Tome LXVII, numéro 238, 15 mai 1907
La question religieuse. Enquête internationale [III]
M. l’Abbé Ernesto Buonaiuti. Directeur de▶ la Rivista delle Scienze Teologiche
Tenir pour possible la dissolution du sentiment religieux équivaut, me semble-t-il, à tenir pour possible une véritable absurdité psychologique. Le sentiment religieux, en fait, ne vient pas ◀d’▶une attitude imposée à l’esprit par une contrainte extérieure ou amenée par une habitude aveugle, ◀de▶ telle sorte qu’il soit facile ◀de▶ le déraciner ou ◀de▶ l’étouffer avec une contrainte ou une habitude opposées ; mais c’est au contraire une faculté primitive et autonome des êtres raisonnables.
Ainsi, dans la hiérarchie des forces dont est riche notre esprit, la religiosité occupe la position la plus élevée : elle est au faîte ◀de▶ la vie psychologique, laquelle, partant ◀de▶ la capacité ◀de▶ réagir sous l’impulsion du monde extérieur, s’élève à la perception réfléchie des phénomènes, à leur compréhension scientifique, à leur explication philosophique. Le sentiment religieux, synthèse originale ◀de▶ tous les sentiments qui lui sont inférieurs, correspond au besoin ◀de▶ verser, — par une affirmation énergique ◀de▶ notre volonté, — notre idéal, nos espérances, nos désirs dans la totalité des êtres, dans l’infini. Les grands et profonds sentiments humains ◀de▶ douleur comme ◀de▶ joie, ◀d’▶attraction comme ◀de▶ répulsion, ont toujours en eux quelque chose ◀de▶ religieux ; et l’individu qui les éprouve est attiré irrésistiblement à la dévotion ou à l’admiration envers l’Être qui lui apporte la réalisation ◀de▶ son rêve ou l’apaisement ◀de▶ ses douleurs. Et quand, par une sorte ◀de▶ contagion, ces sentiments se répandent dans un peuple, quand, aux heures solennelles ◀de▶ l’histoire, la vie sociale est obscurcie par le nuage ◀d’▶une indicible tristesse ou exaltée par le rayon ◀d’▶une nouvelle joie, la religiosité qui vibre dans l’âme ◀de▶ chacun se multiplie par la solidarité et se manifeste dans une forme collective.
C’est pourquoi, si l’on croit que l’humanité peut devenir irréligieuse, si l’on a l’illusion ◀d’▶avoir débarrassé son âme ◀de▶ toute trace ◀de▶ mysticisme, c’est que l’on a atrophié en soi les plus nobles facultés ◀de▶ l’esprit, ou bien détourné les élans ◀de▶ son cœur vers un nouvel objet ◀de▶ désir. En tout cas, on pourra sembler irréligieux à la masse qui vit sous la domination des vieilles conceptions, mais on ne sera pas réellement irréligieux : votre expérience personnelle pourrait même avec le temps devenir une expérience religieuse collective, tandis que celui qui s’est obstiné dans l’expérience du passé pourrait paraître irréligieux.
Après avoir ainsi affirmé la vitalité impérissable du sentiment religieux, après avoir constaté d’autre part les symptômes ◀de▶ crise, extérieure et intérieure, qui affligent les diverses confessions, doit-on conclure que nous assistons à une évolution du sentiment religieux ? Le mot évolution me semble ambigu en cette matière. Il signifie en fait un mouvement ◀de▶ l’être vers une nouvelle forme ◀d’▶existence… Aujourd’hui, le sentiment religieux est-il en marche vers une transformation ◀de▶ lui-même, ou plutôt la crise enveloppe-t-elle simplement les éléments secondaires et caducs des diverses confessions ? Historiquement parlant, il n’est pas possible ◀de▶ répondre à cette question. Parce que, étant donné et non concédé qu’une évolution profonde est en train de s’opérer dans le sentiment religieux nous qui en serons les sujets et les instruments, nous ne pourrons pas en avoir conscience. Les transformations du sentiment religieux, quand elles existent réellement, sont toujours insensibles et inconcevables : il n’est possible ◀de▶ les signaler qu’après leur accomplissement. Parmi les premiers chrétiens ◀de▶ la Palestine qui vivaient encore en plein hébraïsme, lequel eût pu se représenter une évolution aussi radicale ◀de▶ la religiosité et apercevoir la nouveauté du message évangélique, auquel son âme s’était ouverte ?
