Tome LXVI, numéro 234, 15 mars 1907
Les trois traités doctrinaux de Dante [I]
On convient généralement que l’Alighieri incarne le Moyen-Âge et que la Divine Comédie, rangée parmi les chefs-d’œuvre de l’esprit humain, est le seul poème épique de l’ère chrétienne. Mais l’admiration se comporte en face du livre prodigieux comme à l’aspect des grandes cathédrales : on s’extasie sur la majesté du monument, sur les proportions admirables, on fait la génuflexion et on passe, sans regarder ni les vitraux pleins d’évocations symboliques, ni les chapiteaux historiés de figures satiriques.
Parmi les plus enthousiastes de la statuaire grecque, qui se doute de l’idéogrammatisme de la Vénus de Milo ou du sens si pessimiste de ces poupées funéraires que nous appelons des Tanagras ?
La Divine Comédie littérairement plane sur l’imagination universelle : spirituellement elle dresse son énigme sans que nul Œdipe s’aventure à l’expliquer. On trouvera peut-être quelque intérêt à feuilleter ésotériquement les trois ouvrages où Dante a laissé voir sa très secrète pensée.
Le traité de l’Élocution vulgaire est probablement de 1319 ou 1320, antérieur d’un an ou deux à la mort du poète. De nombreux commentaires ont été faits, par des régents qui ne virent qu’un art poétique, une sorte de philologie mêlée de prosodie dans ce traité de cryptographie ou de stéganographie.
Les professeurs officiels n’hésitent pas à écrire : « En lisant le traité de l’Éloquence vulgaire, on apprendra au prix de quels savants et
consciencieux travaux s’est formée cette langue de bronze qui, mise en fusion à la
flamme du génie, reçoit de la pensée une empreinte fidèle et
indestructible. »
En d’autres termes, le Traité de l’Éloquence vulgaire serait un traité d’éloquence, une rhétorique, la rhétorique de Dante. Les patentés ont-ils lu cette institution oratoire ? Ils sont docteurs ès lettres, et naturellement ils n’y ont vu que des mots.
I. — Pourquoi ce traité de la langue vulgaire est-il en latin, puisque Dante prétend s’adresser, non seulement aux hommes, mais aux femmes et aux enfants ?
Le poète promet de leur faire boire un suave hydromel,
verbo
aspirante de cœlis
.
Comment accommoder ce langage emprunté à celui du ciel avec cette destination ? Ce
serait déjà trop présumer des hommes d’élite. En outre, il définit le langage vulgaire,
« celui que les nourrices apprennent à l’enfant, dès qu’il peut distinguer les
mots »
.
« L’autre langage où peu de gens parviennent est appelé grammaire par les
Grecs »
; et de celui-là Dante ne s’occupera pas.
Les anges ni les animaux ne parlent. Les pies imitent la voix de l’homme, qui seul est doué de la parole. Tandis que les intelligences célestes se pénètrent, le mortel ne peut échanger sa pensée que par le langage.
Adam parla avant Ève. « Nulle personne dont l’esprit est sain ne saurait hésiter
sur la première parole qu’il prononça, je ne doute pas que ce ne fût Élie ou
Dieu. »
Or cette parole est à la fois une façon d’interrogation ou de
réponse.
Avant la prévarication de l’espèce humaine, tous les discours commençaient par a gaudio ; depuis ils commencent tous par heu !
On verrait à tort, sous ce symbole biblique, une intention historique. Dante noie sa pensée dans un flot de citations et de souvenirs scolastiques, non qu’il sacrifie à la mode de son temps, mais il masque ainsi son intention. Il est pédant comme Rabelais est comique, pour la même raison : et il ne faut pas trop s’étonner de son obscurité, et de nos peines à la percer. Elle devait résister à la perspicacité, autrement aiguë que la nôtre, des révérends inquisiteurs qui certes, avec deux lignes d’un homme, se chargeaient fort bien de le faire brûler, ad majorem Dei gloriam.
Dante recherche quelle fut la langue primitive ? « La maternelle est si
naturellement chère à tous que chacun est prêt à soutenir qu’elle fut la langue
d’Adam ? Le latin aurait-il cet honneur, le latin parlé à Pietramala, ville amplissima sous ce rapport comme sous
beaucoup d’autres et du reste patrie de la majeure partie des enfants d’Adam ? Non, la
première parole fut hébraïque : Eli ! »
Ensuite Dante
raconte l’histoire de la tour de Babel et comment les langues se sont séparées selon les
métiers, et comment, ô singularité ! ce furent les ouvriers de l’ordre le plus élevé qui
choisirent l’idiome le plus barbare.
Ceux qui gardèrent la langue sacrée n’étaient pas là et ne commandaient pas ; ceux-là, peu nombreux, étaient de la race de Sem.
Dante ne croit pas que les hommes aient été dispersés lors de la confusion des langues.
Radix humanœ in oris orientalibus sit piantata.
La
racine de la lignée humaine fut plantée en Orient. Notre race poussant des rejetons de
différents côtés,
multipliciter palmitas
, elle
s’étendit jusqu’aux confins de l’Occident et
guttura
rationalia
, des bouches rationnelles, burent à quelques fleuves d’Europe.
Soit que ceux-là fussent des étrangers, soit qu’ils eussent quitté l’Europe quoique y
étant nés, ils y apportèrent un triple langage :
idioma trifarium
attulerunt
.
Les uns affirment par oc, les autres par oil, les derniers par si. Mais, remarque le gibelin, tous disent de même : ciel, amour, mer, terre, vivre, mourir, aimer, et d’autres mots encore.
« Si nous examinons attentivement nos autres œuvres, nous nous découvrirons plus différents de nos aïeux que des étrangers nos contemporains : aussi j’affirme que si les anciens papienses ressuscitaient, ils parleraient un autre langage que les papiens d’aujourd’hui. Seuls des hommes peu différents des brutes croient qu’on a toujours parlé le même langage dans une même ville.
« L’art de la grammaire, cette inaltérable conformité de manière de parler, est réglé d’un commun accord et n’est soumis à l’arbitraire de personne. La langue d’oil l’emporte ; pour sa facilité, elle peut revendiquer tout ce qui a été traduit et Arturi regis pulcherrimæ ambages ; la langue d’oc, plus parfaite et plus douce comme vulgaire éloquent ; la langue de si s’appuye davantage sur la grammaire commune. Le gibelin compte quatorze dialectes italiens ! Celui des Romains est le plus honteux (turpissimum) de toute l’Italie et il n’y a pas à s’en étonner : leurs mœurs et leur manière de vivre, dans sa difformité, dépassant tout ce qu’il y a de plus fétide ! Presque tous les Toscans sont obtus dans leur vilain langage, suo turpiloquio sint obtusi. Bologne seule pourrait avoir la palme du langage, quoique les Bolonais du bourg Saint-Félix et ceux de la Grande-Rue ne parlent pas la même langue. Celle des Siciliens est la plus honorable parmi toutes celles que Dante a passées au crible. Les gens d’Apulie barbarisent honteusement, à cause du voisinage des Romains. »
Après des citations de mots divers de chaque prétendu dialecte, Alighieri déclare que l’idiome vulgaire est celui qu’on rencontre dans toute l’Italie, sans qu’il soit plutôt dans une ville que dans une autre, quoiqu’il puisse exhaler plus d’odeur ici ou là, comme le fait la plus simple des substances qui est Dieu ; l’idiome vulgaire vraiment illustre, cardinal, aulique et courtisan, est celui d’après lequel il faut mesurer, peser et comparer tous les dialectes.
