Tome LXXXIII, numéro 301, 1er janvier 1910
Ethnographie, folklore.
L’étude des religions en Italie. — L.-H. Jordan et
B. Labanca : The Study of religion in the italian
universities, in-18, H. Frowde, Oxford University Press, 6 sh.
Y a-t-il un enseignement officiel de▶ l’histoire comparée des religions au Portugal ? Je l’ignore ; mais je sais qu’en Espagne il n’y en a pas, et rien ne permet ◀de▶ prévoir le jour où des savants même non officiels s’occuperont ◀de▶ questions ◀de▶ cet ordre. Tout au plus y voit-on paraître quelques travaux sur l’Islam, ou du moins sur le monde musulman. Le Folklore, si florissant au Portugal, grâce à Leite de Vasconcellos (qui s’est occupé aussi ◀de▶ science générale des religions), à Pereiva et aux collaborateurs ◀de▶ Portugalia (signalée ici à maintes reprises par Philéas Lebesgue), est actuellement délaissé en Espagne après y avoir été, surtout en Catalogne, l’objet ◀d’▶un engouement qui semblait devoir être plus durable.
L’autre grand pays catholique, l’Italie, est tout de même plus avancé, comme on peut voir par l’intéressant livre que viennent de publier L.-H. Jordan et Baldassare Labanca, sur l’Étude ◀de▶ la religion dans les Universités italiennes. L’ouvrage contient plus qu’on ne croirait d’après ce titre, car il y est longuement parlé ◀de▶ l’action, sur cette section ◀de▶ l’enseignement officiel, des grands courants ◀d’▶idées et des remaniements politiques italiens au xixe siècle, puis des interactions entre notre science et le mouvement moderniste actuel.
Il n’y a plus aujourd’hui, dans aucune des dix-sept Universités italiennes, ◀de▶ faculté ◀de▶ théologie, depuis la loi ◀de▶ 1873 ; Florence n’en a jamais eu, et n’a pas non plus d’ailleurs — étrange chose ! — ◀d’▶Université, mais seulement un Institut Royal, comparable à notre École Supérieure ◀d’▶Alger. C’est à cet Institut que professe la langue et la littérature hébraïques Salvatore Minocchi, auteur ◀de▶ travaux importants sur la Bible, esprit critique et large, fondateur ◀de▶ la Rivista di Studi Religiosi, qui parut ◀de▶ 1901 à 1907, puis fut supprimée sur ordre venu de Rome ; la « soumission » ◀de▶ ce savant, convaincu ◀de▶ modernisme, fit autant ◀de▶ bruit que celle ◀de▶ Murri et ◀de▶ Fogazzaro.
Si en France l’enseignement ◀de▶ l’histoire des religions n’est pas encore admis dans toutes les Universités, de sorte que son vrai centre comprend le Collège ◀de▶ France, l’École des Hautes Études et la Sorbonne (chaire Guignebert), quoi ◀d’▶étonnant à ce qu’en Italie deux Universités seulement sur dix-sept possèdent une chaire à peu près comparable aux nôtres, bien que la loi ◀de▶ 1873 en prévît dans chaque Université. Mais il y eut à cette époque une telle effervescence, pour ou contre, dans tous les milieux, que la loi resta, sur ce point, lettre morte. Et même le programme fut restreint : en principe très large, on fit cependant ◀de▶ la chaire ◀d’▶Abignente à Naples une chaire ◀d’▶« Histoire ◀de▶ l’Église ». Nommé membre du Conseil ◀d’▶État en 1876, Abignente dut donner sa démission et ce n’est que douze ans après qu’on le remplaça par R. Mariano, qui a écrit une douzaine ◀de▶ gros volumes sur toutes sortes ◀de▶ questions religieuses, surtout sur les rapports du christianisme et des religions orientales. Il a démissionné en 1904 pour s’adonner à la littérature et n’a pas encore, je crois, ◀de▶ successeur.
La chaire ◀d’▶« Histoire des religions » ◀de▶ Rome fut donnée en 1886 à B. Labanca, et changée en chaire « ◀d’▶Histoire du christianisme » en 1888. Des fragments ◀de▶ ses articles ◀de▶ propagande ont été traduits par H. Jordan dans le présent volume : il se déclare libre-penseur, mais reconnaît respectueusement le droit à l’existence non seulement ◀de▶ la religion comme sentiment, mais même ◀d’▶un système dogmatique comme le catholicisme. La plupart de ses ouvrages traitent soit ◀de▶ l’histoire, soit des tendances actuelles du christianisme. Quant à ses articles sur la nécessité ◀d’▶un enseignement systématique des religions en Italie, malgré leur modération et leur bon sens évident, ils n’ont pas encore eu ◀d’▶effet bien visible.
Le peuple italien ne s’y intéresse pas : telle est la vraie raison ◀de▶ cet état de choses. M. Jordan s’en étonne. Mais je lui ferai remarquer qu’il en est exactement de même en France : qu’il demande à consulter la liste des élèves qui ont suivi les cours ◀de▶ la Section des Sciences religieuses ◀de▶ l’École des Hautes Études, et il verra que non seulement les étrangers y sont en grande majorité, mais qu’en outre les rares Français qui se sont intéressés quelque temps à l’une et à l’autre des religions qu’on y explique ont ensuite abandonné cette catégorie ◀de▶ recherches et fait autre chose, sauf cinq ou six exceptions. Évidemment, tout changerait si l’École des Hautes Études assurait l’obtention ultérieure ◀d’▶une position suffisante !
Dès qu’un enseignement universitaire sera nettement organisé en Italie, des élèves viendront aux cours existants, les familles s’informeront, les revues payantes accepteront des articles. D’ailleurs, la question religieuse ◀d’▶actualité, la lutte entre l’État et l’Église, y est encore trop aiguë pour qu’on puisse s’y intéresser à d’autres religions qu’à la catholique. Il faut bien se rendre compte qu’une méthode ou un programme ◀d’▶enseignement est toujours une arme : la création ◀de▶ la Section des Sciences Religieuses à notre École des Hautes Études et la fondation ◀de▶ divers cours ◀d’▶histoire générale ou spéciale des religions a été un élément ◀de▶ la lutte entre l’Église et l’État. Maintenant qu’il y a Séparation, et n’était que cette lutte éternelle va prendre des formes nouvelles, on s’est déjà demandé si, en cas ◀de▶ mort du titulaire ◀de▶ la chaire ◀d’▶Histoire des Religions au Collège ◀de▶ France, il n’y aurait pas lieu ◀de▶ la supprimer ou ◀de▶ la transformer. Ce serait, je crois, dommage ; en tout cas, la nomination ◀de▶ M. Loisy a prouvé au monde entier ce qu’il convient ◀d’▶entendre au juste quant à la portée politico-sociale ◀de▶ cette chaire. L’argument a été utilisé en Italie, où, plus que chez nous, la science des religions et le mouvement moderniste ont convergé.
Je veux dire que, s’il y a un milieu où on s’intéresse activement aux études ◀d’▶histoire et ◀de▶ psychologie religieuses, c’est le milieu moderniste, aujourd’hui décapité, et partiellement réduit au silence par la « soumission » ◀de▶ ses membres les plus en vue, mais continuant pourtant sa voie.
Pour les détails, je renvoie à l’intéressant livre ◀de▶ Jordan et Labanca (chapitres VIII, IX et X) et voudrais leur signaler une lacune. Ils parlent bien, en quelques pages, ◀de▶ ce qu’ils nomment les « départements accessoires », c’est-à-dire du Folklore (ils citent A. de Nino, Pitrè, ◀d’▶Ancona et Finamore), ◀de▶ l’orientalisme (◀De▶ Gubernatis et Guidi, Schiaparelli, Nocentini, Scerbo, Caetani, etc.), du droit (Catellani, etc.). Mais, par un oubli vraiment regrettable, ils laissent ◀de▶ côté des savants comme Bellucci, dont les magistrales études sur les amulettes, sur la persistance du fétichisme antique dans le catholicisme, ou comme Corso, dont les articles sur les croyances calabraises sont nettement ◀de▶ l’histoire comparative des religions au meilleur sens du terme.
Oubliés aussi les ethnographes italiens dont au moins l’attitude indépendante et libre vis-à-vis des problèmes religieux est absolue. Ce n’est pas pour rien que l’étude des religions demi-civilisées est autant tenue en suspicion et que, bien mieux, l’ethnographie est regardée comme dangereuse même en France, en Allemagne et plus encore ailleurs, sauf en Angleterre, où depuis peu elle s’impose aux pouvoirs public !
Que ◀d’▶honnêtes gens, savants ou non, voient l’idéal dans des compromis entre la science et la religion, c’est là affaire personnelle. Mais l’ethnographie comme science ne pourra jamais s’entendre avec la religion : elle a affaire à trop ◀de▶ religions et trop comparé ◀de▶ psychologie. Et puis elle s’occupe des formes ◀de▶ début et il est désagréable à beaucoup de voir la méthode ethnographique disséquer et ramener à ses éléments primitifs un système qui, au premier abord, semblait cohérent et inattaquable. Quand un Bellucci, avec une rigueur méthodique ◀de▶ géologue, vient montrer que le catholicisme italien actuel comprend tant et tant de strates superposées et que, sous son vêtement ◀d’▶apparat, se cachent les ossements du paganisme romain, que dis-je, prélatin, préhistorique même, ce ne serait pas là ◀de▶ l’histoire des religions ? Et quand un Giglioli prend pour texte les objets ◀de▶ son musée, passe en revue les croyances des « sauvages », bien qu’il laisse au lecteur italien le soin ◀de▶ comparer la teneur et le mécanisme ◀de▶ ces croyances aux siennes propres, et ◀de▶ les trouver identiques, que fait-il, sinon préparer un public à ◀de▶ futurs professeurs dûment patentés ?
Bref, le modernisme et le pragmatisme ne pourront se soutenir par leurs propres forces : et qu’on ait bien vu le danger ◀de▶ l’autre côté, rien ne le prouve autant que le zèle subit des Mgr Le Roy, des abbé Bros, des R. P. Schmidt, directeur ◀de▶ la revue des missionnaires l’Anthropos, pour les « sauvages ». À petits coups ◀de▶ patte, par petites critiques ◀de▶ détail, ils ont entrepris une démolition systématique ◀de▶ l’œuvre des Réville, des Frazer, des S. Hartland, des S. Reinach, et en général ◀de▶ tous les ethnographes et historiens des religions demi-civilisées libres-penseurs. Cette attaque est très curieuse à suivre. L’un détruit nos définitions du tabou, un autre démontre l’existence ◀d’▶un Dieu Suprême chez tous les Nègres, un autre réfute toutes nos théories sur l’origine et l’évolution ◀de▶ Dieu. Comme chaque religion spéciale est toujours partie ◀de▶ début modestes, je ne dis pas simples, et que ces débuts, c’est à l’ethnographie à en déterminer et à en expliquer les formes, l’important c’est ◀de▶ fabriquer une ethnographie orthodoxe sur laquelle on pourra ensuite reconstruire tout un schéma au sommet duquel le catholicisme se placera ◀de▶ plein droit ! Ce mouvement tournant a commencé il y a quatre ans environ. Il s’est accentué depuis, et coup sur coup la tactique s’est affirmée, puis dévoilée. Le fait curieux, c’est que les modernistes n’ont pas vu le parti qu’ils pouvaient, eux aussi, tirer ◀de▶ l’ethnographie, pour préparer une contre-attaque.
Quelle que soit l’issue du combat, l’ethnographie ne peut qu’y gagner, car les
affirmations contradictoires susciteront ◀de▶ nouvelles enquêtes directes et le tout
finira par faire comprendre à tous le mot ◀de▶ Montaigne, « la véritable étude ◀de▶
l’homme, c’est l’homme »
, et celui ◀de▶ ◀De▶ Brosses, « ce n’est pas dans
les possibilités, c’est dans l’homme même qu’il faut étudier l’homme ; il ne s’agit
pas ◀de▶ regarder ce qu’il aurait pu ou dû faire, mais ◀de▶ regarder ce qu’il
fait »
.
Les Revues.
Memento [extrait]
[…] L’Italie et la France, Revue des pays latins (novembre-décembre) : l’Aéroplane ◀de▶ Léonard de Vinci, par M. Luca Beltrami.
Musées et collections.
Le buste ◀de▶ Flore du Musée de Berlin :
Léonard de Vinci ou Lucas ?
Toute la presse européenne, et particulièrement celle ◀d’▶Allemagne et ◀d’▶Angleterre,
s’est occupée depuis deux mois ◀d’▶un buste ◀de▶ Flore en cire acquis à
Londres en juillet dernier pour le Musée ◀de▶ Berlin, au prix de
8 000 livres sterling (200 000 francs), par M. Bode, directeur général des Musées ◀de▶
Prusse, qui l’attribue à Léonard de Vinci ou à son entourage1,
alors qu’en Angleterre on le tient pour une œuvre moderne, exécutée en 1840 par le
sculpteur anglais R.-C. Lucas. C’est une histoire fort embrouillée2. Au
mois ◀de▶ mai dernier ce buste avait été publié dans le Burlington
Magazine par l’éditeur ◀de▶ cette importante revue anglaise, comme une œuvre ◀de▶
l’école ◀de▶ Léonard. Lorsqu’à son tour l’Illustrated London News le
reproduisit, après l’achat par le musée ◀de▶ Berlin, le commissaire-priseur C.-F. Cooksey
adressa au Times une lettre où il dénonçait le buste comme l’œuvre ◀de▶
R.-C. Lucas, qui aurait transposé en ronde-bosse dans la cire (comme il semble que ce
fut son goût habituel) une Flore peinte attribuée à Léonard (mais en
réalité œuvre du xviie
siècle) alors dans la collection
Buchanan, aujourd’hui dans la collection Morrisson. M. Thomas Whitburn, conservateur
honoraire du Musée historique des portraits, à Guildford, déclara sur l’honneur avoir vu
Lucas modeler ce buste d’après une figure peinte ◀de▶ Léonard de Vinci ; et le fils même
du sculpteur, A.-D. Lucas, encore existant, affirma avoir vu son père travailler à ce
buste. M. Bode ne contredit point cette dernière assertion, mais expliqua que ce buste
modelé par Lucas était une copie ◀d’▶un buste ancien — celui ◀de▶ Berlin — appartenant alors
à lord Palmerston et qui, resté dans l’atelier ◀de▶ l’artiste, fut à sa mort mis ◀de▶ côté
par le commissaire-priseur comme n’étant pas la propriété ◀de▶ Lucas, et ensuite passa,
avec la maison ◀de▶ ce dernier où on l’avait laissé, à un M. Simpson. Quand celui-ci
mourut, un certain M. Long l’acquit avec quelques autres objets pour la somme ◀de▶
5 shillings, puis le mit en dépôt chez un brocanteur, ◀d’▶où il passa dans la maison
Spinks, et ensuite entre les mains ◀de▶ M. Marks, qui le vendit à M. Bode. On possède
d’autre part une photographie faite par Lucas ◀d’▶un buste ◀de▶ cire drapé, portant cette
mention ◀de▶ la main du sculpteur : « The Flora of Leonardo da Vinci »,
ce qui pouvait évidemment signifier à volonté de la part de Lucas : la
Flore de Léonard de Vinci, ou : « ma copie » d’après la Flore de
Léonard. Après avoir nié formellement que ce fût là le buste ◀de▶ Berlin3, M. Bode, à la suite ◀d’▶un minutieux examen comparatif
entrepris par le service anthropométrique ◀de▶ Berlin4, a dû reconnaître que cette photographie est
bien celle ◀de▶ la sculpture acquise par lui. Il ne peut donc plus être question
maintenant que ◀d’▶un seul buste ; seulement, tandis que les uns continuent ◀d’▶y voir
l’œuvre ◀de▶ Lucas, M. Bode, contraint ◀de▶ promouvoir à la dignité ◀d’▶original l’œuvre
photographiée par Lucas, tire argument des craquelures qu’on voit dans la photographie
pour démontrer que « l’œuvre était déjà à cette époque ◀d’▶une très grande
ancienneté »
et estime que Lucas n’aurait fait que restaurer et habiller le
buste pour cacher ces craquelures, et consolider le piédestal (les traces ◀de▶ ces
restaurations sont visibles sur le buste ◀de▶ Berlin) ; puis, « doutant ◀de▶ la
possibilité ◀d’▶une restauration convenable, Lucas mit le buste ◀de▶ côté sans terminer le
travail qu’il avait entrepris »
et « on l’oublia »
. — Mais que
deviennent dans cette interprétation nouvelle l’histoire ◀de▶ la copie entreprise pour
lord Palmerston et l’assertion que le buste « n’était pas la propriété ◀de▶
Lucas5 »
? — Pour éclaircir le mystère, le buste ◀de▶
Berlin a été soumis à une analyse photographique par les rayons x,
puis à une analyse chimique ◀de▶ la cire, comparée à la cire des autres bustes exécutés
par Lucas ; mais les résultats ◀de▶ ces analyses n’ont fourni rien ◀de▶ décisif. Il ne reste
plus, par conséquent, comme base ◀d’▶appréciation, que le mérite artistique ◀de▶ l’œuvre, et
M. Bode a raison, dans sa lettre au Figaro, ◀de▶ critiquer une méthode
« qui jugerait moins les œuvres d’art d’après leur valeur intrinsèque que
d’après des formules toutes faites »
. Or, lui, regarde la Flore de Berlin, sinon comme une œuvre certaine ◀de▶ Léonard, du moins comme
« une œuvre d’art ◀de▶ tout premier ordre, un monument unique ◀de▶ la plastique
idéale ◀de▶ la première Renaissance »
6.
L’autorité ◀d’▶un connaisseur aussi éminent (quoiqu’en la circonstance il soit à la fois
juge et partie et soit coutumier pour les œuvres ◀de▶ son musée des attributions les plus
éclatantes) fait hésiter la contradiction, et d’ailleurs il est impossible ◀de▶ porter un
jugement critique uniquement d’après les photographies publiées par l’Annuaire et le Bulletin du Musée ◀de▶ Berlin. Mais il nous faut
bien avouer que ces reproductions, cependant excellentes, sont loin de communiquer au
spectateur cette émotion souveraine que devrait susciter « une œuvre d’art ◀de▶
tout premier ordre »
.
Tome LXXXIII, numéro 302, 16 janvier 1910
Le Machinisme dans la Littérature contemporaine [extrait]
Avec M. Maurice Renard nous entrons ◀de▶ plein pied dans le conte fantastique. Son
automobile a reçu des perfectionnements que l’on peut pressentir, mais qui n’existent
pas encore. Force nous est donc ◀de▶ revenir à la réalité. Deux autres écrivains nous y
ramènent en nous invitant à l’aimer pour ce qu’elle offre ◀de▶ magnificence tangible.
L’un, M. Morasso, est un Italien qui consacre à ce qu’il appelle
la
nuova arma
, l’automobile, tout un livre particulièrement compréhensif.
Mais, à son sens, son esthétique réside surtout dans sa vitesse et il s’ingénie à
traduire, en un chapitre, cette
estetica della
velocità
. Par suite, la voiture qui lui semble mériter la prédilection
unanime, celle qui possède
la bella et maestosa furia
metallica
, est la voiture ◀de▶ course, dont il vante les profils admirables
et l’énergie prodigieuse7.
Tome LXXXIII, numéro 303, 1er février 1910
Archéologie, voyages.
E. Rodocanachi : Le Château Saint-Ange,
Hachette, 20 fr.
M. E. Rodocanachi a consacré au Château Saint-Ange un très remarquable volume où il retrace, jour par jour, pourrait-on dire, l’histoire ◀de▶ cette forteresse fameuse, qui barre toujours la route du Tibre, si ses canons ne menacent plus, aujourd’hui, les adversaires ◀de▶ la papauté. — Le château Saint-Ange, on peut le rappeler, fut primitivement un tombeau, le môle ◀d’▶Hadrien ; les substructions romaines en ont été retrouvées par le colonel Borgatti ; mais l’édifice a été maintes fois remanié au cours du temps, approprié à sa destination nouvelle et fort abîmé, on peut le croire, dans sa décoration primitive, — ses statues cassées ayant fourni par exemple des projectiles aux soldats ◀de▶ Bélisaire, assiégés par les Goths (537). L’ouvrage ◀de▶ M. Rodocanachi, du reste, ne donne pas une restitution suffisante du tombeau impérial, mais un long historique ◀de▶ ses premiers siècles ; ce fut à l’époque ◀d’▶Aurélien qu’il devint une forteresse, — la citadelle bientôt des papes, formidable et imprenable pour le temps, et toute l’histoire tragique et mouvementée ◀de▶ Rome et du Saint-Siège au moyen-âge s’évoque à l’ombre de ses murailles qui ont vu des sièges et des batailles innombrables. Connu sous le nom ◀de▶ château ou tour ◀de▶ Crescentius jusqu’au xiiie siècle, il a vu successivement passer Grégoire VII et l’empereur Frédéric Barberousse ; il a vu les querelles des barons romains, le Grand Schisme ◀d’▶Occident ; plus tard, Alexandre VI et les Borgia, le sultan Djem et Charles VIII ; Benvenuto Cellini ; le terrible batailleur Jules II, Michel-Ange et Léon X. C’est ensuite le sac ◀de▶ Rome par les troupes ◀de▶ Charles-Quint ; le connétable ◀de▶ Bourbon, tué à l’assaut ◀de▶ la ville éternelle ; Sixte-Quint et les papes ◀de▶ la période moderne ; la Révolution, l’occupation ◀de▶ Rome par les troupes françaises, enfin, en 1871, le dernier acte ◀de▶ l’unité italienne, confisquant Rome sur le successeur ◀de▶ saint Pierre pour en faire sa capitale. — Le château Saint-Ange était en quelque sorte la Bastille ◀de▶ la papauté, et le nombre ◀de▶ ceux qui s’y trouvèrent détenus (on nomme parmi les principaux, le cardinal Caraffa, Béatrice Cenci, Cagliostro, le cardinal Maury), dépasserait sans doute, s’il était relevé, celui ◀de▶ la Bastille parisienne. Il servait ◀d’▶entrepôt ; on y déposait ◀de▶ l’huile, acquise dans les moments ◀d’▶abondance et qui était ensuite revendue aux marchands romains. Il recélait aussi le trésor des Papes, enfermé dans des coffres énormes, et où l’on ne puisait que dans les cas les plus urgents. — Mais à partir du xviie siècle, l’importance militaire du château décroît ; avec les progrès ◀de▶ l’artillerie, ce n’était plus qu’un nid à bombes. — L’ange qui surmonte l’édifice, et ◀d’▶où il a tiré son nom, y a été placé en souvenir ◀d’▶une apparition miraculeuse, qui advint sous le pontificat ◀de▶ Grégoire le Grand ; la ville était alors ravagée par la peste ; lors ◀d’▶une procession solennelle, et tandis que le cortège franchissait le pont, un ange apparut au sommet du château, tenant une épée flamboyante, qu’il remit au fourreau en signe ◀de▶ pardon. Un autre fait extraordinaire se produisit en 1348, au cours ◀d’▶une épidémie ◀de▶ peste noire. La statue ◀de▶ l’ange salua à plusieurs reprises au cours de la procession, une image ◀de▶ la Vierge, conservée habituellement dans l’église ◀d’▶Aracœli. — Le pont qui, au-dessous du château traverse le Tibre, était autrefois couvert ◀de▶ boutiques ; on les remplaça sous le pontificat ◀de▶ Clément IX, par ◀de▶ gesticulantes statues du Bernin. L’horloge qui décore la façade du môle date ◀de▶ 1594.
Les physionomies des papes sont assez incolores dans le livre ◀de▶ M. Rodocanachi ; ce n’est guère même qu’une nomenclature. Mais il a collectionné à propos de l’édifice nombre ◀d’▶anecdotes et ◀de▶ traits curieux, telle cette histoire ◀d’▶un abbé de Vallombreuse (sous Léon X), qui faisait adorer le manche ◀de▶ son rasoir comme étant du bois ◀de▶ la vraie croix ; les anecdotes sur la reine Christine de Suède, cette virago qui tirait elle-même le canon, ou les exercices des artilleurs du fort, qui n’étaient pas toujours sans danger, car ou mentionne qu’en 1706 ( oct.), on tira avec un mortier qui envoyait des bombes chargées ◀de▶ sable ; trois fois le but fut manqué, parce qu’on ne mettait pas assez ◀de▶ poudre ; au quatrième, un passant fut tué net. — Le volume, soigneusement documenté est du reste ◀d’▶une lecture attachante, et offre encore une très belle illustration. Pourtant, je dois dire qu’il y manque une description méthodique ◀de▶ l’édifice, un plan archéologique et enfin des figures ◀de▶ détail, que des vues anciennes et des photographies, toutefois intéressantes, ne remplacent qu’imparfaitement.
Musique
Opéra-Comique : Paillasse ◀de▶ M. Leoncavallo
Les desseins ◀de▶ M. Carré sont impénétrables. On le savait, aux prescriptions ◀de▶ son cahier des charges, en retard ◀d’▶un bon nombre ◀d’▶actes. Il nous en offre quatre, dont la reprise ne lui compte pour rien. Et quels ouvrages ! Quel facétieux démon lui souffla ◀de▶ ressusciter la Phryné que M. Saint-Saëns — (on ne peut vraiment plus l’appeler Saint-Saëns tout court !) — commit il y a quelque quinze années en compagnie ◀d’▶un concurrent ◀de▶ Louis Gallet ? On imagine mal une plus niaise chose que l’intrigue et les vers ◀de▶ mirliton que M. Augé de Lassus se plut à décorer ici du titre ◀de▶ « poème », avec la transparente ambition ◀de▶ finement, oh ! combien finement nous distraire. Hélas ! On n’abuse que ◀de▶ ce qu’on a, et M. Augé de Lassus ne saurait forcer son talent ; c’est ◀de▶ toute évidence. Rarement toutefois le sourire fut plus obstinément réfractaire à l’invitation ◀d’▶une Muse aux flancs plus ostensiblement battus. M. Saint-Saëns orna jadis ce livret puéril et calamiteux ◀d’▶une musique déplorablement adéquate, la plus terne, la plus quelconque, la plus vide qu’ait jamais griffonnée sa plume trop féconde. Comment l’auteur ◀de▶ Samson a-t-il osé signer cela et pu l’écrire ? On reste consterné devant cette exhumation à tous égards lamentable, qui balafre ◀de▶ ridicule une figure ◀d’▶artiste français, dont nous avons maintes raisons ◀de▶ respecter le souvenir, sinon même ◀de▶ le parer ◀d’▶un peu de gloire peut-être. Le besoin certes ne s’attestait nullement péremptoire ◀de▶ déterrer ce fatras ◀de▶ l’oubli, et on éprouve amèrement, en l’internationale occurrence, la cruauté du fossoyeur qui fit inconsciemment ◀de▶ cette Phryné cisalpine un inattendu repoussoir pour l’un des plus fâcheux spécimens du transalpin, envahissant et encombrant vérisme. Paillasse, abandonné sans doute avec dédain par l’administration nouvelle, émigrait en effet le même jour du répertoire ◀de▶ l’Opéra dans celui ◀de▶ la salle Favart. Naguère, en février 1903, je dus entretenir les lecteurs du Mercure ◀de▶ cette partition que, sur les compétents avis ◀de▶ M. de Reszké, M. Pedro Gailhard venait de révéler au public parisien, à la faveur ◀d’▶une réclame aux plus incirconspects dithyrambes et ◀d’▶interviews où s’étalait une désarmante superbe. Le four qui s’ensuivit, pourtant, ne put en être conjuré et je ne soupçonnais guère avoir à revenir ici sur un aussi piteux sujet. La « musique » ◀de▶ M. Leoncavallo, — si on doit s’exprimer ainsi, — ressortirait assez pertinemment à une rubrique « Cafés-concerts et lieux ◀de▶ plaisir », par exemple. Elle appartient essentiellement au genre ◀de▶ ce qu’on entend ◀de▶ pire dans les brasseries et restaurants nocturnes où sévissent impunément les moins authentiques tziganes. Elle y est d’ailleurs fort goûtée, comme celle aussi bien ◀d’▶analogue vériste origine, et parmi nos compatriotes M. Jules Massenet est perceptiblement le seul capable ◀de▶ soutenir la lutte avec succès et ◀d’▶y rivaliser durablement. Au théâtre, on a l’impression ◀d’▶une kyrielle ◀de▶ valses et ◀de▶ romances entrecoupées ◀de▶ guinguetteux fracas, ◀d’▶un méli-mélo ◀de▶ fadeur et ◀de▶ vulgarité grossière, ◀de▶ pompiérisme et ◀de▶ malices cousues ◀de▶ fil blanc, le tout bête à couper au couteau. Il n’en fut que plus triste ◀d’▶être obligé ◀de▶ constater quel bienfait imprévu s’avéra pour Paillasse le voisinage ◀de▶ Phryné. Sans doute, ici ou là, la bêtise est égale. Mais ◀d’▶un côté cette bêtise apparaît étriquée, morne et prétentieuse en ses spirituelles visées comme en ses velléités ◀d’▶envol ; la correction même ◀de▶ l’écriture guinde son saugrenu ◀de▶ pédantisme. C’est Thomas Diafoirus qui, dans cette Phryné, nous agace autant qu’il nous rase. Chez le voisin, par contre, c’est Jocrisse, un Jocrisse bedonnant, loustic sentimental, exubérant, — (voir l’auteur en personne photographié sur le programme), — qui se présente à nous avec un gros rire sur les lèvres en même temps que la larme à l’œil, se tape sur la cuisse et se met à nous dégoiser des galéjades imperturbablement farcies ◀de▶ cuirs et pataquès. Ça n’est pas drôle assurément ; c’est même idiot, mais malgré tout moins pénible que l’autre et, partant, moins crevant. Si dès l’abord on est estomaqué, on se sent moins gêné par la suite, puisque au premier instant prévenu sans détour, et, il serait oiseux ◀de▶ le dissimuler, la malingre et poncive insipidité ◀de▶ Phryné prêtait au rubicond Paillasse comme un simulacre ◀de▶ vie. Au fond, cela n’y change rien. On se demande en vain à quoi peut bien rimer un tel spectacle. Si M. Carré y voulut humilier une direction déchue ◀d’▶effarante et toulousaine mémoire, il réussit sans peine à ce soin superflu. La mise en scène ◀de▶ Paillasse est l’une des plus adroites qu’il ait réalisées. Avec Mlle Lamare, MM. Salignac, Albers et Cazeneuve, l’interprétation apparut ◀d’▶une homogénéité et perfection même en l’endroit exceptionnelles. En revanche, Phryné fut un peu moins favorisée. La maladresse du poème contribua pour beaucoup sans doute à certain convenu trop visible des évolutions et des gestes. Sous les traits plutôt chiffonnés ◀de▶ Mme Nicot-Vauchelet, l’héroïne semblait avoir jusqu’à l’excès maigri depuis le jour où Praxitèle avait immortalisé sa beauté dans le marbre ◀de▶ la statue, dont un rideau soudainement tiré nous dévoilait la poitrine opulente et la taille inapte au corset. M. Francell chante mieux qu’il ne parle et M. Allard en barbon fut quelquefois lugubre. Il est vrai que ce que ces excellents artistes avaient à dire était inepte.
On a réclamé à peu près unanimement dans la presse contre l’incontinente importation dont notre sœur latine submerge nos affiches. Paillasse après la Vie ◀de▶ Bohême, la Cavalleria, la Tosca, Butterfly, c’est évidemment pousser jusqu’au renoncement les vertus ◀de▶ l’hospitalité. L’italophilomanie avouée ◀de▶ M. Albert Carré a été justement dénoncée comme un danger possible pour notre art musical. Rien ne semble, certes, plus idoine à corrompre jusqu’à l’avilissement les aspirations ◀d’▶un grand public en train de devenir mélomane et que l’impuissance sénile ◀de▶ M. Jules Massenet inclinait à quelque dégoût tutélaire pour les manifestations indigènes ◀de▶ la spécialité dont il s’agit. Il ne serait que temps ◀d’▶enrayer, si nous ne voulons pas perdre bientôt peut-être au théâtre ce que nous y devons à Wagner, le bénéfice ◀de▶ cette culture insue ◀de▶ l’auditoire, née ◀d’▶une accoutumance à la beauté, qui permit à la fois la résurrection ◀de▶ quelques chefs-d’œuvre du passé et la marche en avant de la transition ◀de▶ Fervaal au dénouement ◀de▶ Pelléas. Sans doute, on ne doit point oublier qu’une entreprise théâtrale est commerciale autant qu’artistique et que, sans argent tombant dans la caisse, on se trouverait fort empêché ◀d’▶y faire pas plus ◀de▶ l’art qu’autre chose. Mais un simple coup d’œil jeté sur le tableau officiel des recettes démontre que les maximums y sont généralement assez indifférents à la teneur des programmes. Il est excessivement rare, en effet, quoi qu’on joue, que le samedi n’y soit inscrit pour neuf billets ◀de▶ mille en principal. Les piliers consacrés du succès, Manon, Carmen et Louise y oscillent, suivant les jours, ◀de▶ cinq à six mille à ce faîte, tandis qu’un vendredi ◀de▶ la Flûte enchantée produisit 8 902 fr. 50 et que Pelléas, auquel oncques ne fut accordée la veille du dimanche, céda jadis avec 7 500 fr. ◀de▶ moyenne la place au four ◀de▶ Chérubin. On se convainc facilement que, grâce à la maîtrise jusqu’où il a développé ses incomparables facultés ◀de▶ metteur en scène, M. Albert Carré dorénavant peut imposer ce qu’il lui plaît aux spectateurs et est certain ◀d’▶en provoquer l’affluence. On en déplore ◀d’▶autant mieux qu’il semble se défier ◀de▶ soi-même à ce point, dans son inquiétude à attirer la foule, ◀d’▶avoir recours à des appâts ◀de▶ la catégorie ◀de▶ Paillasse et consorts. Mais, même en admettant à l’ultime rigueur l’impérieuse nécessité ◀de▶ cette sorte ◀de▶ ragoûts plus propres à tenter que d’autres les estomacs indélicats dont on connaît la multitude, il y aurait pourtant moyen souvent ◀de▶ racheter cette dépravation lucrative et ◀de▶ joindre l’antidote au poison en incorporant au menu quelque mets salutairement substantiel. ◀De▶ courts ouvrages comme Paillasse, ou même un peu plus longs, en fournissent la meilleure occasion. Il y a toujours, ou presque, dans les spectacles coupés, une pièce sacrifiée, hors ◀d’▶œuvre au plat ◀de▶ résistance, lever ◀de▶ rideau ou bouche-trou dépourvu totalement ◀d’▶influence sur la recette. C’est ainsi que la Princesse Jaune et parfois les Noces ◀de▶ Jeannette accompagnent Werther, la Tosca, le Roi d’Ys. C’est en réalité l’office tenu par la gauloise encore que falote Phryné précédant en manière ◀d’▶excuse un Paillasse italiennissime. Pourquoi ne pas exploiter ces remplissages, financièrement inoffensifs et par ailleurs stériles jusqu’ici, à l’avantage ◀d’▶une culture historique à quoi s’accoutumerait sans y songer le plus grand public ◀de▶ théâtre ? M. Carré n’aurait que l’embarras du choix pour faire revivre à peu de frais et dans des décors usagés tout un intéressant passé ◀de▶ l’art dramatico-lyrique. Il pourrait remonter jusqu’à Monteverdi, ◀de▶ qui l’émouvant Orfeo, traduit et tout prêt pour la scène, est, bigrement plus neuf aujourd’hui même que Phryné. Sautant un siècle emperruqué, il atteindrait les bouffons italiens, puis rencontrerait Gluck avec l’Arbre enchanté, l’Isle de Merlin, la fausse Esclave, dont le simplisme dix-huitième apparaîtrait malaisément aussi godiche que les chinoisoneries ◀de▶ la Princesse Jaune. Ensuite, chez Grétry, Monsigny et Boïeldieu plus tard, il découvrirait vite maintes œuvrettes charmantes surabondamment dignes ◀de▶ remplacer les Noces ◀de▶ Jeannette. Enfin, il y a aussi Méhul, le grand oublié, qui n’a laissé qu’un nom et un air ◀de▶ Joseph, à cause probablement surtout ◀de▶ la candeur extrême ◀de▶ ses livrets conformes à la mentalité « sensible » ◀de▶ l’époque. Mais leur naïveté surannée même offre du moins quelque caractéristique saveur inaccessible à la sottise inane ◀de▶ la Princesse Jaune et ◀de▶ Phryné. J’en passe et, sinon des meilleurs, peut-être bien des plus piquants, — à vrai dire pour les érudits plutôt — tels que les petits opéras ◀de▶ Haydn, Abou-Hassan du jeune Weber et les Noces ◀de▶ Camache de Mendelssohn adolescent. Sans doute, la plupart de ces ouvrages décontenanceraient tout d’abord par leur simplicité antique le modernisme plus corsé, plus épicé des habitudes. Mais que risque-t-on dans l’espèce ? ◀De▶ quoi que s’annonce escorté l’objet ◀de▶ sa ferveur, un amateur ◀de▶ la Tosca ou ◀de▶ Paillasse n’en prendra pas moins son billet. Peut-être sa curiosité serait-elle plus émoustillée même par Uthal, le Huron, l’Orfeo de Monteverdi que par les Noces ◀de▶ Jeannette ou Phryné et sa culture peu à peu en ressentirait le profit. Le théâtre le plus bassement amuseur se ferait ainsi pardonner en devenant l’éducateur au moins intermittent que nos scènes lyriques subventionnées ont à coup sûr le devoir ◀d’▶être et seraient ◀de▶ cette façon sans péril ◀d’▶ordre matériel à redouter plausiblement.
Concert Henry Expert : La Servante maîtresse de Pergolèse
Les anniversaires constituent ◀de▶ précieux prétextes à la vulgarisation ◀d’▶une culture historique, mais, si la Comédie et l’Odéon les pratiquent assez volontiers, cet exemple n’est guère imité musicalement qu’au concert. M. Carré n’eût évidemment dû abandonner à personne le privilège ◀de▶ fêter le deuxième centenaire ◀de▶ Pergolèse (1710-1736). C’est pourtant, non pas à la sienne, mais à l’initiative ◀de▶ M. Henry Expert que, le 8 janvier dernier, dans la salle élégante et vaste du journal « les Modes », nous fûmes redevables ◀d’▶écouter la célèbre Servante maîtresse, qui déchaîna chez nous (1764) la fameuse querelle des bouffons et peut légitimement passer pour l’ancêtre et le prototype ◀de▶ l’opéra-comique français. Le succès qu’elle obtint établit qu’elle aurait heureusement affronté les feux ◀d’▶une autre rampe. C’est un art gracieux, léger, assurément superficiel et qui trahit les vingt et un ans ◀de▶ l’auteur, — la version originale italienne datant ◀de▶ 1781, — mais, si M. Expert exagéra en évoquant à son propos Mozart, deux siècles écoulés n’ont point marqué sa fraîcheur ◀d’▶une ride. À cet ouvrage aimable succéda l’audition ◀de▶ chansons érotiques, qui sans doute égayèrent les soupers du Régent, et dont l’exquis libertinage voilait ◀d’▶esprit si délicat les allusions les plus osées que les oreilles les plus chastes n’en pouvaient être effarouchées, ni choquées les moins innocentes, ainsi qu’il fut prouvé par l’unanime applaudissement ◀d’▶une assemblée en énorme majorité féminine. Ces vieux airs eurent en Mlle Geneviève Féraud, tout à l’heure espiègle Zerbine, la plus délicieuse interprète qui se puisse rêver. On s’étonne que M. Carré délaisse un talent si fin ◀de▶ comédienne et ◀de▶ diseuse à la Gaieté-Lyrique.
Échos.
À propos de « Stendhal et ses livres » (Mercure,
16-XII-1909.)
Dans l’intéressant article ◀de▶ M. Ad. Paupe : Stendhal et ses livres,
il est dit, p. 656, que « Stendhal sollicitait ◀de▶ ses amis la critique ◀de▶
ses œuvres, qu’il recevait ◀de▶ très bonne grâce, enchanté qu’elle s’exerçât sans aucun
ménagement ». Et, comme preuve ◀de▶ son assertion, l’auteur reproduit la réponse du
baron de Mareste et un jugement, qu’il attribue à Lingay, relatifs l’un et l’autre à Rome, Naples et Florence en 1817, par M. de Stendhal, officier ◀de▶
cavalerie (1 vol. in-8°, Paris, 1817). Quand Stendhal, qui venait, dans son
premier ouvrage, publié, comme on sait, sous le pseudonyme, si savoureusement philistin,
◀de▶ Louis-Alexandre-César Bombet : Lettres écrites ◀de▶ Vienne en Autriche sur
le célèbre compositeur Joseph Haydn, suivies ◀d’▶une vie ◀de▶ Mozart, etc. (Paris,
1814, in-8°) ◀de▶ plagier effrontément Le Haydine | ovvero | lettere su la
vita e le opere | del celebre maestro | Giuseppe Haydn | di |
Giuseppe carpani
| dedicate | al R. Conservatorio di
Musica di Milano | Milano | Da
Candido Buccinelli
Stampatore-Cartaro | contrada S.
Margherita num. 1118 | 1812 ainsi que — pour la Vie ◀de▶ Mozart —
la notice ◀de▶ F. Schlichtegroll au t. III pour 1793 ◀de▶ son Nekrolog,
paru à Gotha ◀de▶ 1791 à 1806 et la traduction ◀de▶ l’allemand des Anecdotes
sur W. G. Mozart (Paris, 1801, in-8°) par Cramer, quand Stendhal, disions-nous,
parlait ◀de▶ la sorte, il se moquait, au fond, ◀de▶ ses correspondants, sachant fort bien
que leur compétence n’irait pas jusqu’à identifier ses sources secrètes et se bornerait
à des considérants esthétiques, ou des réflexions littéraires. Pour ce qui est plus
spécialement ◀de▶ Rome, Naples et Florence, combien le baron de Mareste
exprimait-il une vérité élémentaire, en déclarant que le « défaut
capital » ◀de▶ cet ouvrage était « ◀de▶ manquer ◀de▶ vérité ! »
Seulement, lui entendait, lorsqu’il formulait cette grave imputation, révoquer en doute
le « naturel » ◀de▶ l’auteur. Qu’eût-il dit, s’il eût soupçonné qu’ici
encore cet artiste dépourvu ◀de▶ scrupules avait u pris son bien où il l’avait trouvé »,
tout en déguisant adroitement ses « emprunts »… ? On sait assez, aujourd’hui, comment le
beau développement sur Alfieri, p. 194-205, donné comme une « traduction du
cahier du comte », son ami, et imprimé entre guillemets, était pris dans le
vol. XV ◀de▶ The Edinburgh Review, de même que la discussion, fort
longue, sur l’état ◀de▶ la société française avant la Révolution, p. 220-22, et comment,
aussi, le célèbre organe anglais, après avoir, dans son vol. XXIX, p. 237 (novembre
1817), rendu hommage à l’esprit ◀de▶ Stendhal, découvrit finalement, dans son vol. XXXII,
p. 320 (octobre 1819), en une note à la p. 321, le plagiat ◀de▶ l’écrivain continental.
M. A. Lumbroso, qui a exposé ces détails dans une publication fort rare — puisque non
mise dans le commerce8 — écrit judicieusement, à notre avis, p. 29,
après avoir rapporté le passage ◀de▶ la lettre envoyée par Stendhal à Crozet, ◀de▶ Rome,
28 septembre 1816, où est vantée l’Edinb. Review : « De la part de celui qui avait pillé Carpani et les brillants essayistes
anglais cet aveu est vraiment trop naïf ; certaines personnes (et non des moindres)
parmi celles qui aiment Stendhal déclarent qu’il y avait chez lui un côté
jobard
… »
Nous ne rechercherons pas si
cette dernière expression, que M. A. Lumbroso nous déclare venir « pourtant en ligne droite ◀d’▶un homme qui habite sous la Coupole, ou du moins s’y
trouve fréquemment »
— ce qui n’est peut-être pas une garantie — se
trouve, ou non, adéquate. Nous nous contenterons ◀de▶ la transcrire purement et
simplement, comme émanant ◀d’▶un écrivain qui aime surtout Stendhal à travers Napoléon,
mais lui a dédié des pages que l’historien doit connaître. Toutefois, nous
pardonnera-t-on le vœu que bientôt surgisse l’érudit suffisamment informé dans les
quatre ou cinq grandes littératures ◀de▶ l’Europe occidentale pour composer le livre qui
nous manque encore sur Stendhal plagiaire ? Dans sa thèse doctorale :
◀De▶ Henrico Beyle sive Stendhal litterarum germanicarum judice
(Paris, 1899, in-8°), M. A. Kontz a reproduit l’assertion ◀de▶ Goethe à Zeller,
8 mars 1818, où il est dit, à propos de l’ouvrage qui a motivé cette lettre :
« An vielen Orten ist er gewesen, an andern weiss er die
Tradition zu benutzen, und sich überhaupt manches Fremde zuzueignen. »
Parmi cette « nombreuse matière exotique »
, Goethe
citait sa propre Italienische Reise, dont Stendhal donnait les
passages qu’il en traduisait comme lui ayant été contés par une Marchesina ! La conclusion ◀d’▶un travail comme celui dont nous souhaitons ◀de▶ voir
la prochaine apparition serait-elle, d’ailleurs, funeste à l’un peu artificielle gloire
◀de▶ l’auteur ◀de▶ la Chartreuse ◀de▶ Parme ? Nous ne le croyons pas. Où
commence, au fond, l’originalité littéraire, et quand, dans Othello ou
Julius Caesar, Shakespeare dramatisait les récits ◀de▶ Cintio, ou ◀de▶
Plutarque, il est d’ores et déjà certain qu’aux plagiats ◀de▶ Stendhal l’on pourra
appliquer, toutes proportions gardées, le jugement qu’un tel procédé dictait naguère à
l’excellent critique italien M. C. Segré « Pochi autori hanno
“rubato” quanto lo Shakespeare, pochi sono stati più originali di
lui »
…9.