Archéologie, voyages.
René Schneider : Rome, Hachette,
3 fr. 50
Si j’avais à caractériser brièvement le livre que M. René Schneider, après un travail
qui fut très goûté sur l’Ombrie, vient de publier à propos de Rome, je dirais volontiers : c’est un livre ◀de▶ déduction, — et, pour
m’expliquer mieux, ◀de▶ déduction se projetant après ◀de▶ longues pensées et transposée dans
la manière synthétique. ◀De▶ fait, il n’y a rien ici qui ressemble à ce que nous concevons
◀d’▶habitude comme un livre ◀de▶ voyage, soit le récit plus ou moins pittoresque ◀d’▶une
traversée et ◀de▶ ses incidents, avec des aperçus généraux ou des descriptions.
M. Schneider a cherché à déterminer la physionomie complexe ◀de▶ Rome à travers l’histoire
et les œuvres. Il a su voir, pénétrer et exprimer dans son caractère ◀de▶ continuité et,
il le spécifie fort bien, ◀de▶ durée séculaire, l’harmonie qui se dégage ◀de▶ cet ensemble
unique ; l’extraordinaire symphonie que forment ses motifs divers, ses modulations
variées, et il a choisi des tableaux types, « les plus riches ◀de▶ sens »
,
— en somme ce qu’un psychologue appellerait les états ◀d’▶âme ◀d’▶un sujet unique. Il y a là
un procédé spécial, qu’il suffit ◀d’▶indiquer sans autre intention ◀de▶ critique. La pensée
ne se dégage pas ◀d’▶elle-même, après un exposé patient, comme une conclusion. Elle surgit
d’abord, ramenée à l’essentiel. Mais les impressions dominantes sont toujours celles ◀de▶
pénétration intime et ◀de▶ durée. « Le paganisme et le christianisme ont toujours
fait ici bon ménage et nul bouleversement ne réussit jamais à tuer tout à fait
l’esprit ◀d’▶autrefois. À la ruine, à l’édifice ◀d’▶hier ou ◀d’▶aujourd’hui, au végétal
s’accrochent la légende, la chronique ou l’histoire. Les pierres sont ◀de▶ l’âme figée,
et sous les arbres ◀d’▶Italie, oliviers, chênes-verts ou pins-parasols, tous plus épais
◀de▶ souvenirs que ◀de▶ frondaisons, on est envoûté à la fois ◀d’▶ombre et ◀de▶ passé. Comme
dans l’âme romaine où les traditions s’amalgament, il n’y a souvent qu’une Rome dans
le bloc ◀de▶ briques ou ◀de▶ pierres où chaque âge a maçonné ses vestiges. »
Parler ◀de▶ la Ville Éternelle n’est donc plus un lieu commun. Voici ses épisodes
successifs et une évocation chaude, colorée, vivante ◀de▶ la Rome ◀de▶ tous les temps. Les
tableaux sont des commentaires ◀d’▶époques, où l’aspect est constitué non seulement par le
décor, mais par l’esprit du moment. C’est la ville antique avec les Harmonies du Forum
et du Palatin, l’Anthologie en Marbre, le Mont Testaccio, le mur ◀d’▶Aurélien ; la Rome
chrétienne avec les souvenirs ◀de▶ sainte Hélène et Saint-Jean-de Latran ; le patriotisme
◀de▶ la cité depuis le Moyen-Âge avec la basilique ◀de▶ l’Ara Coeli. Et nous arrivons à la
Renaissance, qui fut une période agitée, ◀de▶ vie forte, effervescente et poursuivit avant
tout la joie ◀de▶ vivre, ◀d’▶exister, ◀d’▶encadrer sa vie et ◀d’▶en jouir, avec les Loges ◀de▶
Jean d’Udine et le Culte des Antiques Symboles : le règne ◀de▶ la délicieuse Impéria et le
culte ◀de▶ la beauté ; le cadre du bonheur, avec la Farnésine et la vie première avec la