Illustre,
illuminans et illuminatam
, il remplit un
sublime ministère (
sublimatum est magistratu et
potestate
). Sa puissance est telle qu’il peut changer le cœur des hommes,
les amener à vouloir ce qu’ils ne veulent pas, comme il a fait et comme il fait encore.
Ceux qui le cultivent l’emportent en honneur sur roi, marquis, cardinal, et sur les
autres grands.
Cardinal, il est le gond qui entraîne la porte, il sème et greffe sans cesse de nouvelles plantes.
La curialité n’étant qu’un pesage des choses qui sont à faire, tout ce qui est bien pesé s’appelle curial… Quoique nous n’ayons pas de curie en Italie, puisqu’on entend par là seulement celle du roi d’Allemagne, il serait faux de dire que nous autres Italiens nous n’avons pas de curie, mais elle est dispersée corporellement et ses membres ne sont reliés entre eux que par la gracieuse lumière de la raison.
L’idiome illustre ne convient pas même aux meilleurs poètes ; il veut des hommes qui
lui soient assimilés,
consimiles viros
; il faut savoir
proportionner l’ornement à la matière et ne point parer d’or et de soie une femme
hideuse à moins qu’on ne sache séparer au besoin l’ornement du sujet, car, la séparation
faite, ce qui est vil apparaît plus vil encore.
Quel sujet convient à l’illustre idiome ?
Aliud dignum, aliud
dignius, aliud Dignissimum
, car il y a dans l’homme trois esprits et il
va par trois chemins à l’utile, à l’agréable et à l’honnête. Rien de plus utile que le
salut, de plus agréable que l’amour, de plus honnête que la vertu,
armorum probitas, amoris accensio, directio voluntatis
. Bertrand de
Born a chanté les armes, Arnaud Daniel l’amour, Cino da Pistoie la droiture.
Quiquid versificamus sit cantio.
Les chansons ont plus
de noblesse que les ballades, parce qu’elles font elles-mêmes tout ce qu’elles doivent
sans aucun besoin d’accompagnement. L’art tout entier ne se trouve que dans les
chansons ; en elles seules sont descendues à leurs lèvres les plus hautes pensées des
poètes. Pour qui met quelque doctrine dans ses œuvres le mode tragique s’impose dans le
chant du salut, de l’amour et de la vertu. Pour réussir en style convenable, il faut un
art constant et être versé dans les sciences.
Le vers est celui de onze syllabes, celui des docteurs de Languedoc et de Provence,
superbissimum carmen
.
« On appelle construction la combinaison d’après certaines règles. Il y a des constructions congrues et d’autres incongrues, de très pleines d’urbanité et d’insipides. »
Dix chansons sont citées, comme exemples.
Le choix des mots est puéril, féminin ou viril.
Parmi les virils il y en a de sylvestres, d’urbains, de peignés, de coulants, de hérissés, de boursouflés, ceux-là qui résonnent inutilement. Peignés sont les mots de trois syllabes ou de deux, qui font éprouver à qui les prononce une certaine douceur, tels : amore, donna, dizio, virtute, donare, letizia, salute, difesa.
La chanson est l’assemblage tragique de stances égales, sans dialogue, dont une sentence sera le but final.
La stance, vaste chambre, est le réceptacle de tout l’art.
Ce qui suit semble vraiment prosodique : l’ouvrage du reste ne nous est pas parvenu complet ou n’a pas été achevé. Je l’ai résumé tel que chacun peut le lire en sa littéralité ; j’essayerai maintenant de le traduire, de lui attribuer son véritable sens. Le lecteur sait au moins que Dante n’était ni un maniaque de la tabulature, ni un esprit ingénu. Lorsqu’il nous paraît ridicule, c’est qu’il se moque de nous et son obscurité forte à dessein cache toujours une idée nette. Dante comparut devant l’inquisiteur, on l’avait dénoncé comme hérétique et il fut exilé par le parti romain. Le vrai titre de ce traité serait : De la libre pensée en langue vulgaire, en ayant soin de remarquer qu’au xiiie siècle le libre penseur s’écartait seulement de l’orthodoxie, tandis qu’aujourd’hui il ne pense rien, simple négateur sans doctrine.
Tout homme a besoin de communier avec ses semblables, c’est-à-dire avec ceux qui
croient, aiment et espèrent comme lui et même les femmes et les enfants (néophytes).
Combien, semblables à des aveugles par les rues, se trompent sur l’ancienneté et la
légitimité de certaines institutions (
posteriora
putantes
) ! Dante aspirant le Verbe des cieux va le leur communiquer, en
leur enseignant à s’entretenir librement dans leur langue maternelle. Il n’est question
du serpent de la Genèse et de l’ânesse de Balaam que pour arriver à atteindre les pies (les pieux) imitateurs de la voix humaine et de l’homme
raisonnable. Or, la raison varie d’individu à individu et ses opérations constituent la
liberté de la pensée. Pour le premier mot prononcé par le premier homme : eli. Faut-il le lire, avec Aroux, Enrico Luxemburghere
Imperatori ? Le gibelin nous avertit que eli est un mot de
question ou de réponse, c’est-à-dire de reconnaissance. Dans le Paradiso, Adam dit seulement I, première lettre d’Imperator ou dixième lettre
hébraïque, le jod sacré ?
L’évocation de la Tour de Babel s’applique à un événement du temps, extermination des Albigeois et des Templiers peut-être. Avant la prévarication, les discours commencent par à gaudio, il faut traduire ou par Gault, d’où vint Gothique, et ensuite Goliard ou Gouliard, ou par gaudium, et malgré soi on pense au papegay (perroquet des maçons) et au gay savoir ou gaie science, l’art des Galls ou coqs.
Pietramala (mauvaise pierre), Rome, est amplissima et patrie du plus grand nombre des hommes. Cela est clair. L’initiation vint d’Orient, apportée par des étrangers juifs, maures, sarrasins, ou rapportée par les Croisés, et cette initiation donnait aux mots un triple sens. Aussi Dante ne s’occupe que des langues romanes, provençal, languedocien et italien. L’identité des mots cités correspond à une identité d’idée ; car l’exemple du c. VII du l. II donne : Amour, donne désir, donne, vertu, done re (roi), joie, salut, sécurité, défense.
Si un professeur vient dire que Dante ne prétend que citer des mots peignés,
trisyllabiques,
vel vicinissima trisyllabitati
, on
priera ledit professeur de commenter cet autre mot donné par l’Alighieri pour les
naïfs :
sovramagificentissimamente
.
Le temps, maître des changements, amène plus de différences que l’éloignement. Dante s’entendra plutôt avec un kabbaliste d’Asie qu’avec les papaux d’autrefois, et les papaux d’autrefois, s’ils ressuscitaient, n’admettraient pas la Papauté d’aujourd’hui. Il faut être presque une brute pour croire que l’œuvre des apôtres se retrouve dans l’œuvre des papes et nommément de Clément V. « Notre race » veut dire race latine, mais s’étend au spirituel ; notre communion, celle des gosiers raisonnables qui n’avalent pas les assertions comme pâté et qui jugent d’abord la nourriture morale qu’on leur propose. Le mot « palmites » correspond singulièrement aux Palmieri de la Vita Nuova, pèlerins ou croisés de Syrie qui rapportèrent ce langage à triple sens. La grammaire de Dante, cette inaltérable conformité de manière, doit s’entendre de penser autant que de parler. L’oil a eu la traduction de la Bible, c’est-à-dire la mise en critique des livres sacrés et en plus les ambages de la Table Ronde, ceux, si divers, du Saint-Graal. En effet, cette grammaire est commune à la France et à l’Italie.