Tome LXXXIII, numéro 304, 16 février 1910
Les Revues.
Memento [extrait]
[…]
La Nouvelle Revue (15 janvier). « Gambetta ligure », par M. R. B. Gheusi. […]
Revue bleue (15 janvier) : « La Métaphysique ◀de▶ Léonard de Vinci », par M. Péladan. […]
Art ancien
J.-C. Broussolle : L’Art, la Religion et la Renaissance, essai sur le dogme et la piété dans l’art religieux ◀de▶ la renaissance italienne (Pierre Téqui, 5 fr.)
M. J.-C. Broussolle n’envisage pas tant l’art comme miroir ◀de▶ la vie que comme un auxiliaire ◀de▶ la foi. Son livre, l’Art, la Religion et la Renaissance, n’est du reste que la réunion ◀de▶ leçons données à l’Institut catholique ◀de▶ Paris : l’auteur s’y est placé à un point de vue ecclésiastique et il juge les œuvres d’après les services qu’elles peuvent rendre à la religion. M. J.-C. Broussolle n’ignore pas tout ce qu’on peut dire contre une pareille méthode et je n’ai pas qualité pour le suivre dans ce domaine. Mais il m’est agréable ◀de▶ constater que M. J.-C. Broussolle demeure infiniment sensible malgré tout à la beauté pure, et qu’il possède sur le sujet traité les connaissances les plus étendues et une parfaite compétence. Il a des pages remarquables sur le peintre religieux par excellence Fra Angelico, et quand il fait des réserves, d’ailleurs fort mesurées, sur la Cène ◀de▶ Léonard, cela ne l’empêche pas ◀d’▶en louer très justement la perfection artistique.
G. Ludwig et Pompeo Molmenti : Vittore Carpaccio (Hachette, 40 fr.)
La librairie Hachette vient de faire paraître une traduction du très bel et fort important ouvrage ◀de▶ MM. G. Ludwig et Pompeo Molmenti sur Vittore Carpaccio. On sait qu’il s’agit là ◀d’▶un des plus remarquables travaux ◀d’▶érudition contemporaine. G. Ludwig s’était, pendant ◀de▶ longues années, consacré aux recherches historiques et, dès 1881, P. Molmenti avait publié une première monographie sur Carpaccio. Nul mieux que lui n’était qualifié pour reconstituer le milieu dans lequel vécut l’artiste ; la collaboration ◀de▶ G. Ludwig lui apportait, du côté archéologique et critique, un appui précieux. Je n’entreprendrai pas ◀de▶ résumer ici en quelques lignes un si copieux ouvrage ; je dirai seulement qu’à l’encontre ◀de▶ l’opinion courante, qui fait naître Carpaccio à Capodistria, les deux critiques le croient originaire ◀de▶ Venise. J’ajoute un détail particulier qui offre quelque intérêt : MM. Ludwig et Pompeo Molmenti imaginent que le peintre s’est représenté lui-même dans le huitième tableau ◀de▶ la légende ◀de▶ sainte Ursule sons la figure du fils du roi des Huns et ils attirent l’attention sur la ressemblance que présente le visage avec un joli et très caractéristique portrait ◀d’▶inconnu ◀de▶ l’école vénitienne aujourd’hui conservé aux Offices. Je n’ai pas besoin ◀de▶ dire que l’édition française a été l’objet des plus grands soins et qu’elle est enrichie ◀d’▶un grand nombre ◀d’▶illustrations : qui voudra désormais bien connaître Carpaccio devra se référer à cet ouvrage.
Raphaël : l’Œuvre du Maître (Hachette, 10 fr.)
En même temps que le Carpaccio, la maison Hachette publiait un ◀de▶ ces recueils ◀de▶ reproductions dont le goût se répand de plus en plus : Raphaël : l’Œuvre du Maître. Du Raphaël charmant des premières œuvres comme le Songe du chevalier, les Trois Grâces, le petit Saint-Michel et le petit Saint-Georges, au Raphaël plus puissant des dernières fresques, comme l’Incendie du bourg, le recueil récent permet ◀de▶ suivre l’artiste dans toute sa carrière. Après une courte et précise introduction, l’œuvre du peintre est reproduit en entier et l’on peut admirer successivement le portrait ◀de▶ jeune homme ◀de▶ Budapest, la Vierge dans la prairie ◀de▶ Vienne, telle délicieuse figure ◀de▶ la Dispute du Saint-Sacrement : pareils livres sont très précieux et pour les érudits et pour tous ceux qui s’intéressent aux choses ◀d’▶art. Aussi serait-il à souhaiter que les éditeurs qui ont déjà publié des recueils analogues pour Dürer et Michel-Ange ne se contentent pas ◀de▶ suivre uniquement la collection allemande des « Classiques ◀de▶ l’Art » et qu’ils fassent pour les maîtres français ce qui est fait pour les étrangers : Claude, Watteau, Chardin, la Tour, entre vingt autres, leur fourniraient les éléments ◀d’▶un succès certain.
G. Vasari : Fra Angelico et Benozzo Gozzoli (F. Gittler, 1 fr.) — G. Vasari : Filippino Lippi et Lorenzo di Credi (F. Gittler, 1 fr.)
Dans des proportions plus modestes, la nouvelle et excellente traduction ◀de▶ Vasari, que M. de Wyzewa publie par fragments, est encore un heureux prétexte à illustrations. Un commentaire et des notes discrètes mettent au point les souvenirs du biographe italien, et ◀de▶ bonnes reproductions vulgarisent le meilleur des œuvres ◀de▶ Fra Angelico et Benozzo Gozzoli d’une part, ◀de▶ Filippino Lippi et Lorenzo di Credi ◀de▶ l’autre.
G. Lafenestre : La Vie et l’œuvre ◀de▶ Titien (Hachette, 3 fr. 50)
La réédition ◀de▶ la Vie et l’œuvre ◀de▶ Titien, par M. Georges Lafenestre, est par contre présentée sans illustrations. Dans sa forme illustrée le volume a jadis obtenu le succès le plus légitime. Mais ici le texte seul suffit à retenir le lecteur. Dire que le livre est mis au courant ◀de▶ toutes les découvertes ◀de▶ la critique contemporaine, et que la documentation en est ◀d’▶une impeccable sûreté, n’est pas assez. M. Lafenestre a consacré ◀de▶ nombreuses années ◀d’▶études aux Vénitiens et son érudition à ce sujet est hors de doute. Ses cours ◀de▶ l’École du Louvre, puis ceux du Collège ◀de▶ France lui ont valu l’admiration unanime des connaisseurs. Mais M. Lafenestre n’est pas seulement un érudit ; c’est en même temps un esprit infiniment sensible à la beauté, c’est en même temps un ◀de▶ nos meilleurs lettrés. La réunion ◀de▶ ces dons lui a permis ◀d’▶écrire sur Titien un livre unique et incomparable, et cela pendant longtemps sans doute découragera ceux qui voudraient parler encore du grand maître vénitien. Le critique et l’historien sont chez M. Lafenestre, doublés ◀d’▶un poète, et le milieu où vécut l’artiste ◀de▶ Pieve di Cadore, le charme et la puissance ◀de▶ ses œuvres sont évoqués magistralement.
Memento [extrait]
Dans l’Art et les Artistes, M. Gabriel Mourey publie un excellent article sur les Annonciations et nous permet ◀de▶ comparer les différentes interprétations qu’ont données ◀de▶ ce thème les artistes italiens, ◀de▶ Simone Martini et ◀de▶ l’Angelico à Verrocchio et Véronèse ; […].
Lettres anglaises.
Memento [extrait]
Les onze articles que contient le n° 431 ◀de▶ l’Edinburgh Review traitent ◀de▶ Molière et ◀d’▶Edgar Allan Poe, du gouverneur Pitt et ◀de▶ l’Empire Libéral, ◀de▶ Lorenzo de Medici, ◀de▶ Pitt et ◀de▶ la triple alliance, des problèmes ◀de▶ l’industrie et du travail, du troisième centenaire du télescope, du referendum en Suisse, ◀de▶ la « tyrannie » du Nil, ◀de▶ la Chambre des Lords et du Budget.
Lettres italiennes
Une traduction ◀de▶ l’Épopée Chrétienne : La Chanson ◀de▶ Roland, G. L. Passerini tr. Soc. T. Ed. Coop. Città di Castello
La littérature italienne vient de « s’enrichir » ◀de▶ deux traductions ◀d’▶un intérêt et ◀d’▶une importance remarquables. Le mot banalisé, qui désigne un apport considérable ◀de▶ richesse dans le patrimoine ◀d’▶une littérature, est ici parfaitement à sa place. Les Italiens, qui, pour leur connaissance des littératures et des philosophies étrangères, utilisent généralement les traductions françaises, manquaient jusqu’ici ◀d’▶une traduction complète et intégrale ◀de▶ la Chanson ◀de▶ Roland comme du Kalevala. Les deux grandes épopées européennes, celle ◀de▶ l’Extrême-Occident, la nôtre, et celle ◀de▶ l’Occident nordique et oriental, viennent ◀d’▶être transposées dans les rythmes larges, dans les accords mélodiques plus qu’harmoniques, ◀de▶ la langue italienne.
L’importance ◀d’▶une traduction ◀de▶ la Chanson ◀de▶ Roland n’est pas à
démontrer. Toutes les affinités ◀de▶ la race poussent les esprits les plus clairs ◀de▶ la
Péninsule à l’accueillir avec enthousiasme. Outre le fameux « retour au
Moyen-Âge »
, selon l’expression ◀de▶ Mme de Staël donnée
comme une sorte ◀de▶ définition du Romantisme naissant, outre l’éclosion des études
romanistes après l’avènement lyrique du romantisme, d’autres raisons plus profondes
ont orienté quelques littérateurs et grammairiens italiens vers l’étude des sources ◀de▶
la langue et ◀de▶ la littérature nationales. Au xixe
siècle, plus qu’en tout autre moment, à la suite ◀d’▶études et ◀de▶
recherches nombreuses, ces sources ont paru s’étendre de plus en plus, point cachées,
au-delà des Alpes. La grande épopée du Moyen-Âge, la seule épopée chrétienne ◀de▶ la
race méditerranéenne, est celle ◀de▶ Roland. L’Italie ne l’a jamais ignoré. Les
aventures du preux « Hruodlandus, britannici limitis præfectus », ont ému, remué les
cœurs italiens moins ◀d’▶un siècle après la rédaction définitive ◀de▶ la célèbre Chanson.
L’homme symbolique, le guerrier béni par le Seigneur des Chrétiens et cher au cœur du
plus grand roi de l’Occident, le Magne, Sire Roland, qui renouvela au Moyen-Âge le
mythe ◀d’▶Hercule, fut de bonne heure aussi grand et aussi aimé au-delà qu’en deçà des
Alpes. On a cherché en Italie les souvenirs extrêmement nombreux ◀de▶ Roland, ces
souvenirs singuliers, étonnants, gardés dans la tradition immuable des peuples
attachée à un rocher, à une grotte, à la tour ◀d’▶un château. On en a trouvé partout.
Depuis Gênes jusqu’à Fiésole, jusqu’à la voie Appienne, jusqu’à l’Île de Roland,
l’isola Orlandina sur l’Adriatique, le souvenir littéraire est aussi vif et aussi
immuable. Avant la naissance du roman proprement dit, avant la transposition
florentine et boccaccienne ◀de▶ l’histoire ◀de▶ Flor et Blancheflor, les aventures des
Rois ◀de▶ France, Reali di Francia, retenaient l’attention émue des
paysans, des marins, ◀de▶ la plèbe villageoise et citadine, lorsque les cantastorie racontaient la geste, sur les places publiques, ainsi qu’ils le
font encore, surtout dans le Midi de l’Italie et en particulier en Sicile. Les
seigneurs mêmes, à côté des déclamations lyriques des joculatorès, des jongleurs
profanes et mystiques, aimaient les récits ◀de▶ l’aventure du grand Roland, et les
poètes, en Ombrie et en Toscane, l’imitaient. Certes, contrairement à ce qu’on l’a
dit, je ne crois pas qu’il soit aller trop loin que ◀de▶ voir en Charlemagne le héros
national ◀de▶ l’Italie. Ce fut l’homme symbolique ◀d’▶une Épopée religieuse qui n’était
point celle ◀d’▶une nation, mais celle ◀d’▶une race. Et il est par cela même « national »
au-delà comme en deçà des Monts.
Plus que les autres Chansons ◀de▶ geste, celle ◀de▶ Roland, avant même ◀d’▶inspirer Bojardo et l’Arioste, était dans le sentiment général du peuple italien. Le héros ◀de▶ Roncevaux impressionnait l’esprit populaire épique, de même que les héros idéologiques et sectaires, ou bien les types humains des romans ◀de▶ la littérature provençale, impressionnaient les esprits cultivés, Dante ou Boccace. Au surplus, l’obscur préfet ◀de▶ la marche ◀de▶ Bretagne, élevé par la race à la hauteur ◀d’▶un type mythique, devint un type littéraire avec Bojardo et l’Arioste, après avoir « mûri » dans le foyer populaire toujours ardent. Le peuple italien gardait l’image du héros telle que la légende française l’avait faite, âpre, noble et guerrière, tandis que les Allemands ont fait ◀de▶ Roland le type romantique et sentimental qui meurt ◀d’▶amour devant le couvent où la belle Aude, le croyant mort, s’était retirée et s’était éteinte sur les bords du Rhin. Mais la source première elle-même ◀de▶ l’admirable épopée des peuples chrétiens, ◀de▶ l’incomparable légende, la chanson ◀de▶ Roland, a demeuré jusqu’à nos jours sans être transposée dans les rythmes ◀d’▶expression particuliers à l’Italie, dans les rythmes ◀de▶ sa langue lyrique. Dernièrement M. L. I. Benedetto, et maintenant M. Passerini ont comblé cette lacune. C’est l’aboutissant naturel des études romanistes du xixe siècle.
Des tentatives ◀de▶ traduction avaient été faites. Le chef-d’œuvre qu’on a appelé
« l’Iliade de l’Occident renouvelé »
avait poussé quelques poètes à
en donner des fragments en italien. On peut citer le nom ◀de▶ M. T. Cannizzaro, mais on
ne peut ne pas remarquer comme un signe bien significatif les tentatives faites par
M. Pascoli. Sa Chanson ◀de▶ l’Olifant, dont j’ai déjà parlé dans ces
chroniques, est un des plus curieux exemples ◀de▶ transposition plus que ◀d’▶imitation
lyrique. Non seulement M. Pascoli a voulu rendre hommage à l’épopée ◀de▶ sa race en en
reprenant l’esprit dans son large poème du Roi Enzio, mais il a approché son
expression, il s’en est approché prosodiquement, assonançant ses strophes parfaitement
conçues en laisses. M. Moschetti avait donné aussi une traduction assez copieuse ◀de▶ la
chanson. Celle ◀de▶ M. Passerini ne dépasse pas les autres pour la qualité ◀de▶ son
« écriture ». Quoique rudes et sonores, parfois énergiques, les rythmes du traducteur
amoindrissent souvent la beauté mâle ◀de▶ l’original, en bouleversent l’allure, et c’est
dommage. L’octosyllabe assonancé est remplacé par l’endécasyllabe simplement non rimé.
L’endécasyllabe est sans doute le vers fondamental ◀de▶ la langue italienne, comme
l’alexandrin est celui ◀de▶ la langue française depuis le xvie
siècle. Mais, à l’instar de l’alexandrin, l’endécasyllabe est un vers
descriptif, à la rigueur narratif, point épique, malgré l’exemple ◀de▶
l’Arioste et du Tasse. Dans la narration épique il y a un élément essentiel dont il
faut toujours tenir compte, et qui place ce genre à l’écart ◀de▶ tous les autres, et
c’est l’élément rythmique qu’on pourrait appeler « ◀de▶ combat », profondément adéquat
au sentiment qui fait résonner chaque vers ◀de▶ la Chanson ◀de▶ Roland
◀de▶ ces halètements et ◀de▶ ces cliquetis, dont la traduction ◀de▶ M. Passerini fait
absolument défaut. En un mot, cette traduction est trop « policée », et, par cela
même, elle rappelle ◀de▶ trop près les grands modèles ◀de▶ la langue, Dante en premier
lieu, pour que l’émotion qu’elle donne soit vraiment neuve.
Le labeur accompli par M. Passerini est cependant assez fidèle et noble, pour que les
lettrés s’en réjouissent. Des petites taches ◀de▶ traduction disparaissent dans
l’ensemble. M. Passerini traduit par exemple « Ce cor a longue
haleine »
par « Quel grand son a ce cor-là »
,
Qual gran suono ha quel corno
. Mais le sens ◀de▶ l’épopée y
est gardé, autant que nous le retrouvons dans les traductions françaises ◀de▶ la Chanson
que Clédat ou Fabre nous ont données.
Une traduction ◀de▶ l’Épopée Finnique : Kalevala, Iginio Cocchi. tr. Soc. T. Ed. Coop. Florence
Le Kalevala, traduit par M. Iginio Cocchi, a une importance littéraire aussi très grande. On connaît les travaux ◀de▶ M. Comparetti, dans la traduction allemande tout au moins, consacrés à l’épopée finnique. Le poème du « pays ◀de▶ Kalev » ou du « pays des rochers », révélé au monde, on le sait, par le patient amour du rhapsode moderne Lönröt, était presque inconnu en Italie Nous avons les deux traductions successives ◀de▶ Léouzon-Leduc, qui, déjà en 1845 et en 1866, nous donnaient en français les deux éditions ◀de▶ Lönröt ◀de▶ 1835 et 1849.
Le traducteur du Kalevala a adopté aussi l’endécasyllabe pour rendre le vers octosyllabique allitéré ◀de▶ l’épopée nordique. Sa langue est pure et forte. Les vicissitudes terribles et si étranges et passionnantes ◀de▶ la conquête du Sampo peuvent émouvoir profondément l’esprit ◀de▶ n’importe quelle race. Cette émotion n’est pas faite ◀de▶ souvenirs obscurs perdus le long du fleuve des siècles ◀d’▶atavismes, dénoués en figurations puissantes et présentes, comme dans la Chanson ◀de▶ Roland. Mais l’étonnante pensée métaphysique qui se balance sans jamais se rompre entre les deux runoja, les deux paysans qui, assis à cheval sur un banc, l’un en face de l’autre, se balançant en se tenant par les mains, se renvoient l’un à l’autre les runes séculaires, accroît la somme ◀d’▶expérience idéale répandue par le monde.
Le sort ◀de▶ la fille ◀de▶ Poljola, le lyrisme ◀de▶ Wainamoinen, la puissance ◀d’▶Ilmarinen, le forgeron du Sampo fatal, par l’émotion que nous pouvons ressentir devant les runes qu’on nous a transmises, nous rattachent immédiatement à tout un monde perdu au nord ◀de▶ notre continent, près des terres fabuleuses que nos cerveaux imaginent spontanément toujours étendues dans un brouillard ◀d’▶âmes et ◀de▶ corps, où toute créature n’est plus qu’une ombre essentielle. La conception ◀de▶ l’univers du monde finnique est très belle. Certes aujourd’hui nous pouvons la comprendre plus profondément que ne le purent les lettrés ◀de▶ 1830. Le Nord est tellement venu à nous, depuis la seconde moitié du xixe siècle, qu’il a apparu à quelques-uns comme chargé ◀de▶ lumière. Et l’on peut dire sans hésiter qu’une œuvre comme Brand aide à comprendre certaine psychologie du Kalevala. Le romantisme allemand, ◀de▶ son côté, nous aide à pénétrer l’essence héroïque ◀de▶ certains épisodes.
L’Italie intellectuelle acquiert en même temps deux trésors ◀de▶ l’âme occidentale. M. Passerini et M. Cocchi viennent ◀d’▶enrichir leur pays ◀d’▶un apport spirituel considérable. Et il serait intéressant qu’un poète italien fît, sous le coup ◀d’▶une émotion double et si diverse, une représentation « a comparativo » du héros méditerranéen qui exalta la beauté ◀de▶ Durandal, l’épée en bon acier trempé, avec laquelle on pouvait fendre les rochers, et les héros finniques qui combattaient et triomphaient par la subtilité ◀de▶ leurs vertus magiques. Ces deux conceptions ◀de▶ la lutte et des moyens ◀de▶ la lutte, ont, à elles seules, une signification profonde qui représente deux mondes.
R. Ottolenghi. Un lontano precursore di Dante, « Cœnobium », Lugano
La critique dantesque internationale ne sera point bouleversée par l’ouvrage ◀de▶ M. Raffaele Ottolenghi, Un Précurseur lointain du Dante. La critique est trop attachée à ses formes acquises, données de temps en temps par un homme génial, pour se décider à s’en détourner tout ◀d’▶un coup, avant que les innombrables épigones aient épuisé ces formes avec leurs faciles et interminables analyses. Le fétichisme, s’exerçant autour ◀d’▶un grand nom empêche aussi, ou tente ◀d’▶empêcher, les coups ◀d’▶ailes ◀de▶ la pensée critique libérée ◀de▶ toute contrainte. L’Église n’a pu trop faciliter les recherches des érudits autour de l’esprit, sinon ◀de▶ l’essence, sectaire et néocritique ◀de▶ la mentalité du Dante. Mais la critique protestante s’en est trop emparée. Au sujet de l’imitation ◀de▶ poètes et ◀de▶ philosophes inconnus ou méconnus, qu’on retrouve peu à peu dans la Divine Comédie, on s’est arrêté à quelques poèmes, à quelques versions précédentes, dont les professeurs parlent beaucoup. La plus étonnante ◀de▶ ces visions était celle du Songe ◀d’▶Enfer, peu admise encore par les professionnels du Dante, que M. Philéas Lebesgue a révélée et magistralement commentée tout récemment. Aujourd’hui, M. Raffaele Ottolenghi publie son ouvrage sur un Précurseur qui ne fut pas seulement un poète, un très grand poète, dont les accents lyriques se retrouvent étrangement dans la Divine Comédie, mais qui fut également un grand philosophe, dont la pensée féconda tout son temps, et contribua à l’orienter vers cette large synthèse idéale et morale qui est contenue dans la Summa theologiæ. Ce poète appartenait à cette phalange juive-espagnole, où l’on avait pu reconnaître déjà l’admirable figure ◀de▶ Jehudah ben Hallevy, qui émut toute la pensée médiévale, et avec les grandes affirmations orientales, hindoues, persanes et grecques, qu’elle résumait, apporta à l’Occident la réaction aristotélique et puis anti-aristotélique, où l’idée chrétienne devait retrouver sa forme définitive, sa cristallisation multiple, que saint Thomas et Dante arrêtèrent par l’écriture.
M. Ottolenghi étudie ◀de▶ très près le poème Keter Malchut, Couronne ◀de▶
royauté, ◀de▶ Gabirol. Il rappelle que Neunk a pu remplacer le nom ◀d’▶Avicebrie
par celui du grand poète, sur le traité Fons Vitæ, par lequel se
renouvela la théologie chrétienne. Il suit la pensée ◀de▶ Gabirol et sa conception
cosmogonique, synthèse ◀de▶ celle ◀de▶ tout son temps, et qu’on retrouve dans le poème
dantesque. Ce n’est pas ici la place pour une analyse ◀de▶ l’ouvrage très remarquable ◀de▶
◀de▶ M. Ottolenghi, et des rapports réels entre la pensée et le lyrisme ◀de▶ Gabirol et ◀de▶
Dante. M. Ottolenghi donne un nouveau et important témoignage du renouveau ◀de▶ la
mentalité médiévale par les philosophes et les penseurs hébreux, dont la science
remontait aux vastes sources babyloniennes, et s’était parfaite dans les
pérégrinations fécondes ◀d’▶Israël le long des rives ◀de▶ la Méditerranée. L’idéal hébreu
ici un idéal ◀de▶ discipline au milieu du chaos, sentimental plus qu’intellectuel, du
Moyen-Âge. Un souffle immense passe dans le lyrisme ◀de▶ Gabirol. L’on pense à Dante,
invoquant « la lumière éternelle, qui seule repose en elle et seule se
comprend »
, lorsqu’il chante :
Oh ! amène-moi, toi, vers la paix éternelle,Et unis-moi à ceux qui eurent pour leur sort la béatitude,Et laisse-moi ondoyer dans ta lumière.
Et l’on pense à la Laude Creaturarum ◀de▶ saint François, lorsqu’il chante :
que des bouches pieuses bénissent,et la phalange des esprits célestes célèbre avec des louanges !
Gabirol naquit à Malaga en 1035, et mourut à l’âge ◀de▶ 29 ans.
Tome LXXXIV, numéro 305, 1er mars 1910
Les Juifs au théâtre [I] [extrait]
La vraie cause ◀de▶ la tolérance dont jouissaient les Juifs à la Ville autant qu’à la scène était, dans l’esprit philosophique qui se développait sans cesse en France. On manifestait le même apaisement à l’égard des Juifs dans le théâtre italien, où, précédemment, on s’était moqué ◀d’▶eux, sans y mettre toutefois la virulence anglo-germanique. On avait vu, dans l’Arétin, quelques méchants tours joués à des Israélites. Et dans la Cortigiana, un certain Rosso, sous prétexte de convertir un Juif, Romanello, lui volait un justaucorps, puis le faisait arrêter, comme un moine sortant ◀d’▶un lieu suspect et voulant lui faire un mauvais parti.
Mais, au xviiie siècle, le Juif disparut du théâtre italien. Si, à la fin ◀de▶ 1798 et au commencement ◀de▶ 1799, le peuple applaudit avec fureur Il matrimonio ebraico, qui tournait en ridicule les cérémonies juives, et s’il faillit se porter à des violences sur les Israélites, ce fut surtout par représailles contre des farces anticatholiques et contre le gouvernement français, que Souvarov allait combattre. Mais bien avant l’arrivée ◀de▶ nos armées, la tolérance était passée en fait dans les mœurs ◀de▶ l’Italie.
Lettres anglaises.
Lord Balcarres : The Evolution of Italian
Sculpture, 21 s., Murray
C’est un sujet singulièrement intéressant mais fort complexe et obscur souvent qu’a entrepris ◀de▶ traiter Lord Balcarres dans l’important ouvrage qu’il intitule The Evolution of Italian Sculpture. Dans sa préface, l’auteur émet l’espoir qu’il sera possible, par la suite, ◀de▶ reconstituer toute l’histoire ◀de▶ la sculpture pré-italienne, c’est-à-dire l’histoire du travail ◀de▶ la pierre en général depuis la mort ◀de▶ Constantin jusqu’à la renaissance pisane en 1265. Mais ce qui reste ◀de▶ cette période est assez peu concluant : pendant le Moyen-Âge, les fanatiques chrétiens et les envahisseurs barbares ont détruit dans des proportions lamentables tout ce qu’ils ont rencontré ◀d’▶œuvres d’art — et rares furent ceux qui protégèrent ces œuvres, ou tentèrent ◀de▶ réparer le dommage. ◀De▶ ces siècles, il ne subsiste guère, comme témoignages importants, que quelques sarcophages chrétiens, ◀de▶ caractère fortement classique, et les merveilles byzantines ◀de▶ Ravenne. Mais jusqu’à la fin du xiie siècle, où apparaît Benedetto Antelami, la sculpture italienne ne présente guère ◀d’▶intérêt. En Lombardie, par Venise, c’est l’influence byzantine qui se fait sentir ; on la sent encore dans les provinces méridionales où elle se heurte à des influences plus nettement orientales, amenées par les croisés à leur retour et par les relations commerciales avec les Échelles du Levant et l’Égypte. À quelques exceptions près, il est presque impossible ◀de▶ procéder à une classification des œuvres qui ont survécu ◀de▶ cette époque, tant sont nombreuses et contradictoires les influences qui y prévalent. Depuis Antelami jusqu’à Canova, la sculpture italienne est riche et Lord Balcarres, qui la connaît admirablement, la classe, la commente, en expose l’évolution à travers toutes les influences provoquées par les vicissitudes ◀de▶ l’histoire. À ces influences il accorde leur véritable importance, et il les compare très judicieusement à celles qui prévalaient, d’après les mêmes causes, dans les pays voisins. On doit une réelle gratitude à Lord Balcarres pour un travail aussi approfondi, dans un domaine ◀de▶ l’art qui jusqu’à présent avait été quelque peu négligé au profit ◀de▶ la peinture.
Échos.
Le Sottisier universel [extrait]
[…]
Le jour où Galilée approcha son œil ◀de▶ la lunette astronomique et prolongea son regard dans l’espace infini, il a bien fallu retrouver peu à peu la croyance du primitif mesmérisme. — Le Temps, 27 janvier.
[…]
Vana avait le visage ◀d’▶une créature qui, se sentant défaillir, retient son âme entre ses dents. — ◀d’▶◀Annunzio▶, la Grande Revue, 10 janvier.
Tome LXXXIV, numéro 306, 16 mars 1910
Philosophie
P. Duhem : Études sur Léonard de Vinci. Ceux qu’il a lus et ceux qui l’ont lu, Librairie scientifique A. Hermann et fils, in-8°, 15 fr.
Les Études sur Léonard de Vinci, dont M. P. Duhem a publié il y a quelques mois une seconde série, tirent du fait ◀de▶ la méthode dont elles sont l’application un intérêt et une ampleur plus considérables encore que ceux que leur titre semble annoncer. Les opinions et les réflexions ◀de▶ Léonard, relevées dans ses notes manuscrites, n’y sont pas étudiées seulement dans le texte parfois très bref et sans originalité apparente où elles sont consignées, mais l’auteur s’applique, à l’occasion ◀de▶ chacun ◀de▶ ces fragments, à préciser dans quelles conditions, sous l’empire ◀de▶ quelles lectures, ◀de▶ quelles notions puisées dans la somme ◀de▶ connaissances et ◀d’▶hypothèses amassées à son époque, Léonard formula telle ou telle pensée rapide en guise de conclusion ou comme centre ◀de▶ réflexion sur un sujet donné. Dans un tel cadre, que M. Duhem s’entend à reconstituer avec patience et sagacité, les aperçus du grand encyclopédiste ◀de▶ la Renaissance montrent toute leur portée. Mais d’autre part le travail ◀de▶ reconstitution qu’exige une telle méthode ne va pas sans entraîner la nécessité ◀de▶ faire revivre toute une époque et c’est cette résurrection que réalise l’ouvrage ◀de▶ M. Duhem. À propos du problème des deux infinis, à propos de la question ◀de▶ la pluralité des mondes, à propos des origines ◀de▶ la géologie, à propos surtout des idées philosophiques ◀de▶ Nicolas de Cues, en qui le savant professeur reconnaît une des sources principales où la méditation ◀de▶ Léonard puisa ses éléments, toute la science du moyen-âge est évoquée, montrant les racines par lesquelles elle s’est gonflée ◀de▶ tout le suc ◀de▶ la pensée péripatéticienne au moment même où elle allait elle-même se métamorphoser et, avec les grands esprits ◀de▶ la Renaissance dont Léonard de Vinci est le type le plus représentatif, laisser filtrer les premiers rayons ◀de▶ notre connaissance actuelle.
Cœnobium, Administration à Lugano
La place m’a fait défaut, au cours des quelques paragraphes consacrés, dans ma dernière chronique, aux revues philosophiques ◀de▶ langue française, pour épuiser cette matière. J’y reviendrai donc aujourd’hui très brièvement pour signaler parmi les études publiées en français par Cœnobium, durant la troisième année ◀de▶ sa carrière spéculative, le Christianisme progressif et la conscience moderne, ◀de▶ M. Étienne Giran, la Leçon ◀d’▶ouverture da cours ◀d’▶histoire des religions, ◀de▶ M. Alfred Loisy, quelques pages ◀de▶ M. Paul Gaultier sur l’Art ◀de▶ Saint-Sulpice et, ◀de▶ M. C.-G. Chavannes, avec Science et Foi, un essai ◀de▶ synthèse où s’exprime le souci majeur dont s’inspire Cœnobium et dont témoignent aussi ◀de▶ nombreux et importants articles italiens dont les principaux sont signés Raphaële Ottolenghi, Natanio il Savio, Angelo Crespi, B. Labanca.
Les Théâtres.
Théâtre Réjane : La Flamme,
pièce en 3 actes, ◀de▶ M. Dario Nicodemi
Après l’acte agréable et facile ◀de▶ M. André Picard, le Protecteur, le théâtre Réjane, à son tour, nous présente, dans la Flamme, un ménage désuni, une épouse soupçonneuse et peu à peu délaissée, un époux qui aime ailleurs. Ici, selon la volonté ◀de▶ l’auteur, M. Nicodemi, l’épouse, tout simplement, ne se contentant pas ◀d’▶être maladroite, se montre odieuse. Elle n’a que ◀de▶ vagues indices ; l’adultère n’a pas été consommé ; une inclination à peine se laisse deviner, et déjà, farouche, mauvaise, elle se dresse, vipère, elle siffle, elle dénonce. C’est vers la femme, la seconde femme ◀de▶ son père, que la jeune femme voit se tourner son mari ; elle écrit à son père, il accourt ◀de▶ Paris à Taormina, et, instigué par le monstre, il précipite, détermine, cause les événements dont tous souffrent, et qui peut-être auraient pu être évités. Ce n’est pas assez : la misérable jalouse, ayant poussé à la fuite les deux amants, tire sur eux un coup de fusil, et tue sa rivale.
Dans un ier acte pittoresque, M. Nicodemi a situé ses personnages ◀de▶ façon charmante ; dès que le drame s’engage, il prend volontiers des poses redondantes et cède à une éloquence théâtrale un peu trop facile, mais des scènes encore sont solides, âpres, impressionnantes ; on regrette qu’il n’ait pas usé ◀d’▶un style parfois plus pondéré, plus simple, plus émouvant. M. Signoret, comme ◀d’▶habitude, obtient le plus grand et le plus légitime succès dans un rôle toujours trop court ; Mmes Réjane et Sylvie sont excellentes, ainsi que MM. Garry et Vargas.
Lettres anglaises.
Memento [extrait]
[…]
La Revue Germanique (mars-avril) contient quelques pages ◀de▶ très justes réflexions sur Georges Moore, par M. Federico Olivero […].
[…]
The Atlantic Monthly publie la suite des « Lettres japonaises » ◀de▶ Lafcadio Hearn, une étude sur Dante et Béatrice, par Mr J. B. Fletcher, etc.
Tome LXXXIV, numéro 307, 1er avril 1910
Ésotérisme et sciences psychiques.
Memento [extrait]
[…]
Lire également le n° ◀de▶ novembre-décembre ◀de▶ la revue italienne : Luce e Ombra, consacré entièrement à Lombroso.
Les Revues.
Memento [extrait]
[…]
La Nouvelle Revue (1er mars). — « ◀De▶ Salerne à Capri », par M. André Maurel. […]
Les Rubriques nouvelles (1er mars). — […] « La Pastorale italienne au xvie siècle », par M. L. de Bouchaud.
Les Théâtres
Théâtre des Essayeurs : Fra-Angelico, triptyque en vers, ◀de▶ M. Emmanuel Dénarié (5 mars)
Avec un « Triptyque » en vers, Fra Angelico, ◀de▶ M. Emmanuel Dénarié, dont il n’y a rien à dire, le théâtre des Essayeurs a donné une bizarre pièce en 3 actes ◀de▶ Mme Hera Mirtel : Après le Voile.
Memento [extrait]
Théâtre Sarah-Bernhardt : La Beffa, drame en 4 actes, ◀de▶ M. Sem Benelli, adaptation française en vers ◀de▶ M. Jean Richepin (2 mars).
[…]
Art ancien.
Memento [extrait]
Dans l’Art et les Artistes, M. Henry Marcel commente l’œuvre ◀de▶ Filippino Lippi ; dans la Revue ◀de▶ l’Art ancien et moderne M. Louis Gillet montre le développement du paysage vénitien à l’aide des exemples que lui fournit Carpaccio […].
Musées et collections
Exposition des nouvelles acquisitions du Louvre [extrait]
En attendant que le Louvre brûle, le département des peintures vient ◀d’▶exposer, dans la salle des portraits ◀d’▶artistes réservée à ces installations temporaires, les œuvres dont il s’est enrichi au cours de l’an dernier et dont nous avons signalé la plupart au fur et à mesure ◀de▶ leur entrée. Les deux perles sont le délicieux Portrait ◀d’▶enfant en prière, ◀de▶ l’école française du xve siècle, donné par la Société des Amis du Louvre10, et la tendre figure ◀d’▶Ange en adoration ◀de▶ Fra Angelico, acquise dans les conditions avantageuses que nous avons dites11, avec les autres œuvres ◀de▶ la collection Victor Gau. À côté ont pris place […] une fine étude ◀de▶ Corot, la Piazzetta, exécutée à Venise en 1834 […].
Nécrologie : Ludwig Mond
À son tour, un savant ◀d’▶origine allemande, M. Ludwig Mond, voulant, comme George Salting, témoigner à l’Angleterre sa gratitude pour l’hospitalité qu’elle lui avait offerte pendant ◀de▶ longues années, a donné à la National Gallery de Londres le droit ◀de▶ choisir parmi ses tableaux les peintures qu’elle voudra, à condition ◀d’▶en prendre au moins les trois quarts. On trouve dans la liste ◀de▶ ces toiles, qui sont au nombre ◀de▶ cinquante-six, les noms ◀de▶ Gentile et Giovanni Bellini, Pollaiuolo, Botticelli, Boltraffio, Crivelli, Corrège, Signorelli, Sodoma, Raphaël, Titien, Tintoret, Cranach, Canaletto, etc.
La Flore du Musée de Berlin (suite)
Mais il nous faut revenir un instant sur le buste ◀de▶ Flore attribué
à Léonard de Vinci, et si contesté, qu’a acquis le Musée ◀de▶
Berlin
12. En dépit de toutes les
controverses, la question ◀de▶ l’authenticité n’a pas fait un pas. ◀De▶ nombreux articles,
plus ou moins empreints ◀de▶ la sérénité scientifique désirable en ces questions (les
plus sérieuses ◀de▶ ces enquêtes ont été menées près de spécialistes tels que
MM. G. Gronau, Ad. Goldschmidt, H. Wœlfflin, F. Schottmüller, G. Dehio, G. Pauil, par
l’excellente petite revue Der Cicerone
13, et la Kunstchronik
14 ◀de▶ Leipzig), ont été publiés
par toutes les revues ◀d’▶art allemandes sans apporter un argument décisif. Mais nous
avons trouvé dans cet amas, sous la signature ◀d’▶un des conservateurs des Musées
royaux, M Karl Koetschau, un jugement bien significatif. Voici comment il appréciait
le buste tel que le montrait la photographie du sculpteur Lucas : « yeux vides
et sans expression, sourire qui n’est qu’une fade grimace, oreille affreuse,
chevelure sans vie15 »
Il est vrai qu’à ce moment le service anthropométrique ◀de▶
Berlin n’avait pas encore identifié cette photographie avec l’œuvre acquise par le
musée : le distingué conservateur a dû se mordre les lèvres — et peut-être avoir sur
les doigts — ◀d’▶avoir si franchement exprimé sa pensée. Mais ce jugement sincère n’en a
que plus ◀de▶ valeur. Il répond pleinement à l’impression produite par encore les
photographies du buste et que nous avions manifestée ici. Mais, une fois, l’on ne
saurait juger ◀de▶ la valeur ◀d’▶une œuvre d’après ◀de▶ simples reproductions16.
Tome LXXXIV, numéro 308, 16 avril 1910
Théorie plastique ◀de▶ l’androgyne [extraits]
[…]
Nous ne connaissons pas ◀de▶ formes supérieures à la nôtre ; et notre esprit incapable ◀d’▶en inventer une différente, est contraint ◀d’▶idéaliser, un homme pour faire un Dieu, malgré l’absurdité ◀d’▶attribuer un aspect organique au Créateur, L’androgynomorphisme n’est pas une façon ◀de▶ concevoir, c’est la seule. Dès que nous voulons préciser un caractère, nous l’empruntons à nous-même. L’idée ◀de▶ Père, ◀de▶ l’Ancien des jours nous force à faire ◀de▶ l’Éternel un vieillard, malgré l’insanité ◀de▶ montrer le Tout-Puissant en un état qui annonce la prochaine et fatale décadence des facultés et des forces. Nul ne s’inquiète ◀de▶ cette invraisemblance ◀d’▶un Dieu qui a vieilli et qui, une fois parvenu à quatre-vingts ans, s’immobilise à cet âge pour l’éternité : l’idée ◀de▶ paternité et ◀d’▶ancienneté l’emporte sur la raison. Pour Jésus qui s’est fait homme l’anthropomorphisme va de soi : mais le Saint-Esprit a pris une forme égyptienne, c’est un oiseau, une colombe, ce qui ne nous empêche pas ◀de▶ nous moquer ◀de▶ l’épervier ◀d’▶Horus, ◀de▶ l’ibis, ◀de▶ Thot, ◀de▶ l’oie ◀d’▶Amon, du vanneau ◀d’▶Osiris.
Jéhovah, Zeus, Dieu le Père sont des vieillards immortels. Michel-Ange a fait des Sibylles qui seraient des sorcières en plus petit modèle : le créateur seul a l’aspect ◀de▶ la vieillesse, pour satisfaire à la notion filiale ◀de▶ l’homme. Sans doute Dieu pourrait employer ses élus, ceux qui le servirent ici-bas dans les épreuves : cependant les intercesseurs sont rarement des mandataires. Dieu mande ses anges à son fils, et non ses justes.
Nous ne possédons pas ◀de▶ notions théologiques très précises sur l’angélologie : la dévotion a plus contribué à la physionomie ◀de▶ ces esprits. Les traditions ◀de▶ l’ordre spirituel sont véridiques, sinon en elles-mêmes, du moins comme expression œcuménique du sentiment. Un géologue peut contredire le déluge universel : l’étude lui fournit des lumières ; personne n’a le droit ◀de▶ se moquer du péché originel qui correspond à une réalité mystérieuse.
C’est une opinion ◀de▶ marchand ◀de▶ vins ◀de▶ considérer les fables comme ◀de▶ grossières imaginations proposées par des hommes tyranniques à la masse qu’ils voulaient dominer. Aucune croyance ne vit, sans une adhésion sincère, bien différente ◀de▶ l’obéissance.
Il y a autant ◀de▶ façons ◀de▶ croire que ◀de▶ degrés ◀d’▶intelligence : il n’y a qu’une façon ◀de▶ nier, celle des sots. Nier suppose une certitude et l’athée n’en a point. Opposer son idée personnelle à l’esprit humain, cela manque vraiment ◀de▶ gaîté, comme plaisanterie. Sans doute, on a le droit ◀de▶ dire que la formule du pape ne satisfait pas et ◀de▶ repousser l’explication, mais nier un fait, quelle démence !
Or, les idées permanentes dans l’espèce sont des faits. Dieu et l’âme sont vivants, depuis qu’il y a des hommes et alors même que les définitions qu’on a données seraient fausses, la préoccupation universelle témoigne en faveur de ces notions. Celui qui ne reconnaît pas le mystère dans tout ce qui dépasse l’expérience et qui supprime les points ◀d’▶interrogation posés par les premiers hommes et que poseront encore les derniers, celui-là est stupide : jamais il ne s’expliquera comment le génie suit les mêmes règles aux plus divers climats et comment l’androgyne grec ressuscita sous la forme ◀de▶ l’ange chrétien.
Descendons aux catacombes, ◀d’▶où sortira un nouvel art. Orphée en costume phrygien et le jeune David et Daniel, le bon pasteur, sont ◀de▶ jeunes hommes en tunique qui illustreraient exactement un texte ◀d’▶Hésiode. La chasteté des premiers chrétiens écœurés des mœurs sales des Romains devait fatalement se plaire à cette plastique épurée ◀de▶ l’androgyne, qui signifie dans l’héraldique des idées la croyance à la résurrection, ancienne base des mystères orphiques, émanés eux-mêmes des temples égyptiens.
Le bon Pasteur du Musée ◀de▶ Latran pourrait passer pour un berger hellénique, c’est l’éphèbe, c’est l’androgyne, l’ange que Dieu envoie pour accomplir ses œuvres. La Vierge remplit l’art ◀de▶ son image et le dogme ◀de▶ son rayonnement, mais sa forme se trouve déterminée par ses actes. Elle n’est la Vierge qu’un moment avant le mystère, sitôt après elle est mère. Sans doute les maîtres ont opéré des merveilles sur ce thème. Si beau que soit son aspect, il n’est pas mystérieux : bénie entre toutes les femmes, c’est cependant une femme. L’ange n’a point ◀de▶ sexe, il a celui ◀de▶ ses ailes : étranger à la vie organique, sa bouche ne connaît que le sourire et la parole, il n’a pas ◀d’▶âge, et, sauf sa subordination, il apparaît plus heureux que les dieux antiques, car il n’a point ◀de▶ passion. Certes, l’artiste rarement a fait le tour ◀de▶ la notion angélique ; il en subit le charme et il l’a reflété ◀de▶ telle sorte que les plus beaux êtres sont forcément des esprits.
Les anges des mosaïques ◀de▶ Ravenne, farouches comme ◀de▶ célestes janissaires, nous les retrouvons tout aussi hiératiques aux côtés ◀de▶ la Vierge ◀de▶ Cimabue.
Avec Giotto, les esprits célestes cessent ◀de▶ ressembler à une garde ◀d’▶honneur, à une sorte ◀d’▶escorte divine. Ils atteignent l’apogée ◀de▶ leur signification, au Jugement ◀de▶ l’Orcagna. Fra Angelico les, verra plus purs qu’aucun autre, et Signorelli presque masculins, à Orvieto ; avec Benozzo ils chanteront le choral ◀de▶ la chapelle Riccardi, avec Lippi ils orneront le couronnement ◀de▶ la Vierge, avec Botticelli ils conduiront le fils ◀de▶ Tobie, avec Filippino ils délivreront saint Pierre, toujours différents, toujours beaux, toujours androgynes.
