Tome CXIII, numéro 421, 1er janvier 1916
Les Revues.
Memento [extrait]
[…]
Revue Bleue (6 novembre) : […] M. A. Maurel : « Le Point de vue italien. » […]
Le Correspondant (25 novembre) : […] M. E. Lémonon : « L’Emprise financière allemande en Italie. » […]
Ouvrages sur la guerre actuelle.
Charles Vellay : La Question de▶
l’Adriatique, Librairie Chapelot, 1 fr.
La Question ◀de▶ l’Adriatique, qu’étudie M. Charles Vellay dans un volume ◀de▶ la même collection Chapelot, est en somme beaucoup plus délicate que celle ◀d’▶Alsace-Lorraine, puisque, l’intérêt des Habsbourg négligé, il restera à concilier celui des Italiens, des Slovènes, des Croates, des Serbo-Monténégrins et des Albanais. Si nous appliquions le principe du consentement des peuples, que nous devrions appliquer, car il est notre raison ◀d’▶être morale, l’Italie devrait s’abstenir ◀de▶ toute annexion ; même à Trieste et à Fiume, l’élément italien a à peine la majorité, et d’ailleurs l’intérêt ◀de▶ Trieste serait ◀de▶ rester le débouché ◀de▶ toute la région danubienne, qui est slave, et non ◀de▶ devenir le dernier port sans hinterland ◀de▶ la région italienne. La sécurité même militaire ◀de▶ l’Italie ne serait nullement menacée par les quatre petits royaumes ◀de▶ Croatie, ◀de▶ Serbie, ◀de▶ Monténégro et ◀d’▶Albanie. Mais notre sœur latine a, elle aussi, ses souvenirs historiques dont le poids l’entraîne, et elle voudrait se conquérir l’ancien domaine ◀de▶ la République de Venise ; elle voudrait même occuper définitivement Valona, à l’entrée du canal ◀d’▶Otrante, qui ne lui a jamais appartenu, et peut-être est-ce le prix qu’elle mettra à sa marche au secours des Serbes. N’abandonnons pas tout espoir ◀de▶ la voir s’en tenir à la modération et au respect ◀d’▶autrui ; des engagements pris par les petits royaumes ◀d’▶en face peuvent lui donner toute garantie et lui assurer une autre maîtrise ◀de▶ l’Adriatique que quand les dreadnoughts ◀de▶ Franz-Josef croisaient dans les eaux dalmates. Il ne restera plus qu’à prêcher les mêmes vertus aux Illyriens ◀d’▶en face, et à veiller à ce que les Slovènes n’empiètent pas sur les Allemands, ni les Croates sur les Hongrois, ni les Serbes sur les Albanais qui vont assez loin dans l’intérieur ◀de▶ la péninsule. Ce petit État albanais, quoique créé par le machiavélisme des Habsbourg et des Hohenzollern, était vraiment sympathique et l’Europe se devrait ◀de▶ le protéger contre l’avidité ◀de▶ ses voisins. Si la Grèce avait été digne ◀d’▶elle-même, on aurait pu la récompenser en lui donnant le protectorat ◀de▶ ces vieux Pélasges ; à son défaut, un condominium serbo-italien sous le contrôle des autres Alliés pourrait être envisagé, en attendant que les Albanais sachent vivre ◀d’▶une vie indépendante et pacifique.
Tome CXIII, numéro 422, 16 janvier 1916
Échos.
L’Exposition Gino Severini
L’exposition Gino Severini (Première exposition futuriste ◀d’▶art plastique ◀de▶ la guerre et d’autres œuvres antérieures) sera ouverte à la Galerie Boutet de Monvel (18, rue Tronchet) du 15 janvier au 1er février. On y verra ◀de▶ la peinture, des dessins et des dessins colorés. L’exposition sera inaugurée par une conférence ◀de▶ l’artiste : Les arts plastiques ◀d’▶avant-garde et la science moderne, dont voici l’argument : 1° Origine physique ◀de▶ l’émotion esthétique ; 2° la vie fragmentaire, ultrarapide et prismatique, milieu ◀de▶ perception ; 3° analogies plastiques, synthèse plastique des idées, nouveau symbolisme plastique.
Tome CXIII, numéro 423, 1er février 1916
Symbolisme plastique et symbolisme littéraire
Si la physiologie humaine et son produit l’intelligence sont immuables, la psychologie, étant relative au contenu variable ◀de▶ l’intelligence et aux transformations ◀de▶ la vie extérieure, n’est pas immuable.
Les grands événements intellectuels modifient graduellement notre notion ◀de▶ l’Univers, et tous les éléments ◀de▶ notre civilisation.
Depuis l’invention ◀de▶ la vapeur et la découverte du magnétisme, cette force initiale ◀de▶ la vie, la vie intellectuelle et sociale entre dans une ère nouvelle.
Tout cerveau doué ◀d’▶un peu ◀d’▶activité se rend bien compte ◀de▶ cela.
Ce qui est plus difficile à admettre, surtout pour les personnes « instruites », c’est qu’à cette nouvelle vie intellectuelle et sociale puissent correspondre une éthique et une esthétique nouvelles.
Cependant l’idée du beau et l’expression ◀de▶ cette idée ne peuvent qu’être relatives à notre vie intellectuelle et sociale et par conséquent à notre psychologie.
La philosophie en général et surtout la philosophie scientifique, la science en général et surtout cette dernière époque ◀de▶ la Science qui commence par la loi ◀de▶ constance originelle ◀de▶ Quinton, ont ouvert des horizons nouveaux à la perception des artistes modernes.
La philosophie scientifique et la méthode des découvertes scientifiques ◀de▶ Quinton nous apprennent à regarder les phénomènes dans leur finalité qui est la vie, et nous expliquent cette vie selon les lois cosmiques, physiques et chimiques qui règlent l’Univers.
Le phénomène est donc relié à l’Univers.
Nos yeux ne sont plus capables ◀de▶ s’arrêter sur un objet isolé, mais nous voyons à la fois les objets ou corps qui l’entourent.
Comme les atomes s’influencent et se compénètrent (Boscovitch, Copernic, Newton, etc.), les corps s’influencent et se compénètrent.
L’idée que l’objet fait jaillir dans notre pensée, intensifiée simultanément par le souvenir et l’imagination, tend par ses subdivisions prismatiques vers l’infini, et se multiplie.
La sensation s’identifie dans l’idée, car à la vue ◀d’▶un objet, ou au toucher ◀d’▶un objet, correspond simultanément une idée-image ◀de▶ cet objet.
Par conséquent, nous ne donnons pas l’objet, mais l’idée-sensation-image que l’objet provoque en nous ; nous ne donnons pas la cause, mais l’effet, la finalité, et nous rattachons cette finalité à la vie universelle.
L’artiste, en s’ajoutant à la nature, comme disait Bacon, en augmente l’action intensive et expansive.
En d’autres termes, il reconstruit l’Univers selon une nouvelle architecture en accord avec notre psychologie.
Toutes les civilisations, toutes les esthétiques, toutes les philosophies n’ont fait que cela, disait justement Remy de Gourmont ; en effet, à chaque civilisation correspond toujours une esthétique.
La Littérature a devancé les arts plastiques en exprimant une esthétique correspondante à notre psychologie moderne.
L’expression ◀de▶ cette esthétique, en accord avec cet idéalisme qui a ses racines profondes dans la vie ◀de▶ la matière, nous la trouvons, à son commencement, dans Mallarmé et dans les poètes symbolistes.
C’est pourquoi nous avons trouvé chez les poètes modernes ◀de▶ la sympathie, ◀de▶ la compréhension, et la meilleure critique.
Car l’œuvre plastique correspondante à l’œuvre poétique ◀de▶ Mallarmé nous l’avons seulement aujourd’hui.
L’éducation ◀de▶ l’œil, contrairement à ce que pense Remy de Gourmont, ne s’étant pas accomplie parallèlement à celle ◀de▶ l’intelligence, les personnes qui comprennent les poètes symbolistes ne comprennent pas toujours notre art équivalent.
L’esprit critique ◀de▶ Remy de Gourmont lui-même, quoique averti au maximum, est tombé dans l’erreur en faisant un parallèle entre la conception esthétique ◀de▶ Mallarmé et la technique instinctive ◀de▶ Claude Monet.
Ce parallèle entre Mallarmé et Monet est impossible, car il n’y a entre eux qu’une analogie purement technique.
Mallarmé voyait et pensait ; Monet voyait seulement. Mallarmé tendait vers la création ; Monet restait dans les limites ◀d’▶un art morphologique.
Les mots, choisis par Mallarmé selon leur qualité complémentaire, et employés par groupes ou séparés, constituent une technique pour exprimer une subdivision prismatique ◀de▶ l’idée, une compénétration simultanée ◀d’▶images.
Il y a là toute une esthétique qui n’est pas seulement, comme dit Remy de Gourmont, le
résultat « ◀d’▶un excès ◀de▶ délicatesse, ◀d’▶un excès ◀d’▶art »
, mais qui est
plus véritablement relative à une sensibilité, à une psychologie tout à fait nouvelles,
quoique pas entièrement affirmées.
Les impressionnistes balbutiaient à peine un langage nouveau dont Mallarmé seul commençait à concevoir l’architecture.
Au divisionnisme des idées ◀de▶ Mallarmé, exprimé techniquement par le divisionnisme des mots, ne correspond, chez les peintres impressionnistes, que le divisionnisme instinctif des couleurs.
En effet, Claude Monet et les impressionnistes n’arrivèrent jamais à réaliser dans la forme l’évolution qu’ils avaient réalisée dans la couleur.
Ils restent cependant les premiers peintres ayant adopté une idée ◀de▶ Mouvement Universel dénuée ◀de▶ toute religion, ◀de▶ tout sentiment allégorique ou mystique. Ils sont des innovateurs.
Mais la continuation ou solidification ◀de▶ l’impressionnisme devait s’accomplir plus tard, après la période ◀de▶ transition des néo-impressionnistes et postimpressionnistes.
Il faut considérer également comme une période ◀de▶ transition cette époque ◀de▶ réaction à l’impressionnisme pendant laquelle Derain, Picasso et Braque, en développant une des tendances ◀de▶ Cézanne, initièrent une compréhension solide et géométrique du monde extérieur. Cette recherche des formes est, cependant, une des origines ◀de▶ la nouvelle esthétique qui atteindra plus tard le niveau ◀de▶ Mallarmé.
Picasso et Braque, par cette analyse ◀de▶ la forme, arrivèrent au « divisionnisme ◀de▶ la forme ».
Guillaume Apollinaire, dans son livre sur le Cubisme, appelle le cubisme ◀de▶ Picasso et Braque « Cubisme scientifique ».
Et en effet Picasso, en décomposant un objet pour le reconstruire selon une idée individuelle ◀de▶ la réalité, procède esthétiquement comme Berthelot procédait chimiquement dans sa décomposition ◀d’▶un corps organique et reconstruction ◀de▶ ce même corps.
Mais je trouve cette classification définitive un peu hasardeuse. ◀D’▶autant plus qu’un ou plusieurs points ◀de▶ contact avec des méthodes scientifiques ne rendent pas nécessairement l’œuvre d’art scientifique.
Lorsque, dans mes recherches personnelles, je faisais pénétrer une table dans une personne, un objet dans un autre objet, je découvrais une loi esthétique, continuation logique ◀de▶ l’impressionnisme, parallèle à celle ◀de▶ Boscovitch et ◀de▶ Copernic sur l’influence réciproque des atomes et la formation ◀de▶ la matière.
Le « divisionnisme des formes », auquel j’aboutissais nécessairement par un autre chemin que celui ◀de▶ Picasso et Braque n’avait pas moins son équivalent dans la Science, malgré qu’Apollinaire se soit plu à me classer parmi les Cubistes instinctifs.
Que mon ami Apollinaire me permette ◀d’▶exprimer ma pensée sur toutes ces classifications en isme qui embrouillent singulièrement les choses. Je pense qu’elles sont plutôt nuisibles au point de vue du public et ◀de▶ l’artiste lui-même.
Il y a une tendance générale à voir le monde extérieur selon un nouvel idéalisme basé sur la vie ◀de▶ la matière, et à exprimer cet idéalisme par une technique libre et individuelle qu’on appelle : divisionnisme des formes et compénétration des plans. C’est tout.
Dans cette expression, comme chez les poètes symbolistes, il y a des artistes qui vont plus loin dans la création et d’autres qui ne savent se détacher complètement ◀de▶ la réalité ◀de▶ vision. Il y a des talents dans lesquels le raisonnement prend la plus grande partie, d’autres dans lesquels la sensibilité joue le rôle principal. Cela, comme dans toute chose, est variable selon la valeur ◀de▶ l’artiste. Il est impossible ◀d’▶établir des règles générales sur ces points instables.
Le divisionnisme des formes et la compénétration des plans permettent au peintre moderne ◀de▶ donner du Mouvement Universel ses éléments essentiels : la force ◀de▶ gravitation — la force ◀d’▶attraction — et la force ◀de▶ répulsion.
Notre sensibilité et notre intelligence perçoivent et dirigent ces forces constituant la vie ◀de▶ l’objet.
La tendance qui caractérise les peintres futuristes est celle ◀d’▶exprimer une synthèse ◀de▶ ses forces combinées ; c’est-à-dire la vie ou mouvement ◀de▶ l’objet à son maximum ◀d’▶intensité et ◀d’▶expansion. Ils ont apporté dans la perception plastique le sens ◀de▶ la simultanéité.
Le nouveau réalisme exprimé par cette esthétique ne se base pas sur des abstractions, comme certaines recherches individuelles tendraient parfois à le faire croire.
Ce réalisme, qu’on pourrait appeler : réalisme idéiste, en adoptant cet adjectif si exact ◀de▶ Remy de Gourmont, s’identifie dans le mouvement universel qui ne peut pas être abstrait.
La base ◀de▶ l’art plastique ◀d’▶aujourd’hui étant cette idée ◀de▶ mouvement universel, je crois utile ◀d’▶éclairer cette idée le plus possible.
Je pense que vouloir abstraire le mouvement signifierait lui attribuer une origine indépendante, peut-être un peu littéraire et non purement physique. Il me semble qu’il est impossible ◀de▶ séparer le mouvement ◀de▶ l’objet ou corps qui nous en donne la perception. Le mouvement n’est pas une qualité, mais une synthèse ◀de▶ toutes les qualités. On pourrait appeler : continuité cette somme ◀de▶ toutes les qualités ◀de▶ l’objet. Le mouvement, comme le temps, dans lequel il s’identifie, est une continuité. Analyser cette continuité signifierait tuer la vie ◀de▶ l’objet, arrêter son mouvement, le diviser en un nombre ◀d’▶instants successifs.
L’hypothèse ◀d’▶une abstraction du mouvement, c’est-à-dire la possibilité ◀de▶ séparer le mouvement du corps où il réside, est, selon moi un non-sens antiplastique, comme l’hypothèse ◀d’▶un mouvement relatif.
Ou bien il faut sortir du champ ◀de▶ l’art plastique et rentrer dans celui ◀de▶ la science mécanique. En ce cas, le mouvement peut être absolu ou relatif.
Mais ce mouvement scientifique n’est pas le dynamisme universel ou vie.
On a souvent confondu ces deux mouvements : le mouvement ou dynamisme universel et le mouvement scientifique ou déplacement.
Cette erreur a été engendrée, en partie, par les sujets ◀de▶ quelques tableaux futuristes et cubistes, où des corps en déplacement étaient représentés.
Ce déplacement a été appelé par quelques peintres futuristes : « mouvement relatif », ce qui ne fait qu’entretenir dans l’erreur et produire toutes sortes ◀de▶ malentendus. On a même fait un parallèle entre nos recherches et le cinématographe !…
Ce mouvement scientifique ou déplacement ne peut être considéré par nous que comme une qualité ◀de▶ l’objet, et comme tel ne peut pas non plus être abstrait. Prenons par exemple la vitesse ◀d’▶une automobile. L’idée image ◀de▶ cette vitesse, qui est spécifique et non générale, « représente » une qualité ◀de▶ l’objet automobile. Abstraire cette qualité veut dire la séparer des autres qualités ◀de▶ l’objet dont la somme constitue, comme je disais plus haut, son mouvement universel ou vie. Cette opération ◀de▶ l’esprit est une analyse qualitative, mais toujours analyse, et la logique ◀de▶ notre esthétique veut que nous concevions le mouvement dans son tout, qui est l’étendue même.
D’ailleurs, cette analyse qualitative est, peut-être, dans la compétence ◀de▶ la « spéculation », mais non dans celle ◀de▶ la « représentation » esthétique. La vitesse, comme toutes les qualités ◀d’▶un objet, n’existe pas en elle-même pour le peintre, car nous ne pouvons pas représenter plastiquement la vitesse ◀de▶ l’automobile, mais l’automobile en vitesse.
Par conséquent, notre réalisme, tout en étant le résultat ◀de▶ l’élément idée et ◀de▶ l’élément expérience sensorielle, et malgré qu’il soit exprimé souvent par des formes géométriques, n’est pas une abstraction.
Quant à ce choix ◀de▶ corps qui se déplacent, il ne faut pas y voir un système ni une nécessité absolue.
Cette préférence pour des trains ou automobiles en marche, ou pour des danseuses, ou des boxeurs, football, etc., dérive bien souvent ◀d’▶une facilité ◀de▶ recherche, et, chez les futuristes particulièrement, elle est le résultat ◀de▶ ce besoin ◀de▶ donner la réalité dans son aspect le plus typique, le plus essentiel, et au maximum ◀de▶ son action.
Ce besoin, qui nous a fait revenir au sujet, est dans notre psychologie une conséquence ◀de▶ la vie moderne, et une conviction éthique.
Mais cela n’implique pas la nécessité ◀de▶ s’abstenir ◀de▶ peindre les corps qui ne se déplacent pas et qui sont pourtant en mouvement. Car le mouvement universel réside aussi bien dans une chaise que dans un cheval qui trotte.
L’œuvre plastique des cubistes en général semble, par contre, exprimer surtout, du mouvement universel, la force ◀de▶ gravitation.
Cela a fait croire à des théoriciens simplistes, prêtant à des recherches momentanées le caractère ◀d’▶une tendance, que les cubistes voulaient percevoir la réalité selon ses quantités intégrales et nécessairement à l’état statique.
C’est là une erreur grossière. D’abord il n’existe pas une réalité statique ni un art statique. (Méfions-nous des mots qui font bien.) Il n’existe pas une réalité statique, car même un cadavre sur lequel nos yeux se posent prend immédiatement la vitalité que notre pensée lui imprime. Ensuite, il n’existe pas ◀d’▶art statique, puisqu’une peinture digne ◀de▶ ce nom est toujours un organisme vivant, dans lequel une concurrence continuelle ◀de▶ formes et ◀de▶ couleurs établit un mouvement ou vie subjective.
Évidemment, s’il y avait équilibre dans cette concurrence, la peinture serait statique, c’est-à-dire sans vie, et alors inexistante. Ce n’est pas le cas ◀de▶ Picasso ou ◀de▶ Braque, ni ◀de▶ quelques-uns ◀de▶ leurs continuateurs qui, chacun selon leur valeur, tendent vers une reconstruction réaliste du monde extérieur.
Sans doute, parmi les continuateurs ◀de▶ Picasso et ◀de▶ Braque, comme parmi les futuristes, il y a ◀de▶ fâcheuses tendances à systématiser. Pousser en ligne droite jusqu’aux extrêmes limites ◀de▶ l’absolu une intuition ou une vérité, c’est s’exposer aux plus absurdes conséquences. Le « système » est d’ailleurs un cercle fermé dans lequel toute vérité dépérit et meurt.
Ainsi, en exagérant cette base impressionniste ◀de▶ renfermer dans le tableau des simples valeurs plastiques dénuées ◀de▶ toute signification non purement picturale, les cubistes tombèrent souvent dans une exaltation ◀de▶ la « forme pour la forme ». Cela implique une compréhension païenne ◀de▶ la vie, parallèle à la contemplation ◀de▶ la forme pure ◀de▶ Schiller.
Avec les impressionnistes, le sujet prenait une importance relative ; avec les cubistes, le sujet n’a plus aucune importance.
Un peintre cubiste ◀de▶ grande valeur voulait me persuader un soir que même le Colisée romain pouvait être un sujet ◀de▶ tableau. Cela n’empêche que ses sujets ◀de▶ tableaux sont toujours des objets familiers, mais des objets ◀d’▶aujourd’hui.
Les futuristes, en continuant l’esthétique ◀de▶ l’impressionnisme jusqu’au style, proclament la nécessité du sujet, et du sujet moderne. Les plus récentes expositions aux « Indépendants » prouvent que tous les peintres ◀d’▶avant-garde commencent à rentrer dans ce point de vue.
En effet, la sensibilité ◀d’▶un artiste moderne sera à peine mise en éveil par l’admiration ◀d’▶une grande œuvre du passé (admiration qui n’est pas ◀de▶ l’émotion esthétique), tandis qu’elle sera mise en état ◀d’▶émotion-création par une œuvre moderne frémissante ◀de▶ la même vie que nous vivons.
L’artiste ◀d’▶aujourd’hui n’est pas le spectateur, le contemplateur, le rêveur païen ou chrétien ; il doit avant tout vivre, et c’est sa vie physique, la vie ◀de▶ tout l’Univers, qu’il renferme dans son œuvre.
Notre art moderne, par sa tendance vers l’universalité, a des rapports avec l’art des primitifs catholiques. Comme eux, nous nous exprimons par des formes synthétiques inspirées par notre vie spirituelle ou intellectuelle plutôt que par la réalité ◀de▶ vision. Nous différons ◀d’▶eux en ce point capital : l’Universalité des peintres catholiques était une conséquence du mysticisme religieux et ◀d’▶un théisme presque totalement disparu. Notre Universalité dérive du sens direct ◀de▶ la vie que nous possédons par la science et la philosophie scientifique.
Une ◀de▶ mes premières toiles futuristes, « la Danse da Pan-Pan à Monico », dans laquelle je faisais participer les formes des choses au mouvement des formes humaines, fut appelée par le peintre Dufy : « peinture unanimiste ». À ce moment-là j’ignorais la signification exacte ◀de▶ l’unanimisme ; ma recherche ◀de▶ mouvement étant presque inconsciente. Plus tard je n’ai trouvé dans ce nouveau point ◀de▶ contact entre la littérature et la peinture qu’une confirmation et une certitude.
Ce mouvement, que nous prêtons aux objets, et qui est notre propre mouvement, peut parcourir, sur les ondes hertziennes ◀de▶ notre sensibilité-intelligence, tout l’Univers. Nous pouvons, par la volonté, par le souvenir, et par l’imagination, lancer nos sensations-idées non seulement à travers les êtres et les choses ◀d’▶un même milieu-ambiant (1re époque futuriste : Objet + Ambiance), mais à travers tous les corps ◀de▶ l’Univers (2e époque futuriste : Objet + Univers).
J’ai compris qu’une idée-sensation pouvait se continuer, par ses affinités ou analogies, jusqu’à son contraire ou différence spécifique, en regardant les vagues ◀de▶ la mer qui persistaient à me donner l’idée-image ◀d’▶une danseuse.
Je m’explique par un exemple. Les contrastes ◀de▶ formes et ◀de▶ couleurs appartenant à la perception ◀de▶ la réalité danseuse peuvent être retrouvés, par affinité ou par contraste, dans le vol spyralique ◀d’▶un aéroplane ou dans le miroitement ◀de▶ la mer.
Voilà les deux termes ◀de▶ la comparaison : Danseuse-mer, renfermant le maximum ◀de▶ vie universelle.
L’analogie n’est pas une généralisation basée sur l’abstraction, mais un élément ◀d’▶intensification réaliste et spécifique. Elle est employée systématiquement dans le « lyrisme synthétique » ◀de▶ Marinetti et des poètes futuristes italiens.
Mallarmé, par un maximum ◀de▶ sélection et ◀de▶ synthèse qui est, comme dit Remy de
Gourmont, « la logique même ◀de▶ son esthétique symboliste »
, sépare ces
deux termes ◀de▶ la comparaison ; il n’exprime que le second, celui qui a servi « à
éclairer et à poétiser le premier »
et qui est une continuité qualitative du
premier.
Nous pouvons réaliser techniquement une esthétique correspondante dans les arts plastiques, et exprimer par une forme carrée et une couleur bleue une idée-sensation produite en nous par une réalité qui nous apparaît par une forme ronde et une couleur jaune. Mais les possibilités ◀de▶ notre réalisation plastique exigent les deux termes ◀de▶ la comparaison : le point ◀de▶ départ et le point ◀d’▶arrivée ◀de▶ l’idée-sensation.
L’unité ◀de▶ temps et ◀d’▶espace étant définitivement détruite dans le tableau, celui-ci pourra donc renfermer des réalités n’appartenant ni au même milieu-ambiant, ni au même instant ◀de▶ perception, ni à aucune logique visuelle. Ces réalités lointaines ou opposées seront reliées seulement par notre pensée et par notre sensibilité.
Je crois en outre, mais ce n’est qu’une direction ◀de▶ notre psychologie, que l’œuvre plastique moderne peut exprimer non seulement l’idée ◀de▶ l’objet et sa continuité, mais aussi une sorte ◀d’▶idéographie plastique, ou synthèse ◀d’▶idées générales. Car il y a des réalités dont la « représentation » peut avoir une signification humaine très vaste et complexe.
Par exemple, j’ai tâché ◀d’▶exprimer l’idée : Guerre, par un ensemble plastique composé ◀de▶ ces réalités : Canon, Usine, Drapeau, Ordre ◀de▶ mobilisation, Aéroplane, Ancre.
Selon notre conception ◀de▶ réalisme idéiste, aucune description plus ou moins naturaliste ◀de▶ champs ◀de▶ bataille ou ◀de▶ carnage ne pourra nous donner la synthèse ◀de▶ l’idée : guerre, mieux que ces objets, qui en sont le symbole vivant.
Je ne présente pas comme une nécessité ce qui n’est peut-être qu’une direction. Cependant notre vie intensive et extensive exigeant de plus en plus ◀de▶ la synthèse et ◀de▶ la rapidité, il se pourrait bien que notre primitivisme s’exprime plus tard par une nouvelle idéographie, plastique et littéraire, renfermant dans des signes conventionnels et autonomes des grandes étendues ◀de▶ l’Univers.
Nous avons déjà dans la vie extérieure des mots réduits ◀de▶ moitié ou fondus avec d’autres mots et composés ◀de▶ plusieurs éléments réalistes. Nous avons également des signaux ◀de▶ route ◀d’▶automobile ou ◀de▶ chemin de fer, etc., exprimant synthétiquement toute une action.
Pour le moment, ce réalisme idéiste dont j’ai parlé dans le courant ◀de▶ cet article, nous l’exprimons plastiquement par un symbolisme (style du Naturalisme plastique) qui est parallèle au symbolisme littéraire (style du Naturalisme littéraire) que nous surpassons.
Malgré le revenez-y ◀de▶ néo-romantisme et ◀de▶ néo-mysticisme religieux dont la guerre est en train de nous gratifier, cette vision claire, réaliste, irréligieuse du monde que nous devons à la Science est un fait accompli qu’on ne pourra plus détruire.
Histoire.
Memento [extrait]
[…]
Revue historique ◀de▶ la Révolution française et ◀de▶ l’Empire (janvier-mars 1915). […] Roberto Cessi : Émile Gaudin et la politique française à Constantinople en 1792 (suite et fin). La suite des Lettres inédites ◀de▶ Marie-Caroline, reine des Deux-Siciles. […]
Les Revues.
Memento [extrait]
La Grande Revue (décembre). — M. Julien Luchaire : « La Guerre vue ◀de▶ Sicile. » […]
Musique.
[Opéra National : Guillaume Tell]
[…] Mademoiselle de Nantes était un enchaînement pour les yeux, mais ne fut surtout qu’un spectacle. Guillaume Tell, par contre, ne jouissait que ◀d’▶un décor usé, ◀d’▶une mise en scène dont le toulousain pompiérisme reportait à quinze ans en arrière, ◀de▶ l’ankylose ou ◀de▶ la cocasserie des choristes et du bouc ◀de▶ M. Noté. Et cependant, dans ces chœurs galvaudés, ◀d’▶inspiration si fraîche ou passionnée, dans ces airs savoureux, démodés et candides, la puissance brute ◀de▶ l’harmonie, ◀de▶ la musique toute nue était irrésistible. J’avoue que le fameux Trio m’humecta les paupières. […]
Tome CXIV, numéro 427, 1er avril 1916
La Politique intérieure ◀de▶ l’Italie et la Guerre
On a cherché à l’attitude ◀de▶ l’Italie, depuis mai 1915 jusqu’à la visite ◀de▶ M. Briand à Rome, bien des explications. Si les journaux des pays alliés n’ont abordé ce délicat sujet qu’avec beaucoup de réserves, soit pour cause ◀de▶ convenance, soit par raison ◀de▶ censure, le public ne s’est pas fait faute, non ◀de▶ formuler des accusations, mais tout au moins ◀de▶ s’étonner avec insistance ◀de▶ certaines restrictions dans l’action ◀de▶ la sœur latine. Mieux encore, tout un parti, en Italie même, servi par une presse nombreuse et influente, a contribué à alimenter le trouble ◀de▶ l’opinion en émettant sur l’action politique et militaire du gouvernement ◀de▶ la péninsule des critiques si virulentes et si précises qu’elles confinent au réquisitoire. Il y a quelques jours, lors de la rentrée du Parlement, ce parti a porté à la tribune ◀de▶ Montecitorio ses rancœurs et ses griefs et soulevé un important débat qui a troublé pendant quelque temps la politique italienne, sans l’éclairer d’ailleurs.
Le Popolo d’Italia, le 22 janvier 1916, résumait avec une clarté troublante l’angoisse dont souffre le public et les reproches que l’opinion, jugeant sur les apparences seules, adresse à la politique italienne pour son rôle militaire et diplomatique restreint.
Le grand organe populaire énumérait dans cet article qui fil sensation, les griefs que le peuple italien lui-même formule contre le gouvernement :
1) L’absence ◀de▶ déclaration ◀de▶ guerre à l’Allemagne déterminant un état ◀d’▶inquiétude et ◀de▶ soupçon que le gouvernement n’a jamais voulu dissiper.
2) Sa faiblesse dans l’usage du droit ◀de▶ représailles : il n’ose même pas séquestrer les biens des Autrichiens en Italie.
3) Une défense insuffisante contre la propagande ◀de▶ trahison, dans le pays. Les neutralistes ont toute liberté. Des journaux notoirement stipendiés par l’ennemi jouissent ◀de▶ l’impunité.
4) Des condescendances inexplicables pour ceux qui se déclarent ouvertement contre la guerre ; les socialistes officiels, les giolittiens, les cléricaux ont toutes les faveurs.
5) ◀De▶ nombreuses erreurs économiques qui ont provoqué le renchérissement du blé et ◀de▶ toutes les denrées ◀de▶ première nécessité. Les mesures qui ont été prises l’ont été trop tardivement et sont mal appliquées. Le gouvernement tolère toutes les spéculations. Ses mesures fiscales frappent exclusivement le peuple. Ses mesures en faveur des familles des combattants, des blessés et des morts, sont appliquées dans un esprit bureaucratique étroit.
Toutes ces responsabilités, nous les repoussons, nous voulons une ligne ◀de▶ conduite sûre, sans ambiguïtés diplomatiques, sans mystères inquiétants, sans timidités inexplicables.
Une volonté décidée ◀d’▶empêcher la spéculation et ◀d’▶interdire aux riches ◀de▶ s’enrichir tandis que le peuple meurt pour sauver le pays.
Une capacité énergique ◀d’▶imposer que chacun contribue à la guerre, les uns par leur fortune et leur travail, les autres en donnant leur sang.
Une inflexible fermeté à couper court à toutes les menées politiques et économiques.
Le Gouvernement ◀de▶ M. Salandra a-t-il le sentiment ◀de▶ toutes ces nécessités ?
Le 23 janvier, le Popolo d’Italia revient à la charge, précise et grossit ses récriminations :
Pourquoi le gouvernement n’a-t-il pas fait à la Turquie et à la Bulgarie la guerre qu’il leur a déclarée ?
Pourquoi n’a-t-il pas participé à l’expédition balkanique ?
Pourquoi les troupes débarquées en Albanie n’ont-elles pas donné signe ◀de▶ vie ?
Pourquoi ne met-on pas en pratique notre adhésion au pacte ◀de▶ Londres en prenant l’initiative ◀d’▶actions qui sortent ◀de▶ la sphère des intérêts immédiats ◀de▶ l’Italie et nous donnent le mérite ◀de▶ hâter la victoire ◀d’▶ensemble ?
Ainsi, les obscurités persistantes ◀de▶ la politique du ministère Salandra-Sonnino, que, par respect pour l’union sacrée des nations alliées, l’opinion ni la presse n’osaient constater ouvertement, c’est un journal italien qui les dénonce et les résume.
Il ne les explique d’ailleurs pas, il ne projette sur elles aucune nouvelle lumière, il ne lente même aucune hypothèse.
Un ensemble ◀de▶ documents particulièrement importants et sûrs permet cependant ◀de▶ se faire ◀de▶ la situation en Italie une idée nette et juste ; c’est ◀d’▶eux que je veux me servir pour essayer ◀d’▶exposer les difficultés qui se sont opposées jusqu’ici au développement logique ◀de▶ l’intervention italienne. On se rendra compte, j’espère, que le ministère Salandra a, avec une admirable abnégation, supporté le rôle ingrat ◀d’▶accepter toutes les critiques sans vouloir se défendre, ◀de▶ subir les soupçons sans pouvoir se justifier, ◀de▶ se résigner aux calomnies sans daigner les démentir, qu’il n’a pas réclamé la justice à laquelle il a droit pour maintenir la façade morale du pays, son unité apparente, son illusoire union sacrée.
Nul doute que le sincère désir du gouvernement et du roi n’eût été ◀de▶ donner à l’action italienne toute l’ampleur que comportait la situation et les ressources du pays. Des actes comme l’adhésion au pacte ◀de▶ Londres, l’envoi ◀de▶ navires ◀de▶ guerre pour coopérer à quelques-unes des opérations des Alliés, l’assistance prêtée à l’armée serbe, la réception des ministres français, la fermeture du trafic du Gothard, attestent simplement que le gouvernement italien saisit toutes les occasions ◀de▶ manifester son vrai sentiment personnel et ◀d’▶aller aussi loin qu’il le peut dans la voie ◀de▶ l’accord complet avec la Triple-Entente sans déchaîner la tempête qu’il sent gronder et qu’il veut éviter dans l’intérêt même ◀de▶ la cause qu’il a décidé ◀de▶ servir.
Mais on ne bouleverse pas ainsi, du jour au lendemain, les habitudes politiques ◀d’▶une grande nation. Les rapprochements internationaux façonnent la mentalité ◀d’▶un pays, même quand ils sont contre nature ; c’est durant les longues années ◀de▶ paix que l’on prépare l’âme nationale qui réagira aux heures ◀de▶ crise. La cohabitation monstrueuse, au sein de la Triple-Alliance, ◀de▶ l’Italie latine et civilisée avec la brutale et sauvage Allemagne, avec l’Autriche héréditairement ennemie, a laissé ◀de▶ profondes traces dans la péninsule. Le mouvement ◀de▶ mauvaise humeur qui jadis poussa le gouvernement italien dans les bras perfides des Habsbourg et des Hohenzollern où il espérait trouver aide et protection pour ses ambitions méditerranéennes contre la France et l’Angleterre, a créé des liens économiques, politiques et moraux si puissants qu’ils enchaînent encore aujourd’hui sa volonté qui s’est si noblement, mais à demi seulement, libérée. Tout le secret ◀de▶ lu politique actuelle des gouvernants italiens réside dans l’équilibre qu’ils sont obligés ◀de▶ maintenir entre le parti germanophile, résidu du passé, et les patriotes qui représentent l’Italie délivrée ◀de▶ l’avenir.
Il n’y a dans leurs restrictions ni arrière-pensée, ni duplicité et tous les soupçons qui ont pesé sur eux procèdent ◀d’▶une douloureuse injustice et ◀de▶ l’ignorance ◀de▶ la vraie situation politique. L’Italie est le seul pays ◀de▶ l’Entente libérale et civilisée où ne se soit pas réalisée l’union sacrée qui jette ◀d’▶une seule âme un peuple vers ses destinées intégrales.
Un se souvient dans quelles circonstances le gouvernement du roi se rangea militairement aux côtés ◀de▶ la France, ◀de▶ l’Angleterre et ◀de▶ la Russie, en mai 1915. M. de Bülow, alors en mission à Rome, s’appuyant sur un très fort parti neutraliste, avait retardé longtemps l’échéance fatale. M. Giolitti et les socialistes « officiels » au service ◀de▶ la politique austro-allemande mirent un moment le ministère en péril. La vague guerrière que souleva le souffle ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶ enleva dans son flux à peu près toute l’Italie. La haine ◀de▶ l’Autrichien et la réalisation des aspirations nationales dans l’Adriatique furent les plus fortes. Tous les Garibaldi ◀de▶ bronze ◀de▶ la péninsule montraient impérativement Trente et Trieste.