Villa d’Este à Tivoli. — Toutefois, si ce livre abondant et écrit avec le même soin que
le précédent par M. Schneider offre un sens précieux ◀d’▶émotion et ◀de▶ compréhension, et
révèle chez l’auteur une expérience nombreuse à la fois ◀de▶ la topographie, ◀de▶
l’histoire, ◀de▶ l’art, des lettres et des mœurs, aux âges successifs ◀de▶ Rome, il suppose
des avantages à peu près semblables chez ses lecteurs, ce qui peut bien, on en doit
convenir, ne pas être toujours juste. Le commentaire implique la connaissance préalable
◀d’▶un sujet. On peut craindre ainsi que M. Schneider, qui trouvera sans doute le public
qu’il mérite, n’ait aussi qu’un public restreint, — circonstance que l’on pourrait,
d’ailleurs, considérer encore comme un éloge au temps où nous sommes, et qui, pour
certains, ne choquerait nullement.
Musées et collections.
Memento [extrait]
Deux érudits ◀de▶ valeur, MM. Paul Perdrizet et René Jean, viennent de publier un travail
très précieux sur la Galerie Campana et les Musées français (Bordeaux,
Féret et fils, 1907, in-8, 71 p., av. 5 planches). On sait que cette collection Campana,
achetée en 1861 par Napoléon III pour la somme ◀de▶ 4 360 440 francs et comprenant, outre
des sculptures et des majoliques ◀de▶ la Renaissance, 646 tableaux, pour la plupart des
écoles italiennes du xive
et du xve
siècle, fut ensuite répartie entre le Louvre, qui ne retint que
313 peintures, le musée ◀de▶ Cluny, où furent envoyées 12 toiles, et divers musées ◀de▶
province, auxquels allèrent les 322 tableaux restants, puis, plus tard, en 1872,
141 autres pris sur ceux qu’avait conservés le Louvre. Cette dispersion, faite dans des
conditions déplorables (plusieurs diptyques ou triptyques furent disjoints et partagés
entre des collections différentes), a été, dit M. Salomon Reinach, « une sottise,
une vengeance mesquine, ◀d’▶autant plus révoltante que les gens qui ont présidé à cette
oeuvre néfaste ne se sont pas donné la peine ◀de▶ publier des états ◀de▶ répartition avec
renvois au catalogue italien ◀de▶ 1858. Plus ◀d’▶une fois, au cours de ces dernières
années, on a annoncé la “découverte” dans un musée ◀de▶ province ◀d’▶une peinture
italienne signée ou datée qui, vérification faite, s’est retrouvée dans les Cataloghi Campana »
. Mais il n’existe aucun registre auquel on
puisse se reporter pour se renseigner sur le sort ◀de▶ telle ou telle toile. La brochure,
soigneusement documentée, ◀de▶ MM. Perdrizet et René Jean vient combler cette lacune.
Grâce au catalogue détaillé qu’ils donnent des 646 tableaux ◀de▶ la collection, accompagné
des indications ◀de▶ lieu ◀de▶ destination, ◀de▶ date ◀d’▶envoi, ◀de▶ reproductions, etc., et
grâce au classement par musée avec renvoi aux nos du catalogue, il
sera désormais possible ◀de▶ savoir immédiatement où a passé telle œuvre. Cet utile
travail est complété par une savante étude iconographique ◀de▶ quatre tableaux (du Louvre,
◀de▶ Besançon, Colmar et Montpellier), reproduits à la fin ◀de▶ la brochure et dont
l’interprétation valait ◀d’▶être fixée.