L’art italien, à l’instar de l’art grec, a mis tout son effort à réaliser le type juvénile. Quelle liste démesurée celle où on citerait les tableaux illustres où l’ange l’emporte en beauté sur le Christ et la Madone. Depuis Assise jusqu’à Pise, depuis Florence jusqu’à Venise ; et l’abondance des exemples est telle qu’elle décourage l’énumération, surtout si on comprend aussi les anges ◀de▶ la sculpture.
Il est vrai que, dans cet art, nous n’avons pas à nous agenouiller devant l’Italie. Les anges ◀de▶ France égalent, s’ils ne dépassent, ceux qu’a produits le ciseau italien. Nos bas-reliefs sont remplis ◀de▶ figures admirables où l’originalité et le style se combinent, avec une variété incroyable : nos sculpteurs sont partis, comme ceux ◀d’▶Italie, du débris romain, du sarcophage chrétien, mais l’époque romane, trop influencée par ces débris, n’atteint pas à la subtilité ◀de▶ Bourges, ◀de▶ Strasbourg et en générai ◀de▶ l’Île-de-France.
Nos sculpteurs du Moyen-Âge ne connaissaient ni la théorie ◀de▶ l’androgyne, ni le canon ◀de▶ Polyclète : par la logique du génie ils résolurent le problème ◀de▶ la beauté plastique, comme les Grecs et comme plus tard les Renaissants.
L’ange ne résulte que ◀de▶ la fusion des sexes et cette fusion des formes est commandée par la fusion des attributs.
Sauf saint Michel, plus spécialement capitaine céleste, les autres cœlicoles sont à la fois chevaliers et mandataires ; ils combattent, ils consolent ; pour les justes ce sont des aînés pleins ◀de▶ tendresse, pour les pervers des gendarmes surnaturels.
Songe-t-on à l’inconvenance qu’il y aurait à ce qu’un jeune homme vînt annoncer à Marie qu’elle va enfanter : et voit-on une vierge dans cet office ? Il faut nécessairement que le sexe du messager disparaisse.
Les sonneurs ◀de▶ trompettes ◀d’▶Orviéto, farouches, et la chevelure crêpelée, presque diaboliques, et les gentils buccinateurs ◀de▶ Fra Angelico ne se ressemblent guère ; non plus que les jeunes hommes tourbillonnants en haut du « Jugement dernier » autour des instruments ◀de▶ la passion qu’ils portent avec un vertige ◀de▶ fureur, ne sont pareils aux délicieux éphèbes ◀de▶ Corrège qui entraînent la Vierge dans leur ronde enivrée. Partout l’ange relie le ciel à la terre et l’homme à Dieu ; sa radieuse apparition est la seule preuve du paradis, il témoigne ◀de▶ l’au-delà comme l’étoile témoigne du Cosmos, et comme l’étoile il brille, point scintillant dans le mystère. L’androgyne grec, ravi aux sphères éternelles, plane au-dessus ◀de▶ ce monde et remplit la vaste étendue qui sépare le mortel et l’immortel.
[…]
On aime l’androgyne, mais à moins ◀d’▶être ◀de▶ la race ◀de▶ Méphistophélès, on ne le désire pas, au sens possessif. Le vieux diable prussien ne voit que les reins des cohortes célestes : c’est là sa façon ◀de▶ sentir l’immatérialité : il ravale la beauté du ciel à un frisson ◀de▶ Sodome. En art, ce cuistre est homosexuel et son œil déforme la pure vision en image lascive, conception diabolique, et vile par conséquent.
On dirait qu’il n’y a qu’un poème, qu’un roman et qu’un drame, à voir l’amour remplir, ◀de▶ ses accents, ◀de▶ ses descriptions et ◀de▶ ses cris, toute la littérature. En vain Pascal et Bossuet, nos plus grands écrivains, traitent d’autres matières ; en vain Racine fait son chef-d’œuvre ◀d’▶une pièce où l’on n’aime point, l’amour reste maître des arts, parce qu’il pose la formule synthétique du bonheur et que ce problème seul passionne la totalité des êtres. Or le type le plus aimable qui soit pour des civilisés, c’est l’androgyne ou l’ange, selon que l’on parle grec ou chrétien. Ce type spiritualise tout, même le bal ◀de▶ l’Opéra, même la lithographie ◀de▶ Gavarni où la Débardeuse semble une gamine, selon Platon.
La femme grasse, un peu lourde, des Vénitiens paraît animale dans les tableaux sacrés, à côté de saint Sébastien au torse roux, à côté de saint Georges armé ◀de▶ toutes pièces. Ce n’est pas quelques exemples qu’il faudrait citer, mais tout l’art italien. La légende ◀de▶ sainte Ursule de Carpaccio met en présence des androgynes et des vierges et l’archer qui tire sur la sainte la dépasse incomparablement en charme physique.
Mantégna, l’admirable maître, dans son tableau du Louvre, où Mars et Vénus assistent à la danse des Muses, a mis son génie dans le Mercure ◀de▶ droite, comme dans la Madone ◀de▶ la Victoire, il a exalté la beauté ◀de▶ son saint Georges ; et sans fin, au parcours des Pinacothèques, on trouverait toujours triomphant en sa beauté, le puceau, l’androgyne, céleste ou terrestre, qui, dans la langue lourde ◀de▶ la philosophie, s’appelle synthèse et qui n’a pas ◀de▶ nom pour l’imagination puisque c’est la formule du mystère des formes vivantes.
Le beau Caloandre du Génois Marini (qu’il ne faut pas confondre avec le cavalier Marini) a pour compagnon ◀d’▶aventure la princesse Léonide et ce couple est tellement jeune et beau que Caloandre peut se laisser enlever à la place de Léonide et que Léonide peut se substituer à Caloandre. Boileau s’écrie :
Et toi, rebut du peuple, inconnu Caloandre.
Il ne l’a pas lu ou n’a rien compris à ce vieux poème byzantin plus ou moins bien rajeuni, mais ◀d’▶une idéalité auprès de laquelle l’auteur du Lutrin semble un dérisoire écrivain : la forme seule sauve la conception : mais la génération qui se plut à cette fable plastique éblouissante en savait plus long que Boileau enfermé dans son goût comme une tortue dans sa carapace. Chevalier ◀de▶ la lune et chevalier du soleil ont perdu leur prestige pour des générations lectrices ◀de▶ l’Assommoir : pour ceux qui ne se désaltèrent pas avec du vin bleu l’idée ◀d’▶une vierge capable ◀de▶ porter le casque et la lance et celle ◀d’▶un héros qui peut passer, pour une princesse, reste la vision la plus belle et la plus pure ◀de▶ l’espèce humaine.
Cette hésitation sur le sexe irrite et scandalise les esprits rudimentaires ; ils l’abominent comme un départ ◀de▶ vice, alors qu’elle vaut au contraire pour l’immatérialité qui en résulte.
L’admiration purifie le désir et le transpose en clef mentale : il faut être malade pour sentir érotiquement une œuvre d’art, si elle est belle. Aucun voile ne cache tant la chair que la beauté ; être beau c’est appartenir à un troisième sexe, impassible, intangible. Aux vitrines, vous ne verrez point un antique parmi les petites femmes enchiffonnées ; le passant n’a point affaire ◀d’▶une déesse, mais bien ◀d’▶une gouge.
Plus un être est beau, plus il s’élève au-dessus des sens qui ne sont pas juges ◀d’▶une idéalité. Tomber sous le sens a bien son sens littéral, quand il s’agit ◀d’▶art. Un degré plus élevé s’adresse à l’affectivité et agit pathétiquement ; mais le plus haut point ◀d’▶action est assurément la spiritualité ou ◀de▶ l’idée pure.
Le dramatisme ◀d’▶un Michel-Ange, ◀d’▶un Tintoret, ◀d’▶un Rembrandt, si intensément qu’il agisse, ne mérite pas la même louange que la calme Joconde qui ne représente rien, mais qui présente un miroir au contemplateur où il découvrira son reflet.
L’androgyne nous transporte hors du temps et du lieu, hors des passions, dans le domaine des Archétypes, le plus haut où atteigne notre pensée.
La zone transcendantale ◀de▶ la spéculation se confond avec le ciel religieux : recherche ou croyance se coudoient pour la même montée vers la cause, et il n’y a pas loin du vrai philosophe au mystique.
Peut-on se proposer un thème plus élevé que ◀de▶ corporiser l’invisible et livrer aux yeux ce que l’esprit seul aurait vu, sans l’application du génie à trouver les formes ◀de▶ nos idées ? Combien ◀de▶ siècles a-t-il fallu pour que la doctrine blasonnée sous les traces du sphinx revêtît sa forme parfaite ? L’âme chrétienne s’involuant dans le corps du penthalte ◀d’▶Olympie, quel subtil assemblage, et bien digne ◀de▶ nos méditations, car le triangle ◀de▶ l’expérience historique a l’Égypte et la Grèce pour base et le Christianisme pour sommet.
La Renaissance a vu le banquier Altoviti, Raphaël lui-même ? le Léonard ◀de▶ l’atelier du Verrochio, Pic ◀de▶ la Mirandole, beaux comme des anges. Nous n’avons qu’un dessin ◀de▶ Léonard fait par un élève, le maître y paraît vieux : mais Raphaël, que lui manque-t-il pour paraître un ange, voire une madone du Perugin ? Et cependant si la faculté créatrice est bien le symptôme masculin par excellence, le jeune homme des Chambres du Vatican est aussi fécond et puissant que Michel-Ange. Comparez Raphaël à la Fornarina ou à la dame au voile (probablement la nièce du cardinal Bibiena, que le peintre devait épouser) : comparez-le à sa Psyché ◀de▶ la Farnesine, certes il est plus beau que ses modèles, plus beau que ses personnages, parce qu’il est androgyne. Il a la douceur des traits, le col ◀d’▶une femme, il séduit au point qu’un Léon X ébloui ne voit plus la transcendance ◀d’▶un Léonard. Exception sans doute, moins qu’on ne croirait.
[…]
Les Romans.
Jean de Foville : Eros, Plon, 3,50
Petit dieu ◀de▶ marbre qui a l’air ◀de▶ s’ennuyer ferme dans les jardins ◀de▶ la villa Moriani. Heureusement que la vie est de plus en plus un voyage et que les automobiles ont la triste habitude ◀de▶ se retourner… contre les classes dirigeantes ! Moriani, Sandro, pour les dames, ramasse trois voyageurs un jour ◀de▶ vendange comme il allait visiter ses vignes. Écrasées, telles des grappes mûres, deux jeunes personnes tombent sur les bras ◀de▶ Sandro qui ne sait plus à quelle coupe s’enivrer. Cela finit par un joli sacrement après avoir passé par une série ◀de▶ petits péchés et des détails littéraires à souhait.
Archéologie, voyages.
Achille Segard, La Sicile, Plon,
3 fr. 50
M. Achille Segard est un intéressant et lucide esprit. Si j’avais à lui faire un compliment au lieu de donner une critique ◀de▶ son livre, la Sicile, je dirais volontiers : c’est l’intelligence, le raisonnement logique et la compréhension, et il est intéressant ◀de▶ le suivre dans ses promenades, car il montre les monuments et les œuvres, et les traces précieuses des civilisations disparues sous des aspects que ◀de▶ suite on sent véritables. — J’ai dit que son livre sur la Sicile est une œuvre ◀de▶ pensée et ◀de▶ déduction ; mais je dois ajouter qu’il y a même là, sans lui en faire un reproche, trop ◀de▶ pensées et trop ◀de▶ déductions. C’est le livre ◀d’▶un raisonneur, qui s’écoute et se note, parfois avec trop ◀de▶ complaisance ; qui philosophe à propos de tout, et, enthousiaste d’abord, voit surtout avec les yeux ◀de▶ la foi ; qui ne recherche que rarement le détail typique, amusant ou pittoresque, mais le sens des édifices et des paysages. Il n’y a là, après tout, qu’une forme spéciale ◀de▶ l’esprit et ◀de▶ la critique, pensant surtout par abstractions et toujours prêts à s’évader en déductions philosophiques. Cependant on aurait tort ◀de▶ voir un blâme dans ces constatations simplement faites ; M. Achille Segard montre une grande admiration pour la civilisation et la pensée grecques ; il les a recherchées et comprises ; il a noté ◀de▶ délicieux paysages et su écrire, par exemple à propos des Rois Normands et ◀de▶ la civilisation composite ◀de▶ la Sicile au Moyen-Âge, des pages attachantes et probes, pleines ◀d’▶aperçus ingénieux et ◀de▶ justes critiques. — C’est assez dire que son livre vaut ◀d’▶être lu, et mérite ◀d’▶être gardé.
Les Revues.
Memento [extrait]
[…]
La Nouvelle revue (15 mars). — […] — M. P. de Bouchaud : « Michel-Ange et le Platonisme ».
[…]
Les Journaux.
Les Excessivistes (L’Éclair, 27 mars)
Tous les journaux ont conté l’histoire ◀de▶ Boronali, chef ◀de▶ l’école excessiviste, telle qu’élaborée par l’amusant magazine Fantasio. En voici le récit fait dans l’Éclair par M. Sérieyx :
Un communiqué « futuriste » nous apprend que, s’élançant sur les traces du signor Marinetti, « ◀de▶ jeunes artistes turbulents et audacieux sont en train de bouleverser l’Italie, où ils viennent de lancer le manifeste des peintres futuristes, aussi violent et révolutionnaire que celui des poètes ».
Et voilà qui m’amène tout naturellement à parler ◀d’▶un autre manifeste extravagant, celui des « Peintres Excessivistes », dont s’est fortement égayée ces jours derniers toute la presse parisienne. Il était signé par l’illustrissime inconnu Boronali, chef ◀de▶ l’École Excessiviste et auteur ◀d’▶un tableau exposé au Salon des Indépendants sous le titre : « Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique… »
Boronali s’exprimait ainsi :
« Posons les grands principes ◀de▶ la peinture ◀de▶ demain. Sa formule est l’Excessivisme… L’excès en tout est une force, la seule force… Piétinons les routines infâmes. Vivent l’écarlate, la pourpre, les gemmes coruscantes, reflet véritable du sublime prisme solaire : Vive l’Excès !… »
Quel était donc ce Boronali ?
Le mot ◀de▶ l’énigme nous est révélé aujourd’hui.
Boronali, anagramme ◀d’▶Aliboron, désigne l’âne Lolo, célèbre à Montmartre, où il gîte au cabaret du Lapin Agile… L’Excessivisme, en effet, est une simple mystification, hautement philosophique, imaginée par un ◀de▶ nos fantaisistes confrères qui a voulu prouver qu’avec un nom « bien italien », un bon pinceau et une queue ◀d’▶âne, on peut arriver à « épater » le gogo moderne. Ayant donc baptisé Lolo « Boronali », il entreprit ◀de▶ lui faire peindre un tableau… avec sa queue, préalablement munie ◀d’▶un pinceau. L’opération fut accomplie en présence d’un huissier, dont voici l’hilarant constat, publié par Fantasio :
« … Nous nous sommes transporté au cabaret du Lapin Agile, sis à Paris, rue des Saules, où, étant devant cet établissement, M. X… a disposé, sur une chaise faisant office ◀de▶ chevalet, une toile à peindre à l’état ◀de▶ neuf. En ma présence, des peintures ◀de▶ couleur bleue, verte, jaune et rouge ont été délayées et un pinceau fut attaché à l’extrémité caudale ◀d’▶un âne appartenant au propriétaire du cabaret… L’âne fut amené et tourné devant la toile, et M. X…, maintenant le pinceau et la queue ◀de▶ l’animal, le laissa par ses mouvements barbouiller la toile en tous sens, prenant seulement le soin ◀de▶ changer la couleur du pinceau… J’ai constaté que cette toile présentait alors des tons divers passant du bleu au vert et du jaune au rouge sans avoir aucun ensemble et ne ressemblant à rien… »
Ne ressemblant à rien ! j’ai vu le tableau, il est bien dans le genre « indépendant » et ne dépare aucunement l’exposition. Ce qui fait tache, au contraire, ce sont les toiles ◀de▶ trois ou quatre peintres ◀de▶ talent, égarés là.
Échos.
Coquilles [extrait]
À l’Argentina, hier soir, La Casa del Popolo, la nouvelle nièce ◀de▶ Francesco Savarese, etc. — Rome, L’Italie, 9 mars.
Tome LXXXV, numéro 309, 1er mai 1910
Fiesole
Les Romans.
Tony Féroé : Mona-Laura, Paul Paclot, 3,50
Une femme ◀de▶ lettres du xive siècle. Austère philosophe et presque homme ◀d’▶État, elle est forcée ◀de▶ vivre chez un vainqueur ◀de▶ sa ville natale. Elle y commente ◀de▶ nombreux textes tout en protégeant sa jeune fille adoptive contre les entreprises amoureuses du beau seigneur Flavio. Malgré la morgue ◀de▶ ce jeune prince, elle réussit à lui faire prendre patience, le conduit au mariage et meurt ensuite comblée ◀d’▶honneurs et ◀de▶ bénédictions. On voit que déjà dans ce temps-là les belles intellectuelles faisaient ◀de▶ la politique.
Histoire.
Memento [extrait]
[…]
Dernier sommaire ◀de▶ la Revue Historique (mars-avril 1910) : […] Georges Bourgin, « Santa-Rosa et la France » (1821-1822) (chapitre ◀de▶ l’histoire du libéralisme italien, 1820-1821) […].
Musique.
Collection des Maîtres de la Musique : Gluck, par
Julien Tiersot (Félix Alcan, éd. 3 fr. 50)
La collection des Maîtres de la Musique s’est augmentée ◀d’▶un Gluck ◀de▶ M. Julien Tiersot, qui, malgré les réserves qu’il suggère, est loin ◀d’▶en être le moins intéressant volume. À coup sûr, on eût pu souhaiter que l’auteur embrassât de plus haut peut-être son sujet, en analysât plus à fond la substance et la portée purement musicales. Mais, s’il se borne à plutôt le détailler que véritablement le pénétrer, il le fait comme bien peu en seraient capables. Il n’y a guère ◀de▶ gens qui puissent se vanter ◀de▶ connaître l’œuvre complet ◀de▶ Gluck en ses moindres détails à l’égal de M. Tiersot, et la matière est ◀de▶ signification telle que, rien que ◀de▶ parcourir cet œuvre en compagnie de l’averti commentateur, les conclusions effleurées ou insciemment dissimulées s’imposent ◀de▶ soi-même. Quoique M. Tiersot ne se soit pas astreint à rédiger une biographie ◀de▶ Gluck et que son enthousiasme n’accuse en aucune façon le souci ◀de▶ scruter quelque peu impartialement la psychologie ◀de▶ son héros, le caractère ◀de▶ celui-ci, en son hybridité troublante, transparaît à chaque page ◀d’▶un récit qui semble s’attacher exclusivement à la carrière ◀de▶ l’artiste et où éclatent à la fois l’arrivisme ◀de▶ l’homme et le génie du musicien. La compétence des plus fervents admirateurs du Chevalier, sinon ◀de▶ la plupart de ses panégyristes mêmes, dépasse rarement les « cinq chefs-d’œuvre », autrement dit les deux Iphigénie, Orphée, Alceste et Armide. M. Tiersot, qui paraît les savoir par cœur, n’est pas moins familier avec les plus menus ouvrages ◀d’▶un compositeur qui signa une soixantaine ◀d’▶opéras, érudition assurément exceptionnelle aujourd’hui. Le livre ◀de▶ M. Tiersot fournit à cet égard des renseignements difficiles à trouver ailleurs, surtout dans les publications françaises. Il s’étend, loin de les omettre, sur les opéras-comiques ◀de▶ Gluck, en souligne l’importance dans l’élaboration ◀d’▶un genre où ils précédaient Monsigny, Philidor et Grétry, y signale avec citations à l’appui les apports ◀de▶ la chanson ou ◀de▶ la danse populaires. Il documente aussi abondamment qu’exactement non seulement sur les emprunts textuels que le Chevalier fit à ses productions antérieures, mais sur ce que ses premiers essais déjà contenaient ◀d’▶avenir en germe. Il est caractéristique ◀de▶ découvrir dans une Sofonisba ◀de▶ 1743 l’ébauche ◀de▶ telles inspirations qui s’épanouirent plus ◀de▶ trente ans après dans Orphée et Armide. Mais si M. Tiersot montre ainsi la filiation complexe et l’obscure genèse du génie ◀de▶ Gluck, on éprouve que ce génie dut être le fruit ◀d’▶un instinct entre tous incoercible, pour résister au sabotage à quoi son possesseur ne se lassa jamais ◀de▶ le soumettre.
Jusqu’à son dernier jour, Gluck fit assez cyniquement profession ◀de▶ mépriser la gloire et ◀de▶ travailler uniquement pour « gagner ◀de▶ l’argent ». À ces pratiques fins, dont l’aveu scandalisa fort l’innocent Piccini, il employait tous les moyens sans choisir, acceptait sans sourciller toutes tâches, pourvu que s’ensuivît succès et bénéfices. En Italie, pour ses débuts, il bâcle en trois années dix opéras à la mode ; à Londres, sa fureur ◀d’▶attirer sur soi l’attention l’induit à exécuter publiquement « des concertos pour verres à boire accordés avec ◀de▶ l’eau » ; plus tard, à Vienne, où n’est prisée que la virtuosité, il pondra des airs ◀de▶ bravoure autant qu’on en voudra. Ce ne sera que vers la cinquantaine et rencontrant Calsabigi, que le Chevalier Gluck s’avisera tout à coup ◀d’▶esthétique. L’expérience demeurant indécise, dès le lendemain ◀d’▶Orfeo (1762), il retourne à ses opéras comiques ou italiens, aux divertissements ◀de▶ cour commandés et rémunérés. On ne peut rêver réformateur moins entêté. Cependant Orfeo réussissant tout de même peu à peu, Gluck revient à Calsabigi et ◀de▶ la collaboration résulte Alceste (1767) qui, quoique sans éclat, réussit à son tour aisément auprès des insouciants Viennois. Il semble évidemment impossible que le musicien n’ait eu conscience du formidable essor ◀de▶ son génie dans ces deux ouvrages. Riche, célèbre, il pouvait désormais suivre sereinement sa voie, ne songer qu’à faire des chefs-d’œuvre. Au lieu de cela, il s’interrompt, confectionne pour Parme le Feste d’Apollo, spectacle ◀d’▶apparat dédié à ◀de▶ princières épousailles, puis s’engage dans des spéculations où il engloutit un notable morceau ◀de▶ sa fortune. Pour comble ◀de▶ malheur, quand ainsi étrillé il veut réparer le dommage, il tombe sur un mauvais livret ◀de▶ Calsabigi et Paride ed Elena (1770) est un four. Plaies ◀de▶ gloire et ◀d’▶argent réunies, c’était trop. Mais, juste sur ces entrefaites, une archiduchesse ◀d’▶Autriche, qui avait été quoique peu son élève, devient par aventure et soudain la Dauphine ◀de▶ France. Gluck illico déniche, à Vienne même et en notre ambassade, un certain bailli du Roullet, lequel lui rimaille en français une adaptation ◀de▶ Racine, et bientôt, destinée à notre Opéra, naît Iphigénie en Aulide. Appelé et ouvertement prôné par Marie-Antoinette, Gluck alors se rue à l’assaut du succès parisien. Il déploie pour le conquérir le plus curieux mélange ◀de▶ brutalité, ◀d’▶arrogance, ◀de▶ finesse et ◀d’▶opportunisme. Exploitant la manie ◀d’▶alors, il ratiocine à l’unisson ◀d’▶une armée des plus turbulents plumitifs qu’ait oncques supportés notre planète ronde. Il se pose en réformateur, se frotte ◀de▶ philosophie, répond soi-même aux objections, flatte, égratigne, attaque, discute, dogmatise et pérore ; bref, fait ◀de▶ la littérature. Il lui fallait du bruit, ◀de▶ la réclame : il est servi. À l’Opéra, il terrifie l’orchestre, le mâte, le muselle ; il tyrannise et la scène et la salle. Tout tremble sous sa poigne et ses coups ◀de▶ boutoir. Seulement, il n’est toujours pas entêté. Il tient à séduire sa victime qu’il ne rudoie que par tempérament. Dès cette Iphigénie, pour lui plaire, il s’est plié du mieux qu’il put aux habitudes ◀de▶ la maison. Afin de leur préparer bon accueil, il chambardera congrûment son Orfeo et son Alceste. Dorénavant, non seulement il adoptera les formes, mais il s’évertuera ◀d’▶assimiler le ton, le caractère pompeux et le style oratoire ◀de▶ la « tragédie mise en musique » régnante ici depuis Lully et conservée avec Rameau intacte en son essence. Il n’y arriva jamais tout à fait, heureusement pour lui et pour nous. Sans doute, il ne retrouvera plus la fraîcheur, la verve, le mélos savoureux et poignant ◀de▶ telles pages ◀d’▶Orphée, mais, pour emperruquer décidément les deux bons tiers ◀d’▶Armide, il faudra les atteintes ◀de▶ l’âge bien plus encore que le poème ◀de▶ Quinault.
Cet impudent caméléon, qui s’accommoda ◀de▶ tout poil, ◀de▶ quelconque ramage ou plumage, ne nourrissait plausiblement et perceptiblement, comme il le confessait, de plus belle ambition que ◀de▶ saisir la proie sans la lâcher pour l’ombre. Cet arriviste sans vergogne, qui ne se refusa à aucun expédient, qui ne produisit guère ◀d’▶ouvrage où il n’ait toléré et effectué quelques remaniements ◀de▶ circonstance, toujours prêt à y insérer quelque hors-d’œuvre à effet, n’eut assurément rien du pur artiste. Enfin, bourru, grossier, despote, il semble par surcroît qu’il fut aussi égoïste qu’avide, aussi dur à autrui qu’indifférent en apparence à son art. Et cependant cet homme a été Gluck, le Gluck radieux et véhément qui révolutionna la musique par la seule vertu ◀d’▶une harmonie dionysienne ; celui dont le lyrisme passionné a créé le drame sonore ; ◀de▶ qui l’inspiration, palpitante ◀d’▶humanité infuse, bouleversa les sensibilités contemporaines, affola les cœurs féminins, étreignit, déchira ou transporta les âmes jusqu’à la frénésie dont témoignent les écrits du temps. Étrange énigme du génie.
Art moderne.
Le Salon ◀de▶ la Société Nationale des Beaux-Arts [extraits]
[…]
Aussi les peintres font, imprudemment beaucoup, leur propre portrait. Ô la cruelle ressemblance ◀de▶ MM. Béraud et Guillaume avec leurs modèles déplorablement hilares ! Et M. Boldini lui-même retrace dans ses effigies ◀de▶ mondaines agitées les phases ◀de▶ la fièvre que son visage avoue, comme à ses élégants et à ses élégantes M. La Gandara inflige l’idéal dont, personnellement, il affiche la recherche…
[…]
M. Cappiello, dans son portrait ◀d’▶Henri de Régnier, a bien dit, et par des moyens plastiques dont j’apprécie la justesse et la discrétion, toute la noblesse distante du poète.
[…]
Lettres allemandes.
Memento [extrait]
Süddeutsche Monatshefte (avril) […]. M. J. Hofmiller intitule « Salade romaine » des impressions ◀de▶ la ville éternelle, où se mêlent des réminiscences historiques et littéraires.
Tome LXXXV, numéro 310, 16 mai 1910
Les Revues.
Memento [extrait]
[…]
La Revue (15 avril). — « Le roman policier », par M. A. Niceforo. […]
La Grande Revue (10 avril), commence la publication du « Voyage du Condottière », ◀de▶ M. André Suarès ; cette première partie annonce, en vérité, une œuvre admirable.
[…]
Art ancien.
Memento
Dans l’Art et les Artistes, M. Gabriel Mourey passe en revue les diverses interprétations peintes et sculptées ◀de▶ Salomé et M. Paul Vitry donne un excellent article sur le sculpteur et dessinateur Edme Bouchardon. La même revue reproduit le portrait ◀d’▶un Membre ◀de▶ confrérie napolitaine ◀de▶ M. Émile Bernard ; je ne parlerais pourtant pas ici ◀de▶ cette belle et puissante peinture si elle n’était significative ◀de▶ l’importance que peut avoir l’étude passionnée des maîtres anciens ; M. Émile Bernard a heureusement abandonné le poncif facile des faux primitifs dont nous sommes encombrés, pour revenir à la forte tradition des maîtres du xvie siècle, à celle du Tintoret en particulier, et son évolution est du plus grand intérêt.
Lettres anglaises.
Alethea Wiel : The Navy of Venice, 15 s.,
Murray
En relatant l’histoire ◀de▶ The Navy of Venice, Mme Alethea Wiel a su traiter ◀de▶ façon très attrayante un sujet des plus intéressants. Mais est-ce bien une histoire ◀de▶ la marine ◀de▶ Venise ? Non, sans doute, si l’on entend par là un ouvrage complet sur la puissance maritime ◀de▶ la fameuse république. Du reste, l’auteur avoue ignorer la partie la plus complexe ◀de▶ la question, c’est-à-dire, son côté technique. D’autre part, dans l’histoire navale ◀de▶ Venise, toute la politique étrangère doit former une partie intégrale. Sur ce point, l’auteur se borne à examiner ce qui est en rapport immédiat avec Venise, et ne donne au lecteur que des explications insuffisantes concernant les grands faits historiques et leur répercussion sur le monde. Mais laissons à l’historien spécialisé dans ces sujets le soin ◀de▶ signaler et ◀de▶ discuter ces défauts. Il ne semble pas que Mme Wiel ait voulu, dans son livre, épuiser le sujet. Le magnifique développement ◀de▶ la puissance vénitienne lui a fourni matière à un ouvrage dont la lecture est un plaisir. Un bon nombre ◀de▶ belles illustrations complètent heureusement le volume.
Tome LXXXV, numéro 311, 1er juin 1910
Les Revues.
Memento [extrait]
[…]
La Revue (1er mai) : « Phidias et Michel-Ange », par MM. Auguste Rodin, Anatole France et Paul Gsell. […]
La Grande Revue (25 avril) : Suite du « Voyage du Condottiere », ◀de▶ M. André Suarès. […]
Musique.
Don Perosi et Gustav Malher [extrait]
La Société des Grandes Auditions musicales ◀de▶ France a l’aimable coutume ◀de▶ nous offrir en fin ◀de▶ saison quelque surprise. Ce n’est point ◀de▶ sa faute si cette fois la surprise prit un peu les allures ◀d’▶une mystification, et on ne peut que la féliciter ◀d’▶avoir donné son patronage à deux musiciens assez célèbres dans leur pays pour que nous les dussions connaître. À vrai dire, nous connaissions déjà Don Perosi, lequel fut découvert il y a douze ou quinze ans par Charles Bordes, mais on l’avait à peu près oublié. J’ai vague souvenance ◀d’▶avoir vers cette époque assisté à l’exécution ◀d’▶un des trois ou quatre oratorios dont j’enrichis alors imprudemment ma bibliothèque, où j’avoue que depuis ils reposèrent en paix imperturbée. Ce sont des choses qui n’engagent pas plus à une seconde lecture que d’ailleurs elles ne l’exigent. On en a tout de suite fait le tour, et avec quelque étonnement ◀d’▶arriver à la fin sans en recevoir ou garder la moindre impression bonne ou mauvaise, agréable ou désagréable. Il semble que tout cela rentre par une oreille et sorte par l’autre, sans que la mémoire puisse en retenir quelque bribe, ni l’attention y être un tout petit instant arrêtée au passage. L’effet est vraiment très curieux, et je ne sais guère ◀de▶ musique jouissant ◀d’▶une aussi singulière inertie constitutive. Ces œuvres ◀de▶ jeunesse, ou presque, témoignaient cependant des aspirations les plus nobles, ◀d’▶une conception ◀de▶ l’art infiniment-plus élevée que chez aucun des compositeurs transalpins, et il n’était pas défendu ◀d’▶en nourrir ◀de▶ bénévoles espérances. On n’eût jamais imaginé que l’événement les dût aussi cruellement démentir. Les fruits ◀de▶ la maturité du musicien laisseraient plutôt regretter les candides bourgeons ◀de▶ son adolescence. Ce Dies iste, dont il nous apporta la cantate récente, est du même impalpable acabit que ses lointains devanciers. Cela coule et résonne insipide, quiet, quelconquissime, irrémédiablement oiseux. On entend sans parvenir à écouter, ahuri ◀d’▶un tel flot ◀de▶ banal suprême, somnolent ou bâillant à se décrocher la mâchoire. Pourtant M. l’abbé Perosi est malgré tout encore mieux inspiré par le Ciel que par les spectacles ◀de▶ la terre, fussent les plus évocateurs ◀de▶ sa mère-patrie. Si ce long Dies iste, où sa piété chanta l’immaculée Conception, s’avère ◀d’▶une morne et sacristaine inanité, sa « Suite symphonique » intitulée Florence étale une inconscience puérile qui frise le burlesque. Auprès de cette élucubration désarmante, MM. Théodore Dubois et Gédalge apparaissent des génies ◀de▶ la taille ◀de▶ Richard Wagner, et MM. Lenepveu, Coquard, Maréchal ou Paladilhe acquerraient des droits à l’immortalité. On ne pouvait se tenir ◀d’▶une gêne pénible en contemplant les gesticulations trahissant la sincérité convaincue ◀de▶ l’auteur au pupitre. Comment le commerce et l’amour du glorieux passé palestinien induisirent-ils en un pareil fatras celui qui dirige aujourd’hui les chœurs ◀de▶ la Chapelle Sixtine entre les médaillons ◀de▶ Raphaël et les fresques ◀de▶ Michel-Ange ? Inspiration, métier, cantate ou symphonie, tout cela est inexistant ou ridicule, apte décidément à réhabiliter les « véristes » où, quelque tristesse qu’on en ait, il faut bien se résoudre à reconnaître la plus authentique et significative expression ◀d’▶une sensibilité exténuée, le lamentable, mais çà et là grossièrement savoureux chant du cygne ◀d’▶un art en déchéance irrémissible.
Chronique ◀de▶ Bruxelles.
Memento [extrait]
[…]
Dans la Vie intellectuelle, une lettre ◀de▶ Rome de Charles Van Lerberghe […].
Lettres italiennes.
Vittoria Aganoor-Pompily. — Girolamo Rovetta
La littérature italienne vient ◀d’▶alléger doublement dans la même journée le poids ◀de▶ ses renommées inutiles. Deux morts illustres débarrassent un peu le chemin vague et gris que sa phalange ◀de▶ littérateurs, ◀de▶ poètes, ◀de▶ romanciers, ◀de▶ dramaturges, parcourent bruyamment et vainement depuis un demi-siècle. Cette phalange se renouvelle, mais l’inanité ◀de▶ l’effort littéraire italien demeure le même, malgré le miracle géant représenté par deux colosses ◀de▶ la poésie mondiale contemporaine : ◀d’▶◀Annunzio▶ et Pascoli.
Les inutiles, les encombrants sont en trop grand nombre au milieu d’une nation fiévreusement occupée à s’enrichir et à s’élever dans le plan matériel ◀de▶ la vie contemporaine des peuples, pour que l’effort des poètes vrais et jeunes ne soit à tout instant amoindri et à la longue ne demeure stérile. Les auteurs « officiels » dominent, en Italie comme partout, mais ils sont ◀de▶ l’autre côté des monts ◀d’▶une matière particulièrement faible. Ils ne se rattachent à aucune tradition nationale, ils ondoient entre le loisir ◀de▶ faire ◀de▶ la littérature un peu neuve, et toute la réminiscence patriotique ◀de▶ ce qu’ils appellent pathétiquement ; l’épopée garibaldienne. Cette génération, qui comprend des personnalités non plus jeunes, qui ont même passé le degré ◀de▶ maturité qu’on peut accorder comme extrême et complaisante limite aux insatiables détenteurs ◀de▶ la popularité, exerce son pouvoir tyrannique dans tous les domaines qu’elle sait s’assurer. Cela n’est pas particulier à l’Italie, mais, là, ce phénomène oppresseur se révèle plus des harmonieux que partout ailleurs, car l’Italie, qui a la gloire ◀d’▶avoir parmi ses fils les deux plus grands poètes vivants, devrait imposer autrement à ses auteurs officiels les devoirs qui incombent à ses intellectuels. L’Italie a dans le monde une situation spirituelle toute spéciale, très lourde ◀de▶ responsabilités. Elle doit à son passé le renouveau ◀de▶ la tradition ◀de▶ sa gloire ; et, en sa qualité ◀de▶ nation rajeunie par un renouveau politique total, elle se doit ◀de▶ préciser devant le monde les caractéristiques idéales ◀de▶ sa nouvelle vie. Mais tout en donnant à la Poésie ◀d’▶◀Annunzio▶ et Pascoli, voire même Carducci, elle garde ses voies littéraires officielles hors de toute atteinte noble et féconde, hors des domaines troubles, mais glorieux, des recherches modernes intellectuelles et sentimentales. Ses auteurs manquent ◀d’▶une vigueur, et par conséquent ◀de▶ rayonnement, vraiment nationale. Ils font, particulièrement depuis trente ans, ◀de▶ mauvais romans, ◀de▶ mauvais poèmes, ◀de▶ mauvaises pièces, ourdis sur les dernières trouvailles des écoles françaises. Quelques-uns parmi eux, à Naples, à Catane, donnent de temps en temps des œuvres où un accent régional s’élargit jusqu’à l’évocation ◀d’▶un état d’âme national. Une dizaine ◀d’▶écrivains, ◀de▶ ceux qui ont suivi ◀de▶ très près la génération ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶, ont les qualités ◀de▶ puissance et ◀d’▶harmonie qui devraient plus activement influencer les courants littéraires plus jeunes. Mais ils demeurent solitaires et peu compris. Marradi, Butti, Zuccoli, Corradini, quelques autres encore, plus ou moins jeunes, sont ◀de▶ ceux-là. Mais que ◀de▶ faiseurs, dans ce monde officiel ◀d’▶où, très volontairement, très arbitrairement aussi, j’exclus les « isolés » ◀d’▶◀Annunzio▶ et Pascoli !
Les deux morts que l’Italie a eu l’heur ◀de▶ saluer dans la même journée appartenaient au nombre ◀de▶ ceux qu’il faut qu’on tue. Il y a des jeunes poètes, en Italie, qui, semblables à leurs confrères les jeunes musiciens, ont besoin ◀d’▶un renouveau absolu ◀de▶ la culture, et des tendances ◀de▶ la culture, pour s’affirmer et pour triompher. Le théâtre italien doit attendre beaucoup de ses poètes, pour faire pardonner au public national le succès ◀de▶ la Cena delle Beffe, ◀de▶ M. Benelli, ou le peu de succès des œuvres ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶ ; des jeunes écrivains sont prêts à des batailles généreuses, ils les livrent en désordre et avec un bel élan, ou ils demeurent à l’écart, dédaigneux. Mais l’attention générale est trop retenue par les « faiseurs » glorieux, pour qu’on accepte la bataille des uns ou pour qu’on s’aperçoive du dédain des autres. Cependant il y a la mort qui apporte toujours une grande promesse ◀d’▶équilibre, et malgré que certains jeunes soient terriblement vieux et inversement, tous ceux qui aspirent dans tous les pays méditerranéens à une nouvelle renaissance spirituelle ◀de▶ la race capable ◀de▶ canaliser tout le gaspillage ◀de▶ l’esprit contemporain, et ◀de▶ donner à celui-ci un nom ou une haute volonté collective, doivent compter sur l’œuvre ◀de▶ la mort, la seule féconde, au moins en espoirs, et la saluer au passage. Je la salue ici.
Le drame ◀de▶ la poétesse Vittoria Aganoor-Pompily est poignant et beau. Cette poétesse romantique, issue ◀d’▶une souche arménienne et née sur l’Adriatique vénitienne, est disparue en beauté, car elle a entraîné dans sa mort l’être aimé. Le fait-divers a pris une signification « lyrique », dans le sens que Baudelaire accordait à ce mot, et nullement romanesque. Le drame s’est déroulé dans une maison ◀de▶ santé, à Rome. Là le mari ◀de▶ la poétesse, un politicien doublé ◀d’▶un lettré, s’est suicidé devant le cadavre ◀de▶ sa femme. La plus grande poétesse vivante ◀de▶ l’Italie s’est éteinte ainsi, enveloppée ◀d’▶une nuée pleine ◀de▶ charme funèbre. Mais après son amour, son œuvre la suivra. Elle partageait avec cette grossière et lourde « poétesse sociale » qui signe Ada Negri, le primat ◀de▶ la poésie féminine italienne. Dans le nombre sérieux et sans grande signification des femmes-écrivains italiennes, le primat était facile à détenir. Les deux poétesses, la socialiste et la romantique, étaient maîtresses ◀de▶ la situation. La socialiste reste, mais, par bonheur, sa lyre a ses cordes cassées, car elle, je crois, n’écrit plus. Vittoria Aganoor-Pompily, qui avait aussi la renommée ◀de▶ la beauté, était la plus bourgeoise et la moins curieuse des poétesses modernes. Son sentiment était simple et clair, ◀de▶ cette simplicité et ◀de▶ cette clarté qui semblent des synonymes élégants ◀de▶ l’impuissance dans la vision, ◀de▶ la faiblesse dans la conception et ◀de▶ l’invertébré dans l’expression. Son style était cependant nerveux et parfois émouvant ; la qualité ◀de▶ l’émotion n’était pas très supérieure, mais elle était suffisante pour retenir l’attention des lettrés dignes ◀de▶ ce nom. Au surplus, l’expression lyrique ◀de▶ Vittoria Aganoor-Pompily était toujours très noble.
Elle a écrit deux livres qui lui assurèrent la popularité : la Légende éternelle (la Leggenda eterna) et Lyriques nouvelles (Nuove Liriche). Parfois, un élan éperdu, une angoisse toute orientale, un sursaut ◀de▶ son atavisme admirable, lui donnaient la nostalgie des grandes visions, des paysages ◀d’▶orages, des orages ◀de▶ la nature et des hommes ; mais le souffle était court. Et où la poétesse a trouvé l’harmonie la plus évidente entre ses possibilités intérieures et ses moyens ◀d’▶extériorisation, c’est surtout dans le lyrisme « bourgeois », le plus simple, le plus clair, le plus à la portée ◀de▶ tous aussi. Sa sensibilité était celle ◀d’▶une femme romantique, mais paisible, qui a trop regardé la lagune immobile. Sa jeunesse fut triste et dévouée, l’amour vint tard, et son art n’a pas les secousses sexuelles ou les angoisses sentimentales d’autres poétesses italiennes plus jeunes, les dernières arrivées.
Voici un exemple assez complet ◀de▶ cet art, dans un poème dédié par la poétesse à son mari. La sensibilité générale peut y trouver des accents ◀d’▶émotion facile et agréable :
Si vers toi, cachée sous une foi fraternelle,Vient la trahison ; et sur tes champs fait sa moissonLa tromperie ; et l’oubli accomplit ses lâchetés ;Qu’à ta peine l’âme répèteQue moi je te reste.Si l’orage déracine les domainesDu rêve, et la misère s’installeLà où ton désir élevait haut sa demeure ;Moi je t’élèverai.
Ce paisible lyrisme ◀de▶ Vittoria Aganoor-Pompily n’aura exercé aucune influence sur la poésie italienne contemporaine. Mais elle a eu le bonheur ◀de▶ mourir avant ◀d’▶alourdir davantage sa popularité par le nombre des années qui, plus que le nombre des œuvres, la rendent insupportable, funeste et sottement sacrée chez ceux que l’on élève aux sommets ◀de▶ la renommée. La double mort lui donne une auréole ◀de▶ beauté qui sans nous éblouir nous charme.
J’ai le regret très vif ◀d’▶associer le nom ◀de▶ cette femme, qui en somme fut une poétesse
pure, au nom d’un des écrivains italiens les plus impurs, Girolamo Rovetta. Cet
infatigable fabricant ◀de▶ pièces et ◀de▶ romans, qui laisse une vingtaine ◀de▶ romans, une
trentaine ◀de▶ pièces, ne laisse au fond qu’un vide considérable où d’autres intérêts
aussi matériels et acharnés que les siens vont s’engouffrer au nom de la littérature. La
génération des Rovetta ne finit pas avec lui. Il a décrit la vie sociale, politique, il
a évoqué le 1848 italien, il s’est attaqué tout dernièrement aux malheurs conjugaux du
pauvre Molière, tout comme M. Nigond, et avec autant ◀de▶ talent et ◀de▶ succès. Dans son
évocation ◀de▶ la révolution italienne (Romanticismo, drame), il y a
cette élévation ◀d’▶esprit, sublime, assure-t-on, qui faisait écrire à Carducci, dans une
préface à une anthologie italienne, parue chez Sansoni à Florence, ces lignes qu’on ne
saurait déclamer sans l’appui sonore ◀d’▶une bien frissonnante harmonie militaire :
« Mettons-nous debout : c’est le 48 ! »
Les âmes sensibles peuvent déplorer la mort ◀de▶ Vittoria Aganoor-Pompily, morte encore jeune et belle. Elles auraient mauvaise grâce à déplorer la mort ◀de▶ Rovetta.
Échos.
L’exposition rétrospective ◀de▶ Rome
À l’occasion des fêtes commémoratives ◀de▶ l’unité italienne, qui auront lieu l’année prochaine à Rome, une exposition rétrospective, comprenant plusieurs sections, sera installée au château Saint-Ange, sous la direction du colonel Borgatti.