M. Giolitti, avec la finesse qui caractérise les hommes politiques italiens, comprit
immédiatement qu’il jouait son autorité et son influence à soutenir jusqu’au bout la
neutralité absolue à tout prix. Seuls les socialistes officiels, toujours et
volontairement enivrés des menteuses doctrines internationalistes ◀de▶ la démocratie
allemande, qui n’avait joué ◀de▶ la fraternité des prolétaires que pour mieux servir les
projeta ◀de▶ l’impérialisme, seuls les socialistes officiels maintinrent leur attitude
intransigeante ◀de▶ pacifistes sans rémission. M. Giolitti conseilla fort habilement à son
nombreux parti ◀de▶ faire la part du feu et ◀d’▶accepter la guerre populaire à l’Autriche
pour sauver la paix avec l’Allemagne, la puissante Allemagne, la maîtresse incontestée
◀de▶ l’Europe, la force ◀de▶ demain, la bienfaitrice économique et financière ◀de▶ l’Italie.
Dès lors, le mot d’ordre des neutralistes italiens fut « enthousiasme pour la
guerre nationale contre l’Autriche, mais contre l’Autriche seulement »
.
Sous le pavillon ◀de▶ cette subite ferveur anti-autrichienne, les giolittiens furent à leur aise pour condamner toute velléité ◀de▶ rupture avec l’Allemagne, et même la déclaration ◀de▶ guerre au vieil ennemi turc. Le vrai souci national ne consistait-il pas à masser ses forces pour la conquête ◀de▶ l’Adriatique et des terres ◀de▶ l’irrédentisme, non à les disperser contre des nations avec lesquelles l’Italie entretenait ◀de▶ correctes relations, et chez lesquelles elle s’abreuvait à une source inouïe ◀de▶ prospérité ?
Dans les Balkans, par exemple, fallait-il, en poussant à fond contre la Bulgarie, détruire le contrepoids nécessaire aux ambitions serbes et fortifier un compétiteur certain des rivages nord ◀de▶ l’Adriatique ?
Pauvre politique, qui ne veut pas voir ou qui veut cacher que Trieste et Salonique ne sont plus à cette heure des problèmes autrichiens, mais bien et nettement des questions allemandes ! Ainsi, en canalisant haines et enthousiasmes populaires vers la frontière austro-hongroise, on sauvait au moins la fraternité allemande ! M. de Bülow n’avait pas complètement échoué dans sa mission romaine.
Cette campagne ◀de▶ dérivation du sentiment public se manifesta d’abord prudemment
pendant les quatre premiers mois ◀de▶ la guerre. En septembre 1915, les rigueurs ◀de▶ la
censure s’étant atténuées, peut-être pour donner en partie satisfaction aux socialistes
officiels, neutralistes germanisants, qui attaquaient violemment le ministère sous
couleur de défendre les libertés restreintes par l’état ◀de▶ guerre, peut-être aussi pour
permettre au public ◀de▶ deviner au milieu de quelles difficultés intérieures manœuvrait
M. Salandra, les rigueurs ◀de▶ la censure s’étant atténuées, la Tribuna,
journal fortement teinté dé neutralisme, publia le 10 septembre un article anonyme que
l’on sut bientôt dû à la plume du sénateur Rolandi-Ricci, ami intime ◀de▶ M. Giolitti. Cet
article faisait ressortir qu’il fallait établir une différence entre la guerre nationale
faite à l’Autriche et la guerre à tournure impérialiste que l’Italie venait de déclarer
à la Turquie. « Nous attendons les faits et les effets, disait l’écrivain, mais
◀de▶ toute façon, nous déclinons l’honneur et la responsabilité ◀de▶ cette
guerre. »
Naturellement, les journaux giolittiens, la Stampa, le socialiste Avanti, le catholique Osservatore romano, prirent immédiatement le parti ◀de▶ la Tribuna. Le journal du Vatican en profita pour remettre en cause même la légitimité et l’opportunité ◀de▶ la guerre contre l’Autriche.
La nationaliste Idea nazionale et le Popolo d’Italia, socialiste réformiste et interventionniste, répliquèrent énergiquement. Un rapport que j’ai entre les mains résume très clairement leur polémique.
La Tribuna, dit en substance l’Idea Nazionale, rejette la responsabilité ◀de▶ la guerre contre la Turquie parce qu’elle ne l’a pas voulue, pas plus qu’elle n’a voulu, d’ailleurs, la guerre contre l’Autriche que nous l’avons bien forcée ◀d’▶accepter. Non, il n’y a pas deux guerres, comme voudrait l’établir le porte-parole ◀de▶ M. Giolitti, il n’y a qu’une seule guerre qui se fait non seulement sur les Alpes, mais en Courlande, en Galicie, en France et aux Dardanelles. L’Italie s’y est engagée, elle doit y participer ◀de▶ tous ses moyens. Elle lutte, non pas pour un territoire, comme voudraient le faire entendre les misérables intrigants du « parecchio »1, mais pour le rôle ◀de▶ l’Italie dans le monde. Développant la même idée, le Popolo d’Italia dénonce avec ironie « le doux mariage neutraliste-clérical ». C’est l’union du mois ◀de▶ Mai qui ressuscite… Revenu au pouvoir, M. Giolitti se ferait fort, grâce aux bons offices ◀de▶ l’Allemagne, ◀de▶ nous réconcilier avec l’Autriche qui pourrait se montrer généreuse. C’est à préparer ce retour que vise la sournoise campagne ◀de▶ ceux qui gémissent sur le renchérissement ◀de▶ la vie, sur l’incapacité du gouvernement à arrêter la spéculation, qui déplorent avec un beau sentimentalisme le nombre des victimes… pour remarquer eu fin ◀de▶ compte que quatre mois ◀d’▶une guerre pénible ne nous out pas encore donné ce que nous eût assuré la neutralité.
Le journal socialiste nationaliste terminait en déclarant que si les neutralistes condamnaient avec tant de rigueur la déclaration ◀de▶ guerre à la Turquie, c’est que frapper Constantinople, c’était atteindre Berlin.
Il y avait peut-être là l’amorce ◀d’▶une campagne contre le ministère, soit qu’on désirât lui substituer purement et simplement un ministère Giolitti, soit qu’on voulût déterminer un remaniement qui aurait été tenu, sous prétexte ◀d’▶élargir le ministère jusqu’à la concentration nationale, ◀d’▶admettre au gouvernement le chef du neutralisme et quelques-uns ◀de▶ ses
Les journaux interventionnistes flairèrent tout de suite le piège et contre-attaquèrent. La crainte ◀d’▶une crise, déterminée par la position équivoque du gouvernement entre les neutralistes très puissants et les partisans ◀de▶ la guerre à outrance, nombreux, eux aussi, et ardents, assombrit toute la fin ◀de▶ l’année politique italienne 1915. L’Idea Nationale et le Popolo romano affirmaient en décembre que le complot socialo-giolittien existait réellement, que l’opposition mobilisait ses forces dans le secret et le mystère, qu’elle avait obtenu une dangereuse popularité en accaparant toutes les œuvres ◀d’▶assistance ◀de▶ la guerre après les avoir longtemps raillées et critiquées.
La Gazzetta del Popolo (◀de▶ Turin), qui est l’adversaire irréductible et personnelle ◀de▶ M. Giolitti, écrivait que son illustre compatriote ne se consolait pas ◀d’▶avoir été écarté du pouvoir et qu’il songeait déjà aux élections qui, après la guerre, se feraient sans lui.
Le Giornale d’Italia lui-même (Rome), qui est quasi-officieux, appuyait en ces termes :
L’approche ◀de▶ l’ouverture du Parlement semble au giolittisme un moment favorable pour exercer une pression. Prudemment abrité sous le manteau ◀de▶ la concorde nationale, il essaye ◀de▶ s’infiltrer dans la position qu’il ne peut plus enlever ◀de▶ vive force. Certaines personnalités, en effet, ont déjà été dépêchées à M. Salandra, pour lui citer les noms ◀de▶ quelques notoires représentants du giolittisme qui seraient disposés au grand sacrifice ◀de▶ participer avec lui aux charges du pouvoir. La plus active vigilance s’impose.
◀De▶ quels éléments l’opposition dispose-t-elle pour oser réclamer sa part du pouvoir et par conséquent la réalisation ◀d’▶une partie ◀de▶ son programme ?
Les giolittiens elles socialistes neutralistes unis représentent une partie importante des effectifs politiques italiens. Le premier groupe est constitué par les éléments bourgeois, façonnés à l’école ◀de▶ la Triple-Alliance, c’est-à-dire dans le culte ◀de▶ la force, dans la conviction ◀de▶ l’invincibilité allemande, dans l’admiration ◀de▶ la Kultur et ◀de▶ l’organisation germaniques. Sans doute les sympathies ◀de▶ ce contingent ne dépendent pas uniquement ◀de▶ raisons idéales et transcendantales. L’Allemagne a profité ◀de▶ sa situation exceptionnelle dans la péninsule pour lier à elle par ◀de▶ nombreux intérêts économiques et financiers, par ses établissements industriels et commerciaux, par ses banques, un grand public indigène qui vivait et s’enrichissait des échanges entre les deux pays et ◀de▶ la mainmise incroyable ◀de▶ l’activité allemande sur la vie nationale. Ainsi des centres comme Gênes, des régions comme la côte ligure où les Allemands avaient créé à leur usage une « Côte ◀d’▶Azur » en pays ami, et bien d’autres, sont agités par un fort parti germanophile. Il faut compter aussi dans le giolittisme nombre ◀de▶ paysans, habitués à écouler vers l’empire les produits ◀de▶ leur culture et ◀de▶ leur élevage ou qui sont venus à lui, depuis la guerre, par ignorance, par manque ◀d’▶élan, par peur des coups, par épaisseur ◀d’▶esprit, par crainte ◀d’▶être obligés ◀d’▶abandonner leur travaux et leurs intérêts.
Le parti socialiste officiel a apporté à l’opposition ses troupes ouvrières, irréductiblement internationalistes et germanisantes malgré les palinodies ◀d’▶un Sadekum et ◀de▶ sa bande, malgré la menace ◀d’▶une hégémonie militaire et impérialiste ; il faut compter encore dans le parti un petit contingent ◀d’▶intellectuels qui n’ont pas voulu ouvrir les yeux aux mensonges, du socialisme allemand, l’impossibilité ◀d’▶une« démocratie allemande », et qui continuent à se priser ◀de▶ marxisme intégral.
En octobre 1915 tout le parti socialiste officiel était d’accord pour attaquer violemment la politique extérieure, intérieure et financière du gouvernement et pour orienter son action dans le sens des délibérations prises en septembre à Zimmerwald. (L’Avanti du 31 octobre 1915.)
Comme moyens ◀d’▶action, les giolittiens — et leurs alliés — disposent ◀d’▶une grande partie du personnel administratif et ◀de▶ leur influence sur le Parlement : n’oublions pas que la Chambre a été élue sous le ministère ◀de▶ M. Giolitti, qu’il a fallu, en mai, des prodiges ◀d’▶habileté et des négociations prolongées pour l’entraîner et qu’elle n’a donné son adhésion qu’à la seule guerre contre l’Autriche… après bien des hésitations. Depuis, l’union sacrée s’est faite, partiellement et en apparence du moins, sur le terrain du patriotisme irrédentiste. M. Giolitti, bon prince, toujours pour prévenir la rupture avec l’Allemagne, a laissé sa majorité s’emballer contre les Habsbourg. Il peut la ressaisir au moment qu’il choisira. Un des dangers ◀de▶ la politique italienne, c’est qu’elle se combine surtout dans le mystère des couloirs ◀de▶ Montecitorio et du sénat. Ainsi l’attaque virulente que, le 16 décembre, le sénateur Barzelotti, un des familiers ◀de▶ l’hôtel de Bülow, lança contre le ministère, fut assez inopinée. En aucun pays, autant qu’en Italie, les ministères ne sont à la merci ◀d’▶incidents ◀de▶ séance.
Ce qui maintient l’union dans le Parlement, c’est la crainte ◀de▶ l’opinion affirmée ◀de▶ la majorité du pays ; mais il n’est pas sûr que certains groupes ne complotent pas ◀de▶ la modifier :
C’est vraiment l’opinion du pays, lit-on dans un rapport, qui a imposé au Parlement son attitude à l’égard du ministère ; mais on commence à se plaindre dans les milieux gouvernementaux ◀de▶ ce que l’atmosphère, des couloirs diffère ◀de▶ celle ◀de▶ la salle. Au grand jour des séances, on manifeste la concorde, à l’ombre, on fomente la discorde. Le Giornale d’Italia du 9 décembre publie en effet, en éditorial, un « Appel aux honnêtes gens et aux patriotes ◀de▶ la Chambre », les mettant en garde contre les manœuvres indirectes des ennemis du ministère. Il énumère les thèmes principaux qui se murmurent à l’oreille. Il y a le thème ◀de▶ la paix : le ministère s’est vraiment trop engagé dans la guerre à outrance ; le thème ◀de▶ la diplomatie : Sonnino n’est qu’un entêté ; le thème du Ministère National où seraient représentés tous les partis… etc. Le pays vibre ◀d’▶enthousiasme, conclut le Giornale, mais les députés complotent. Que le pays veille, il y va du salut ◀de▶ la Patrie.
Le personnel administratif est, lui aussi, fortement teinté ◀de▶ giolittisme, ayant été nommé au temps où le chef du neutralisme germanophile était au pouvoir. Préfets et sous-préfets sont, en majeure partie, à sa dévotion et c’est encore un des éléments sur lesquels il compte.
Dans ◀de▶ telles conditions, non seulement le gouvernement était bridé dans son action et dans son désir ◀de▶ tirer, soit contre l’Allemagne, soit dans les Balkans, toutes les conséquences que comportait son entrée en guerre et son adhésion au pacte ◀de▶ Londres, mais encore il ne pouvait même pas contrecarrer officiellement l’activité occulte du parti Giolitti qui se tenait, nous pouvons à peu près l’affirmer, en relations constantes avec M. de Bülow, établi à Lucerne.
Il était passionnément attaqué d’un autre côté par les interventionnistes irrités. Dans une intention infiniment louable, mais avec une méconnaissance certaine ◀de▶ la situation intérieure, ils désiraient rendre immédiatement l’action militaire plus complète, plus étendue et l’action diplomatique plus énergique et plus nettement anti-triplicienne. Du fait ◀de▶ ses amis comme ◀de▶ ses ennemis, le gouvernement se trouva souvent en posture inquiétante. L’opposition interventionniste des socialistes indépendants surtout semblait, en janvier dernier, avoir ébranlé la situation. Les bruits ◀de▶ crise ministérielle prirent plus ◀de▶ consistance.
L’annonce, à cette époque, ◀d’▶un voyage ◀de▶ M. Salandra à Turin où, pensait-on, il ne pouvait pas ne pas rencontrer M. Giolitti, d’autre part, le bruit qui circula que l’ancien président du conseil reviendrait sous peu s’installer à Rome, parurent donner corps aux rumeurs répandues ◀de▶ la formation ◀d’▶un gouvernement aux bases plus larges, où tous les partis seraient représentés, ◀d’▶un ministère dit « national » qui, en réalité, n’aurait rien eu ◀de▶ commun avec le ministère « national » ◀de▶ France ou ◀d’▶Angleterre. Les journaux interventionnistes, qui avaient été les plus ardents à reprocher à MM. Salandra-Sonnino leur tiédeur forcée, s’émurent.
Le Popolo d’Italia accentua immédiatement sa violente campagne contre M. Giolitti :
Se ferait-il des illusions sur les bruits ◀de▶ crise qui ont circulé ces jours-ci à la suite du désir des interventionnistes ◀de▶ voir renforcer le Gouvernement ? En tout cas, s’il doit y avoir un remaniement, M. Giolitti et ses amis en seront exclus. Le Ministère ne peut se modifier que dans le sens interventionniste. Il ne comprend déjà que trop ◀d’▶éléments tripliciens. La présence ◀de▶ M. Barzilai ne suffit pas à neutraliser les hommes qui n’ont pas la mentalité voulue pour diriger notre guerre anti-triplicienne. Si Giolitti veut venir essayer ◀de▶ nouvelles intrigues, nous pouvons le prévenir que le peuple ◀de▶ Rome a toujours le même esprit qu’en mai dernier.
Cette exclusive lancée, le journal populaire reprenait ses récriminations contre les timidités du ministère qu’il venait de défendre.
Au même moment l’Idea Nazionale, organe du jeune parti nationaliste, alliée du gouvernement, mais alliée un peu « brouillonne et compromettante », le morigénait vertement.
M. Luzzatti lui-même, le 24 janvier, dans un article très remarqué du Corriere della Sera, prolongeait le malentendu et l’équivoque en plaçant la question italienne uniquement sur le terrain ◀de▶ la constitution des nationalités complètes.
Le conseil des Alliés, tenu à Londres et qui fut suivi ◀d’▶un conseil des ministres à Rome, n’éclaircit pas la situation, au contraire.
La Stampa du 21 janvier lui consacra un article qui contenait ces phrases extrêmement perfides :
Le Conseil des ministres aura certes une grande importance, puisqu’il aura à tenir compte ◀de▶ la situation nouvelle créé par le Conseil des Alliés qui vient de se tenir à Londres. Des décisions prises à Londres, on attend en effet un plan ◀d’▶ensemble pour l’action des Alliés dans les Balkans et en Albanie. M. Sonnino a sans doute pu indiquer à ses collègues les résultats ◀de▶ l’examen fait à Londres ; le conseil discutera ces résultats au point de vue des intérêts italiens…
Naturellement, les journaux nationalistes regrettaient amèrement l’abstention ◀de▶ l’Italie à ce conseil ◀de▶ Londres. Plus que jamais le Popolo d’Italia réclamait la guerre à l’Allemagne, appuyé par le Secolo de Milan, organe radical, le Messaggero de Rome, des journaux ◀de▶ Bologne.
Plus la Stampa et l’Avanti répétaient qu’il ne convenait ni a la dignité ni aux intérêts italiens ◀de▶ se trouver en guerre avec l’Allemagne, plus les interventionnistes allaient jusqu’à insinuer qu’il existait peut-être un traité secret qui permettait à l’Italie ◀de▶ faire sa petite guerre à l’Autriche et qui lui réservait du côté de l’Allemagne une porte ◀de▶ sortie en cas ◀d’▶insuccès. Les neutralistes se gardaient bien ◀de▶ protester. L’opinion moyenne réagissait seule contre ce soupçon outrageant pour le gouvernement.
On conçoit quelle était, au milieu de cette lutte passionnée, la situation ◀de▶ celui-ci : accusé injustement ◀d’▶arrière-pensée par les partisans ◀de▶ la guerre complète qui représentaient en somme la logique ◀de▶ la situation, il était guetté par les neutralistes qui souhaitaient fort l’engager dans une voie agressive contre l’Allemagne, contre la Turquie, dans les Balkans, espérant qu’aux premières velléités ils pourraient lui livrer, au Parlement, un assaut victorieux.
MM. Salandra et Sonnino, s’ils maintenaient la tactique politique qu’ils avaient adoptée, étaient honnis par leurs partisans exaspérés ; s’ils la modifiaient, ils donnaient des atouts à leurs adversaires pour tenter un déclenchement ◀de▶ leur offensive ; s’ils trempaient leur plume pour rédiger une déclaration ◀de▶ guerre à l’Allemagne, M. Giolitti criait à la trahison nationale ; s’ils ne la trempaient pas, les patriotes en appelaient au pays ◀de▶ leur duplicité.
Et le pis pour les hommes au pouvoir, c’est qu’ils devaient souffrir sans se défendre. Ils étaient, par patriotisme, condamnés au silence. Alors qu’il leur eût été facile ◀de▶ dévoiler les amertumes ◀de▶ leur tâche, ◀de▶ démasquer la besogne antipatriotique accomplie par les neutralistes, et la politique injuste à leur égard et aveugle pratiquée par les interventionnistes extrêmes, le souci ◀de▶ ne pas compromettre l’œuvre partielle qu’ils avaient édifiée au milieu de ces difficultés leur commandant ◀de▶ se taire. Le maintien ◀de▶ cette union sacrée apparente, la cohésion ◀de▶ la majorité au Parlement, ils ne pouvaient les obtenir qu’au prix de leur résignation.
Pour les ministres responsables, céder aux injonctions ◀de▶ leurs fougueux amis, c’était provoquer immédiatement la rupture avec les gardiens ◀de▶ l’influence allemande dans la péninsule ; ils devaient donc tendre l’échine aux coups ◀de▶ leurs meilleurs partisans avec qui ils communiaient pourtant dans leur cœur et leur conscience. Il fallait, aux yeux de l’Europe, amie et ennemie, conserver la façade ◀de▶ concorde qui donnait tout son prix à la guerre irrédentiste. La moindre maladresse la pouvait faire écrouler.
Rien ne justifie, affirment le Giornale d’Italia et le Corriere della Sera, le sentiment ◀de▶ défiance inspiré par l’Italie et ses Alliés. Si le gouvernement, pour des raisons que nous ne voulons ni ne pouvons discuter, a négligé certaines formalités, ce n’est pas une raison ◀de▶ nous accuser ◀de▶ mauvaise foi. Le rôle joué par notre diplomatie devrait dissiper ◀de▶ semblables préventions.
Les journaux ci-dessus faisaient à ce moment allusion, dans ces lignes officieuses, aux faits ◀de▶ ne pas avoir encore adhéré au pacte ◀de▶ Londres et ◀de▶ pas avoir déclaré la guerre à l’Allemagne.
Ni M. Salandra au Capitole, ni M. Orlando à Palerme n’osèrent effleurer la question ◀de▶ la guerre à l’Allemagne. M. Barzilai se contenta ◀de▶ parler ◀de▶ la coordination des efforts italiens et du plan militaire ◀de▶ l’Entente ; M. Martini se borna à prêcher la concentration des forces alliées aux points les plus importants. Peut-être que l’acceptation par l’opposition ◀de▶ la signature du pacte ◀de▶ Londres qui était intervenue était au prix de ce silence et ◀de▶ ce vague.
Les difficultés ◀de▶ la politique intérieure ◀de▶ l’Italie suffisent amplement à expliquer la limitation ◀de▶ son action militaire et les obscurités ◀de▶ sa diplomatie.
Aux graves soucis et aux rancœurs qui assaillent les hommes habiles qui la dirigent, il est inutile et injuste ◀d’▶ajouter des soupçons pénibles et sans fondement. Entre tous, Salandra et Sonnino, par leur loyauté, leur intelligence, aussi par le silence patriotique qu’ils ont su garder, méritent le respect ◀de▶ ceux qui sont animés ◀d’▶une noble haine contre les barbares. Il faut l’affirmer : il n’y a dans la politique du gouvernement ni réticences, ni arrière-pensée. Il n’y a qu’une bonne volonté très sincère qui se heurte ◀d’▶un côté aux aspirations légitimes et impatientes des patriotes et ◀de▶ l’autre à la duplicité et aux manœuvres tortueuses des amis italiens ◀de▶ l’Allemagne. Le gouvernement a fait tout ce qui lui était humainement possible ◀de▶ faire dans les circonstances où il se trouvait. Le combat qu’il mène à l’intérieur du pays, en même temps qu’il joue ses destinées, pour être moins apparent, plus obscur que celui que livre l’armée, n’est pas moins serré ni ardent. Ce sont, il faut le reconnaître, des charges écrasantes.
En dépit de cette situation trouble et difficile qui paralyse les plus généreuses aspirations, l’Italie, depuis qu’elle a rangé ses légions sous l’étendard ◀de▶ la civilisation, a accompli un effort prodigieux, une œuvre énorme, des exploits épiques. Je voudrais citer tout entier le rapport officiel « sur les résultats ◀de▶ la guerre contre l’Autriche au 30 janvier 1916 », communiqué par l’Agence Stefani au Giornale d’Italia et que j’ai sous les yeux. La légitime fierté n’y transparaît qu’à travers un ton ◀d’▶une extrême modestie. Sous les phrases très simples, très militaires, sans effet, on découvre ◀d’▶un coup d’œil ◀de▶ quelle inébranlable volonté le gouvernement attaqué, entravé, abreuvé ◀d’▶injustices et ◀de▶ fourberies, ◀de▶ quelle implacable énergie l’état-major, limité dans son action, endigué dans ses rêves, ont mené la guerre sur un front qui, ◀de▶ tous les fronts, est certes le plus âpre, le plus rébarbatif, le plus formidable. Les troupes italiennes, dans la neige, dans le froid, au milieu de difficultés inouïes ◀de▶ manœuvres et ◀de▶ ravitaillement, jour après jour, emportent ◀d’▶assaut… un mur ! Ce qu’elles ont fait… Mais laissons la parole au rapport officiel. Dans quelles conditions géographiques s’est engagée la guerre ?
La déplorable conformation ◀de▶ la frontière militaire qui nous a été imposée après la guerre ◀de▶ 1866 est connue : le saillant du Trentin pénétrant dans la plaine du Pô, menaçant les derrières ◀de▶ l’armée italienne concentrée à l’est du Tagliamento, la partie correspondante à la plaine du Frioul privée ◀de▶ tout appui défensif naturel et laissant à l’ennemi la possession sans réserve des principaux débouchés des Alpes orientales. Qu’on ajoute le grand développement linéaire ◀de▶ la frontière même (101 km environ), le caractère ◀de▶ zone alpestre, élevée et difficile du théâtre des opérations constitué par la barrière des Alpes aux mains ◀de▶ l’adversaire pour la plus grande part, le puissant système ◀de▶ fortifications dont l’Autriche, dès le temps ◀de▶ paix, avait renforcé sa propre frontière.
À ces obstacles naturels, l’état-major autrichien a ajouté, dès avant l’entrée en ligne ◀de▶ l’Italie, ◀de▶ formidables défenses : retranchements en ciment ou en béton, champs ◀de▶ mines, gros fils ◀de▶ fer sur piquets ◀de▶ fer, organisation ◀de▶ tout ce qui est nécessaire à la rapide et violente concentration ◀de▶ feux ◀d’▶artillerie.
Ainsi surgit tout le long de notre frontière, du Stelvio à la mer, une barrière défensive, ininterrompue et profonde, à la garde ◀de▶ laquelle le commandement autrichien disposa trois armées : celle du général Dankl, Tyrol-Haut-Adige ; celle du général Rohr, du Mont Parabba au haut Isonzo ; celle du général Borewich, le long de l’Isonzo. En tout 25 divisions formées pour 3/4 ◀d’▶éléments ◀de▶ 1re ligne, pour l’autre 1/4 ◀de▶ troupes territoriales bien organisées et encadrées, constituant une masse équivalente ◀d’▶environ 12 ◀de▶ nos corps ◀d’▶armées.
Le commandement italien décida, pour soulager les Russes pressés en Pologne, ◀de▶ prendre immédiatement l’offensive malgré la frontière qui avait été imposée de façon à lui interdire éventuellement toute marche en avant et à réserver au contraire cet avantage à l’Autriche. Dans le saillant du Trentin, les corps italiens enlèvent, ◀de▶ fin mai à fin juin, la rive droite du Val Daone, le Val Chiese jusqu’à Condino, le val ◀d’▶Adige jusqu’à Ala et d’autres positions encore ; dans le haut Cordevole, la conque ◀de▶ Cortine ; la conque ◀d’▶Ampezzo dans la vallée du Borto. L’état-major s’assure des passages en Carnie. Le long de l’Isonzo, il fait occuper toute la rive droite du fleuve, sauf les têtes ◀de▶ pont ◀de▶ Tolmino et ◀de▶ Goritz. Sur le haut Isonzo l’armée italienne s’établit fortement sur le Monte-Nero et franchit également le fleuve dans son cours moyen. Fin juin, on progresse considérablement sur les positions qui commandent et dominent les deux têtes ◀de▶ pont restées aux mains ◀de▶ l’ennemi. On s’empare ◀de▶ la crête du plateau du Carso, malgré les énormes défenses ◀de▶ l’ennemi. Après un temps ◀d’▶arrêt, le 18 juillet, la bataille recommence tout le long de l’Isonzo ; au prix de sanglants sacrifices et ◀d’▶efforts surhumains, la ligne est avancée ou stratégiquement rendue plus forte par la prise ◀de▶ positions, partout où l’on attaque. Partout aussi les contre-attaques désespérées ◀de▶ l’ennemi sont repoussées.
En août, nouvelles offensives heureuses le long du saillant du Trentin, qui sont complétées par les opérations ◀de▶ la mi-octobre.
Dans le haut Isonzo, notre occupation ◀de▶ la conque du Plezzo et sur le Mont Nero fut élargie, ◀de▶ nouveaux progrès furent faits sur les collines ◀de▶ Santa-Maria et ◀de▶ Santa-Lucia, face à Tolmino.
Sur le cours moyen du fleuve, la tête ◀de▶ pont ◀de▶ Plavla fut notablement augmentée en enlevant ◀de▶ vive force Globule et Zagora, localités fortifiées.
Sur les hauteurs à l’ouest ◀de▶ Goritz, l’adversaire avait accumulé ◀de▶ très forts moyens ◀de▶ défense. Contrariées par le mauvais temps qui nous imposa plusieurs arrêts, nos attaques réussirent, au prix de lourds sacrifices, à conquérir le versant occidental des hauteurs et à en occuper le sommet en partie, le dépassant même sur quelques points le long de la pente sur l’Isonzo.
En résumé : dans le Trentin, l’armée italienne a libéré et occupé une grande région riche et populeuse et coupé les deux pointes ◀de▶ territoire ennemi qui menaçaient, à l’est et à l’ouest du lac ◀de▶ Garde, la route Brescia-Vérone.
En Cadore, les vallées conquises interceptent maintenant l’importante route des Dolomites. Des positions menacent également la grande artère ◀de▶ la vallée ◀de▶ la Drane. En Carnie, la ligne frontière est protégée contre ◀de▶ violentes attaques, un fort ennemi démantelé, un autre endommagé.
Sur l’Isonzo, la conque ◀de▶ Plezzo fut conquise. Jusqu’aux pentes du Mont Rombon et du Iavorcek et une grande partie du massif du Mont Nero fut occupée, ce qui nous a solidement établis sur la rive gauche du fleuve. ◀De▶ nos positions, des collines ◀de▶ Santa-Maria et Santa-Lucia, nous tenons en échec la place ◀de▶ Tolmino, qui se trouve sous notre tir et à la discrétion ◀de▶ nos canons. Sur le moyen Isonzo, nous avons constitué une forte tête ◀de▶ pont à l’est ◀de▶ Plavla. Par l’occupation ◀d’▶une grande partie des hauteurs à l’ouest ◀de▶ Goritz, nous avons enlevé toute valeur à cette formidable tête ◀de▶ pont ◀de▶ l’ennemi et rendu la ville inhabitable, autrefois centre ◀de▶ ravitaillement pour les troupes autrichiennes. Nous avons chassé l’adversaire ◀de▶ toute la vaste et populeuse plaine sur la rive droite ◀de▶ l’Isonzo. Enfin, ayant franchi le fleuve, nous avons brisé les lignes puissantes ◀de▶ l’ennemi construites le long de la crête du Carso, en nous établissant solidement sur ce plateau.
Partout, dit le rapport, l’ennemi a dû subir notre initiative, « se raidir dans
une résistance passive… s’accrocher désespérément au terrain… »
Mais tout en
s’immobilisant dans des conditions ◀de▶ défensive aussi favorables, l’adversaire a usé des
forces considérables, il a perdu plus ◀de▶ 30 000 prisonniers…
En face de cet ennemi, notre armée, affrontant les graves difficultés ◀de▶ l’offensive, difficultés que la guerre moderne a singulièrement accrues, obligée à toujours combattre dans des conditions ◀d’▶infériorité vis-à-vis de l’ennemi à cause de ses positions dominantes et ◀de▶ la préparation du terrain, notre armée a maintenu pendant huit mois ◀de▶ lutte une attitude agressive intolérable. Combattant avec élan et ténacité, sur le théâtre le plus rude, à l’altitude la plus élevée ◀de▶ tous les théâtres actuels ◀de▶ la guerre européenne, supportant avec fermeté l’adversité des intempéries, fatigues et efforts ◀de▶ tout genre, notre armée a gagné la juste renommée due à sa valeur et le respect ◀de▶ l’ennemi. Nous en voyons la preuve dans le tribut unanime ◀d’▶éloges ◀de▶ la presse étrangère et dans la comparaison des dédaigneux communiqués autrichiens des premiers jours ◀de▶ la guerre avec ceux plus modestes des temps derniers.
C’est pourquoi l’armée italienne voit venir la nouvelle année avec l’orgueil légitime des faits accomplis et une inébranlable confiance dans l’avenir. S’inspirant ◀de▶ l’exemple ◀de▶ S. M. le Roi, premier entre tous en toute occasion guerrière, soutenue par les attentions constantes et affectueuses du pays, elle tire des épreuves ardues qu’elle a surmontées une incitation à multiplier ses efforts pour l’avenir, jusqu’à ce que le but glorieux que la volonté ◀de▶ la Nation lui montre soit complètement atteint.
Que l’on fasse un rapprochement entre ce vibrant rapport et la situation politique intérieure du pays que nous avons décrite, que l’on considère que cette lutte épique a été entreprise malgré l’opposition ◀de▶ deux puissants partis et poursuivie en dépit de leurs manœuvres tortueuses, le ministère Salandra-Sonnino n’a pas besoin ◀d’▶autre justification.
Les Revues.
Memento [extrait]
[…]
L’Amitié ◀de▶ France (février à avril). M. M. Mersanne : « Forum, méditation romaine. »
[…]
Lettres américaines.
Henry Johnson : The Divine Comedy,
2 dollars 50 cents ; New Haven, Yale University Press
◀De▶ haute valeur aussi est la traduction ◀de▶ la Divine Comédie par le
Professeur Henry Johnson, qui occupe la chaire des langues modernes au collège Bowdoin
en Maine. La traduction est très fidèle et artistique en même temps. « Le but que
doit chercher le traducteur, dit M. Johnson, est un résultat fidèle à l’idéal qu’il
s’est proposé sans compter ou craindre la somme du travail donné. »
Le livre
est superbement relié et imprimé.
Tome CXIV, numéro 428, 16 avril 1916
L’Aspect oriental ◀de▶ la Guerre européenne [extrait]
[…]
Il [Guillaume II] n’avait pas davantage entrevu le revirement ◀de▶ l’Italie, la rupture ◀de▶ cet État avec ses alliés ◀de▶ la veille, l’adhésion du cabinet ◀de▶ Rome à l’Entente ; et pourtant la politique que suivirent MM. Salandra et Sonnino était en relation étroite avec la politique orientale des Empires du Centre. Lorsqu’on étudie ◀de▶ près le Livre Vert, les dépêches que la Consulta échangea avec le duc d’Avarna, les procès-verbaux des entrevues du Ministre des Affaires étrangères italien avec le prince de Bülow et le baron Macchio, il en ressort nettement que, si le souci ◀de▶ l’équilibre général a joué un grand rôle dans les déterminations ◀de▶ nos voisins, l’équilibre balkanique y tint une place essentielle. C’est parce que l’Autriche voulait assujettir les Balkans à sa tutelle par la suppression violente ◀de▶ la Serbie, que la Péninsule, en dernière analyse, a pris les armes. Le problème ◀de▶ l’Adriatique, qui est le problème fondamental pour le grand peuple latin, eût été tranché à son détriment, si la chancellerie ◀de▶ Vienne fût parvenue à ses fins. Les théoriciens politiques italiens avaient toujours soutenu cette conclusion que le littoral oriental ◀de▶ la « mare amarissima » devait être arraché à l’Empire danubien : or cet Empire ne se contentait même plus ◀de▶ la portion ◀de▶ côtes qu’il détenait ; il entendait prolonger sa domination au sud ◀de▶ Cattaro. Mieux : en essayant ◀de▶ se frayer par le canon le chemin ◀de▶ Salonique, il menaçait l’avenir des ports italiens, l’expansion possible du commerce italien vers le Levant. Par la force des choses, la réconciliation s’opérait entre les héritiers ◀de▶ Rome et ◀de▶ Venise d’une part, et les Slaves du sud ◀de▶ l’autre.
L’intervention ◀de▶ la Consulta dans le conflit européen bouleversa donc, au printemps 1915, les relations des parties belligérantes, en Orient comme dans l’ensemble des champs ◀de▶ bataille. Elle constituait, sous certains rapports, une riposte accablante à l’entrée en ligne ◀de▶ la Turquie ; elle donnait à l’Entente un supplément ◀de▶ forces très supérieur à celui que la Porte pouvait assurer aux Empires du Centre. Comment fut-elle appréciée à Constantinople ? Nous ne le saurons que beaucoup plus tard. Il est évident que si les ultra du Comité Union et Progrès se réjouirent ◀de▶ pouvoir reprendre le Dodécanèse occupé en 1912 par la flotte italienne, les esprits pondérés et prévoyants appréhendèrent les revendications ◀d’▶un État si fortement mêlé aux affaires du Levant.
[…]
Histoire.
Memento [extrait]
[…]
La Révolution française (novembre-décembre 1915). […] L’anniversaire ◀de▶ la prise ◀de▶ Rome par les Italiens, par A. Aulard. […]
Échos.