Ce que dit le gibelin sur la pureté du langage de Bologne, sur la honte de celui de
Rome s’applique à la doctrine. Sans cela, on ne comprendrait pas que le parler de la
ville éternelle fût turpissimum ; les mœurs dépassant ce qu’il y a de
plus fétide désignent le pouvoir temporel. Comme Bologne, la Sicile est louée pour sa
libre pensée, manifestée par l’empereur Frédéric et son digne fils Manfred, qui, tant
que la fortune leur fut propice, répudièrent l’abrutissement, et en l’espèce
l’abrutissement est l’obéissance à Rome.
In suo turpiloquio sunt
obtusi Toscani
ne peut pas s’appliquer au dialecte florentin ou
siennois, mais à l’orthodoxie de ces villes. Après nous avoir amusés de citations
patoises et avoir loué et blâmé les cités pour leur dialecte, l’écrivain nous déclare
que l’idiome vulgaire
quodlibet redolet civitate, neccabat
nulla
. Redolere équivaut à exhaler une odeur, odeur
de roussi, odeur de bûcher, antithétique à odeur de sainteté.
Un idiome, qui change le cœur des hommes et les amène à vouloir ce qu’ils ne veulent pas, ne peut être que le langage conventionnel d’une société secrète. Cet idiome arrache les ronces et les épines de la forêt italique, il sème, il greffe ; c’est la gracieuse raison qui unit sa curie corporellement dispersée. Comment mieux spécifier la maçonnerie de ce temps et sa doctrine rationaliste ?
L’idiome ne doit être employé que par les affiliés ; il ne convient pas au simple
poète : les sujets au nombre de trois ne correspondent guère à la notion commune de la
poésie « fiction de rhétorique mise en musique »
.
Vraiment ce traité ne servira à personne pour se former une langue de bronze. Il était destiné, dans l’esprit de son auteur, aux lettrés de sa communion, pour leur apprendre à bien lire le Canzoniere et à généraliser la chanson maçonnique comme moyen sûr d’exprimer les idées de la secte, sans éveiller les soupçons de l’inquisiteur.
Libre aux universitaires de prendre encore ce manuel de cryptographie pour un art poétique. On leur demandera seulement d’expliquer comment l’italien
de Bologne obtient la palme de la pureté, tandis que celui de Rome est tenu pour le
pire, si vraiment Pietramala désigne le bourg toscan et papienses les habitants de Pavie. Pour M. Labitte, « Dante prend sa
langue splendide à tous les patois italiens qu’il émonde et qu’il transforme, par un
habile et souverain éclectisme »
. On peut relire aussi l’étude de W. Schlegel,
dit l’oracle de la critique allemande, cette critique tellement surfaite et qui n’impose
qu’à des gens du monde.
Nous avons vu que le premier mot du premier homme pouvait signifier Henri de Luxembourg Empereur et aussi les éloges profonds décernés à Frédéric de Sicile, à son fils Manfred ; nous savons que le parti des noirs ou gibelin est celui de l’empire. Abordons la politique de Dante avec une estimation déjà précise de ses idées.
Le pouvoir temporel, et même le pouvoir spirituel, tel qu’il s’affirmait en l’an 1300, faisait du Pape le plus redoutable des despotes italiens et les gibelins, pour la plupart, ne voyaient dans l’empereur qu’un monarque qui les délivrerait du Pape.
Là où Frédéric avait succombé, Henri VII, qui venait de se faire couronner à Rome, demanda probablement à Dante un manifeste le représentant comme un sauveur. On a traité à tort ce traité de pamphlet ; le ton en est grave, mesuré et les susceptibilités pontificales y sont ménagées autant que la thèse le permettait.
Le De monarchia commence par une critique des formes
gouvernementales. Pour le gibelin, aristocratie et démocratie sont des solutions
obliques, il préconise la monarchie,
quam dicunt imperium unius
principatus
; il l’appelle temporelle pour ne pas offusquer le pontife
romain. Toutefois, sa monarchie n’est point nationale, c’est la monarchie universelle
qui laisse subsister dans chaque pays le gouvernement en usage, une confédération
occidentale présidée par l’empereur. Royaumes ou municipes gardent leurs lois et ne
relèvent de l’Empereur que pour trancher leurs conflits.
Le manifeste se divise en trois points : La monarchie est-elle nécessaire ? Le peuple romain a-t-il le droit de l’exercer ? L’empire universel relève-t-il de Dieu ou des vicaires ?
La monarchie assure la paix : une seule volonté en terre comme au ciel. Le monarque universel n’a plus de voisins, il ne peut rêver de conquêtes, il assure la liberté comme la paix.
Ens enim natura producit unum, unum vero bonum
, l’être
par sa nature produit l’unité et l’unité le bien. L’homme asservi à l’autorité
(sous-entendue spirituelle) ressemble à la brute, tandis que l’indépendant ressemble à
l’auge, dont l’option est libre.
Le droit (jus) n’est que la volonté de Dieu. Or, Dieu voulut l’empire du peuple romain, donc le peuple romain a droit à l’Empire. L’argument semble si pauvre qu’il nous en donne un autre, bien étonnant. Si l’empire romain n’avait pas été prédestiné au sceptre universel, Jésus-Christ ne serait pas mort pour le rachat de l’humanité au nom d’une sentence romaine. Jésus a péri comme blasphémateur de Moïse, dont Ponce Pilate se moquait fort, Rome n’a fourni que des exécuteurs. La sentence fut juive, à la fois fanatique et méditée, et parfaitement conforme à la loi hébraïque. Le troisième livre du traité seul importe : Dieu ne veut pas de ce qui répugne à l’intention de la nature.
Zelo fortasse clavium
; les pasteurs tombent en rage
au seul nom d’empereur et les décrétalistes aussi. Dante prend l’un après l’autre les
arguments du Saint-Siège, le privilège de Lévi, l’élévation, le sacre et la déposition
de Saül par Samuel, le pouvoir de Pierre, et autres sujets bibliques.
Ôtez le nom de l’auteur, personne ne lira ce lourd document, doublement ennuyeux parce qu’il traite de politique et qui est fait de centons ecclésiastiques tirés de l’Ancien Testament.
Certainement l’Alighieri était un doctrinaire convaincu ; en lui bouillonnaient, ardentes et vengeresses, les haines de Toulouse et les haines du Temple ; et peut-être le seul intérêt du traité réside-t-il à suivre le patelinage onctueux de ce formidable adversaire de Rome et le clignement de l’expression sur l’idée assez semblable à la dissimulation des félins. Sous la patte, ou le calame de velours, on sent la griffe frémir de rage contenue.
Il importe assez peu de juger la doctrine dantesque. Utopie ou illumination, sa thèse ne nous intéresse que parce qu’elle fut la sienne.