Dans la section ◀de▶ topographie romaine figureront des reproductions en plastique ◀d’▶anciens monuments qui n’existent plus, notamment des modèles ◀de▶ Saint-Pierre avant les travaux entrepris par Nicolas V et Jules II, du Campidoglio avant les travaux ◀de▶ Michel-Ange et ◀de▶ Vignola, ◀de▶ l’ancienne basilique Saint-Jean-de-Latran, etc.
Une section sera consacrée à l’histoire des costumes romains, avec une série ◀de▶ groupes en cire, anciens personnages habillés suivant les données fournies par l’archéologie.
Une exposition ◀de▶ pharmacie, chirurgie, parfumerie et céramique contiendra la reproduction ◀de▶ diverses boutiques ◀de▶ l’époque, et du cabinet du célèbre alchimiste et médecin Borri qui, prisonnier au château Saint-Ange, s’y trouva si bien qu’il ne voulut plus en sortir : il s’était créé là une clientèle spéciale et avait guéri l’ambassadeur ◀de▶ France.
Une autre section sera consacrée aux armes. À cet effet, le château Saint-Ange sera complètement équipé et armé dans ses tours, bastions, créneaux et meurtrières, pour donner l’illusion ◀de▶ ce qu’il était au moyen âge au moment de repousser un assaut.
Enfin l’exposition rétrospective des beaux-arts occupera une place ◀d’▶honneur. Le comte San Severino di Vimercate y enverra la célèbre statue qu’il possède, la Pietà ◀de▶ Michel-Ange ; la société des anciens marbriers viterbiens prépare une reproduction en marbre ◀de▶ la fontaine monumentale ◀de▶ Viterbe, qu’elle offre gracieusement à l’exposition.
Tome LXXXV, numéro 312, 16 juin 1910
Fragment ◀d’▶album inédit ◀de▶ Desbordes-Valmore (Milan, 1838)
[Introduction]
Au printemps ◀de▶ l’année 1838, Valmore et sa femme se trouvaient dans une situation désespérée. Valmore venait ◀d’▶apprendre que le théâtre ◀de▶ l’Odéon, dont il était le régisseur, allait être fermé. C’était la misère. Sans réfléchir, sans écouter les conseils ◀d’▶amis dévoués et clairvoyants, il accepta les offres qui lui furent faites ◀d’▶entrer dans une troupe ambulante, qui devait aller jouer en Italie, à l’occasion du couronnement ◀de▶ l’empereur Ferdinand, comme roi de Lombardie. Des représentations devaient être données à Milan, puis à Gênes, à Rome, Naples. Les appointements étaient ◀de▶ 7 000 francs. Il partit, emmenant sa femme et ses deux filles, laissant son fils Hippolyte en pension, à Grenoble, chez le généreux M. Froussard.
Dès son arrivée à Milan, Marceline s’aperçut qu’elle n’avait fait que changer ◀de▶ misère. Les appointements ◀de▶ son mari lui suffisent à peine — encore n’en touchera-t-il qu’un mois — tant le prix ◀de▶ toutes choses est exorbitant17. Il lui faudra se contenter ◀d’▶une chambre, donnant sur une cour, éclairée par une seule fenêtre. Pour horizon, un platane et des murs ruisselants ◀d’▶humidité. Même, la maison qu’elle habite se trouve-t-elle à l’extrémité ◀de▶ la ville, près du taudis réservé aux représentations ◀de▶ la troupe française. Le Grand Théâtre est occupé par la troupe italienne ; on abandonne aux acteurs étrangers des tréteaux ◀de▶ saltimbanque dans un quartier où personne ne s’aventure. Peu de temps après l’impresario s’enfuit, laissant ses artistes sans ressources. Il faudra que Mlle Mars donne des représentations, pour leur permettre ◀de▶ regagner la France.
Marceline suivit son mari, sans enthousiasme. Il fallait vivre. « Venir en
Italie18, écrit-elle à son amie Mme Pauline Du Chambge, pour guérir un cœur blessé et mort ◀d’▶[amour]19, c’est étrange et fatal. »
L’impression première fut pénible. « Tous les accents qui m’entourent me
semblent des cris sauvages. Je m’imagine qu’ils jouent la comédie. La divina lingua est une des plus rudes choses ◀de▶ ce monde. On ne comprend pas
les nègres en arrivant aux colonies, mais leur voix ressemble à une haleine
◀d’▶oiseau. — J’ai entendu à Turin seulement une voix céleste ◀d’▶église. Dieu respirait
en elle. »
Cette peine s’accrut ◀de▶ toutes les déceptions ◀de▶ Valmore, et ◀de▶
toutes ses privations, à elle.
Deux mois après, à son fils, qui lui demandait quelques détails sur leur vie, elle
répondait « Il tombe depuis trois jours des torrents ◀d’▶eau ◀de▶ ce ciel, que tu
te figures si ardent et si bleu. Pour te faire une idée juste ◀de▶ ce climat mobile et
◀d’▶une action mauvaise sur les nerfs, rappelle-toi Lyon, qu’il me retrace plus que je
ne voudrais, mais dans cela des rues larges, des maisons basses et en granit ; la
plus belle cathédrale des rêves ◀d’▶Adrienne et des églises du ive
siècle, encombrées ◀de▶ richesses et ◀de▶ tombes ; quelques
jolies femmes bien fières, bien froides ; quelques hommes grands et droits comme des
peupliers, s’élevant au-dessus ◀d’▶une population rampante ◀de▶ nains, ◀de▶ bossus,
◀d’▶êtres difformes et traînants, tu auras une idée ◀de▶ Milan, tout rempli ◀d’▶un parfum
◀de▶ résine et ◀de▶ tabac, ◀de▶ fromage et ◀de▶ jambon, qui porte au cœur, par les rues et
jusque dans les loges des théâtres20. »
Et à Pauline Du Chambge :
« Ah ! la misère en France est moins misère encore qu’en Italie. Non, tu n’as
pas idée ◀de▶ ce que nous en connaissons, c’est impossible ◀de▶ froide tristesse et ◀de▶
dégoût21. »
Aussi pourrait-on croire que Marceline dut se trouver heureuse ◀de▶ revenir en France.
Elle l’eût été, si elle avait pu voir Rome, et satisfaire ainsi ce désir sourdement et
tendrement caressé. « Sais-tu ce que je regrette ◀de▶ cette belle Rome ? la trace
rêvée, qu’il y a laissée ◀de▶ ses pas, sa voix si jeune alors, si douce
toujours si éternellement puissante sur moi, je ne demanderais à Rome que
cette vision : je ne l’aurai pas22. »
Ne s’est-elle pas évité un désenchantement cruel ?
— C’est on vain qu’une main pieuse a voulu donner le change, en notant que
« Valmore, à l’âge ◀de▶ seize ans, était passé par Rome, en allant à
Naples23 »
.
C’est bien ◀de▶ Valmore qu’il s’agissait !
◀De▶ ce voyage, il est resté des lettres, des poésies — elles ont été publiées24 — et un fragment ◀d’▶album, resté inédit, qui, s’il ne nous apporte rien ◀de▶ nouveau sur la vie ◀de▶ Marceline, nous montre son talent dans le genre descriptif qu’elle n’avait point encore abordé25. Sous forme de lettre ou ◀de▶ simple récit, elle nous donne, comme en une suite ◀de▶ petits tableaux, ses impressions sur Milan. Qu’on ne s’attende pas à y rencontrer une description complète ◀de▶ la capitale lombarde, ni des pays qu’elle a traversés. ◀De▶ ceux-ci elle n’a gardé que quelques fleurettes desséchées. Sa narration est émaillée ◀de▶ mots italiens, voire même ◀d’▶inscriptions latines, qu’elle n’a guère comprises, latin et italien sont quelque peu fantaisistes. Cependant, ces documents, quelque informe qu’en soit leur transcription, on ne peut que savoir gré à Marceline ◀de▶ nous les avoir donnés. Elle ne les a pas imaginés. On en retrouve trois, repris dans un ouvrage très savant et très sûr. Elles nous sont donc une garantie ◀de▶ véracité pour l’ensemble du récit.
Comme dans les autres albums ◀de▶ Marceline, on rencontre dans celui-ci, éparses, des citations ◀d’▶ouvrages qui l’ont frappée. La plus curieuse — je ne dis pas la plus intéressante — est ◀de▶ M. J. Bard ; elle précède son récit. Il semblerait qu’elle lui ait servi.de modèle pour l’essai dont elle la fait suivre. Heureusement, Marceline abandonne vite son modèle, pour rester elle-même. Cet album, ou mieux ce fragment ◀d’▶album ne présente pas l’aspect ◀de▶ ceux qui ont été donnés à la Bibliothèque ◀de▶ Douai par la famille Valmore. Plus ◀de▶ bristol chamois ou bleuté, plus ◀de▶ beau papier ◀de▶ Hollande, plus ◀de▶ reliures romantiques ou d’autres, moins anciennes, en cuir ◀de▶ Russie. Même, le format est différent. C’est un cahier ◀de▶ 128 feuillets, ◀de▶ hauteur moyenne, carré ; le papier en est mince. M. Désiré Dubois, qui le tenait ◀de▶ Marceline, l’a fait recouvrir ◀de▶ chagrin noir26.
Ce n’est qu’au feuillet 44, que l’on trouve la citation ◀de▶ M. J. Bard et l’essai ◀de▶
Marceline. Deux feuillets plus loin : une Salutation angélique et un
Noël en italien. N’est-ce qu’une transcription ? Au feuillet 53 :
« À Milan. Une feuille prise à l’arbre montant à la fenêtre ◀de▶ ma chambre.
Platane. »
Les pages, publiées ici, occupent les feuillets 54 à 83. Une
vignette coloriée, au feuillet 108 : « Dôme de-Milan. »
Au-dessous, une
fleurette : « Herbe du dôme ◀de▶ Milan. »
Plus loin, une fleur et une
grappe ◀de▶ cosses, cytise ou genêt : « Lazaret à Milan. »
Encore plus
loin, tout à la fin, une image ◀de▶ sainte Anne, grossièrement enluminée :
« Milan, 26 juillet, le soir ◀de▶ la Sainte-Anne, avec Ondine et Inès, église
San Stephano. »
il faut borner ici ces lignes nécessaires, et indiquer aux
curieux, qui seraient désireux ◀de▶ trouver plus ◀de▶ détails sur Marceline, sa Correspondance intime, et surtout l’ouvrage sur documenté ◀de▶
M. Jacques Boulenger27.
[Fragment]
19 juillet.
Mon premier soin en arrivant à Milan est ◀de▶ courir à la poste. Le soleil, la poussière me donnait soif ◀d’▶une lettre ◀de▶ mon fils et ◀de▶ toi, et je n’ai rien trouvé encore, malgré le retard ◀de▶ six jours passés à Lyon et Turin. Je ne te parlerai ◀de▶ cette ville que dans quelques jours. Un cœur triste corrompt tout. Je n’ose dire ce qu’elle me semble en ce moment à moins ◀de▶ recommencer après que j’aurai reçu vos premiers souvenirs. Ce sera peut-être une chose tout à fait différente.
Arrivés par une chaleur étouffante et par une large route entièrement découverte, nous étions brûlés ◀de▶ soleil et chacun ressemblait à un tas de poussière mouvante. — Les directeurs nous attendaient charitablement dans la cour des diligences et nous firent monter dans ◀de▶ fraîches voitures qui nous enlevèrent à travers la ville avec une telle rapidité que je crus passer au milieu d’un rêve dont les ailes m’éventaient. Ici, la voie est tracée aux chevaux, qui ne dévient jamais, et cette voie est si unie que l’on croit rouler sur un tapis, sans bruit, sans heurt, sans la possibilité ◀d’▶un cahot. Les rues sont très larges et sans ruisseaux, les maisons très basses, ouvertes, profondes et toutes favorisées ◀d’▶une cour avec plus ou moins ◀d’▶arbres et ◀de▶ fleurs. Les balcons où pendent toutes sortes ◀de▶ verdures et ◀de▶ longs rideaux flottants du bas en haut, partout, donnent à l’air un passage libre, dans lequel les chevaux semblent trouver un plaisir infini à se précipiter avec la voiture légère qu’ils emportent fièrement [avec leurs conducteurs immobiles comme des statues. On ferait le portrait à la course ◀d’▶un homme en carrosse. Un modèle ne pose pas avec plus ◀d’▶immobilité dans l’atelier]. Les voies étant ainsi tracées, les piétons ne courent ◀d’▶autre danger que celui ◀de▶ traverser imprudemment les rues sans regarder derrière et devant eux presque en même [temps], car les voitures, lancées avec une hardiesse incroyable sur une sorte ◀de▶ marbre bleu où elles roulent presque silencieusement, sont sur vous au moment même que vous commencez ◀de▶ les entendre. Les cochers sont par bonheur ◀d’▶une dextérité si extraordinaire qu’ils ont l’air ◀de▶ suspendre durant quelques secondes leurs chevaux et leur voiture en l’air, tandis que le passant s’éloigne sans regarder même le danger qu’il vient de courir.
Toutes les rues étant bordées ◀de▶ ces dalles bleues destinées aux marcheurs, c’est toujours en rasant les maisons que l’on se promène ou que l’on circule dans les rues. Le milieu appartient aux voitures, dont l’élégance est remarquable. Beaucoup ont quatre chevaux, ornés ◀de▶ rubans, ◀d’▶armoiries et ◀de▶ riches harnais. Les dames y sont comme dans les loges, très posées, très en vue et vêtues avec beaucoup de goût. Elles tirent surtout un parti admirable ◀de▶ leurs cheveux généralement beaux, qui tombent des tempes jusque sur leur poitrine en longs anneaux, qu’elles ont l’art ◀de▶ rendre solides malgré l’air et l’extrême chaleur auxquels ils sont livrés. J’en ai vu beaucoup de charmantes… Leurs regards sont dédaigneux et froids durant la promenade, leur démarche droite, aisée et digne.
La population semble partagée en deux espèces, tout à fait distinctes : l’une saine, élancée, complète ; l’autre, avortée, misérable, rampante. Sur les portes, dans les promenades, dans les églises, partout des nains difformes, affligés ◀de▶ goîtres et ◀de▶ membres Imparfaits qu’ils appuient sur des béquilles. C’est un spectacle fort triste pour ceux que l’habitude n’y rend pas insensibles. Peu de familles pauvres sont exemptes ◀de▶ ce fléau ; une superstition pieuse s’y attache par bonheur et fait soigner ces infortunés comme une sorte ◀de▶ génie familier et bienveillant, qui prend cette figure humble pour garder la maison ◀de▶ tout mal.
Notre padrone, qui prend du plaisir à nous conduire dans sa calèche partout où il espère nous voir admirer sia cara citta, assigne une cause triste à cette triste différence, c’est la misère, hideuse et pâle aussi sous le soleil dont elle parvient à corrompre les doux rayons. D’abord et à tous, par le rite en usage au baptême, on plonge au fond du bénitier la tête du nouveau-né qui s’y fait chrétien et qui demeure imprégné ◀d’▶eau durant toute la longueur ◀de▶ la cérémonie. L’enfant riche s’en tire avec d’autres bonnets ◀de▶ dentelles, avec les ablutions moins saisissantes ◀de▶ vin tiède et parfumé, qui remet le sang et le cerveau en ordre. Mais le petit chrétien pauvre demeure sous son humide et unique bonnet peut-être, et comme il pousse des cris, on le garrotte comme on fait encore à Orléans, qui offre une triste ressemblance avec cette ville dans les résultats ◀de▶ ces habitudes auxquelles la mère la plus éclairée par son instinct n’oserait se soustraire ◀de▶ peur ◀d’▶un soulèvement autour ◀d’▶elle et dans sa propre famille. — Il dit aussi que l’extrême pauvreté du peuple le force à porter fréquemment ses enfants à l’hôpital, où des sœurs ◀de▶ charité les reçoivent et les introduisent par un tour, usage dont il est défendu ◀de▶ s’écarter, et que ce tour, étant horriblement étroit, mutile les enfants que l’on y fait passer. J’aime mieux douter que croire à un pareil récit.
Les clochers des églises sont ici sépares ◀de▶ l’église même et n’ont que peu ◀d’▶élévation. Les cloches sonnent au moyen ◀d’▶une roue que l’on voit tourner ◀d’▶en bas et soulever la cloche à découvert dans le clocher à jour (Campanile), ce qui ôte à leur voix le mystère ◀de▶ l’invisible, et le secret ◀de▶ l’appel à Dieu, sourd et sonore ensemble comme les solennelles ◀de▶ Rouen. L’air ici est apparemment si dilaté que le son des cloches, bien qu’elles soient peu élevées ◀de▶ terre, a quelque chose ◀de▶ perçant et ◀de▶ clair qui les fait ressembler au tocsin. Pourtant elles ne sont pas tristes, mais éclatantes et glapissantes.
Notre hôte nous emmenait un soir visiter San Ambrosio, que nous [avions] un grand désir ◀de▶ voir sur son immense renommée. En passant sur la place San Carlo Boromeo, l’un des chevaux qui nous menait se déferra, et nous entrâmes, en attendant qu’il fût remis en ordre, dans la petite église qui donne son nom à cette place. Ce que nous y vîmes de plus remarquable fut un prêtre immobile, à genoux, au dernier degré ◀de▶ l’autel du chœur, et, derrière lui, les fidèles le considérant avec un silencieux respect. L’un ◀d’▶eux, nous voyant près de sortir, arrêta mon mari par le bras en lui parlant bas avec une extrême volubilité et un air ◀d’▶admiration qui nous étonnait beaucoup. À la fin, mon mari comprit que le prêtre était là en oraison depuis dix heures, sans se mouvoir, et que son vœu l’y retiendrait six heures encore. — Sa vie semblait suspendue, et rien sur la terre ne devait l’autoriser à rompre sa pénitence, ni un danger ◀de▶ sa vie, ni un danger ◀de▶ celle des autres. En cela surtout consiste la gravité ◀de▶ l’engagement et le mérite ◀de▶ le remplir. Je ne sais quoi ◀de▶ triste me serra le cœur à ce récit ◀de▶ notre bon hôte et nous disposa à l’entrée imposante ◀de▶ St-Ambroise, que je trouvai entièrement contraire à mon attente.
Je croyais, comme à Ste-Marie près St-Celso, [être] frappée d’abord, éblouie ◀de▶ l’extérieur élégant et léger ◀de▶ l’édifice — mais ce n’est pas cela. Tout est sévère et sombre, on croit entrer dans les premiers mystères du christianisme. Les cloîtres qui entourent l’église, les murs nus, les cours pleines ◀d’▶herbes sauvages, les peintures à fresque demeurées visibles à peine, les portes gothiques et massives, tout atteste les altérations qu’a subies ailleurs la Religion dans son unité primitive. Je me croyais sous terre comme sous les quatorze siècles qui ont enfoncé cette église dans le temps, et qui s’y soutient inébranlable. On atteste qu’un serpent ◀d’▶airain, élevé sur une haute colonne ◀de▶ marbre, y chanta le jour ◀de▶ la naissance ◀de▶ S. Ambrosio. Cette prédiction fut faite par [manque]. Deux portes ◀d’▶airain présentent tout ce que le travail des hommes peut offrir de plus admirable, l’art, la patience, l’ardent amour divin s’y révèlent dans chaque groupe ciselé avec une délicatesse merveilleuse. On n’est rien devant ◀de▶ pareilles choses. Leurs possesseurs en comprennent si bien le prix qu’ils défendent28 ces miracles ◀de▶ l’art par un double treillage fermé à double serrure. Cette serrure est une tête ◀de▶ lion, et c’est dans sa bouche qu’entre la clé.
On pénètre dans cette église par plusieurs entrées. La curiosité me fit sortir seule sur une rue déserte, toute pleine ◀d’▶herbes incultes, ◀d’▶orties. Deux jeunes filles couvertes ◀de▶ leurs voiles noirs s’avançaient en parlant bas. Elles passaient et repassaient alors devant une peinture à fresque qui représente la Mort en capuchon, et enveloppée ◀d’▶une longue robe ◀de▶ moine ballante sur ses os. Un orgue des rues jouait à ce moment un air mélancolique, et je ne me croyais plus trop ◀de▶ cette vie, quand on me rappela ◀de▶ l’intérieur ◀de▶ l’église où il n’y avait qu’un homme du peuple malade et en prières. Nous tournâmes alentour ◀de▶ l’église souterraine sans pouvoir y pénétrer autrement que des yeux. C’est une crypte toute ◀de▶ marbre noir ou gris ◀d’▶un effet inexprimable. On y officie l’hiver, à cause de la chaleur qui s’y concentre. Les trésors amoncelés dans cette vieille millionnaire, qui d’abord paraît tristement pauvre, sont incalculables. Le portique ◀de▶ cette basilique, fondée par saint Ambroise en 387, qui voulut y être enseveli… Nous nous arrêtâmes quelque temps sous le portique majestueux ◀de▶ sa sévère nudité. Au-dessus se donnait alors une leçon ◀de▶ chant ◀d’▶église, et les voix les plus éclatantes nous retinrent sans me rappeler pourtant le charme mélancolique ◀de▶ cette voix entendue à la cathédrale ◀de▶ Turin, qui me fit pleurer dans mon cœur !
À Milan, toutes les musiques que j’entends, le soir, dans les écoles, dans les églises, jusque dans le son des cloches, rien n’est rêveur, rien n’est douloureux, tout a le caractère ◀de▶ la cantate et ◀de▶ l’air ◀de▶ bravoure, et ce n’est pas la gaîté ◀de▶ mon cœur qui me fait ressentir et juger ainsi leur musique. Il faut que ce soit deux fois pour que je n’y trouve pas à cette musique que j’adore quelque conformité avec mes tristes étonnements. — Les voix du peuple, si touchantes dans le Béarn, si solennelles en Allemagne, sont ici presque aussi communes et aussi criardes qu’à Lyon ; le pays des voix fausses et grossières — à quelques belles exceptions près. Pour moi, je ne te souhaite ici que pour aller avec toi au Dôme, pour tourner avec toi autour des remparts ◀de▶ la ville et ◀de▶ ce dôme retrouvé partout comme le plus beau des fantômes. Madame Alise était venue l’autre soir me chercher avec son enfant et les miens pour prendre l’air des remparts.
Je commence à toute heure quelque note pour toi, et je suis enlevée à cette consolation par mille soins qui ne me laissent pas respirer. À Paris, c’était le coup ◀de▶ la sonnette qui me faisait bondir ◀de▶ minute en minute, pour les visites souvent si vides et si accablantes, auxquelles je ne pouvais me soustraire par le scrupule ◀de▶ ma servante, qui ne voulait pas mentir et perdre son âme en disant que je n’y étais pas. Cette honnête Auvergnate m’a fait faire trois maladies, en m’apportant jusque dans ma chambre à coucher tous les oisifs inconnus et voyageant qui voulaient voir l’Odéon, en passant à Paris.
Ici, je suis au fond ◀d’▶un faubourg, à la porte ◀de▶ Rome. Pas une âme ne m’y cherche. Le bruit des cloches, le chant ◀d’▶un coq, les coups de feu que l’on tire dans les drames au théâtre, dont les foyers donnent par ◀de▶ petites fenêtres sur le jardinet où s’ouvre mon unique croisée, voilà tout ce qui accompagne les battements toujours pressés ◀de▶ mon cœur qui t’aime partout, et je ne peux souvent que penser à toi, sans t’écrire. Nous n’avons personne pour nous aider au ménage, et mes jours s’absorbent dans ce travail, dont l’habitude me coûte à reprendre, par l’extrême chaleur et la privation des ustensiles. C’est surtout dans les rues, où je suis souvent errante, en allant à la poste et partout, que mon âme s’appuie sur l’étrange situation où je passe avec ma famille. C’est là que j’use surtout ◀de▶ la liberté mélancolique ◀d’▶errer, ◀de▶ parler, ◀de▶ pleurer, le long de ces rues désertes, ◀de▶ ces maisons inconnues, ◀de▶ ces églises hospitalières où je me précipite comme si j’entrais par une porte dérobée dans la maison ◀de▶ mon père. Là, je suis bien sûre que l’on m’entend. Se mettre à genoux, signer son front et rester tristement sur quelque marbre ◀d’▶où personne n’a le droit ◀de▶ vous éloigner, c’est une grande douceur que je partage avec toi, car ton cœur est dans le mien.
Si tu voyais l’église du San Popolero, tu ne l’oublierais jamais. La scène où Jésus lave les pieds ◀de▶ ses apôtres, représentée dans l’enfoncement ◀d’▶un autel en demi-cercle, comme une vraie chambre où ces douze figures, sculptées en bois, grandeur naturelle, font un effet si saisissant que l’on croit les voir bouger. La chapelle en regard de celle-ci représente le moment où Jésus vient ◀d’▶être jugé. Je comprends la puissance ◀de▶ ces représentations dont l’Art sourit. Ce qui est resté le plus profondément gravé dans ma mémoire, n’est-ce pas le Bon Dieu flagellé, tombé dans l’herbe, derrière l’église déserte, où j’avais reçu le baptême six ans auparavant, et dans la cour ◀d’▶un couvent des Récollets, où nous allions jouer à la cachette, une Notre-Dame des Sept-Douleurs dont la statue en bois, laissée sous un grillage, me paraissait tant souffrir que j’y restais des heures entières en contemplation, et que j’ai retenu ce que je croyais être sa pleine dolor.
Ici, dans presque toutes les églises, la gravité est rompue par un décor familier. Les fenêtres, qui y versent l’air, sont des fenêtres ◀d’▶appartement, avec des rideaux ◀de▶ mousseline à franges ou garnitures pareilles, comme dans toutes nos maisons bourgeoises. Elles sont si peu élevées que vous voyez les maisons ◀de▶ la rue, les balcons, les habitants rire, causer, travailler et chanter, ce qui est choquant pour nous qui trouvons un retirement si profond dans nos églises pleurantes.
Le 15 août.
L’avisatore nous a réveillés, ce matin, par la nouvelle ◀de▶ l’arrivée ◀de▶ Mlle Mars. Je m’étais rendormie vers six heures, lasse ◀d’▶y avoir rêvé avec mille inquiétudes, pensant que ses chevaux pouvaient avoir glissé, rompu leurs guides, perdu leurs fers, et elle être blessée… Les palpitations au cœur, qui m’ont laissé quelque repos depuis trois semaines, s’étaient réveillées, et je t’avoue que je me suis jetée hors de mon lit avec un grand soupir ◀de▶ bénédiction à Dieu. Mes chers enfants couraient ◀de▶ joie et s’habillaient à la hâte pour aller voir si c’était bien vrai. Une demi-heure après, nous l’avons embrassée dans sa beauté « qu’on venait ◀d’▶arracher au sommeil », charmante, émue ◀de▶ son beau voyage, le redisant avec cette action et ce prestige que tu sais qu’elle a quand elle développe un sentiment dont elle est fortement pénétrée. Elle a été surprise et presque irritée quand j’ai répondu à ses félicitations ◀de▶ mes prochains voyages en Italie, que je n’en étais que triste. Elle est longue à comprendre que l’on peut avoir des yeux pour admirer et un cœur pour souffrir.
Le soir, elle était elle-même oublieuse ◀de▶ toutes ses contemplations, et rendue à son caractère que je n’avais jamais compris tel que je viens de le comprendre. C’est une enfant irritable et désarmée aussitôt, incapable ◀de▶ feindre ; ses sourires, ses colères, tout est spontané, tout est vrai comme le génie qui la possède au théâtre.
Trois prêtres chantant et brûlant le jour par trois cierges allumés. Un prêtre ouvrant la marche avec un crucifix ◀d’▶or. Un homme portant sur son épaule une petite botte vernissée, ◀de▶ couleur verte et ◀d’▶une forme moins étouffante que celle adoptée en France pour le cercueil, tel était le convoi ◀d’▶un pauvre enfant du peuple que nous suivîmes, dans la rue ou il Borgo di Porta Romana. Il passait au milieu d’un peuple serré, chantant, criant, courant dans la poussière et le soleil, et la foule, qui s’ouvrait pour laisser passer le prêtre, ne se retournait plus sur le pauvre petit cercueil.
Le lendemain, à la même place, passait une longue file ◀de▶ prêtres et ◀de▶ flambeaux luttant avec une triste impuissance contre les rayons du soleil dans sa force. Des femmes, des hommes, des enfants, tous portant leurs cierges funèbres, inondaient la voie et chantaient. Au milieu de ce cortège et au fond ◀d’▶un voile blanc dont huit petites pleureuses tenaient les bords flottait un léger cercueil recouvert ◀de▶ damas blanc brodé ◀d’▶argent et couvert ◀de▶ fleurs et ◀de▶ couronnes admirablement belles. Les jeunes filles qui portaient ce fardeau riaient, vêtues comme pour une fête, et couvertes ◀de▶ voiles éclatants ◀de▶ blancheur, ◀de▶ perles et ◀de▶ rubans blancs. C’était ce jour-là une mère riche qui pleurait. Nous priâmes aussi pour cette douleur toujours pareille au cœur des mères.
Hier, 22 août, Valmore nous a fait respirer l’air et commencer comme toujours notre promenade par une église, celle ◀de▶ la Passion, que l’on aperçoit du rivage, et dont la façade, ornée ◀de▶ statues ◀d’▶un caractère grave et ◀de▶ bas-reliefs en marbre, est ◀d’▶une profondeur, qui manque en général à celles que j’ai trouvées d’ailleurs si belles. Les orgues, placées à droite et à gauche du chœur, sont ◀d’▶une forme tout à fait exceptionnelle ; ◀d’▶une grandeur prodigieuse et ◀de▶ la plus élégante singularité. Le maître autel en marbre est superbe. Le chœur entièrement caché renferme, comme l’église, des tableaux rares. Ce qui frappe le plus dans cette église sévère et mystérieuse, c’est, sous la voûte sombre qui mène à la sacristie et aux cloîtres, un double tombeau ◀de▶ marbre blanc soutenu par ◀d’▶énormes jambes ◀de▶ lion. La structure et le travail ◀de▶ ces deux tombes jumelles l’une sur l’autre causent un recueillement plein ◀d’▶une triste admiration. Nous ne pouvions sortir. Les bas-reliefs ◀de▶ la façade étaient, quand nous y sommes entrés, cachés par des tentures mortuaires et un large cadre où se lisait, au milieu des symboles, cette brève oraison qui demande l’attention et la prière des passants. Tandis que les ouvriers, montés sur les corniches et le piédestal des hautes statues, détachaient les draps noirs bordés ◀de▶ galons jaunes qui ruisselaient sur le parvis, les élèves du Conservatoire ◀de▶ musique, qui semble faire partie ◀de▶ l’église, poussaient leurs cris charmants, d’autres jouaient du violon et du piano, et le soleil colorait en se couchant tous les anges du frontispice, tenant, chacun un des instruments ◀de▶ la Passion, représenté en bronze, et ces beaux anges tristes semblaient prêts à s’envoler au-dessus du supplice ◀de▶ Jésus-Christ et ◀de▶ sa mère, sur lesquels ils pleurent. Ne savoir pas dessiner est un supplice continuel devant ces scènes que l’on voudrait faire comprendre à ceux qui ne peuvent les voir, et ne pas trouver un mot pour rendre l’impression qu’ils produisent en nous est une autre souffrance qui éclaire trop tard et tristement sur l’ignorance profonde dont on ne s’était jamais tant aperçu.
Nous revînmes tout silencieux le long des rues désertes, et nous prîmes au hasard un large escalier qui nous offrit ◀de▶ la ressemblance avec celui des Tuileries où mène la rue de Castiglione. Celui ◀de▶ Milan nous fit monter sur le large boulevard intérieur, bordé ◀de▶ si beaux arbres et découvrant au loin les montagnes du Simplon. Ce haut boulevard ou rempart, qui circule autour de Milan qu’il renferme, est bordé ◀de▶ jardins et ◀d’▶une riche verdure par-delà lesquels se répète, aussi large et aussi peuplé ◀d’▶arbres ◀d’▶une hauteur prodigieuse et sur deux rangs, le boulevard ◀d’▶en-haut. Nous le parcourûmes à moitié, toujours poursuivis du Dôme, noyé dans les feux du soleil couchant, et nous redescendîmes à la porte ◀de▶ Rome, où commence la longue et large rue dans laquelle nous demeurons. Nous ne pouvions marcher ◀de▶ lassitude, et Valmore, pressé ◀de▶ se rendre à la répétition pour Mlle Mars, nous laissa chercher, seules, du lait dans quelque maison du faubourg au pied du rempart. On nous indiqua près ◀d’▶une église, et nous passâmes au milieu d’une foule ◀de▶ moissonneurs, qui revenaient des champs, portant sur leur tête des herbages et ◀de▶ grands paniers. L’une des femmes, courbée sous son fardeau, blonde et demi-nue, couverte ◀de▶ poussière et dont les yeux bleu clair brillaient étranges au milieu de son teint gris, et sous son chapeau rond ◀de▶ la même teinte, me saisit par sa ressemblance frappante avec Mlle Dorval, que j’ai vue presque ainsi dans la Muette ◀de▶ Portici, où elle était si triste et si vraie. L’église où nous descendions était si pleine ◀de▶ monde pour la bénédiction qu’il nous fut impossible ◀d’▶y pénétrer, quand la foule s’ouvrit tout à coup et laissa passer trois prêtres avec des flambeaux. Cette foule, qui les suivait, nous les [fit] bientôt perdre ◀de▶ vue, et nous entrâmes dans une petite maison basse attenante à St [manque] où la vieille marchande ◀de▶ lait, tête nue et blanche comme sa quenouille, nous délassa par son bon lait et son bon accueil.
En sortant ◀de▶ ce petit réduit pour aller nous coucher, nous retrouvâmes par groupes la foule ◀de▶ l’église, le long de la rue que nous descendions, et ces groupes s’éloignaient, puis se rapprochaient ◀d’▶une grande porte fermée, mais assez mal jointe pour laisser ruisseler par ses fentes les flots ◀de▶ lumière, qui attiraient tant de curiosités. Je me hasardai ◀d’▶interroger une belle jeune Italienne qui me répondit : una sposa, ◀d’▶où je conclus que c’était un mariage. Tout à coup la porte s’ouvrit avec bruit. Cinquante cierges allumés éclairèrent la rue fort obscure ce soir-là, et parmi les prêtres, silencieux comme le cortège nombreux ◀de▶ femmes, ◀d’▶hommes et ◀d’▶enfants, qui suivaient tous avec leur lumière portée sous le bras et penchée en avant, apparut un cercueil recouvert ◀de▶ drap noir, surchargé ◀de▶ franges et ◀d’▶ornements ◀d’▶or. Nous le suivîmes longtemps des yeux, comme un rêve qui nous tient dans la stupeur, et nous rentrâmes, le cœur serré ◀d’▶un spectacle si simple et si terrible. Le lendemain, pendait à l’église le cadre des trépassés.
A l’animà di… Eterna pace ! Inevitabile fata.
Je ne saurais me faire au son des cloches, qui déchirent l’air comme la voix des femmes en Italie. Elles semblent en fureur quand elles causent, et passent avec une si incroyable facilité des notes aiguës au contralto le plus mordant qu’il est impossible ◀de▶ croire que ce soit là cette langue la plus renommée pour son charme et sa noblesse. Il faut donc la lire et l’entendre chanter, mais parler, c’est à fuir. Est-ce par cette raison que la voix douce et pure, la diction limpide et les intonations sensibles ◀de▶ Mlle Mars, son rire perlé, ses larmes pénétrantes ont produit ici un étonnement et une sensation impossibles à décrire ? Chacune ◀de▶ ses paroles les saisissait ◀de▶ joie. On l’a couverte ◀de▶ fleurs, on lui a crié : Divina ! Divina ! Angel ! Angel ! Angel ! Sur Sur un des cinquante bouquets tombés à ses pieds était écrit au crayon : Quando ride, bisogna ridere ; quando piange, bisogna piange ; insomma alla e la padronna di tutti i cuori ! Et ◀de▶ crier : E vero ! E verissimo ! Elle était émue, mais nous l’étions plus qu’elle. C’était un beau dédommagement des petites tracasseries semées sous ces triomphes si purs. Figure-toi qu’on veut la forcer à jouer dans un théâtre consacré ◀d’▶ordinaire aux singes et chiens savants. J’ai eu la curiosité ◀de▶ l’aller voir hier, et j’ai reculé.
Inscriptions du cloître ◀de▶ San Ambrosio, sur des fragments ◀de▶ marbre blanc incrusté dans les vieux murs où quelques fresques des premiers temps ◀de▶ la peinture n’ont pu survivre aux ans et à l’humidité.
Cratini 29 avulio Ceptache fieretro
Sabino
Cratinio me Priscae
Albucia le da
Megetta 30 Lioria
Deposito est
Marcus Hiccimpol
Consul
Deposita est
cviv livore
Sanati Somus
Sous un christ :
Venire post me abneget…
Sur une tombe :
Inevitabilis fatis
Dans l’église souterraine :
Marcellina Sorella di San Ambrosio.
Marbres ◀de▶ sa tombe, placés aux deux côtés du tombeau ◀de▶ San Ambrosio, dans le chœur souterrain, où la vie entière ◀de▶ ce saint est retracée dans un nombre infini ◀de▶ fresques ◀d’▶un intérêt, ◀d’▶une fraîcheur et ◀d’▶une vie indicibles.
Le maître autel ◀de▶ l’église contient les corps ◀de▶ saint Ambroise, saint Gervais et saint Protais en une caisse ◀d’▶or et ◀d’▶argent, ornée ◀de▶ diamant. Les gardiens ne l’ouvrent qu’au prix de cinq francs, par le secours ◀d’▶ouvriers qu’ils paient à leur tour.
Pierre du cloître :
… Caesari 31
ordo
civitatis
comentium
D. N. Moelus.
Les peintures ◀de▶ cette église sont remarquablement belles. On ne peut les quitter. Une fresque ◀de▶ Jules Procaccini représentant saint Georges décapité ne s’effacera jamais ◀de▶ ma vue. Sa tête est si belle, si récemment morte qu’on croit en voir frémir les chairs et les yeux demi-fermés. Le corps est tombé au premier plan et le sang paraît devoir jaillir hors du tableau. Toutes les figures se meuvent et respirent sur cette grande toile. La plus frappante, après celle du martyr, est celle du bourreau qui regarde avec effroi la tête ◀de▶ la victime, et paraît dire à ceux qui l’entourent : « Vous m’avez fait faire une telle chose ! »
La chapelle ◀de▶ sainte Marceline, sur le même rang que celle ◀de▶ saint George, est toute moderne, en marbre blanc, éclairée ◀d’▶une lampe éternelle et ◀de▶ deux fenêtres qui y versent un grand jour sur les fresques éclatantes qui tournent au plafond. Le tombeau en marbre blanc, ◀d’▶un style sage et sans sculpture, élevé sur des gradins ; est surmonté ◀de▶ la statue à genoux ◀de▶ la sainte pleurante et voilée.
Théodose confessa ses crimes devant le peuple dans cette église dont les portes en cyprès, chargées ◀de▶ bas-reliefs admirables, ont été, par une double grille, garanties du fanatisme des pèlerins qui emportaient des figures, des bras, des jambes.
La chaire en marbre blanc, ◀d’▶un style byzantin comme le maître autel, s’élève sur le tombeau déjà fort élevé ◀de▶ Stilicon, général de Théodose, qui, ayant abjuré, s’y fit enterrer avec sa femme. On ne peut rien voir de plus extraordinaire que cette architecture qui se retrouve dans l’église ◀de▶ Saint-Eustorge, où s’élève, dans une forme lourde et bizarre, le tombeau des trois Mages, surmonté ◀d’▶une étoile pour unique ornement.
Le missalo di tempi di San Ambrosio, orné ◀de▶ sujets saints, dont la beauté, le dessin et les couleurs sont au-dessus ◀de▶ tout ce que l’on peut se figurer. Ces précieux vélins n’ont subi aucune altération, tandis que les bas-reliefs et statues en marbre, aux nez usés, aux joues creusées, portent toutes les traces du temps.
23 août. Le temps le plus pur et la volonté ◀de▶ notre padrone nous ont fait sortir du trou mélancolique où nous voulions passer la soirée, au bout d’une course presque aérienne et comme on les décrit dans les contes des fées. Les chevaux et l’homme qui les dirige fendent l’air si rapidement qu’ils ne semblent faire aucun mouvement et se laisser emporter par la seule action ◀de▶ l’air. Nous étions devancés et suivis par une grande partie ◀de▶ la population ◀de▶ Milan qui se succède sur cette route pour aller voir le camp ◀de▶ douze mille hommes qui vient ◀d’▶être élevé comme par un coup ◀de▶ baguette dans une plaine immense à… ◀de▶ MiIan32.
Milan, 31 août 1838. J’ai bien à vous remercier, Monsieur, ◀de▶ votre bon souvenir, jeté à travers vos voyages. Cette lettre a été pour moi un rayon bienveillant, qui venait consoler nos amères déceptions. Nous sommes indignement trompés par un fou qui s’est précipité lui-même dans l’abîme où nous voilà. Il n’a le privilège ◀de▶ Naples, ni ◀de▶ Gênes, et son associé soi-disant millionnaire, ayant d’abord voulu rentrer dans les avances du voyage, nous restons sans garantie, sans moyen ◀d’▶aller plus loin que Milan, ni ◀de▶ regagner la France. Ce bailleur ◀de▶ fonds se retire avant ◀d’▶avoir rien perdu et nous n’avons nul recours sur lui, car il n’a pas joint sa signature à celle ◀de▶ l’autre qui, s’il n’est pas un abominable trompeur, est un insensé à mettre aux Petites-Maisons. Nous lui devons le complément ◀de▶ la position déplorable où le manque ◀d’▶honneur ◀de▶ M. Vedel nous a jetés. Mlle Mars est consternée sous les fleurs, les sonnets et les couronnes qui viennent de pleuvoir sur elle après cinq représentations glorieuses pour elle comme pour notre gloire nationale. On vient de la forcer à jouer sur une espèce ◀de▶ tréteau, à l’extrémité ◀de▶ Milan, la propriétaire ◀de▶ l’autre salle l’ayant louée à l’avance à la troupe du Roi de Sardaigne, ne jouant aussi que ◀de▶ la comédie et du drame.
C’était affreux à voir Mlle Mars et les autres victimes dans cette écurie. Mais, ayant déclaré qu’elle ne veut plus subir cette honte, on ne veut pas plus la payer ◀de▶ ses cinq premières représentations que les autres artistes ◀de▶ leur mois qui demeurent sans garantie du second et ◀de▶ tout leur avenir. Les traités sont faits avec tant de duplicité que j’ai l’effroi ◀de▶ voir perdre à Mlle Mars le fruit ◀de▶ son admirable talent et des loges que les nobles ont louées pour la voir.
Pardonnez-moi ◀de▶ vous arrêter sur ces tristes tableaux que je vois dans le coin sombre ◀d’▶une ville livrée au délire ◀de▶ toutes les fêtes et ◀de▶ toutes les espérances. Nous sommes relégués à la Porte ◀de▶ Rome et je vous prie, si vous passez à Milan, dont je serai partie alors sans doute, ◀de▶ venir arrêter un regard mélancolique sur le théâtre appelé Carcano, qui tient à notre pauvre maison qui n’a ◀de▶ valeur qu’un vieux platane et un jeune acacia mêlant leurs branches à ma fenêtre sans rideau, au fond ◀d’▶une cour humide, dans la longue rue appelée Il Borgo de la Porta Romana. Je sais ◀de▶ loin que les feux ◀d’▶artifice se succèdent hors Milan, partout où s’arrête le Roi qui vient à petits pas se faire couronner,
Le camp militaire, élevé comme par miracle en si peu ◀d’▶instants à moins ◀d’▶un quart ◀de▶ lieue ◀de▶ la ville, est rempli ◀de▶ curieux, ◀de▶ musiques, ◀de▶ bals, ◀de▶ jeux, ce qui fait que jusqu’à cette heure les cinq théâtres, ouverts à Milan pour cette époque qui devait les enrichir, sont encore déserts, à l’exception ◀de▶ celui où Mlle Mars vient ◀d’▶attirer la noblesse, et pour laquelle les places ont été augmentées des deux tiers.
Le Dôme, la merveille achevée par Napoléon, dont le nom est ici dans toutes les bouches et sur tous les monuments, cette basilique érigée en statues ◀de▶ marbre blanc (on en compte cinq mille), et qui vaut à elle seule le voyage du curieux, est en ce moment déguisée à moitié en échafaudages pour les illuminations, et, ainsi que les principales églises ◀de▶ Milan, toute tendue ◀de▶ damas rouge à franges ◀d’▶or. Les tableaux et l’architecture ainsi voilés feront pleurer les amants ◀de▶ l’Art qui ne font que passer pour admirer ces merveilles.