Le Théâtre à Bruxelles
Un rédacteur ◀de▶ la revue italienne la Riforma teatrale a obtenu ◀d’▶un jeune artiste belge des détails curieux sur le théâtre à Bruxelles pendant l’occupation allemande.
Il y eut plusieurs tentatives faites pour rouvrir le théâtre ◀de▶ la Monnaie. La première fois, ce fut Weingartner qui vint avec l’orchestre « Philharmonique » ◀de▶ Berlin. On s’attendait à un gros succès, car toutes les places avaient été louées ◀d’▶avance. Or, à l’exception du personnel ◀de▶ service, personne ne vint. ◀De▶ riches Bruxellois avaient acheté tous les billets pour faire le vide.
Un autre jour, on annonça un concert donné par Fritz von Steinhach et son orchestre ◀de▶ Cologne. Cette fois, les Allemands avaient pris leurs précautions. Quand ils constatèrent l’abstention du public, ils garnirent la salle ◀de▶ fonctionnaires qui s’étaient tenus prêts à intervenir.
Une troisième tentative eut lieu en faveur de Lohengrin. Que se passa-t-il ? Mystère. Toujours est-il que le drame ◀de▶ Wagner ne fut pas joué.
Seul, le Théâtre Flamand est ouvert. Bien entendu, il ne donne que des œuvres approuvées par la censure. Mais les artistes ◀de▶ ce théâtre mettent souvent à profit l’ignorance des Allemands et ajoutent au texte des phrases qui mettent le public belge en joie.
Quant aux cinématographes, ils sont envahis par les officiers et les sous-officiers avec lesquels la population ◀de▶ Bruxelles n’a aucun contact. À huit heures, elle s’enferme. Les rues appartiennent dès lors aux traîneurs ◀de▶ sabres.
Tome CXV, numéro 429, 1er mai 1916
Musées et collections.
Les enrichissements des musées nationaux : la donation
Schlichting
Mais deux libéralités méritent ◀d’▶être tirées hors de pair. C’est, d’abord le legs fait au Louvre par le grand amateur, russe ◀de▶ naissance mais parisien ◀d’▶élection, le baron de Schlichting, mort en août 1914, ◀de▶ toutes ses collections, magnifique ensemble ◀d’▶une valeur, ◀de▶ plusieurs millions, comprenant ◀d’▶admirables meubles du xviiie siècle, une grande statue en marbre ◀de▶ Mercure par Pajou, une autre, également en marbre, ◀de▶ jeune homme attribuée par les uns à Sansovino, par d’autres à Michel-Ange jeune, et ◀de▶ nombreuses peintures entre lesquelles il faut citer des œuvres ◀de▶ Giovanni Bellini, ◀de▶ Titien, du Sodoma, ◀de▶ Léonard de Vinci, un Ixion de Rubens, un Peintre ambulant par Frans Hals, et, dans notre école française, un Portrait ◀de▶ Charles IX, un grand tableau ◀de▶ Greuze, un délicieux portrait ◀de▶ la Princesse de Condé par Hubert Drouais, un ◀de▶ Mme de Pompadour par Boucher, etc.2.
À l’étranger. Italie.
L’état d’âme des jeunes ; deux générations
Les causes politiques qui ont amené l’Italie à la guerre sont assez connues, causes particulières austro-italiennes et causes européennes. Les causes psychologiques et les éléments qui ont formé le nouvel état d’âme italien le sont moins. C’est une étude qui peut à peine s’esquisser aujourd’hui, mais qui ne manquera pas ◀d’▶être entreprise à fond après les événements mondiaux qui ferment une époque et en ouvrent une autre.
Cette guerre est le premier témoignage effectif ◀de▶ l’unité italienne. Septentrionaux, méridionaux et insulaires, peuple et bourgeoisie ont, pour la première fois, dans le danger et dans l’espérance, acquis le sens ◀de▶ la grande entreprise douloureuse des pères, ◀de▶ la conquête pacifique des fils qui est l’Italie unifiée. On exagère quand on affirme que le peuple ne participa pas au Risorgimento ; on oublie, entre autres choses, l’armée piémontaise dont le fantassin savait très bien pourquoi il marchait. Il est vrai, pourtant, qu’en sa synthèse, le Risorgimento fut l’œuvre ◀d’▶une élite. Mais aujourd’hui, c’est toute la nation qui combat : le peuple entier non seulement a subi la guerre, mais en partie il l’a voulue et en partie il l’a acceptée consciemment, on le voit aussi bien sur le front que dans les foyers des villes et des campagnes où même les femmes montrent non seulement du calme et ◀de▶ la fierté, mais une activité et une initiative dont on ne les croyait pas capables, auparavant.
Déjà la guerre ◀de▶ Libye avait montré quelque chose ◀de▶ nouveau en Italie. Commencée à travers la rhétorique des professeurs encombrés ◀de▶ réminiscences romaines et les illusions des nationalistes qui la croyaient une promenade militaire, elle se prolongea grave et coûteuse dans le calme et la patience admirable ◀de▶ tout le pays.
Il y a un quart ◀de▶ siècle, le sentiment national était plutôt faible, en Italie. La génération née autour de 1870 eut une jeunesse peu gaie : ses vingt ans coïncidaient avec la pire période ◀de▶ la politique italienne ; les exploiteurs du nouveau régime couvraient le peuple ◀d’▶impôts, sévissaient contre les aspirations populaires à l’amélioration économique, tournaient les bénéfices ◀de▶ la liberté à leur avantage personnel. Cette jeunesse fut socialiste, humanitaire, pacifiste, mais surtout afficha une critique impitoyable contre les institutions. Le nietzschéisme conquérant ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶ répondait à un tempérament tout exceptionnel et n’eut ◀d’▶influence que sur la génération suivante.
La poésie patriotique ◀de▶ Carducci n’avait plus ◀d’▶écho parmi les jeunes, parce que privée ◀d’▶aspirations sociales. Attirés par les tendances juvéniles, ◀De▶ Amicis, Fogazzaro, Arturo Graf manifestèrent des sympathies socialistes. Pour les renforcer, la persécution gouvernementale, qui mit en prison ou à « domicile contraint » plusieurs jeunes imprudents, ne manqua pas. Mais le courant était si entraînant qu’il pénétra, quelques années plus tard, même dans les rangs ◀d’▶un parti jusqu’alors réfractaire, et des jeunes catholiques (et même des prêtres) virent dans les revendications populaires un renouvellement du catholicisme ramené aux origines chrétiennes.
C’était une jeunesse en grande partie bourgeoise, entendons-nous, laquelle agissait ainsi contre ses intérêts immédiats. Plus tard, la bourgeoisie commença à prendre conscience des classes, et aujourd’hui sa jeunesse s’organise pour défendre ses intérêts. D’autre part, les socialistes aussi, sortant des nuages du sentiment et ◀de▶ la critique stérile, se sont lancés aux conquêtes ◀de▶ classes.
Cependant, la troisième Italie avait organisé ses écoles ◀de▶ tous grades avec unité ◀de▶ méthode et dans un esprit national ; elles commençaient à donner leurs fruits. Peuple et bourgeoisie eurent leur nouvelle génération (celle qui était née vers 1890) nourrie ◀de▶ récits héroïques. Elle lisait sur les bancs des lycées les strophes enflammées ◀de▶ Carducci, qui, déjà vieux, était enfin reconnu comme poète national même par les sphères officielles qui auparavant lui étaient hostiles en tant que mécréant et jacobin. Dans chaque région, dans chaque milieu local se trouvait quelque témoin ◀de▶ l’histoire glorieuse, quelque vétéran rendu vénérable et cher par l’âge et par la mort prochaine. Les luttes sociales attiraient moins les jeunes parce que devenues trop concrètes et manquant ◀d’▶idéal. Une forte contribution au mouvement socialiste avait été donnée par la petite bourgeoisie au service ◀de▶ l’État, mal payée et encore plus mal traitée : ayant obtenu les améliorations réclamées, cet élément épars et intelligent retirait son adhésion momentanée et se distribuait en d’autres partis amis des institutions. Enfin aussi, les courants ◀de▶ la culture européenne apportèrent ◀de▶ nouvelles influences, contraires aux précédentes et dans lesquelles, il n’y a pas ◀de▶ doute, le germanisme imposait son âpre volonté réaliste fortement étatiste qui obligeait les nations à se concentrer en elles-mêmes pour s’affronter en un avenir prochain.
Certaines commémorations patriotiques récentes montrèrent quel progrès avait fait le sentiment national dans les dernières décades ; d’abord le centenaire ◀de▶ la naissance ◀de▶ Garibaldi (1908) dont la figure chevaleresque grandissait avec l’éloignement, comme celles ◀de▶ Mazzini et ◀de▶ Cavour ; puis le cinquantenaire ◀de▶ la proclamation ◀de▶ Rome capitale. Ces fêtes, qui unirent vraiment la nation en un seul penser, tandis qu’elles invitaient la jeunesse cultivée à revivre notre histoire ◀d’▶hier, frappaient l’imagination populaire en lui faisant sentir la puissance et la grandeur du lien national.
L’émigration ne fut pas le dernier facteur ◀de▶ ce sentiment. L’étranger fait sentir au paysan calabrais ou sicilien, à l’ouvrier piémontais ou vénitien qu’il est Italien malgré la distinction assez vive du dialecte et des habitudes, le pose en face d’autres nationalités émigrantes, excite en lui une rancune, une nostalgie un orgueil italiens.
Enfin, voici là tout près, ◀de▶ l’autre côté ◀de▶ l’Adriatique, le plus vif sujet ◀d’▶excitation, la mesquine, hargneuse, incessante provocation autrichienne. La lutte des irrédents contre la pression des Allemands, Magyars, Slovènes, incités en masses par l’Autriche à étouffer l’italianité dans les villes vénitiennes ◀de▶ l’Adriatique orientale les vexations des fonctionnaires autrichiens à l’égard des populations étaient devenues si insupportables que même les pacifistes s’étaient révoltés. Le réquisitoire le plus impressionnant contre cette croissante persécution occupa durant plusieurs mois avant la guerre européenne un journal modéré et giolittien, la Stampa de Turin.
En disant que la nouvelle génération est patriote, nous n’avons noté qu’une ◀de▶ ses qualités saillantes ; mais elle a une physionomie bien plus disparate que la précédente. Moins sentimentale, moins penchée sur sa vie intérieure, plus sportive, plus robuste, elle a une plus grande confiance en soi, une confiance peut-être excessive. Une vitalité exubérante lui interdit autant les rêves sociaux que les doutes intérieurs et la fait assez légèrement s’engouer ◀d’▶idées contradictoires. ◀De▶ certains jeunes ◀d’▶aujourd’hui, les plus connus, il serait assez malaisé ◀de▶ suivre la déjà longue évolution : plus ◀d’▶un maître a été adoré et nié en peu ◀d’▶années, ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶ à Benedetto Croce. Des traditionalistes deviennent fatalistes, des syndicalistes impérialistes, des incroyants catholiques et vice versa. Ils ne manquent pas, les suiveurs ◀de▶ la Realpolitik, ◀de▶ la Weltpolitik auxquels les événements ◀d’▶aujourd’hui qui signent la fin des hégémonies militaires devraient enseigner quelque chose. Mais ils ont changé ◀d’▶opinion. Il y a beaucoup de dilettantisme dans tout cela. Il est incontestable qu’ils ont entendu fortement l’appel ◀de▶ la race. Depuis dix ans, la guerre grondait dans le ciel ◀d’▶Europe et ils la pressentaient plus sûrement que leurs aînés.
Eh bien, la guerre moderne, longue, compliquée, lutte militaire et résistance civile, y pourrions-nous durer sans la préparation sociale ◀de▶ la génération précédente ?
D’abord, le sentiment national prend racine sur le bien-être individuel, non sur la misère et le mécontentement. Avant les réformes sociales, que justement cette génération imposa à ta paresseuse et égoïste bourgeoisie italienne, une guerre comme celle-là, nous devons le dire, eût amené un désastre. En outre, le patriotisme est tout ◀de▶ culture et ne va pas d’accord avec l’analphabétisme. À présent, contre cette infériorité ◀de▶ notre peuple, cette génération a lutté avec succès. Les démocrates chrétiens aussi n’ont pas peu contribué à faire accepter la guerre à une grande partie du pays, aux catholiques. Enfin, le féminisme — pour ne pas non plus oublier cette préoccupation ◀de▶ la génération précédente — en donnant aux femmes italiennes une plus grande conscience ◀de▶ soi et plus ◀de▶ culture, non seulement a renforcé dans les familles, le sentiment, du sacrifice patriotique, mais a inspiré les plus diverses initiatives ◀de▶ solidarité et ◀de▶ secours en faveur des classes les. plus éprouvées par la guerre.
Ces deux générations, se jugeaient, avant la guerre, non sans défiance réciproque. Toutes deux douées ◀de▶ qualités maîtresses différentes mais également indispensables à une nation qui a des traditions ◀de▶ large humanité en même temps que ◀de▶ viriles individualités, elles tireront grand profit, ◀d’▶une révision sincère et profonde ◀de▶ leurs idées pour l’avenir ◀de▶ l’Italie que l’une n’aime pas moins que l’autre. Toutes deux pensèrent qu’elles devaient faire place à une nouvelle génération digne ◀de▶ tout notre amour ému, celle des enfants qui assistent avec une précoce douleur et une obscure conscience à la disparition ◀de▶ tant de chères vies et au bouleversement des richesses et des idées dont s’enorgueillissait la civilisation du siècle.
Les lettres italiennes ont à déplorer ◀de▶ graves pertes récentes. Il suffit ◀de▶ nommer le romancier sicilien Luigi Capuana et le critique Bonaventura Zumbini. À côté de ceux-là, qui avaient achevé leur carrière (ils avaient dépassé les 70 ans), il faut rendre hommage à la mémoire des jeunes qui ont sacrifié à la patrie toutes leurs espérances et certitudes ◀d’▶avenir.
Renato Serra fut tué dans les premiers mois ◀de▶ notre guerre, le 20 juillet 1915. Il avait fait des essais ◀de▶ littérature contemporaine vraiment perspicaces et fins. Son dernier écrit, Examen ◀de▶ conscience ◀d’▶un homme ◀de▶ lettres, travail hâtif noté entre une besogne et l’autre du service militaire, est grandement caractéristique. Il commence dans un esprit, et finit dans un autre. Il écrit dans une revue ◀d’▶intellectuels et ◀d’▶esthètes, se sent en leur présence, parle comme ils parlent, pense lui-même ainsi et ne trouve aucun motif logique à faire la guerre, qui n’intéresse pas la littérature et ne lui apportera, dit-il, aucun changement, comme elle ne changera rien ◀de▶ rien au monde. Son intellectualisme, est grave et compliqué, mais il est seulement la superficie : au fond ◀de▶ lui, la source souterraine des impulsions est puissante et brise la croûte ◀de▶ l’indolence analysante : une impatience ◀de▶ marcher l’étreint, ◀d’▶agir lui-même, ◀de▶ participer à la vie ◀de▶ la nation, peut-être mieux, ◀de▶ sa région où il est enraciné, ◀de▶ ses ardents Romagnols qui, appelés, partirent pour la guerre avec lui.
Style personnel, fait ◀de▶ tâtonnements et ◀d’▶approximations successives, dans la première partie, puis la prose devient cristalline, classique. Commencée comme une analyse littéraire, l’œuvre s’achève en une confession au sens mystique, devant un dieu intérieur.
Ses dernières lettres, que ses amis ont recueillies dans un petit volume, avec l’Examen (Treves édit. à Milan), nous montrent un homme en une période critique, qui s’observe lui-même incessamment durant l’action avec un calme lucide. La mort interrompit trop tôt cette analyse qui, achevée, aurait été un document ◀d’▶importance énorme.
Scipio Slataper, Triestin, ◀de▶ père ◀d’▶origine slave, était un témoignage ◀de▶ la force ◀d’▶assimilation ◀de▶ la culture italienne. Son petit livre Il mio Carso (Éditions ◀de▶ la Voce, Florence) est le poème en prose ◀de▶ la région où se développe notre plus âpre offensive. Le paysage pierreux et sauvage est pénétré dans l’âme ◀de▶ l’auteur de façon à la former à son image. La prose aussi est dure et anguleuse, mais ◀d’▶une sonorité et ◀d’▶un relief puissants. C’était un écrivain mûr et original, et ce livre, son seul livre, suffit à lui assurer une place dans la littérature italienne. Slataper s’était occupé aussi avec grande compétence et sincérité des problèmes irrédents. Engagé volontaire, il fut tué en vue de la terre qu’il avait, on peut le dire, littérairement conquise à l’Italie.
Il appartenait, comme Serra, à la Voce, dirigée par Prezzolini, revue qui groupait des tempéraments et des idées disparates hors des cadres des partis et des écoles, unis seulement dans un commun désir ◀de▶ liberté et ◀de▶ sincérité.
Eugenio Vaina, ◀de▶ père hongrois et ◀de▶ mère italienne, était ◀de▶ la lignée ◀de▶ ces étrangers idéalistes qui vinrent en Italie lors du Risorgimento pour combattre pour toutes les patries et pour toutes les libertés. Il avait d’abord lutté avec la plume pour l’indépendance des Albanais et des Jugoslaves qu’il avait visités durant leur guerre contre les Turcs. Un magnifique discours ◀de▶ lui en faveur des nationalités balkaniques selon l’enseignement ◀de▶ Mazzini, ◀de▶ Gioberti et ◀de▶ Tommaseo, prononcé dans un congrès ◀de▶ démocrates chrétiens l’année dernière, avait converti ce parti à notre intervention dans la guerre. Volontaire dans les Alpins, il fut tué dès les premières semaines ◀de▶ l’action sur les hauteurs ◀de▶ Gorizia. Il avait 27 ans. Sa dernière page, envoyée peu de jours avant sa mort à un journal ◀de▶ Cesena, l’Azione, est une des plus profondes impressions ◀de▶ guerre qui aient été écrites jusqu’ici en Italie.
Giosuè Borsi avait vingt-cinq ans lorsqu’il fut tué. À dix-huit ans, il avait frappé le monde littéraire en récitant dans quelques villes avec la perfection ◀d’▶un acteur des vers ◀de▶ lui, ◀d’▶une technique consommée, mais non originaux, habiles imitations ◀de▶ son grand ami ◀de▶ famille, Giosuè Carducci. Quand il les publia, il les intitula en latin Scruta obsoleta (défroque importune), pour avertir qu’ils étaient désormais détachés ◀de▶ son âme. Il avait aussi fait le métier ◀d’▶acteur, puis s’était voué au journalisme. Avant la guerre, dans une revue ◀de▶ Lugano qui rassemble des documents ◀d’▶inspiration mystique, Cœnobium, avait paru un sien testament spirituel ◀d’▶adhésion complète à la religion catholique romaine. Sa dernière lettre à sa mère est encore un testament dans ce sens, vraiment émouvant.
Il n’a pourtant pas expliqué cette conversion du paganisme littéraire ◀de▶ Carducci à la pratique du catholicisme, et c’est grand dommage.
Et il faudrait encore rappeler Ruggero Fauro et d’autres très jeunes, qui troquèrent la plume du journaliste contre le fusil.
Hélas ! la disparition ◀de▶ ces jeunes a appauvri notre culture, bien qu’elle ait ajouté ◀de▶ nouvelles et belles figures morales à l’histoire ◀de▶ notre Risorgimento qui voit, en cette guerre, son achèvement.
Tome CXV, numéro 430, 16 mai 1916
Échos
Un mot à M. Benedetto Croce
La Critica, revue italienne ◀de▶ M. Benedetto Croce, philosophe
hégélien, a cru trouver dans ◀d’▶anciens numéros du Mercure des pages
qui lui ont plu touchant la théorie ◀de▶ l’État-Puissance, théorie chère à M. Benedetto
Croce. Mais le Mercure a « cessé ◀de▶ lui plaire »
parce qu’il a « changé ◀de▶ ton »
, « qu’il a cessé ◀de▶ trouver
bonne la doctrine ◀de▶ la Puissance et ◀de▶ réprimer les erreurs qui courent sur le
compte ◀de▶ la science allemande »
et qu’il n’a plus témoigné ◀de▶ sympathie que
pour la doctrine ◀de▶ l’État-Justice, doctrine qui, selon M. Benedetto Croce, n’est
« qu’insidieuse hypocrisie »
. M. Benedetto Croce, sans le dire,
voudrait faire entendre que la France est animée ◀de▶ méfiance à l’égard de l’Italie, et
il commence par insinuer que le Mercure manifesterait cette
méfiance. L’illustrissime professeur ◀de▶ Naples se trompe : le Mercure, non moins que la France, sait fort bien que l’Italie mène, comme sa
sœur latine, le bon combat pour le Droit et la Justice.
Le Voyage en Italie
Nous apprenons que, sous ce titre, vient de se constituer à Paris, un centre ◀de▶
groupes ◀d’▶études en vue « ◀d’▶aider au développement ◀de▶ la culture latine et,
◀d’▶accroître les échanges intellectuels entre la France et l’Italie »
.
Les organisateurs pensent atteindre leur but en ranimant parmi les classes cultivées
◀de▶ France le goût du Voyage ◀d’▶Italie et en procurant « aux jeunes gens,
artistes, écrivains et professeurs »
les moyens ◀de▶ faire, « utilement
et économiquement, un voyage qui est le complément naturel des études secondaires et
la condition indispensable ◀de▶ toute vraie culture »
. Chacun des voyages
durera six semaines et comportera des arrêts à Milan, Venise, Florence, Rome, Naples
et Pise. Chaque groupe sera accompagné par un professeur, un artiste ou un lettré
connaissant bien l’Italie. Le prix du voyage, chemin de fer, logement et nourriture
compris, sera inférieur à 600 francs.
Les jeunes gens, artistes, écrivains ou professeurs qui désireraient des renseignements sont priés ◀d’▶écrire à M. le Directeur du Voyage d’Italie, 54, rue des Écoles, à Paris.
Tome CXV, numéro 431, 1er juin 1916
Musique
Opéra National : [La Fanciulla del West, Il Trovatore]
Notre Opéra poursuit le cours ◀de▶ ses succès. Il les a même corsés ◀de▶ représentations italiennes dont la fâcheuse grippe ne me permit ◀de▶ savourer que la seconde mouture.
[…]
Cet exorde fumeux [L’Ouragan, ◀de▶ Bruneau] préfaçait la tirade italique. Elle ne fut certes pas banale et inspirait des réflexions assez variées. Pour commencer par ◀de▶ justes compliments, il convient ◀de▶ reconnaître et proclamer que les artistes lyriques italiens jouent incomparablement mieux que les nôtres, surtout que ceux qu’on trouve à l’Opéra, et on est bien obligé ◀d’▶accorder que le même aveu s’impose à l’égard de la plupart de nos visiteurs.
[…]
L’habituelle convention ◀de▶ nos mœurs nous éloigne invinciblement ◀de▶ la nature ; la monnaie ◀de▶ singe ou l’apprêt ◀de▶ notre politesse nous accoutume à prendre une « attitude » et, au théâtre, cette attitude est facilement affectée. Aussi détonnons-nous ◀d’▶ordinaire dans le mythe ou dans la légende et nous révélons-nous peu propres à incarner ◀de▶ frustes créatures. Les films venus ◀d’▶Amérique avaient prouvé depuis longtemps, au cinéma, la supériorité sur ce point ◀de▶ nos amis yankees, et il semble bien que nous nous divulguions à cet égard les gens les plus « civilisés » du vieux continent même. Peut-être est-ce parce que dépourvus des traditions issues ◀d’▶un « Roi-Soleil » à la perruque majestueuse, que nos invités italiens ont joué avec un tel entrain primesautier et un si vivant réalisme le mélodrame californien intitulé la Fanciulla del West, qu’il plut à M. Puccini ◀d’▶accompagner ◀d’▶un brouhaha sonore n’offrant aucun perceptible rapport avec ce qu’on peut décemment nommer ◀de▶ la musique. Pour il Trovatore, en revanche, opéra selon la formule ancienne, il n’était plus question ◀de▶ jouer, mais tout bonnement ◀de▶ chanter, et Mme Carmen Mélis aurait certes plus que le nécessaire pour le faire admirablement. Sa voix est belle, en particulier dans l’aigu, ◀d’▶une souplesse merveilleuse et apte aux nuances les plus subtiles. On se sent décontenancé presque jusqu’à la stupeur en présence du résultat auquel aboutit cette virtuosité péremptoire. Si la musique ◀de▶ Verdi vaut quelque chose, c’est, outre par la géniale abondance, pour la verdeur ◀d’▶une inspiration mélodique savoureuse même encore en sa trivialité. Mais cette inspiration, si populaire que chacun la fredonnait ◀d’▶avance, on la cherchait en vain tout ébaubi dans ce qui arrivait aux oreilles. Pour ma part, je l’avoue, je ne soupçonnais guère qu’il fût possible ◀de▶ défigurer à ce degré une mélodie aussi limpide, disloquée, démantibulée par une extravagante acrobatie ◀de▶ traînandos, ◀d’▶expirandos, ◀de▶ hoquettandos, ◀de▶ brusques suspensions et ◀de▶ galops soudains, aux fins de quoi le chef ◀d’▶orchestre ad hoc, M. Rodolfo Ferrari, semblait avoir pour mission capitale ◀d’▶empêcher à tout prix ses subordonnés ◀de▶ jouer un seul instant en mesure. Non, vraiment, ce ne fut pas banal : c’était même abracadabrant, et ça ferait un petit jeu ◀de▶ devinettes original à implanter dans les salons où l’on chante. Un nombreux public transalpin applaudit avec frénésie ces prouesses compatriotes, et il serait téméraire ◀d’▶affirmer que le reste ◀de▶ l’auditoire ne se joignit à l’ovation que mû par les devoirs ◀de▶ l’hospitalité. Il n’est pas défendu pourtant ◀de▶ caresser l’espoir que l’alliance y fut pour autant que notre « politesse ».
Opéra National : Les Virtuosi de Mazarin
Les spectacles nouveaux inaugurés par M. Jacques Rouché n’ont pas cessé ◀d’▶enchanter pour le moins le regard, si peut-être ils n’ont pas toujours strictement tenu la promesse « ◀de▶ résumer ce que la musique a produit de plus remarquable » à tel ou tel moment choisi ◀de▶ son évolution. Les Virtuosi de Mazarin nous offraient, dans la lourde somptuosité ◀de▶ l’époque, un concert organisé par le Cardinal en 1647, au Palais-Royal, pour divertir la Reine, veuve consolable et régente. Certes, Mlle Sirède ressuscitait superbement une Anne d’Autriche imposante, Mlle Faivre, un délicieux Louis XIV en miniature, et M. Vulpesco semblait un Mazarin descendu ◀de▶ son cadre. Mais, quoique le programme érudit nous assurât que le susdit concert fut consacré à l’Orfeo de Luigi Rossi, et que cela put justifier à la rigueur le nombre des fragments qu’on nous servit tirés ◀de▶ plusieurs opéras du maestro, la musique ◀de▶ ce compositeur, chu depuis dans un opaque oubli, a perdu tout le charme qui fit jadis la renommée ◀de▶ son auteur sans y gagner pour nous en intérêt quelconque. Il eut été préférable aussi, sans doute, que les deux citations ◀de▶ Monteverde ne fussent point extraites du Couronnement ◀de▶ Poppée, que nous connûmes, il n’y a guère, sur la scène du Théâtre des Arts. Bref, le plus captivant ◀de▶ la séance s’avéra l’infernale évocation ◀de▶ Médée, empruntée au Giasone de Cavalli, — qui ne date d’ailleurs que ◀de▶ 1649. Cette page troublante n’est pas moins remarquable par son orchestration novatrice que par un puissant effet dramatique qu’on eût plus fortement ressenti si Mme Croiza ne l’avait chantée en italien. En dépit d’une traduction secourable, il n’est pas très commode ◀de▶ compatir comme on voudrait à des sentiments exprimés dans une langue qu’on ne comprend pas.
Ouvrages sur la guerre actuelle.
C. Ferrero : La Guerre
européenne, Payot et Cie, 3 fr. 50
Il est difficile ◀de▶ lire quelque chose de plus ample et de plus pénétrant, sous une forme rapide, que les réflexions ◀de▶ M. Guglielmo Ferrero sur La Guerre européenne. Ce sont là des pages ◀de▶ tout premier ordre, des pages ◀de▶ philosophie historique. Je ne vois pas le moyen ◀d’▶user d’autres mots après avoir lu ce livre. Tout y est (sinon développé, du moins puissamment indiqué) : la connaissance du Présent et le sens du Passé ; l’information qui dénombre, dans l’Europe ◀de▶ 1914, les forces, les faiblesses, les ressources, les politiques, les besoins, les idées, les passions ; et l’intelligence des civilisations précédentes qui précise les opinions en ce qui concerne l’effroyable histoire contemporaine. Dans cette guerre, les problèmes radicaux ◀de▶ la civilisation se trouvent agités avec une urgence et une plénitude suprêmes ; et c’est l’intérêt pathétique ◀de▶ ce livre ◀de▶ nous faire voir cela avec une vivacité dramatique, dont sont gagnés notre esprit et notre cœur, qui s’émeuvent, donnent à fond, s’enflamment, atteignent à une sorte ◀de▶ lucidité concrète, pratique.
Ce livre est un recueil ◀d’▶études et ◀de▶ conférences, faites à divers moments, avant et pendant la Guerre, et dont voici quelques titres : « Qui a voulu la Guerre ? », « Les Causes profondes ◀de▶ la Guerre » (« Quantité et Qualité », « Anarchie, Liberté, Discipline », « Grand et Colossal »), « La Lutte pour l’équilibre » (« La Belgique, clef du monde », « L’équilibre moral ◀de▶ l’Europe » et son « Équilibre politique », « Tragédie ◀d’▶orgueil »). Citons encore l’importante étude sur « L’Italie dans la Guerre européenne », et la magistrale synthèse finale sur « La contradiction suprême » entre les tendances pacifiques, eudémonistes ◀de▶ notre civilisation et la tragédie sanglante où elle se débat.
Les pages sur « La Belgique, clef du monde », insistent sur l’énorme valeur économique ◀de▶ ce pays, dont la possession (jointe à celle du bassin industriel français ◀de▶ Briey) ferait ◀de▶ l’Allemagne la première puissance du monde sous le rapport houiller et métallurgique. Oui, et il faudrait ajouter que l’intérêt politique est non moins immense, et ◀d’▶une constance impressionnante. L’Angleterre a les mêmes susceptibilités (Anvers), touchant la Belgique, qu’au moment de la rupture ◀de▶ la Paix ◀d’▶Amiens ; de même, pour la France, la question ◀de▶ Belgique est liée à celle ◀de▶ ses frontières naturelles ; et l’Allemagne, de même encore, en mettant la main sur la Belgique, reprend et applique à son profit, comme la France en 1792, la doctrine des limités naturelles (pour l’Allemagne, le littoral ◀de▶ la mer du Nord). La guerre ◀de▶ Belgique inaugure, pour des raisons très identiques, et le conflit européen commencé en 1792, et le conflit européen commencé en 1914. Oui, vraiment, la Belgique « clef du monde ».
N’est-il pas vrai que cette petite revue ◀de▶ la question belge comporte sa philosophie ? Vraiment, il est impossible à l’historien ◀de▶ se passionner. Les peuples ne valent pas plus cher les uns que les autres.
Dans les pages sur l’Italie, M. Ferrero résume l’histoire ◀de▶ ce pays depuis
l’expédition ◀d’▶Abyssinie jusqu’à la déclaration ◀de▶ guerre à l’Autriche. Les causes qui
ont mis l’Italie aux côtés ◀de▶ l’Entente ressortent très clairement ◀de▶ cet exposé. Il
serait trop long ◀de▶ les redire ici, et d’ailleurs l’étude ◀de▶ M. Ferrero est là. Notons
seulement qu’il y eut des causes générales et des causes particulières. D’une part,
l’Italie était emportée dans le même rythme qui réglait (ou déréglait) la marche ◀de▶ la
civilisation en Europe. Elle connaissait le même développement économique, la même
substitution ◀de▶ la « quantité » à la « qualité », la même lutte furieuse du libéralisme
et du socialisme contre le conservatisme, les mêmes ambitions impérialistes, etc. La
défaite ◀d’▶Abyssinie (Adua) marqua, pour l’Italie, le commencement ◀d’▶une période où ces
caractères devinrent de plus en plus accusés, période dont l’heure culminante fut
l’expédition ◀de▶ Tripolitaine, cette expédition « qui bouleverse si profondément
le pays »
, m’écrivait à l’époque M. Ferrero. D’autre part, voici les causes,
ou quelques-unes des causes, particulières. Toutes les conséquences ◀de▶ la période que
l’on vient ◀d’▶indiquer se résolurent en une agitation énorme (émeute ◀d’▶Ancône, troubles
◀de▶ Romagne, etc.) La complexité des problèmes électoraux aidant, il devint difficile ◀de▶
gouverner. Et je crois bien, — du moins les choses m’apparaissent ◀de▶ la sorte à la
lecture des pages ◀de▶ l’éminent publiciste italien, — je crois bien que la bizarrerie
même ◀de▶ la situation où se trouvait ainsi le gouvernement ◀de▶ la Péninsule vers le
printemps ◀de▶ 1916, fut la cause occasionnelle, mais décisive, par laquelle l’Italie
consomma son évolution. Je passe sur les négociations avec l’Autriche, pour insister
brièvement, d’après Guglielmo Ferrero, sur cette cause spéciale. Il faut se souvenir que
M. Giolitti était une sorte ◀de▶ dictateur parlementaire, qui avait introduit dans le
système représentatif l’anomalie ◀d’▶un véritable gouvernement personnel. À ◀de▶ certaines
époques, d’après une tactique retorse, il passait la main à des protégés, se retirait
dans la coulisse, pour, à tel autre moment climatérique, rentrer en scène et reprendre
officiellement le pouvoir. Ceci était ◀de▶ la super-essence ◀de▶ combinazione. Et il en arriva de même vers le printemps ◀de▶ 1915, sous le
ministère Sonnino-Salandra. M. Giolitti, qui paraît avoir subi, sans s’en douter, le
contrecoup des intrigues ◀de▶ M. de Bülow, revint à Rome avec le programme
anti-interventionniste que l’on sait. Mais ce programme allait, en général, contre le
sentiment public ; et surtout je sens que la traditionnelle et routinière « combinazione », pratiquée en des circonstances si formidables, et qui d’ailleurs
avait toujours dénoté ce que le système, ◀de▶ gouvernement avait, selon les expressions ◀de▶
M. Ferrero, ◀d’▶« artificiel », ◀de▶ « contradictoire », ◀d’▶« énervant », je sens que la
fameuse « combinazione » ◀de▶ M. Giolitti parut alors bien mesquine ! Il
s’agissait bien ◀de▶ finasserie politique ! Le sentiment public en éprouva certainement un
décisif accroissement ◀d’▶exaspération. On sait le reste : le soulèvement impressionnant
◀de▶ l’opinion, le retour du ministère Sonnino-Salandra, la déclaration ◀de▶ guerre à
l’Autriche.
L’étude intitulé « Quantité et Qualité » (qui est une conférence faite, en
novembre 1913, à Paris) contient l’idée-maîtresse qui est au fond ◀de▶ tout ce qu’a écrit
M. Ferrero sur l’histoire contemporaine. Le monde, dit M. Ferrero, par la Démocratie et
le Machinisme, est passé du fait ◀de▶ la « qualité » au fait ◀de▶ la « quantité ». La
quantité remplace la qualité. Et tout vient de là, y compris la guerre actuelle. Une
trop grande abondance ◀de▶ choses fabriquées, une trop grande facilité pour les faire
circuler, une trop grande densité économique, en un mot, voilà ce qui a exaspéré les
rivalités et fait éclater la Grande Guerre. Le livre intitulé Entre Deux
Mondes, large synthèse sociologique conçue par M. Ferrero à la suite ◀d’▶un voyage
◀d’▶études en Amérique, contenait un premier exposé ◀de▶ cette doctrine. On me permettra ◀de▶
le dire, — l’histoire des idées sociales ayant d’ailleurs quelque valeur civique en ce
moment, — une telle doctrine m’intéresse ◀d’▶autant plus, que cet intérêt, je l’avoue, est
un peu égoïste ◀de▶ ma part. En effet, j’ai indiqué, de mon côté, un point de vue
semblable dans un Essai sur l’Épicuréisme scientifique (Mercure du 16 février 1910), où se trouve exposée cette idée que, désormais,
« ce sont les choses qui sont reines »
. Les « choses », l’abondance
économique, — la « quantité », comme dit M. Ferrero. Cette idée remonte à 1906, époque à
laquelle je l’ai ébauchée dans l’Introduction aux Pamphlets du Dernier
Jour, et j’y suis revenu, avec plus ◀de▶ détail, en 1910, dans l’Essai précité. À
ces deux dates, ou nous ne nous connaissions pas, mon cher ami Guglielmo Ferrero et moi,
ou nous n’avions causé que ◀d’▶Histoire Romaine. Que la même idée se soit présentée à deux
hommes qui ne se connaissaient pas, ou qui n’avaient encore jamais eu ◀de▶ conversation
là-dessus, ne serait-ce pas déjà un bon argument à invoquer en faveur de la réalité
objective du fait social ◀de▶ la « Quantité », — si le, vigoureux talent ◀de▶ Ferrero ne
suffisait amplement, — testis unus, non testis nullus ! — à porter
témoignage ◀de▶ cette réalité ? D’ailleurs, je me contentais ◀de▶ voir dans la « royauté des
choses » une cause ◀d’▶imbécillité sociale, tandis que M. Ferrero tire du principe ◀de▶ la
Quantité ◀de▶ nombreuses conséquences, parfaitement liées entre elles, toutes les
conséquences, en un mot, que la Grande Guerre a fait apparaître. Et même, en ce qui
concerne cette richesse ◀de▶ la conception ◀de▶ M. Ferrero, j’avertis le lecteur ◀de▶ ne se
contenter absolument pas ◀de▶ l’analyse nécessairement sommaire, et plus que sommaire,
esquissée plus haut. Cette analyse ne veut être qu’une suggestion destinée à donner au
lecteur (à supposer qu’il en ait besoin) le désir ◀d’▶ouvrir ce livre, — dont la lecture,
ajouterai-je, en même temps qu’un profit pour l’esprit, est un devoir, en un temps
exceptionnellement tragique, où la connaissance raisonnée des causes politiques et
sociales qui ont amené la plus terrible des Guerres est véritablement une question ◀de▶
conscience, une obligation civique.