Pour une certaine catégorie de gens qui connaissent les coulisses et les dessous du théâtre politique, les programmes et les théories ne sont en réalité que des décors et des machines qui cachent la réalité vile et sale des intérêts. Ce qu’on peut dire de plus courtois pour l’humanité, c’est que souvent les intéressés confondent leur heur et un système ; et comme on ne ment jamais aussi bien qu’à soi-même, certains hommes parviennent à se persuader qu’ils servent une idée en satisfaisant leur passion.
Qui éclaircira, dans ce manifeste au profit d’Henri VII, si Dante voulait vraiment un empereur ou seulement l’abaissement et le vasselage de la Papauté ?
Il ne nie pas la donation de Constantin, mais il la déclare illicite : l’empereur n’avait pas le droit de morceler l’empire.
Le seul argument valable pour nous, et que l’auteur a le moins développé, découle de l’essence du pouvoir spirituel, incompatible avec le temporel.
L’armée du pape a toujours été une expression étrange comme l’est encore la cour du pape : nous nous étonnons de la conquête des Romagnes, comme de l’actuelle ressemblance entre le Vatican et Monaco.
Au-dessus des évocations politiques, la théocratie se détache par l’ampleur et la beauté du tableau ; mais de tous les périls que l’homme puisse courir, aucun ne cause autant d’effroi que le pouvoir sacerdotal. Ceux qui se prétendent inspirés de Dieu et bras de Dieu dépassent les autres en implacabilité.
La critique des doctrines commence par la connaissance de l’homme : car l’homme ajoute à l’idée qu’il épouse une part de fange, de sang ou d’erreur. On peut tout attendre de notre espèce, sauf de la modération, de la tempérance et des mesures ; et la méfiance qu’on dédie aux doctrinaires prend sa raison dans l’imperfection humaine qui pousse toute activité jusqu’à l’excès.
Or, le danger du théocrate, ce qui le rend insociable et terrible, c’est l’idée qu’il pense, veut et frappe pour Dieu.
En demandant l’abolition du pouvoir temporel, Dante était meilleur catholique que le Pape.
L’homme a été créé pour une double fin, également heureuse, la paix en ce monde et en l’autre.
Le Souverain Pontife le conduit, par la révélation, à la vie éternelle, l’empereur lui donne la félicité temporelle, par des enseignements philosophiques.
Dante nous étonne, malgré que nous tenions compte de l’époque.
Solus eligit Deus, solus ipse.
Aucun croyant n’oserait à notre époque
attribuer à Dieu une élection ni de naissance ni de puissance. Ce sont accidents de
fourmilières où la divinité n’intervient pas, mais seulement le déséquilibre et cette
absurdité sexuelle qui commence au mythe du péché originel.
Le traité de la Monarchie serait l’œuvre d’un jurisconsulte ou d’un humaniste qu’on y verrait un écrit de circonstance et de commande où l’auteur s’inquiète peu des conséquences de sa plaidoirie et de leur prolongation doctrinale.
Dante, d’après la tradition, « parlait rarement, à moins qu’on ne
l’interrogeât : sa figure était mélancolique et pensive »
et ce qu’il a laissé
témoigne d’un esprit très réfléchi, incapable de légèreté. Ce grand poète envisageait
toujours la parabole d’une idée avant de l’écrire, et pour cela c’est le père du
socialisme, qui ne s’en doute guère.
Nous le verrons dans le Convito, son testament philosophique, s’élever contre l’hérédité des biens comme des titres, ainsi que nous le voyons déjà revendiquer la liberté de pensée.
Ni monarchie universelle, ni république universelle ne sont des formules sérieuses sous la plume de ce visionnaire fort clairvoyant et rusé aux choses de ce monde : je doute qu’il ait conçu une pareille insanité. La politique de Dante découle de sa croyance, il aime l’empereur par haine du pape. Figurons-nous le pontife à l’état de patriarche sans pouvoir, le gibelin n’aurait plus eu peut-être tant de zèle pour le sceptre.
Ozanam, défenseur de l’orthodoxie du poète, avoue « qu’il poussait ses
déductions jusqu’aux plus démocratiques et impraticables maximes »
. Il a fait
à lui seul tout le chemin parcouru de Machiavel à la Révolution française.
« À chacun suivant sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres n’est que
l’écho des vœux exprimés, dans un jour de mécontentement, par le vieux chantre du
moyen âge. »
Le De Monarchia fut condamné par Rome ; et cela
se conçoit, car cette fois, celle-là seulement, il attaqua la suprématie romaine, en
forme dialectique et à visage découvert.
Tout le monde sait que Dante était un gibelin, mais on se borna à voir en lui un partisan de l’empereur jusqu’au jour où Rossetti en Angleterre et Aroux en France dévoilèrent l’hérésie du poète. Toutefois M. Rossetti, dont je n’ai pas lu les ouvrages, alla trop loin, à en juger sur le seul titre De l’esprit anti-papal qui produisit la réforme. Il n’y a aucun rapport entre le Pythagorisme illuminatif de l’Alighieri et l’esprit court, lourd et banal de l’Augustin. L’Allemand emporta une victoire sur le même adversaire que le Florentin avait combattu, mais leurs bannières ne portaient ni mêmes couleurs ni semblables emblèmes.
Boccace, qu’on ne lit qu’au lycée, comme mauvais livre, avec les Contes de
Lafontaine et Brantôme, pour y trouver des salacités, a commenté l’Alighieri et
en termes admirables de solennité. « La poésie, dit-il, est une théologie. Les
traces de la science éternelle sont voilées dans l’Écriture-Sainte comme dans les
poètes. Sous ce voile se conservent les vérités qui seront complètement démontrées à
la fin des siècles… J’irai jusqu’à avancer que la théologie n’est rien qu’une poésie
de Dieu et une fiction poétique… Non seulement la poésie est théologie, mais encore la
théologie est poésie. »
Est-ce assez clair ? Peut-on dire plus explicitement que Dante est un théologien et traite de religion ? Le De Vulgari Eloquio enseigne à exprimer la libre pensée en langue vulgaire, le Convito va nous révéler la pensée de Dante ; le titre déjà emprunté à Platon (Convito traduit le mot Symposion) nous avertit de l’importance du discours : si la clé qui doit ouvrir les trois portes de la Comédie n’est pas là, il faudrait se résigner à ne jamais la saisir.
Elle y est, quoique cachée, et comme elle appartient à l’espèce de ces objets-fées qui brillent dès qu’on les manie convenablement, nous pénétrerons peut-être dans un sanctuaire.
Le Convito devait-il avoir quatorze livres, comme l’auteur le dit ? Nous n’en possédons que quatre.
En apparence, et pour les frelons, ces quatre livres ont été écrits pour expliquer trois chansons. Je résumerai l’ouvrage en donnant, dans certains passages importants, le mot à mot italien.
Toute chose, sous l’impulsion providentielle, tend à sa perfection et la science est la perfection de l’homme. Aussi le désir de savoir se manifeste-t-il en lui, chaque fois qu’il est bien constitué organiquement et qu’il ne cède ni à la nécessité, ni à la paresse.
Bienheureux ceux qui s’assoient à la table où l’on mange le pain des anges et malheureux, ceux qui partagent la nourriture des bêtes.
Les convives élus s’apitoient sur ceux qu’ils voient broutant de l’herbe et des glands ; ceux qui savent offrent libéralement leur précieuse richesse aux véritables pauvres.
