Tome LXVIII, numéro 242, 15 juillet 1907
Épilogues.
Nouvelles d’▶Italie
L’Italie est en proie à un renouveau spiritualiste, à une crise occultiste, à la
maladie du bouddhisme. C’est beaucoup de maux à la fois, dont le moindre n’est pas celui
qu’on pense. L’occultisme lasse vite par sa niaiserie. Le bouddhisme apparaît bientôt
tel qu’un amas ◀d’▶absurdités qui ne le cède en rien au catholicisme, la mentalité ◀d’▶un
lama étant toute voisine ◀de▶ celle ◀d’▶un capucin. Le danger, c’est le spiritualisme. Il y
a là une grande corruption ◀de▶ l’intelligence. Les spiritualistes voient le monde animé
séparé en deux castes : les animaux, l’homme. Ils en sont à l’astronomie ◀d’▶avant
Copernic : ils croient que l’homme est le but ◀de▶ la nature, comme on croyait que la
terre était le centre ◀de▶ l’univers. Le spiritualisme n’est peut-être pas une maladie
sans remède, mais elle est tenace, et la science en viendra à bout ◀d’▶autant plus
difficilement que la plupart des savants, gens tout aussi médiocres que les autres, en
sont eux-mêmes atteints très gravement. Quelques-uns cumulent, et, non contents ◀de▶
parler ◀de▶ l’immortalité ◀de▶ l’âme, en cherchent la preuve dans la danse des tables et
dans les jongleries ◀d’▶Eusapia Paladino. C’est peut-être logique. Le spiritualiste, s’il
affecte ◀de▶ mépriser la religion régulière ◀de▶ son pays, est amené par la force des choses
à s’enrôler dans quelque petite église dissidente. Les clients ◀de▶ la somnambule sont des
libres-penseurs décidés : ceux ◀d’▶Eusapia, pareillement. Il va de soi qu’on vitupère les
ratichons en triturant le marc ◀de▶ café et en recoupant le grand jeu. Les hommes
n’abandonnent une absurdité qui a fait ses preuves que pour une absurdité nouvelle et
dont l’absurde a quelque chose ◀de▶ frais, ◀de▶ cordial qui enchante les appétits. C’est le
cas ◀de▶ l’occultisme. Pour nous, à vrai dire, c’est une vieillerie. Pour les Italiens,
c’est une nouveauté dans sa fleur. Ils sont en retard ◀de▶ quinze ou vingt ans, voilà
tout. Je viens de parcourir plusieurs revues ◀de▶ là-bas, ◀de▶ celles qui tiennent la tête
du mouvement nouveau. L’une se répand en apologies religieuses universelles : c’est le
Coenobium ; une autre défend le bouddhisme contre M. Papini, qui
l’attaqua dans la Stampa : c’est Prose ; une autre
nous expose galamment le point de vue ◀de▶ l’occultisme : c’est Leonardo, la propre revue ◀de▶ M. Papini. Mais l’auteur du Crepuscolo
dei filosofi ne perd point le nord. Il soigne l’opinion en même temps que son
pragmatisme, qui est une philosophie ◀de▶ la volonté, et il nous explique pourquoi il
donne l’hospitalité aux occultistes. Le principal motif, c’est que M. Papini n’est pas
lui-même très loin de l’occultisme. Il confesse que : « Esso ha il merito di
essersi occupato dei modi coi quali si possono cambiar le cose… »
Nous revoilà
dans le pragmatisme et revenus aux derniers chapitres du Crepuscolo où
l’occultisme fait une inquiétante apparition. Hélas ! tout cela vient peut-être ◀de▶
Nietzsche et ◀de▶ son surhomme ! Si la surhumanité est le but, tous les moyens seront bons
pour y atteindre. Joignez-y la théorie du bovarysme ◀de▶ M. de Gaultier, qui est un exposé
critique et qui a été reçu comme un conseil, et vous avez les racines du pragmatisme. Il
était bien dangereux ◀de▶ dire : « L’homme a la faculté ◀de▶ se concevoir autre qu’il
n’est. » On a lu : « L’homme a la faculté ◀de▶ se rendre autre qu’il n’est. » Le surhomme
◀de▶ Nietzsche est un grandiose bovaryque, mais un bovaryque. Il faut ajouter à cela que
si les théories ◀de▶ Nietzsche, des occultistes, des pragmatistes et des « miraclistes »
sont en contradiction avec la constance démontrée ◀de▶ l’animal humain, ◀de▶ sa physiologie
et ◀de▶ ses facultés, le bovarysme, qui est une vue ◀de▶ dilettantisme philosophique,
échappe nécessairement à ce reproche.