À l’étranger. Italie.
France-Italie
On commence — que tardivement ! — à nouer les liens ◀d’▶une alliance politique et économique entre la France et l’Italie, alliance qui vise non seulement la guerre, mais l’avenir. Les alliances ne sont durables que si elles ont pour base l’amitié des peuples. Il y a aujourd’hui, entre Italiens et Français, un désir ◀d’▶amitié.
Les rapports anciens entre l’Italie et la France s’appellent Magenta et Solférino, oui, mais aussi Mentana (question romaine), Tunis et Bizerte (canons pointés sur la Sicile). La France a contraint l’Italie à l’alliance défensive avec les empires centraux (on sait désormais que les pactes ◀de▶ la Triplice, en ce qui regarde l’Italie, étaient seulement ◀de▶ défense) et l’y a tenue pendant trente ans. Vint Algésiras et l’accord méditerranéen ; mais soudain l’incident du Carthage nous fît sentir que l’Italie était isolée en Europe. On ne donnera jamais assez ◀d’▶importance à cet événement historique. Il explique l’intolérance que les Italiens montrèrent durant leur période ◀de▶ neutralité contre les conseils ◀d’▶intervention, ◀de▶ quelque part qu’ils soient venus.
Et, isolés, nous voulûmes l’être quand nous proclamâmes notre neutralité. À un sénateur
qui lui reprochait ◀de▶ ne pas avoir demandé des compensations en échange ◀de▶ notre
abstention, le ministre Salandra répondit : « Si nous avions négocié notre
neutralité, nous l’aurions déshonorée. »
Sur le point de rompre une alliance dont les conditions restaient secrètes, il était
pour nous nécessaire ◀de▶ persuader le monde ◀de▶ notre indépendance et ◀de▶ notre loyauté.
« L’Italie volera en aide au vainqueur. » Ce mot insultant fut attribué, durant notre
neutralité, à un diplomate français, mais aussitôt démenti. Je l’ai trouvé pourtant ces
derniers jours dans un livre ◀de▶ 1909, la Russie ◀d’▶aujourd’hui.
L’auteur, un diplomate russe, le prince Troubetzkoy, l’écrivait en prévoyant une guerre
européenne. D’autre part, le prince de Bülow avait prononcé les phrases célèbres ;
pleines ◀de▶ grâces teutoniques, sur les tours ◀de▶ valse ; et :
« On nous a débauché l’Italie. »
◀De▶ tous les côtés, on avait une
gentille opinion ◀de▶ nous !
Nous avons médité tout cela, tandis que nous étions neutres, période qui fut capitale dans notre histoire intérieure. Jules Destrée, Lorand, Maeterlinck, interprètes ◀d’▶une petite nation, non compromise politiquement dans notre passé (il ne faut pas oublier aussi que la Belgique tient la première place dans la statistique du capital étranger en Italie, capital ◀d’▶autant plus bienfaisant qu’il est politiquement inoffensif), secouaient le sentiment du peuple. Battisti, député du Trentin, ◀d’▶◀Annunzio▶, en dernier lieu, s’adressant à la jeunesse cultivée, agitaient les grandes villes. Mais ces grands mouvements ◀de▶ l’extérieur ne furent que superficiels ; l’élaboration, la maturation ◀de▶ l’acte suprême dans les partis, dans les classes cultivées des diverses régions, ◀de▶ la Sicile à la Vénétie, fut une chose autonome, grave, par moments dangereuse, et ◀d’▶une profonde beauté morale pour l’historien psychologue qui en fera l’évocation sincère.
La guerre et l’alliance acceptées, il est nécessaire ◀de▶ tisser les fils ◀de▶ l’union. Les réconciliations ne sont complètes que quand le sac est vidé des reproches accumulés au temps de la discorde. Je ne répète pas ici les reproches que les étrangers font généralement aux Français. Peut-être la France aurait-elle besoin ◀d’▶un critique patriote qui ferait pour elle ce que Heine, Nietzsche firent, hélas sans succès, pour les Allemands. En Italie, des critiques ◀de▶ nous-mêmes, nous en avons peut-être trop : ils sont plus dénigreurs que critiques. Comme des provinciaux, nous portons même nos querelles ◀d’▶écoles ou ◀de▶ partis à l’étranger, et cela, le professeur ◀d’▶université le fait aussi bien que l’écrivain célèbre ou l’ouvrier émigrant.
Nous sommes très susceptibles à propos de tout ce qui se dit ◀de▶ nous à l’étranger. Notons que l’opinion ◀de▶ notre ex-alliée nous est peu accessible, à cause de la langue ; l’opinion anglaise peut nous être plus connue ; mais la langue française est pour nous comme une seconde langue et rien ne nous échappe ◀de▶ ce qui s’écrit sur nous en France.
La France envoie en Italie trop ◀de▶ gens ◀de▶ lettres en vacances. L’homme en vacances est égoïste. Musées, monuments et paysages sont là qui l’attendent. Il s’y promène avec son calepin. Parmi ses notes et ses variations esthétiques, il ne manque pas ◀d’▶inscrire la macchietta ◀de▶ l’Italien, ◀de▶ cet échantillon du peuple italien qui est autour de lui, cocher, cicerone, bref, l’accapareur ◀de▶ l’étranger. En quelque auberge ou en quelque salon cosmopolite, il se trouve en contact avec quelque déraciné ou métèque levantin très pittoresque et un peu équivoque, mâle ou femelle, et il l’introduira dans son prochain roman. Des écrivains respectables ne surent pas résister à cet usage, offensant ainsi non seulement la vérité, mais aussi l’art.
Loin de nous l’intention ◀de▶ condamner toutes les impressions littéraires sur l’Italie ; nous connaîtrions bien mal les mœurs ◀de▶ nos diverses régions dans le passé, si nous n’avions les relations ◀de▶ tant ◀d’▶étrangers, ◀de▶ Montaigne à… Suarès. Un recueil comme les deux volumes ◀de▶ Christian Beck : l’Italie vue par les grands écrivains (Mercure de France, édit.) est plus qu’agréable, il est instructif à plusieurs points de vue, et plus encore pour nous, Italiens, que pour les étrangers. Ce recueil nous montre, entre autres, qu’aux xviie et xviiie siècles, les voyageurs français étaient plus intelligemment curieux qu’aujourd’hui. Les romantiques commencèrent à ne voir qu’à travers leurs joies amoureuses ou leurs mélancolies vaporeuses. Mais le goût ◀de▶ promener des adultères dans des paysages franciscains ou ◀de▶ faire ◀de▶ la salade ◀d’▶histoire, ◀de▶ technique picturale, ou ◀de▶ psychologie mystique est tout moderne.
Et tant pis si l’esthète est troublé par des manifestations ◀de▶ vie un peu tumultueuses. Je me rappelle la surprise indignée ◀de▶ feu Gebhart, il y a quelques années, contre les employés ◀de▶ chemins de fer qui avaient osé se mettre en grève, et sa fuite précipitée ◀d’▶une Italie dégénérée qui faisait des essais syndicalistes.
Nous finissons par croire que notre art ancien nuit à l’Italie moderne. Confrontez les centaines ◀de▶ livres que la France consacre aux villes artistiques et aux artistes italiens grands et petits avec les très peu nombreux ouvrages qu’elle consacre à l’Italie moderne. Elle en dédie bien plus à l’Argentine et au Japon !
Pourtant, cet état de choses est en voie ◀de▶ changement. Déjà, les dernières années, Albert Dauzat, E. Lémonon ont écrit ◀de▶ bons volumes sur l’Italie ◀d’▶aujourd’hui. La nouvelle alliance donne maintenant ◀de▶ bons fruits et il y a lieu ◀de▶ signaler ◀de▶ nouveaux livres enfin sérieux et dignes ◀d’▶attention.
Voici Jacques Bainville avec la Guerre et l’Italie (Fayard), qui
raconte en quelques chapitres bien documentés comment l’Italie s’est décidée à la guerre
et comment elle la mène. Quoiqu’il ne connaisse à fond que certains courants et en
néglige certains autres importants, il nous est agréable qu’il insiste sur tels
caractères que devra avoir l’amitié franco-italienne. Méfions-nous ◀de▶ la force des
souvenirs historiques comme principes ! « Sans doute, conclut l’auteur, la
communauté des armes aura resserré les liens entre la France et l’Italie. Cette guerre
conduite contre le même ennemi laissera des souvenirs durables. Mais les peuples ne
vivent pas ◀de▶ souvenirs. Ils ne vivent pas non plus ◀de▶ sentiment. Il y a, en Italie,
un désir très sincère ◀de▶ continuer avec nous, après la guerre, les relations cordiales
que la guerre a établies. Cependant, si l’on interroge les Italiens, si on leur
demande comment ils voient l’avenir ◀de▶ leurs rapports avec la France, ils se
réservent, en général, parce que les bases ◀d’▶une collaboration future ne leur
apparaissent pas encore nettement. Comme cet état d’esprit nous plaît mieux, comme il
offre plus ◀de▶ sécurité que cet enthousiasme fragile et cet idéalisme sans critique qui
recouvrent mal les divergences, ou les conflits ◀d’▶intérêts qui n’entretiennent
◀d’▶ordinaire qu’une dangereuse hypocrisie ! »
Voilà un franc-parler qui nous plaît aussi à nous !
Un autre livre à lire est l’Italie depuis 1870 (Delagrave), où Albert Pingaud a tracé avec clarté et sérénité l’histoire ◀de▶ notre politique extérieure pendant les périodes les plus troublées des relations franco-italiennes. Remarquables, les chapitres sur le relèvement économique et le déclin ◀de▶ la Triple-Alliance.
Enfin, un livre qui sera une révélation pour beaucoup de Français et qui soulève des discussions intéressantes dans la péninsule : l’Italie au Travail, ◀de▶ L. Bonnefon-Craponne (Pierre Roger, édit., Paris). L’auteur vit depuis trente ans dans la Haute-Italie et prend part à notre mouvement industriel. Sa connaissance des conditions économiques ◀de▶ notre pays lui permet ◀d’▶écrire des chapitres ◀de▶ lecture facile et intéressante, bien que bourrés ◀de▶ faits et ◀de▶ chiffres, vraies monographies ◀de▶ la soie, — la plus ancienne et noble industrie et la plus importante ◀de▶ l’Italie, bien qu’elle ne soit pas protégée, — du coton et ◀de▶ la laine, du sucre, ◀de▶ l’automobile, ◀de▶ la houille blanche, sur quoi le pays, manquant ◀de▶ charbon, repose tant ◀d’▶espoirs. Il ne nous épargne pas çà et là quelque dure vérité ; — mais sa critique est inspirée ◀d’▶amitié, comme son admiration pour l’effort industriel ◀de▶ l’Italie dans ces dernières années est sûre et documentée. Je ne connais aucun livre qui plus que celui-là soit un antidote contre les fadaises des éternels virtuoses ◀de▶ l’impressionnisme esthétique.
Et les Italiens, comment connaissent-ils la France ? Bien mieux. Nous pouvons l’affirmer, non pas parce que le roman français est lu chez nous comme en France, non pas parce que les pièces ◀de▶ théâtre et jusqu’aux acteurs français parcourent nos scènes ; nous savons que le théâtre et ◀de▶ roman ne suffisent pas à nous donner le miroir fidèle ◀d’▶une société, bien que Zola et Bourget se réclament ◀de▶ l’objectivité scientifique. Et nous ne jugeons pas la France sur ses journaux boulevardiers ou les séances du Palais-Bourbon. Le voyage en France, nous le faisons, nous aussi, quoique nous en rapportions rarement un livre ◀d’▶impressions. Nous savons que la France est le creuset ◀de▶ toutes les expériences morales, sociales, et politiques — bonnes et mauvaises, — mais nous savons aussi qu’elle est saine, solide et passablement conservatrice. Nous ne nous laissons pas impressionner par les calomnies contre la famille, contre la femme française : nous admirons au contraire le sentiment du foyer et ne sommes pas étonnés que le fantassin ait comme dernière parole sur ses lèvres mourantes le nom ◀de▶ sa mère. Et il y a aussi quelques-uns ◀de▶ nous qui attribuent non sans raison la diminution ◀de▶ la natalité surtout à une trop prévoyante sollicitude ◀de▶ parents qui veulent avant tout des enfants sains et heureux. Je renvoie le lecteur à un ouvrage paru avant la guerre et reconnu excellent par beaucoup de Français ◀de▶ bonne foi : La Francia e i Francesi nel secolo XX, par G. Prezzolini (Treves, édit., Milan).
Pour tout dire, nous avons foi dans la France !
J’étais en Piémont, lorsque les hordes allemandes envahissaient votre territoire comme un torrent. Ah ! l’angoisse qui étreignait jusqu’au cœur des paysans ◀de▶ nos petits villages, avant le coup ◀d’▶arrêt ◀de▶ la Marne, qui nous rendit la respiration et nous fit sentir que la marée des barbares était repoussée pour toujours ! Et hier, avec quelle angoisse lisions-nous chaque jour les communiqués ◀de▶ Verdun, et quelle joie devant l’intrépide résistance, plus glorieuse qu’une victoire !
Nous sommes devenus plus réservés et nous étalons moins qu’autrefois nos sentiments les plus profonds, mais notre amour pour la France, qui a couvé sous la cendre pendant tant ◀d’▶années, ne manquera ◀de▶ flamber en son temps ! C’est pourquoi il est nécessaire que nous nous regardions d’abord bien au fond des yeux pour nous reconnaître.
À l’étranger. À travers la Presse.
La presse alliée [extrait]
Nombre ◀d’▶intellectuels italiens poursuivent un but parallèle, qui viennent de fonder une revue nouvelle : la Revue des Nations latines, se publiant en deux éditions, l’une française, l’autre italienne. Ses directeurs sont Guglielmo Ferrero, l’historien si prisé en France, et Julien Luchaire qui, avec son Institut français ◀de▶ Florence et ses excellents travaux historiques, a tant contribué à améliorer les rapports entre les deux pays. Son programme est ◀de▶ résister à l’invasion allemande dans l’ordre spirituel comme dans l’ordre économique et politique, ◀d’▶approfondir la tradition latine et ◀de▶ soutenir les nouvelles idées et les nouvelles directions des factions et des organisations communes aux nations latines. Intéressantes, dans le premier numéro, les gloses des directeurs. La revue, à laquelle nous prédisons un avenir fécond, obtiendra déjà un grand résultat par le seul fait ◀de▶ renseigner avec continuité et impartialité sur la vie intellectuelle et matérielle des deux pays.
Tome CXVI, numéro 434, 16 juillet 1916
À l’étranger. Italie.
Italie et Allemagne
Les événements ◀de▶ ces deux ans ont porté l’Italie à un examen ◀de▶ conscience, à une profonde révision des faits et des idées ◀de▶ ces dernières décades Le caractère, l’instinct et l’idéal ◀de▶ notre nation ne sont pas si faciles à définir : l’histoire ne nous donne pas ◀d’▶indications très sûres : Naples, Venise, Florence Turin, sans compter Rome, quelle diversité ◀d’▶histoires particulières ! Comment en déduire des idées unitaires ? L’Italie est chose nouvelle dans le monde depuis l’empire romain : elle est en devenir, elle est au commencement !
En regardant en nous-mêmes nous avons trouvé, il n’y a pas à s’en émerveiller, des reflets d’autres nations depuis longtemps puissantes et rayonnantes, des influences idéales peut-être excessives pour notre caractère juvénile et d’autres matérielles, tyranniques. L’influence ◀de▶ la France est grande, mais plus sur la littérature et sur l’art que sur tout le reste, et une critique vigilante s’y exerce constamment. Celle ◀de▶ l’Allemagne, très faible en art, nulle en littérature, a été prépondérante et oppressive sur l’enseignement et surtout dans la vie économique et dans l’action politique.
Il faudrait un économiste doublé ◀d’▶un puissant romancier pour tracer un tableau ◀de▶ la pénétration allemande dans les nations ◀d’▶Europe. En Italie, ce fut une invasion.
On connaît la méthode. Une banque allemande à enseigne italienne, avec très peu de capitaux, mais avec une direction habile et sans scrupules, aide avec son crédit ◀de▶ bonnes entreprises industrielles, en encourage ◀de▶ nouvelles, et leur impose outils et machines allemandes ; elle appelle des filiales ◀de▶ maisons allemandes en les affublant ◀d’▶un nom italien ; elle place partout des directeurs, des administrateurs, des chefs techniques et des contremaîtres allemands ; elle s’empare, au moyen de systèmes ingénieux et variés, des principales activités industrielles et commerciales italiennes organisées sous forme de sociétés anonymes. La « Banca Commerciale Italiana » en contrôlait, ◀de▶ ces sociétés, pour une valeur globale ◀de▶ trois milliards. Elle tenait la marine marchande, les industries métallurgiques, mécaniques, électriques, textiles, chimiques, et au premier plan les fournitures pour l’armée et la marine. Un courageux publiciste, Giovanni Preziosi, a révélé cette vaste entreprise dans un livre ◀d’▶un intérêt poignant : La Germania alla conquista dell’Italia (La Voce, Firenze). La lecture en est utile non seulement pour l’Italie, mais pour tous les pays alliés, puisque la haute finance allemande ne cesse pas ◀de▶ lutter partout pour garder ses positions.
Utile au commencement, il faut bien le dire, cette banque devint néfaste à l’initiative italienne et surtout dangereuse pour son action politique. L’émancipation ne devrait pas être trop difficile, puisque les capitaux allemands y sont minimes (3 millions sur 150) : avec un capital ridicule les Allemands exploitaient jusqu’à 800 millions ◀de▶ mouvement annuel ◀d’▶argent italien !
L’université allemande a ébloui le monde entier et nous avons, nous aussi, subi cette fascination. Beaucoup de jeunes gens, à peine sortis ◀de▶ nos universités, allaient se perfectionner, avec des bourses gouvernementales, en Allemagne et en revenaient apôtres ◀de▶ la science allemande et du germanisme. S’ils étaient sans grande influence sur la jeunesse en général, leur jugement était décisif dans les concours des professeurs secondaires et supérieurs.
Tandis que la librairie française nous envoyait ses romans, bons ou mauvais, et les chefs-d’œuvre ◀de▶ toutes les littératures traduits dans sa langue si claire et accueillante, la librairie allemande nous envoyait ses gros manuels, ses répertoires encyclopédiques, les atlas, etc. Ainsi on lisait des histoires ◀de▶ l’art où une part disproportionnée était faite à l’art allemand et où le traducteur était obligé ◀de▶ développer à notre usage la part assignée à l’art italien ; on parcourait des histoires universelles ou même particulières ◀de▶ l’Italie dominées par l’idée germanique, on consultait des répertoires ◀d’▶où était exilé le monde latin. La commodité des illustrations déjà faites séduisait l’éditeur italien (ou allemand italianisé). N’oublions pas les livres en couleurs pour enfants, ◀d’▶un mauvais goût repoussant.
Les grammaires latines et grecques étaient traduites ◀de▶ l’allemand. Les lycéens étudiaient les textes classiques dans des éditions allemandes ; le danger eût été moins grand, si les maîtres les eussent dûment interprétés en initiant les élèves au sens des humanités ; mais l’esprit était étouffé par la lettre, et le résultat ◀de▶ ces études purement philologiques était la haine du latin et du grec et l’ignorance ◀de▶ ce que furent nos aïeux.
Ou peut rire ◀de▶ ces anthropologues allemands qui s’annexaient notre histoire et nos grands hommes, ◀de▶ Michel-Ange à Garibaldi ; mais il y avait aussi des savants pour affirmer que la limite géographique ◀de▶ la péninsule était l’Isonzo ; et un P. D. Fischer, par exemple, dans un livre traduit et très estimé en Italie, d’ailleurs remarquable, L’Italia e gl’Italiani (1903) oubliait son calme scientifique pour sermonner les irredentisti et leur apprendre que dans le Trentin la frontière ◀de▶ l’Autriche coïncide avec les confins naturels ◀de▶ la Péninsule…
Maintenant dans les écoles, c’est un tolle général contre la Kultur. Notre front est contre l’Autriche, mais l’ennemi idéal est
l’Allemagne. Le peuple n’a jamais fait ◀de▶ distinction et les gens cultivés n’en font pas
non plus. Nos souvenirs historiques nous offrent des images et des formules nombreuses
contre le spectre ressuscité ◀de▶ l’empire germanique. On pourrait en composer un
florilège copieux et varié, depuis Polybe, à travers le moyen-âge (
Teutonicam rabiem quis tolerare posset ?
s’exclamait Pietro da Ebolo,
un siècle avant la tedesca rabbia ◀de▶ Dante), jusqu’aux invectives
enflammées ◀de▶ Carducci… Variations amusantes ◀de▶ rhétoriciens ! La meilleure façon ◀de▶
s’émanciper, c’est ◀d’▶encourager solidement les écrivains italiens, les philologues, les
savants italiens et aussi les éditeurs italiens, car il y en a ◀de▶ vaillants et ◀de▶
patriotes.
L’admiration des professeurs pour l’Allemagne se manifestait à chaque page dans leurs ouvrages, mais ils ne nous avaient donné encore aucune étude suffisante sur notre puissante Alliée. Le premier ouvrage remarquable a paru il y a peu ◀d’▶années : c’est La nuova Germania, ◀de▶ G.-A. Borgese. (Bocca, éd. Turin 1907.)
Figurez-vous un Sicilien, sorti depuis peu de l’Université ◀de▶ Florence et transplanté à vingt-cinq ans dans la Babylone prussienne. Il se mêle en journaliste (il correspondait à La Stampa) à la vie allemande durant deux années des plus importantes (1906-1908), il assiste aux persécutions polonaises, aux élections qui confirment le pouvoir à Bülow, aux procès ◀de▶ Max Harden, à la crise constitutionnelle, tandis qu’Édouard VII tisse autour de l’Allemagne les ententes isolatrices. Le colosse allemand ne lui en impose nullement. Dans un style brillant et quelquefois insolent ◀de▶ gamin florentin, l’homme du midi ne peut s’empêcher ◀de▶ comparer la pauvreté décente et la santé morale ◀de▶ sa province à la fièvre ◀d’▶enrichissement et ◀de▶ jouissance ◀de▶ la capitale allemande, la gentilezza antique ◀de▶ notre peuple, notre sens ◀de▶ la mesure et du goût à la manie du luxe et du colossal ◀d’▶un peuple ◀de▶ parvenus.
« Qui parle au xxe
siècle ◀de▶ peinture
allemande, ◀de▶ musique allemande, ◀de▶ poésie allemande parle ◀d’▶une nébuleuse sans noyau
et sans physionomie — écrivait M. Borgese — La richesse ◀de▶ l’Allemagne est un colosse
aux pieds ◀d’▶argile. »
L’expérience à propos des Polonais « prouve à
l’évidence que les Allemands n’ont pas la capacité ◀d’▶assimiler d’autres peuples ou ◀de▶
gouverner paisiblement une confédération ◀de▶ peuples. C’est-à-dire que leur grandeur
est à son apogée, que pour leur histoire a sonné le triste impératif : ne
plus ultra »
.
« La politique allemande — écrivait-il encore — est toute fondée sur la force du poing. Ou qu’on nous donne ce que nous voulons, ou nous mettons le feu aux poudres. Elle ignore que l’art diplomatique s’appuie sur la force militaire, mais qu’il ne fait pas pléonasme avec cette force. »
Dans la psychologie énigmatique ◀de▶ Guillaume II il voyait « tous les dangers qui
menacent le monde »
. Il n’est pas dupe ◀de▶ la campagne ◀de▶ Harden pour la
moralité ; il en aperçoit les dessous ◀d’▶intrigue pangermaniste. Il ne croit pas
entièrement au danger pangermaniste, pourtant il relate ces propos ◀d’▶un officier
supérieur, « très calme, très intelligent, non pas un fou moral »
, qu’il
vaut la peine ◀de▶ relire à dix ans ◀de▶ distance.
1° La flotte allemande sera en mesure, d’ici à peu ◀d’▶années, ◀de▶ tenir tête à la flotte anglaise ◀de▶ la mer du Nord ; ce jour-là, le coup de main sur l’Angleterre sera la chose la plus facile du monde.
2° Il ne vaut pas la peine ◀de▶ s’annexer les terres allemandes ◀de▶ l’Autriche, car l’Autriche allemande et slave fait la politique que l’Allemagne lui ordonne.
3° La neutralité sera refusée à la France à qui on imposera le choix : ou ◀d’▶être avec nous ou ◀d’▶être contre nous. Si c’est contre, nous la détruirons en quinze jours.
4° Hériter ◀de▶ la domination mondiale ◀de▶ l’Angleterre, ce n’est pas facile ni commode, mais l’hégémonie européenne est destinée à l’Allemagne. Pourquoi les peuples la craignent-ils ? La domination ◀de▶ l’Allemagne a toujours été un bienfait pour les nations qu’elle a dominées. Au moyen-âge elle a créé la nouvelle culture, etc…
C’était le ton raisonnable et mesuré ◀de▶ ces propos qui impressionnait l’auteur. Il les
jugeait puérils, mais il ajoutait : « Devant ce genre ◀de▶ puérilité, moi, fils
◀d’▶un peuple sage, je souris des dents, mais en dedans je frissonne ! »
Quant aux socialistes, aux catholiques et autres : « Alors qu’il faut parler et
agir sérieusement, Bebel et Spahn, Hertling et Bernstein, David et Erzberger n’ont
qu’une opinion, celle ◀de▶ Guillaume II. »
Les socialistes, s’ils avaient le
pouvoir, seraient impérialistes au nom de l’Internationale. Nous eûmes déjà le « Saint
Empire romain ◀de▶ nation germanique », nous pourrions avoir « l’Internationale ◀de▶
nation allemande »
. « N’a-t-on pas posé à Stuttgart le principe que les
peuples supérieurs ont droit à la tutelle sur les races inférieures ? Des Herreros
jusqu’aux Parisiens, tous sont inférieurs. Regardez-le par transparence, le drapeau
rouge ; il est blanc, rouge noir ; le drapeau ◀de▶ l’aigle prussien. »
Revenu ◀d’▶Allemagne, M. Borgese en rapportait ◀de▶ remarquables essais sur Goethe, qui lui valurent une chaire ◀de▶ littérature allemande à l’Université ◀de▶ Rome.
La guerre n’a pas surpris M. Borgese. Et comme il était en mesure ◀d’▶éclairer le public, il entreprit dès août 1914 ◀de▶ lui ouvrir les yeux sur l’existence du danger national et sur le destin qui s’imposait à l’Italie. Ses articles dans le Corriere della Sera (recueillis par l’éd. Treves, Milan) forment déjà deux volumes : Italia e Germania et La guerra delle idee.
Il n’est plus le journaliste brillant et quelquefois trop spirituel ◀d’▶il y a dix ans.
La pensée est mûre, le style adapté. Il se défend ◀de▶ haïr l’Allemagne : la connaissance
◀d’▶un passé ◀de▶ vraie culture l’en empêcherait : il analyse les valeurs positives et
négatives du germanisme, il place dans leurs milieux les protagonistes du drame, il
essaye une inversion des lieux communs sur l’Allemagne et sur les nations ◀de▶ l’Entente.
Barbares, ou peut bien les appeler ainsi, les Allemands, non pas pour les atrocités
commises, mais pour l’obscurité ◀de▶ leur guerre. « Quand un
peuple a eu quelque chose ◀de▶ pur et ◀de▶ durable à donner au monde, toujours un halo ◀de▶
poésie s’est formé autour de ses armes. »
Cette guerre, colossale par les
masses et le mécanisme, est mesquine à d’autres point de vue. « Ils parlent ◀de▶
surhommes et ◀de▶ superpeuple, et ils n’ont pas un grand homme, et ils n’ont à offrir au
monde qu’un joug… Le halo ◀de▶ leur guerre n’est que le nuage des gaz
asphyxiants ! »
« Les groupes belligérants représentent chacun un noyau ◀d’▶idées, ◀d’▶un côté le principe des nationalités, la théorie ◀de▶ l’équilibre, l’idéal du travail pacifique ; ◀de▶ l’autre la force contre le droit, l’État contre les nations. Dans le champ des idées, l’Allemagne est déjà vaincue : elle n’a plus la force ◀d’▶affirmer ses idées, au nom desquelles elle est entrée en guerre : en moins ◀de▶ deux ans elle a fait beaucoup de chemin vers les idées ◀de▶ ses ennemis, les idées ◀de▶ la nationalité, du droit et ◀de▶ l’éthique chrétienne. »
« Jusqu’à aujourd’hui, la victoire, à la longue, a toujours appartenu à ceux qui luttèrent pour le développement ◀de▶ l’idée chrétienne dans l’histoire, »
Voilà des choses que M. Borgese n’aurait pas écrit il y a quatre ans quand il adhérait au parti nationaliste, né alors, qui professe des idées assez semblables à celles qui règnent dans le camp allemand. Il est vrai qu’il s’en est détaché de bonne heure. Son évolution est à signaler. Je crois que la tragédie européenne changera beaucoup ◀d’▶idées chez nos jeunes intellectuels.
Tome CXVI, numéro 435, 1er août 1916
Les Revues.
Memento [extrait]
[…]
Revue des Deux Mondes (1er juillet) : […] C. Bellaigue : « ◀D’▶◀Annunzio▶ et la musique. » […]
Musées et collections.
La Vénus de Cyrène
Deux nouvelles statues grecques ont été récemment remises au jour. L’une, découverte en 1913 sur l’emplacement ◀de▶ l’ancienne Cyrène, dans la nouvelle province italienne ◀de▶ Libye, est une admirable Vénus ◀de▶ marbre, à laquelle manquent malheureusement la tête et les bras, mais dont le corps merveilleux, dépouillé ◀de▶ tout voile, se dresse comme une blanche fleur aux délicates inflexions, avec une pureté ◀de▶ lignes délicieuse. La pose ◀de▶ la déesse et la présence près ◀d’▶elle ◀de▶ ses vêtements posés sur un dauphin indiquent sans aucun doute une Vénus anadyomène qui, au sortir de l’onde, relevait probablement ◀de▶ ses deux bras dressés et tordait dans ses mains sa chevelure mouillée. Cette belle œuvre, datant ◀de▶ l’époque hellénistique et dans laquelle les archéologues voient l’imitation ◀d’▶un modèle ancien où survivent même les traditions du ve siècle3, a été placée à Rome dans le Musée national des Thermes.
À l’étranger. À travers la Presse.
La presse alliée [extrait]
Le Souverain Pontife sera-t-il représenté au Congrès ◀de▶ la Paix ? Comme les convictions religieuses, les avis sont fort divisés sur cette question, particulièrement en Italie. Un sénateur, M. Valli, dans un savant article ◀de▶ la Nuova Antologia, a exposé son sentiment, favorable à l’acceptation ◀d’▶un délégué pontifical :
Si le Pontife recevait l’invitation ◀d’▶assister au congrès en qualité ◀de▶ souverain assimilé, pour ainsi dire, au chef ◀d’▶un État ◀de▶ premier ordre, cette participation ne serait pas en contradiction avec les règles en vigueur du droit international. Le Pontife, en effet, est considéré comme un souverain, et ses représentants sont tenus comme des agents diplomatiques. Le règlement des grades et des préséances des agents diplomatiques, signé à Vienne le 19 mars 1815, et complété par le protocole ◀d’▶Aix-la-Chapelle du 21 novembre 1818, est encore en vigueur aujourd’hui.
On pourrait tenter une exception à la représentation spéciale du Pontife à un congrès déterminé, en s’inspirant, pour ce refus, ◀d’▶un principe sanctionné dans le congrès ◀d’▶Aix-la-Chapelle ◀de▶ 1818. On alléguerait, en ce cas, l’absence ◀de▶ tout intérêt, pour le Pontife, dans les sujets qui formeraient le programme du congrès. Mais, pour ce qui regarde le Pontife, il me paraît évident que cette objection peut être éliminée pour un double motif. Premièrement, on ne pourrait contester l’intérêt que présente le rétablissement ◀de▶ la paix pour le chef ◀d’▶une Église qui a des fidèles nombreux dans tous les États présentement ennemis et dans toutes les armées actuellement combattantes. En deuxième lieu, la limite ainsi sanctionnée au congrès ◀d’▶Aix-la-Chapelle, concernant les États qui doivent être et les États qui peuvent n’être pas invités à un congrès, vaut pour les puissances secondaires, non pour les grandes puissances. Et la représentation du Pontife est reconnue par le congrès ◀de▶ Vienne — à juste titre à mon avis — comme celle ◀d’▶une grande puissance.
Non seulement, par conséquent, le Pontife possède le droit ◀de▶ légation actif et passif, non seulement rien n’est changé à ce droit par suite de la perte du pouvoir temporel, comme le démontre, pour ce qui concerne l’Italie elle-même, l’article II ◀de▶ la Loi des Garanties, mais dans l’exercice ◀de▶ ce droit, plusieurs États reconnaissent au Pontife dans leurs capitales respectives diverses prérogatives ◀d’▶honneur et ◀de▶ préséance. Il ne s’agit pas ◀de▶ créer une règle ◀de▶ droit, qui puisse se rapporter à la représentation des chefs des diverses confessions religieuses dans les congrès diplomatiques, il convient, au contraire, ◀d’▶appliquer à ces représentations les règles qui sont déjà en vigueur dans le droit international.
L’archevêque ◀de▶ Cantorbéry, le président du Saint-Synode russe, le patriarche ◀de▶ Constantinople et le grand lama du Tibet n’ont pas, dans le droit international positif, une situation ◀de▶ droit public créée par l’histoire et reconnue par les conventions et par les coutumes des peuples ◀de▶ civilisation européenne. Ils ne reçoivent pas et ils n’envoient pas ◀d’▶ambassadeurs. Ils n’ont été, à aucune époque ◀de▶ l’histoire, les chefs reconnus ◀de▶ toute une société ◀d’▶États. Ils n’ont pas agi, par droit propre ou par déférence ◀d’▶autrui, comme médiateurs ◀d’▶accords internationaux, pareils à ceux qui mirent un terme à la guerre ◀de▶ Trente Ans en 1668 et à ceux qui terminèrent le conflit germano-espagnol en 1885. Ils n’ont pas leurs prérogatives diplomatiques, actives et passives, sanctionnées dans une loi intérieure du pays où ils demeurent et dans tout un système ◀d’▶accords internationaux en vigueur.
◀De▶ telles objections, par conséquent, ne pourraient valoir contre l’admission du Pontife au congrès, parce que, tandis que l’admission du grand lama impliquerait l’adoption ◀d’▶une règle nouvelle, il suffit, pour l’admission du pape, ◀d’▶appliquer les règles du droit international actuellement en vigueur.
Conséquence : À tous les autres dignitaires religieux sus-indiqués, on pourrait opposer une préjudicielle légitime, mais cette préjudicielle deviendrait au contraire illégitime par rapport au Souverain Pontife.
Échos.
Une Entente théâtrale italo-française
C’est chose faite. Depuis deux mois déjà, nous sommes pourvus ◀d’▶une société théâtrale italo-française, dont le président est le sénateur Gérard, l’organisateur M. Sonzono, et qui a pour principal but ◀de▶ débarrasser les théâtres des opérettes viennoises.
Le communiqué ajoute un peu naïvement : « Les Italiens feront la
musique, la France les livrets. »
Et voilà, ce n’est pas plus compliqué que cela. Il en est ◀de▶ la musique comme ◀de▶ la guerre. Le tout, entre les Alliés, est ◀de▶ faire coordonner les efforts. L’un donne des hommes et l’autre des canons. La France fournira des munitions ◀de▶ livrets et l’Italie apportera des partitions.
L’opérette italienne aura un théâtre à soi, à Paris. Les opérettes ◀d’▶ouverture seront : Addio Giovinezza, ◀de▶ Pietri ; Amore in Maschera, ◀de▶ Darclée ; la Candidata, ◀de▶ Leoncavallo. Les opérettes seront données dans leur langue propre, conservant ainsi leur caractère et leur interprétation.