Ce que l’on cite jusqu’ici de plus extraordinaire dans les somptuosités du couronnement, c’est l’illumination du lac ◀de▶ Côme, au pied du Simplon, que l’Empereur a descendu ◀de▶ nuit. Ce lac immense, couvert ◀de▶ barques innombrables et ◀de▶ hauts bâtiments pavoisés, visibles par les ballons ◀de▶ couleurs éclatantes, pleins ◀de▶ lumières, les montagnes jusqu’à leurs prodigieux sommets tout éclatantes ◀de▶ feux brûlant durant la nuit, ◀de▶ transparents et ◀de▶ temples incrustés dans les flancs, des rochers lucides comme en plein jour, tout cela formait un spectacle magique et Mlle Mars en était ivre encore en me le racontant. Comme ce spectacle était horriblement cher à regarder, je ne l’ai vu, ainsi que mes enfants, que par les beaux yeux ◀de▶ Mlle Mars. Je vous dirai plus tard, Monsieur, comment elle sera sortie du mauvais pas où je ne me console pas ◀de▶ la voir. Hier, à ce théâtre qu’elle a forcément quitté, mais où les Français artistes ont conservé droit ◀de▶ présence par un bon procédé du directeur italien, nous avons vu [l’une] des plus tristes choses ◀de▶ ce monde (pour moi, du moins), Marie-Louise, plus âgée que son âge, malgré sa parure élégante et son bonnet ◀de▶ jasmins, l’inexplicable Marie-Louise, dont le cœur demeure impénétré, dont la physionomie impassible ne trahit pas une émotion. J’étais émue, moi, en passant forcément si près ◀d’▶elle dans le corridor étroit où sa loge touchait la nôtre, que sa robe m’effleura, quand je cherchai, je l’avoue, et pour la première fois ◀de▶ ma vie, à voir en face une personne qui cherchait à se cacher dans une loge humble et sans lumière. Mais le prince de Metternich, et surtout sa livrée blanc et or, l’avait trahie. Mlle Mars, à qui je courus apprendre que le bras qu’elle touchait était celui ◀de▶ Marie-Louise, fit tout ce qu’il était possible ◀de▶ faire ◀d’▶effort, sans manquer aux convenances, pour faire retourner un peu cette femme immobile. Elle n’en vint pas à bout. Quand je la vis se lever pour sortir, je me trouvai comme malgré moi] sur son passage, entre ses deux [manque] qui veillaient à la porte ◀de▶ sa loge. Elle se courbait en marchant comme pour chercher les marches ◀de▶ l’escalier à peine éclairé qu’elle allait descendre. Sa robe blanche, très légère et très ample, m’effleura. Sa figure me parut très longue et très colorée, mais douce et calme. Il me passa quelque chose devant les yeux dans ce moment qui me saisit. Je vis l’Empereur mort et le Roi de Rome, également comme une ombre, qui la suivaient dans ce froid corridor, et il me fut difficile ◀de▶ rester jusqu’à la fin ◀de▶ Jane de Naples, dont elle n’avait pu supporter peut-être le terrible dénouement. J’étouffai pourtant les battements redoublés [◀de▶ mon cœur] pour connaître entièrement Mlle Marchioni33.
6 septembre. Toutes les voix maigres des cloches ◀de▶ Milan déchirent en ce moment l’air chargé ◀de▶ pluie. Les coups sans écho du canon se succèdent, et nul retentissement ne les prolonge. Je cherche à m’expliquer cette espèce ◀de▶ brisure sèche que les sons les plus graves produisent ici dans l’atmosphère comme si tous les bruits passaient dans le sable, et je ne peux me l’expliquer. Ici, la rêverie est comme inconnue, et, en effet, l’Italien dans l’absence ◀de▶ la passion triste, colérique ou amoureuse, l’Italien dort. Jamais sa voix ne murmure dans le souvenir. La romance, qui nous inonde le cœur ◀de▶ larmes, les fait bâiller.
Cataneo, musicien fort distingué et maître à la Scala, composait l’autre jour un air ◀de▶ bravoure sur ces paroles, et disait à chaque instant, en le faisant chanter à Ondine : « Allegro, allons donc ! Allegro. » Sans l’oublier, on peut fuir ce qu’on aime con entusias… apri la Bocca Sol, avec enthousiasme.
Le couronnement se fait à cette heure. Une foule immense et toujours muette assiste, inerte, à cet acte ◀de▶ puissance qui s’opère froidement sans obstacle et sans bonheur. Ce spectacle me fait aimer les quatre murailles humides où nous sommes relégués. La pauvreté peut s’isoler, se nourrir ◀de▶ hautes espérances ; les grands sont abasourdis ◀de▶ fatigue, ◀de▶ feinte et ◀d’▶ennuis. Ennui, Misère au-dessus ◀de▶ toutes les misères, je ne te connais pas.
Hier, tu aurais été contente. Mars était Reina, et le stupide directeur s’est vu contraint par ordre ◀de▶ faire une recette immense dans le grand théâtre ◀de▶ la Canobiana, attenant au Palais du Roi. Une galerie supérieure joint au Palais ce théâtre, et c’est par cette galerie couverte, large et illuminée, que l’Empereur s’est rendu, non dans sa loge, mais sans apparat, dans celle des princes, qui est attenante.
Le 10 septembre. Le pauvre Violet se meurt en ce moment. Te souviens-tu ◀de▶ lui ? L’orage, qui ébranle le ciel et fait ruisseler l’eau à travers les éclairs, hâte peut-être et tourmente son agonie. J’ai le cœur serré ◀de▶ la mort ◀de▶ cet homme, parce qu’il a trop souffert et que c’est une nouvelle tristesse pour Mlle Mars qui en est consternée. Le bon Violet était, sans contredit, le plus fidèle et le plus attaché ◀de▶ ses domestiques, et sa fin prématurée est pour elle un événement qui la touche jusqu’aux larmes.
Tu dois te ressouvenir ◀de▶ Violet, qui gardait souvent sa porte et son antichambre avec toute l’inquiète surveillance ◀d’▶une sentinelle en faction.
Milan, 19 septembre. Je t’écris et je pense au bruit assourdissant ◀d’▶une roue qui tourne dans la cour, pour faire des sorbets ; ce bruit qui rampe dans l’air donne à mes idées, selon moi, la forme ◀de▶ mouches qui ne peuvent voler. Mes idées rampent aussi et me font défaillir le cœur. Tout à l’heure, ce sera la prière glapissante ◀de▶ l’école italienne, dont les enfants se font une distraction à déchirer la gorge. Et puis, des torrents ◀d’▶eau sur les toits à la hauteur ◀de▶ nos vitres et une chambre si humide que le mur sans tapisserie coule et semble pleurer. — Italie quand ton beau ciel se voile, dis-moi, apprends-moi ce que tu donnes aux malheureux ? Et il y en a beaucoup autour de notre infortune. — Milan, encore Milan ! c’est en Italie que Tasso a perdu la raison… et toi aussi, pauvre Violet. Cette ville, en apparence si déserte, enferme dans un hospice deux mille aliénés.
Archéologie, voyages.
L’art monumental au Salon [extraits]
[…]
— L’envoi ◀de▶ M. Hébrard est complété du reste par ◀de▶ très intéressantes planches concernant la place del Campo à Sienne au moyen-âge, travail qui peut être, aussi bien, préféré au premier, — surtout avec la vue générale du Palais Communal et ◀de▶ ses abords. M. A. Levard expose enfin un bon travail sur la Basilique ◀de▶ Saint-Clément à Rome, piètre édifice sans doute, mais qui remonte peut-être au vie siècle ◀de▶ la ville (iie av. J.-C.). Comme beaucoup d’autres édifices ◀de▶ Rome, la basilique ◀de▶ Saint-Clément n’a pas ◀de▶ façade ; elle est surtout précieuse par ses mosaïques, sa décoration intérieure. M. Marucchi, dans ses Éléments ◀d’▶archéologie chrétienne, indique qu’il y a là quatre églises superposées, la dernière du xiie siècle, qui sert actuellement au culte.
[…]
C’est encore une des fresques ◀d’▶Avignon, avec avec un prophète se détachant à mi-corps sur fond bleu, par M. Yperman, et les « études sur l’architecture et la décoration ◀d’▶influence française en Italie », peintures du xve siècle au prieuré ◀de▶ Saint-Ours d’Aoste, par M. Ch. Chauvet.
[…]
Il reste à mentionner des vues et édifices pris hors de France, en Italie, surtout : porte et église à Brescia, aquarelle ◀de▶ M. Wulfflef ; le dôme ◀de▶ Pise et la tour penchée, un plafond du palais Farnèse, à Rome, ◀de▶ M. L. Hulot ; à Sienne et Florence, ◀de▶ curieux détails ◀de▶ porte-étendards et ◀de▶ porte-falots, par Mr M. Robert ; la porte ◀de▶ la cathédrale ◀de▶ Lorette, par M. A. Piazza ; la crypte du couvent de Saint-François d’Assise, par M. A. Polart ; les souvenirs ◀d’▶Italie et ◀de▶ Sicile (Orviéto, Sienne, Palerme, Monréale, etc.), par M. J. Greppi ; le pont ◀de▶ pierre à Vérone, par M. Leprince-Ringuet ; des coins ◀de▶ Venise, par M. E. Klabec (baptistère ◀de▶ Saint-Marc) et par M. H. Fivaz. C’est ensuite les croquis ◀de▶ voyage en Italie et Suisse (Florence, Bâle, Fribourg) ◀de▶ M. M. Chollet ; les sites ◀de▶ Grèce et ◀d’▶Italie (Mistra, le Parthénon, Corinthe, Pæstum), ◀de▶ M. Levard ; […].
[…]
Musées et collections
Réorganisation ◀de▶ la Pinacothèque ◀de▶ Munich [extrait]
[…]
Parmi les tableaux qui sont venus enrichir la galerie, citons notamment : […] un Crucifiement et une suite ◀de▶ huit tableaux ayant trait à l’histoire des Gonzague, du Tintoret ; […] — du musée ◀d’▶Augsbourg, la délicieuse nature morte les Gantelets, ◀de▶ Jacopo de Barbarj, bien connue des visiteurs ◀de▶ cette galerie, le Portrait ◀de▶ femme attribué à Léonard, le Christ chez Marthe et Marie du Tintoret ; […] À ces reprises s’ajoutent quelques acquisitions récentes particulièrement heureuses : […] un Guardi : Concert dans un couvent ◀de▶ femmes à Venise […].
Memento bibliographique [extrait]
Nous avons plaisir à annoncer la publication du nouveau portefeuille ◀de▶ l’Arundel Club de Londres, cette Société dont le but si louable est, comme nous l’avons déjà dit, ◀de▶ faire connaître, par ◀de▶ belles reproductions, les chefs-d’œuvre des collections privées ◀d’▶Angleterre34. Le Portfolio ◀de▶ 1909 ne le cède pas en intérêt et en beauté aux précédents. Les vingt planches en héliogravure, ◀d’▶une exécution parfaite, qui le composent, nous offrent les œuvres suivantes, accompagnées chacune ◀d’▶une brève mais substantielle notice : L’Annonciation, par Giovanni da Ponte (coll. ◀de▶ sir Hubert Parry) ; La Création, par Albertinelli (même collection) ; Allégorie, par Piero di Cosimo (coll. ◀de▶ M. Otto Beit) ; Madone et Saints, par Montagna (coll. ◀de▶ sir Hubert Parry) ; Sainte Famille, par Carpaccio (coll. ◀de▶ lord Berwick) ; Musicien, par Savoldo (coll. du comte Amhurst) ; […] Vue ◀de▶ Venise, par Guardi (coll. ◀de▶ M. Otto Beit) ; […].
Tome LXXXVI, numéro 313, 1er juillet 1910
Gabriele d’Annunzio et la vie moderne
Glorifions en nous la Vie belle !Seulement dans la plénitude est la Vie.Seulement dans la liberté l’âme est entière.Tout travail est un art qui se renouvelle ;Que toutes les mains travaillent à orner le monde,Glorifions en nous la Vie belle !
J’écrivis un jour ceci : « Gabriele d’Annunzio apparaît étrange et illogique au
milieu de la platitude écœurante ◀de▶ l’Italie ◀d’▶aujourd’hui, qui
Des années ont passé. L’Italie
se redresse peu à peu sur tous les domaines ◀de▶ l’industrie où principalement elle
s’essaie. Quelques penseurs, érudits plus que doctes, vulgarisateurs avertis plus que
créateurs ◀de▶ systèmes, à Naples et à Florence, par des études et des traductions fort
nombreuses, répandent en Italie le sens ◀de▶ la culture universelle contemporaine.
Quelques postes excellents, tels MM. Pascoli, ◀de▶ Bosis, Marradi, dont l’un au moins, le
premier, est incontestablement un très grand poète, retiennent l’Italie aux limites
lumineuses, aux sommets artistiques, où la vieille héritière ◀de▶ l’Hellade ne figure plus
avec ses peintres tâtonnants et ses musiciens décrépits. Mais ces poètes sont mal
secondés par une jeunesse bruyante ou hostile, seulement pleine ◀de▶ sa suffisance.
L’atmosphère lyrique ◀de▶ l’Italie est troublée ou bouleversée par l’âpreté des
industriels envieux ◀de▶ bien-être économique, comme si le bien-être économique,
contrairement à ce que Montaigne affirmait, n’était pas l’ennemi ◀de▶ cette angoisse qui
exalte le sentiment esthétique et pousse une humanité vers une renaissance ◀de▶ l’Art.
Gabriele d’Annunzio demeure en Italie parfaitement isolé, compris et non suivi par une
petite élite, et en général mal aimé et, encore plus, mal haï. Il apparaît encore, au
milieu de l’Italie contemporaine, « étrange et illogique ».“sans ambitions
ni désir ◀de▶ conquête”
— ainsi que ses ministres le déclarent à la Chambre, —
traîne sa vie bourgeoise et assure son “invulnérabilité par la conciliation ◀de▶
ses alliances et ◀de▶ ses amitiés”
. »
Les « ◀d’▶Annunziani » ◀d’▶antan n’existent plus. Ils ont été engloutis par le journalisme, ◀d’▶où ils eurent et donnèrent l’impression ◀de▶ sortir, vers leur vingtième année, il y a une vingtaine ◀d’▶années, grâce à la séduction qu’exerçait le style du poète nouveau et ◀de▶ ceux qui l’imitaient. Mais le goût ◀d’▶un classicisme modernisé ◀de▶ la pensée et du langage, ◀d’▶un heureux épanouissement, en pleine littérature moderne, des bourgeons séculaires ◀de▶ la langue ; ce renouveau, ébauché furieusement par Carducci et voluptueusement réalisé par ◀d’▶◀Annunzio▶, a produit quelques fruits. Il n’est plus permis, sans honte, à un littérateur italien, ◀d’▶écrire sans recherche, sans au moins un souci ◀de▶ précision expressive et ◀d’▶érudition élégante. Il n’y a qu’en Toscane où l’on peut encore trouver des poètes et des journalistes obstinés à « écrire ainsi que l’on parle », convaincus que le dialecte toscan demeure le paradigme pur ◀de▶ la langue nationale, ◀de▶ laquelle il fut le levain.
La langue et la prosodie italiennes ont été effectivement renouvelées. Le
« double état ◀de▶ la parole »
, si merveilleusement exprimé par Mallarmé,
l’un des plus étonnants esthéticiens modernes du verbe, éclaira la volonté innovatrice
◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶. Celui-ci marqua toujours énergiquement la séparation entre son expression
quotidienne parlée et l’expression ◀de▶ la parole écrite. Il conquit et imposa la
stylisation ◀de▶ la pensée dans l’écriture en comprenant que toute expression qui tend à
l’œuvre d’art tend par cela même à sa stylisation, à un état définitif ◀de▶ synthèse, ◀de▶
cristallisation lyrique, de même que la forme et la couleur des choses cherchent à
travers la main enfiévrée ◀de▶ l’artiste leur synthèse représentative sur la palette. Le
renouveau ◀de▶ la langue littéraire italienne fut accompli. Aux jeunes poètes maintenant
◀de▶ s’en servir pour exprimer un lyrisme nouveau. Jusqu’ici, aucun d’entre eux ne laisse
prévoir une force créatrice égale à celle ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶. Celui-ci n’a aucun disciple. Et
s’il demeure le plus pur écrivain ◀de▶ son pays par sa langue, il en demeure aussi le plus
fort par l’étendue et par l’intérêt ◀de▶ ses conceptions.
Tour à tour poète, romancier et dramaturge, il reste isolé dans la lumière qu’il crée avec une énergie inlassable. Malgré ses emprunts, nombreux et toujours reconnaissables, quoique admirablement « arrangés », il est le plus grand poète tragique méditerranéen ◀d’▶aujourd’hui. La race tout entière s’exalte en lui et l’exalte. C’est pour cela peut-être qu’il s’est toujours nourri des fruits les plus beaux et les plus opulents ◀de▶ la littérature française, depuis qu’il naquit à la Poésie, et qu’il vient ◀d’▶offrir plus directement à la France sa pensée et sa plume, et les rythmes mêmes ◀de▶ sa langue littéraire, qui devient, pour le moment tout au moins, française. Un besoin ◀de▶ se renouveler sans cesse avec l’atmosphère universelle ◀de▶ son temps, aiguise ses sens, les orientant vers les grands courants spirituels qui s’entrechoquent dans les heures ◀de▶ notre époque.
◀De▶ l’édoniste capricieux et éphémère André Sperelli, épris ◀d’▶élégances romaines baroques, à l’aviateur Paolo Tarsis ◀de▶ son dernier roman, il a suivi un chemin assez significatif dont toutes les étapes sont marquées par des romans. Enfin le poète lui-même a pris le chemin qui mène ◀de▶ Rome-la-Magnifique non pas à Lutèce, « civitas philosophorum », mais à Paris, centre idéal et sentimental ◀de▶ l’action moderne. Aujourd’hui, ◀d’▶◀Annunzio▶ veut saisir le rythme ◀de▶ son temps, vibre aux vents puissants ◀de▶ l’époque neuve épanouie avec nous et en nous, et veut chercher dans le modernisme ◀de▶ la recherche héroïque et ◀de▶ l’action, le lyrisme latent, le souffle harmonieux à extérioriser, la clé où il harmonisera les sons profonds et vagues qui remuent obscurément son cœur ◀d’▶homme moderne.
Ce pèlerinage ◀d’▶un grand poète à la recherche du lyrisme moderne contient des éléments ◀d’▶exaltation qui peuvent être féconds pour une jeunesse avertie et digne.
« Une nouvelle civilisation, une nouvelle vie, des cieux nouveaux ! Où est le
poète qui pourra chanter cette épopée ? »
— s’est-il écrié, dans un quotidien,
ému par la victoire ◀de▶ Paulhan. Il a l’impression vague, indéfinie, que l’humanité
commence une nouvelle journée, ◀de▶ ces journées dont les heures sont des siècles, et
auxquelles la postérité donne un nom ineffaçable. Il a l’impression que cette journée
sera marquée par un des titres glorieux que la piété enthousiaste des suivants attache à
la gloire des ancêtres, alors que l’on écrit une épopée. Il songe à cette épopée. Qui
l’écrira ? — se demande-t-il, et il cherche, soucieux et inquiet, les éléments dont elle
pourra se composer. Cette recherche lui fait découvrir certaines beautés ◀de▶ notre temps,
certains motifs du lyrisme moderne. En attendant l’épopée, très éloignée peut-être
encore dans le temps, le poète et le romancier s’efforcent ◀de▶ représenter certains états
◀d’▶enthousiasme qui apparaissent essentiels. C’est ainsi que ◀d’▶◀Annunzio▶ a écrit un drame
en deux épisodes, qui, dans son intention tout au moins, devait être la Tragédie ◀de▶
l’Explorateur. Ce drame est une pièce point réussie, lourde et vaine. Cependant, Corrado
Brando peut dire à son ami :
Je suis prêt pour mon but, pour prendre sur moi ce qu’il y a ◀de▶ pire sur la terre, décidé même aux sacrifices humains. Toi, envoie-moi là où j’ai laissé ma valeur, ensuite donne-moi pour l’accomplir ce qui est le plus difficile et le plus atroce. Je l’accomplirai sans me retourner ni jamais m’étendre. Ce qui ne me fait pas mourir me rend plus fort. Aussi envoie-moi et dis-moi que je vais vers la mort, que j’aurai mon tertre funéraire dans une région jamais piétinée par l’homme blanc. J’irai sans hésiter, en chantant. Le soir qu’arriva à Rome la nouvelle ◀de▶ la mort ◀d’▶Eugène Ruspoli, le sentiment ◀de▶ l’envie dépassa en moi tout autre sentiment et me dévora le cœur. À Borgi, sur la route du Dana, qu’il avait parcourue le premier, il a comme monument une branche desséchée, figée dans un tas de terre, égalé dans le tombeau aux chefs ◀de▶ la gent Amarr. Sur la route je veux retrouver ses traces, mais pour aller au-delà, bien au-delà, remonter le Dana, chercher ◀d’▶expliquer l’origine du fleuve Omo… Et puis… J’ai ma pensée, j’ai même mon empire, une parole romaine à rendra italienne : Teneo te, Africa. Ah ! si tu pouvais comprendre ! Ah si tu avais éprouvé une fois ce que j éprouvai lorsque, au-delà ◀d’▶Imi, nous entrâmes dans la région inconnue, lorsque nous imprimâmes sur le sol vierge la trace latine !…
Les trois motifs principaux ◀de▶ ce morceau, où il y a quelques réminiscences nietzschéennes, sont les motifs éternels qui chantent dans l’esprit ◀de▶ tout explorateur et qui gonflent ◀d’▶espérance sa poitrine impétueuse : la joie ◀de▶ découvrir, l’ardeur dans l’émulation, et le sentiment ◀de▶ la race que tout héros porte en lui, comme sa véritable nature, comme son individualité réelle et noble. Tout explorateur perdu dans l’inconnu, qui par sa seule présence cesse ◀d’▶être tel, est l’individu ◀d’▶une race, et il a la conscience ◀d’▶en porter en lui la vie très ancienne et toute la gloire. Qui put lire sans un sanglot ◀d’▶émotion supérieure le récit ◀de▶ la rencontre ◀de▶ Stanley et ◀de▶ Savorgnan de Brazza, alors que ce dernier, seul, à demi-nu et affamé, répondait à l’arrogant Anglo-Saxon qui l’interrogeait sur son identité : Je suis la France ! Cette exaltation expressive ◀de▶ la race est toujours présente à l’esprit du poète italien. Sa race est la latine, comprise dans le sens le plus vaste ◀de▶ mentalité et ◀de▶ sentimentalité particulières et parfaitement reconnaissables dans le monde, que contient le mot : méditerranéen. Le poète sent, confusément peut-être, que la force spirituelle ◀de▶ sa race est encore à opposer à l’envahissement universel des races antagonistes du Nord et ◀de▶ l’Est. Il cherche la clé harmonieuse du lyrisme moderne pour la glorification ◀de▶ cette force. Et l’aviateur Paolo Tarsis, de même que l’explorateur Corrado Brando, n’aspirera qu’à laisser sur toutes les routes ◀de▶ la mort violente et inédite le sillon ◀de▶ gloire latine.
Dans son dernier roman, ◀d’▶◀Annunzio▶ a voulu chanter lyriquement un autre aspect ◀de▶ l’énergie moderne, son essor incomparable. Cette volonté n’est pas tout à fait réalisée.
Forse che si, forse che no… La signification ◀de▶ l’énigmatique devise est surtout plus dans la pensée centrale du roman que dans sa forme, dans ses expressions, dans l’harmonisation subtile et savante ◀de▶ tous les éléments qui composent cette nouvelle œuvre ◀d’▶amour, ◀de▶ déchirement, ◀de▶ folie et ◀de▶ mort. Le sens ambigu ◀de▶ l’œuvre est sur tous les personnages, sur tous ces agonistes, indomptables, mais domptés, dont l’écrivain a surpris et arrêté une parcelle ◀d’▶existence, représentative et significative. Peut-être que oui, peut-être que non… Le charme presque hermaphrodite ◀de▶ l’adolescent Aldo, qui aboutit à l’inceste, la tendre et sombre opiniâtreté ◀de▶ Vana, la Vierge Amante, qui aboutit au suicide, la fureur ◀d’▶amour ◀d’▶Isabelle, qui aboutit à la folie, l’héroïsme moderne et fécond ◀de▶ Paolo Tarsis, qui se courbe sous le joug féminin et se relève pour recommencer sa route là où elle avait été interrompue ; tous ces éléments se dessinent dans un grand brouillard où frémit, occulte, toute la convoitise, toute la ferveur ◀de▶ la vie contemporaine. L’écrivain en précise à peine les figures, car il en arrête suffisamment les contours pour que nous puissions les reconnaître par leur nom. Et après avoir dansé devant nous cette danse rapide et farouche ◀de▶ l’amour et du sang, ◀de▶ la folie et ◀de▶ la mort, les quatre dramatis-personæ disparaissent dans le fond vague, indéfinissable, ◀d’▶où l’évocateur les avait sorties, en les montrant convulsivement tordues dans leur inépuisable ardeur ◀de▶ vivre.
Le procédé ◀d’▶évocation employé par M. d’Annunzio a quelques qualités nouvelles, qui nous apparaissent essentiellement musicales. Le poète atteint dans ce roman à une telle maîtrise dans l’exposé, l’esthétique ◀de▶ ses observations ◀de▶ l’âme humaine est si serrée parfois que tout ce qu’il a observé jaillit pour nous avec une évidence réelle et poignante, nous étonne, nous émeut même alors que nous nous apercevons que la pensée exprimée nous était connue et qu’elle ne sort pas ◀de▶ la manière ◀d’▶être, ◀de▶ sentir et ◀de▶ s’extérioriser du « pathos esthétique » ◀d’▶annunzien.
C’est que ce virtuose du verbe se surpasse quelquefois ici. Sa langue est très pure, et les quelques cadences antiques qui résolvent plusieurs ◀de▶ ses phrases, le choix des mots et des agglomérations ◀de▶ mots, ont souvent un goût ancien qui lui reste des années passées dans la composition ◀de▶ ses tragédies où le style archaïque lui fut cher.
L’apport nouveau ◀de▶ cette prose est dans sa composition en quelque sorte musicale. Il y
a des motifs qui reviennent comme ◀de▶ véritables motifs évocateurs, pour rappeler, avec
les mêmes mots, des états ◀d’▶âmes identiques. La phrase qui a servi à composer un
paysage, un état ◀de▶ l’atmosphère, en un moment précis du drame, lorsqu’il y a un rappel
du même sentiment dramatique, s’ouvre, se décompose, enveloppe le dialogue avec une
insistance toute musicale. « Il y avait des éclairs sans tonnerre, derrière le
Mont-Baldo. Des souffles passaient comme des halètements ; des nuages passaient comme
des chevelures, dans lesquelles se prenaient des étoiles… »
◀De▶ tout l’ensemble
◀de▶ cette évocation nocturne qui finit sur cette phrase : « C’était comme une nuit
connue, qui revenait dans le cycle des années, ◀de▶ très très loin »
, le poète
détache des passages, des éléments « musicaux », qu’il répand par-ci par-là dans le
cours du récit. Quelques images mêmes sont franchement musicales. Il peut préciser la
couleur ◀d’▶un jardin avec une netteté ◀d’▶expression picturale, comme celle-ci :
« Tout le vert ne valait que pour soutenir la langueur passionnée ◀de▶ quelque
rose blanche. »
Avec une force évocatrice sculpturale, il représentera le
désir ◀d’▶Isabelle ainsi : « La poussée involontaire courbait son épaule selon la
forme du bras masculin. »
Mais il dira avec une plus originale poésie :
« La douceur et la tristesse du jour étaient divines, sur la paix ◀de▶ la plaine,
où les ombres et les eaux et l’art campagnard avaient composé une ordonnance si simple
qu’elle paraissait conduite par la flûte ◀de▶ trois notes taillée dans le roseau des
marais. »
Il dit : « Maintenant la route était solitaire ; et toute la
plaine en cet endroit était une solitude lointaine comme une souvenance musicale,
faite ◀de▶ signes et ◀d’▶intervalles constants. »
La prose ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶ se
rapprocherait ainsi ◀de▶ ce que sera la prose ◀de▶ demain, la prose évoluée dans ses
rythmes, à la manière de la poésie. Car la conception ◀d’▶une prose et ◀d’▶une poésie
composées ◀d’▶éléments en quelque sorte « statiques » est absurde au
milieu des complications ultra-subtiles ◀de▶ tous les arts, se développant dans un
parallélisme absolu avec notre musique nouvelle. Une telle conception, faite en grande
partie ◀de▶ paresse et ◀d’▶impuissance, et qui est basée sur l’imitation servile et
inintelligente des exemples dits classiques, n’a plus ◀de▶ prise sur les cerveaux
tourmentés par le besoin ◀de▶ créer ou ◀de▶ recréer toutes les formes ◀de▶ l’expression
esthétique contemporaine. La prose se complique ◀d’▶éléments profondément rythmiques et
musicaux, auxquels il faut parfois sacrifier la pensée et le discours même, au profit
◀d’▶une évocation très large ◀de▶ l’âme profonde, au-delà ◀de▶ l’étroite
précision ◀de▶ la parole qui décrit.
Gabriele d’Annunzio me semble tendre précisément à la représentation des êtres par des
moyens tout intérieurs, en dénudant leurs âmes plus qu’il ne le fait ◀de▶ leurs corps,
nous montrant ainsi par certains mouvements typiques toutes leurs possibilités, nous
permettant ◀de▶ deviner les actes qu’ils peuvent accomplir, et qu’il ne décrit pas. Une
autre catégorie ◀d’▶écrivains, ceux qui font le roman dit psychologique, reste dans une
zone intermédiaire, décrivant les actions des personnages choisis, en en donnant les explications. Une autre catégorie enfin, ceux qui écrivent les
romans-feuilletons et la plupart des pièces du « boulevard », s’en tiennent simplement à
la surface des êtres, aux enchevêtrements ◀de▶ leurs actions. Dans son dernier roman,
◀d’▶◀Annunzio▶ cherche moins que jamais à nous « représenter » un personnage ; il ne fait
qu’évoquer des forces humaines en lutte, en triomphe, en détresse. Il ne décrit plus, il
ne fait que suggérer. Si d’autres qualités et d’autres défauts ne le rattachaient pas à
toute son œuvre, et surtout au « pathos historique » persistant et affaiblissant ◀de▶ sa
race qui se sauraient trop, la composition « musicale » ◀de▶ sa prose suffirait à mettre
ce livre parmi les œuvres qui contiennent quelques bonnes promesses ◀de▶ renouveau. Mais
soit dans la forme, soit dans la matière même ◀de▶ son livre, l’écrivain ne donne ici
véritablement que des « promesses ». Il a voulu renouveler sans doute la matière ◀de▶ ses représentations ◀de▶ la vie contemporaine. Il revient au roman
après une longue pause remplie des harmonies, parfois puissantes, ◀de▶ ses tragédies. Deux
fois déjà il avait été frappé par l’héroïsme moderne, par l’aspect essentiellement
nouveau ◀de▶ l’héroïsme. Notre héros n’est certes plus celui ◀de▶ cape et ◀d’▶épée, fleuri au
milieu des temps ◀de▶ mœurs militaires, comme la fleur du sang généreux ◀de▶ la race. Notre
héros s’élève aussi sur la foule avec cette formidable volonté ◀de▶ domination commune à
tous les tribuns, mais il s’élance surtout vers l’inconnu géographique et vers l’inconnu
aérien, pour la conquête des espaces. ◀D’▶◀Annunzio▶ avait écrit l’exaltation du tribun (la Gloire) et celle ◀de▶ l’explorateur (Plus que
l’amour). Il veut exalter maintenant le héros ◀de▶ la dernière heure, celui qui
exaspère le désir et l’orgueil des peuples ◀d’▶où il surgit, l’aviateur. Paolo Tarsis est
le héros latin qui oppose à la sagesse et au courage des Barbares, Germains et
Anglo-Saxons, l’ardente sagesse et le courage exalté ◀de▶ notre race. « Toutes les
forces du rêve gonflaient le cœur des terrestres tournés vers l’Assomption ◀de▶
l’Homme. »
Tandis « qu’une race entière fut nouvelle et joyeuse en
lui »
.
Malheureusement, ◀d’▶◀Annunzio▶ n’a pas renouvelé véritablement sa manière. Cette manière est trop constante, elle se répète. Elle consiste essentiellement en deux mouvements parallèles ◀de▶ la pensée et ◀de▶ l’expression ou, si l’on aime mieux, en la représentation littéraire ◀de▶ deux puissances pathétiques : celle du passé ◀de▶ la race et celle du raffinement tout cérébral et « esthétisant » ◀de▶ la sensualité. Le « pathos esthétique » ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶ est constant dans son œuvre et dans sa vie. Ici encore l’écrivain s’attarde trop dans la révélation très minutieuse ◀de▶ la féminité élégamment bestiale ◀de▶ l’héroïne, et des manifestations antiques ◀de▶ l’art et ◀de▶ l’histoire italiens. Partant, la matière héroïque moderne qu’il voulait exalter n’est, en réalité, qu’extérieure et décorative. Le héros, Paolo Tarsis, n’est qu’une réincarnation ◀de▶ Hermil ou ◀de▶ Aurispa ou ◀de▶ Claude Cantelmo. ◀D’▶◀Annunzio▶ s’est plu encore une fois à enrouler autour de l’homme typique et beau l’innombrable filet ◀de▶ la féminité vorace et impitoyable, le filet qui serre et serre comme la chaîne aux anneaux mous et inflexibles ◀d’▶un invisible serpent. Encore une fois la tiédeur ◀d’▶une chair féminine, le mystère chaud du symbolique temple à deux colonnes, amollit le héros, tend, pour une éternelle vengeance à jamais inassouvie ◀de▶ la nature biforme, à annihiler l’homme fort, l’homme type, le « Vir » ; et encore une fois la femelle est domptée, l’ancien esclave la maîtrise et la dompte, dans la mort ou dans la folie. Encore une fois, à côté de la femelle, la féminité tendre et effacée lutte contre l’autre et est vaincue. L’exaltation ◀de▶ la grande spiritualité moderne, celle ◀de▶ la conquête des airs, courbe ses flammes sur deux corps enlacés, sur l’éternelle dispute ◀de▶ la chair avide et insatisfaite, à la fois proie et bourreau, et perd toute signification réelle.
Le poète met immédiatement ses créatures en présence, toutes, dans une atmosphère
singulière et suggestive, qui doit nous révéler leur volonté profonde. C’est à Mantoue,
dans le Palais Royal, la Reggia, où le mystère est intense et plein ◀de▶ volontés occultes
et ◀de▶ rythmes pensifs, comme la Symphonie en ut mineur ◀de▶ Beethoven. Paolo Tarsis et
Isabelle arrivent là, portés par cette fureur ◀d’▶amour encore non éclos, car vraiment
c’est l’explosion ◀de▶ cette fureur ◀d’▶amour, plus que celle méthodique des cylindres, qui
semble animer le char sans chevaux, l’automobile déchaînée à travers la campagne
virgilienne, tel le monstre indomptable du Destin. Aldo et Vana viennent aussi, là, dans
la maison solitaire, où l’horreur, l’amour, la terreur ◀de▶ la vie passée, est toute
palpitante dans le silence, comme les Pauses qui charment et exaspèrent la curiosité
musicale ◀d’▶Aldo, et comme le secret infini ◀de▶ la devise du chevalier prisonnier des
Levantins : Peut-être que oui, peut-être que non… Les quatre agonistes semblent
s’envelopper dans la Reggia ◀de▶ toute leur fatalité, ◀de▶ la fatalité qui les poussera
désormais à vouloir, à agir, à mourir ; et le premier chapitre du roman donne assez
l’impression du premier mouvement ◀d’▶une symphonie, car tous ses motifs idéaux,
sentimentaux et sensuels, sont ceux que l’écrivain développera jusqu’à la catastrophe.
Une autre figure s’élève ensuite, belle et forte : celle ◀de▶ Giulio Cambiaso, l’ami
fraternel ◀de▶ Paolo Tarsis, le compagnon héros désigné par le même sort à la même
conquête des espaces et des airs. Mais dans cet incomparable poème en prose ◀de▶ notre
modernité, le premier « poème ◀de▶ l’aviation », que ◀d’▶◀Annunzio▶ consacre au triomphe ◀de▶
l’héroïsme latin, à la mort ◀de▶ Giulio Cambiaso, celui-ci disparaît pour ne laisser ◀de▶
lui qu’un autre motif sentimental aux développements harmoniques du poète. Vana avait
donné une rose à l’aviateur qui allait mourir en triomphant. Un héros anglo-saxon aurait
souri ◀de▶ dédain. Le héros latin avait accepté l’offrande ◀de▶ la jeune fille qu’il
connaissait à peine, comme une offrande pour la destinée, comme une incitation à se
surpasser. « C’est la première fois que je porte une fleur dans le ciel.
Croyez-vous qu’elle soit légère ? Elle pèse peut-être comme un double destin. Je la
porterai en haut, en haut. Je vous promets ◀de▶ la porter aujourd’hui à une hauteur
jamais atteinte ni par moi ni par d’autres, sur les nuages. »
Et il atteint la
suprême hauteur ◀d’▶où il se précipite dans la mort précédé par les feuilles ◀de▶ la pauvre
rose jaune morte dans le vent. Vana se souviendra du « double destin » dont lui avait
parlé le héros, elle s’en souviendra, lorsque, étreinte par son double amour pour le
mort et pour Paolo Tarsis, le survivant, et incapable ◀de▶ vivre devant l’amour triomphant
◀de▶ sa sœur Isabelle pour Paolo, elle se tue. Vana est une créature ◀de▶ rêve, qui rappelle
celles ◀de▶ Maeterlinck. Elle a devant la vie la vague sagesse des pauses, des arrêts
prolongés dans un chemin qui ne doit pas aboutir, ◀d’▶une révolte devant l’inéluctable
conçue comme une suprême résignation, la vague et tendre et mortelle sagesse des êtres
frêles qui adorent la vie, toute, sans que leur adoration puisse se préciser sur un
objet ; et qui meurent sans désir, qui meurent ◀d’▶avoir trop aimé sans rien étreindre.
Ces créatures sublimes, ces lamentables et suaves princesses ◀de▶ la virginité, sont
vraiment les plus grandes amoureuses ◀de▶ la vie. Leur amour est indéfini comme l’infini
où elles s’absorbent, s’éteignant comme des flammes très douces qui furent
incomparablement vives.
Préciser, c’est diminuer, et définir c’est isoler. C’est ainsi qu’Isabelle aime terriblement Paolo, et elle l’aime si terriblement, elle concentre tout son être tellement en lui, qu’après l’aventure funèbre ◀de▶ sa sœur elle s’égare, elle ne retrouve plus sa raison ◀d’▶être. Elle a trop étreint, elle a trop délimité les frontières ◀de▶ son désir, elle a trop regardé sa face dans le puits ◀de▶ sa vérité, à travers l’eau trouble ◀de▶ son double amour pour Paolo et pour son frère Aldo, pour qu’elle puisse s’en détacher doucement, comme Vana. Elle ne peut pas mourir, mais la folie la serre et ne la lâchera plus. L’écrivain, qui l’avait créée très forte dans sa domination féminine, a la joie ◀de▶ la briser après l’avoir insultée et affaissée sous l’ignominie.
Isabelle résume toute l’étrange puissance ◀de▶ la devise : peut-être que oui, peut-être
que non. Elle donne à tout le roman la couleur étrange et invraisemblable ◀de▶ son âme,
ondoyant comme la mer par la double poussée des vents extérieurs et des courants
occultes intérieurs. Elle monte jusqu’au sommet le calvaire ◀de▶ sa conscience douloureuse
◀d’▶« amante ◀de▶ l’amour » ; ◀de▶ là elle descendra, un peu souriante et hautaine, dans le
marais ◀de▶ son inconscience pathétique, après avoir éloquemment défendu la « science
sévère » ◀de▶ l’amour sans limites qu’elle devait répandre. Son amant la suivra, jour par
jour, pendant la première semaine, la « semaine ◀de▶ passion ». Mais il s’éloignera. Car
c’est elle la véritable protagoniste du roman. Paolo n’est qu’un prétexte, et son rôle
◀d’▶aviateur n’est qu’une décoration, parfois éblouissante, à l’action ◀d’▶amour. Isabelle
s’anéantit dans la folie, c’est-à-dire dans une ◀de▶ ces visions ◀de▶ la mort dans la vie,
qui renouvellent sans cesse dans le cœur des hommes l’image et l’angoisse ◀de▶ l’éternelle
stérilité. Une loi ◀de▶ Manou nous semble pleine ◀de▶ significations, après avoir suivi ce
récit. « Ceux qui ne possèdent point ◀de▶ champs, mais qui ont des semences et vont
les répandre dans la terre ◀d’▶autrui, ne retirent aucun profit du grain qui vient à
pousser… »
Et la « science sévère » ◀d’▶Isabelle apparaît bien être parfois
celle du champ vainement ensemencé, car il n’en reste rien, ni pour elle ni pour
l’amant.
L’aventure ◀de▶ l’aviateur n’est que celle ◀d’▶une heure ◀de▶ sa vie. Pendant cette heure,
elle met contre les images ◀de▶ la force volontaire et ailée l’atrocité du destin toujours
obscur enraciné dans la chair. « Le roman traite ◀de▶ la vie, représente la vie — a
dit Novalis. Le romancier ne serait qu’un mime par rapport au poète. »
Ici,
sans doute, c’est un poète qui a composé le roman, se souvenant ◀de▶ préceptes musicaux ou
prosodiques. Novalis a dit aussi : « La nature a des images allégoriques. Les
nuages qui montent autour des fontaines sont les prières des fontaines. »
Ici,
toutes les descriptions sont à la fois allégoriques et symboliques, en même temps que
très réelles.
Qu’importent les nombreuses faiblesses ◀de▶ l’œuvre ? Qu’importe la faiblesse littéraire ◀de▶ la scène où Isabelle danse, car l’évocation ◀de▶ l’écrivain n’arrive pas à nous la faire voir danser, et au surplus sa danse semble être celle ◀d’▶une sensualité grossière et insignifiante qui est la danse du ventre. Qu’importe le détail assez pauvre qui nous révèle une clause dans le testament ◀de▶ son mari, par laquelle Isabelle perdait en se remariant la fortune que le défunt lui a léguée, tout comme dans la Veuve joyeuse ? L’écrivain a eu un instant ◀de▶ défaillance. Sa créature principale, sœur ◀de▶ toutes les autres protagonistes ◀de▶ l’œuvre ◀d’▶◀Annunzio▶, littérairement plus nordiques ou slaves que latines, est cependant bestialement sublime.
Aldo disparaît aussi, entraîné peut-être dans l’horreur du sort ◀de▶ ses deux sœurs. Les trois esprits ambigus s’étaient trop plu à s’abreuver des mille significations énigmatiques ◀de▶ la Reggia résumées dans cette étonnante affirmation ◀de▶ l’ambiguïté qui devient le leitmotif et la signification du roman ◀de▶ leur aventure : Peut-être que oui, peut-être que non. La catastrophe se produit vraiment selon la strophe, selon cette strophe ◀de▶ la plus exaspérante ambiguïté. Paolo Tarsis reprend son chemin dans les cieux et sur les plus vastes étendues des terres et des eaux, avec une plus farouche volonté ◀de▶ conquérir et ◀de▶ mourir. Le héros reprend son chemin, et il emporte avec lui désormais, ondoyant dans les ailes, faites ◀de▶ bruits et ◀d’▶air, ◀de▶ son appareil, les fantômes ◀de▶ son ami mort, ◀de▶ Vana morte, et ◀de▶ celle qu’il aime et qui est folle.
Le défaut ◀de▶ ce roman est dans le fait que l’exubérance héroïque ◀de▶ la vie moderne
n’est pas essentielle. Ce n’est point elle qui compose la fatalité
mortelle des agonistes. Elle leur est en quelque sorte extérieure. Car, en vérité, leur
fatalité est nouée autour de leurs vies ultra-sensibles par le passé atavique, par le
mystère ◀de▶ la vie qui survit à la Reggia avec toutes les énigmes ◀de▶ ses inscriptions et
◀de▶ ses signes. Ces êtres vivent continuellement dans le passé, à tel point que par
fiction toute littéraire ils se transportent dans les âges morts, ils se font une âme
diverse, cherchée et découverte dans un autre temps. « Je reconnais. Je
reconnais. N’avais-je pas dans ces armoires mes robes les plus belles ? »
demande Isabelle, en souvenir ◀de▶ l’homonyme, l’Isabelle d’Este, qui avait vécu là. Et
son frère l’aide dans la fiction. « Tu étais alors aussi la plus élégante dame
d’Italie… »
Giulio Cambiaso crée un autre être ◀de▶ la petite Vana, en souvenir
◀d’▶une Indienne qui avait laissé tomber une rose jaune. Ils vivent tous, intensivement,
hors du temps. Et tous, et l’écrivain même, sont pris dans la souvenance ◀de▶ la race,
sans cesse. Dante et Michel-Ange reviennent sous la plume de l’évocateur, et Dante lui
prête des images et des expressions cadencées. Tous vraiment, comme Aldo, paraissent
« avoir bu le vin ◀de▶ quatre cents ans dans un ◀de▶ ces vases ◀de▶ Calcédoine et ◀de▶
jaspe ornés ◀d’▶or que l’Esten avait recueillis innombrables dans les armoires ◀de▶ la
Grotte à Corte Vecchia »
. Il semble que l’écrivain même, « ivre du
passé, éprouvait cependant un plaisir presque malsain à mélanger les choses vivantes
aux choses mortes, à confondre les deux élégances, à fouiller les deux
intimités »
.
Les qualités réelles du livre sont surtout dans la suggestion singulière qui se dégage
◀de▶ ces êtres dont l’exubérance vitale est submergée dans le flot mystérieux des choses
qui ne doivent pas vivre, des chansons que Vana ne chantera pas, des paroles qu’Isabelle
« n’a pas dites, ne dit pas, ne dira jamais »
. Il ne faut pas chercher
une signification ◀d’▶ensemble dans ce livre précieux. Deux masses humaines sont en
présence : les deux sœurs et le frère, chargés ◀d’▶atavismes, ◀d’▶élégances perfides, ◀de▶
beautés surhumaines ; ◀de▶ l’autre côté, il y a les deux amis héroïques, vainqueurs
jusqu’à la mort. La petite Lunella, la tendre et déjà douloureuse cadette ◀d’▶Isabelle et
◀de▶ Vana, semble avoir été chérie par le poète comme un élément insouciant ◀de▶ sincérité
par lequel les deux sœurs retrouvent leur vérité commune, et qui est comme une
révélation immuable, mais non insensible, ◀de▶ la fatalité des passions qui s’entassent et
s’écrasent autour ◀d’▶elle.