Mais revenons à l’occultisme, sans plus le considérer comme un des échelons du pragmatisme, au bon occultisme, celui ◀de▶ Blavatsky, ◀d’▶Éliphas Levi, ◀de▶ Saint-Martin, ◀de▶ Giordano Bruno, ◀de▶ Platon, et, immanquablement, du Baghavad-Gîta et du Raja Yoga. Il manque Papus à cette liste, mais Papus monte-t-il encore à sa tour ?
Je me souviens que, vers 1890, étant allé voir M. Ribot, à la Philosophique, il me dit : « En redescendant, regardez donc l’étalage ◀de▶ la
maison. » Je regardai et je lus sur les livres exposés : Éliphas Lévi, Dogme et rituel ◀de▶ la haute magie, la Clef des grands mystères, la Science des
Esprits ; Du Potet, la Magie dévoilée, ou principe ◀de▶ science
occulte ; Cahagnet, Sanctuaire du spiritualisme ; et ces mots
alléchants : Bibliothèque diabolique. Ces livres, il est oiseux ◀de▶ le
dire, ont disparu depuis longtemps ◀de▶ la vitrine ◀de▶ M. Alcan, et je ne pense pas qu’ils
reviennent ◀de▶ sitôt. Dans vingt ans, M. G. Papini sera bien étonné ◀d’▶avoir admis, même
l’espace ◀d’▶un moment, « le point de vue ◀de▶ l’occultisme »
. Du moins, je
le désire, ayant ◀de▶ l’estime pour lui. Mais comment, à l’heure présente, un Italien
garderait-il sa pleine santé intellectuelle ? Le milieu entier est contaminé. Des
biologistes eux-mêmes, Morrelli, Foa, en arrivent, tel notre extraordinaire Richet, à
admettre les matérialisations ! Ce délire occultiste est naturellement lié à une
puissante réaction catholique : dans ce domaine, tout semble se contredire, et tout est
confirmation mutuelle.
Musées et collections.
Au Musée national ◀de▶ Rome
Notons, enfin, une précieuse acquisition du Musée National ◀de▶ Rome. Le gouvernement italien vient de se rendre acquéreur, pour la somme ◀de▶ 450 000 fr., ◀d’▶une très belle statue antique appartenant à la famille Aldobrandini, qui la conservait jalousement dans sa villa de Porto d’Anzio. Découverte en 1878, elle est presque ignorée du public, mais les savants ont beaucoup disserté déjà à son sujet, sans pouvoir se mettre d’accord ni sur ses origines ni sur ce qu’elle représente. C’est une figure ◀de▶ jeune femme enveloppée ◀d’▶un ample chiton qui tombe ◀de▶ son épaule droite et ◀d’▶une draperie plus mince qui laisse transparaître les formes ◀d’▶un corps admirable ; le bras droit manque, la main gauche tient un large disque brisé sur lequel on voit les restes ◀d’▶une couronne ◀d’▶olivier et ◀d’▶un écrin qui devait être supporté par ◀de▶ petites griffes. Ces accessoires assez vagues ne permettent pas ◀de▶ décider si cette statue est celle ◀d’▶une prêtresse ou la personnification ◀d’▶un être mythique. La même incertitude plane sur l’époque et sur le style ◀de▶ la statue : tandis que M. Klein la rattache à l’atelier ◀de▶ Praxitèle, M. Altmann à un atelier ◀d’▶Asie-Mineure, d’autres archéologues en font honneur à un artiste romain des premiers temps ◀de l’Empire, et d’autres l’ont comparée à la Victoire de Samothrace.