La nouvelle Entente théâtrale italo-française ne se bornera d’ailleurs pas à rénover l’opérette. Au point de vue ◀de▶ l’Opéra, elle se propose ◀d’▶échanger ◀de▶ grandes troupes théâtrales, chargées ◀de▶ mieux faire connaître en France les œuvres des artistes italiens, et, en Italie, les œuvres françaises.
Déjà, au mois ◀de▶ septembre prochain, la troupe ◀de▶ l’Opéra-Comique se fera entendre au théâtre Lyrique ◀de▶ Milan et au Costanzi de Rome. Les œuvres choisies sont Sapho et Manon de Massenet. En retour, une troupe italienne viendra se faire applaudir pendant le carême ◀de▶ 1917.
Tome CXVI, numéro 436, 16 août 1916
À l’étranger. Italie.
Benoît XV et le Congrès ◀de▶ la Paix
Peu de jours après la déclaration ◀de▶ la guerre européenne le pape Sarto mourait, accablé par l’énormité du drame. Il avait conscience, probablement, que le Pape aurait dû être un des protagonistes ◀de▶ ce drame et il ne se sentait pas ◀de▶ taille. On dit qu’il écrivit une lettre angoissée François-Joseph pour retenir la main criminelle qui allait signer le brutal ultimatum à la Serbie. Son successeur rédigea une Encyclique où il manifestait la douleur que lui causait la guerre et où il conjurait les Souverains et les Gouvernants ◀de▶ se mettre d’accord pour la paix. Ni l’humble curé vénitien ni l’aristocratique diplomate génois n’eurent recours aux foudres ◀de▶ l’Église. Peut-être la majesté apostolique décrépite des Habsbourg eût-elle redouté l’arme autrefois terrible ◀de▶ l’Excommunication ?
Le nouveau Pape parle, écrit. Sa voix n’est pas celle des prophètes ◀d’▶Israël, ni celle, si fière, si émouvante, du cardinal Mercier.
La première Encyclique est un document ◀de▶ valeur médiocre :
Qui dirait que ces peuples armés les uns contre les autres descendent ◀d’▶un même ancêtre, qu’ils sont tous de même nature et parties ◀d’▶une même société humaine ?… Depuis qu’on a cessé ◀d’▶observer dans les organisations gouvernementales les règles et les pratiques chrétiennes qui assuraient par elles-mêmes la stabilité et la quiétude, des institutions, les États ont commencé à trembler sur leurs bases… Une autre raison du désordre social consiste dans le fait que généralement l’autorité ◀de▶ celui qui gouverne n’est plus respectée. Car du jour où l’on voulut émanciper ◀de▶ Dieu, créateur et maître de l’Univers, tout pouvoir humain et qu’on en voulut trouver l’origine dans la volonté des hommes, etc… Depuis qu’avec l’école pervertie, avec la mauvaise presse, on a fait pénétrer dans les âmes la mortelle erreur que l’homme ne doit pas mettre son espoir dans la félicité éternelle…, etc. »
Benoît XV voit et trace les causes ◀de▶ la guerre dans les principes constitutifs ◀de▶ la Société moderne, et l’on ne comprend pas comment il espère que la volonté des gouvernements puisse la suspendre si aisément.
Ce document aurait pu être produit dans tout autre siècle à propos d’autres guerres et
il n’est daté ◀d’▶aujourd’hui que par la condamnation assez simpliste du socialisme et par
les paroles, les seules violentes ◀de▶ toute cette froide composition, contre le
« monstrueux » modernisme cette « contagion pestiférée ». Et ce n’est pas à propos du
Habsbourg qu’il cite la superbe phrase du prophète : « Ecce,
constitui te hodie super gentes et super regna, ut evelles et destruas… et ædifices
et plantes »
, mais à propos de ces innocentes erreurs ◀de▶ doctrine et
des discordes entre catholiques…
Mais sa neutralité est critiquée et même suspectée. Alors il s’afflige. Comment
jugerait-il, puisqu’il n’a pas, à cause des conditions que l’État italien lui a faites,
les moyens ◀de▶ se procurer les documents des parties en cause ? Pourtant, l’invasion ◀de▶
la Belgique neutre ?… On le sollicite, on l’engage à se prononcer, et il le fait,
finalement, en appelant « dilecta » la nation martyre et en bénissant
un drapeau aux couleurs belges rendu moins dangereux par l’image du Sacré-Cœur ; et il
ajoute : « Je prie mes fils ◀de▶ Belgique ◀de▶ ne pas douter ◀de▶ ma
bienveillance. »
Quant aux auteurs du crime, silence.
Timidité, ou froideur ? Il faut lire quelques lignes ◀de▶ l’allocution au Consistoire du 22 janvier 1915 :
Il n’y a pas ◀de▶ doute qu’il appartienne principalement au Pontife ◀de▶ Rome, à Celui qui est mandé par Dieu comme suprême interprète et vengeur ◀de▶ la loi éternelle, ◀de▶ proclamer qu’il n’est permis à personne, pour quelque cause que ce soit, ◀de▶ léser la justice ; et sans ambages. Nous le proclamons en réprouvant hautement toute injustice, ◀de▶ quelque part qu’elle ait été commise. Mais mêler l’autorité pontificale aux querelles des belligérants ne serait certainement ni convenable, ni utile…
Il a le droit ◀de▶ juger, et il juge. Qui ? Personne.
Et ici, nous faisons appel aux sentiments ◀de▶ ceux qui passèrent les frontières des nations en guerre pour les conjurer ◀de▶ ne point dévaster les régions envahies plus que ne l’exigeraient strictement les raisons ◀de▶ l’occupation militaire, et, ce qui importe plus encore, que les âmes des habitants ne soient point blessées sans nécessité réelle dans ce qu’elles ont de plus cher, comme les églises, les ministres du culte, les droits ◀de▶ la religion et ◀de▶ la foi. Quant à ceux qui voient leur patrie occupée par l’ennemi, Nous comprenons combien cela leur doit être pénible ◀d’▶être soumis à l’étranger. Mais Nous ne voudrions pas que le désir ◀de▶ recouvrer leur indépendance les poussât spécialement à entraver le maintien ◀de▶ l’ordre public et aggraver ainsi ◀de▶ beaucoup leur position…
Quelle prudence !
S’il y eut une époque où la franchise, l’audace, la témérité en Christ eussent été ◀de▶ bonne politique pour l’Église, c’était celle-ci. Mais il y eût fallu la stature morale ◀d’▶un Grégoire VII. Contre le Hohenzollern qui, arborant le drapeau du Saint-Empire germanique, prétendait étreindre le monde dans son mécanisme ◀de▶ fer, le pontife romain surgissait, défenseur des nations et ◀de▶ la Liberté humaine. Au-dessus ◀de▶ la mêlée, lui seul aurait pu s’y mettre. Au-dessus par l’Esprit, au-dessus des empereurs et des gouvernements ; au dedans, par le cœur, cor cordium, au sein des peuples meurtris. Pour cela, il aurait fallu un grand homme, apôtre et poète, c’est-à-dire un génie. C’est rare. Les événements en produisent quelquefois.
Quelle est la cause ◀de▶ la neutralité papale ? Peut-être le fait que tous les catholiques des pays belligérants, à commencer par les Erzberger allemands, ont embrassé les torts et les raisons ◀de▶ leurs gouvernements ? Ou bien une adhésion instinctive aux principes du droit divin représentés par les monarchies centrales, ainsi le prétendent les catholiques espagnols, admirateurs ◀de▶ l’ordre et ◀de▶ la discipline tudesques ? Ou bien l’espoir ◀d’▶être admis à faire partie du Congrès ◀de▶ la Paix, ce qui renouvellerait, croit-on, le prestige ◀de▶ la Papauté ?
Le désir du Vatican ◀de▶ participer au Congrès est ◀de▶ notoriété publique. Il ne s’est pas encore prononcé là-dessus, mais les journaux catholiques ne manquent jamais ◀d’▶y insister. En Italie, les questions pour ou contre ont été largement débattues et les commentaires se sont répandus à l’étranger. Les catholiques français, par exemple, donnèrent une large diffusion à un article du sénateur Valli, paru dans la Nuova Antologia et favorable à l’intervention du Pape, mais ils négligèrent une étude bien plus importante qui l’avait précédé dans la même revue, étude due à l’honorable Mosca, député appartenant à la haute magistrature, qui signalait les dangers, pour l’État italien, ◀de▶ cette intervention.
Quelles sont les conditions actuelles du catholicisme en Italie ? L’Encyclique ◀de▶ Benoît XV renouvelait les protestations traditionnelles au sujet du pouvoir temporel, et l’allocution au Consistoire ◀de▶ décembre 1915 tendait à démontrer comme intolérable la situation juridique faite par la loi italienne des garanties papales.
Sommes-nous donc en état ◀de▶ guerre avec le Vatican ? Non pas. Les catholiques italiens, auparavant empêchés par le non expedit, prennent part depuis des années à la vie politique. Il est notoire que Pie X avait prêté à M. Giolitti, dans les dernières élections, l’aide ◀d’▶un puissant organisateur clérical, le comte Gentiloni, et que la majorité plutôt hybride ◀de▶ la dernière Chambre résulta ◀d’▶un compromis électoral entre l’État et l’Église.
Il y a à la Chambre quelques députés catholiques ; ils ne sont pas reconnus officiellement comme tels, c’est entendu : ce ne sont pas des députés catholiques, mais des catholiques députés ; c’est la formule. Dernièrement, l’opportunité ◀de▶ composer un gouvernement à large base nationale fit appeler au ministère un jeune et intelligent chef des catholiques lombards, l’honorable Meda. Le Vatican se hâta ◀de▶ manifester ses réserves : l’honorable Meda au ministère ne signifie pas une adhésion officielle des catholiques ni à l’État italien, ni à la guerre ; il ne représente que lui-même.
Et voilà qu’un autre catholique député, l’honorable Ciriani, représentant la fraction peu nombreuse, mais très vaillante des démocrates chrétiens, intervint, — et il eut un succès remarquable à la Chambre, — en déclarant que le nouveau ministre des Finances, quoique neutraliste avant la guerre, ne pouvait apporter dans le ministère national qu’une âme ◀de▶ patriote italien ; qu’il eût été souhaitable que le Pape même, dans un élan ◀de▶ foi et ◀d’▶amour, eût embrassé la cause des nations attaquées et flétri les auteurs ◀de▶ la guerre. Il ajoutait que si l’intervention du Pape au Congrès ◀de▶ la Paix était demandée par les Empires centraux afin de rouvrir la Question Romaine et ◀de▶ toucher à la loi italienne ◀de▶ la liberté ◀de▶ l’Eglise, on devait s’y opposer absolument.
Grand scandale dans les journaux cléricaux.
Le Pape jouit, par la loi des garanties (13 mai 1871), ◀d’▶une sorte ◀de▶ souveraineté non seulement nominale, mais effective, attribuée à sa fonction ◀de▶ chef ◀de▶ l’Église. Mais, pour les juristes italiens, le Pape n’est pas personne ◀de▶ droit international. La loi des garanties n’est qu’un moyen intérieur par lequel l’Italie satisfait au devoir international ◀d’▶assurer la pleine liberté des communications entre les chefs des États étrangers et le Chef ◀de▶ l’Église. La situation privilégiée des agents diplomatiques près le Vatican n’est pas imposée, mais volontaire et libre. Une intervention étrangère pour internationaliser les garanties ne pourrait constituer qu’un attentat à l’indépendance et à la souveraineté ◀de▶ l’État italien.
Cette loi a subi d’ailleurs, au cours de cette guerre, l’épreuve du feu. Un Conclave et deux Consistoires ont pu être tenus sans obstacles ni incidents, et au dernier on vit intervenir le cardinal Hartmann. Les faits ont démontré que le Pontife peut en pleine guerre exercer librement son haut ministère.
Quelle meilleure condition eût pu lui faire un autre État, même neutre ? N’oublions pas d’autre part que Bismarck, quand il luttait âprement pour le Kulturkampf, déplorait que la nouvelle situation du Pape le mît absolument hors ◀d’▶atteinte, tandis qu’auparavant, un croiseur allemand devant Civitavecchia aurait suffi pour le réduire à discrétion.
Il est à remarquer que cette idée ◀de▶ la liberté papale est née — avant que dans le ministère conservateur qui la promulgua — dans une assemblée révolutionnaire, la Constituante romaine ◀de▶ 1848 sous l’inspiration ◀de▶ Mazzini. Elle a donc ◀de▶ profondes racines dans le sens du droit du peuple italien, et cela doit assurer le Pape ◀de▶ sa stabilité bien plus que si elle avait pour appui les baïonnettes étrangères.
Le débat, cependant, n’a pas cessé ◀d’▶être à l’ordre du jour. Dans Bylichnis, revue romaine ◀d’▶études religieuses, un journaliste versé en ces matières, M. Quadrotta, a ouvert une enquête sur le sujet qui nous occupe. En voici les questions principales :
L’État italien a-t-il des motifs politiques pour estimer dangereuse, comme il l’estima en 1899 (à la Conférence ◀de▶ La Haye), la présence du Pape à un Congrès des Puissances ?
L’exclusion du Pontife constituerait-elle un attentat à l’indépendance ◀de▶ sa fonction religieuse ?
Sa participation lui restituerait-elle sous une autre forme le caractère ◀de▶ Souverain politique ?
Les réponses ont paru dans plusieurs numéros ◀de▶ l’intéressante revue et seront prochainement recueillis en volume. La grande majorité des personnes consultées, sénateurs, députés, écrivains, professeurs ◀d’▶Université, se déclarent pour l’exclusion. D’autres, favorables à l’intervention du Pape, exigent pourtant qu’il renonce formellement, auparavant, à ses prétentions personnelles.
Le marquis Crispolti, très écouté dans les milieux catholiques, affirme que « le
Pape est précisément celui qui seul aurait des motifs pour ne pas soulever la Question
Romaine, afin de ne pas entraver l’œuvre ◀de▶ pacification générale, afin surtout ◀de▶ ne
point passer ◀de▶ sa situation principale et unique ◀de▶ pacificateur désintéressé à une
situation secondaire et commune ◀de▶ défenseur ◀d’▶intérêts personnels »
.
La chose est-elle donc tellement importante ? Certes, un grand pape ayant foi en sa mission divine, en la force libératrice ◀de▶ l’idée chrétienne, qui joindrait à une connaissance profonde des passions humaines la hauteur ◀d’▶âme suffisante pour les dominer, quel spectacle, dans l’humanité moderne ? Mais cette guerre qui a rendu la masse sublime n’a pas suscité un individu. Le génie individuel, évidemment, a cédé le pas au génie des peuples. Cette Puissance morale redoutable et bienfaisante eût pu du haut du Vatican, ce divin Sinaï ◀de▶ l’histoire, jouer un rôle immense. Condamnés à s’engouffrer dans la violence pour repousser la violence, les hommes se fussent réconfortés à cette source ◀de▶ bonté divine. Mais le divin est ailleurs. Le christianisme historique n’a pas vaincu cette épreuve. « Le Christ vivant » était absent lors de l’écrasement ◀de▶ la Belgique, lors des noyades des neutres innocents, lors de la tempête ◀de▶ cruauté soulevée par le paganisme teutonique, comme lors des représailles qui s’ensuivirent…
Peut-être un christianisme nouveau surgira-t-il ◀de▶ tout cela, dogmatique, intérieur et social ? La Révélation évolue peut-être continuellement dans les renaissances humaines. Le Christianisme vit dans beaucoup ◀d’▶idées ◀de▶ l’Entente, comme il vit dans les sacrifices ◀de▶ tant ◀d’▶hommes qui s’immolent non pour l’hégémonie ◀d’▶un peuple, mais pour la liberté ◀de▶ tous, comme il vit dans tant de prêtres qui ne sont en ce moment que les apôtres ◀de▶ la pitié humaine.
Mais le Pape est neutre ; il attend la paix, pour s’asseoir deux fois par jour, en une ville paisible, autour ◀d’▶une table ◀de▶ Congrès, entre une cérémonie religieuse et une réception mondaine, guetté par les appareils cinématographiques, pour étudier laborieusement des détails ◀d’▶arrangements provisoires, les grandes solutions étant déjà tranchées par les armes ; lui, le Dieu sur terre. Si c’est là jouer un grand rôle…
Toutes revendications personnelles mises à part, je n’y vois aucun inconvénient, sauf pour lui-même !
Tome CXVII, numéro 437, 1er septembre 1916
À l’étranger. À travers la Presse.
La presse alliée [extrait]
Quelques jours avant que les Italiens se fussent emparés ◀de▶ Gorizia, la Revue des Nations latines consacrait un article, ◀de▶ M. Amedeo Mazzotti, à la mémoire ◀d’▶un illustre enfant ◀de▶ la Romagne, tombé glorieusement, le 20 juillet 1915, devant Gorizia, le lieutenant Renato Serra. Le problème intérieur que la guerre a posé devant tant de nobles consciences, — à quelque nation qu’elles appartiennent, — ne pourra avoir été plus profondément troublant que pour Renato Serra. C’était, alors qu’allait surgir pour toute l’Italie la question ◀de▶ participer au conflit européen, un contempteur ◀de▶ toute guerre et, disciple ◀de▶ Benedetto Croce, un neutraliste déterminé. Seul, peut-être, le jeu des idées l’intéressait et, peut-être aussi, l’univers s’arrêtait-il pour lui à ce monde ◀d’▶étudiants et ◀de▶ dilettantes en philologie, en philosophie et en lettres où se complaisait son existence ◀d’▶hommes ◀de▶ lettres, et où il était devenu « une espèce ◀de▶ petit prince ». M. Amedeo Mazzotti dit ◀de▶ lui :
Ce fut non seulement un esprit tout à fait distingué, mais une âme noble, un cœur délicat, un compagnon inoubliable. Ce n’est pas seulement en écrivant — il a peu écrit du reste — qu’il montrait toute la séduction ◀de▶ ses qualités, mais dans les charmantes conversations avec ses amis, sur lesquels sa parole claire, ses conseils persuasifs lui avaient acquis un véritable ascendant. Comme — réellement et sans métaphore — il vivait content dans un coin, les amies ◀de▶ son petit monde littéraire lui savaient gré ◀de▶ ne pas gêner, par une activité encombrante, leurs ambitions diverses, ◀de▶ mime que grâce au nom qu’il s’était fait dans son petit monde littéraire, ses concitoyens lui savaient gré ◀de▶ le voir passer continuellement au milieu d’eux ◀d’▶un air rêveur et ◀d’▶espérer pour lui un brillant avenir. Ajoutez, quand il mourut, le regret ◀de▶ celle jeunesse, ◀de▶ cette force, ◀de▶ tant de promesses brisées, l’admiration devant sa fin héroïque. Cela suffit pour expliquer l’élan ◀d’▶amour instantané qui célébra, en même temps que l’homme et le soldat, le nom ◀de▶ l’écrivain et du philosophe. Mais, quand il mourut, il n’avait pas encore achevé son œuvre la plus importante, l’œuvre compréhensive et décisive ◀de▶ sa vie, écrite après ◀de▶ longs mois ◀de▶ méditation, sur son attitude intérieure en face de la guerre.
Ses amis l’annonçaient comme un petit chef-d’œuvre, ◀d’▶importance capitale, sous un titre large et vibrant ◀de▶ promesses : « Examen ◀de▶ conscience ◀d’▶un lettré ».
L’« Esame di coscienza ◀d’▶un letterato » a été écrit entre le milieu ◀de▶ mars et le milieu ◀d’▶avril 1915. C’est la confession ◀d’▶un littérateur qui, malgré la folie du monde, ne veut être que cela.
La guerre est un fait comme tant d’autres en ce monde ; il est énorme, mais unique, à côté des autres, qui ont été ou qui seront ; il n’y ajoute, il n’y enlève rien. Il ne change absolument rien dans le monde, même pas la littérature.
Tous les écrits sortis depuis la guerre, en France comme en Italie, sont là pour lui prouver que rien ne s’est transformé.
Tout est resté comme auparavant ; ce qu’on écrit est une suite ◀de▶ la littérature ◀d’▶hier et nulle part il n’y a autant ◀de▶ rhétorique, autant ◀de▶ plaqué, que dans cette littérature ◀de▶ guerre…
Et en Italie, ◀d’▶◀Annunzio▶ a-t-il écrit quelque chose qui soit digne ◀de▶ la grandeur morale apparente ? Rien. Pour une lettre ◀de▶ Paris assiégé, riche et magnifiquement colorée, combien ◀d’▶odes sur la résurrection latine, ◀de▶ phrases et ◀de▶ mots odieusement vieux et faux…
Et dans le monde moral ?
La guerre ne change rien dans l’univers moral. Ni même dans l’ordre des choses matérielles, ni même dans le champ ◀de▶ son action directe… Qu’est-ce qui changera sur cette terre fatiguée, après qu’elle aura bu le sang ◀d’▶un pareil massacre ; quand les morts et les blessés, les torturés et les abandonnés dormiront ensemble sous les mottes, et que l’herbe, au-dessus ◀d’▶eux, sera tendre, brillante, nouvelle, pleine ◀de▶ silence et ◀de▶ luxe au soleil du printemps, qui est toujours le même ?…
Et la vie continue, attachée à ces mêmes ruines, enfoncée dans ces sillons, cachée dans ces rides, indestructible. On ne voit plus les hommes, et on sent leur fourmillement : ils sont petits, perdus dans le désert ◀de▶ la terre : il y a si longtemps qu’ils y sont, que désormais ils ne font plus qu’un avec la terre.
Peuples, races, nations, depuis presque deux mille ans sont campés dans les plis ◀de▶ cette croûte durcie : flux et reflux, superpositions et élargissements soudains ont parfois submergé les frontières, balayé les plaines, bouleversé, détruit, changé. Mais si peu, pour si peu de temps…
Qu’est-ce qu’une guerre, au milieu de ces créatures innombrables et tenaces, qui continuent à creuser chacune leur sillon, à suivre leur chemin, à faire des enfants sur cette glèbe qui recouvre les morts ? On les interrompt, ils recommencent ; on les écrase, ils reviennent…
Et tout cela n’est rien, si je pense à ce qui est ruiné à chaque instant, tandis que je parle, tandis que je pense, tandis que j’écris, sang et douleur ◀d’▶hommes pris dans ce tourbillon. Que deviennent les résultats, les revendications ◀de▶ territoires et ◀de▶ frontières, les indemnités et les pactes, et la liquidation suprême, même si elle doit être entière et définitive, à l’égard de cela ? Croyons même pour un moment que les opprimés seront vengés, et les oppresseurs punis ; que l’issue finale sera toute la justice et tout le bien possible sur cette terre. Mais, il n’y a pas ◀de▶ bien qui vaille les larmes versées en vain, le gémissement du blessé qui est resté seul, la douleur du supplicié dont personne n’a eu ◀de▶ nouvelles, le sang et le désespoir humain qui n’a servi à rien. Le bien des autres, ◀de▶ ceux qui restent, ne compense pas le mal abandonné sans remède à l’éternité. Et puis, ◀de▶ quel bien s’agit-il ? Les exilés aussi qui attendent la fin comme l’accomplissement des prophéties savent que le songe est vain. Que les Allemands et leurs amis fassent tout ce qu’ils veulent. Nous n’avons qu’une chose à offrir, en échange ◀de▶ toutes les injustices ◀de▶ l’univers ; mais elle nous suffit, et notre christianisme qui a perdu son Dieu tout entier et son espérance tout entière, n’a pas perdu la tristesse et le goût ◀de▶ l’éternité.
Mais ce nihilisme destructeur n’a pas tout anéanti en lui. Quelque chose soupire, vers on ne sait quoi, et qui est comme caché dans la partie la plus obscure et la plus réelle ◀de▶ lui-même. Il a pu détruire dans son esprit toutes les raisons, les mobiles intellectuels, tout ce qu’on peut discuter, déduire, conclure, une chose demeure, au fond ◀de▶ sa chair, élémentaire et irréductible : la passion. Et, comme dit M. Amedeo Mazzotti :
Il a trouvé l’ubi consistat et il s’y cramponne avec l’élan subit ◀de▶ celui qui veut échapper au naufrage. Mais hélas ! Quelle planche ◀de▶ salut traîtresse ! Sa passion n’a pas ◀de▶ nom, pas ◀de▶ visage. Ce n’est qu’une théorie, une idée philosophique ; c’est la passion conçue sous une forme abstraite, la perception ◀de▶ l’animalité universelle et immanente qui, venue des fonds obscurs ◀de▶ l’être, lie un homme à n’importe quel autre. Elle ne peut lui donner ni lumière ni réconfort. Elle le prend par une main, comme l’on fait pour un aveugle qui s’abandonne ; mais l’autre continue à tâtonner dans le vide. Elle ne l’enlève pas à sa condamnation désespérée ; elle ne lui fait pas une nouvelle conscience.
Mais pensons à l’autre, à la belle passion tumultueuse et ardente qui, durant ces jours-là, parcourait les rues, en chantant, en lançant des imprécations, des acclamations ; la passion des foules unies dans un même élan, la passion des tribuns qui, en face de cent mille personnes, levèrent le bras devant l’image ◀de▶ Garibaldi, et le supplièrent ◀de▶ descendre en eux en esprit, avec le geste des anciens prophètes invoquant la présence ◀de▶ Dieu ; la passion qui laissait se relâcher la haine, pour faire naître l’amour : celle-là fut capable ◀de▶ donner à toute conscience une certitude, ◀de▶ construire un pont indestructible pour laisser passer l’humanité meilleure allant vers l’avenir. Celle-là fut capable ◀de▶ donner des contours nets à un dessein créé par la fortune et la nécessité : une Europe se démolissant comme un château en ruines, une Europe à reconstruire, pierre par pierre, morceau par morceau. Mais cette passion était grossière et plébéienne, trop rude et efficace, riche ◀de▶ pathos, et pauvre ◀de▶ philosophie. C’était la rhétorique et le plaqué ◀de▶ tant ◀d’▶hommes ◀de▶ lettres, ◀d’▶historiens, que la guerre n’avait changés en rien : universitaires, journalistes, politiciens, unis par une brusque affinité morale, avec les têtes vides et exaltées, avec les fanfarons. Cette passion était celle du vieux Carducci. Mais Renato Serra ne pouvait oublier qu’il restait un lettré, ni plus ni moins qu’un lettré, qui avait dépassé Carducci pour arriver à Croce. Il avait vénéré en Benedetto Croce le maître des nouvelles générations ; il avait professé sa philosophie et s’en était pénétré. Alors, cette philosophie se serait prostituée comme une femme ◀de▶ la rue, avec les idées ◀d’▶Humanité et ◀de▶ Justice qui provoquaient ◀de▶ si inutiles rumeurs ?…
… Lui pouvait ne pas quitter ces hauteurs glaciales ; et Renato Serra admettait certainement que la place ◀de▶ la philosophie et du Maître était là-haut ; mais les autres, ceux qui ne posaient pas leur pied, comme leur maître, sur un piédestal massif, et n’étaient pas soutenus par l’orgueil ◀de▶ tout homme qui a atteint l’immortalité ? Ceux qui vivaient dans le troupeau et avaient à choisir ? C’était en ce mois ◀d’▶avril, qui précédait celui où allait se produire le miracle ◀de▶ la rénovation. L’air était parcouru ◀de▶ larges frémissements qui le laissaient prévoir. ◀De▶ toutes les campagnes, des villes, des vallées et des monts, une foule interminable ◀de▶ citoyens qui, après avoir abandonné, un beau matin, leur foyer et leurs enfants, au reçu ◀d’▶un avis personnel écrit sur une carte blanche, s’étaient rassemblés dans un dépôt pour revêtir l’uniforme et prendre les armes, cette foule se dirigeait en silence, méthodiquement, avec ordre, presque invincible, vers la frontière. Renato Serra en faisait partie. Et en se reconnaissant lui-même et chacun ◀de▶ ceux qui l’entourent, il sent la sagesse qui l’encombrait s’évanouir ; c’est alors qu’il crie qu’il n’est pas un ascète, qu’il n’est pas séparé du monde, qu’il n’est pas éternel, qu’il est homme lui aussi, et destiné à mourir.
Et lui, Renato Serra, qui avait déclaré que l’Italie ne perdrait rien en restant ◀de▶ côté, ne craint point ◀de▶ se contredire :
On a dit que l’Italie pourra s’en sortir ; même si elle manque cette occasion qui lui est offerte, elle pourra la retrouver. Mais nous, comment en sortirons-nous ? Nous vieillirons, pâlirons. Nous serons ceux qui auront manqué leur destinée. Entre mille millions ◀de▶ vies, il y avait une minute qui nous destinée ; et nous ne l’aurons pas vécue. Nous aurons été sur le rebord, à la limite extrême. Le vent nous frappait au visage, soulevait les cheveux sur notre front ; nos pieds immobiles tremblaient du vertige ◀de▶ l’élan qui montait en nous. Et nous n’avons pas bougé : nous vieillissons en nous en souvenant…
La foi en sa passion l’emporte, et il s’écrie :
Qu’est-ce que j’ai aujourd’hui de plus sûr, à quoi je puisse me fier, en dehors du désir qui m’étreint toujours plus fortement ? Je ne sais pas et n’en ai nul souci. Tout mon être n’est qu’un frémissement, auquel je m’abandonne, sans demander rien ◀d’▶autre. Je sais que je ne suis pas seul. C’est là toute la certitude dont j’avais besoin. Je n’ai pas besoin d’autres assurances sur un avenir qui ne me regarde pas. Le présent me suffit ; je ne veux ni voir ni vivre au-delà ◀de▶ cette heure ◀de▶ passion.
Certains verront peut-être là une sorte ◀de▶ suicide dans le présent. Mais écoutons M. Amedeo Mazzotti :
Voilà ce qu’il écrivit ; et puis un jour, quand en arriva l’ordre, il alla au feu ; ses soldats se cachaient derrière des rochers pour combattre. Au-delà, il y avait d’autres soldats, et une position à conquérir. L’homme ◀de▶ lettres ne percevait pas autre chose que la matérialité ◀de▶ cette scène. Derrière lui et autour de lui : le vide, le vide jusque devant lui, sur le sol où s’élevait Gorizia, et qui se découpait, à travers les rocs et les cavernes, jusqu’à Trieste. Que serait-il devenu, une fois fini le bruit ◀de▶ la bataille, une fois passé le tourbillon ◀de▶ la guerre, laissant au milieu du sang, et ◀de▶ l’écho des lamentations des blessés, des débris ◀de▶ philosophies et ◀de▶ doctrines, le monde changé et méconnaissable, une fois terminée cette heure ◀de▶ passion ? Ses soldats lui recommandaient ◀de▶ se couvrir. Il resta toujours debout, et tint le front haut. Cette lamentable victime ◀de▶ la philosophie était un esprit sensible et élevé. Ce que sa situation a ◀de▶ tragique peut être compris par celui qui a analysé l’angoisse ◀de▶ tant ◀d’▶esprits italiens aux premiers temps ◀de▶ la guerre européenne, par celui qui pensa que l’Italie a décidé la sienne, volontairement, sans y être obligée par rien.
Tome CXVII, numéro 438, 16 septembre 1916
Archéologie, voyages.
Gabriel Faure : ◀De▶ l’autre côté des
Alpes, Plon, 2 fr. 50
M. Gabriel Faure a toujours aimé publier des volumes où il n’y a pas beaucoup de papier. Cela se vend ◀de▶ coutume et l’éditeur y trouve son compte, ce qui n’est jamais à dédaigner. — Avec la guerre présente où s’est engagée l’Italie, M. Gabriel Faure a voulu revoir, aux terres ◀de▶ la péninsule, les villes qu’il aime et qui lui furent si accueillantes, — toutes plus ou moins menacées par les engins ennemis.
Ce sont ses notes ◀de▶ route qu’il donne sous ce titre : ◀De▶ l’autre côté des Alpes, sur le Front italien, et où il nous parle ◀de▶ Brescia la belliqueuse, ◀de▶ la campagne italienne et ◀de▶ la physionomie ◀de▶ Bologne armée en guerre contre les avions autrichiens, ◀de▶ Bassano, si curieuse comme ville, et où défilent les troupes italiennes en campagne. Ailleurs, il s’intéresse aux aspects ◀de▶ Venise, aussi en guerre, parle ◀de▶ Trévise et ◀de▶ Conegliano, ◀d’▶Udine, — une des nombreuses petites villes qu’il décrit ◀de▶ coutume. Plus haut c’est Gemona, la moyenâgeuse Venzone, des passages ◀de▶ Carnie et, en Italie redenta, Aquilée, — qui fut une des étapes des légions romaines et le quartier général des empereurs au temps des expéditions contre les barbares, Aquilée où l’on trouve un musée archéologique surtout remarquable, et qui conserve une cathédrale intéressante, on l’on a même mis à nu, il y a quelques années, une superbe mosaïque remontant au ive siècle.
M. Gabriel Faure déplore naturellement les bombardements stupides que l’Italie peut craindre pour ses monuments et ses œuvres d’art, et en particulier les agressions des aéroplanes C’est surtout à propos du plafond ◀de▶ Tiepolo, atteint à l’église dei Scalzi de Venise qu’il peut s’élever contre la sauvagerie ◀de▶ la guerre actuelle ; mais on sait que l’église Santa Formosa, toujours à Venise, a été détruite depuis lors dans les mêmes conditions, et peut-être même la coupole ◀de▶ celle ◀de▶ San Pietro, incendiée par les projectiles autrichiens. De même, c’est l’église ◀de▶ Sant’Apollinare Nuovo, à Ravenne, qui conserve ◀de▶ précieuses mosaïques où figurent le palais ◀de▶ Théodoric et le port ◀de▶ Classis, ainsi que des processions ◀de▶ saints et ◀de▶ saintes ; une bombe y a touché la nef, détruit l’orgue, un pan ◀de▶ la façade, écrasé le porche et même écorné une partie ◀de▶ la frise décorative intérieure. — Ce sont là, sans doute, ◀de▶ hauts faits ◀de▶ guerre et dont peut se réjouir l’ennemi. Encore prend-il pour cible les restes du château ◀de▶ Lizzana, où vécut Dante exilé, et dont le monument élevé à Trieste est, paraît-il, souverainement désagréable aux Autrichiens. Ils ne lui pardonnent pas, en effet, ◀d’▶avoir parlé, un des premiers, des frontières naturelles que l’Italie est en train de conquérir.
Tome CXVII, numéro 439, 1er octobre 1916
Lettres italiennes
Renato Serra
Moins que partout ailleurs la littérature n’a chômé en Italie, pendant la guerre. Dans les journaux la disette du papier et la surabondance des nouvelles l’ont presque bannie : elle a résisté dans les livres et les revues.
Je ne parle pas ◀de▶ la « littérature ◀de▶ guerre » toujours débordante et, en général, médiocre comme dans tous les pays : bâclée à la hâte, fragmentaire, passionnée, elle se ressent profondément des défauts ◀de▶ l’improvisation. Il y en a pour toutes les bourses et toutes les intelligences : j’ai compté jusqu’à neuf collections ◀d’▶ouvrages sur la guerre, depuis deux sous jusqu’à dix francs. Il y a, dans le nombre, des livres utiles comme sources ◀d’▶information ; il y en a qui témoignent qu’ils ont été écrits par des hommes qui se donnent la peine ◀de▶ penser ; il y en a qui contiennent ◀de▶ bonnes pages ◀de▶ polémique du temps ◀de▶ la neutralité : pourquoi devrais-je cacher que, parmi ces derniers, celui où j’ai recueilli les meilleurs articles ◀d’▶une fougueuse propagande commencée dès août 1914 (La Paga del Sabato. Milano, Studio Editoriale Lombardo) n’est pas le dernier ?
Mais, si on doit avouer toute la vérité, les seules pages inspirées par la guerre à
un écrivain italien qui ne seront pas oubliées ◀de▶ si tôt, car leur valeur n’est pas
simplement occasionnelle et nationale, mais, dans le plus large sens, lyrique et
humaine, sont celles que nous a laissées Renato Serra, un des
premiers et des meilleurs qui furent tués à l’ennemi. Son Esame di
Coscienza ◀d’▶un letterato (Milano, Treves), qui fut publié pour la première fois
dans la Voce, avant la déclaration ◀de▶ guerre, analyse l’état d’âme
◀d’▶un homme nourri ◀de▶ bonnes lettres et ◀de▶ hauts sentiments, qui attend et désire la
guerre, cette guerre italienne, mais qui est, en même temps, supérieur à ce
déclenchement ◀de▶ fureurs ; qui voit, avec la sérénité ◀d’▶un ancien, avec l’angoisse
réfléchie ◀d’▶une âme qui connaît le monotone passé et les immuables destinées des
hommes, la radicale inutilité ◀de▶ la guerre. Il y a, dans l’esprit ◀de▶ ce fin lettré,
qui était aussi un italien fervent élevé à l’école ◀de▶ Carducci, une discorde
intérieure, un étrange dilemme : il veut agir, combattre, vaincre, mais il ne peut
chasser la sensation que la guerre ne changera rien aux choses essentielles : cette
vie, cette terre sont immobiles, les civilisations ont disparu, les races sont
passées, on a remporté des victoires, on a essuyé des défaites ; les révolutions, les
conquêtes ont bouleversé la surface, ont changé les noms : les hommes, avec leur
grandeur et leur misère, sont toujours les mêmes et ces plaines et ces arbres et ces
paysans qui travaillent, et le ciel sur nos têtes, et l’amertume du perpétuel
inassouvissement ◀de▶ la vérité et ◀de▶ la beauté sont choses éternelles : « la
guerre ne change rien ».