Moi, qui ne m’assieds pas à la bienheureuse table, mais qui, transfuge des pâturages du vulgaire, ramasse aux pieds des convives les parcelles du festin, en pensant à la misérable vie de ceux que j’ai laissés en arrière, je réserve pour les pauvres une portion de ce que je recueille. Maintenant je veux leur dresser la table et leur offrir un banquet des aliments révélés et du pain préparatoire qui accompagne une telle nourriture. Sans ce pain, on ne saurait la goûter.
« Nul ne doit s’asseoir à mon banquet s’il n’a les organes bien disposés : les dents, la langue et le palais. Vienne quiconque, grâce aux labeurs domestiques et autres, aura subi la faim humaine. À leurs pieds viennent ceux qui par inertie ne se mirent pas en état de s’asseoir plus haut, ceux-là aussi recevront ma nourriture.
« La substance du banquet sera de quatorze services, quatorze canzones traitant d’amour et de vertu. Séparées du pain que voici, je veux dire, la présente exposition, elles resteraient obscures, mais cette exposition renferme la lumière qui fera ressortir toutes les couleurs de leur sens. Dans le Convito, la matière est plus virilement traitée que dans la Vita je n’entends pas la renier, mais fortifier une œuvre par l’autre.
« Ma véritable intention, en écrivant mes canzones, différait de l’intention apparente : j’entends les éclaircir par une interprétation allégorique et raisonnée. »
Est-il besoin de commenter ce premier chapitre ? Dante donne la science comme suprême perfection, formule rationaliste que redira Léonard de Vinci, mais il l’appelle aussi le pain des anges, en opposition à la pâture du troupeau ecclésial et il l’offre à tous. N’oublions pas que le commentaire s’applique à la Divine Comédie, déjà écrite à ce moment.
II. — On nettoie le pain, au moment du repas ; Dante enlèvera deux taches à cette exposition : l’abus de parler de soi-même et l’irrationalité d’une exposition trop approfondie.
De quoi le poète se justifie-t-il dans les propos suivants ? Se déprécier est blâmable ; on ne doit confier ses fautes qu’à son ami et on n’a pas de meilleur ami que soi-même. Qui se blâme lui-même avoue qu’il connaît son vice et sa méchante nature : mieux vaut se taire. Parler de soi-même, c’est parler faux ou relativement à la chose dont on parle ou relativement à sa propre pensée.
Louer quelqu’un en face, c’est le forcer à se louer ou à se blâmer lui-même, suivant qu’il déclare ou qu’il admet l’appréciation.
Il n’est permis de parler de soi que pour éviter une grande infamie ou un grand péril.
Ainsi Boëce se parla à lui-même pour effacer l’éternelle infamie de son exil.
On peut encore parler de soi, quand il en résulte un enseignement pour autrui : ce qui décida Augustin à écrire ses Confessions. Ces deux exemples me justifient : je cède à la crainte de l’infamie et au désir de laisser un enseignement.
L’infamie que je crains, c’est qu’on suppose que la passion et non la vertu inspira mes canzones et mon désir est de révéler le vrai sens de ces canzones. Nul, si je ne le révèle, ne le découvrirait.
III. — « Mon commentaire sera un peu dur à comprendre, mais je le fais ainsi à
dessein pour éviter un défaut plus grave (celui d’être entendu de
l’inquisiteur). Plût au dispensateur de l’univers que la cause de ma
justification n’eût jamais existé ; je n’aurais pas souffert la peine injuste de
l’exil et de la pauvreté. Car, aux citoyens de la belle et chère fille de Rome,
Florence, il a plu de me jeter hors de son doux giron : depuis lors j’ai parcouru,
quasi mendiant, presque tous les lieux où on parle ma langue natale ; … j’ai paru vil
aux yeux de beaucoup et la dépréciation s’étendit à mes œuvres anciennes ou
futures. »
IV. — La majeure partie de l’humanité vit d’après le sens et non d’après la raison. Souvent joyeux et souvent tristes, de délectations et de tristesses éphémères, vite amis, vite ennemis, ce sont des enfants que les hommes.
L’envie engendre le mauvais jugement et puis l’impureté humaine toujours souillée de quelque passion.
J’entreprends le présent ouvrage, avec un style plus haut et plus grave, pour me donner une autorité plus grande.
V. — Voici le pain purifié. Pourquoi est-il de blé et non de froment, pourquoi ceci est-il en vulgaire et non en latin ? Pour trois raisons, une de convenance, l’autre de libéralité et la troisième d’amour.
Franchise d’âme et force de corps sont ordonnées pour la chevalerie ; soumission et habileté pour un serviteur. Or, ce commentaire des Canzones n’aurait pu accomplir sa mission en latin.
(Le lecteur est prié d’entendre par le latin l’orthodoxie romaine et par le vulgaire la doctrine secrète professée par Dante.) La langue ici signifie la communion religieuse. Le latin est souverain, éternel et incorruptible ; tandis que le langage vulgaire se transforme et se plie au ton de l’agrément. Cette matière sera traitée, s’il plaît à Dieu, dans un livre que j’ai l’intention de composer sur la langue vulgaire.
Le latin n’aurait pas été serviteur, mais souverain des langages laïques ou vulgaires, souverain quant aux Canzones (qui sont toutes antipapales).
L’habileté du serviteur exige la connaissance du caractère du maître et la connaissance exacte de ses amis. Or, le latin ne connaît le vulgaire de chaque peuple, ni par conséquent ses maîtres ; toute chose qui procède d’un ordre pervers (Rome) est pénible, amère ; et comment obéir à un joug amer ?
Ceux qui désirent comprendre les Canzones sont beaucoup plus nombreux que les lettrés et le latin ne les aurait divulguées qu’à ceux-là. En revanche il les aurait exposées à des peuples de langue étrangère et il aurait dépassé son mandat. Car les Canzones ne veulent pas qu’on les traduise. Que chacun le sache : nulle œuvre harmonisée (dont les mots ont un sens ésotérique), d’après une loi mosaïque (!) ne peut se transporter d’un idiome dans un autre sans perdre sa douceur et son harmonie (son double sens convenu).
VII. — La façon du donner doit être pareille à celle du recevoir ; convenable et utile.
Le don, pour être libéral, doit devancer la demande. C’est pourquoi Sénèque dit :
« Rien ne s’achète plus chèrement que ce qui se paie avec des
prières. »
VIII. — Le bienfait réel de mon commentaire est de révéler le sens des Canzones. Ce sens a pour but de conduire les hommes à la science et à la vertu. L’amour nous porte à magnifier l’objet aimé, à le défendre.
Je magnifie mon idiome en montrant son excellence occulte et virtuelle, mère et conservatrice des vertus et des vrais amis, des richesses et des grandeurs.
IX. — À l’infamie, à l’opprobre éternel des mauvais Italiens qui vantent le vulgaire étranger et rabaissent le leur, je dis que leur acte est cinq fois abominable : par cécité de jugement, par fourberie dans l’excuse, par soif de vaine gloire, par invention d’envie, par pusillanimité.
Celui qui est aveugle physiquement juge d’après les autres. L’aveugle du discernement suit également l’opinion d’autrui.
Ces aveugles, dont le nombre est infini, la main sur l’épaule des menteurs, sont tombés dans le fossé de la fausse doctrine.
