je vous ai fait tantôt des leçons étendues.

Ce fils de Zanobio Ruberti annoncé seulement au quatrieme acte, fait tout le sujet du cinquieme, & se trouve intéressé au dénouement ; il méritoit bien que l’Auteur fît mention de lui dès le commencement de la piece. Regle générale, c’est du pied d’un arbre que doivent partir toutes les racines.