Ce dilemme, qui peut-être n’a pas surgi seulement dans l’esprit ◀de▶ Renato Serra, ne comporte qu’une solution : l’abandon à la destinée, le sacrifice ◀de▶ soi-même, l’obéissance à l’instinct ◀de▶ la nation. On dit que Serra a cherché la mort, sur le Carso, où il l’a rencontrée le 20 juillet 1915. Sa position intellectuelle était tellement difficile et provisoire que la balle autrichienne qui le tua fut, dans sa vie si pure, la seule conclusion digne ◀de▶ sa douleur. Il fut pleuré, il est pleuré par toute la nouvelle génération italienne : il le méritait par sa noble fin, par les espoirs qu’il avait donnés et qu’il n’aurait pas déçus.
Il était, sans contredit, le plus doué entre les nouveaux critiques qui ont entrepris ◀de▶ comprendre, après les teutonneries érudites ◀de▶ l’école historique et les teutonneries philosophiques ◀de▶ Croce, la poésie moderne et l’ancienne comme poésie et seulement comme poésie. Un petit volume ◀de▶ Saggi critici (Firenze, La Voce) où la poésie ◀de▶ Pascoli était, pour la première fois, abordée avec l’intimité nécessaire, attira sur lui l’attentive affection des connaisseurs ; son second et dernier livre, Le Lettere (Roma, Bontempelli), sorte ◀de▶ révision ◀de▶ la littérature italienne actuelle, lui assura une renommée qu’il méritait par la sûreté ◀de▶ son goût et l’indépendance, même dans les erreurs, ◀de▶ son jugement. Dans les derniers temps la littérature française l’attirait de plus en plus ; il avait publié un Remerciement pour une ballade ◀de▶ Paul Fort ; il préparait, un essai sur Rimbaud. Mais ce qu’il a laissé, excepté peut-être l’Esame où l’on rencontre des pages ◀de▶ prose émue et colorée qui révèlent le poète à côté du critique, ne donne une idée adéquate ◀de▶ sa riche et saine personnalité, ◀de▶ sa sensibilité délicate et avisée, ◀de▶ la foncière noblesse ◀de▶ sa nature et surtout des possibilités qui sont mortes avec lui.
Alfredo Panzini
Parmi les amis ◀de▶ Serra, il faut compter au premier rang — avec Giuseppe De Robertis, qui lui a dédié un excellent numéro spécial ◀de▶ La Voce — Alfredo Panzini, romagnol et disciple ◀de▶ Carducci comme lui. Panzini est ◀de▶ beaucoup plus âgé — il est né en 1864 — et il a beaucoup publié, mais il a été découvert par la critique seulement depuis quatre ou cinq années. Maintenant il est reconnu presque partout comme un des écrivains les plus personnels ◀de▶ la dernière littérature ; même le grand public commence à lire ses livres et, ce qui est plus étonnant encore dans notre pays, à l’acheter. Il a commencé en 1895 avec un petit livre sur l’évolution ◀de▶ Carducci ; depuis il a publié des recueils ◀de▶ nouvelles (Piccole Storie del Mondo Grande ; Le Fiabe della Virtù ; Cos’è l’Amore ; Donne, Madonne e Bimbi, etc.) Mais il a trouvé l’expression la plus accomplie ◀de▶ son âme complexe ◀de▶ sceptique sentimental, ◀d’▶humaniste moderne et ◀d’▶humoriste tendre, dans les récits décousus et charmants ◀de▶ ses voyages capricieux dans les provinces : La Lanterna di Diogene ; Viaggio circolare di un letterato. On lui doit aussi un petit roman fantaisiste, entre l’ancien et le moderne, sur Socrate (Santippe) et enfin Il Romanzo della Guerra (Milano, Studio Editoriale Lombardo), qui est le journal anxieux et passionnant, des craintes et des espoirs ◀d’▶un Italien ◀de▶ cœur qui avait toujours aimé la paix et qui est conduit, par la force des événements et la leçon terrible des choses, à désirer la guerre et à haïr l’Allemagne. Il y a peu ◀d’▶Italiens qui haïssent si profondément et naïvement les Allemands comme ce professeur désabusé qui aime l’amour et qui cache, sous le sourire chrétien, un détachement si profond et désespéré ◀de▶ toutes les réalités du monde.
Son dernier roman, La Madonna di Mamà (Milano, Treves) retrace l’histoire ◀d’▶un pauvre précepteur égaré dans le grand monde à la veille ◀de▶ la guerre. Aquilino est une espèce ◀de▶ Julien Sorel moins ambitieux et plus emporté. Il croit aux idées, à la vertu, aux anciens, aux femmes : il est en butte aux caprices ◀d’▶un enfant malicieux, très modern style, au mépris des gros messieurs universitaires qui trônent dans le salon ◀de▶ la marquise, aux bizarres ironies du marquis. Mais il arrive bientôt à se déniaiser : il devient l’amant ◀de▶ la mère et ◀de▶ la miss ◀de▶ son élève : il prend la dernière après la mêlée ◀d’▶une des dernières manifestations contre la neutralité. Il y a peu ◀d’▶action ; beaucoup de causeries. Le charme du livre est surtout dans la psychologie des personnages, dans les pensées qui échappent à l’écrivain et à son héros, dans l’écriture souple et parfaite. Il y a toujours l’artiste averti et délicieux qui joue avec l’émotion et l’ironie : mais parfois l’émotion tourne à la sensiblerie et l’ironie est empoisonnée ◀de▶ sarcasme. Il faudra revenir sur l’art ◀d’▶Alfredo Panzini : pour le moment il faut retenir ce nom qui est ◀de▶ la demi-douzaine ◀de▶ ceux qui comptent.
Scipio Slataper
La jeune littérature a perdu avec Scipio Slataper (1888-1915) un écrivain qui avait su s’affirmer avec un petit livre âpre et savoureux, inspiré des plateaux que les Italiens sont en train d’arracher, pierre par pierre, à l’ennemi. Il Mio Carso (Firenze, La Voce) dont on a publié une deuxième édition après sa mort, était une espèce ◀d’▶autobiographie physique et cérébrale ◀d’▶un jeune homme robuste et rêveur qui se plaît à jouer le barbare et qui fleurit ◀de▶ beaux souvenirs et ◀d’▶égarements emphatiques une fondamentale aridité. Il y a dans ce livre un art saccadé et tordu qui parfois éclate en fusées ◀de▶ primitive fraîcheur, mais il n’arrive à s’évader, malgré son parfum ◀de▶ terroir, du sensualisme dannunzien. Scipio Slataper était triestin, et ◀d’▶origine slave ; il avait combattu l’irrédentisme superficiel ◀de▶ l’avant-guerre dans une série ◀d’▶articles qui lui valurent la rancune des Italiens ◀de▶ Trieste : il a racheté par sa mort ses sympathies pour sa race. On annonce ◀de▶ lui un livre sur Ibsen, thèse universitaire qu’il avait remaniée pour la publication. Il avait fait connaître, le premier en Italie, le dramaturge Hebbel. Mais, bien que slave ◀de▶ race et un peu allemand ◀de▶ culture, il était surtout italien : il a écrit ◀de▶ bonnes pages italiennes, il est tombé pour l’Italie.
Guido Gozzano
Il nous faut aussi dire quelques mots ◀d’▶un troisième mort : mais celui-là n’a pas eu
le bonheur ◀de▶ mourir devant l’ennemi : Guido Gozzano, bien que jeune
encore, est mort ◀de▶ phtisie en août. Il jouissait ◀d’▶une certaine renommée par ses
poésies simples et nostalgiques, où se rencontraient quelques trouvailles ◀de▶ mots et
◀d’▶images, et où il évoquait le monde vieillot ◀de▶ 1840 « avec ses bonnes choses
◀de▶ mauvais goût »
et le monde provincial et mélancolique tel qu’il était vu
par les yeux ironiques ◀d’▶un homme qui en avait assez des fausses grandeurs des
romantiques et ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶. Son inspiration était voisine, pour certains côtés, ◀de▶
celle ◀de▶ Jammes, mais il y avait aussi, dans sa nonchalance ◀de▶ conquérant bourgeois,
un reflet du Musset des beaux jours. C’était un petit dandy malade qui avait le
courage ◀de▶ sa faiblesse et l’orgueil ◀de▶ sa renonciation : faible, au fond, et ◀de▶
souffle court, mais avec quelque chose ◀de▶ fascinant et ◀d’▶aimable. Dans ces dernières
années il était tombé dans le démarquage : il avait lu Maeterlinck et il s’était même
approprié des pages entières du mystique belge. Il laisse, dit-on, un poème inachevé
sur les papillons.
Guido da Verona
Malgré les pertes qu’elle a essuyées dans les derniers temps, la littérature est toujours florissante. Des jeunes, des nouveaux remplacent les disparus et les fatigués.
La vieille garde des romanciers et des conteurs continue à produire : dans cette année même MM. Zuccoli et Pirandello et Mmes Serao et Deledda ont mis dans le commerce ◀de▶ nouveaux livres que le public ne s’arrache pas, mais qui font tout de même leur petit bonhomme ◀de▶ chemin parmi la clientèle affectionnée ◀de▶ la Maison Treves Frères. Il ne faut chercher ni l’art ni le nouveau dans ces produits ◀de▶ l’industrie littéraire : chacun ◀de▶ ces écrivains a désormais ses procédés, ses clichés. Ils sont quelquefois bons, plus souvent médiocres, presque jamais extraordinaires. Ils sont satisfaits et ils satisfont ; ils gagnent et font gagner : cela leur suffit.
Dans la troupe des écrivains goûtés par le public moyen ◀de▶ la bourgeoisie cultivée, ◀de▶ la ploutocratie et même ◀de▶ l’aristocratie, il faut mettre à part le romancier Guido da Verona, qui s’efforce, bien qu’il ressemble sous quelques rapports à ses confrères, ◀de▶ se rénover de temps en temps. Dans le Cavaliere dello Spirito Santo (Milano, Baldini e Castoldi) il avait essayé une espèce ◀de▶ satire aristophanesque moderne qui ne manquait pas ◀d’▶un certain esprit. Dans le livre qui vient de paraître, Mimi Bluette (Milano, Baldini e Castoldi) il a créé le roman bilingue, où la narration est en italien et le dialogue en français. Mimi Bluette est une petite putain italienne qui devient danseuse et fameuse à Paris, et qui se hasarde jusqu’au fond ◀de▶ l’Algérie pour retrouver un amant mystérieux qui s’est enfui à l’anglaise et s’est enrôlé dans la Légion Étrangère. Dans ce roman, auquel le dialogue assez alerte et parisien donne une sympathique allure, Guido da Verona montre un souci louable ◀de▶ l’écriture qu’il avait ignoré ou refoulé jusqu’ici. Il y a même du lyrisme et ◀de▶ la couleur : les pages qui racontent le voyage angoissant ◀de▶ la petite amoureuse à travers le désert sont les meilleures que nous devons à cet écrivain fécond et fortuné.
Les futuristes
Les jeunes travaillent beaucoup et avec une volonté toujours plus éclairée ◀de▶ sortir des ornières ◀de▶ leurs aînés. Le groupe futuriste a beaucoup donné, mais la plupart des derniers livres ◀de▶ l’école ne sont pas — à l’exception ◀de▶ Piedigrotta de Cangiullo (Milano, Poesia) et ◀de▶ Equatore Notturno de Meriano (Milano, Poesia), qui sont composés ◀de▶ mots en liberté — exécutés selon les formules futuristes. Le Bel Canto de Buzzi (Milano, Studio Editoriale Lombardo) est un recueil ◀de▶ poésies médiocres sur des sujets surannés avec la métrique la plus traditionnelle ; le Retroscena de Mario Carli (Milano, Studio Editoriale Lombardo) est assez intéressant comme donnée : la genèse ◀d’▶un roman dans l’esprit ◀d’▶un artiste, mais il se ressent ◀de▶ Poe et des symbolistes. Con Mani di Vetro de Bruno Corra et Avventure Spirituali de Emilio Settinelli (Milano, Studio Editoriale Lombardo) sont ◀de▶ petits poèmes en prose qui contiennent par ci par là des trouvailles curieuses, des tentatives remarquables ◀d’▶analyse cérébrale mais, en somme, rien ◀de▶ bien nouveau et qui se détache ◀de▶ la littérature préexistante.
Corrado Govoni apparaît encore dans les listes du futurisme, mais sa poésie nostalgique et paysanne, décadente et primitive, n’a rien à voir avec les modèles orthodoxes du groupe. Son dernier volume, L’Inaugurazione della Primavera (Firenze, La Voce), renferme peut-être ses meilleurs poèmes. Mais Govoni réclame une chronique pour lui seul : bien qu’inégal, diffus et monochrome, il est le plus grand ◀de▶ nos poètes naturistes. Il a publié aussi un curieux album ◀de▶ Rarefazioni (Milano, Poesia) qui sont des images lyriques en prose entremêlées avec des images naïves dessinées par le poète lui-même : ils n’ont aucune relation, malgré les apparences, avec les « mots en liberté ».
Le groupe futuriste a fondé une nouvelle revue à Florence, l’Italia Futurista (dirigée par MM. Corra et Settimelli), mais le mouvement, depuis la séparation ◀de▶ MM. Carrà, Palazzeschi, Papini et Soffici et la mort ◀de▶ Boccioni (tombé ◀de▶ cheval pendant qu’il faisait, à Vérone, son service dans l’artillerie) c’est-à-dire des artistes les plus originaux et remuants, a beaucoup perdu ◀de▶ son importance et ◀de▶ son influence.
Ardengo Soffici
Parmi les écrivains ◀d’▶avant-garde qui travaillent en dehors des écoles, il faut placer au premier plan Ardengo Soffici, qui a donné dernièrement son chef-d’œuvre : un album ◀de▶ « simultanéités » et ◀de▶ « chimismes » lyriques. (BIF§ZF+18, Firenze, La Voce). On y découvre l’influence ◀de▶ Rimbaud, ◀de▶ Mallarmé et des « mots en liberté » des futuristes, mais la personnalité ◀de▶ Soffici est tellement heureuse et il est si sûr ◀de▶ ses moyens ◀d’▶artiste qu’il aboutit presque sans efforts à une poésie exquise et compliquée, riche ◀de▶ surprises et ◀de▶ nouveautés et bien à lui. Il n’est pas possible ◀d’▶analyser en quelques lignes les résultats auxquels il est arrivé : il faudra parler longuement ◀de▶ cet écrivain qui mérite ◀d’▶être connu et apprécié dans cette France qu’il aime ◀d’▶un amour ancien et profond et dont il a fait connaître en Italie les poètes et les peintres les plus avancés et les plus exceptionnels.
Carlo Linati
À ses côtés, Carlo Linati semble presque un ancien. Il se fit connaître, il y a quelques années, par un roman autobiographique, Duccio da Bontà, dont on remarqua le style légèrement archaïque, mais très sûr et vivant. Il nous offre maintenant un petit recueil ◀de▶ poèmes en prose Doni della Terra (Milano, Studio Editoriale Lombardo) où la précision et la minutie ◀de▶ la langue riche et fouillée ne détruisent pas l’atmosphère ◀de▶ sombre poésie qui tombe parfois, malheureusement, dans la froideur. Mais Linati est un artiste jeune, très conscient et qui cherche : il s’est appliqué, ces derniers temps, à traduire des pièces anglaises (Gregory, Yeats, Synge) mais on peut beaucoup espérer ◀de▶ son labeur sérieux et obstiné. Avec MM. Bernasconi et Puccini, il forme ce qu’on pourrait appeler le « groupe lombard », qui se rattache aux traditions ◀de▶ Dossi et Lucini et, par-delà Rovani, même au vieux Manzoni.
Vincenzo Cardarelli
Le nom ◀de▶ Vincenzo Cardarelli est presque inconnu, même au public lettré. Prologhi (Milano, Studio Editoriale Lombardo) est son premier livre. Il avait collaboré à la Lirica de Rome et à la Voce de Florence, mais on attendait ces poèmes pour le juger. Cardarelli est le chef, avec MM. Bacchelli et Cecchi, ◀d’▶un groupe qu’on pourrait nommer des « poètes moralistes ». C’est un homme tourmenté qui se connaît très bien et qui a la conscience ◀de▶ l’acuité ◀de▶ son introspection : sa poésie est trempée dans l’abstraction philosophique et psychologique. Il analyse et raisonne sa vie intérieure moment par moment : il accouple volontiers l’adjectif moral avec le substantif matériel ; il se plaît dans les obscures complications des états ◀d’▶âme, il se juge, il se contrôle sans indulgence ni répit. En réalité il donne moins que ce qu’il promet : il y a ◀de▶ la coquetterie mystique dans sa manière et quand il lui arrive ◀d’▶être franchement poète il revient, comme ◀d’▶◀Annunzio▶ ou Soffici, au naturalisme extérieur qui se complaît dans la perfection musicale et coloriste des mots bien choisis. Néanmoins Cardarelli s’est assuré sa place dans la poésie italienne contemporaine et son œuvre mérite ◀d’▶être suivie avec attention.
Les jeunes
Un des plus jeunes parmi les poètes nouveaux est Nicola Moscardelli qui, après la Veglia et l’Abbeveratoio, vient de publier son troisième recueil ◀de▶ poésies (Tatuaggi, Firenze, La Voce). Il est en train de se délivrer ◀de▶ l’influence autrefois par trop visible ◀de▶ Palazzeschi, mais il cherche toujours sa voie : tempérament élégiaque assez doué, bien que sujet à tomber dans la prolixité, il s’efforce vaillamment sur le champ de bataille, où il a été blessé, et dans la littérature, où il commence à être discuté, ◀d’▶arriver aux premières places.
Les journalistes ont beaucoup loué le dernier livre ◀de▶ M. Rosso di San Secondo (Ponentino, Milano, Treves) qui s’était fait connaître avec les Élégies à Maryke. Rosso di San Secondo, Sicilien, a été prôné dans les milieux littéraires par M. G.-A. Borgese, critique sicilien et professeur ◀de▶ littérature allemande à l’Université ◀de▶ Rome. On dit qu’il a du talent et qu’il faut beaucoup attendre ◀de▶ lui. Je veux bien l’espérer avec ses amis car ces contes ne s’élèvent pas au-dessus ◀d’▶une honnête moyenne et leur écriture n’a rien ◀d’▶étonnant.
Pour être complet il faut citer aussi deux livres ◀de▶ critique : le premier volume ◀de▶ la Storia della Letteratura Inglese de Emilio Cecchi (Milano, Treves), où il y a des chapitres très bien écrits, mais où les appréciations ne sont ni très nouvelles ni très profondes ; et les Stroncature de Giovanni Papini (Firenze, La Voce), recueil ◀d’▶essais polémiques et exégétiques, où l’on peut lire, à côté des éreintements célébrés ◀de▶ Croce, ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶, etc., des chapitres sur Tristan Corbière, Remy de Gourmont et Romain Rolland.
Les revues
Les Revues littéraires bien connues La Voce (Firenze, Direct. G. de Robertis) et la Riviera Ligure (Oneglia. Direct. M. Novaro) continuent, malgré la guerre, à maintenir le culte ◀de▶ la poésie pure : d’autres ont surgi sur leurs traces : La Diana (Napoli), La Brigata (Bologna, Direct. MM. Binazzi et Meriano), Le Pagine (L’Aquila, Direct. MM. Moscardelli et Titta Rosa) qui témoignent ◀de▶ la vitalité ◀de▶ notre jeunesse littéraire durant l’orage effrayant déchaîné par les sinistres valets des Hohenzollern.
À l’étranger. À travers la Presse.
La presse alliée [extrait]
Depuis qu’elle est entrée dans le conflit européen, l’Italie ne jouit pas ◀d’▶une bonne presse dans les pays neutres. Le grand historien Guglielmo Ferrero donne à cette propagande anti-italienne une origine allemande et écrit à ce sujet dans le Secolo :
À partir du jour où l’Italie a déclaré la guerre à l’Autriche, j’ai reçu ◀de▶ nombreuses lettres, aussi bien ◀d’▶Amérique que ◀d’▶Europe, surtout ◀de▶ la Suède et ◀de▶ la Suisse — qui me racontaient toutes la même choses, et renouvelaient la même invitation. Elles rapportaient comment les Allemands s’efforcent ◀de▶ toutes façons ◀de▶ faire croire que l’Italie, après avoir reçu ◀d’▶innombrables bienfaits ◀de▶ l’Allemagne et ◀de▶ l’Autriche, les a payés en essayant ◀de▶ poignarder traîtreusement l’empire des Habsbourg au moment du danger.
Les faits qui confirment les inquiétudes ◀de▶ ces amis inconnus sont désormais trop nombreux pour qu’il soit prudent ◀de▶ négliger plus longtemps les conseils qui nous viennent de tous les côtés. Il suffit, pour donner un exemple, ◀de▶ rappeler qu’au Mexique, où l’Allemagne tient à tout prix à susciter quelque nouveau trouble afin de distraire les États-Unis des affaires ◀d’▶Europe, nos ennemis ont choisi l’Italie comme point ◀de▶ mire ◀de▶ leur propagande contre les Alliés. Ils ont même publié un timbre commémoratif ◀de▶ la guerre, sur lequel est imprimé, en allemand et en espagnol : « Souvenez-vous ◀de▶ la trahison ◀de▶ l’Italie ! »
Il est facile, en effet, surtout dans les pays lointains, ◀de▶ calomnier l’Italie et cela pour une raison dont il faut se rendre compte. Il ne faut pas croire qu’au Mexique, en Californie, etc., le public — dans le public sont comprises aussi les classes cultivées — soit assez au courant des complications ◀de▶ la politique européenne, pour se rendre compte ◀d’▶une façon exacte des raisons qui nous ont détachés ◀de▶ nos anciens alliés et en ont fait aussitôt pour nous des ennemis.
Cela veut-il dire que, les bras croisés, nous devons nous borner à regarder agir nos ennemis ? Ces calomnies nous nuisent et nuisent à nos alliés. Elles nous nuisent, parce que peu à peu elles pourraient laisser dans le monde, et surtout en Amérique, un fonds ◀de▶ malveillance et ◀de▶ soupçon, dont il ne serait pas facile ◀de▶ venir à bout, la guerre finie, même après une grande victoire.
Pour combattre cette propagande il ne suffit pas ◀de▶ quelques écrits, ou ◀de▶ discours isolés, qui se perdent dans le tumulte immense qui fait trembler le monde entier. Il faut une propagande suivie, comme seul le gouvernement peut en organiser. Il ne faut ni beaucoup de monde ni beaucoup ◀d’▶argent ; cependant il faut que ceux à qui sera confiée cette tâche s’y dédient entièrement et soient pourvus des moyens matériels nécessaires pour faire connaître à des peuples ◀de▶ langue et ◀de▶ culture différentes l’histoire ◀de▶ notre politique, le plus clairement et le plus succinctement possible.
Notre cause apparaîtra victorieuse au monde quand nous aurons prouvé — et ce sera facile, parce que c’est vrai — que nous voulions la paix et que nous n’avons décliné le pacte ◀d’▶alliance que parce que nos alliés voulaient faire la guerre à l’Europe entière.
Tome CXVII, numéro 440, 16 octobre 1916
Ouvrages sur la guerre actuelle [I].
La Guerre en Italie. En haute
montagne, vol. I, Fratelli Treves, Milan, 3,50
La section photographique ◀de▶ guerre ◀de▶ l’armée italienne publie un album ◀d’▶un puissant intérêt documentaire intitulé la Guerre en Italie et dont le volume En haute montagne vient de paraître. Le caractère principal ◀de▶ la guerre italienne étant l’action en haute montagne, dont la belle armée ◀de▶ Cadorna a bien sujet ◀d’▶être orgueilleuse, cet album a donc un intérêt ◀de▶ premier ordre. On y voit cette lutte des cimes avec une évidence saisissante. La valeur, l’endurance, l’organisation ◀de▶ l’armée italienne s’y montrent merveilleusement. Bien des aspects ◀de▶ cette guerre en haute montagne sont inattendus. Par exemple, les Alpins skieurs pareils à des pierrots blancs dansant sur la neige, les Dolomites, montagnes chères à l’aquarelliste Jeanès, déroulent ici leur chaos harmonieux. Les voies ◀de▶ transport aérien donnent le vertige et on ne saurait trop en admirer l’ingéniosité. Quant à ces canons ◀de▶ gros calibre transportés dans les neiges éternelles à des trois mille mètres ◀d’▶altitude, les artilleurs seuls peuvent imaginer les difficultés qu’il a fallu vaincre pour amener à bien des entreprises aussi hasardeuses. Ce volume est bien conçu et ◀d’▶une merveilleuse netteté ◀de▶ clichés.
Le second album sera consacré au Carso, le troisième illustrera l’aviation, puis viendront les albums sur la marine, les terres conquises, les armes et les munitions, les prisonniers, etc.
On ne saurait trop louer ◀de▶ telles publications qui aident les Français à comprendre l’effort ◀de▶ leurs alliés. Il faut que la France puisse se rendre compte ◀de▶ quelle façon ses sacrifices éveillent l’émulation chez les peuples qui combattent à ses côtés.
Ouvrages sur la guerre actuelle [II]
Gabriel Maugain : L’Intervention ◀de▶ l’Italie dans la guerre actuelle, Paris, Champion éditeur
Dans L’Opinion italienne et l’Intervention ◀de▶ l’Italie dans la guerre actuelle, M. G. Maugain donne un exposé clair et utile ◀de▶ la politique italienne au début ◀de▶ la guerre. Avec impartialité, il examine les arguments des neutralistes et des interventionnistes. Il a la sincérité ◀de▶ peser, au point de vue purement Italien, le pour et le contre ◀de▶ l’intervention ◀de▶ l’Italie dans le conflit. Il arrive à cette conclusion, que le sentiment a été, dans ce cas, pleinement d’accord avec les nécessités politiques.
Henri Charriaut et Amici-Grossi : L’Italie en guerre, Paris, Flammarion, 3 fr. 50
L’Italie en guerre complète et développe l’étude précédente sur le rôle ◀de▶ l’Italie au début du conflit européen et pendant ce conflit. Le drame ◀de▶ conscience d’abord : la guerre éclate, l’Italie vit dans l’angoisse. Interviendra-t-elle aux côtés ◀de▶ l’Autriche, l’ennemie héréditaire, contre la sœur latine ? L’apaisement momentané : c’est la neutralité. Mais bientôt se dégage le sursaut ◀de▶ révolte, ◀d’▶indignation devant les attentats contre les peuples, les violations du droit des gens et le sentiment très net que le moment est venu de délivrer les terres irrédentes. À cette heure le peuple force ses destinées. L’Italie entre en guerre. Peut-être les auteurs sont-ils un peu trop optimistes quand ils étudient l’union sacrée italienne, mais leur exposé ◀de▶ la lutte des partis est intéressant.
Serge Basset : L’Italie en armes, Milan-Paris, Istituto editoriale italiano
M. Serge Basset est un trop bon et trop vieux journaliste pour ne pas avoir mis dans sa valise, pendant sa mission journalistique en Italie, un excellent livre. Il a pour titre : L’Italie en armes. Peu ou pas ◀de▶ politique transcendante, la curiosité du reporter qui saisit la vie, le pittoresque des tableaux, le trait, l’anecdote, le mouvement ◀de▶ la rue. Tout cela forme un tout amusant à lire et instructif. C’est évidemment le livre ◀d’▶un homme ◀de▶ presse, mais aussi un document pour ceux qui s’intéressent à ce grand facteur ◀de▶ l’histoire : l’esprit public. Bien des profonds politiques et ◀d’▶ennuyeux philosophes ont omis ◀de▶ nous signaler des visions, des nuances, des indications que M. Serge Basset, que le journaliste a notées. C’est en plus un livre original et je n’en connais point beaucoup d’autres du même genre sur les jours houleux que traversa l’Italie à l’heure ◀de▶ la décision suprême.
La Vie anecdotique
La nouvelle religion ◀de▶ la vélocité
Je signale à ceux qui se demandent si la guerre a développé le sentiment religieux le nouveau manifeste futuriste où Marinetti fonde la nouvelle religion ◀de▶ la vélocité.
Cette curieuse amplification, révélatrice ◀d’▶un curieux état d’âme au sein d’une époque qui ne me semble pas moins curieuse, a paru dans le premier numéro ◀de▶ l’Italia futurista qui paraît à Florence.
Où est le temps, mon cher Marinetti, où vous m’annonciez la publication ◀d’▶un autre manifeste futuriste intitulé l’Irréligion futuriste que vous n’avez jamais fait paraître ?
Mais je me suis demandé en lisant le manifeste que vous venez de « lancer » s’il ne s’agit point du premier manifeste irréligieux dont vous aviez tout simplement changé, avec le titre, quelques termes dont le sens allait à l’encontre ◀de▶ votre tendance nouvelle.
Fondateur ◀de▶ religion ! vous voilà fondateur ◀de▶ religion ! C’est une situation sociale par le temps qui court ! Car il ne s’agit pas là ◀d’▶une hérésie plus ou moins chrétienne, ou ◀de▶ nouvelles pratiques superstitieuses purement extérieures. Non, vous, Marinetti, vous fondez une religion nouvelle établie sur le développement des moyens ◀de▶ locomotion. Au lieu de Divinité vous dites Vélocité ; sans le savoir les Allemands ont bien fondé la religion ◀de▶ la Férocité. Mais, comme vous, je préfère la vélocité qui est une déité plus moderne, bien qu’elle paraisse peu se soucier ◀de▶ la durée ◀de▶ la guerre. Nul doute qu’au cours de votre campagne comme volontaire cycliste, Dieu que l’on a figuré comme un triangle ne vous soit apparu sous la forme ◀d’▶une bécane et vous vous êtes écrié : « Véloce », c’est-à-dire « ce vélo ! » et cette exclamation quasi pantagruélique éveilla en vous je ne sais quel sentiment religieux qui transfigura la bécane en en faisant tourner les roues avec cette vitesse fulgurante qui était jusqu’ici l’apanage ◀de▶ cette classe ◀d’▶ange appelée ofaninim qui dans l’angélologie hébraïque sont les roues du char céleste.
Fondateur ◀de▶ religion ! vous êtes le premier du xxe siècle. Et au xixe je n’en connais qu’un seul : Joseph Smith, fondateur du mormonisme, sorte ◀de▶ paganisme idéaliste, tiré des superstitions des Indiens peaux-rouges et que caractérise la polygamie anthume et posthume des fidèles.
Vous, dans le but ◀d’▶honorer « la beauté ◀de▶ la vélocité »
, vous faites
naître « la nouvelle religion morale ◀de▶ la vélocité »
◀de▶ votre
« grande guerre libératrice »
.
« La morale chrétienne, est-il dit dans le Manifeste, défendit la structure physiologique ◀de▶ l’homme des excès ◀de▶ la sensualité. Elle modéra ses instincts et les équilibra. La morale futuriste défendra l’homme ◀de▶ la décomposition déterminée par la lenteur, le souvenir, l’analyse, le repos et l’habitude. L’énergie humaine centuplée par la vélocité dominera le temps et l’espace. »
Et, après un tableau historico-lyrique ◀de▶ la vitesse, le manifeste en vient à la
naissance ◀de▶ la ligne droite, « un des caractères ◀de▶ la
divinité »
.
Un parallèle entre la vélocité qui est « pure »
et la lenteur qui est
« immonde »
amène le fondateur ◀de▶ religion à indiquer quelques saints
◀de▶ la nouvelle religion. Ce sont particulièrement les astres et les ondes lumineuses.
Et il annonce que « les sportsmen sont les premiers catéchumènes ◀de▶ cette
religion dont le résultat prochainement attendu sera la destruction des maisons et
des cités remplacées par des rendez-vous ◀d’▶automobiles et
◀d’▶aéroplanes »
.
Et les demeures ◀de▶ cette divinité ce sont « les wagons-restaurants (manger en
vélocité). Les gares ◀de▶ chemin de fer ◀de▶ l’Ouest-Amérique, où les trains lancés à
140 kilomètres à l’heure passent buvant sans s’arrêter l’eau nécessaire et les sacs
◀de▶ la poste. Les ponts et les tunnels. La place ◀de▶ l’Opéra à Paris. Le Strand à
Londres. Les circuits ◀d’▶automobiles. Les films cinématographiques. Les stations
radiotélégraphiques. Les grands tubes qui précipitent des colonnes ◀d’▶eau alpestre
pour prendre à l’atmosphère 1 électricité motrice. Les grands couturiers parisiens
qui, au moyen de l’invention véloce ◀de▶ la mode, créent la passion du nouveau et la
haine pour le déjà-vu. Les cités modernissimes et actives comme Milan, qui selon les
Américains, a le punch (coup net et précis par lequel le boxeur
met son adversaire knock-out). Les champs ◀de▶ batailles »
.
À l’énumération ◀de▶ quelques choses divines succède celle ◀de▶ quelques vélocités :
« L’héroïsme est une vélocité que dirige une nation. »
L’exagération est aussi sans doute une vélocité. Et il y a quelque prétention choquante à vouloir tout ◀de▶ go fonder une religion dont le besoin ne se fait pas sentir. Mais il n’en reste pas moins que les moyens ◀de▶ locomotion, le mouvement pour tout dire, ont modifié notre façon ◀de▶ sentir, lui ont donné un prétexte excellent pour se renouveler, et il y a quelque chose ◀de▶ juste et ◀de▶ touchant dans ce désir ◀de▶ nouveau qui, né en France, s’exprime si violemment en Italie. Il y a là sinon une religion, du moins comme une morale ◀de▶ la nouveauté qui a quelque sens, dès qu’on la débarrasse des concetti marinettiens. Et puis comment ne pas regarder avec sympathie un homme qui ne cesse ◀d’▶insuffler le courage au cœur ◀de▶ ses compatriotes ?
Aujourd’hui règne une nouvelle morale ◀de▶ guerre. Toute lâcheté, si petite soit-elle, tout acte ◀de▶ tolérance est un délit immonde. Toute critique est aujourd’hui une trahison. Italiens ! imposez violemment silence dans les rendez-vous publics et privés à ceux qui n’ont pas une confiance absolue en Cadorna et dans la force italienne. Bâillonnez et arrêtez les alarmistes ◀de▶ toute espèce. »
Cette morale n’est pas si mauvaise et il n’y a pas un Français qui ne la trouvera ◀de▶ son goût.
« La science futuriste »
Tandis qu’il se fait pape et pape ◀de▶ la vélocité futuriste, d’autres futuristes s’en
prennent à la science et donnent en plein dans l’absurde. Leur manifeste « la science futuriste »s’intitulerait plus justement la curieuse
ignorance futuriste, car le but qu’ils assignent aux recherches désordonnées,
aux intuitions contradictoires des adeptes ◀de▶ cette bizarre science, c’est l’ignorance
absolue : « La fin suprême ◀de▶ la science serait, hypothétiquement, ◀de▶ ne nous
faire plus rien comprendre, ◀de▶ ramener l’humanité vers le mystère total. »
Fatalement, ils tombent dans le spiritisme. Ce sont des esprits religieux qui se
groupent. Les Futuristes vont vite, car ils adorent la vélocité, et même ils vont
fort. Ces cinématolâtres n’ajoutent-ils pas : « Nous attirons l’attention ◀de▶
tous les audacieux vers cette zone moins battue ◀de▶ notre réalité qui comprend les
phénomènes du médianisme, du psychisme, ◀de▶ la rhabdomancie, ◀de▶ la divination, ◀de▶ la
télépathie… »
Certes ces recherches ne sont pas indignes ◀d’▶intérêt, mais
c’est une conclusion bizarre à un manifeste scientifique et ce n’est pas là un
programme à recommander à l’activité ◀d’▶une jeunesse Studieuse. Marinetti s’amuse à
avoir du bon sens hors de la raison. Les signataires ◀de▶ ce manifeste manquent même ◀de▶
bon sens.
C’est la tendance la plus fâcheuse vers laquelle des esprits puissent s’orienter. S’ils sentent un besoin impérieux ◀de▶ piété, les Français qui se souviennent ◀de▶ Pasteur et pas mal ◀d’▶Italiens trouveront plus simple, plus sérieux, sinon plus profitable ◀d’▶aller, sans négliger les études scientifiques sérieuses, s’agenouiller dans un sanctuaire, Sacré-Cœur, Lourdes ou Sainte maison ◀de▶ Lorette, que ◀de▶ marier la religion avec la science dans le cabinet ◀d’▶une voyante.