Un des héros reste non vaincu. Mais peut-on voir là une intention du poète, qui aurait mis en lutte le passé et le présent, pour faire triompher ce dernier ? Non. Avec les moyens littéraires dont il a toujours disposé, et l’élément nouveau ◀de▶ son enthousiasme pour l’énergie humaine moderne, Gabriele d’Annunzio a composé une vision ◀de▶ vie et ◀de▶ mort. Il n’a pas pu fondre les éléments disparates ◀de▶ la vie avec ceux qui devaient à la fois en briser quelques-uns dans la mort et en exalter d’autres dans une sorte ◀d’▶hymne triomphal ◀de▶ l’aviateur-héros. Il est à la recherche ◀de▶ ces éléments ◀de▶ l’épopée moderne. Il en trouvera quelques-uns peut-être, il ébauchera cette épopée peut-être ; mais tous ses chants ne peuvent être que des chants ◀d’▶une Aube, car le recul du temps et une éclosion plus récente dans les domaines nouveaux ◀de▶ la littérature sont nécessaires aux Chants « du grand Midi » nietzschéen.
D’autres écrivains auraient pu créer une sorte ◀de▶ fatum moderne, laissant s’acharner contre l’aviateur les cabales ◀de▶ l’or, des affaires, des politiciens et des banquiers. D’autres auraient pu ne pas s’arrêter, et demeurer uniquement, en une vision toute romantique, qui date, où l’on peut remarquer les hypertrophies du sentiment et ◀de▶ la sensualité, qui sont les caractéristiques du romantisme et ◀de▶ l’œuvre ◀d’▶annunzienne. ◀D’▶◀Annunzio▶ même l’a fait, pour un autre « type héroïque », dans Plus que l’Amour. Mais notre lyrisme impose d’autres lois émotives, d’autres normes pathétiques encore à trouver, encore à chercher, et, dans son dernier roman, ◀d’▶◀Annunzio▶ s’en rapproche davantage ; s’il est revenu à sa manière romantique, il y est revenu avec une volonté nouvelle, celle enthousiaste ◀d’▶une glorification ◀de▶ la vie moderne.
Son instinct esthétique très sûr nous fait espérer. Cet instinct lui a servi à exprimer
quelque formule ◀d’▶art, qui apparaît comme un motif du lyrisme moderne. Il a affirmé la
sainteté ◀de▶ certains gestes qui semblent sans nulle poésie, et il en a fixé la beauté
profonde. Il a pu ainsi révéler la perfection musicale ◀de▶ la mécanique, âme du monde
moderne, évoquant la vie des cylindres qui doivent être harmonisés, et montrant Paolo
Tarsis « courbé vers sa machine pour examiner la tension des fils ◀d’▶acier, tandis
que le chef ◀de▶ ses mécaniciens achevait ◀de▶ donner le ton au moteur, et qu’il prêtait
l’oreille très aiguë à la septuple consonance »
.
Si l’excès ◀de▶ projets ◀de▶ l’écrivain dont les gazettes nous ont entretenus n’est pas vrai, il faut souhaiter que dans quelque période ◀de▶ concentration et ◀de▶ silence Gabriele d’Annunzio découvre une parole esthétique moderne qui dévoile profondément au moins un aspect du lyrisme latent et angoissé ◀de▶ notre temps. Comme dans toutes les époques ◀de▶ renaissance, nous souffrons ◀de▶ notre plénitude même, du surplus ◀de▶ notre force désordonnée, et nous sommes dans l’attente ◀de▶ celui qui lui donnera un nom, une définition, et par cela même une précision satisfaisante et joyeuse. Et le rôle ◀de▶ l’homme ◀de▶ génie, s’il est vraiment tel, consiste dans l’apport contemporain ◀d’▶une orientation totale ◀de▶ l’esprit que l’élite puisse résumer dans le mot : Ordre, et exprimer par le mot : Style.
Les Romans.
F. T. Marinetti : Mafarka le futuriste, Sansot,
3 fr 50
Eh bien, voilà, moi je trouve ça très beau !… « Vous êtes futuriste ? » vont s’écrier mes meilleurs ennemis. Non, je ne sais pas du tout ce
que cette mention peut signifier. J’ignore le futurisme et même je ne
connais aucun futuriste. J’ai lu la préface ◀de▶ l’auteur ◀de▶ Mafarka. Je n’ai rien compris à ce manifeste et il m’est fort
désagréable qu’un Monsieur, fût-ce l’auteur ◀de▶ Mafarka, vienne me
déclarer, un étendard à la main, qu’il a fait un chef-d’œuvre. J’ai l’habitude ◀de▶
m’apercevoir ◀de▶ ces choses-là sans qu’on prenne la peine ◀de▶ m’en avertir. Cependant,
malgré ma mauvaise humeur, j’ai voulu lire ce livre avec une attention ◀d’▶autant plus
grande que l’on m’annonçait sa profonde incohérence. Ai-je l’esprit mal fait ? Suis-je
fou moi-même ? Ou vais-je devenir aussi paradoxal qu’un futuriste du dernier bateau ? Je
vous répète que j’ai trouvé ça vraiment beau parce je l’ai vu. Or, si
un Monsieur me fait voir réellement une existence folle, arrive à me
donner la vision ◀de▶ l’extravagant, moi je ne lui en demande pas plus pour lui trouver du
génie. Je n’aime pas le procédé employé par l’auteur et je ne discute pas son
exagération, souvent ◀de▶ mauvais goût. Il possède d’ailleurs tous les défauts ◀de▶ Victor
Hugo, mais il est à son aise dans le désordre. S’il constate que la voix ◀d’▶un muezzin
est ◀de▶ couleur violette, ça ne me choque pas ; j’en prends mon parti lorsque je me
trouve devant le tableau des Chiens du Soleil. Mafarka se battant à
côté de son frère Magamal, l’enragé, est une page fabuleusement saisissante. Le festin
des monstres ◀de▶ la mer et l’orgie qui suit sont des chapitres merveilleux. Il est
certain que ce n’est guère convenable, que le piment africain est terriblement répandu
et que cela sent le nègre ◀d’▶une façon furieuse (surtout dans le Viol des
négresses) ; pourtant c’est vivant, car, au fond, rien n’est plus vivant qu’un
cauchemar. Fabriquer ◀de▶ toutes pièces un bonhomme artificiel et le faire marcher n’est
pas difficile quand on a ◀de▶ l’imagination ! Vous croyez ça ? Il est fort difficile
◀d’▶être Dieu. Je pense ne pas déplaire à M. Marinetti en le comparant à ce premier auteur
du premier volume ◀de▶ l’humanité. Nous avons tous lu, en leur temps, les
Chants ◀de▶ Maldoror, où nous avons découvert cette phrase exquise dans son
ingénuité : « Phallus déraciné, pourquoi fais-tu ◀de▶ pareils bonds ? »
Mafarka m’a produit l’effet des Chants ◀de▶ Maldoror,
le personnage qui joue du piano les doigts gantés ◀de▶ sang. Ça n’a rien à démêler avec la
raison quotidienne. Si nous étions bien sincères nous avouerions que la raison, comme la
vie quotidienne, nous ennuie encore plus dans les livres qu’entre nos quatre murs. Je ne
recommande pas la lecture ◀de▶ cette œuvre extraordinaire aux jeunes hommes qui coupent
leur pain quotidien en tartines, mais je prie les poètes, ces gens si heureusement doués
◀de▶ folie, ◀de▶ s’arrêter un instant devant cette image : « Sous la haute voûte, la
lumière bleue ◀de▶ la nuit se retirait peu à peu comme une femme cérémonieuse qui sort à
reculons par la terrasse en s’inclinant profondément et abaissant en cadence ses bras
◀d’▶où pendent des haillons ! »
M’est avis, Messieurs, que cette phrase, copiée
au hasard dans un livre où il s’en trouve beaucoup de la même valeur, devrait à elle
seule sauver la face du futurisme. Oui, je sais, il y a le manifeste contre les gondoles
◀de▶ Venise, « ces balançoires à crétins »
, et le « vénal clair de
lune ◀d’▶hôtel meublé »
, mais une école chasse l’autre. Je connais en France
certains naturistes qui furent aussi hauts en couleur, sinon en
talent, et toqués pour toqués, je préfère ceux qui m’amusent à ceux qui me rasent.
Philosophie.
Benedetto Croce : Ce qui est vivant et ce qui est
mort ◀de▶ la philosophie ◀de▶ Hegel, trad. par Henri Buriot, Giard et Brière, in-8,
15 fr.
Je ne puis que signaler, avant de terminer ces notes, […] l’intéressant ouvrage ◀de▶ M. Benedetto Croce : Ce qui est vivant et ce qui est mort ◀de▶ la philosophie ◀de▶ Hegel, dont l’auteur, le représentant le plus autorisé du mouvement néo-hégélien en Italie, était particulièrement qualifié pour mener à bien ce travail ◀de▶ discrimination.
Les Revues.
Memento [extrait]
[…]
Revue bleue (28 mai). — M. Péladan : l’Esthétique ◀de▶ Léonard de Vinci.
Art ancien.
Aldo Ravà : Pietro Longhi (Istituto italiano
◀d’▶arti grafiche, Bergamo, 10 fr)
Quel artiste charmant que ce Pietro Longhi si mal connu en France ! Ce n’est guère qu’à Venise même, au musée Correr en particulier, qu’il est possible ◀de▶ l’étudier un peu longuement, et c’est un Vénitien, M. Aldo Ravà, qui s’est chargé ◀de▶ le faire. Après la période un peu ingrate du xviie siècle, une véritable renaissance se produit et l’école qui avait compté des maîtres comme le Titien, Tintoret, Véronèse, peut s’enorgueillir des nouveaux grands noms ◀de▶ Tiepolo, ◀de▶ Guardi, des Canaletto, des noms aimés ◀de▶ la Rosalba et ◀de▶ Pietro Longhi. Balestra, Ricci, Piazzetta donnent l’impulsion et c’est chez le premier que Longhi apprendra les éléments ◀de▶ son métier, Antonio Balestra était un ◀de▶ ces Véronais établis à Venise comme il y en eut tant ; et peut-être que si Pietro Longhi s’était borné à suivre ses conseils il s’en serait longtemps tenu à des tableaux ◀de▶ sainteté. Mais Balestra lui-même eut le bon esprit ◀d’▶envoyer son élève à Bologne, en le recommandant à Giuseppe Mario Crespi l’Espagnol : c’était la voie ouverte au futur peintre ◀de▶ la vie vénitienne du xviiie siècle. Car Crespi, comme le note M. Aldo Ravà, interrompait souvent l’exécution ◀de▶ ses tableaux historiques et mythologiques pour se reposer dans la peinture ◀de▶ petites toiles représentant des scènes ◀de▶ la vie familière.
Nous ne sommes pas très riches en renseignements sur Pietro Longhi. M. Aldo Ravà les a résumés et complétés ◀de▶ documents trouvés dans les archives des Frari et ◀de▶ l’église S.-Pantalon. Le véritable nom ◀de▶ Longhi était Falca et notre Pietro, qui naquit en 1702, eut pour père un Alexandre Falca qui était fondeur ◀d’▶argent. À la suite de son séjour à Bologne, Pietro épousa, en 1732, Catterina Maria Rizzi, et il vint habiter avec elle dans la paroisse ◀de▶ S. Pantalon ; après un an ◀de▶ mariage il en eut un fils qui fut le portraitiste Alessandro Longhi. Chargé par la famille Sagredo ◀de▶ décorer l’escalier monumental du palais ◀de▶ S. Sofia sur le Grand Canal, Pietro Longhi y peignit la Chute des Géants ; mais il revint vite à des toiles ◀de▶ petite dimension, à ses formats préférés ◀de▶ 58 × 44, 52 × 41, 42 × 35, et surtout à ces sujets intimes dont Giuseppe Maria Crespi lui avait donné le goût et l’exemple, en peignant pour son compte des tableaux comme son École ◀de▶ filles du Louvre.
Tandis que Canaletto et Guardi retracent l’aspect extérieur ◀de▶ la ville, les canaux lumineux, les merveilleuses perspectives ◀d’▶architecture, les fêtes magnifiques ◀de▶ la République, Pietro Longhi entre dans les cercles à la mode, dans les boutiques ◀de▶ café ; ou bien il s’en va tournant dans les rues mêlé à la foule variée et pittoresque, participant à la vie vénitienne du xviiie siècle, dont il est le chroniqueur fidèle. Quelle abondante moisson ◀d’▶observations précieuses devaient offrir à son esprit inventif, brillant, bizarre (ainsi le jugeait Alessandro), à son œil investigateur, ce mouvement pittoresque ◀de▶ dames en paniers, ◀de▶ patriciens pomponnés, ◀d’▶abbés poudrés, ◀de▶ magistrats en perruque blanche, ◀de▶ masques, ◀de▶ livrées, au milieu du scintillement des glaces dorées, au milieu des riches tentures et des meubles gracieusement baroques, aux étoffes précieuses ! Il aime et il étudie tout ce petit monde joyeux et raffiné, étourdi et corrompu, monde ◀d’▶intrigues et ◀de▶ commérages, ◀de▶ flatteries et ◀de▶ compliments, ◀de▶ séductions et ◀de▶ madrigaux ; il en connaît les caractéristiques, les usages, les qualités, les faiblesses et les fautes.
◀De▶ tout ce monde il est le traducteur fidèle et un peu indiscret : tout est mis en évidence par son pinceau précis et coloré : les sourires, les regards, les manières, les cajoleries, les mignardises, les révérences, les inclinations. Il nous fait découvrir une mouche provocante ou un petit pied impatient qui passe sous la jupe ; il surprend un regard insistant à travers le lorgnon, ou une confidence murmurée derrière l’éventail ; il suit la divulgation rapide et sournoise ◀d’▶un petit scandale, accueillie ◀de▶ rires étouffés ; il rend le mouvement mesuré et gracieux ◀d’▶un pas ◀de▶ menuet ou le geste onctueux ◀d’▶un diseur ◀de▶ madrigal ; il nous enseigne comment se porte le loup, comment se tient le panier, comment s’offre une bonbonnière, comment on se présente et comment on se congédie ; comment un parfait laquais doit offrir un plateau ◀de▶ friandises ; et tout cela avec une délicatesse, une facilité, une sûreté admirables. C’est ainsi que Pietro Longhi se retrouva finalement lui-même ; c’est ainsi qu’il put mettre en évidence ses dons naturels et arriver à une assez grande perfection ◀d’▶art pour mériter le nom ◀de▶ « Goldoni ◀de▶ la peinture ».
Telle est, ou à peu près, l’appréciation ◀de▶ M. Aldo Ravà. Avec ◀de▶ pareils sujets, Longhi connut vite la faveur du public. Il eut pour ami Goldoni ; il eut pour admirateur Carlo Gozzi ; et pendant près de quarante années il put poursuivre l’exécution ◀de▶ son œuvre délicieuse. Sa vie s’écoula sans incidents. À l’encontre ◀de▶ tant d’autres ◀de▶ ses contemporains, comme Tiepolo, les Canaletto, la Rosalba, Francesco Rotari, qui se dispersèrent dans toute l’Europe, Pietro Longhi demeura à Venise. Cette absence ◀d’▶aventures explique qu’on ne trouve pas ◀de▶ traces ◀de▶ sa vie dans les documents du temps. Ou rencontre seulement son nom dans les registres ◀de▶ la corporation des peintres ◀de▶ 1737 à 1773. En 1763 il fut président ◀de▶ l’Académie ◀de▶ peinture fondée par la famille Pisani et qui fut fermée deux ans après ; dès 1766 il appartint à l’Académie ◀de▶ peinture créée par le Sénat : à cette occasion, il offrit à la compagnie son tableau le philosophe Pythagore, placé aujourd’hui à l’Académie des Beaux-Arts. Il mourut dans sa maison ◀de▶ la paroisse Saint-Pantalon le 8 mai 1785, après une courte maladie, ainsi que cela résulte des documents publiés par M. Aldo Ravà.
Pietro Longhi, avant de passer au tableau, commençait par faire des esquisses au crayon noir ou rouge, et les feuillets dessinés qu’il nous a laissés ne constituent pas la partie la moins précieuse ◀de▶ son œuvre. Le musée civique ◀de▶ Venise en conserve 140 acquis par Teodoro Correr d’Alessandro Longhi lui-même : ce sont des études ◀de▶ personnages, ◀de▶ vêtements, ◀de▶ détails caractéristiques, et plus souvent ◀de▶ mains que ◀de▶ visages. C’est que l’artiste est plus attentif à l’attitude générale, au mouvement, au geste, qu’à l’expression même ◀de▶ la figure : si la composition chez Pietro Longhi est toujours parfaite, si les personnages sont admirablement groupés dans les attitudes les plus heureuses, l’étude physionomique ◀de▶ chacun des acteurs ◀de▶ sa comédie légère n’est jamais très poussée. Le peintre s’en tient au charme général et superficiel des ensembles. Mais que son crayon est léger et exquis ! Mieux que le pinceau peut-être, avec en tout cas plus ◀de▶ décision et plus ◀de▶ brièveté, il exprime tout le nécessaire ; il dit tout ce qu’il y a ◀d’▶important à dire. M. Aldo Ravà s’est efforcé ◀de▶ montrer à côté des reproductions ◀de▶ tableaux les reproductions des croquis : ici c’est un violoniste indiqué au crayon, travail préparatoire pour le Concert ◀de▶ l’Académie ; là une bonne ◀d’▶enfants qui suivra sa maîtresse chez le coiffeur ; là le maître ◀de▶ danse qui montre un pas ; ailleurs encore un personnage masqué, un cavalier, un médecin, une vieille dame lisant ou une jeune dame à son rouet. Et vraiment en ce dernier cas, si la peinture est exquise, le crayon ne l’est-il pas plus encore ? Cela est juste, délicat, impeccable, et dans ces indications sommaires il y a vraiment la marque ◀d’▶un maître.
Encore que Pietro Longhi ne soit pas grand physionomiste, il a laissé pourtant quelques portraits : l’effort qu’il y a fait n’est pas négligeable ; mais c’est avec raison que M. Aldo Ravà lui enlève une toile qui passait précisément jusqu’ici pour son œuvre capitale : la famille Pisani. Comme M. Aldo Ravà le montre excellemment, rien ici ne rappelle le faire ◀de▶ Pietro ; et en s’appuyant sur les dires mêmes ◀de▶ l’auteur véritable du tableau, le critique moderne le rend à Alessandro Longhi. Celui-ci en effet fut portraitiste ◀de▶ qualité, et il faut espérer qu’un jour son œuvre nous sera révélée ◀d’▶une manière un peu détaillée. En attendant on ne peut que louer M. Aldo Ravà ◀de▶ son excellent et beau livre sur Pietro Longhi, et souhaiter que les autres Vénitiens du xviiie siècle, à commencer par le merveilleux Francesco Guardi et sans oublier la Rosalba, soient l’objet, en Italie même, ◀de▶ monographies complètes.
Tome LXXXVI, numéro 314, 16 juillet 1910
Archéologie, voyages
Jean Carrère : La Terre tremblante, Plon, 3,50
Avec la Terre tremblante, M. Jean Carrère a donné des impressions très curieuses sur les derniers tremblements du sol en Sicile, la destruction ◀de▶ Messine, des villes ◀de▶ la Calabre. Ce sont des notes cursives, au jour le jour, selon la marche des événements. Son livre, alerte, verbeux, — peut-être un peu trop déclamatoire par endroits et qui se ressent ◀de▶ sa faconde ◀de▶ bon méridional — est ◀d’▶un consciencieux journaliste. Je noterai surtout les scènes ◀de▶ pillage qui désolèrent Messine ; les pressentiments si curieux des animaux, — chiens qui hurlent, porcs qui poussent des plaintes aiguës, coqs qui sonnent l’alarme — juste lorsque va se produire une nouvelle convulsion ; enfin, on peut mentionner l’introduction dans la langue ◀d’▶un nouveau mot, — le terme profuge, indiquant celui qui s’en va devant lui, au hasard, loin de sa cité détruite. — Mais ces populations italiennes ont une curieuse qualité : l’insouciance. La terre qui a tremblé aujourd’hui, renversant les palais et les dômes, tremblera encore demain. On reste pourtant au même endroit ; on reconstruit sur place — Messine est déjà rebâtie ! — et tout au plus, le jour où la guigne semblerait trop noire, on accuserait le gouvernement. On enterre les morts et l’on raccommode les blessés ; on balaie la place ; on promène en grande solennité les statues et images ◀de▶ la Madone, et il n’y a plus qu’à attendre une prochaine culbute.
Gabriel Faure : Heures ◀d’▶Italie, Fasquelle, 3 fr. 50
Avec les Heures ◀d’▶Italie, ◀de▶ M. Gabriel Faure, on retrouve quelques-unes des délicieuses impressions qui charmèrent dans son précédent livre, Heures ◀d’▶Ombrie. Ce sont encore des flâneries et des rêveries, cette fois dans les jardins ◀de▶ Vérone, à Vicence, Brescia, Bergame, puis ◀de▶ nouveau en Ombrie, à Pérouse, Assise, Montefalco, dans des villes qui furent jadis féodales et guerrières, et des sites qu’embaume encore la légende puérile et charmante ◀de▶ saint François. — Cependant, et malgré le plaisir ◀de▶ la lecture, on aperçoit que non seulement M. Gabriel Faure a repris et modifié certaines ◀de▶ ses impressions ◀de▶ naguère, — ce qui était d’ailleurs son droit et le fait ◀d’▶une conscience scrupuleuse — mais d’autre part a reproduit, inséré, — sans crier gare — dans son nouveau texte jusqu’à des chapitres entiers du précédent volume. On peut comparer les chapitres sur Pérouse ; les chapitres intitulés : l’Umbria Verde et la Colline sacrée dans Heures ◀d’▶Ombrie, avec le chapitre : Vers Assise, dans Heures ◀d’▶Italie ; le chapitre sur Montefalco dans les deux livres. — Au moins pouvait-il prévenir, car il semble que le lecteur a un peu le droit, se grattant la tête, ◀de▶ trouver le procédé singulier.
Les Revues.
Memento [extrait]
[…]
La Grande Revue (10 juin). — Troisième partie ◀de▶ « Voyage du Condottiere », ◀de▶ M. André Suarès, où il y a des pages capitales sur Mantoue.
[…]
Les Pages Modernes (juin). […] — « La Veillée », par M. Zuccala.
[…]
Lettres italiennes
Le Théâtre dialectal en Italie
L’Italie est divisée en régions dont la mentalité et la sentimentalité s’accommodent mal, malgré tout, ◀de▶ l’union politique ◀de▶ la nation. Entre le Piémont et la Sicile, il existe autant ◀de▶ différences potentielles qu’il y en a entre la celtique Bretagne et la Provence gallo-romaine. Cependant, un sentiment général, atavique sinon toujours ethnique, lie les différents peuples dont la langue, littéraire et officielle, que l’on pourrait appeler ◀de▶ parade, est la même.
Les régions ◀de▶ langue italienne sont assez liées par leur littérature basée sur le triangle ◀d’▶expression littéraire qui porte aux sommets les noms ◀de▶ Dante, Pétrarque et Boccace. Mais la langue intime ◀de▶ chaque région présente des diversités assez profondes, et les quelques manifestations littéraires ◀de▶ chaque dialecte sont assez significatives, pour que l’esprit psychologique populaire du sicilien Méli ressemble peu à celui du vénitien Goldoni ou du romain Belli.
La littérature dialectale, surtout en Italie, où les dialectes sont très nettement caractérisés ne peut représenter qu’une psychologie populaire, et partant diverse ◀de▶ région en région. Et la décentralisation italienne, aussi marquée que la centralisation en France, facilite, en dehors des poètes littéraires, toute une légion ◀de▶ poètes populaires, qui se servent du dialecte pour exprimer ◀d’▶une manière plus immédiate les sentiments particuliers ◀de▶ leur pays, pour plus directement les émouvoir. L’absence ◀d’▶un théâtre italien vraiment national est à expliquer plus par cette séparation sentimentale très nette des régions que par la jeunesse ◀de▶ la nation politiquement constituée. En effet, le théâtre dialectal, qui a toujours été en Italie assez florissant, avec la synthèse symbolique ◀de▶ ses masques régionaux, semble reprendre une vie nouvelle, ou plutôt réapparaître et triompher, sans trop se renouveler, dans toute la péninsule. Tandis que le théâtre en langue italienne, malgré les efforts ◀de▶ prosateurs et ◀de▶ poètes récents, n’est pas plus représentatif ◀de▶ toute la nation qu’il ne le fut jadis par l’admirable affirmation du cornélien Alfieri, avant l’unification politique.
L’ensemble ◀de▶ ce théâtre, aujourd’hui comme autrefois, peut donner cependant une impression générale que l’on pourrait appeler italienne. Elle se dégage ◀de▶ quelques attitudes essentielles, ◀de▶ quelques « réactions » sentimentales communes à tous les peuples ◀de▶ la péninsule, ◀d’▶une orientation, ◀d’▶un modus vivendi passionnel, commun à tous au même titre que le « si » affirmatif du langage désigné par Dante comme marque totale des Italiens. Cette orientation psychologique générale est éminemment populaire. Toute littérature dialectale est forcément populaire. Elle est basée sur la vie des classes qui ne s’élèvent pas à ce tout premier degré ◀d’▶élévation spirituelle qui est celui du langage. Si l’on veut les surprendre dans leur vie intime, et exprimer celle-ci par leur langue, on accepte ◀de▶ se servir du langage intime forgé par le commerce quotidien des êtres, et non ◀de▶ celui que le travail des œuvres supérieures ◀de▶ l’esprit, se reflétant sur la langue, forge et renouvelle chaque jour. La représentation ◀de▶ la vie ◀d’▶un peuple au moyen de son patois manque ◀de▶ véritable élévation, est inévitablement réaliste. Le caractère même ◀de▶ toute littérature réaliste n’est-il point celui du dédain pour toute fioriture du style, pour toute stylisation du langage, en un mot pour tout lyrisme ◀de▶ l’expression ?
Le théâtre sicilien, ou napolitain, ou vénitien, ou toscan, ou milanais, ou piémontais, est en effet un théâtre réaliste, ou, comme les Italiens, disent : vériste. Il est aussi « vériste » que la pauvre musique ◀d’▶opéra italien contemporaine, où, en dépit de toute l’évolution musicale moderne, la mélodie carrée, simpliste et pathétique, correspond à l’expression la plus populaire du langage.
Le Théâtre sicilien ◀de▶ MM. Capuana et Martoglio
On se souvient des représentations ◀de▶ la troupe Grasso à Marigny. On en fut ému, à Paris. On put s’apercevoir que dans le jeu ◀de▶ ces acteurs populaires plus que leur « vérisme », plus que leur jeu même, il y avait une révélation ◀de▶ l’état d’âme ◀d’▶un pays. Parmi les dramaturges siciliens, les plus importants sont M. Luigi Capuana et M. Nino Martoglio. Ce qu’ils veulent nous montrer, c’est précisément la « manière sentimentale » ◀de▶ leurs compatriotes. Lorsqu’ils y réussissent, leurs œuvres sont poignantes comme un fait divers très dramatique, très habilement raconté. Quelque chose du caractère même ◀de▶ tous les Siciliens était dans ce personnage ◀de▶ Malia, ◀de▶ M. Capuana, qui s’élançait, plus qu’il ne se jetait, le rasoir à la main, à la gorge ◀de▶ son adversaire. Il y avait dans ce geste une éclosion du sens très vif ◀de▶ l’offense, une explosion du « point ◀d’▶honneur », heurté par le viol ◀de▶ la femme aimée, plus qu’il n’y avait ◀de▶ véritable amour exaspéré. Le pays ensoleillé, qui ne connut jamais son indépendance, et fut tour à tour fécondé par ◀de▶ mâles et implacables occupations étrangères, présente des complications psychologiques qui semblent correspondre aux races qui l’ont dominé, mêlant le raffinement des Souabes au romantisme guerrier français, à l’arrogance espagnole, sur un fond irrégulièrement composé ◀de▶ quiétude latine et ◀d’▶inquiétude orientale.
La résultante ◀de▶ tous ces caractères est une extrême sensibilité morale, un sens
enraciné ◀de▶ l’honneur, qui domine vraiment ◀d’▶une manière toute particulière la vie des
fils ◀de▶ l’île, et qui, en Occident, n’est comparable qu’à celui qui constitue la
fierté du caractère corse. C’est pourquoi la passion amoureuse se révèle surtout par
une jalousie forcenée, c’est-à-dire par un sentiment qui relève généralement plus ◀de▶
l’amour-propre que ◀de▶ l’amour sexuel. La dette du sang même n’est pas toujours imposée
par le sentiment intime du précepte du « sang qui appelle le sang »
,
selon la formule tragique fixée par Eschyle. L’« œil pour œil et dent pour
dent »
biblique n’est pas un sentiment, mais un dogme qui atteint en Sicile,
et un peu partout en Italie, un degré ◀d’▶exagération inouï.
Les auteurs siciliens l’ont admirablement exprimé. C’est cet esprit populaire particulier et intéressant qui a étonné les spectateurs des représentations ◀de▶ Grasso et ◀de▶ Mimi Aguglia.
Salvatore di Giacomo : Assunta Spina
Au surplus, cette littérature fait partie du folklore. À ce point de vue, il est hors de doute que l’œuvre ◀de▶ M. Salvatore di Giacomo, récemment transportée ◀de▶ Naples à Rome, est intéressante. La langue populaire ne peut exprimer que des sentiments populaires. Assunta Spina n’est que l’œuvre représentative ◀d’▶un état d’âme napolitain. Ce drame ne mérite d’ailleurs qu’un succès populaire, et il l’a eu. Le protagoniste est une blanchisseuse, une ◀de▶ ces innombrables jeunes ouvrières napolitaines, rayonnantes ◀de▶ jeunesse, souriantes ◀de▶ chansons et ◀de▶ vulgarité, qui éclairent les boutiques des sombres et sales ruelles, des « Vicoli », sans nombre ◀de▶ la bruyante métropole, avec leurs éclats ◀de▶ rires, leurs mélodies identiquement pathétiques, et leurs corsages et leurs jupons blancs. Elle a un amant, qui par jalousie la balafre. Elle veut le sauver, mais il est pris, condamné. Pour le voir de temps en temps, pour qu’il reste à Naples, elle se donne à un jeune greffier qui est parmi ses admirateurs. Mais lorsque le prisonnier revient, et qu’il découvre la liaison toute ◀d’▶abnégation ◀de▶ la jeune balafrée, il tue le remplaçant. Assunta Spina, héroïque par amour, se livre à la justice, en s’accusant ◀d’▶avoir été la meurtrière.
Cette pièce, dont l’affabulation et le sentiment manquent totalement ◀d’▶art, ◀de▶ choix dans les moyens pathétiques, ◀de▶ puissance psychologique, mais qui est toute extérieure, et superficiellement émouvante, donne une impression générale ◀de▶ vie populaire touffue et grouillante assez pittoresque. Le premier acte représente l’antichambre ◀d’▶une Cour ◀d’▶assises. Une foule remue ou s’entasse autour des tables des greffiers. Il y a là tous les habitués ◀de▶ la chicane. Les considérations épisodiques se suivent, selon les nécessités ◀de▶ la scène. On voit la ficelle, les épisodes sont plaqués, choisis dans ce que la vie napolitaine a de plus banal. Tout ◀d’▶un coup on aperçoit la protagoniste, la balafrée, qui attend l’issue ◀de▶ la séance ◀d’▶où son amant sortira condamné. On appelle cela une peinture ◀de▶ mœurs, c’en est une et, pour ceux qui en aiment le genre assez facile, assez réussie, quoique absolument disproportionnée au reste ◀de▶ la pièce, c’est-à-dire au deuxième acte. Ensuite, c’est une scène dans la boutique ◀de▶ la repasseuse, où deux sergents ◀de▶ ville viennent chercher du linge. L’un ◀d’▶eux débite un couplet sur le mal du pays, car il est des Abruzzes, et il se souvient ◀de▶ son âtre lointain dans cette nuit ◀de▶ Noël où les cloches et les cornemuses annoncent la naissance du Seigneur. Puis le prisonnier libéré arrive. Un mouvement ◀d’▶étonnement ◀de▶ sa maîtresse, lorsque, sans le savoir, il apprend à celle-ci que le jeune greffier est marié, lui révèle la vérité. Le greffier arrive justement, s’annonçant, à la napolitaine, par un coup ◀de▶ sifflet. L’amant meurtrier sort et le tue dans l’escalier.
C’est un fait divers dans toute sa rudesse. M. di Giacomo, qui est un excellent poète régional, l’a traité brutalement et sans nulle profondeur. Sa pièce en résulte pathétique et sans importance. Les deux actions, réparties dans les deux actes, les deux atmosphères scéniques, réalisées avec des moyens trop puérils et point essentiellement nouveaux, ne s’harmonisent que sur un plan très superficiel ◀de▶ l’âme ◀d’▶un peuple. Il y a ◀de▶ la couleur locale, mais à la manière d’un musicien qui confierait simplement à une pédale ◀de▶ castagnettes l’évocation ◀de▶ l’Espagne…
Ferdinando Paolieri : Il Pateracchio
Plus heureuse, plus artistique, en un mot plus belle, est la dernière œuvre du toscan Ferdinand Paolieri, une œuvre qui n’est pas d’ailleurs sans analogies avec le célèbre roman ◀de▶ Manzoni. M. Augusto Novelli a donné depuis quelques années un nouvel essor au théâtre dialectal toscan. La chance l’a aidé. On sait d’ailleurs que le dialecte toscan est celui qui se rapproche le plus, dans son essence et dans ses modes, ◀de▶ la langue italienne, sans être aujourd’hui, ainsi que quelques-uns le prétendent, la langue italienne elle-même. M. Paolieri, dont j’ai signalé, ici même un admirable poème champêtre, la Venere Agreste, est un des plus importants poètes ◀de▶ la jeune génération. Il a un sentiment si singulièrement profond ◀de▶ la nature, et un amour si éclairé, si compréhensif des êtres et des choses ◀de▶ la campagne, que toute son œuvre semble devoir l’exalter ◀d’▶une manière incomparable.
Il a donné au théâtre une œuvre, Il Pateracchio, une très belle évocation, mélancolique et joyeuse, simple et riche, ◀de▶ la vie des champs. Le « pateracchio » est la solution heureuse ◀d’▶un imbroglio, ◀d’▶une difficulté ennuyeuse qui séparait des êtres. Et il s’agit du mariage ◀d’▶un jeune homme avec une jeune fille que des circonstances et ◀de▶ méchantes combinaisons voulaient lui enlever. La jeune Marie, fille ◀de▶ bons paysans, est désirée par le paysan Cencio, qu’elle aime, par le fils du gérant ◀de▶ ses patrons et par le fils même ◀de▶ ses patrons. Et c’est dans un large décor poétique ◀de▶ fête et ◀de▶ deuil : fête des vendanges, au milieu des chants et des réjouissances, et deuil ◀de▶ sa famille pour la vache malade et pour les menaces du gérant dont le fils est éconduit ; c’est dans ◀de▶ vastes fresques champêtres, complexes, harmonieuses et évocatrices, que le poète montre la passion simple et inébranlable du jeune couple, l’amenant au « pateracchio » final, au joyeux dénouement.
Je n’aime pas le drame ◀d’▶évocation populaire. Il ne peut s’élever au-dessus ◀de▶ la psychologie superficielle et trop facilement pathétique ◀de▶ la foule à laquelle il est consacré, que par une puissance descriptive, toute comprise en profondeur, où jusqu’ici les grands romanciers russes en particulier sont passés maîtres. Il ne faudrait pas oublier que la représentation ◀de▶ la vie populaire n’a ◀de▶ droits originaires qu’à la comédie et non au drame, la vis comica étant la plus particulière, la plus réelle expression populaire, depuis l’origine du théâtre. Il faut penser que la plupart des douleurs des classes pauvres ne proviennent que ◀de▶ la médiocrité ◀de▶ leurs contingences, ◀de▶ la pauvreté ◀de▶ leur état social, et que les grands conflits dramatiques ◀de▶ l’Âme humaine ne se résument pour le peuple que dans quelques motifs ◀de▶ luttes sentimentales ou des angoisses du gain. Le peuple ne sera à jamais que le chœur, et non le protagoniste ; ceux qui ◀de▶ son sein s’élèvent jusqu’à la beauté ◀d’▶un grand conflit individuel cessent par cela même ◀d’▶être « peuple ». Les écrivains qui se consacrent à la représentation pure et simple ◀de▶ la vie populaire ne peuvent nous donner que des œuvres dont la matière elle-même est esthétiquement pauvre. Mais si un poète prend comme protagoniste idéal la nature elle-même, au milieu de laquelle il laisse distinguer quelques figures humaines, telles des fleurs au milieu d’un opulent feuillage, ce poète peut écrire une idylle émouvante et assez significative, tout en restant populaire. C’est ce que M. Paolieri a fait. Et il ne faut pas oublier que Gabriele d’Annunzio a puissamment écrit, en langue italienne, la Fille ◀de▶ Jorio.
Tome LXXXVI, numéro 315, 1er août 1910
Les Romans.
Ed. ◀de▶ Fréjac : Alviane et César, Louis Michaud,
3,50
Une sorte ◀de▶ réhabilitation ◀de▶ ce monstre qui s’appelait Borgia. ◀De▶ nos jours, on peut tout réhabiliter sans que cela nous touche beaucoup, puisque nous ne croyons même plus à la réalité ◀de▶ notre histoire contemporaine. Du reste, César Borgia fut un homme dans toute l’acception du mot… Je ne lui reproche qu’une chose : son amour pour le menu peuple qu’il prétendait protéger à sa façon. C’est le seul masque ◀d’▶hypocrisie qui ne l’embellisse pas
Histoire.
Memento [extrait]
Reçu : […] — Jacques Casanova : La Cour, et la Ville sous Louis XV, Introduction et Notes ◀de▶ J. Hervez (Albin Michel, 5 fr., ill.). […]
Les Revues.
Memento [extrait]
[…]
La Revue ◀de▶ Paris (1er juillet). […] « Les Reconstructions ◀de▶ Pompéï », par M. A. Maurel.
Échos.
Le prix ◀d’▶un dîner
Venu ◀d’▶Italie à Paris, il projeta ◀de▶ monter par actions un théâtre. Chaque fois qu’une ◀de▶ ses nombreuses admiratrices prenait pour dix mille francs ◀d’▶actions, il consentait à aller s’asseoir à sa table.
Un jour avec une invitation, il ne reçut qu’un peu moins ◀de▶ dix mille francs. Il se contenta ◀de▶ faire une visite.
Tome LXXXVI, numéro 316, 16 août 1910
Histoire.
Fernand Hayem : Le Maréchal ◀d’▶Ancre et Léonora
Galigaï. Avec une Notice biographique par Albert Lefranc. Plon-Nourrit,
7 fr. 50
Le soir du meurtre ◀de▶ Concini, sa femme, Léonora Galigaï, maréchale ◀d’▶Ancre, pensait qu’elle allait simplement être reconduite à la frontière. Elle alla à la Bastille, puis à la Conciergerie, puis à l’échafaud ◀de▶ la place ◀de▶ Grève. Les curieuses pièces ◀de▶ ce Procès, qui fut un crime judiciaire, car l’imputation absolument fausse ◀de▶ sorcellerie (voir le chapitre sur la maladie ◀de▶ Léonora Galigaï) le rendit seule possible, sont données intégralement à la fin ◀de▶ l’ouvrage, — lequel contient la révision ◀d’▶un autre procès, celui du maréchal ◀d’▶Ancre.
Non qu’il soit possible ◀de▶ faire ◀de▶ Concini autre chose que l’aventurier qu’il fut, mais ◀de▶ cet aventurier célèbre le caractère et l’existence ne furent « ni si noirs ni si criminels » qu’on l’a dit. Telle est du moins la conclusion à laquelle est arrivé M. Fernand Hayem (dont il faut regretter la mort prématurée). Bien étudiée, la vie ◀de▶ Concini montre effectivement, tout au moins, comment les choses qui paraissent les plus énormes (telle l’extraordinaire fortune en France ◀de▶ cet étranger, sans nom, sans réel mérite) et qui peuvent le mieux donner lieu, de la part de l’envie, ◀de▶ la haine, ◀de▶ la part aussi ◀d’▶une certaine catégorie candide ◀de▶ gens ◀de▶ bien, à des suppositions fantastiques et ténébreuses, sont souvent, en elles-mêmes, simples, et arrivées pour des raisons simples. Comme certaines ◀de▶ ces « suppositions », et les plus truculentes, étaient, depuis Sully commenté par Michelet, passées dans l’Histoire, — telle la prétendue connivence ◀de▶ Concini dans le meurtre ◀de▶ Henri IV, telle encore la fable ◀de▶ ses amours avec Marie de Médicis, ◀de▶ sa paternité en ce qui concerne Louis XIII, ou Gaston d’Orléans, excellente occasion « ◀d’▶expliquer » dix ans et plus ◀d’▶histoire ◀de▶ France, etc., — il faut être reconnaissant envers la mémoire ◀de▶ feu M. Hayem, qui a ruiné définitivement ces légendes, et de plus nous a laissé l’œuvre d’art qu’est ce livre ◀d’▶histoire.
Ces « raisons simples », comme nous disons, ◀de▶ la fortune prodigieuse ◀de▶ Concini, du hère florentin arrivé en France « dans les bagages » ◀de▶ Marie de Médicis et devenu le maître du Royaume pendant la plus pitoyable des Régences, sont ici lumineusement déduites, grâce à une patiente étude des faits et à une psychologie sûre, toute positive.
Il semble cependant que le caractère ◀de▶ Concini n’ait pas été complètement expliqué. M. Hayem a bien montré toute cette griserie ◀de▶ fortune, avec les faits qui ont pu la provoquer et l’entretenir35 : il en est un, cependant, ◀de▶ ces faits, — admis par un autre historien très informé là-dessus, lui aussi, M. Louis Batiffol, — sur lequel M. Hayem n’insiste guère (serait-ce qu’il l’aurait considéré, lui, comme inexistant ?) et qui, s’il est exact, nous fait comprendre bien des choses ◀de▶ l’attitude du Florentin. C’est ce fait que le crédit ◀de▶ Concini auprès de Marie de Médicis, crédit dont on disait merveilles, ne tint jamais, en réalité, qu’à l’intermédiaire plus ou moins bénévole et parfois défaillant ◀de▶ la femme du « favori », Léonora Galigaï, véritablement aimée ◀de▶ la Reine, elle, alors que le mari en était peu goûté. ◀De▶ là, la nécessité ◀de▶ tromper sur les conditions réelles ◀de▶ ce crédit, ◀d’▶en faire accroire, ◀de▶ « bluffer » ; ◀de▶ là, ces accaparements continuels, qui n’eurent pas seulement la cupidité pour cause ; ◀de▶ là, enfin, cette superbe, étalée d’abord par calcul ; mais bientôt devenue une habitude, un besoin, dont la satisfaction, toujours plus imprudente, devait finalement causer la perte ◀de▶ l’aventurier.
Au surplus, l’histoire ◀de▶ Concini ne sera jamais que celle ◀d’▶un intrigant et ◀d’▶une intrigue, la « conjuration ◀de▶ Conchine », dirent les contemporains : la Régence, dont l’élévation ◀de▶ l’Italien demeure le fait saillant, est vide ◀de▶ tout acte politique sérieux. Mais il revient à M. Fernand Hayem le mérite ◀d’▶avoir fixé, en ces pages qui ont du mouvement et ◀de▶ la variété en leur précision, quelques-unes des véritables couleurs ◀de▶ cette période ◀de▶ notre histoire.
Archéologie, voyages.
P. ◀de▶ Bouchaud : Bologne, Collection
des « Villes ◀d’▶art célèbres », Laurens, 4 fr.