La seconde hérésie opposée à notre vulgaire est celle qui donne tort à l’instrument dont ils veulent se servir. Boèce élève la voix contre ceux qui dédaignaient le latin de Rome pour vanter la grammaire grecque. J’affirme qu’on foule aux pieds l’idiome italien, en exaltant le dialecte de Provence.
(Jusqu’à Dante, le provençal avait été l’idiome hérétique, il veut qu’on le trouve en Italie ; le provençal fut excommunié comme tel en 1245).
X. — La troisième hérésie opposée à notre vulgaire est la vaine gloire de s’exprimer dans une langue étrangère ; la quatrième de ce que l’œuvre se trouve dans la parité, l’égalité que le vulgaire met entre les hommes d’une même langue ; la cinquième vient de la bassesse d’âme. La mesure, qui a servi à l’homme pour se juger, lui sert pour toutes choses qui le concernent ; et qui s’estime peu, n’estime rien, ni personne à sa valeur.
Ces abominables pleutres d’Italie méprisent notre vulgaire. Il n’est vil qu’en passant par leur bouche adultère et courtisane !
XI. — La proximité, la bonté font naître l’amour ; le bienfait, la sympathie et l’accoutumance en sont les causes augmentatives. Ainsi s’est fortifié mon amour du vulgaire.
La vertu la plus aimable et la plus humaine est la justice qui réside seulement dans la partie rationnelle ou volonté. La bonne manifestation de la pensée est la meilleure chose du discours et j’aime notre idiome parce qu’avec lui seul je m’énonce bien.
L’homme a deux perfections : l’être et l’accomplissement : ma langue maternelle a été pour moi la source de l’un et de l’autre. Le vulgaire natal a concouru à ma génération intellectuelle, et m’a introduit dans la vie de la science qui est la suprême perfection.
Ce n’est pas seulement de l’amour, mais un parfait amour qui doit m’animer et m’anime pour mon idiome.
Le pain avec lequel on doit goûter mes Canzones est purifié. Il rassasiera des milliers de convives ; je le distribuerai à pleines corbeilles. Il sera la lumière nouvelle, le soleil nouveau qui se lèvera, tandis que le soleil ordinaire va se coucher, il épandra la lumière à ceux qui sont dans les ténèbres, parce que le soleil accoutumé leur refuse sa lumière.
S’il est quelque universitaire pour soutenir que le poète parle vraiment de la langue italienne, dans le sens où Musset a écrit :
J’aime surtout les vers, cette langue immortelle,
— il n’a jamais lu un seul chant du Dante. Victor Hugo met sans cesse un effet à la place d’une pensée, une image en appelle une autre, comme des accords sous les doigts d’un pianiste. Chez Dante, tout est voulu, pesé, mesuré et jamais son art ne l’emporte sur la rigueur de sa pensée : le salut nouveau, ce n’est pas la poésie italienne, mais la religion qui va se lever, tandis que le catholicisme (soleil ordinaire) se couchera.
Archéologie, voyages.
Roger Peyre : Padoue et Vérone,
Collection des « Villes d’art célèbres », Laurens, 4 fr.
La collection des « Villes d’art célèbres », publiée par la librairie Laurens, s’est augmentée d’un volume de M. Roger Peyre sur Padoue et Vérone, travail du reste consciencieux, renseigné, d’une illustration toujours agréable, et pourtant susceptible, par sa composition même, d’appeler quelques commentaires. Il faut entendre d’abord ce qu’on peut appeler une « ville d’art » ; soit un ensemble où l’on discernera l’avantage du site, la collaboration du temps, de l’effort artistique, voire des événements qui s’y déroulèrent, et où chaque objet contribue à faire valoir un objet voisin. C’est là le cas de quelques endroits restés typiques malgré les ravages du modernisme, et qui se nomment Rouen, Bruges, Venise ou Florence. Mais on appelle encore une Ville d’art celle où l’on a beaucoup entassé dans les musées ; où les églises contiennent des œuvres nombreuses de peinture et de sculpture, — en somme, les vestiges estimés précieux des civilisations détruites. On peut ajouter qu’il y a également deux façons de décrire une Ville d’art ; avec la plus facile, on se borne à indiquer, — au besoin par époques — ce qu’elle recèle d’œuvres remarquables, et l’on arrive aussi à donner comme le texte d’une monographie de ce genre ce qui n’en devrait constituer qu’un appendice ; avec la deuxième, on peut essayer une description topographique destinée à rendre la physionomie même du lieu. — Ces distinctions établies, nous dirons de suite que Padoue et Vérone seraient plutôt à classer dans la seconde catégorie des villes d’art et que M. Roger Peyre ayant à choisir au moment de rédiger la monographie qu’il leur consacre, a plutôt adopté le premier système lorsque la logique, justement, eût préféré l’autre. Enfin, il faut ajouter que les écrivains qui s’occupent d’art ont trop souvent le travers de ne comprendre sous ce nom que des séries isolées d’œuvres, — pour tout résumer d’un mot, des collections — alors que les plus intéressantes sont toujours celles qui tiennent au sol, qui n’ont jamais quitté le lieu qu’elles décorent et demeurent le témoignage de son passé. — Je n’aurai garde cependant de transformer ces observations plutôt générales en une critique malveillante. Le livre de M. Roger Peyre, qui nous évoque avec les édifices et le musée de Padoue les grands noms de Donatello, de Giotto et de Mantegna ; à Vérone les tombeaux si pittoresques des Scaligere, d’admirables décors comme la cour du Palais de la Reggione et les plus belles compositions de Paul Véronèse, est fourni d’indications excellentes et continue honorablement la série des fascicules consacrés aux villes italiennes. On peut l’utiliser comme un guide, et s’il offre peut-être quelques lacunes regrettables dans l’imagerie, il ne dépare aucunement le catalogue de la librairie Laurens. — Comme une des curiosités de Vérone, et mieux à retenir que le légendaire tombeau de Juliette, via Capuccini, on peut signaler un certain nombre de façades peintes, dont il ne reste malheureusement, pour beaucoup, que des vestiges, le climat non plus qu’en France n’ayant guère permis la conservation de ces spécieux exemples d’architecture polychrome.
Art ancien
Teodor de Wyzewa : Les Maîtres italiens d’autrefois (Perrin). — Vasari : Filippo Lippi et Botticelli (Frédéric Gittler)
M. Teodor de Wyzewa est un ami des poètes de la peinture. Il n’a pas essayé, dans ses Maîtres italiens d’autrefois, de suivre l’exemple de Fromentin ; il s’est contenté de noter les impressions d’un esprit très informé et très sensible aux choses de l’art. En sorte que sa préférence ira aux écoles de Venise et de Sienne et que les peintres de son choix seront l’Angelico, le Borgognone ou Sano di Pietro, à côté de Carpaccio ou du Titien.