Umberto Boccioni
Umberto Boccioni est-il le premier futuriste qui soit mort, semblable à Godeau qui rut le premier Académicien à trépasser ? Je ne sais. Il est en tout cas le premier mort d’entre les futuristes dont le nom est un peu connu. Peintre tout d’abord, il montra ses ouvrages dans cette exposition annoncée à grand tapage qui eut lieu chez Bernheim, à Paris. Les seuls peintres viables y étaient Severini et Carrà, tous deux influencés par nos écoles ◀d’▶avant-garde. Séparés ◀de▶ Marinetti, ils sont encore ce que cette école plastique offre de plus remarquable. Plus tard Boccioni abandonna l’esthétique plus verbale que plastique, des états ◀d’▶âmes pour une sculpture cette rois plus neuve et plus plastique, dont il avait trouvé la source dans les ouvrages ◀de▶ Rosso et dans l’atelier ◀de▶ Picasso. Au reste, le labeur opiniâtre ◀de▶ Boccioni conserve son importance dans l’histoire ◀de▶ la jeune sculpture, dont il est incontestablement un des novateurs.
Il périt, tandis qu’il faisait ses classés ◀de▶ canonnier-conducteur. Il tomba du porteur ◀d’▶avant qu’il montait et se brisa dans cette chute.
Futurisme italien
À la suite de cette mort, il ne reste plus guère autour de Marinetti que ◀de▶ nouveaux futuristes. En effet, Boccioni était pour ainsi dire l’unique ◀de▶ ses compagnons ◀de▶ la première heure qui ne se fussent un peu écartés ◀de▶ lui.
Je parle bien entendu ◀de▶ ceux qui avaient ◀de▶ la valeur. Et ceux qui, étant venus au futurisme après les premières luttes, Soffici, Papini, Palazzeschi, sont peut-être les meilleurs ◀de▶ la jeune Italie littéraire, sont encore futuristes sans doute, mais ne veulent pas demeurer sous l’autorité un peu étroite du pape Marinetti.
C’est ainsi du moins, que j’ai cru comprendre ce qui se passe au sein du futurisme italien.
C’est ainsi que, cessant ◀d’▶être une école tapageuse, il peut devenir un mouvement.
Marinetti, qui a en Amérique la réputation ◀d’▶être un remarquable politicien, ferait peut-être bien ◀de▶ laisser ◀de▶ côté, dans la conduite des affaires spirituelles ◀de▶ son école, cette intransigeance encyclopédique qui devient plus démodée à mesure que les affaires ◀de▶ l’Italie et ◀de▶ l’univers deviennent plus sérieuses.
Il n’est pas sans talent. Il est peut-être temps pour lui ◀d’▶asseoir sa réputation sur une œuvre solide. À moins qu’il ne considère que ses « manifestes » sont l’œuvre importante ◀de▶ sa vie. Il y excelle, en effet. Et s’il lui plaît, qu’il manifeste tant qu’il voudra, ce gentil mais trop peu voluptueux adepte ◀de▶ la sagesse cinématique ◀d’▶Épicure !
Tome CXVIII, numéro 441, 1er novembre 1916
Variétés.
Des Photographies ◀de▶ la guerre [extraits]
Dans les locaux des Arts Décoratifs, au Pavillon ◀de▶ Marsan, on a installé une très curieuse exposition ◀de▶ photographies se rapportant à la guerre actuelle et qui fournissent une documentation ◀de▶ valeur sur les différents fronts ◀de▶ combat. Ce sont surtout des photographies anglaises et françaises ; mais il y a une section belge, une section italienne et une section serbe. Des envois qu’on attendait ◀de▶ Russie ne sont pas encore parvenus. — Les épreuves exposées sont d’ailleurs fort intéressantes et l’on pourra consacrer à la visite du pavillon ◀de▶ Marsan quelques heures brèves. C’est en somme l’illustration ◀de▶ la guerre, — et comme si l’on avait réussi à concrétiser, à rendre tangible l’effort unanime dont nous avons vécu depuis plus ◀de▶ deux ans.
[…]
Les photographies italiennes également ont l’intérêt des choses prises au moment où l’actualité s’y attache, avec leurs panoramas ◀de▶ montagnes, leurs vues ◀de▶ villes (Grado, Monfalcone). Les troupes ◀de▶ ce côté doivent se battre à des hauteurs fantastiques (3 200 mètres donne un cliché). C’est la bataille ◀de▶ Goritz, avec le pont écroulé ; en Carnie, Dogna bombardé par les Autrichiens le 1er septembre 1914 ; des vues panoramiques et ◀de▶ plan-relief. L’artillerie ◀de▶ montagne nous est montrée passant l’Isonzo (9 août), et à côté on peut voir la dévastation ◀de▶ la salle des tribunaux à Goritz, siège du commandement autrichien.
[…]
Échos.
La Cité futuriste
« Nos villes, écrit L’Italia futurista, sont extrêmement monotones, tranquilles, pédestres, manquant ◀d’▶imprévu et viles. Dans la vie citadine, il manque l’atmosphère ◀de▶ danger, la tache miroitante ◀de▶ l’émotion intense, la méprise convulsionnaire ◀de▶ zone explosive, le jet périodique des catastrophes. Il circule, par contre, l’amour ◀de▶ l’existence tranquille, ◀de▶ la position commode, la recherche ◀de▶ la sécurité, des équilibres les plus banaux, des angles abrités et reposants.
« Par contre, des rues droites et larges qui finissent toujours à une place ou à une autre rue, et jamais dans un précipice ou dans une prairie minée. Des palais plats symétriques et antipathiquement immobiles. Jamais un frisson dans ces murs couleurs ◀de▶ lave. Jamais un jeu ◀d’▶étages apparaissant et disparaissant. Jamais une surprise venant des fenêtres ou des portes cochères qui manquent ◀de▶ malice, et si elles sont fermées, cela veut dire qu’elles le sont effectivement. Des allées avec des échancrures honteuses avec lesquelles on sépare la route des passants ◀de▶ celle avec des rails, et les citadins à pied les uns des autres.
Commentaire.
« On désire voir courir des tramways électriques en zig-zag sur des rails fuyants, évitant adroitement les autos qui se précipitent sur des escaliers en spirale du sixième étage. On désire se promener sur ◀d’▶amples marchepied qui se dérobent à l’improviste sous nos pas, ouvrant quelque saut-de-loup, pendant que des jets ◀de▶ lumière bizarre jaillissent ◀de▶ ces ouvertures en nous éblouissant puissamment. Tomber, glisser, fermer les yeux, se lever, rouler ensuite, se voir passer sur la tête la rue avec ses gestes et ses lueurs homicides. Nous voulons que nos villes soient des volcans, nous les voulons périlleuses, phosphorescentes, fiévreuses, infernalement humoristiques et malicieuses, démontables et désagréables. Nous voulons les voir vivre la vie magique et caméléontique, crouler et renaître, changer ◀de▶ forme et ◀de▶ reflets dans les différentes heures du jour et ◀de▶ la nuit. »
À notre tour, nous ferons un léger commentaire : nous avons eu, avant la guerre, l’esquisse ◀de▶ toutes ces merveilles dans un établissement qui nous présente en ce moment sa défroque ◀de▶ faux rochers, ◀de▶ précipices, à Magic-City. Nous y avons tous passé quelques heures, vite blasés par ces plaisirs brefs qui ne nous communiquaient que des émotions très vulgaires. En réalité, on ne s’y amusait pas du tout.
Tome CXVIII, numéro 442, 16 novembre 1916
Quelques reflets ◀de▶ l’âme italienne
Il ne faut pas que l’actualité, ◀d’▶ordre tout militaire, nous fasse renier ce que nous avons aimé, et, plus encore, ce que nous avons pensé avant la guerre : pourquoi des influences antérieures, esthétiques ou autres, qui ont présidé au développement ◀de▶ notre vie intellectuelle, n’auraient-elles plus aucun pouvoir sur notre vision actuelle du réel ? D’ailleurs, ◀de▶ ces influences il resté, souvent malgré nous, des traces dans la manière dont nous considérons les troubles ◀de▶ l’heure présente, et il nous arrive même ◀d’▶attribuer à une nouvelle conception des faits ou ◀de▶ la vie ce qui est simplement l’effet ◀d’▶un contraste entre nos rêves ◀d’▶hier et la réalité ◀d’▶aujourd’hui. Ils se méprennent donc ceux qui disent maintenant : « J’ai heureusement évolué ; mes pensées ◀d’▶autrefois ne sont plus, et c’est pour mon énergie un autre printemps qui vient ; l’esprit militaire m’a régénéré. » L’esprit militaire ne saurait régler toutes nos aspirations ; il ne peut dominer ce que nous avons aimé dans une œuvre d’art, ce quelque chose ◀de▶ profond qui reste en nous, et que toutes les alternatives ◀de▶ l’heure présente ne parviendraient pas à abolir. Nos anciennes admirations, si elles étaient sérieusement fondées, doivent garder leur force, et, mieux encore, survivre aux sentiments purement militaires qui nous animent, lorsque la paix aura attiédi ceux-ci. Des écrivains ont pu, comme Tolstoï, mépriser, réprouver l’esprit ◀de▶ lutte ; d’autres, au contraire, ont chanté, mis en valeur, ce même esprit ; ce qui importe cependant, c’est la qualité ◀de▶ leur œuvre, qui projette son reflet dans la pensée du public, et la vertu exaltante ◀de▶ leur effort. En Italie, par exemple, Antonio Fogazzaro et Giovanni Pascoli, tous deux disparus, s’opposent nettement, par leur culte ◀de▶ la douleur silencieuse et leur amour ◀de▶ la paix, à Gabriel d’Annunzio, devenu poète national, et à Enrico Corradini, théoricien remarquable du nationalisme italien : ces deux derniers écrivains sont ◀d’▶actualité plus que Fogazzaro et Pascoli, mais leur influence sur l’âme italienne en général en sera-t-elle plus profonde ? Chacun a sa part ◀d’▶influence, et c’est une raison pour que nous aimions, dans toute œuvre d’art, ce qui répond le mieux à nos aspirations.
Antonio Fogazzaro, certes, ne donne guère à l’actualité militaire, et cela se comprend, son œuvre étant toute en reflets ◀de▶ la vie intérieure sur le miroir terni du réel.
Il est des écrivains pour qui la mélancolie, le culte ◀de▶ la douleur, l’expérience ◀de▶
l’anxiété sont des nécessités intérieures ; la vie n’aurait aucun intérêt pour eux si
les doutes et les angoisses ◀de▶ l’homme n’en rehaussaient la valeur. La précision des
joies vulgaires, une trop grande plénitude dans le bonheur ou le plaisir décevraient,
troubleraient leur pensée. Il leur faut, pour se bien mettre à l’œuvre, des regrets, des
amertumes à étudier et à décrire, il faut connaître ces luttes entre le devoir et la
passion dont l’âme humaine sort aveulie ou rassérénée, il leur faut comprendre tout ce
qui donne une signification plus haute aux harmonies ou aux dissonances ◀de▶ notre vie
intérieure : d’ailleurs n’est-ce pas une plus grande aptitude à aimer
que ◀de▶ savoir jusqu’à quelles profondeurs descendent en nous l’inquiétude et la
souffrance. « Plus on aime, plus on souffre, dit Amiel dans son Journal intime. La somme des douleurs possibles pour chaque âme est
proportionnelle à son degré ◀de▶ perfection ! »
Les écrivains dont
l’intelligence est une serve du réel peuvent bien mépriser un tel principe ; il
n’exprime pas moins à quels tourments certaines âmes choisies doivent leur élévation. Ne
dédaignons pas les esprits assez virils pour puiser dans la compréhension ◀de▶ la douleur
la force ◀de▶ vivre toujours plus purement et surtout ne les accusons pas ◀de▶ « poétiser »
trop souvent la triste réalité ! Que nous resterait-il à admirer, — je parle au point de
vue intellectuel, — si nous osions négliger la pensée des rêveurs qui essaient
◀d’▶orienter vers l’idéal le plus élevé nos aspirations et nos incertitudes ?
Antonio Fogazzaro fut un ◀de▶ ces artisans ◀de▶ l’idéal, et son œuvre offrit aux Italiens la projection douloureuse ◀d’▶intuitions magnifiques. Il expliquait, il justifiait, en des pages inspirées par le noble souci ◀de▶ comprendre, les plus délicates nuances du doute et ◀de▶ la foi. Aussi ne faut-il point s’étonner que quelques-uns lui aient reproché, avec une insistance ◀de▶ mauvais aloi, l’indécision morale, religieuse ou politique ◀de▶ certains ◀de▶ ses héros : il est si facile ◀d’▶appeler indécision les angoisses qu’un homme peut éprouver en présence de l’infini, s’il veut le sonder, ou en face de la vie, s’il veut en approfondir le sens. Ce qui est moins facile, c’est ◀de▶ magnifier, au moyen ◀d’▶un verbe harmonieux et prenant, la douceur, les élans poétiques ou la sérénité des âmes qui ont souffert avant de triompher sur leurs faiblesses mondaines, et qui ont su cueillir les fleurs du contentement parmi les buissons les plus épineux, c’est-à-dire dans l’acceptation ◀de▶ la douleur comme discipline ◀de▶ la sensibilité et du vouloir. Fogazzaro dut aimer profondément ces âmes un peu tristes qui passent, fantômes délicieux, loin des faits trop quotidiens et qui meurent parfois ◀de▶ n’avoir pas été comprises : en vérité, pour un homme positif, y a-t-il rien de plus ridicule ? Il savait ◀de▶ quelles splendeurs rayonnent ◀de▶ telles âmes quand la vie les contraint à l’humiliation ◀de▶ soi, il leur a dédié, par le roman, des pages émouvantes qui me font penser à des chants religieux sur l’esprit ◀de▶ sacrifice : ◀de▶ là sans doute l’« incompréhension » ◀de▶ certains gazetiers et le dédain — fort amusant d’ailleurs — ◀de▶ quelque Zoïles déconcertés par tant de mysticisme.
Fogazzaro s’est attiré bien des critiques quand il a voulu expliquer, ou, pour mieux dire, quand il a su avouer ses incertitudes et ses illusions mystiques. On lui a reproché son défaut ◀de▶ précision, le flottement ◀de▶ sa pensée dès qu’il a eu la franchise ◀de▶ révéler ses doutes. Certes, il est plus aisé ◀d’▶ignorer ces inquiétudes intérieures ou ◀d’▶en affirmer le néant. Mais pour un écrivain comme Fogazzaro ces inquiétudes ont une valeur morale qui donne au prétexte artistique une signification ◀de▶ meilleur aloi : le principe est discutable aux yeux ◀d’▶un pur artiste, je le reconnais, mais l’intention qui l’a dicté ne prouve pas moins une haute conscience.
Pourquoi s’obstiner à ne voir que les défaillances chez un auteur qui étudie, à travers une fiction, les problèmes les plus douloureux dont un esprit religieux ait connu la hantise ? La vie réelle, les croyances qu’elle trouble, le doute, la question ◀d’▶un au-delà, c’est toute l’œuvre ◀de▶ Fogazzaro. Voyez ses héros : ils souffrent, ils s’attristent ◀de▶ ne pas savoir quel est ce mystérieux océan ◀d’▶aspirations où sombre leur pensée quand ils essaient ◀de▶ se connaître ; ils mettent dans leurs passions et dans leur rêves un peu de cet infini qui les domine et les épouvante ; ils agissent, ils commandent ou obéissent suivant la loi ◀de▶ cette vie terrestre, obsédante par ses contrastes, mais on sent très bien qu’ils sont dans l’attente, qu’ils espèrent vivre ailleurs, je ne sais où : une petite barque se balance, au lointain, qui les prendra un jour, fatigués ou tristes ◀d’▶avoir vécu parmi les foules, pour les emporter vers ce qu’ils croient l’éternelle lumière et l’éternelle sérénité. Ils vêtent le réel, aux aspects trop durs, ◀de▶ songe et ◀de▶ mélancolie ; ils le subissent dans l’action, mais leur vie intérieure sait le parer ◀de▶ voiles à larges plis ; pauvres idéalistes que les esprits forts méprisent, ils voudraient concilier la noblesse ◀de▶ leur foi avec l’expérience des faits. Le caractère intellectuel ◀de▶ l’auteur se reconnaît ici ; Fogazzaro a toujours pensé à la possibilité pour le dogme ◀d’▶accepter certaines lois ◀de▶ la science moderne : évolution, darwinisme, etc.
C’est ce qui lui permit ◀de▶ savourer l’exaltante douleur ◀de▶ n’être pas compris.
Et il y eut des heures où, tel un saint François d’Assise, il sentit vivre dans la
matière même le souffle et l’esprit ◀de▶ Dieu, des heures où il devina des tristesses et
des joies presque humaines « dans le vent, dans les ondes, dans les forêts, dans
les eaux courantes, dans les formes délicates des fleurs, dans les lignes expressives
des rochers et des montagnes pensives »
. L’âme ◀de▶ ses héros, alors même que
les passions y projettent leurs tristes lueurs, connaît toujours, à ◀de▶ certaines heures,
la délicieuse fraîcheur des impressions produites par la vue du beau et ◀de▶ la nature :
les paysages dorés ◀de▶ soleil, un lac paisible où dorment des reflets, une source qui
pleure doucement dans la quiétude imposante du soir, toutes ces images éveillent dans
les profondeurs ◀de▶ la vie intérieure des vibrations multiples, et c’est à exprimer ces
vibrations — combien subtiles ! — que Fogazzaro me paraît avoir le mieux réussi. Est-ce
dans la notation ◀de▶ ces vibrations que des critiques ont voulu voir ◀de▶ la veulerie et ◀de▶
la morbidité ? Peu importe d’ailleurs : l’œuvre est belle, elle est émouvante, elle est
une peinture exacte des passions, et elle suffit à notre joie intellectuelle. Tout
écrivain — et tout lecteur — a le droit ◀de▶ préférer la poésie ◀d’▶un site ou le sens ◀d’▶une
jolie métaphore à la rigueur ◀d’▶un syllogisme.
Le monde est une prison, dit un personnage ◀de▶ Goethe : sans doute, mais une prison merveilleuse dont les fenêtres laissent voir, quand il fait beau, un coin ◀de▶ ciel bleu, une prison ◀d’▶où l’on peut contempler l’infini, — aux heures ◀de▶ méditation et ◀de▶ recueillement. La méditation nous donne parfois le sentiment ◀de▶ la solitude, et c’est alors que nous comprenons mieux, parce que nous la vivons moins, la vie telle qu’elle est ; cette solitude permet aux esprits fiers ◀de▶ se délecter dans leur mépris des splendeurs et des vanités dont le vulgaire est ébloui ; une prison peut retentir des plus douces rumeurs quand la voix des traditions séculaires arrive jusqu’à celui qui l’habite. Nous pouvons faire du monde une solitude propice à nos rêveries, — et certains personnages ◀de▶ Fogazzaro y parviennent plus ◀d’▶une fois ; — nous pouvons faire du monde une vaste solitude où vibreront longuement, où vibreront toujours les belles harmonies formées par la passion et l’esprit ◀de▶ sacrifice : saint Augustin, qui, avant ◀d’▶être un saint, avait eu assez ◀de▶ défaillances mondaines pour s’y connaître, — saint Augustin n’a-t-il pas écrit que certaines âmes ont le pouvoir ◀de▶ se créer à elles-mêmes une solitude ? Eh bien ! la muse ◀de▶ Fogazzaro est une prisonnière, fière et méditative, ◀de▶ ce monde terrestre qu’elle a l’impression ◀de▶ traverser seulement ; — mais parce qu’elle a en soi une autre espérance, elle ne méprise point pour cela ce monde ; au contraire, elle y cherche des souffrances à glorifier et des âmes à faire fleurir ; malgré la corruption, les hontes et les ridicules, dont les pessimistes se détournent, la société lui paraît digne ◀de▶ toutes les rédemptions.
C’est l’idéal chrétien par excellence et celui-là du moins n’est pas à la portée des repus ou des satisfaits. On peut ne pas aimer les dogmes, créateurs ◀de▶ fanatisme, mais un idéal chrétien fondé, comme celui dont se réclame Fogazzaro, sur l’amour et l’indulgence, chacun ◀de▶ nous peut l’accepter : il éclaire la plus sombre réalité. On nous dira : « Mais dans Fogazzaro il y a le dogme ; il a voulu concilier l’esprit scientifique avec les aspirations religieuses ; il a été un néo-guelfe timide. » C’est vrai ; mais il a souffert pour sa foi, et ce qu’il a mis ◀de▶ meilleur, de plus élevé dans ses romans, reflète exactement la noblesse ◀de▶ son esprit, et, surtout, donne la mesure ◀de▶ sa loyauté intellectuelle. Avons-nous le droit ◀de▶ lui demander davantage ?
On a beaucoup reproché à Fogazzaro son obsession ◀de▶ l’amour, et, plus particulièrement, ◀de▶ la sensualité se mêlant aux aspirations mystiques. Il a cependant accordé à l’union amoureuse ◀de▶ deux êtres les plus belles significations : l’amour, reflet que notre vie intérieure projette sur la réalité comme pour en éclairer les plus sombres aspects, l’amour, quand on l’envisage avec respect, peut devenir la lumière, la splendeur ◀de▶ toute existence. Aimer, semble se dire parfois Fogazzaro, aimer, pourvu que ce soit avec force, ne serait-ce pas la meilleure vocation pour les cœurs sublimes qui veulent démentir les viles contingences et s’élever toujours plus haut dans le domaine philosophique ? C’est, du moins, l’impression que j’ai eue après avoir lu Daniele Cortis : l’auteur a essayé ◀d’▶y noter avec exactitude les troubles, les désirs, les indécisions ◀de▶ deux âmes qui hésitent, angoissées et meurtries, entre les impulsions ◀de▶ l’instinct et les formules absolues du devoir. On connaît la thèse : Daniele Cortis aime sa cousine Elena, et, bien que celle-ci soit mariée à un homme indigne, il s’applique à triompher ◀de▶ sa passion en se soumettant à la « loi divine » du devoir ; il ne voudrait pas qu’Elena pût déchoir en s’abandonnant, il l’exhorte au renoncement ; il plaide contre sa propre passion, il enchaîne son amour afin de laisser parler en soi la discipline intérieure, cette discipline qui interdit aux hommes ◀de▶ sacrifier les ordres ◀de▶ leur conscience à l’épanouissement ◀de▶ leur sensibilité. La figure ◀de▶ Daniele Cortis traduit assez bien les traits principaux ◀d’▶un homme comme Fogazzaro, ◀d’▶un esprit qui ne peut s’affranchir, même dans la plus vulgaire contingence, ◀de▶ l’obsession religieuse et morale. S’il peint quelquefois la volupté, c’est avec une si grande délicatesse ◀de▶ tons, un coloris si léger, si transparent que tout « l’au-delà » ◀de▶ cette volupté, — idéalisation du couple, poésie des seules étreintes durables, — apparaît au lecteur le moins initié. Je ne sais pas ◀d’▶esquisses plus fines, ◀de▶ tableaux plus harmonieux que ceux dont Fogazzaro a su embellir l’idée du mariage et du foyer. Bien qu’il ait essayé, à diverses reprises, ◀de▶ décrire avec précision les violents effets des passions « charnelles » et ◀de▶ noter les sourdes rumeurs dont le désir emplit le cœur humain, on pourrait affirmer que l’auteur ◀de▶ Daniel Cortis ne traite avec émotion que les sujets où l’amour s’élève et s’épure jusqu’à devenir un culte, jusqu’à devenir la religion du désir spiritualisé par la soif ◀de▶ l’absolu.
Il a remis en valeur la splendide aptitude des âmes qui ont su approfondir, à travers le mirage des faits, la supériorité ◀de▶ la connaissance ◀de▶ soi sur la simple volupté ◀de▶ vivre. ◀D’▶aucuns peuvent trouver austère cette conception. Et pourtant, se connaître, savoir sa mesure, même aujourd’hui, n’est-ce pas la meilleure raison ◀de▶ vivre ? Depuis Socrate, le principe n’a point perdu ◀de▶ sa puissance, au contraire.
Depuis le début du conflit qui épuise lentement les races ◀d’▶Europe, la question religieuse a été souvent discutée un peu partout. Dans un beau roman, autrement puissant que le Sens ◀de▶ la mort ◀de▶ Paul Bourget, Fogazzaro avait traité ◀de▶ cette matière : les deux caractères ◀de▶ Luisa et Franco Maironi, dans le Piccolo mondo antico, s’opposent, mais comme ils savent parfois s’unir ! Ah ! combien ces deux êtres s’élèvent moralement par la souffrance et par l’amour, et combien la notation réaliste ◀de▶ leurs divergences religieuses prouve avec quel souci ◀de▶ précision l’auteur a saisi les moindres nuances ◀de▶ leur psychologie !
Franco, le mari ◀de▶ Luisa, est sincèrement un dilettante, un rêveur, qui goûte toutes les harmonies ◀de▶ la nature et toutes les impressions dont l’art retient et magnifie la spontanéité ; il laisse flotter avec indolence ses pensées comme ◀de▶ vagues lueurs flottent à la surface ◀d’▶une eau morte, mais il n’essaiera jamais ◀d’▶en pénétrer la mystérieuse essence ou ◀d’▶en fixer, pour lui-même tout au moins, le sens et la valeur. Son esprit est satisfait ◀de▶ répercuter seulement ◀de▶ doux échos : il ne se préoccupe ni ◀de▶ leur origine, ni ◀de▶ leur succession.
Est-il surprenant que Franco, âme toute en reflets, éprouve le besoin ◀de▶ croire à un dogme qui ne trouble point sa quiétude intellectuelle ? Le catholicisme lui accorde, grâce à la rigueur ◀de▶ ses affirmations, le calme et l’espérance. Il y trouve le plus doux réconfort, mais surtout il y apprécie l’absence ◀d’▶un doute à l’égard de l’au-delà. Quand il lève les yeux et qu’il contemple l’infini, il ne sent pas crier en lui la douleur immense ◀de▶ l’homme épouvanté par le néant, il n’est point accablé comme Pascal par une pareille hantise, il n’est point réduit au silence par la vision ◀de▶ l’illimité, non, — puisqu’il a la prière…
Au contraire, Luisa Maironi n’est pas une rêveuse et elle ne saurait trouver le calme dans l’adhésion à un dogme. Elle ne connaît pas de plus sûr point ◀d’▶appui que la réalité, dès que l’incertitude la torture. Le passage qui suit peint avec simplicité la qualité ◀de▶ son esprit ; elle y évoque sa mère, qui vient de mourir :
Elle ne pensait pas qu’un peu ◀d’▶elle fût ailleurs, elle ne la cherchait point, par la fenêtre donnant sur le couchant, dans les petites étoiles qui tremblaient au-dessus des monts ◀de▶ Carona. Elle pensait seulement que sa chère maman, qui avait vécu pour elle seule durant tant ◀d’▶années et n’avait été occupée sur la terre que ◀de▶ son bonheur, dormirait, dans quelques heures, sous les grands noyers ◀de▶ Looch, dans la solitude ombreuse où se tait le petit cimetière ◀de▶ Castello, tandis qu’elle-même jouirait du soleil, ◀de▶ l’amour !
Luisa ne voit que cette circonstance étrange, un être, qui l’a profondément adorée, vient de s’éteindre, et c’est tout : elle continuera sa route, ; elle vivra encore bien des jours, dans la lumière et dans la joie, dans l’ombre et dans la tristesse, selon le destin, mais elle ne reverra plus sa mère. Car Luisa ne reporte pas son regard vers le ciel et elle ne fait pas allusion à une survie où elle pourrait se retrouver avec ses morts. — C’est une réaliste.
Entre deux êtres aussi différents, par leur vie intérieure, que Luisa et Franco, le heurt devait se produire. Un jour, leurs deux pensées s’opposent plus nettement :
— Peut-être ne m’aimais-tu pas comme je l’ai cru ? — dit Franco à Luisa ; et elle répond :
— Oh ! si, beaucoup !
Il releva son esprit, une ombre ◀de▶ sévérité rentra dans sa voix.
— Et alors, — dit-il, — pourquoi ne m’as-tu pas donné toute ton âme ?
Elle arrivait maintenant, la terrible question ! Devait-elle ou ne devait-elle pas répondre ? En répondant, en révélant pour la première fois des choses ensevelies au fond ◀de▶ son cœur, elle agrandirait la déchirure douloureuse ; mais pouvait-elle manquer ◀de▶ loyauté ? Son silence dura si longtemps que Franco lui dit :
— Tu ne parles pas ?
Elle recueillit toutes ses forces et parla.
— C’est vrai, mon âme n’a jamais été entièrement avec toi.
Elle tremblait ◀de▶ dire ainsi, et Franco ne respirait plus :
— Je me suis toujours sentie différente et détachée ◀de▶ toi dans le sentiment qui doit gouverner tous les autres.
C’est du sentiment religieux qu’il s’agit ici, c’est ◀de▶ la croyance à un être qu’elle ne voit ni ne comprend, c’est ◀d’▶une morale théologique qu’elle ne veut accepter. Et elle dit encore franchement à son mari :
J’ai trouvé que tu étais la bonté même, que tu avais le cœur le plus chaud, le plus généreux, le plus noble ◀de▶ la terre, mais la foi et tes pratiques rendaient presque inutiles ces trésors. Tu n’agissais pas. Tu étais content ◀de▶ m’aimer, ◀d’▶aimer ta fille, l’Italie, tes fleurs, ta musique, les beautés du lac et ◀de▶ la montagne. Quant à un idéal supérieur, il te suffisait ◀de▶ croire et ◀de▶ prier. Sans la foi, sans la prière, tu aurais donné le feu que tu as dans l’âme à ce qui est sûrement vrai, à ce qui est sûrement juste, ici, sur la terre, tu aurais senti ce besoin ◀d’▶agir que j’éprouvais. Tu sais bien comment je t’aurais voulu en certaines choses. Par exemple, qui sent mieux le patriotisme que toi ? Personne. Hé bien, j’aurais voulu que tu cherchasses à servir ton pays.
Est-il possible ◀de▶ donner une meilleure leçon ◀d’▶énergie à un mystique exalté seulement par le rêve et qui oublie la nécessité ◀de▶ l’action afin de mieux cultiver sa sensibilité ? Luisa, intelligence réaliste, ne peut admettre une doctrine ou une foi qui n’ait pas des fins terrestres. Les aspirations religieuses sont-elles aussi nécessaires que l’évolution ◀d’▶un fait social ? Peut-être, suivant un mystique ; mais Luisa ne le pense pas : la vie est plus belle, pour qui en cherche le sens, que l’extase et la contemplation. Elle est donc plus grande par l’action que par la prière.
Elle l’avoue encore à son mari : « Dieu existe, il est puissant, il est toute
science, ainsi que tu le crois. Mais peu lui importe que nous l’adorions et lui
parlions. Ce qu’il veut ◀de▶ nous, on le comprend par le cœur qu’il nous a fait, par la
conscience qu’il nous a donnée, par le milieu où il nous a placés. Il veut que nous
aimions tout le bien, que nous détestions tout le mal et que nous aimions ◀de▶ toutes
nos forces selon cet amour et cette haine ; il veut que nous nous occupions seulement
◀de▶ cette terre, des choses que nous pouvons comprendre, que nous pouvons
sentir ! »
Ainsi parle Luisa Maironi ; et que pourrions-nous dire ◀de▶
mieux ?
Fogazzaro, on le voit, a nettement défini, par le caractère ◀de▶ ses deux personnages, la différence qui existe entre la vie agissante et la vie contemplative. Et, sans doute, a-t-il voulu démontrer qu’il y a ici-bas deux manières ◀d’▶envisager la direction morale ◀de▶ toute société : d’une part, ceux qui agissent afin de justifier, au point de vue humain, leur raison ◀d’▶être ; d’autre part, ceux qui laissent couler à leurs pieds le large fleuve des faits pour n’écouter que la musique religieuse dont leur pensée retentit chaque jour.
La noble tristesse ◀d’▶un Giovanni Pascoli, douce et pensive, incline à l’amour plus qu’à la lutte, à la contemplation philosophique ◀de▶ l’infini plutôt qu’à la compréhension réaliste du « fait ». C’est sa marque, et c’est aussi, à mon avis, sa grandeur ; cette tristesse est pleine du pardon à l’égard des fautes et des crimes, et je ne sais rien de plus exaltant que son influence sur ceux d’entre nous qui n’aiment pas seulement la vie telle qu’elle est, et voudraient qu’elle fût plus douce aux meurtris. Pascoli, ayant souffert, a voulu que sa douleur fût ennoblissante ; il l’a transmuée en amour, en générosité, en pardon.
Pascoli a, lui aussi, l’obsession ◀de▶ l’infini, et comme Leopardi il aime à se perdre
dans sa contemplation. Il médite, et il rêve, et puis, ensuite, quand cette méditation
et ce rêve ont trouvé leur expression dans un poème, il laisse planer librement sa
pensée sur les choses et sur les êtres, et tout cela, « l’ombre du rêve et
l’ombre ◀de▶ la chose »
, tout cela forme la plus pure, la plus profonde doctrine
◀d’▶amour. À quoi bon la lutte, les haines qu’elle consacre, les cruautés qu’elle
entraîne ? Nous ne sommes pas faits pour cela ; l’histoire peut se concevoir avec
d’autres éléments ; et s’il est besoin ◀d’▶une tradition, en politique, ◀d’▶un passé qui
projette ses lueurs sur nos idées et nos aspirations actuelles, il n’est pas sûr que la
meilleure, même au seul point de vue ◀de▶ la gloire, soit celle qui instaure la domination
d’une part, et, ◀de▶ l’autre, la servitude. Pascoli, sans doute, n’a jamais parlé aussi
nettement sur ce point ; mais sa poésie, si puissante dans sa mélancolie, légitime en
soi une telle appréciation ◀de▶ l’histoire et ◀de▶ la réalité politique. Il est certain que
la contemplation ◀de▶ l’infini donne la mesure ◀de▶ nos ambitions et ◀de▶ nos sentiments ;
elle nous apprend combien peu de chose c’est qu’un acte humain, quand une grande pensée
ne le consacre ; et c’est bien ◀de▶ cela que la poésie ◀de▶ Pascoli est comme pénétrée.
Notre haine, ce que nous considérons comme notre puissance, et ce que nous prenons pour
◀de▶ la grandeur, parce que notre orgueil s’en accommode, ce que nous voulons voir dans
les choses, tout cela, la méditation en face de l’infini le rapetisse, et, parfois, le
fait disparaître. On nous dit cependant, afin de nous encourager à l’action :
« Tout ce que nous vivons, mais c’est déjà ◀de▶ l’histoire ! »
Et les
doctes ◀d’▶affecter un air important et ◀de▶ prendre à témoin les traditions qui justifient
nos pères, qui firent aussi ◀de▶ l’histoire, — parfois même sans le savoir. Pascoli ne
voit pas seulement la projection ◀d’▶un acte humain dans l’histoire, il voit aussi,
— certes, avec plus ◀d’▶allégresse, — la projection ◀d’▶un peu ◀d’▶amour dans l’acte le plus
simple, dans un geste fraternel, dans un geste ◀d’▶abnégation. Il n’aimait point la
guerre ; il savait qu’elle constitue une grande partie ◀de▶ l’histoire, et, partant, ◀de▶ la
tradition ; il savait aussi qu’elle met en valeur l’esprit ◀de▶ sacrifice et ◀de▶ dévouement
à ◀de▶ nobles causes ; mais il est certain qu’il eût mieux aimé que l’histoire des hommes
fût moins glorieuse au point de vue militaire et plus grande au point de vue social. Qui
osera trouver méprisable une telle philosophie ? Et qui sait si, là-bas, en luttant
contre l’Autrichien, quelque jeune lettré italien, par une claire nuit ◀d’▶août, ne songe
pas à une conception ◀de▶ l’histoire basée sur cette philosophie ?
Pascoli aime les hommes ; c’est pourquoi sa poésie est pleine ◀de▶ leur souffrance et ◀de▶ leur inquiétude.
Sur ce point il ressemble un peu à Fogazzaro. Mais sa poésie est plus voilée, plus mystérieuse, surtout moins accessible au vulgaire des lecteurs, et c’est d’ailleurs ce qui a déconcerté bien des critiques. On s’est montré injuste à son égard. On n’a pas voulu comprendre la profondeur et la sérénité ◀de▶ sa poésie, et c’est là la raison qui fondera précisément, dans l’avenir, sa gloire et son influence.
Les conflits peuvent se terminer, la poésie ◀d’▶un Pascoli ne finit pas dans l’esprit des hommes.
La guerre n’a pas beaucoup nui à la renommée ◀de▶ Gabriele d’Annunzio. Au contraire. Mais il a cessé ◀de▶ narrer les longues étreintes, les folles jalousies, les subtils désirs qui énervent et brisent les hommes et les femmes les mieux constitués. Il a voulu devenir un acteur du grand drame. Et cela surprend ses amis comme ses détracteurs. Ces derniers, injustement, ne cessent ◀de▶ le mettre en cause, ◀de▶ le critiquer sur ses ambitions politiques, sur son orgueil, etc. J’ai essayé ◀d’▶interroger un ◀de▶ ces détracteurs, non pas sur la participation ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶ à la guerre, mais sur ses qualités ◀de▶ romancier et l’influence qu’elles peuvent avoir sur l’avenir littéraire ◀de▶ l’Italie.