Bologne, que présente M. Pierre de Bouchaud dans la collection des « villes ◀d’▶art célèbres », a certes moins ◀de▶ réputation que Venise ou Florence, Rome ou Ravenne, parmi les cités ◀d’▶Italie que visitent coutumièrement les étrangers. Mais Bologne a un passé historique précieux et il y reste nombre ◀d’▶œuvres remarquables pour attester ◀de▶ sa splendeur ancienne. — Parmi les monuments les plus vieux, on peut citer ainsi la basilique des saints Pierre et Paul (ive s.), plusieurs fois reconstruite et qui date enfin ◀de▶ 1019 ; la cour ◀de▶ Pilate (viiie s.), avec un bénitier où, paraît-il, le procurateur ◀de▶ Judée se lava les mains après avoir livré le Christ ; le Baptistère du St-Sépulcre, qui dans l’état actuel, remonte au xie siècle, et dont l’intérieur est ◀d’▶une grande barbarie, — toutefois qu’il ait gardé, à l’étage du cloître, une galerie en plein-cintre assez heureuse. Avec le xiie siècle, apparaissent dans la ville les tours ◀de▶ guet, — qui servaient ◀de▶ refuge dans les cas si fréquents ◀de▶ guerre ou ◀d’▶émeute, et dont il existait autrefois environ deux cents. Deux d’entre elles ont subsisté ; ce sont les célèbres tours penchées, — penchées dès le xive siècle, par suite ◀d’▶un affaissement du terrain. — À la période ogivale, se rapportent l’église Saint-François (1236-1263) qui imite les églises gothiques françaises ; le palais du Podestat (1247) remanié au xve siècle, mais dont la tour del’Arringo a gardé ses ouvertures romanes ; St-Pétrone, commencé en 1390 et dont les travaux au xviie siècle duraient encore ; l’église St-Maria dei Servi (1381), curieuse par son préau extérieur ; le Palais Communal (xve s.) ; la loge des Marchands (xive s.), en briques et marbre ; des palais nombreux, etc.… Mais je dois dire que certains éléments ◀de▶ l’architecture bolonaise ont peu ◀d’▶agrément : le type par exemple des fenêtres arrondies au sommet et divisées par un meneau. Certaines cours avec préaux sont lourdes en la superposition ◀de▶ leurs galeries, et d’autres constructions, comme le Palais des Écoles ou Archigginasio, offrent les mêmes files ◀d’▶arcades que tous les nigauds admirent dans notre rue de Rivoli. — Bologne, qui était une ville universitaire, a aussi gardé une curiosité, — les tombeaux des ses glossateurs, place Malpighi, en face de l’église St-François, — ◀de▶ bizarres édicules formés ◀d’▶une pyramide portée sur deux étages ◀de▶ colonnes. Mais les façades ◀d’▶églises sont lamentables — comme en général, du reste, dans toute la péninsule. Les Italiens en effet n’en ont jamais su imaginer, et à côté des murs ◀de▶ bicoques qu’ils ont construits, nos cathédrales ◀d’▶Occident, ◀de▶ France, ◀d’▶Allemagne, ◀d’▶Angleterre — présentent ◀d’▶incomparables merveilles ; rien que pour St-Pétrone, on conserve dans une annexe une collection ◀de▶ trente projets différents pour la façade. Or on l’a simplement formée ◀d’▶une muraille nue, percée ◀de▶ trois portes. — Pourtant les églises ◀d’▶Italie, on le sait, sont surtout intéressantes par la décoration intérieure, le nombre souvent extraordinaire des œuvres d’art qu’elles recèlent. Sculptures, peintures, monuments funéraires s’y montrent à chaque pas, car elles n’ont pas été dévastées comme les nôtres par la sottise des huguenots et la sauvagerie des révolutionnaires. À Bologne, on trouve ainsi, à côté des pleureuses ◀de▶ Santa Maria della Vita, qui semblent prises ◀de▶ coliques en regardant le cadavre du Christ ; ◀de▶ la statue archaïque du pape Boniface VIII ; ◀d’▶une ancienne croix ◀de▶ bois conservée à l’église Saint-Étienne, — l’opulence du tombeau ◀de▶ saint Dominique ; du maître-autel des Maxegue, à l’église St-François ; le tombeau ◀d’▶Anton Galeazzo Bentivoglio, à St-Jacques-le-Majeur, par Jacopo della Quercia : le tombeau ◀d’▶Alexandre Tartagni, à St-Dominique, par Francesco di Simone. Les sculpteurs employaient pour les reliefs, les encadrements ◀de▶ portes, la décoration intérieure, non seulement la pierre, mais la terre cuite, le stuc, la marqueterie (tombeau Nacci à Saint-Pétrone, ◀d’▶Onofrio ; Madone ◀de▶ N. dell’Arca, terre cuite ; — relief en argile peint ◀d’▶Onofrio, Sainte-Maria dei Servi ; portail en terre cuite ◀de▶ Sperandio, à Ste-Catherine ; — encadrement ◀de▶ stuc à Saint-Vital et Saint-Agricola, par Formigine ; marqueterie ◀de▶ Fra Raffaele, chapelle Malvopizi, à Saint-Pétrone) et s’il n’y eut pas ◀d’▶école ◀de▶ sculpture bolonais ◀de▶ nombreux artistes travaillèrent dans la ville, — y compris notre Jean de Bologne, ◀de▶ Douai, auquel on doit la très belle fontaine ◀de▶ Neptune, dont le projet était ◀de▶ Tommaso Laurenti, architecte et peintre palermitain.
Un premier chapitre résume excellemment l’histoire mouvementée ◀de▶ Bologne, et il y a pour clore le livre ◀de▶ M. P. de Bouchaud une très bonne étude ◀de▶ la peinture locale, du xiie au xviiie siècle.
Les Théâtres.
Maisons-Laffitte. Théâtre ◀de▶ M. de Clermont-Tonnerre : Joconde, comédie ◀de▶ M. Fernand Nozière (8 et 9 juillet)
Joconde, ◀de▶ M. Nozière, joué sur le petit théâtre du Comte de Clermont-Tonnerre, n’est point un spectacle ◀de▶ plein air, mais c’est bien un spectacle ◀d’▶été et ◀de▶ campagne. Rien de plus spirituel et de plus amusant et aussi de plus vif. M. Fernand Nozière ne ressemble plus guère au Fernand Weyl qui collaborait à l’Art et la Vie, au temps où une certaine jeunesse professait un culte envers M. Gabriel Séailles, On pontifiait beaucoup en cette saison-là dans les cénacles qui voulaient aller vers la Vie (avec un grand V). Depuis M. Weyl ayant pris pseudonyme ◀d’▶un héros ◀d’▶Anatole France a rédigé, au Temps des chroniques ◀d’▶un humour désenchanté et ◀d’▶une philosophie souriante et décevante. Critique dramatique sévère au genre dit « parisien », indulgent aux audaces, et même aux tentations dites « révolutionnaires », M. Nozière s’est montré manifestement l’ennemi ◀de▶ l’art traditionnel.
Moraliste, M. Nozière l’est à la façon ◀de▶ Crébillon fils, du Diderot des Bijoux indiscrets et du Choderlos de Laclos des contes plus encore que du Laclos des Liaisons. Tous les petits auteurs du xviiie siècle sont familiers à M. Nozière. Je ne doute point ◀de▶ lui voir un jour porter à la scène la Felicia d’Andréa de Nerciat ou quelque récit ◀de▶ Nogaret, ◀de▶ Gudin, ◀de▶ Baculard d’Arnaud ou ◀de▶ Robbé de Beauveset. Mais M. Nozière a le talent plus léger que ceux-ci. Il sait conter avec grâce. Il porte dans les sujets les plus badins la plus grande pureté ◀de▶ style. Summa lasciva, summa verba !
Aujourd’hui M. Nozière a puisé son sujet au-delà ◀de▶ son époque préférée. L’aventure ◀de▶ Joconde figure pour la première fois dans le Roland Furieux de l’Arioste et en occupe le xxviiie chant, qui débute ainsi :
— Femmes aimables ! et vous dont le bonheur est ◀de▶ les adorer, ◀de▶ grâce n’écoutez pas l’histoire que l’hôte ◀de▶ Rodomont se prépare à conter ! etc…
Benchè nè macchia vi può dar nè fregioLingua si vile ; e sia l’uzancha vecchia,Che il volgare ignorante ognùn riprenda,E parlè di quel che meno intenda.
La Fontaine a mis cette histoire en vers légers. Il ne semble pas que M. Nozière se soit davantage souvenu ◀de▶ celui-ci que ◀de▶ celui-là, et il a développé la donnée des deux auteurs ◀de▶ manière originale.
Astolphe, roi de Lombardie, joignait « aux fleurs ◀de▶ la jeunesse une si parfaite
beauté »
que les dames ◀de▶ sa cour n’avaient pas à faire effort pour l’aimer et
le lui prouver. Elles le lui prouvaient si facilement que, las ◀de▶ tant ◀d’▶hommages et
ayant appris par le discours ◀d’▶un gentilhomme ◀de▶ Rome que n’étonnait pas le faste ◀de▶ sa
cour —, que le jeune cavalier romain Joconde lui pouvait être opposé en rival, le prince
mande Joconde auprès de lui.
Toutefois, le gentilhomme tant vanté arrive à Milan avec une allure déconfite. Avant de
quitter son château, n’a-t-il pas découvert que Béatrice, sa femme, le trompait avec le
page Lélio ? Astolphe se raille ◀de▶ sa mésaventure et « assez semblable aux jolies
femmes, qui louent facilement celles dont elles ne craignent pas la
supériorité »
, le comble ◀de▶ caresses et ◀d’▶attention. Hélas ! pour être roi on
n’en est moins autant qu’un autre expose à porter la coiffure ◀de▶ Sganarelle ! Astolphe
s’aperçoit que la reine de Lombardie, sa femme, est la maîtresse ◀de▶ son bouffon. Un même
destin réunit Joconde et le Roi. Mais à l’encontre du Sultan des Mille
nuits et Une nuit, ils ne tireront pas vengeance des infidèles. Ils décident
seulement ◀de▶ quitter la cour et ◀de▶ courir l’Italie à la recherche ◀d’▶une femme vertueuse
et jolie et emmènent avec eux le Fou et le Page qui les ont trompés. Comme la chemise
◀d’▶un homme heureux du conte arabe, la femme vertueuse et jolie est introuvable. Après
bien des déceptions, ils croient avoir rencontré l’oiseau rare sous les espèces ◀d’▶une
accorte paysanne, Isabelle, fille du fermier Léonard, jolie comme l’amour et sage comme
un ange.
Déjà Astolphe et Joconde entament la louange ◀de▶ la vertu. Ils déchanteront bientôt en apprenant que Léonard et Isabelle ne sont que deux comédiens dressés par Béatrice et la Reine qui ont voulu ainsi décourager les maris présomptueux. L’infidélité des femmes est une réalité, mais leur vertu n’est qu’un mensonge ◀de▶ comédie. Tous les hommes sont trompés. Ils n’ont qu’à se résigner à l’être. Assagis et philosophant, Joconde et le Roi, désormais sans jalousie ni passion, rentreront chez eux vivre le reste ◀de▶ leur âge.
Dunque possiamo creder que più felleNon sien le nostre, o men dell’altre caste ;E se son come tutte l’altre sono,Che torniame o godercele fia buono.
Cette morale était déjà celle du Demetrios d’Aphrodite après celle des petits lyriques grecs et celle ◀de▶ Molière. On devine sous quel ton ironique M. Nozière la présente ; comment il raille la jalousie, l’amour-passion, la vanité ◀de▶ la possession unique. Avec quelle nonchalance il vante l’indulgence et conseille ◀de▶ prendre le plaisir qui passe. Couronne-toi ◀de▶ rose, ne t’embarrasse pas ◀de▶ l’avenir. La sagesse épicurienne s’exprime dans sa pièce en une prose rythmée, ocellée ◀d’▶alexandrins, parfois rimée, très savoureuse, très achevée…
Mais le meilleur commentaire des théories ◀de▶ M. Nozière, on le puisa beaucoup dans l’interprétation ◀de▶ Joconde. Mlle Ventura, fine et alerte sous le pourpoint noir et or ◀d’▶Astolphe, Mlle Duluc rieuse, mélancolique, charmante sous le travesti ◀de▶ Joconde, Mlle Marthe Mellot en Bouffon, Mlles Dorziat et Colonna, les épouses infidèles, Mlles Devimeur, Lucienne Roger, Pascal, Georgette Armand ajoutaient à la prose ◀de▶ M. Nozière la glose souriante ◀de▶ leurs beautés diverses et également entraînantes. Il y eut des danses et Mlle Gabrielle Dorziat rappela la Danse des sept Voiles ◀de▶ Salomé avec infiniment ◀de▶ charme, ◀de▶ sensualité et ◀d’▶élégance.
Lettres italiennes
Giulio de Frenzi : Un Eroe : Alfredo Oriani, Bibl. della Rivista di Roma
L’étude, rapide et émue, que M. Giulio de Frenzi a consacrée au dernier grand disparu ◀de▶ l’Italie intellectuelle, à Alfredo Oriani, a un double caractère pour ainsi dire national, qui en accroît considérablement la force spirituelle dont elle est animée. C’est un hommage pieux et c’est une révélation. L’hommage est rendu par un jeune écrivain à un mort trop longtemps méconnu, un mort à peine illustre, et par la plume ◀de▶ M. de Frenzi toute une jeunesse pensive et attristée semble exprimer non un deuil, mais une conscience critique qui sait admirer ; la révélation est celle ◀d’▶un des plus purs et des plus forts lettrés ◀de▶ l’Italie contemporaine. Et l’ouvrage ◀de▶ M. de Frenzi ne s’adresse pas seulement au gros public entraîné par les vicissitudes ◀de▶ la mode, mais aussi à la phalange ◀d’▶écrivains et ◀d’▶artistes qui ne savent honorer un des leurs que si la suggestion collective ◀de▶ la renommée le leur impose.
Alfredo Oriani est mort, ai-je dit, à peine illustre. C’était un grand solitaire, un ermite des Romagnes, enfermé dans le vigoureux silence ◀d’▶un pays rude et puissant, au milieu d’une race ◀de▶ laboureurs, dont l’esprit et les mœurs apparaissent toujours à ceux qui les approchent comme des indomptables expressions ◀de▶ fierté aux reliefs bibliques. Tourmenté par la plus intime, la plus profonde des luttes contre les engouements ◀de▶ son temps, avec la conscience de plus en plus nette ◀d’▶une mission idéale à accomplir dans la vie renouvelée ◀de▶ sa nation, Alfredo Oriani, homme ◀de▶ lettres et surtout homme ◀d’▶idées, fut amené par l’intolérance ◀de▶ son caractère, et par le caractère ◀de▶ celle qu’il crut et qui devait être sa mission, à se retirer dans la solitude. Il s’enferma loin des manifestations par trop bruyantes ◀d’▶une littérature et ◀d’▶une philosophie qui se voulaient nouvelles, mais qui subissaient sans cesse les ondoiements ◀de▶ la pensée étrangère. Les œuvres ◀d’▶Alfredo Oriani furent toutes saluées par le silence ; et ce n’étaient pas non plus le silence respectueux qu’on garde devant les morts, ni le silence hostile par lequel souvent on brise les efforts des vivants qu’on n’agrée point ; c’était le silence indifférent, aux apparences involontaires, qu’on accorde aux hommes et aux choses sans signification.
Cependant l’écrivain qui dès ses débuts avait su s’élever au rôle ◀de▶ contempteur ◀de▶
toutes les orientations du sentiment et ◀de▶ la pensée communs et surannés, y compris la
morale, a toujours ému quelques esprits dignes. Vers la fin ◀de▶ sa vie, ceux-ci
forcèrent les regards ◀d’▶un plus large nombre ◀d’▶admirateurs à se tourner vers le
puissant écrivain méconnu. Et aujourd’hui M. de Frenzi peut écrire cette phrase qui
s’impose à la réflexion ◀de▶ tous les lettrés : « Dans le nom et par l’œuvre
◀d’▶Alfredo Oriani se ferme, pour l’histoire ◀de▶ la pensée et ◀de▶ la littérature
italiennes, un cycle ◀de▶ cent ans, qu’un autre grand fils des Romagnes avait ouvert :
Vincent Monti. »
Monti apparaît à l’auteur ◀de▶ cette vibrante et synthétique étude comme le poète
italien représentatif des tâtonnements, des affaissements et des docilités du
commencement du siècle dernier, comme l’expression ◀de▶ toute la multitude enthousiaste
ou découragée des artistes et des politiciens ◀de▶ son temps, et des flottements du
sentiment ◀de▶ l’Europe sous la violence ◀de▶ la houle napoléonienne. Oriani, au
contraire, se montre « dans un moment où triomphent le scepticisme et le
classicisme, et il élabore ◀de▶ nouveau en une synthèse personnelle les éléments même
les plus troubles du romantisme poétique et philosophique ◀de▶ tout le
siècle »
.
Arrivé à Bologne alors que sur les ruines des châteaux romantiques Giosuè Carducci restaure prodigieusement le temple ◀de▶ la beauté païenne, Alfredo Oriani respecte, admire, mais ne s’approche pas : il demeure dans son coin, certes plus orgueilleux ◀de▶ la solitude qu’il ne soit satisfait ◀de▶ la pénombre. Il s’essaie à une poésie différente, il réalise une esthétique diverse, il présente une autre politique. Les premiers éclats ◀de▶ sa voix sonnent âpres et violents, comme des défis. — Il débute avec des négations des contradictions, des injures : il est pessimiste et obscène, méphistophélique et blasphémateur. Il soulève un scandale parmi les sages manzoniens, et il ne plaît pas aux néo-classiques qui ne peuvent pas approuver ce que dans ses audaces il y a ◀d’▶incorrect, ◀de▶ sans mesure, ◀de▶ brutal, ◀de▶ spontané. Ensuite, sa négation s’assombrit dans une étrange nostalgie ◀de▶ doute et ◀d’▶espoirs, ◀de▶ laquelle peu de gens s’expliquent le pourquoi. Une fois calmée la clameur des indignations, l’écrivain est peu à peu oublié ; le public le repousse, le silence l’absorbe ◀de▶ nouveau, la solitude le reprend.
Autour de lui, on fait le désert. Lui-même semble s’y plaire, s’enivrer presque ◀de▶ l’isolement où sa personnalité devient plus forte, se purifie, acquiert la conscience ◀d’▶elle-même. On le dirait content ◀de▶ briser ses derniers liens avec les hommes. Il voit peut-être dans l’impossibilité ◀d’▶être compris la preuve ◀de▶ sa supériorité. Et ◀de▶ son mélancolique ermitage, le dédaigneux anachorète voit lentement passer les longues années ◀de▶ l’oubli. Par une invincible nécessité ◀de▶ son esprit, il continue, point écouté, à dire sa parole. Et tandis que sa vision du monde et des âmes devient toujours plus douloureusement aiguë, l’indifférence se condense autour de lui comme un lourd brouillard. Alfredo Oriani semble se survivre. Il reste ◀de▶ lui une renommée vague ◀de▶ romancier bizarre et satanique, dont les livres — le terrible Non et le très immoral Au-delà — ne sont plus recherchés que par quelques pécheurs platoniques abonnés à des bibliothèques circulaires ◀de▶ province. ◀De▶ ces pages on ne rappelle que l’impudeur bravante et l’impiété ; on n’observe pas l’anxieuse méditation qui les féconde, la fièvre ◀de▶ la pensée qui les brûle, le spasme ◀d’▶originalité qui les tourmente. Il importe peu que sur les caractères les plus évidents, parce que extérieurs, ◀de▶ ces premières œuvres ◀de▶ Oriani, prévalent désormais les qualités essentielles ◀de▶ la nature ◀de▶ penseur et ◀d’▶artiste. Qu’il donne le collier des quatre plus profonds romans italiens modernes, Jalousie, la Défaite, Tourbillon, Holocauste ; qu’il affirme et qu’il illustre sa conception morale et philosophique ◀de▶ la famille dans ce livre fondamental qui est Mariage et Divorce ; qu’il élève sa construction spéculative ◀de▶ l’histoire dans la puissante architecture ◀de▶ Lutte politique ; il ne trouve personne qui fasse attention à lui. « Je suis l’écrivain le moins lu ◀de▶ l’Italie », dit-il avec une ironie amère et vraie. La foule des gens cultivés, ou ◀de▶ ceux qui se croient tels, se nourrit ◀de▶ galantes historiettes françaises et ◀de▶ bavardes sociologies démagogiques, et applaudit aux poètes qui l’étourdissent avec le vide sonore ◀de▶ leurs rimes précieuses. Une génération est déjà passée : pour celle qui lui succède, même le nom ◀d’▶Alfredo Oriani est inconnu ; une lourde pierre semble baissée pour toujours sur son tombeau ◀d’▶homme vivant.
Alfredo Oriani était enfin sorti ◀de▶ cet exil. Mais la faveur ◀de▶ la grande renommée n’a pas rendu moins amère la dernière période ◀de▶ sa vie. Les princes aussi, jouets insignifiants ◀de▶ la mode au même titre que toute la foule, lui refusèrent leur attention. Peu ◀d’▶anecdotes ◀de▶ la vie des grands esprits nous émeuvent et nous révoltent plus que celle qui nous montre Oriani demandant à un prince ◀de▶ la maison régnante ◀de▶ le laisser prendre part comme poète à une expédition au Pôle Nord que ce prince allait tenter. Oriani aurait chanté la gloire du grand effort humain accompli par un prince ◀de▶ sa race, tandis que les savants ◀de▶ l’expédition se seraient attardés dans leurs observations. Pendant des jours et des nuits pleins ◀d’▶anxiété, perdu dans sa retraite en pleine campagne, le poète attendit le messager qui devait lui apporter la plus grande, et peut-être la seule, joie ◀de▶ sa vie. Mais les puissants, princes ou ministres, « amis des artistes », ne sont que des pharisiens amis des plus « arrivés » ; le prince ne répondit même pas au solitaire ; il le dédaigna comme l’avait fait la foule, avec laquelle il peut partager aujourd’hui le mépris ◀de▶ tous ceux qui sont enfin capables ◀d’▶apprécier l’écrivain mort que M. de Frenzi appelle savamment : un héros.
R. Torrefranca : La vita musicale dello Spirito, Boca, Turin
M. R. Torrefranca vient de publier une œuvre sur la Vie musicale ◀de▶ l’Esprit. Depuis quelques siècles, la Musique s’est affirmée comme l’art suprême, en continuelle et toujours étonnante évolution ; depuis un siècle environ les philosophes en reconnaissent la puissance idéologique et sa suprématie dans tout le dynamisme spirituel du monde. M. Torrefranca essaie ◀de▶ créer un système esthétique où la musique garderait le secret matériel ◀de▶ toute inspiration. Il met la musique à la base ◀de▶ toute l’architecture esthétique ou sont représentés les fantômes millénaires et éternels ◀de▶ l’œuvre spirituel. Il comprend la musique comme le paradigme parfait ◀de▶ l’harmonie universelle, ainsi que l’entendirent Schopenhauer et Schelling.
M. Torrefranca conçoit cependant, entre les arts et la musique, une différence essentielle, qui serait semblable à celle que la grande école occultiste accorde à l’idée pure du triangle qui peut être conçu sans forme, et à l’image triangulaire des côtés et des sommets. La musique serait l’intuition pure ◀de▶ l’harmonie ; les autres arts seraient l’intuition manifestée en image. M. Torrefranca accepte l’erreur, extrêmement répandue même parmi les musiciens, qui voit la musique comme essentiellement indéfinie, et exempte ◀de▶ toute précision ◀de▶ langage, qu’il soit poétique ou plastique. Tandis que la musique a la phraséologie très nette ◀de▶ ses rythmes, qui expriment des « états spirituels », parfaitement reconnaissables, ce langage, sans doute très large, et qui suggère plus qu’il ne définit, est en quelque sorte arrêté au fur et à mesure que les grands musiciens enrichissent leurs apports la tradition expressive musicale. Ensuite, le processus la manifestation esthétique s’accomplit chez un musicien comme chez tout autre artiste. L’art ne consiste que dans l’arrêt sensible et immuable ◀d’▶une harmonie, saisie par l’artiste à travers l’émotion particulière, involontaire sinon inconsciente, qu’il en a ressentie, et qu’on appelle l’inspiration. Et par la diversité des tempéraments physio-psychiques, résultant ◀de▶ la culture des possibilités originaires ◀de▶ chaque artiste, la même harmonie des êtres et des choses se manifeste à chacun dans un rythme particulier. Il est indifférent qu’un artiste soit porté à l’arrêter en une vision ◀de▶ forme, ou ◀de▶ couleur, ou à l’évoquer par des signes qui expriment des tons rudimentaires asservis à la géométrie ◀de▶ la parole syllabique, ou à ◀de▶ vastes combinaisons ◀de▶ tons servis à l’arithmétique ◀de▶ la parole rythmique.
Les modes ◀de▶ manifestation esthétique ne varient d’ailleurs que fort peu dans les deux catégories pratiques : la Musique (et son complémentaire : la Poésie) et l’Architecture (et ses complémentaires : la Sculpture et la Peinture), qui répondent aux deux catégories théoriques : des Rythmes du Temps et des Rythmes ◀de▶ l’Espace.
Cependant, la Musique est l’Art suprême, en tant qu’elle permet les plus larges expressions ◀de▶ toute l’émotion que les hommes peuvent ressentir devant ces révélations incessantes ◀de▶ l’« équilibre » universel qu’on considère comme des « harmonies », et que chaque artiste veut et peut arrêter pour tous. C’est pour cela que la musique influence en même temps les hommes et les animaux ; l’expression animale autant que l’expression humaine est contenue dans ses « révélations ». Elle est, par cela même, le seul art qui soit à la fois animique, ◀de▶ la manière la plus étendue, et physiologique ◀de▶ la manière la plus entraînante.
Le livre ◀de▶ M. Torrefranca a une importance certaine dans les recherches des exégètes contemporains que l’incroyable et incessante évolution ◀de▶ la musique — le seul art, ai-je démontré ailleurs, qui se complique progressivement, dans le sens ◀de▶ l’accroissement du nombre humain — étonne et fait réfléchir.
Emil Zilliacus : Giovanni Pascoli et l’Antiquité, Helsingfors Centraltryckéri, Helsingfors
Dans une étude des plus remarquables sur Giovanni Pascoli et l’Antiquité, M. Emil Zilliacus étudie les réminiscences plus que les rapports qui lient le grand poète italien aux poètes méditerranéens. M. Zilliacus a parfaitement compris le sens ◀de▶ la poésie ◀de▶ Pascoli, si diverse ◀de▶ celle ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶ et aussi puissante. Cette poésie est un des plus étranges mélanges ◀de▶ l’esprit moderne, ◀de▶ l’inquiétude et ◀de▶ la subtilité psychologiques modernes, avec les grands paradigmes antiques, où les sentiments généraux ◀de▶ l’humanité sont arrêtés à jamais dans les symboles anthropomorphes du mythe ou ◀de▶ la légende. M. Zilliacus saisit les rapports étroits qui réunissent Pascoli à Hésiode, à Homère, à Pausanias, à Virgile, et en montre les emprunts nombreux faits par le poète contemporain aux antiques. Mais ayant saisi aussi le caractère profondément et spontanément panthéiste du lyrisme pascolien, l’auteur sait donner à ces emprunts une valeur toute particulière « ◀d’▶éléments ◀de▶ culture » qui ont servi à « développer » l’esprit du poète italien, même alors que telles strophes te sont que ◀de▶ pures et simples « traductions ». Cette sorte ◀de▶ contact direct avec le passé lyrique ◀de▶ la race, on peut le remarquer aussi pour la chanson ◀de▶ Roland « transposée » dans l’admirable Chanson ◀de▶ l’Olifant ◀de▶ Pascoli.
M. Luigi Siciliani, un des meilleurs disciples ◀de▶ Pascoli, a consacré à son maître, il y a quelques années, une importante étude que M. Zilliacus cite souvent. Et ce volume sur les rapports les plus profonds ◀d’▶un grand poète avec les Antiques est une étude ◀de▶ littérature comparée, qui est à la fois l’œuvre remarquable ◀d’▶un esthéticien et ◀d’▶un savant.
Cosimo Noto : Giulio Nelli ossia l’Atanismo nella Fede socialista, Préface ◀de▶ Guido Podrecca, Mongini, Rane
Une forte volonté ◀de▶ renaissance idéaliste, un grand élan ◀d’▶esprit vers des synthèses nouvelles sont si généralisés parmi les artistes et les penseurs, et tendent tellement à ébranler la conscience ◀de▶ maint savant qu’on peut signaler avec joie des ouvrages et des gestes qui nous paraissent dans ce sens symptomatiques. Sir Olivier Lodge lui-même a bien pu s’écrier dernièrement que l’université ◀de▶ Birmingham a besoin ◀d’▶une chaire ◀de▶ littérature grecque, puisque les hommes ne sont pas nés pour construire des machines, mais que la vie intellectuelle repose sur la poésie… On n’avait pas encore tenté jusqu’ici une synthèse tout idéaliste ◀de▶ la sentimentalité humanitaire et du besoin ◀de▶ croyance eu un bonheur ultra-terrestre. M. Cosimo Noto vient de publier Giulio Nelli ou l’Atavisme dans la Foi socialiste, un livre assez singulier sur ce sujet. Quoique conçu dans la forme et selon l’affabulation sentimentale des lettres du goethien Werther ou du foscolien Ortis, ce livre se révèle moderne dans la large part que dans la vie et dans l’évolution spirituelle du protagoniste l’auteur accorde à la science.
Le style n’en est point littéraire. La pensée n’en est point profonde ni neuve. Une très grande naïveté ◀d’▶écriture et ◀d’▶argumentation n’atteint pas le charme ◀d’▶une très grande ingénuité. La compréhension du dogme chrétien, ◀de▶ la divine fable chrétienne, est celle simplement bornée et anticléricale des Tribuns qui s’acharnent à montrer l’absurde ◀d’▶un monde bâti en « six jours » et qui ne comprennent pas le sublime légendaire ◀de▶ la longue agonie du Christ aboutissant au premier grand geste ◀de▶ solidarité humaine exprimé par les mots : pardonne-leur… Mais la belle qualité du livre ◀de▶ M. Cosimo Noto, que préface fort savamment Guido Podrecca est dans l’évolution du protagoniste. M. Giulio Nelli, ◀de▶ son ardent et implacable matérialisme s’élance à travers la douleur ◀de▶ la perte ◀de▶ la femme aimée, vers les spéculations progressives ◀de▶ son esprit qui l’amèneront à concevoir la foi socialiste comme la foi ◀de▶ l’humanité nouvelle amoureuse ◀de▶ l’amour universel, en lui donnant comme suprême élévation la croyance en l’immortalité ◀de▶ l’âme.
C’est un livre ◀de▶ vulgarisation populaire ◀de▶ la science. Mais ce qui m’importait ◀de▶ signaler, c’est, malgré tout ce qu’il contient ◀de▶ relatif et ◀de▶ sectaire, l’effort spiritualiste, ardent et réel qui l’anime.
Memento
Ceccardo Roccatagliata Ceccardi : Sonetti e Poemi, Soc. Ed. Ligure Apuana, Gênes. — G. P. Lucini : Revolverate, avec une préface ◀de▶ F.-T. Marinetti, Éd. ◀de▶ « Poesia », Milan. — G. P. Lucini : La Solita Canzone del Melibeo, Éd. ◀de▶ « Poesia ». — Omero Vecchi : Fiammeggiando l’Aurora, Éd. ◀de▶ l’Auteur, Rome. — Corrado Corradino : La Buona novella, poème, Treves, Milan.
Enrico Corradini : La patria lontana, Treves, Milan. — Giulio Caprin : Storie di poveri diavoli, Quintieri, Milan.
Luigi Valli : Dionysoplaton, Formiggini, Modena. — Arturo Labriola : Storia di dieci anni, « Viandante », Milan.
Guelfo Civinini : La Regina, Rivista di Roma, Rome.
Achille Loria : Malthus, Formiggini, Modena. — Emilio del Cerro : Giuseppe Mazzini et Giuditta Sidoli, S. T. E. N., Turin.
Tome LXXXVII, numéro 317, 1er septembre 1910
Ésotérisme et sciences psychiques.
Paul Vulliaud : La Pensée
ésotérique ◀de▶ Léonard de Vinci, in-18, Bernard Grasset
M. Paul Vulliaud vient de refondre son travail sur La Pensée ésotérique ◀de▶
Léonard de Vinci. Le nombre ◀de▶ pages a été plus que doublé. Il forme ainsi
réellement un nouveau volume. Pour M. Vulliaud, l’art doit être un symbole, c’est-à-dire
« la représentation ◀de▶ l’invisible par une chose visible, un Verbe »
.
Il est impossible, en effet, ◀de▶ représenter les conceptions ◀de▶ l’esprit autrement que
par les choses et les objets qui tombent sous nos sens. Mais, pour que le symbole soit
parlant, exact, il est nécessaire qu’il y ait analogie parfaite entre
lui et la chose signifiée. Et le symbole sera ◀d’▶autant plus complet, plus synthétique,
plus riche, par conséquent, ◀d’▶idées et ◀de▶ significations, qu’il réunira, à la fois en
une seule figure, l’actif et le passif, le masculin et le féminin, exprimera la dualité
universelle. C’est là sans doute la raison qui détermina Léonard de Vinci à donner à son
saint Jean-Baptiste et à son Bacchus une forme
androgynique.
◀De▶ tels tableaux — par l’union des contraires — réalisent le suprême équilibre, l’harmonie divine. Ils constituent pour l’occultiste ◀de▶ véritables pentacles.
Les Revues.
Memento [extrait]
[…]
Le Centaure (juillet-août) : M. Christian Beck, « Christ à Capri. » […]
Art ancien
Léonard de Vinci : Traité ◀de▶ la Peinture, traduction nouvelle par Péladan (Delagrave, 7 fr. 50)
Comme M. Élie Faure, M. Péladan a le goût ◀de▶ la spéculation esthétique. Aussi n’a-t-il pu résister au désir ◀de▶ joindre à sa traduction du Traité ◀de▶ la Peinture, ◀de▶ Léonard de Vinci, un commentaire « perpétuel ». Il est plein ◀d’▶aperçus ingénieux. Pourtant l’ingéniosité ne suffit pas toujours pour suppléer au manque ◀de▶ pratique ◀d’▶un art, et quand M. Péladan parle technique, il erre assez facilement. Léonard écrit :
Il y a beaucoup de gens qui ont le désir et l’amour du dessin, mais qui manquent ◀de▶ disposition, et cela se révèle chez les enfants qui sont sans diligence, et jamais ne finissent leurs croquis avec les ombres.
Et M. Péladan déduit :
Importante observation et qui aujourd’hui s’appliquerait non aux dessins et aux enfants, mais aux tableaux et aux artistes mûrs. Sans demi-teinte, pas ◀de▶ clair-obscur, et aucune demi-teinte n’est possible sans une touche fondue et où le coup ◀de▶ pinceau disparaît.
Croire qu’il n’est pas possible ◀de▶ modeler sans faire disparaître le coup ◀de▶ pinceau
est au moins surprenant. C’est un peu comme si l’on demandait aux sculpteurs ◀de▶ faire
disparaître leur coup ◀de▶ ponce à l’aide du papier ◀de▶ verre. Ailleurs, le Vinci observe
justement qu’il est plus difficile ◀d’▶ombrer une figure que ◀d’▶en dessiner les contours,
et il en donne pour raison qu’on peut dessiner toutes sortes ◀de▶ traits en travers ◀d’▶un
verre plat placé entre l’œil et l’objet, tandis que ce procédé est inutile à l’égard
des ombres. Cette raison, pour M. Péladan, n’est pas excellente ; il y en a une autre
plus décisive selon lui, et la voici : « l’ombre seule rend l’expression,
l’individualité, c’est-à-dire l’âme »
. Certes le modèle concourt à
l’expression, mais simplement dans la mesure où il concourt à la traduction des
formes ; le trait, dans une œuvre ◀d’▶Holbein par exemple, est au moins aussi expressif
que le modèle. Je ne veux pas insister davantage sur ces détails et je préfère
remercier M. Péladan du soin qu’il a mis à traduire les notes du maître et à les
présenter dans un ordre rationnel qui en rend la lecture plus attrayante. Ce que le
Vinci a écrit sur la technique ◀de▶ son art est ◀d’▶une grande intelligence, et demeure
infiniment précieux pour nous.
Memento [extrait]
[…] Dans la Revue ◀de▶ l’Art ancien et moderne, […] un commentaire ◀de▶ M. Gaston Migeon sur les bronzes italiens ◀de▶ la Renaissance ◀de▶ la collection Thiers ; l’érudit conservateur nous montre l’intérêt ◀de▶ ces pièces admirables un peu perdues dans une collection trop mêlée. J’ai plaisir à signaler également une étude ◀de▶ M. Aldo Ravà extraite ◀de▶ l’Arte et consacrée au portraitiste vénitien Lodovico Gallina (1752-1787) : ce petit maître charmant bénéficia, comme Alessandro Longhi, ◀de▶ la faveur ◀de▶ la famille Pisani et il fit les portraits ◀de▶ plusieurs ◀de▶ ses membres ; par une coïncidence notable, il fut élu membre ◀de▶ l’Académie ◀de▶ peinture le même jour que Francesco Guardi, le 12 septembre 1784. […]
Musées et collections
Comme nous l’annonçons plus haut, une superbe publication a été entreprise par l’Institut Stædel de Francfort : un recueil en fac-similé ◀de▶ cent des plus beaux dessins que possède ce musée, particulièrement riche en dessins ◀de▶ maîtres. […] Cinq livraisons sur dix (à 16 marks, composées chacune ◀de▶ dix planches) ont déjà paru. Toutes les écoles y sont représentées par des pièces ◀de▶ choix : […] l’école italienne par Bonsignori (Tête ◀de▶ jeune homme), Campagnola, Seb. del Piombo (étude pour Résurrection ◀de▶ Lazare de la National Gallery de Londres), Pinturicchio (jolie Madone), Annibal Carrache (la Cour du palais Farnèse), Raphaël (étude pour le Diogène de l’École d’Athènes), Piazzetta, Filippino Lippi (Tête ◀de▶ jeune homme), Mola […].
Tome LXXXVII, numéro 318, 16 septembre 1910
Les Revues.
Memento [extrait]
[…]
Les Rubriques nouvelles (1er août). — […] M. Pierre Fons : « le Préjugé contre Botticelli. »
[…]
Lettres allemandes.
Memento [extrait]
[…]
Les Süddeutsche Monatshefte (septembre) […]. Le célèbre sculpteur munichois Adoiph Hildebrand juge sévèrement le fameux buste ◀de▶ Flore attribué à Léonard de Vinci et que Guillaume II a déclaré authentique. Il conclut que c’est l’œuvre ◀d’▶un « faiseur ».
[…]
Tome LXXXVII, numéro 319, 1er octobre 1910
À la Toscane
Tome LXXXVII, numéro 320, 16 octobre 1910
Une folie littéraire, Venise
Certaines villes ont vraiment le privilège ◀de▶ constituer un domaine à part dans le domaine commun ◀de▶ la vieille civilisation européenne. Elles s’évoquent immédiatement à notre esprit avec les mots différents ◀de▶ ceux dont nous nous servons pour qualifier les autres cités humaines : tantôt leur âme correspond à une impulsion précise ◀de▶ notre âme, tantôt, au contraire, elle n’est qu’un leitmotiv, un thème général sur lequel brodent nos sensibilités particulières.
Venise est au nombre ◀de▶ ces dernières villes. Depuis qu’on la célèbre dans toutes les langues et dans tous les arts, son image s’est modifiée bien des fois suivant les époques ou les artistes qui la magnifièrent, — et c’est une preuve ◀de▶ la prodigieuse richesse ◀de▶ sa vie intérieure. En tout cas, jamais comme aujourd’hui elle ne connut des admirateurs aussi fanatiques, aussi délirants : ce ne sont plus des individus, ce sont des foules entières qui, chaque printemps et chaque automne, se dirigent vers la cité ◀de▶ l’Adriatique avec une ferveur ◀de▶ pèlerins passionnés. Du couple en voyage ◀de▶ noces au couple adultère en rupture ◀de▶ ban conjugal, ◀de▶ l’Allemand costumé ◀de▶ vert à l’Anglaise neurasthénique, en passant par toutes les espèces ◀de▶ touristes imaginables, c’est une même foi, soutenue et vivifiée par le Baedeker, qui vient s’alimenter dans la ville unique. Cette foi s’est répandue, s’est exprimée en une littérature copieuse qui a renforcé l’enthousiasme lui-même. En sorte qu’aujourd’hui Venise n’est plus un certain port, ◀d’▶un certain nombre ◀d’▶habitants, situé sur les côtes italiennes : c’est une entité littéraire, c’est le décor obligatoire ◀de▶ certaines scènes, l’accompagnement ◀de▶ certains actes, le leitmotiv ◀de▶ certains sentiments. C’est un mot évocateur, comme celui ◀de▶ Byzance, par exemple, — et, demain, la ville peut bien être démolie ◀de▶ fond en comble, ses canaux comblés ou le tramway électrique installé, Venise subsistera, intangible, dans le magasin aux accessoires littéraires.
Cette transformation en une sorte ◀de▶ mythe ◀d’▶une belle ville ◀d’▶art paraît assez curieuse et assez caractéristique du snobisme contemporain pour qu’on recherche quelles furent ses causes et quels ont été ses effets. Comment et pourquoi s’est imposé à nous le décor vénitien ? Que représente-t-il exactement pour nos romanciers, pour nos dramaturges, pour nos poètes ? Quels effets en ont-ils tirés ? Quelles variantes nous en ont-ils données ?
Et, d’abord, pourquoi Venise elle-même ? Pourquoi entre tant de villes, pittoresques ou émouvantes, ◀de▶ la vieille Europe avoir fixé son choix sur les pierres vénitiennes ?
À la vérité, on distingue bien ce qui paraît tout de suite incomparable à nos contemporains dans la cité des doges : l’étrangeté même ◀de▶ la ville.
Son opulent passé, la variété et la magnificence ◀de▶ ses souvenirs, ses monuments et ses palais, on en peut trouver des répliques ailleurs, si admirables qu’ils soient à Venise, mais son destin né ◀de▶ sa situation géographique est unique. Cette mer, qui la défendit si longtemps contre l’invasion et qui la protège aujourd’hui contre la civilisation, accomplit l’œuvre la plus méritoire pour nos esprits inquiets ◀de▶ retrouver un passé intact. Somme toute, Venise est aujourd’hui la ville la plus originale ◀de▶ l’Europe, la seule grande cité probablement où l’on soit assuré ◀de▶ ne point rencontrer certains détails trop familiers : ni bicyclettes, ni autos, ni tramways, ni grands magasins, ni tavernes « colossales ». Un formidable anachronisme, voilà Venise. Une ville à part ◀de▶ toutes les autres : retenez bien ce dernier point.
Ajoutons tout de suite une raison ◀d’▶ordre matériel qui paraîtra superficielle au premier abord, mais qui a sa valeur pour un Français : Venise est une des belles villes étrangères aisément atteignables, à quelques heures seulement ◀de▶ Milan, à une demi-journée ◀de▶ chemin de fer ◀de▶ la frontière. Nous sommes un peuple qui commence à voyager, c’est entendu, mais nous n’avons pas encore acquis la vraie patience du touriste, nous nous irritons vite des monotones heures des trains, des mille obstacles qui se dressent entre nos désirs et leur réalisation. Or Venise est à nos portes. Situez-la seulement en Sicile et vous verrez…
Joignons maintenant quelques raisons artistiques. L’Italie a bénéficié, voici une quinzaine ◀d’▶années, ◀d’▶un regain ◀d’▶admiration qui, une fois de plus, l’a remise à la mode. Elle venait alors ◀de▶ subir une éclipse, du fait ◀de▶ la prédominance chez nous des théories réalistes. Venise surtout en avait pâti. Les clairs ◀de▶ lune, les sérénades, les gondoles, les exaltations sous les loggia, tout l’accessoire cher aux romantiques avait jeté dans l’esprit ◀de▶ Flaubert et ◀de▶ ses disciples une défaveur singulière sur la vieille cité. On s’en défiait comme ◀d’▶un beau poncif. Ni Goncourt, ni Daudet, ni Zola, ni Maupassant ne sont vraiment accaparés par Venise. Ils la saluent au passage, souvent ◀de▶ très loin. Seuls ◀d’▶anciens amis lui demeurent fidèles, les romantiques dans la personne ◀de▶ Gautier, les critiques ◀d’▶art dans celle ◀de▶ Taine. Il faut arriver au fléchissement des théories réalistes pour trouver une vraie réaction en faveur de l’Italie, et cette réaction se produira presque exclusivement au profit ◀de▶ Venise.
Seulement, il convient ◀de▶ distinguer : si les romantiques étaient des peintres, nous sommes des gens ◀de▶ lettres. S’ils étaient pris par la couleur, nous le sommes par la littérature. S’ils étaient hypnotisés par les lignes, nous le sommes par les idées. Et, sans doute, les tableaux ◀de▶ Ziem sont toujours une excellente affaire pour la rue Laffitte, mais nous n’allons pas à Venise à la suite de Ziem, nous y allons à la suite de Maurice Barrès, et voilà ce qu’il ne faut point oublier.
Le magnifique décor romantique rehaussé ◀de▶ couleurs éclatantes s’est effondré à jamais,
et nous n’avons plus en face de nous qu’une sorte ◀de▶ cité en décomposition, une ruine
triste et fiévreuse où le voyageur devra apprendre à épuiser la volupté du moment en
contemplant la destruction, « à sentir plus profondément la vie par la vision ◀de▶
tant de beautés qui s’en vont à la mort »
.
C’est une note entièrement nouvelle, qui n’est comparable en rien aux notes antérieures
sur le même sujet et qui donne tout de suite à Venise l’aspect particulier sous lequel
toute une génération va la considérer. Chacun sait que cette note, c’est l’esprit sec,
la sensibilité fatiguée ◀de▶ Maurice Barrès abordant au quai des Esclavons qui imaginent
◀de▶ la créer. Tout au moins c’est lui qui découvre la vraie formule et qui la fixe :
faire du spectacle vénitien un excitant pour neurasthéniques. « La volupté et la
mort, avait-il dit, une amante, un squelette sont les seules ressources sérieuses pour
secouer notre pauvre machine. »
C’étaient aussi des ressources magnifiques
pour alimenter dix années ◀de▶ littérature. Une fresque ◀de▶ la Mort et ◀de▶ la Volupté, voilà
désormais l’aspect ◀de▶ Venise pour chaque écrivain français qui se respecte. Les ombres
amoureuses du passé sont faciles à évoquer, et, du reste, dans le même temps où Maurice
Barrès s’excite et s’enfièvre dans le dédale des petits canaux, l’actualité littéraire
ravive l’aventure Sand-Musset-Pagello. Lettres éperdues, questions passionnantes !
« Aimèrent-ils ? N’aimèrent-ils point ? Couchèrent-ils ? Ne couchèrent-ils pas ? »
Polémiques, correspondances brûlantes exhumées, évocation ◀de▶ la longue file des amants
qui nouaient leurs jeunes ou leurs vieilles étreintes devant la magie du décor vénitien,
il n’en faut pas plus pour faire monter prodigieusement la vente des Baedeker (Italie
septentrionale) vers ces années 1900 et environs. Tout ce qui en France se croit ◀de▶ la
sensibilité supérieure (!) se rue vers l’Adriatique. La littérature vénitienne reflue
des artistes vers l’élite : désormais, voilà la ville des doges élue comme décor
sentimental ◀de▶ toute une génération.