Et en effet, dit-il, il y a eu en Italie trois peintres qui seuls ont été vraiment des « mystiques », si l’on entend par ce mot autre chose que la simple dévotion d’honnêtes artisans, ne doutant point de la réalité des scènes religieuses qu’ils se chargeaient de représenter moyennant salaire. Il y a eu trois peintres qui, vraiment, se sont toujours inspirés non point de leur observation, ni de leur fantaisie, mais en quelque sorte d’une version directe du ciel élevés jusqu’à l’extase par la ferveur de leur foi. Ils ont été tous trois des saints dans leur vie privée : si étrangers aux choses du monde que leurs œuvres nous apparaissent aujourd’hui presque sans rapport avec l’art de leur temps. Et tous les trois, chacun à sa manière, ont été ce que nous savons qu’a été le plus fameux — et d’ailleurs le plus grand — d’entre eux : et leurs compatriotes l’ont bien senti qui depuis des siècles ont pris l’habitude d’appeler chacun d’eux leur « Angelico ». Florence a produit le bienheureux Jean de Fiesole, cet « homme de Dieu » ; à Milan, dans les dernières années du quattrocento, tandis que tous les peintres s’empressaient à imiter le nouveau style de Léonard de Vinci, un autre « homme de Dieu », Ambrogio Borgognone, obstinément plongé dans son rêve mystique figuré sur des murs d’églises ou de couvents de pâles vierges d’une pureté, d’une bonté, d’une beauté surnaturelles ; et c’est presque vers le même temps qu’à Sienne Sano di Pietro nous a fait part, lui aussi, des adorables images qu’il portait gravées dans son cœur d’enfant.
Ce n’est pas que, à ne considérer chez lui que son métier de peintre, comme nous faisons pour un Filippo Lippi ou un Mantegna, Sano ait de quoi nous paraître le plus original ni le plus habile des maîtres siennois.
Il dessine pauvrement, et sa couleur, souvent charmante, est parfois monotone. Mais de même que Fra Angelico — à qui des critiques tels que M. Rosenthal ou M. Berenson sont bien près de ne reconnaître qu’un talent de second ordre — l’Angelico siennois a pour lui quelque chose de plus que l’ordinaire des peintres. Dans ce « paradis » idéal où, à la suite de Simone Memmi, tous les maîtres de Sienne ont chanté leurs aimables chansons, sa chanson à lui a toujours été un hymne, une prière, l’hommage d’une âme toute remplie de Dieu. Et aujourd’hui encore, son œuvre, avec son archaïsme et sa gaucherie, garde pour nous un charme sans pareil : il n’y en a pas où nous entendions mieux l’écho de l’ingénue et douce piété de la Cité de Marie.
Cette qualité poétique et quasi musicale, si rare en Italie, fut d’ailleurs plus fréquente en Allemagne et cela donne à l’école de Cologne et à l’école de Sienne une parenté inattendue. Un exemple curieux de la fusion de leurs influences est la célèbre fresque de l’Annonciation que Juste d’Allemagne peignit en 1451 dans le cloître de l’église S. Maria in Castello à Gênes. Peu de peintures sont dotées d’un charme si profond et si pénétrant. D’ailleurs les Italiens étaient très sensibles à la beauté des œuvres allemandes et c’est avec quelque raison que M. Teodor de Wyzewa a pu appeler Dürer un Vénitien de Nuremberg. Mais quelques-unes des pages les plus remarquables de son ouvrage sont celles qu’il consacre au Titien.
De même que Raphaël, de même que Mozart, Titien a toujours appartenu à l’espèce des génies « imitateurs » qui sont du reste les plus grands de tous et ceux aussi qui finissent par nous apparaître les plus personnels. Leur objet n’est point la nouveauté, ni la force, ni tel ou tel mode de l’émotion artistique pouvant être produit indéfiniment par les mêmes moyens : l’unique objet où ils aspirent est la perfection. Ils rêvent de réaliser au dehors une beauté dont ils croient avoir l’image toute prête, dans leurs cœurs, et à peine ont-ils essayé de la réaliser, que l’image qu’ils en ont s’altère, se transforme sous l’influence de leur propre goût et de l’œuvre d’autrui. Ayant l’âme plus haute que leurs confrères même les mieux doués, ils visent plus haut, et animent leurs œuvres d’une beauté supérieure : pour celui à qui s’est enfin ouvert le génie de Titien, combien pâlit le prestige d’un Palma le vieux ou d’un Tintoret. Mais du fait même de la supériorité de leur génie, les hommes de cette sorte sont plus exposés que d’autres à souffrir de leur génie. L’idéal d’un Michel-Ange ou d’un Véronèse, dès qu’une fois il s’est fixé, rien ne l’empêche plus de se développer librement et de répandre au cœur de l’artiste l’orgueilleuse joie de la création. L’idéal d’un Titien ou d’un Raphaël se dérobe sans cesse devant leur étreinte, et toute œuvre qu’ils viennent d’achever perd aussitôt le pouvoir de les satisfaire. Encore Raphaël et Mozart sont-ils morts trop jeunes pour que cette poursuite acharnée de la perfection ait eu le temps de ne plus leur apparaître comme un jeu, une belle course avec l’espoir de parvenir au but. Pour Titien, cette poursuite a duré soixante-dix ans ; et quand le vieillard a senti sa main trembler, ses yeux se voiler, tandis que toujours de nouvelles images de la beauté surgissaient en lui, on s’explique qu’avec la merveilleuse lucidité de son esprit il se soit trouvé las, et que le découragement l’ait pris, et qu’une immense tristesse se soit gravée sur ses traits. Aussi bien rencontrons-nous la même tristesse sur un autre visage, plus familier encore pour nous et plus touchant, que celui de Titien : sur le visage ravagé du vieux Rembrandt, cet autre poursuiveur obstiné d’un idéal de perfection sans cesse en mouvement. Et il n’y a pas jusqu’aux styles des deux maîtres qui, au terme de leur longue lutte, ne soient miraculeusement arrivés à se ressembler : si bien que la Transfiguration de San Salvatore, le Portrait de Madrid, la Nymphe de Vienne, toute l’extraordinaire série des dernières œuvres de Titien, évoque aussitôt le souvenir de la Vénus du vieux Rembrandt au Louvre et de la Fiancée Juive.
Je me permets pourtant de faire quelques réserves quand M. de Wyzewa semble mettre le Tintoret au-dessous du Titien. Si celui-ci est plus grand coloriste, Tintoret est plus grand caractériste, et pour très beaux que soient les portraits du premier, ils n’ont pas toujours l’extraordinaire accent des effigies de Tintoret. Je crains aussi que lorsqu’il parle des Florentins, M. de Wyzewa n’ait pris trop aisément la contrepartie des idées de M. Berenson. Que celui-ci ait pu être injuste à l’égard du délicieux Fra Angelico, cela ne saurait diminuer le mérite d’artistes comme Verrocchio ou Botticelli. Je pense que le critique français va un peu loin lorsqu’il écrit qu’il suffit de voir le portrait de Verrocchio tel qu’il est gravé dans les vieilles éditions de Vasazi, pour comprendre tout ce qu’a d’invraisemblable l’attribution, à ce gros et épais bourgeois florentin, d’œuvres dont l’attrait consiste surtout dans leur intention « musicale », leur effort à entourer les figures d’une fine atmosphère de rêve et de poésie ! Paradoxe encore, je veux le croire, le passage où l’auteur attribue à la simple rencontre d’un modèle, la création par Botticelli d’un idéal de beauté féminine. Car vraiment l’on ne s’expliquerait pas pourquoi nous sommes à la fois séduits par Botticelli et Verrocchio, dont les types favoris sont précisément complètement opposés, celui-ci dessinant des visages ronds, celui-là des figures très allongées. En réalité, tout le charme est dans la qualité des lignes et des modelés pour Botticelli, pour Verrocchio comme pour Sano di Pietro. Mais M. de Wyzewa est un peu fâché que la critique moderne trouble les opinions reçues depuis Vasari, et il vient à nouveau de traduire deux des Vies des peintres de l’historien, celles précisément de Filippo Lippi et Botticelli. Cette traduction forme le premier volume d’une de ces petites séries à un franc joliment illustrées, qui sont des manuels de poche précieux : l’Angleterre avait déjà montré l’exemple, puis l’Espagne avec le Greco de M. Utrillo dont j’ai signalé la publication dans la collection de la revue d’art Forma, à Barcelone (291, calle Mallorca).