— Vous critiquez sévèrement M. d’Annunzio, lui ai-je dit, et je sais que son activité, en ce moment, a le don ◀de▶ vous faire sourire. Vous voyez toujours le romancier à travers l’aviateur blessé. Mais laissons cela. Je voudrais seulement savoir ◀de▶ vous ce qui vous choque dans le romancier ?
— La manière, et, tout de même, les « sujets ». La lecture ◀d’▶un roman ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶ est pour moi une douloureuse épreuve. Et je ne m’obstine à la subir que pour contredire ses admirateurs. Tous ces héros et toutes ces héroïnes, pâles et défaits, qui passent leur temps à se caresser et ensuite à se tourmenter les uns les autres, à cause du « petit acte » que vous savez, tous ces personnages qui mettent du raffinement et presque ◀de▶ l’enthousiasme à se faire souffrir, qui soupirent dans des parcs et se perdent en discours voluptueux, tout cela m’agace, parce que cela manque ◀de▶ mesure, et je suis obligé, chaque fois, ◀de▶ relire la « Bovary » ou quelques pages ◀de▶ la Princesse de Clèves, dans le but ◀de▶ me remettre ◀d’▶aplomb.
— Mais le sujet en soi peut être insignifiant et la forme être cependant très belle. Le style ◀de▶ M. d’Annunzio, et cette langue magnifique qu’il emploie, la splendeur ◀de▶ ses figures, le charme ◀de▶ ses descriptions, me paraissent dignes ◀de▶ louanges. On ne trouve pas un tel écrivain à tout bout ◀de▶ champ.
— C’est possible. Mais je m’en soucie peu. Un auteur français m’offrira toujours mieux : il aura le goût, et la discrétion. Les pages somptueuses ◀de▶ Gabriele d’Annunzio m’ennuient encore plus que les oraisons funèbres ◀de▶ Bossuet.
Tel roman ◀de▶ Gabriele d’Annunzio, si l’on supprime tous les épisodes, les descriptions, les soliloques sur un état d’âme, pourrait se résumer ainsi, en un dialogue entre les deux principaux personnages : « Je ne sais que faire ◀de▶ mon temps, dirait le monsieur, et j’ai ◀de▶ quoi vivre. Veux-tu, ô mon amie, que je secoue un peu mon oisiveté en te faisant souffrir et en t’aimant ? Il y a ◀de▶ ces raffinements dans la douleur qui valent les plus douces caresses. Je te ferai longuement souffrir, et tes gémissements causeront mon extase. — Oui, répondrait la dame, fais-moi souffrir, et je te remercierai. Pourvu que tu me caresses aux bonnes heures où le corps s’alanguit et où l’âme se sent trop seule. Moi-même je mettrai tout mon savoir à te torturer en te rendant jaloux. Oh ! ce sera si bon ! » Surtout, ne riez pas. Si quelques héros ◀de▶ M. d’Annunzio se permettaient ◀d’▶être « vrais », ils parleraient ainsi, et le roman se réduirait à quelques pages, sobres et rapides.
— Ce jugement est bien sommaire, et les héros ◀de▶ M. d’Annunzio ont tout de même plus ◀de▶ caractère et ◀de▶ force que votre parti-pris ne leur en attribue. Et puis, j’y reviens encore, croyez-vous que ◀d’▶avoir créé cette langue riche et somptueuse, dont il joue avec tant ◀d’▶aisance, ne vaut pas la sobriété ◀de▶ nos écrivains ? Et pensez-vous que, pour le roman moderne, et même pour le roman ◀de▶ demain, elle ne sera pas l’expression exacte, celle qui peint toute la complexité ◀de▶ nos aspirations, comme ◀de▶ nos actes ?
— Cela, c’est encore un préjugé. La langue italienne ◀d’▶hier — et même ◀de▶ jadis, exemple Dante — était capable ◀d’▶exprimer tout ce qu’un Italien ◀d’▶aujourd’hui ressent ◀de▶ profond ou ◀de▶ subtil au contact ◀de▶ la vie. Il y a trop ◀de▶ couleur dans le langage ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶. Et puis tant de figures ! L’étrange façon ◀d’▶avouer leur amour ou ◀d’▶exprimer leur jalousie qu’ont certains ◀de▶ ses personnages ! C’est précieux et surchargé. Si le roman italien ◀de▶ l’avenir est influencé par les romans ◀de▶ M. d’Annunzio, je passerai mes vieux jours à relire tous mes classiques. Les classiques, vous ne l’ignorez pas, ont beaucoup de courtoisie ; ils n’abusent pas ◀de▶ nos loisirs.
— C’est exact. C’est nous qui n’usons pas assez des nôtres pour les relire. Mais les classiques ont exprimé une manière ◀de▶ penser et ◀d’▶agir qui ne ressemble nullement à la vie moderne, et aux sentiments qu’elle nous inspire. M. d’Annunzio peint la vie moderne telle qu’il la sent. C’est son droit.
— Hé bien, moi, j’en ai assez, ◀de▶ ses peintures. Je les trouve d’ailleurs inexactes. Si vous vous exprimiez à votre maîtresse comme tel ◀de▶ ses héros à la sienne, votre maîtresse se tordrait, — ou elle s’inquiéterait ◀de▶ votre état mental. La vie moderne ne comporte pas le ridicule à toute heure, et M. d’Annunzio a ridiculisé l’aspect ◀de▶ toutes les grandes réalités. Nous savons bien que l’amour est un sentiment sérieux, qui nous fait souffrir et nous fait pleurer, mais à la condition de ne pas le galvauder, et on le galvaude quand on l’invoque à tout venant.
— Mais la femme, mais l’art, c’est ici ce qui importe plus encore que les « sujets ».
— Peut-être. Mais c’est encore là que je chicanerais ◀d’▶◀Annunzio▶. Sa forme, dont je ne méconnais pas la virtuosité, n’est pas ◀de▶ celles qui m’enthousiasment. D’abord, j’ai horreur ◀d’▶un rythme trop marqué dans la succession des phrases. Ensuite, je trouve la langue italienne assez harmonieuse, ses mots chantent trop, pour essayer ◀de▶ la rendre plus musicale encore. Et c’est bien ce qu’a tenté, et réalisé, M. d’Annunzio. Je me demande quel roman il va tirer ◀de▶ son expérience militaire. ◀D’▶avance, j’en redoute la lecture. C’est un auteur incorrigible. Aussi, dès ce soir, je vais relire Adolphe.
M. d’Annunzio, espérons-le, démentir ses détracteurs ; s’il chante encore ◀d’▶harmonieuses phrases après la guerre, il saura bien en chanter aussi quelques-unes sur l’état d’esprit des jeunes Italiens qui meurent chaque jour pour racheter les pays irredenti. Nouvelles activités qui voilent un peu le passé, et font rêver au-delà du présent, nouveaux reflets ◀de▶ l’âme italienne ; il faudra bien qu’un écrivain les exprime et les fasse valoir.
Mais il y a encore les questions politiques et sociales que certains écrivains mettent
au-dessus ◀de▶ toutes les autres. Il y a la conception ◀de▶ ceux qui veulent la grandeur ◀de▶
leur pays et qui travaillent le peuple afin qu’il prenne conscience ◀de▶ lui-même en usant
◀de▶ sa force. La domination, disent-ils, ou la servitude : il faut choisir. C’est le cas
◀d’▶un impérialiste italien, Enrico Corradini. Dans un ◀de▶ ses livres, la Vita
nazionale, paru en 1907, il précisait déjà avec vigueur et netteté l’idéal moral
et politique dont les écrivains ou les artistes italiens devraient se réclamer
aujourd’hui. Sans doute cet idéal est-il un peu hautain, puisqu’il dédaigne la vertu et
la valeur sociale du tolstoïsme, mais il ne manque pas ◀de▶ force ni ◀de▶ grandeur : il tend
à rappeler aux Italiens que, seul, le culte ◀de▶ l’énergie peut armer leur conscience
contre l’assaut ◀de▶ certaines réalités, et rendre sa vigueur à la pensée italienne. Il
est certain qu’un tel idéal ne signifie pas grand chose si on lui prête un sens trop
général, une acception commune : mais, pour M. Corradini, le culte ◀de▶ l’énergie, c’est
d’abord la maîtrise ◀de▶ soi ; puis c’est la profonde discipline ◀de▶ l’homme cherchant à
dominer son démon intérieur, c’est aussi l’effort ◀de▶ toute âme qui ne veut point se
laisser garrotter par l’instinct, et, c’est, surtout, la mise en pratique du principe
posé par Léonard de Vinci dans un ◀de▶ ses sonnets :
Vogli sempre
poter quel che tu debbi — veuille toujours pouvoir ce que tu dois
. La
pensée ◀de▶ M. Corradini opposerait-elle donc une règle stoïcienne à la volonté ◀de▶
puissance préconisée par Nietzsche ? En art et en littérature peut-être, mais non en
politique, puisque M. Corradini s’avoue impérialiste avec ostentation. Au goût des
légendes héroïques, au mépris ◀de▶ la douleur et ◀de▶ la mort, il croit indispensable
◀d’▶allier l’esprit ◀de▶ domination. Il assigne aux aspirations diverses ◀de▶ l’âme italienne
contemporaine une fin uniquement italienne, et ne saurait admettre
aucune concession à l’internationalisme. Il exprime avec courage, sans user ◀de▶
précautions oratoires, ce qu’il pense des doctrines, souvent magnifiques, qui
caractérisent l’évolution intellectuelle et sociale ◀de▶ notre temps, et, il faut le dire,
sa parole ne manque pas ◀de▶ rudesse. Mais quelle force, et quel mépris du convenu,
révèlent ses moindres pages !
Il est naturel que M. Corradini, ayant le culte des héros, ait admiré profondément le
peuple japonais : il a étudié le sens ◀de▶ la vie politique ◀de▶ ce petit peuple et loué
sans réserves son ardente soumission à la patrie. Aussi avec quelle véhémence
accuse-t-il les rêves pacifistes ◀d’▶entretenir les nations et les hommes dans un coupable
optimisme ! « La vie des peuples, écrit-il, est un drame et non pas une
idylle. »
Toute unité collective ne peut se constituer qu’en agissant contre
une autre : la vertu nationale devient alors cette « puissance qu’a un peuple ◀de▶
s’individualiser, ◀d’▶affirmer son moi, pour ainsi dire, dans l’histoire du
monde »
. On doit considérer parfois l’ennemi comme un stimulant nécessaire à
notre action : il tient en éveil les énergies susceptibles ◀de▶ s’amollir.
Les erreurs qui sollicitent l’esprit ouvrier, songe M. Corradini, tendent à la
suppression des armements ; mais n’y aurait-il pas avantage à ce qu’elles ne fissent pas
surgir ◀de▶ guerre civile ? Les meneurs qui prétendent guider les classes laborieuses ne
lèvent-ils pas le glaive, presque toujours, contre leurs frères, quand se déchaînent les
grèves ? Ils brisent ainsi le lien ◀d’▶amour que pourrait créer l’unité morale ◀de▶ toutes
les classes.
Le mépris ◀de▶ la mort est le plus grand facteur ◀de▶
vie
, dit M. Enrico Corradini, — à une condition, c’est que le mépris ◀de▶
la mort soit un stimulant pour nos volontés, mais un stimulant dont nos frères directs
n’aient point à souffrir.
Quand le général japonais Nogi s’écriait, après la mort ◀de▶ ses deux fils tués dans une
bataille : « Leur vie n’était rien en comparaison du but à atteindre »
,
nous sentons qu’il faisait abstraction ◀de▶ sa douleur ◀de▶ père pour ne songer qu’à
l’action accomplie : il cachait sa blessure pour mieux reprendre sa tâche. Le but à
atteindre, ici, importe seul, et non les sentiments ; ce but, c’est le triomphe ◀de▶ la
patrie japonaise, c’est l’affirmation du principe national et ◀de▶ l’héroïsme quotidien.
M. Corradini a fait sienne cette idée. Et, d’ailleurs, on comprend très bien qu’il
admire l’effort du Japon secouant sa torpeur et se dressant, ivre ◀de▶ volonté, devant les
soldats du tsar.
Il faut, dit M. Corradini, il faut, quand c’est nécessaire, savoir atteindre, au-delà ◀de▶ la mort, un but caché dans l’ombre des siècles futurs. Voilà où est la vertu ◀de▶ l’homme, et la puissance ◀de▶ la vie apparaît seulement en ces vastes constructions ◀d’▶humanité organisée qui durent des siècles et qui s’appellent des nations. C’est la première des solidarités : la solidarité nationale jusqu’à la mort.
La formule est ◀d’▶allure cornélienne. Dans le mouvement des idées qui prédominent aujourd’hui en Italie, et qui préparent ◀de▶ nouvelles voies pour les énergies impatientes ◀d’▶agir, M. Corradini a bien montré quelles fins il voudrait assigner à l’évolution ◀de▶ la pensée italienne : il la désire, pour l’avenir, plus soucieuse ◀de▶ son ancienne hégémonie esthétique et plus pratique, plus réaliste, dans ses tendances politiques. Dans le périodique qu’il avait fondé en 1908, Il Regno, il s’était consacré à la défense des intérêts italiens, et surtout à la mise en valeur ◀de▶ l’esprit national. Il se montrait très inquiet ◀de▶ l’influence des mœurs contemporaines sur les volontés flottantes ou serves du fait accompli. Aristocrate, impérialiste, aimant son pays avec une ferveur passionnée, il sentait fleurir un rêve ◀de▶ domination dans son esprit discipliné par l’idéal classique. Il songeait toujours à quelque sursaut, à quelque brusque réveil du peuple italien dont l’Europe entendrait, toute surprise, la grande rumeur. Cette grande rumeur, l’Europe ◀de▶ 1915 l’a entendue. Enrico Corradini savait bien qu’une nation n’arrive à avoir quelque importance intellectuelle et politique qu’à la condition de puiser toujours plus ◀de▶ vitalité dans la compréhension « réaliste » ◀de▶ sa tâche. En 1915, il s’agissait pour l’Italie ◀de▶ reprendre la tradition ◀de▶ Rome, ◀de▶ risorgere plus grande et plus forte.
Pour M. Corradini, une seule chose a toujours paru digne ◀d’▶attention, c’est la
possibilité ◀d’▶une renaissance complète ◀de▶ l’Italie. Comment la préparer, comment la
réaliser ? En mettant en valeur l’idée impérialiste. Être impérialiste, pour Corradini,
c’était vouloir une Italie merveilleuse, renaissant du plus lointain passé, projection
moderne ◀de▶ la Rome ancienne, vision radieuse rêvant au bord des mers qui chantent ;
c’était vouloir un empire colonial, afin de soustraire la main-d’œuvre italienne,
représentée par l’émigration, au travail ◀d’▶autrui ; c’était affranchir l’émigrant, le
« serf ◀de▶ la glèbe étrangère »
, en lui donnant, dans les possessions
nationales, le labeur qui réconforte et qui libère. Il a consacré à formuler ce rêve les
pages les plus fortes que je connaisse.
Le rêve ◀de▶ M. Corradini, depuis l’intervention, s’est encore élargi. M. Salandra, dans son discours du Capitole, s’en citai t tenu, pour justifier l’intervention ◀de▶ l’Italie dans le conflit européen, aux problèmes primordiaux dont la solution immédiate était imposée au peuple italien par sa raison ◀de▶ vivre et son rang ◀de▶ grande nation. Un premier devoir à remplir d’abord : la défense de l’italianité contre la domination autrichienne ; ensuite le rétablissement ◀d’▶une frontière militaire qui offrît à l’Italie plus ◀de▶ sécurité que celle imposée en 1866 par l’Autriche ; enfin, une position stratégique plus sûre dans l’Adriatique. Mais M. Salandra laissait alors dans l’ombre des destins non accomplis l’avenir oriental auquel aujourd’hui l’Italie, encouragée par les nationalistes, rêve avec enthousiasme. L’impérialisme méditerranéen, qui ne troublera d’ailleurs point le statu quo dans la Méditerranée occidentale, doit consacrer un jour les destinées politiques ◀de▶ l’Italie, et c’est à les réaliser promptement, ces destinées, que travaillent en commun soldats et politiques.
Doctrines et actions, l’œuvre des quatre écrivains dont j’ai retracé sommairement quelques traits reflète quelques aspects typiques ◀de▶ l’âme italienne ; si le caractère des écrivains diffère, « la portée ◀de▶ l’œuvre » plus ou moins étendue, la finalité ramène tout à l’unité : pas un ◀d’▶eux qui ne veuille ennoblir l’évolution intellectuelle et morale des hommes et adoucir la rigueur ◀de▶ faits. N’est-ce pas l’essentiel ?
Musées et collections
Don ◀de▶ la « Ca’ ◀d’▶oro » à l’État italien
L’Italie vient de s’enrichir ◀d’▶un nouveau musée. L’élégant palais ◀de▶ la « Ca’ ◀d’▶oro » à Venise, dont la jolie façade, bien connue ◀de▶ tous les touristes, mire dans les eaux du Grand Canal ses dentelles ◀de▶ pierre, a été offert récemment à l’État italien par son possesseur, le baron Georges Franchetti, qui avait reconstitué dans cette magnifique demeure du xve siècle, en l’ornant ◀de▶ tapisseries, ◀de▶ tableaux, ◀de▶ sculptures, ◀de▶ meubles précieux, l’intérieur ◀d’▶un patricien à l’époque ◀de▶ la splendeur ◀de▶ Venise. Au nombre des œuvres d’art qui décorent ce palais figurent un Saint Sébastien de Mantegna, une Vénus de Titien, une Vénus endormie ◀de▶ Pâris Bordone, une Flagellation du Christ de Luca Signorelli, deux Vues ◀de▶ Venise par Guardi, un Portrait ◀de▶ gentilhomme par Van Dyck, un buste ◀de▶ jeune homme par Francesco Laurana, etc. Mais il faudra attendre la fin ◀de▶ la guerre pour admirer cet ensemble si évocateur.
Au Musée ◀de▶ New York : la « Madone ◀de▶ Saint Antoine de Padoue », ◀de▶ Raphaël
En même temps qu’il procédait à ces ventes (dont le produit, au dire des journaux américains, est généreusement destiné à soutenir la cause des Alliés dans la guerre actuelle), M. J. Pierpont-Morgan n’oubliait pas le Musée ◀de▶ New York si souvent enrichi par son père — notamment lors de la donation ◀de▶ l’admirable collection ◀de▶ sculptures décoratives françaises du Moyen-Âge, ◀de▶ la Renaissance et du xviiie siècle acquise ◀de▶ Georges Hoentschel en 1906, — et il lui a fait don ◀de▶ trois œuvres hors pair : la Madone ◀de▶ Raphaël, provenant du couvent de Saint-Antoine à Pérouse, dite « Madone ◀d’▶un million » à cause du prix, extraordinaire pour l’époque, qu’en avait demandé son possesseur, le roi de Naples, lorsqu’il la proposa au Louvre à la veille ◀de▶ la guerre ◀de▶ 1870, et que Pierpont-Morgan avait acquise il y a une dizaine ◀d’▶années ; puis une Mise au tombeau et une Pietà avec des donateurs (Pons de Gontaut, et son frère Armand, évêque ◀de▶ Sarlat), sculptures françaises du commencement du xvie siècle4.
Tome CXVIII, numéro 443, 1er décembre 1916
Les Romans.
Henri de Régnier : L’Illusion héroïque ◀de▶ Tito
Bassi, Mercure de France, 3,50
Cette histoire pourrait aussi s’appeler : la merveilleuse psychologie du rêve mise en
regard de la piteuse réalisation ◀de▶ l’action et, si nous étions vraiment des héros, nous
les romanciers, nous devrions courageusement avouer que ceci est notre histoire, car
nous sommes tous nés pour jouer une comédie qui n’a aucun rapport avec le drame intime
◀de▶ notre existence. Tito Bassi est un acteur né. Tous les écrivains, bons ou mauvais,
ont commencé par vivre en imagination leurs fictions et tous sont des acteurs nés dont
les actes n’ont pas ◀de▶ parenté avec leurs désirs. Ce conte, l’auteur s’excuse presque ◀de▶
le situer en 1773 et en Italie. Il pourrait le situer au commencement du monde, où
l’esprit des belles-lettres soufflait sur les eaux ! Rien de plus vivant, ni de plus
éternel que cette légende, et jamais celui qui voulut la graver sur le marbre des palais
◀de▶ Vicence ne fut plus maître ◀de▶ son ciseau. La simplicité et la noblesse des lignes qui
nous restituent le pauvre acteur poète est incomparable. Il me semble, en ouvrant ce
livre, que j’ouvre une fenêtre sur la rue morne et grise ◀de▶ cet hiver parisien pour
découvrir, à la place du camion militaire chargé du matériel des catastrophes, le char
enguirlandé ◀de▶ la jeunesse, le char fleuri traîné par des chevaux blancs mâchant des
roses dans l’écume ◀de▶ leur impatience… Ce n’est plus la rue morne et grise, c’est la
pelouse du printemps, le champ des courses vers l’infini, la route ensoleillée ◀de▶
l’espérance, des génies secouent des palmes et du fronton des temples descendent en
spirales moelleuses les colombes ◀de▶ Vénus. Tito Bassi vit dans une échoppe ◀de▶ savetier,
sa mère était lingère chez la noble dame Vallarciero, mais il porte en lui le démon ◀de▶
l’enthousiasme et il veut se créer des circonstances à le bien employer. Quel est le
jeune homme ivre ◀de▶ sa nouvelle initiative aux chefs-d’œuvre anciens, ◀de▶ son histoire
grecque ou latine qui n’a pas rêvé ◀de▶ se jeter à la tête ◀d’▶un monstre pour le dompter ou
◀de▶ sauver une intéressante créature ◀de▶ l’incendie, du naufrage, voire même ◀de▶ sa propre
colère ?… Comme il serait beau le mot que nous dirions si nous étions maîtres ◀de▶
l’amener à la fin ◀de▶ la scène que nous devons prévoir ? Tito Bassi n’est ni un malade,
ni un exaspéré. Il a vu son père et sa mère périr dans un palais en flammes pour avoir
voulu sauver un petit chien hargneux. La fabuleuse distance entre cet acte ◀de▶ courage et
son résultat, Tito cherche à la combler toute sa vie. C’est son effort à la fois inutile
et si noble qui le rend la risée du peuple. Mais le résultat, quand tous les roquets ◀de▶
la censure donneraient ◀de▶ la voix sur lui, est justement ce qui doit inquiéter le moins
un homme bâti pour être habité par le rêve. Si Tito Bassi, vêtu ◀de▶ pourpre comme César,
s’était contenté ◀de▶ demeurer César à huis clos, je ne crois pas qu’il eût reçu le cruel
démenti ◀d’▶aucun échec : on n’est grand, sincèrement, que devant soi-même. « Il y
a dans l’aventure ◀d’▶être pendu je ne sais quoi qui corrige la platitude ◀d’▶une
destinée »
, déclare Tito Bassi, et il absout, par cette phrase ◀d’▶une cynique
naïveté, ◀de▶ la plus touchante des exaspérations toute une lignée ◀de▶ prince des poètes ◀de▶
sac et ◀de▶ corde !… Tout, pourvu que nous ne traînions pas dans le médiocre, et le seul
secret des forts, ce n’est pas ◀de▶ se confier, mais ◀de▶ se garer des témoins. Ô Tito
Bassi, que n’étais-tu à la lois ton empereur et ton peuple… au lieu d’un misérable
histrion exploité par ton directeur ◀de▶ théâtre ou un amateur ◀de▶ lettres, le plus
redoutable des chers maîtres !
Dans sa préface M. de Régnier dit, avec sa réserve habituelle, leçon ◀de▶ modestie donnée
à tous les… profiteurs ◀de▶ guerre : « Je ne voudrais pas laisser
paraître ce petit livre sans avertir le lecteur qu’il n’y trouvera rien qui se
rapporte aux événements actuels. »
Non, en effet, il n’y a dans ce petit livre que l’immense histoire ◀de▶ l’humanité pensante et s’exaltant au
souvenir ◀de▶ l’héroïsme antique. En prenant pour cadre ◀de▶ ce tableau la légendaire
Italie, la mère ◀de▶ tous les poèmes, l’auteur l’a rendu encore plus parfait, plus
classique, si j’ose dire, mais en le laissant vibrer sous une lumière vivante, toutes
les clartés ◀de▶ la nature.
C’est peut-être (M. de Régnier voulut-il en sourire ou s’en défendre), c’est peut-être ce Tito Bassi, assassin maladroit et histrion ◀de▶ bas étage, l’âme pré-incarnée ◀d’▶un Kaiser qui eut l’imprudence ◀de▶ donner un corps, sinon des cadavres, à son rêve dans lequel il aurait pu si somptueusement se draper et se dissimuler pour notre plus grande tranquillité à tous !
Les Revues.
Memento [extrait]
[…]
La Vie (novembre) : « Ode à l’Italie », par Louis Mandin. […]
À l’étranger. À travers la Presse.
La presse alliée [extrait]
Sous le titre « la nouvelle Italie contre l’Allemagne », M. G. Papini trace un tableau, dans la Revue des nations latines, ◀de▶ ce que fut véritablement ◀de▶ 1870 à 1915 l’influence allemande sur l’Italie. Dans le domaine économique, M. G. Papini reconnaît que cette influence fut grande. Après 1870 on se rendit compte que l’outillage ◀de▶ l’Italie était loin de répondre aux exigences modernes, et il fallut faire appel aux capitalistes et aux techniciens. Les Français n’émigrent pas et, par exception, leurs capitaux firent alors de même. Quant à l’Angleterre, elle était toute à l’Égypte et songeait plutôt à agrandir son empire.
Restait l’Allemagne, nation jeune dans l’expansion économique, presque sans colonies, ambitieuse, et désireuse ◀de▶ séparer les deux plus grandes nations latines. Les techniciens allemands entrèrent donc en scène, même les techniciens ◀de▶ la culture : professeurs ◀d’▶Université — puis les Ministres, les banquiers, les ingénieurs et, avec eux, surtout après 1890, les capitaux, moins importants cependant qu’on ne pourrait le croire. La grande victoire économique allemande en Italie consista surtout à gérer et contrôler ◀de▶ vastes entreprises avec des capitaux minimes en y joignant une exploitation calculée et intelligente du personnel dirigeant. Dans la plus grande partie des industries germanisées (banques, sidérurgie, électrotechnie, navigation), le capital était italien en grande partie, le travail tout italien, et la haute direction toute allemande.
M. G. Papini s’étend surtout sur la soi-disant influence intellectuelle et artistique :
Les deux seuls écrivains allemands qui aient eu une certaine popularité en Italie — Goethe et Heine — sont justement les moins allemands dans leur essence.
L’un, cosmopolite serein, amoureux des Grecs, des Italiens, des Orientaux, n’eut ◀d’▶allemand que certains traits ◀de▶ sa vie extérieure et la symbolique du Faust ; l’autre, juif et demi-français, mérita ◀de▶ pouvoir goûter l’Italie et ◀de▶ mourir à Paris, après avoir ridiculisé ses compatriotes selon la géographie. Les écrivains les plus lus et les plus admirés en Italie furent, excepté deux Russes (Tolstoï et Dostoïevski) et deux Américains (Poe et Walt Whitman), presque tous Français. Sans remonter à la période du naturalisme, il suffira ◀de▶ rappeler que la jeunesse italienne, durant les vingt dernières années, a eu chez les étrangers, comme inspirateurs et comme maîtres, Baudelaire et Laforgue, Mallarmé et Rimbaud, Verhaeren et Claudel, Verlaine et Jammes, Jarry et Renard. Aucun écrivain italien, pas même ◀d’▶◀Annunzio▶, et ◀d’▶◀Annunzio▶ moins que tout autre, n’a pu échapper à l’influence ◀de▶ ceux-ci et on pourrait facilement, à côté des noms français, mettre les noms italiens qui plus ou moins, par filiation partielle, y correspondent.
Dans la critique littéraire, l’Italie fut plus indépendante qu’ailleurs : nous avons eu le bonheur ◀de▶ posséder un critique, ◀De▶ Sanctis, qui, tout en subissant parfois l’influence allemande, surpassa cependant tous les critiques européens contemporains. Après 1870, la méthode historique allemande a sévi en Italie comme ailleurs, mais au début ◀de▶ ce siècle le renom ◀de▶ ◀De▶ Sanctis, et on le doit surtout à Croce, n’a cessé ◀de▶ grandir : il fut relu et étudié, et toute la jeune école ◀de▶ critique qui, abandonnant l’espoir ambitieux ◀de▶ ◀De▶ Sanctis ◀de▶ reconstruire l’histoire ◀de▶ l’esprit national à travers la poésie, se propose uniquement ◀de▶ comprendre la poésie en tant que poésie, et l’art dans sa pureté dérive au fond ◀de▶ lui, et les meilleurs entre nos critiques contemporains — je mentionnerai seulement Renato Serra, devenu célèbre après sa mort sur le Carso — sont absolument indemnes ◀de▶ toute infiltration germanique.
Dans la peinture, — à part quelques velléités scandinaves et sécessionnistes, — les dérivations étrangères prédominantes ont été celles du préraphaélitisme anglais et ◀de▶ l’impressionnisme français, ce dernier connu trop tard, mais assez profondément pour que la jeune génération en soit modifiée.
La première exposition ◀d’▶impressionnistes français qui eut lieu à Florence, en 1910, fut restreinte et improvisée ; elle marque cependant une date importante dans le développement ◀de▶ l’art italien moderne : depuis lors, les expositions officielles mêmes recherchèrent les impressionnistes français et on put constater l’influence bienfaisante ◀de▶ ces derniers sur les plus intelligents. Chez les jeunes, les plus grossiers se laissèrent séduire par le coloris ◀de▶ Zuloaga et ◀d’▶Anglada ; les plus hardis s’assimilèrent et développèrent le cubisme ◀de▶ Picasso et ◀de▶ Braque.
Dans la musique, l’influence allemande s’exerça sur la musique symphonique et la musique ◀de▶ chambre ; dans le mélodrame, le wagnérisme eut peu de succès. Les jeunes, dédaignant la facilité ◀de▶ l’ancienne « jeune école » et les virtuosités thématiques des répétiteurs germanisés, remontèrent aux antiques et pures sources ◀de▶ l’art italien, où toute l’Europe s’est désaltérée, et s’ils écoutent des voix étrangères, ils tendent l’oreille vers la France de Debussy et ◀de▶ Ravel et vers la Russie de Moussorgski et ◀de▶ Stravinski.
Jusque dans les théories politiques les plus en vogue, on peut observer ces substitutions ◀d’▶influence : au vieux libéralisme ◀de▶ marque anglaise et au rigide socialisme marxiste ◀de▶ marque allemande, ont succédé, chez les jeunes gens les plus indépendants et intelligents, le nationalisme et le syndicalisme, tous deux ◀de▶ provenance française. L’influence ◀de▶ Barrès et ◀de▶ Maurras est visible dans le premier ; celle ◀de▶ Sorel et ◀de▶ Berth dans le second. En Italie on ne lit plus guère Marx et on est revenu au merveilleux Proudhon. À présent, le syndicalisme, au moins dans ses formes théoriques, a presque disparu, mais le nationalisme continue à avoir une certaine influence sur l’opinion publique.
Donc, si nous examinons la vie intellectuelle italienne durant la période la plus rapprochée ◀de▶ nous, à partir de 1900, et en nous occupant plutôt des groupes ◀d’▶avant-garde que des milieux académiques, nous nous apercevons facilement que l’obsession allemande n’était pas ce qu’on a dit et cru. Je n’entends pas avec cela affirmer, naturellement, que les influences françaises, anglaises et russes que j’ai indiquées résument toute notre existence spirituelle : je les ai énumérées simplement pour les confronter avec les influences allemandes, très inférieures ; mais il sera juste ◀d’▶observer que l’intelligence italienne n’est pas restée inactive durant cette période, ne s’est pas contentée ◀de▶ changer ◀de▶ fournisseurs et ◀de▶ drapeaux. L’Italie a porté sa contribution à tous les ordres ◀de▶ la pensée ; ce qu’elle a pris, elle l’a développé et modifié. Elle a produit aussi des œuvres tirées entièrement ◀de▶ son propre fonds.
Tome CXVIII, numéro 444, 16 décembre 1916
Ouvrages sur la guerre actuelle.
Luigi Barzini : En Belgique et en
France (1915), suite des « Scènes ◀de▶ la Grande Guerre », traduction ◀de▶ Jacques
Mesnil, Payot, 3 fr. 50
En Belgique et en France (1915), — tel est le titre donné au second recueil, traduit par M. Jacques Mesnil, des chroniques ◀de▶ guerre ◀de▶ M. Luigi Barzini : investigations ◀d’▶un esprit attentif et ardent parmi les villes ◀de▶ la Belgique occupée, dans la partie du front français où combattait la légion garibaldienne, aujourd’hui dissoute afin que ses membres puissent remplir leur devoir militaire dans les rangs ◀de▶ l’armée italienne et parmi les usines ◀d’▶armes et munitions. La lecture en est peut-être moins immédiatement saisissable que celle des « Scènes ◀de▶ guerre » précédemment parues. Mais aussi l’histoire ◀de▶ l’immobilisation du front sur l’Yser ou en Champagne émeut moins profondément que l’histoire ◀de▶ l’invasion formidable, avec la défaite et le désespoir durant les premières semaines ◀de▶ la guerre, et ◀de▶ ce coup merveilleux ◀d’▶audace et ◀d’▶énergie que fut la bataille ◀de▶ la Marne. Certes, entre ces milliers et ces milliers ◀d’▶hommes qui, héroïques ◀de▶ volonté tenace, active, avaient fait le sacrifice ◀de▶ leur vie pour refouler l’ennemi, et ceux qui, patients, ont accepté ◀de▶ tenir coûte que coûte, et ◀de▶ demeurer inébranlables sur les positions établies, sans jamais céder ◀d’▶un pas, quoique pendant des mois dans l’impossibilité ◀de▶ tenter une avancée, on ne saurait se prononcer : lesquels furent les plus grands et méritent le plus tout l’enthousiasme et la reconnaissance ? Mais leur sacrifice est tissu ◀de▶ menus faits dont la répétition est monotone. Et puis, de toutes parts, les récits écrits ou ◀de▶ vive voix se sont multipliés ; nous connaissons tout ◀de▶ cette abnégation longue, ◀de▶ cette énergie obstinée et calme qui caractérisent l’immobile existence, cependant périlleuse toujours, dans les tranchées. M. Barzini confirme ce que nous en savons ; il ne nous apporte rien ◀de▶ nouveau, quoique sa peinture soit fortement évocatrice.
Mais d’autres chapitres intéressent davantage. L’auteur a obtenu du Gouvernement allemand l’autorisation ◀de▶ visiter la Belgique envahie. Avant ◀d’▶y pénétrer, il lui a fallu séjourner en Hollande assez longtemps pour comprendre — et nous faire entrevoir — ce qu’est l’état d’esprit ◀d’▶un pays neutre. Il conte ◀de▶ suggestives anecdotes, et précise des attitudes qui nous apparaissent invraisemblables, tant elles manquent ◀de▶ générosité, ◀de▶ courage, ◀de▶ fermeté, ◀de▶ dignité, tant elles révèlent ◀de▶ préoccupations bassement mercantiles, et ◀de▶ défiance vis-à-vis des uns, et ◀de▶ peur vis-à-vis des autres !
En Belgique, M. Barzini a étudié l’organisme complexe ◀de▶ cette œuvre générale qui assure le ravitaillement des populations, Comité Américain aidé ◀d’▶un comité national : il est le premier, je crois, à en décrire nettement les rouages ◀d’▶ordre économique et financier. Il a assisté à l’affreuse misère grandissante, au martyre odieux qu’impose l’abominable régime qui momentanément s’appesantit sur le pays, et il rend un magnifique hommage à l’insoumission sereine et confiante dont la persistance chez les Belges, en dépit de toutes leurs souffrances, des persécutions, des menaces, des déprédations, des supplices et des exécutions, déroute, trouble et inquiète le louche Allemand.
L’Allemand ne comprend pas, ne peut pas comprendre. Il ne se rend pas compte que le monde entier ne partage pas son point de vue, et il lui est impossible ◀de▶ concevoir qu’on puisse en avoir un autre. La supériorité ◀de▶ l’esprit germanique est pour lui un tel dogme, qu’il lui apparaît inadmissible qu’un être réfléchi puisse n’en pas convenir, et ne pas en accepter avec satisfaction le triomphe, coûte que coûte et par quelque moyen que ce soit. Aussi n’est-ce pas parce qu’on lui reproche certains actes (destruction ◀de▶ Louvain, incarcération ou fusillade au hasard ◀de▶ civils innocents, etc.) que l’Allemand proteste, mais simplement parce qu’il nie que ce soient là des atrocités. Ces actes devaient, selon lui, contribuer au triomphe ◀de▶ la cause germanique : cela suffit ; ils étaient nécessaires et légitimes ! Comment le monde peut-il s’en indigner ?
Comme contraste à cette morale perverse et répugnante, on ne saurait trop recommander le chapitre consacré, moins à la visite que fit l’auteur au Cardinal Mercier, en son antique palais ◀de▶ Malines, qu’à la description ◀de▶ la noble et magnanime figure du prélat patriote, fier et simple, que rien ne fait plier ni désespérer.