Par ce que nous en avons déjà dit, on aperçoit quelle va être la nature ◀de▶ ce décor : Venise, cité la plus originale ◀de▶ l’Europe, ville à part entre toutes, sera évidemment le cadre pour vies exceptionnelles, pour aventures en marge de l’existence courante, pour passions étonnantes, pour tout ce qui, individus, caractères ou sentiments, s’élève au-dessus du vulgaire. Ce sera le refuge des hors la vie, des hors la loi sentimentale, ce sera l’asile sacré des poètes, des amants, des criminels, ◀de▶ tous les artistes, en un mot. On viendra y cultiver son paroxysme, et se sera aussi ridicule, au fond, que ◀de▶ « cultiver son fantastique », comme faisait la génération ◀de▶ 1830, mais la passion et le crime s’y sublimiseront, si je puis dire, et aucune loi morale n’y sera plus reconnue !
Comme on peut s’y transporter vite, on en appréciera ◀d’▶autant mieux le charme, car, malgré ses émotions violentes, la génération est pressée, ne l’oublions pas, et les adultères les plus bourgeois pourront s’y donner à peu de frais ◀de▶ voyage des allures magnifiques. Emma Bovary elle-même pourrait, sur ses économies, se payer cette cure ◀de▶ sentimentalité exaspérée.
Enfin cette idée ◀de▶ mort mêlée à la volupté flatte singulièrement l’âme bourgeoise ◀de▶ nos contemporains atteints ◀d’▶une littératurite aiguë.
Un voyage comme celui-là n’est décidément pas banal, où l’on peut s’apparenter pour quelques soirs ◀de▶ clair de lune à Alfred de Musset ou à Richard Wagner. Et quel riche sujet ◀de▶ conversation pour le retour !…
Comment voudriez-vous, dans ces conditions, qu’on repousse cette vieille courtisane fardée qu’est la Venise littéraire ! Mais si elle n’existait pas, il faudrait l’inventer, car elle est la toile ◀de▶ fond la plus heureuse pour dominer toute la sentimentalité fausse ◀de▶ notre époque. Et elle s’offre avec tant de bonne grâce qu’on ne peut décemment la repousser.
Voyons maintenant ce que nos artistes littéraires en ont fait.
La manière ◀de▶ Maurice Barrès, nous l’avons dit, domine tout le concert. C’est lui
l’incomparable chef ◀d’▶orchestre dont le geste un peu sec, mais si vibrant, déchaîne
toute la symphonie. Attitude incontestablement originale au moment où il la composait :
si l’on en excepte quelques passages ◀de▶ Chateaubriand, dont l’un relatif aux fêtes
italiennes « qui placent la mort à côté des plaisirs »
, ainsi que le
début du IVe chant ◀de▶ Childe Harold, nulle part on
n’avait parlé avec cet accent ◀de▶ la volupté tragique qui se dégage ◀de▶ Venise enfiévrée,
lézardée et croulante. Nulle part on n’avait su évoquer avec cette force les ombres du
passé qui, projetées sur le présent, lui donnent un aspect si nouveau. Quels beaux
morceaux oratoires que ces chapitres relatifs au chant ◀d’▶une beauté qui s’en va vers la
Mort ou aux Ombres qui flottent sur les couchants ◀de▶ l’Adriatique !
Narcisse incomparable penché sur une merveilleuse ville ◀d’▶art comme sur le plus splendide des miroirs, Maurice Barrès souligne tout ce qui fait pour lui la puissance incontestée ◀de▶ la cité des eaux. Et, avec une ingénuité enthousiaste, il incite chacun à participer à une culture sentimentale ◀de▶ cette sorte.
L’invitation n’avait nul besoin ◀d’▶être soulignée : notre génération cabotine qui cherche avec avidité toutes les occasions ◀de▶ se montrer « en beauté » n’a pas perdu une heure pour suivre cette voie, et à peine le cliché : Je me meurs dans Venise enfiévrée ◀de▶ volupté avait-il été tiré, mille poètes et autant ◀de▶ prosateurs se présentaient spontanément pour le développer sous mille formes. Ce fut affolant, ça l’est encore !
Les uns se considèrent avec une sorte ◀d’▶effroi tragique dans un décor aussi chargé ◀de▶ littérature et, anxieusement, s’interrogent à toute minute pour savoir s’ils vivent encore et comment ils vivent. Épouvantable vision !
Jean Lorrain crie qu’il est empoisonné et recherche ◀de▶ quelle nature est le philtre
qu’on lui a versé : il y trouve « la féerie ◀d’▶une architecture ◀de▶ songe dans la
douceur ◀d’▶une atmosphère ◀de▶ soie »
; la solitude des palais, la désolation des
lagunes, « le rythme nostalgique des gondoles, la morbide langueur ◀d’▶une
pourriture sublime… »
Voilà-t-il pas plus qu’il n’en faut pour tuer les plus
robustes gendelettres ! Et pourtant, ils virent ! Mais dans quel état ◀de▶ fièvre, tous
vous le confesseront. Jean Lorrain accusait le poison, Louis de Romeuf, dans l’Âme des villes, accuse le silence : « Je crois que c’est
surtout le silence et l’Eau, peut-être ? Le silence, à lui seul, suffisait pour
l’heure à vous démâter. C’est qu’il faut bien vous dire que le silence ◀de▶ Venise est
une contrainte analogue à celle ◀de▶ l’eau et qui vous ruine tout autant… »
Infortunés littérateurs !
Moins subtils que ces psychologues, mais tout aussi exaspérés, d’autres dressent la
ville unique sur un autel magnifique et l’adorent avec extase. M. d’Adelsward la baptise
Notre-Dame des Mers Mortes et entonne à sa louange le plus laudatif des cantiques :
« Tu me sembles une reine embaumée dormant son dernier sommeil sous des habits
somptueux… Et c’est comme un cortège mystique, immobile sur l’eau, comme le convoi
◀d’▶une agonisante dont ou entend les spasmes ◀de▶ peurs et ◀d’▶appels… »
Tous les
poètes s’exaltent, tous les prosateurs s’agitent. Même ceux qui n’ont jamais vu la cité
sainte l’aperçoivent du fond ◀de▶ leur désir :
Mais dont la volupté par-delà l’étendue,Nous arrive pour nous bouleverser le cœur !
s’écrie Albert Thomas hanté par le décor sentimental ◀de▶ toute sa génération. Et chacun sera d’accord avec lui pour désirer connaître cette merveille où la vie est décuplée en face de la mort triomphante.
Cette folie vénitienne était trop caractéristique et trop amusante, au fond, pour ne pas frapper par ses côtés ridicules les auteurs comiques ◀de▶ notre temps. Plusieurs, en effet, nous ont représenté des fuites à Venise, mais le décor sentimental ◀de▶ notre époque les hallucine tellement qu’ils n’ont plus osé railler et que le sourire s’est figé tout de suite sur les lèvres ◀de▶ leurs personnages. Un seul a pu se moquer, sans cesser ◀d’▶être ému, ridiculiser notre snobisme tout en l’acceptant, se gausser des faux Vénitiens tout en demeurant lui-même le plus délicieux des Parisiens évadés à Venise, — et c’est ◀de▶ Maurice Donnay dont il s’agit.
Dans une des pièces qui n’est pas des plus réputées ◀de▶ son théâtre, mais qui est une
des plus charmantes ◀de▶ ce charmant esprit, dans l’Affranchie, il a
donné Venise pour décor à son premier acte, et je crois bien que, dans ces vingt minutes
◀de▶ dialogue, il a fait exprimer par ses personnages tout ce que nos contemporains
peuvent dire, peuvent sentir et peuvent murmurer par une belle nuit vénitienne. Il y a
mis l’atmosphère ◀de▶ baisers, ◀de▶ recueillement voluptueux, ◀de▶ sérénades sur le canal, ◀de▶
cris ◀de▶ gondoliers et ◀de▶ sensualité lourde indispensable à tout acte ◀de▶ cette sorte. Et
il a placé dans ce milieu, avec Listel, « l’être exaspérant par excellence, le
Français en voyage, pire que le Français, le Parisien !… »
deux couples
◀d’▶amants qui symbolisent admirablement tout ce que notre génération vient chercher dans
le décor des lagunes : ou bien un cadre pour magnifier l’amour, lui donner en quelque
sorte une estampille définitive ; ou bien une source ◀de▶ volupté où rafraîchir et
retremper une sensibilité fourbue.
Ainsi voilà le couple formé par Mme de Moldère et Roger Dembrun,
Mme de Moldère « très allurale, très branchée, très racée,
à qui Venise va très bien, qui a l’air ◀d’▶une dogaresse »
; Roger Dembrun,
◀d’▶une admirable beauté mâle, ◀d’▶un cœur sincère et fervent, ami sûr, amant loyal. Tous
deux riches, libres, heureux, s’adorant, également jeunes et beaux et passionnés, qui
ont dirigé leurs pas vers Venise pour exalter encore leur amour. Ils se sont cherchés et
ils se sont trouvés, mais il leur semble qu’ils se trouveront mieux encore devant le
spectacle ◀de▶ la ville unique. Celle-ci ne souligne-t-elle pas, n’enregistre-t-elle pas
certains mots prononcés, certains gestes accomplis devant elle en leur donnant je ne
sais quelle ampleur précise qui les grave à jamais au cœur des protagonistes ? Le seul
fait ◀de▶ se trouver en face d’un tel décor et ◀d’▶avoir le sentiment que l’on y est crée
chez les natures impressionnables une exaltation et une sincérité inattendues :
« Peut-on mentir devant la mélancolique splendeur ◀de▶ Venise
endormie ?… »
s’écrie, ◀d’▶un bel élan, Antonia de Moldère. Et, tout de suite,
ai-je besoin ◀de▶ l’ajouter, elle entreprend ◀de▶ conter à son amant une série ◀de▶ mensonges
plus compliqués les uns que les autres. Mais cela est bien féminin, et n’a enlevé, j’en
suis persuadé, aucune efficacité à la vertu ◀de▶ Venise dans l’esprit des spectateurs…
L’autre couple est le couple ◀d’▶amants-forçats que forment Juliette et son ami Pierre.
Juliette est « une petite fille qui croit que Venise conserve les liaisons
malades, comme Menton conserve les poitrinaires »
, qui a l’âme toute pleine ◀de▶
romanesque, qui adore les nacelles, les sérénades, « très pont des
soupirs »
et que son ami qui ne l’aime plus contemple avec désespoir :
n’est-elle pas en train de se créer ◀de▶ ce décor sentimental un souvenir inoubliable, et
lui ne la trompe-t-il pas déjà en pensée avec toutes, « avec la petite Vénitienne
qui passe maquillée sous son châle brun comme avec l’Américaine rousse ◀de▶
l’hôtel ?… »
Torture des amants dépareillés, agonie ◀d’▶un ancien amour qui
voudrait retrouver des forces dans la ville ◀de▶ la passion et n’aboutit qu’à se consumer
plus vite… Voilà le double aspect ◀de▶ l’amour français à Venise au début du xxe
siècle. Lorsque la comédie en est troussée par des mains
expertes comme celles ◀de▶ Maurice Donnay, le spectacle vaut la peine qu’on y assiste.
Mais lorsqu’un sujet aussi sentimental et vulgaire est composé par un esprit médiocre, à
quel lamentable défilé ◀de▶ poncifs ne participons-nous pas ! Rien ne nous est alors
épargné des spasmes ◀de▶ la fièvre vénitienne, depuis l’adultère jusqu’à l’inceste, depuis
le crime passionnel jusqu’à l’homosexualité, littérature ◀de▶ faux malades et ◀de▶ moribonds
à la manque, écrite ◀de▶ sang-froid entre un bon dîner au « Vapore » et un excellent café
◀de▶ chez Quadri. Vénitien Maurice Barrès, que ◀de▶ crimes et ◀de▶ platitudes littéraires on a
commis en votre nom !…
Heureusement toute la littérature française contemporaine ne se compose pas ◀de▶ ces imitations puériles qui n’ont même pas toujours le mérite ◀de▶ la sincérité. Nous avons, Dieu merci, d’autres artistes ◀de▶ lettres qui ont vu Venise, qui y ont placé leurs fictions puisque c’est le décor sentimental ◀de▶ notre génération, mais qui nous apportent ◀de▶ ce spectacle une vision autrement originale. Ils sacrifient à la mode, si l’on entend par ce mot une disposition ◀de▶ penser et ◀de▶ sentir commune à toute une époque, mais ils y sacrifient à leur manière qui est la bonne, sans rien perdre ◀de▶ leurs qualités personnelles.
Un des premiers, voici René Boylesve, qui retrouvera plus tard, dans le Parfum des Iles Borromées, ce même cadre ◀de▶ l’Italie du Nord et qui, au début ◀de▶ sa carrière, aborde au Lido avec son héros ◀de▶ Sainte-Marie des Fleurs. Son talent n’est pas encore mûr, mais il n’a pas non plus cette netteté un peu sèche qu’il acquerra un jour. Pour l’instant, il est noyé ◀de▶ grâce et ◀de▶ volupté. Personne n’est moins snob que lui, mais, tout de même, il éprouve l’impérieux besoin ◀d’▶abandonner les horizons français ◀de▶ sa Touraine pour ceux ◀de▶ la Piazzetta. Est-ce à dire qu’il va faire ◀de▶ ce séjour léger et voluptueux le lieu des fortes passions troubles ou violentes ? Ma foi non, car s’il choisit la cité des eaux, c’est pour y encadrer un amour frais et presque ingénu entre un jeune homme et une jeune fille. Que voulez-vous ? Chacun voit le décor sentimental avec ses yeux, et il reste que Sainte-Marie des Fleurs nous fournit la vision charmante ◀d’▶une Venise amoureuse, jeune et gaie sous un ardent soleil, une vraie ville ◀d’▶Italie pour un amour ◀de▶ vingt ans. Rien du passé obsédant ne s’y rencontre, nulle réminiscence des « Amants Vénitiens », mais ◀de▶ la tendresse, ◀de▶ l’enthousiasme et du bonheur.
C’est là que le héros ◀de▶ René Boylesve rencontre celle qu’il doit aimer à jamais et qui lui paraît si jeune, si fine, si vibrante dans la lumière dorée ◀d’▶un beau jour ◀d’▶automne. Tout, autour ◀d’▶eux, semble joie et rires. La vue même ◀de▶ la nuit qui endeuille lentement les palais n’apporte aucune note funèbre.
« Dans la tombée ◀de▶ l’aube crépusculaire, les marbres ◀de▶ Venise gardaient un reste ◀de▶ lumière, et la ville semblait diaphane, comme une chair parsemée ◀de▶ perles.
« Des sons agréables nous parvinrent ; c’était le concert des cloches vénitiennes. Mon batelier me dit que c’était demain dimanche, jour ◀de▶ fête. Et il prononçait ce nom ◀de▶ festa avec une emphase joyeuse qui est une évocation des temps anciens… »
Ainsi aucune note discordante ne vient jeter un son grave dans cette Venise lumineuse, douce et joyeuse. Et ce sera vraiment un souvenir inoubliable au cœur ◀de▶ ce jeune héros, celui ◀de▶ cette ville radieuse où il aperçoit pour la première fois le visage chéri ◀de▶ la jeune fille dont il s’éprend.
Nous voilà loin de la vieille courtisane fardée et sinistre. Nous en sommes encore plus loin avec la Venise de Henri de Régnier. En vérité, l’on s’étonnait que l’auteur du Bon Plaisir n’eût pas choisi plus tôt la ville ◀de▶ Casanova pour cadre ◀d’▶une ◀de▶ ses délicieuses fictions archaïques. Peut-être cet artiste si probe était-il un peu offusqué par cette fureur vénitienne et assez peu enclin à y céder comme tout le monde. Et puis son goût très pur s’accommode mal des fièvres énervantes ◀de▶ la lagune. Aussi la Venise qu’il évoque dans la Peur ◀de▶ l’Amour est-elle une Venise sèche ◀de▶ tons, si j’ose dire, aux arêtes nettes, au profil bien découpé. Il n’y a là ni langueurs malsaines, ni déliquescences ◀d’▶aucune sorte. Bien mieux : son héros y recouvre presque la santé dans la culture ◀d’▶un amour à la fois sensuel et sentimental, un amour gradué et humain.
« Le climat ◀de▶ Venise, s’exclame un des personnages, mais il est excellent. Le mal qu’on en dit est faux. Venise, mais c’est une ville hygiénique. L’air ◀de▶ la mer tempéré, lénifié… Pour les poumons, pas ◀de▶ poussière et pour les nerfs pas ◀de▶ bruit… »
Ainsi ce ne sont pas des excitations morbides à jouir ◀de▶ la vie qu’y va chercher Henri de Régnier, mais une saine volupté née ◀de▶ la contemplation ◀d’▶un beau spectacle reposant. Ce n’est ni le décor flamboyant du romantisme, ni les évocations ◀d’▶un passé opprimant, c’est la vie perçue harmonieusement dans la magnifique lumière ◀de▶ l’Italie.
Venise lumineuse ! C’est ainsi que la voit Marie Dauguet dans son volume des Clartés. C’est la ville succombant sous l’intense chaleur du jour, c’est
le décor du ciel qui flamboie : « Du soleil en fusion, ◀de▶ l’or partout, en
bigarrures, en moirures, fardant les palais, poudroyant, embuant ◀de▶ rousseurs
l’atmosphère : des reflets se propagent, incarnats, lilas — carminé, rose-cuivreux,
mauve-ardoisé ; irisations et chatoiements ◀de▶ dos ◀de▶ martins-pêcheurs, ◀de▶ gorge ◀de▶
ramier… Et puis quelle musique mêlée au silence suave ◀de▶ Venise ! Clapotis,
grésillements, cris lointains ◀de▶ gondoliers, carillons ◀de▶ cloches légères un peu
rauques et si délicieusement fausses. Et tout s’accorde et merveilleusement
s’harmonise pour une emprise voluptueuse des sens et leur définitive
griserie… »
Qui donc s’acharnait à dénier tout pouvoir au soleil italien ! Sa magie ne s’exerce-t-elle pas encore sur nos artistes comme en pleine époque romantique ? Seulement, parfois, la mode les oblige à fermer doucement les yeux sur ses spectacles ◀de▶ lumière. Sans doute, la Venise de Marie Dauguet n’est pas celle que rêvent nos contemporains épris ◀de▶ poisons et ◀de▶ fièvres pernicieuses, mais comme elle est plus proche de la réalité ! Aussi bien, l’auteur ◀de▶ Clartés n’est pas le seul écrivain ◀de▶ nos jours qui apporte une vision vénitienne différente du leitmotiv des snobs. Deux autres se sont plu à nous en brosser des tableaux très divers : l’un est Laurent Évrard, l’autre est Ginko et Biloba.
L’esprit ◀de▶ Laurent Évrard qui aime à chercher le mystère des choses le poursuit derrière une vision très nette, presque brutale du présent. C’est le même procédé ◀d’▶art par lequel on se souvient que Maupassant nous faisait frissonner : aller quérir le mystère ◀de▶ la vie, même en plein soleil, en pleine lucidité ◀d’▶observation. L’auteur du Danger a renouvelé cette forme ◀de▶ magie blanche en une histoire qu’il a évoquée dans le décor vénitien. Entendez bien qu’il n’y a dans le choix ◀de▶ cette ville nul apprêt romantique : il n’y a plus ◀de▶ fantômes pour se pencher aux fenêtres des palais en ruines, et nul bruit suspect ne se décèle dans le silence angoissant des corridors immenses. Mais dans cette ville étrange, l’étrange naît à chaque pas, — et ce n’est tout de même pas l’étrange puisque c’est la succession logique des faits qui s’enchaînent les uns aux autres. L’épouvante naît précisément ◀de▶ cette logique implacable qui nous étreint dans ce décor ◀de▶ rêve, sous ce ciel ◀de▶ lumière et ◀de▶ joie. Le regard ◀de▶ Laurent Évrard est aigu : il perce jusqu’au fond des choses, il fouille jusqu’aux arrière-plans des âmes, il discerne jusqu’aux ultimes chambres des palais. Et tout cela compose des histoires ◀d’▶un fantastique moderne étonnant où Venise joue un rôle étrange et inattendu.
Pour Ginko et Biloba, c’est une autre affaire. Nous abordons avec les auteurs du Voluptueux Voyage ce que nous pourrions appeler la littérature satirique vénitienne. Il ne sied pas seulement qu’il y ait des snobs. Il sied qu’on s’en gausse, et l’on ne se moquera jamais assez ◀de▶ ces caravanes ◀de▶ soupirants qui, à la suite des vrais grands artistes, abordent le quai des Esclavons comme l’antichambre ◀d’▶un temple sacro-saint. Puisqu’il y a encore tant de gens ridicules, n’existe-t-il donc plus personne pour en rire ? Ma foi si : voilà, conté à la diable, le tour ◀de▶ l’Italie du Nord tel qu’il a été exécuté par deux Parisiennes, Avertie et Floche, toutes deux ◀d’▶une exquise amoralité, un peu trop grandes lectrices peut-être ◀de▶ la littérature ◀de▶ Willy, mais si naïvement corrompues qu’on leur pardonne ◀d’▶avance toutes leurs clowneries sentimentales pour la façon prestigieuse dont elles les exécutent. Et puis il y a la petite minute ◀d’▶émotion amoureuse indispensable à tout bon séjour à Venise. C’est Avertie qui la ressent, et avec beaucoup de sincérité, beaucoup de bonne grâce, un joli petit empressement à se faire câliner. L’objet amoureux est représenté par un solide gaillard Anglo-Saxon sur lequel les langueurs vénitiennes n’ont aucune prise et qui en donne pour son argent à la petite Française. Joli souvenir à épingler dans sa mémoire entre une excursion à Chioggia et une vue ◀de▶ la Salute. Joli petit travail littéraire exécuté avec une heureuse nonchalance par deux auteurs qui n’ont que très peu de respect pour les conventions mondaines, mais qui ne sont tout de même pas fâchés ◀de▶ promener leur espiègle ironie dans le décor sentimental du jour.
Plus lourde maintenant, beaucoup plus lourde, bien que minutieusement observée, est la vision vénitienne que grava Abel Hermant au début ◀d’▶un ◀de▶ ses derniers livres, les Affranchis. On sait que cet excellent peintre ◀de▶ caractères, qui veut à toute force être un peintre ◀de▶ mœurs, réussit fort bien le portrait. Il est un peu prolixe et l’accumulation des traits qu’il réunit fatigue à la longue, mais il n’empêche qu’il sait camper des types contemporains. On ne trouvera ◀de▶ la vision ◀de▶ Venise que juste ce qui convient pour situer les scènes ◀de▶ son œuvre, mais on observera la réunion sur la lagune ◀de▶ la société la plus hétéroclite, la plus amusante et, au demeurant, la plus vraie : c’est une cruelle et profonde satire des mœurs contemporaines ou, si l’on veut, des mœurs des voyageurs vénitiens ◀d’▶aujourd’hui.
Nul assemblage ne fut, en effet, plus bizarre que celui des touristes qui se rejoignent au Lido ou sur le quai des Esclavons. Par ce que nous avons dit ◀de▶ la folie vénitienne, on juge ◀de▶ la qualité des snobs qui viennent y tenir le rôle ◀de▶ figurants. Tous les amants ◀de▶ l’univers en rupture ◀de▶ ban, tous les aventuriers, tous les détrousseurs ◀de▶ cœurs, tous les amoureux et tous les poètes, vrais ou faux, tous les concierges épris ◀de▶ littérature et tous les vrais gens ◀de▶ lettres y surgissent, y passent, s’y donnent rendez-vous ou s’y cachent. La haute société cosmopolite ◀de▶ Venise est ahurissante, et il est dommage, eu vérité, que ni Jean Lorrain ni Abel Hermant ni quelque autre peintre ne soit parvenu à nous en donner une image définitivement ressemblante.
Cependant, l’on voit que, de toutes parts et par tous les côtés, nos artistes
littéraires se sont efforcés ◀de▶ nous fournir une série ◀de▶ clichés du décor sentimental à
la mode. Nous avons cité quelques manières ◀de▶ Vénitiens modernes, nous en pourrions
citer bien d’autres, tout écrivain qui se respecte ayant tenu à honneur ◀de▶ faire figurer
au moins une fois ses héros dans la cité des lagunes. Cette ville-refuge est une
ressource si commode dans les cas ◀de▶ crise sentimentale aiguë ! C’est le pont aux ânes
◀de▶ toute aventure ◀de▶ cœur un peu mouvementée, le décor obligatoire du deuxième acte,
celui pendant lequel les deux protagonistes se lasseront ◀d’▶eux-mêmes ou se tromperont ou
se sacrifieront ou s’abandonneront mutuellement ; c’est le chapitre final des romans
bien faits ou les cinquante pages ◀d’▶essai du jeune auteur riche « qui vient de là-bas »
et qui confectionne aussitôt sa plaquette, — avec tirage à part bien entendu et
exemplaires numérotés sur Chine ! C’est la cité rêvée ◀de▶ toutes les lectrices ◀de▶
province, le phare éblouissant vers lequel se guident tous les jeunes gens. C’est à la
fois, comme dit Maurice Donnay, « la Ville pour lunes ◀de▶ miel et pour
ruptures »
et la cité tragique où l’on goûterait, avec quelle volupté chargée
◀de▶ littérature ! quelque « bonheur dans le crime »
même si l’on n’avait
commis aucun crime et qu’on puisse bien plus aisément trouver le bonheur au coin du feu
et les pieds dans ses pantoufles !
Ne protestons point trop, cependant, contre les ridicules du décor sentimental à la mode. D’abord chaque époque a eu le sien, inventé, comme le nôtre, par quelque grand poète ou quelque grand artiste, et lamentablement galvaudé ensuite par des écrivains ◀de▶ quinzième ordre. Et puis il faut se dire qu’au fur et à mesure que la civilisation vieillira, elle éprouvera un besoin de plus en plus grand ◀d’▶élire comme décor sentimental la ville la moins soumise à ce qu’on est convenu ◀d’▶appeler le progrès. S’il doit se créer plus tard, selon certains prophètes, des « villes ◀de▶ plaisirs » où les esprits vulgaires pourront trouver en abondance les voluptés ◀de▶ toute espèce réclamées pour leur fringale ◀de▶ jouissance, il est non moins certain que l’élite, et, avec elle, son cortège ◀de▶ snobs, réclamera des « centres supérieurs », si l’on peut nommer ainsi des décors choisis et rares, très anciens toujours probablement, fameux par leur passé, où l’on puisse s’imaginer vivre une existence en beauté. Venise sera-t-elle encore ◀de▶ ces cités-là ? Sans doute, si, à cette époque, ses canaux ne sont pas comblés, les tramways électriques installés, les palais démolis. En tout cas, elle aura été le décor sentimental par excellence ◀de▶ toute notre époque, la toile ◀de▶ fond devant laquelle il se sera débité le plus ◀de▶ littérature depuis vingt ans, l’accessoire indispensable à toutes les passions fortes, — et c’est bien déjà quelque chose. Ce n’est point ◀de▶ sa faute, assurément, si elle aura été aussi le témoin muet ◀de▶ toutes les sottises que les snobs ont commises en son honneur depuis le même temps, et qui l’auraient ridiculisée, si l’on pouvait jamais ridiculiser la beauté !
Archéologie, voyages.
Memento [extrait]
[…] Dans le Moyen âge, on trouvera un important travail ◀de▶ M. A. Marignan sur les fresques ◀de▶ l’église San Angelo in Formis (proche Capoue, Italie) […].
Les Revues.
Revue bleue : Les épigrammes vénitiennes ◀de▶
Goethe, par M. A. Bossert
On publia, l’an dernier, à Leipzig, une nouvelle édition des « Épigrammes vénitiennes » ◀de▶ Goethe, comprenant 158 pièces, au lieu de 103 que contiennent les éditions ordinaires : c’est ce qui a permis à M. A. Bossert ◀d’▶en faire une analyse intéressante (Revue bleue, 10 septembre). Voici un joli passage ◀de▶ ce remarquable travail ; il s’agit ◀de▶ l’auteur ◀de▶ Faust :
… Ce qui lui plaît le plus à Venise, et ce qui, comme homme du Nord, l’attire déjà par le contraste, c’est la liberté des mœurs italiennes. À ◀de▶ certains jours, et dans ses meilleurs moments, il se souvient ◀de▶ Christiane Vulpius qu’il a laissée dans sa maison à Weimar, et qui vient de lui donner un fils. Il se souvient même ◀de▶ Mme de Stein. Mais d’autres fois, il les oublie dans des amours faciles. Il s’amuse à peindre « ces gentilles fillettes qui vont et viennent sur la place ». Il les compare, pour la vivacité ◀de▶ leurs mouvements, aux lézards qui s’évertuent au soleil sur les marches des escaliers ◀de▶ marbre. Il développe même sa comparaison dans deux tirades parallèles, en termes presque identiques. Les lézards sont comme ◀de▶ petits serpents à quatre pattes ; « ils courent, rampent, se glissent et traînent légèrement leur petite queue. Voyez, ils sont ici, ils sont là ! À présent, ils ont disparu ! Où sont-ils ? Quelle crevasse, quelle herbe les a recueillis dans leur fuite ? » Ainsi les fillettes, « vives, mobiles, se glissent, s’arrêtent, babillent, et, dans leur fuite, leur vêtement frémit derrière elles. Vois, elle est ici, elle est là ! Si tu perds un instant sa trace, tu la chercheras en vain. Elle ne reparaîtra pas ◀de▶ sitôt. Mais si tu ne crains pas les taudis, les ruelles et les petits escaliers, suis l’amorce qu’elle te tend, et entre avec elle dans sa spélonque. »
Au milieu de ce groupe vague et fugitif, une figure se détache avec une certaine précision ; c’est celle ◀de▶ la danseuse Bettine, qui amuse par ses jongleries les carrefours ◀de▶ Venise. On se la représente assez, d’après le portrait que le poète se plaît à tracer ◀d’▶elle. Petite et fluette, elle touche à peine le sol, et elle semble n’avoir pas ◀de▶ corps, tant elle est souple et agile, et quand elle est au repos, « elle est comme une aimable figurine taillée par la main ◀d’▶un artiste ». Sa silhouette se montre de temps en temps et semble évoquée à dessein pour égayer le morne défilé des épigrammes satiriques. Goethe suppose même qu’un critique bienveillant lui reproche ◀de▶ la faire reparaître trop souvent : « Quelle démence t’a saisi dans ton désœuvrement ? Ne finiras-tu point, et cette fillette deviendra-t-elle un livre ? Fais-nous entendre un discours plus sensé. » Il répond : « Patience ! Je vous chanterai un jour les rois et les grands ◀de▶ la terre, si je comprends jamais leur métier, mieux que je ne le comprends aujourd’hui. En attendant, laissez-moi chanter Bettine : les jongleurs et les poètes ne sont-ils point proches parents ? »
Tome LXXXVIII, numéro 321, 1er novembre 1910
Les Revues.
Memento [extrait]
[…] Revue bleue (1er octobre) : Stendhal : « Introduction au voyage en Italie », publiée par M. Paul Arbelet. […]
Lettres anglaises.
Memento [extrait]
[…] Les mêmes éditeurs [Messrs Constable and Co] ont aussi en préparation deux nouveaux volumes des Emerson Journals, qui contiennent une quantité ◀de▶ fragments inédits écrits ◀de▶ 1833 à 1837. On y trouvera les notes rédigées par Emerson au cours de son voyage dans la Méditerranée, en 1833, lorsqu’il visita Malte, la Sicile, Naples, Rome, et vit Landor à Florence. Il narre l’impression produite sur lui par les grandes œuvres d’art ◀de▶ l’antiquité et ◀de▶ la Renaissance ; son court arrêt à Venise, qui ne le séduisit pas ; ses pérégrinations dans l’Italie du Nord, et, par le Simplon, jusqu’à Paris, et ses visites en Angleterre à Carlyle, à Coleridge et à Wordsworth.
Échos.
Rome à la mer
L’Italie reste le « commun réservoir » ◀de▶ beauté. L’orner, c’est embellir le genre humain. La nature et l’art y semblent deux frères jumeaux, également doux à contempler, dont la vue épanche une félicité alternée : l’un plus robuste, l’autre plus pensif, tous deux montrent un front héroïque et charmant.
Aussi, l’entreprise des financiers belges qui voulurent conduire Rome à la mer par un chemin de fer électrique nous touche. Croirait-on que la Ville Éternelle n’est qu’à un quart d’heure ◀de▶ la plage ◀d’▶Ostie (vingt kilomètres en terrain plat) et qu’aucun véhicule à traction mécanique ne relie jusqu’ici ces deux points ? Le projet belge, approuvé par la municipalité romaine contre versement ◀d’▶une première caution ◀de▶ cent mille francs, avait suscité, au même titre que la « systématisation » ◀de▶ la place Colonne, un certain enthousiasme en faveur des hôtes politiques du Campidoglio, et l’on vit même à ce propos un cortège populaire parcourir la capitale au cri ◀de▶ : « Viva il Blocco ! »
La compagnie belge devait, pour garder ses droits, verser à la Ville ◀de▶ Rome, au printemps ◀de▶ cette année, une somme ◀de▶ 10 millions, destinée à couvrir les frais ◀de▶ construction, ◀de▶ matériel, etc. Faute ◀de▶ ce versement, la caution ◀de▶ cent mille francs déposée quelques mois auparavant fut acquise ◀de▶ plein droit à la Ville.
Pourquoi a-t-on abandonné l’affaire ? Les uns parlent ◀de▶ discordes entre les actionnaires, les autres ◀de▶ difficultés sérieuses que les. ingénieurs firent prévoir dans l’exécution des derniers kilomètres ◀de▶ la ligne..
Quoiqu’il en soit, je ne crois pas, pour ma part, que le rendement du chemin de fer, dans les conditions actuelles ◀d’▶Ostie, eût été considérable. Ces rivages aux courbes harmonieuses sont infestés par la malaria, toxémie parasitaire dont les beaux travaux du Français Laveran ont permis ◀d’▶attribuer la véhiculation à un moustique des eaux stagnantes, et dans laquelle l’historien anglais W. Jones voyait récemment le facteur principal ◀de▶ la ruine ◀de▶ la civilisation antique en Grèce. Il faudrait, pour que l’affaire fût utile, détruire la malaria, ce qui nécessiterait la canalisation du bas Tibre. L’entreprise, on le voit, n’est pas petite. Séduira-t-elle un jour quelque moderne Amphion constructeur ◀de▶ cités ? On ne risque rien à l’augurer.
MM. Empain, par exemple, qui montrèrent du talent en édifiant en Égypte une ville nouvelle, Héliopolis, créée ex nihilo pour le plaisir du touriste, eussent peut-être révélé du génie s’ils avaient consacré leur ploutocratisme plus ou moins épique, voire pauladamesque, à faire mettre des écluses et quelques tronçons ◀de▶ digue au bas Tibre, deux ou trois Palaces monstrueux à Ostie, et un chemin de fer en queue : pour verser chaque jour sur la plage crépusculaire, parmi le fracas des violons, le coucher du soleil et l’horreur des Casinos, partie des myriades ◀d’▶Anglais, Allemands, Russes et autres Barbares qu’attirent à Rome le Colisée, le Saint-Père et la Vénus capitoline.
Être à Rome, et aller prendre son sorbet au bord de la mer, qui, du million ◀de▶ snobs que nous fûmes un peu partout, pourrait résister à cette « attraction » ? Pour ma part, je m’en déclare incapable.
Tome LXXXVIII, numéro 322, 16 novembre 1910
Littérature.
Memento [extrait]
[…] Ce que doit la France à l’Italie dans la Littérature, par Umberto Maspes (Paris, 1909). Petit catalogue bien fait des divers auteurs italiens qui ont inspiré des écrivains français. M. Maspes nous promet, en compensation, un autre essai : « Ce que la littérature italienne a reçu ◀de▶ la littérature française. » […]
Les Théâtres.
Odéon : les Plus Beaux
Jours, comédie en 3 actes, ◀de▶ M. Giannino Traversi, traduction ◀de▶ Mlle Darsenne (18 octobre)
Sans doute, la comédie ◀de▶ M. Giannino Antona-Traversi, traduite par Mlle Darsenne, les Plus Beaux Jours, recèle quelques-uns des mêmes défauts auxquels se complaisent avec insistance maints auteurs dramatiques. Du moins, n’a-t-elle pour but que ◀de▶ nous faire rire ◀de▶ quelques travers humains, ◀de▶ quelques imperfections sociales, et, si elle nous présente des types ◀de▶ convention, la présentation en vise à nous amuser plutôt qu’à nous moraliser. On en peut prendre son parti. Et puis MM. Cooper et Duquesne sont ◀de▶ merveilleux acteurs fantaisistes, et Mlle Sylvie sait avec grâce, comme il convient, donner l’illusion du pathétique.
Art ancien.
Memento [extrait]
Dans la Raccolta vinciana, M. Corrado Ricci publie une note sur Pietro de Bagnara, qui travailla ◀de▶ 1537 à 1579, fut peintre fort éclectique et est représenté au musée ◀de▶ Padoue par plusieurs toiles dont l’une est une imitation directe ◀de▶ la Sainte-Anne de Léonard. […]
Musées et collections
Les « impressionnistes » au Musée ◀de▶ Rouen [extrait]
La place nous a fait défaut jusqu’ici pour signaler un don important fait, il y a plusieurs mois, au Musée ◀de▶ Rouen, sa ville natale, par M. Depeaux, et nous regrettons ◀d’▶arriver si tard pour donner à cette généreuse et intelligente initiative les éloges qu’elle mérite. Le musée ◀de▶ Rouen est, on le sait, un des plus beaux ◀de▶ France : les écoles anciennes y sont représentées, entre autres œuvres, par des morceaux comme […] la prédelle du Baptême du Christ du Pérugin, le Saint Barnabé de Paul Véronèse, […] la Partie ◀de▶ cartes ◀de▶ Lampi, etc. ; […].
Le Musée ◀de▶ Francfort-sur-le-Mein [extrait]
Nous avons loué, dans notre dernière chronique, l’activité dont fait preuve, entre les divers musées ◀d’▶Allemagne, le Musée Staedel, ◀de▶ Francfort-sur-le-Mein. […] Dans cet ensemble […] la collection ◀de▶ sculpture, riche déjà ◀de▶ 350 pièces environ, parmi lesquelles il faut noter […]un haut-relief en majolique attribué à Andréa della Robbia, provenant ◀de▶ la chapelle du palais Strozzi à Florence […].
Memento [extrait]
[…] Deux autres albums, tout dernièrement, ont été consacrés aux petites sculptures des collections impériales ◀de▶ Vienne (Werke der Kleinplastik in der Skulpturen-Sammlung der Allerhöchsten Kaiserhauses ; 2 vol. in-folio, ◀de▶ 55 et 56 planches, avec 22 et 15 p. ◀de▶ texte ill. ; 30 couronnes chacun), et le choix en a été confié à un savant connaisseur. M. J. von Schlosser, qui, en 1901, avait déjà publié un bel album des principaux objets ◀d’▶art ◀de▶ ces collections. […] La série des sculptures en métal (bronzes pour la plupart) est, pour la qualité et le nombre des pièces, une des premières ◀d’▶Europe ; elle se compose surtout ◀d’▶œuvres italiennes, parmi lesquelles des pièces ◀de▶ Filarète, ◀de▶ Riccio, ◀de▶ l’atelier ◀de▶ Donatello, ◀de▶ Jean de Bologne […].
Tome LXXXVIII, numéro 323, 1er décembre 1910
Philosophie.
Péladan : La Philosophie ◀de▶ Léonard de Vinci d’après
ses manuscrits, Alcan, in-16, 2 fr. 50
Plusieurs des chapitres compris dans la Philosophie ◀de▶ Léonard de Vinci d’après ses manuscrits ont paru dans le Mercure de France et les lecteurs ◀de▶ cette revue n’ont pas oublié ces belles et originales études. Il suffira ◀d’▶en rappeler les idées maîtresses : une revendication en faveur de l’Humanisme opposé à la Réforme comme véritable initiation à la libre pensée, une pénétrante analyse ◀de▶ la manière philosophique ◀de▶ Léonard qui, ◀d’▶une façon toute spontanée, pratique à la fois la méthode expérimentale aujourd’hui adoptée par le plus grand nombre des Occidentaux et la méthode analogique vers laquelle, selon M. Peladan, nous nous acheminons et à l’égard de laquelle il est encore un initiateur. À ces deux titres, l’auteur voit en Léonard de Vinci le précurseur et le maître ◀de▶ l’évolution occidentale.
Questions juridiques.
Memento [extrait]
La Société et l’Ordre juridique, par Alessandro Levi, professeur ◀de▶ la philosophie du droit à l’Université ◀de▶ Ferrare. O. Doin, éditeur, 1 vol.
[…]
Les Revues.
Memento [extrait]
[…]
Le Correspondant (26 octobre). — Hubert Robert à Rome, par M. Pierre de Nolhac.
[…]
Tome LXXXVIII, numéro 324, 16 décembre 1910
Les Poèmes.
Pierre Jean Jouve : Les Muses romaines et
florentines ; A. Messein, 3,50
À Rome, en sortant ◀de▶ la Chapelle-Sixtine, M. Pierre Jouve « embrassa ◀d’▶un seul
regard sa vie nouvelle et son esprit désormais réglé par lui-même »
; il dut,
« à ce monument du génie humain ◀de▶ s’être senti, dans une seule minute, plein
◀de▶ passion et ◀de▶ clarté tout ensemble »
. Par-delà la Renaissance italienne,
qui lui avait ouvert l’accès ◀d’▶un monde magnifique, il remonta le fleuve des jours
jusqu’aux sources helléniques, disciple ensemble ◀de▶ Boileau et ◀de▶ Pindare, ◀de▶
Michel-Ange et ◀de▶ Phidias, ◀de▶ M. Émile Verhaeren, ◀de▶ Jean Moréas et ◀d’▶Emmanuel
Signoret ; il a l’ambition ◀de▶ restaurer sous la norme ◀d’▶un ordre inviolable la fureur
divine des lyriques primitifs. Mais il n’aurait pas été frappé par la révélation romaine
et florentine, s’il n’avait, dès longtemps, été nourri ◀de▶ l’œuvre ◀d’▶Emmanuel Signoret ;
il en avait goûté la fougueuse ordonnance et le sage tumulte ; il apporte à son maître
◀d’▶élection un juste tribut ◀d’▶hommages et quand il composera des poèmes ◀d’▶un accent plus
personnel, il pourra ne pas renier les strophes inspirées par le souvenir ◀de▶ son
œuvre :
Si tu n’as pas tremblé dans ce Temple terrible,Dont s’enfle l’horizon ne t’a trouvé sensible ;Si du mont dont Moïse emplit l’ariditéOu bien du Parthénon dans l’azur immuableTu n’as cru posséder les déserts admirables ;Si l’émotion n’a pas enivré ton espritSi tu n’as pas brandi, lyre tonnant en toi,Ta pensée vers la Forme offerte à ton étreinte,Alors ce dur Esprit ne t’impose sa loiQui voit naître son chant formé à son empreinte.
Sans doute, le Chant des Trompettes ◀d’▶Été emplit toujours nos oreilles reconnaissantes ; l’écho même en est ici fidèle ; mais nous voudrions, plus tard, ouïr M. Pierre Jean Jouve et nous désirerions qu’ayant accepté les leçons les plus conformes à son propre génie il se présentât en sa nue simplicité, sans être couvert par les ombres protectrices des demi-dieux qu’il évoque.
Les Romans.
Ricciotto Canudo : La Ville sans chef, « Monde
illustré », 3,50
Nous entrons dans la Ville sans chef, dans les enfers ◀de▶ Messine ou ◀de▶ la Montagne Pelée. Tout tremble, tout s’effondre et il reste des hommes qui menacent le ciel ◀de▶ leur poing, des femmes pleurantes. Peu à peu les habitants se reprennent à vivre librement, groupés par la seule logique du besoin ◀de▶ se soutenir. Pour que dure un pays sans chef, il ne faudrait que des âmes pures… Un jour, c’est le bandit, le criminel qui reprendra forcément les rênes du gouvernement. On ne peut pas gouverner sans commettre, en effet, des crimes dit ◀d’▶État.
Science sociale.
Memento [extrait]
[…] E. Cicotti : Le Déclin ◀de▶ l’Esclavage antique, traduit par G. Platon. Rivière, 10 fr. Étude érudite, mais qui me semble aller un peu contre la thèse a priori ; ◀de▶ l’auteur que la disparition ◀de▶ l’esclavage est résultée uniquement ◀de▶ causes économiques, et que le facteur moral n’y a joué aucun rôle ; pourquoi d’ailleurs le beau zèle anti-esclavagiste dont nos pères immédiats ont été les témoins ne se serait-il pas produit chez nos lointains ancêtres du temps des Antonins ? L’humanité ne change pas tant que ça ! Mais il paraît qu’admettre ici l’influence possible ◀de▶ Sénèque ou ◀de▶ saint Paul serait faire injure à Karl Marx. […]
La Curiosité.
Collection Maurice Kann [extrait]
Le 5 décembre commença la Vente Maurice Kann, qui sera la principale ◀de▶ la saison ◀d’▶hiver. Cette collection était surtout riche en porcelaines ◀de▶ Sèvres et ◀de▶ Saxe et en terres émaillées dues aux frères della Robbia. La première vacation produisit 321 000 francs.
[…]
Les terres émaillées des della Robbia furent également très disputées. Un bas-relief, écusson armorié soutenu par un chérubin, resta à M. Hamburger pour 46 000 fr. Un autre bas-relief, la vierge agenouillée devant l’Enfant Jésus, fut acquis par M. Paulme pour 30 800 fr., et M. Pierre Lebaudy paya 16 000 fr. un support applique ◀de▶ tabernacle décoré ◀de▶ deux figures ◀d’▶anges. Parmi les faïences diverses, une plaque camaïeu bleu, le jugement ◀de▶ Pilate, en vieux Moustier, revint à M. Caillot pour 14 100 francs.
[…]