Louis Gillet : Raphaël (Librairie de l’Art)
Raphaël, sur lequel M. Louis Gillet vient de donner un bon manuel pédagogique, a subi une fortune inverse de celle de Botticelli et de Verrocchio. Après avoir été considéré comme divin pendant quelques siècles, quelques critiques ont osé ébranler un peu cette divinité. Coloriste médiocre, dessinateur d’une correction fausse et froide puisque la nature est toujours incorrecte, insuffisant souvent même au point de vue du modelé, Raphaël demeure surtout un étonnant illustrateur. Seules les œuvres de sa jeunesse, pleines d’une fraîcheur charmante trop vite disparue, et ses grandes décorations peuvent maintenir l’éclat de son nom. Je ne veux pas, bien entendu, rendre Raphaël responsable des croûtes de la grande galerie du Louvre comme les portraits de deux hommes ; mais le trop vanté Balthazar Castiglione, si mou de dessin et de modelé, si pauvre de couleur, mais la grande Sainte Famille, avec son saint Joseph appuyé sur un moignon singulier, sont d’un art dénué de toute poésie et de tout mystère ; et si admirables que soient telles parties de son œuvre, il est difficile de continuer à mettre Raphaël au rang des génies suprêmes de la peinture, Vinci, Titien, Vélasquez ou Rembrandt.
Memento [extrait]
[…] Dans la Revue de l’art ancien et moderne, M. Prosper Dorbec termine ses études sur le Portrait pendant la Révolution et M. C. Bayet commence un commentaire critique des oeuvres peintes par Giotto à Assise. Le troisième fascicule de Siena monumentale contient de belles reproductions des peintures du Palais public : celles de la salle de la Paix furent exécutées vers 1337 par Ambrogio Lorenzetti sur la commande du Conseil des Neuf. Tous les sujets des peintures de la salle sont d’ailleurs empruntés aux choses publiques : les Effets du bon gouvernement en sont l’un des exemples les plus curieux. Malheureusement les conditions assez mauvaises dans lesquelles se trouvaient les murs nécessitèrent plusieurs restaurations exécutées dès 1451 par Pietro di Francesco degli Orioli, en 1518 et 1521 par Girolamo di Benvenuto et Lorenzo di Francesco, en sorte qu’il ne reste réellement aujourd’hui que des fragments des peintures primitives.
Échos
Carducci en Autriche
Il n’y a sans doute pas d’autre poète italien qui ait, à l’égal de Carducci, éprouvé les rigueurs de la censure autrichienne. En 1883 elle interdisait Satana e polemiche sataniche, alors à sa 15e édition ; l’année suivante elle frappait les Giambi ed epodi parus dès 1882, puis les Confessioni e battaglie ; en 1887, les Odi barbare et en 1889 les Terze odi barbare. Depuis 1889, c’est plusieurs volumes de l’édition complète, puis cette édition complète tout entière des œuvres de Carducci que le fisc arrêtait en Autriche. En outre, deux discours du poète, dont celui sur la mort de Garibaldi, et une lettre ouverte à l’occasion d’un épisode malheureux de l’action irrédentiste à Trieste, encouraient à leur tour les sévérités de la censure. Pourtant ce beau zèle se ralentit. Il y a quelques années, un procureur de Gœrz, qui venait d’interdire l’édition populaire de Poesie, se vit désavouer par ses supérieurs. Aujourd’hui, la municipalité de Trieste a décidé de décorer du nom de Giosuè Carducci l’une des plus belles rues de la ville, l’actuelle Via del Torrente en passe de transformation monumentale.
Léopardi et l’« Hymne à Satan »
Léopardi et l’« Hymne à Satan ». — À propos de l’Hymne à Satan de Carducci, il est intéressant de remarquer que Léopardi aussi voulut rallier la puissance du mal, celle qu’il appelait le laid pouvoir, qui, caché, règne pour le commun malheur, la considérant comme la synthèse du mouvement en général, et de l’intelligence humaine en particulier.
L’Hymne de Léopardi n’était pas consacré au sémitique Satan, ni au boréal Méphistophélès, mais à l’Ahriman des Perses.
L’Hymne à Ahriman ne fut pas écrit. On a pu en retrouver les notes, moitié en prose et moitié en vers, dans les papiers de Léopardi, qui viennent d’être recueillis en volume, notes qui se trouveront dans le VIIIe volume, dont la publication est toute récente. Cet hymne devait commencer par la strophe suivante :
Roi des choses, auteur du monde, méchancetécachée, suprême pouvoir et suprêmeintelligence, éternelDispensateur des malheurs et maître du mouvement…
On se rappelle l’invocation à Satan « roi du festin » qui commence l’Hymne de Carducci :
À toi, de l’Êtreprincipe immense,matière et esprit,raison et sens…
M. G. Morici a remarqué que, dans l’Hymne à Satan, Léopardi semblait s’éloigner de la signification toute orientale et mazdéïste du dieu adversaire de Ohrmuzd ou Ahuramazda, le principe du Bien. Léopardi put avoir connaissance du mythe pèrse, soit par l’Histoire de Hyde (Oxford, 1760), soit par la traduction de l’Avesta de Anquetil Duperron (1771), soit dans les reflets du grand mythe dans la littérature grecque, que Léopardi connaissait profondément.
De toute façon, cette conception hardiment philosophique de Léopardi, qui considérait le Mal comme la raison de la vie, et exaltait Ahriman comme principe du mouvementée rapproche de celle de Carducci, qui a vu en Satan le principe de la Raison, qui remue et perfectionne la nature dans le sens de la volonté de l’homme.
Cœnobium
Revue internationale de libres études. Direction et administration à Lugano. Ce recueil, rédigé partie en italien et partie en français, doit paraître tous les deux mois. Le premier numéro publié aux derniers jours de 1906 contient un exposé du programme de la revue. On y constate que, par l’approfondissement même de la connaissance scientifique, notre époque se refuse aux solutions définitives et dogmatiques, qu’elle est caractérisée par la fermentation des idées et le conflit des hypothèses. Aux besoins de l’heure présente, tels qu’ils résultent de cet état de fait, le Cœnobium pense répondre par la liberté dans le choix des sujets traités, par la préoccupation de produire, sous leur jour le plus sincère, les expressions diverses du souci métaphysique. Ce premier fascicule contient notamment, — outre l’exposition de ce programme, qui est elle-même une belle page de philosophie générale, — en français : une étude de M. E. Giran sur la Croyance et la foi, un aperçu de M. Buquet sur les Morales récentes, et des pages de M. Novicow ; en italien : une importante étude sur la Religion de M. Giuseppe Rensi, des développements de M. Tommaso Tommasina sur le Devenir de la science, enfin, sous la signature Natano il Savio, une pénétrante étude sur le Bovarysme métaphysique et sur la philosophie de notre collaborateur M. Jules de Gaultier.