[…]
Lettres néo-grecques.
Carducci et la Grèce
Le petit royaume, que les événements ◀de▶ la dernière guerre gréco-turque ont instruit sur sa faiblesse, n’a ◀de▶ recours qu’en la clairvoyance ◀de▶ l’Europe. Certes, il reste assez indifférent aux Anglais, aux Français, aux Italiens que le Bulgare soit un hérétique au regard de l’orthodoxie ; mais ce dont il faut s’apercevoir, c’est ◀de▶ sa malfaisance. Il n’est peut-être pas impossible par conséquent, que l’Occident se mette un jour d’accord pour étendre la Grèce jusqu’à ses frontières raisonnables ◀d’▶Europe en Asie. C’est le vœu fervent ◀de▶ tous les Hellènes qui, morceau à morceau, n’ont jamais désespéré ◀de▶ reconstituer une Grèce intégrale. C’est pourquoi l’âme immortelle ◀d’▶Hellas n’a cessé ◀de▶ vibrer au cœur ◀de▶ ses poètes, comme au cœur des grands Italiens qui firent l’unité nationale s’exalte l’âme ◀de▶ leur patrie. Aussi, comme les Grecs, et spécialement les Ioniens, ont les yeux tournés vers ce grand exemple, que leur remémorait, hier encore, la mort ◀de▶ Carducci ! Pas ◀de▶ journal ou ◀de▶ périodique, si minuscule soit-il, qui n’ait eu son article ou son étude sur le génial poète en qui s’est incarnée l’Italie renaissante. Il faut croire, toutefois, que le caractère politique ◀de▶ certaines parties ◀de▶ son œuvre l’emporte sur le reste aux yeux de tous, puisque nul ne s’avise ◀de▶ rapprocher, comme il convient, l’initiative ◀de▶ Carducci, en matière de mètres anciens modernisés, ◀de▶ celle ◀de▶ Stéphanos Martzokis.
Carducci, du reste, avait eu des précurseurs : Giovanni Fantoni, Paolo Rolli ; Martzokis, au contraire, est bien le premier, qui, sans aucune imitation, en Grèce, ait tenté ◀d’▶acclimater le Vers Barbare, en l’adaptant à la plastique particulière ◀de▶ la langue démotique.
Nous ne croyons pas inutile ◀de▶ le faire ici remarquer, non seulement parce que c’est justice rendre, mais aussi parce que c’est une preuve des remarquables aptitudes ◀de▶ la langue vulgaire à recevoir l’empreinte du Latinisme, tout en restant vigoureusement individuelle.
Le recueil des Vers Barbares compte, d’ailleurs, parmi les plus belles productions ◀de▶ Martzokis.
Échos.
Le Quadrige ◀d’▶Herculanum
On sait que le monde savant et le monde artiste font depuis quelques années des démarches auprès du gouvernement italien, afin de pousser le plus possible les fouilles ◀d’▶Herculanum.
On attend beaucoup des fouilles ◀de▶ la célèbre ville romaine. Dernièrement, le gouvernement italien a accepté ◀de▶ reprendre activement ces fouilles et ◀de▶ se charger ◀de▶ tous les frais, que des savants étrangers voulaient partager avec l’Italie.
En attendant les prochaines découvertes on vient, par un heureux hasard, ◀de▶ retrouver au Musée ◀de▶ Naples, et ◀de▶ reconstituer, le quadrige « très splendide » ◀d’▶Herculanum dont parle Winckelmann.
Par l’étude méticuleuse des restes du célèbre quadrige conservés à Naples, et des documents relatifs à la découverte ◀de▶ ces bronzes, documents qui comprennent une période ◀de▶ fouilles comprise entre 1739 et 1872, on a pu tenter la reconstitution ◀de▶ la grande œuvre d’art antique.
On a retrouvé l’aurige, plusieurs morceaux du char, un fragment décoratif du timon, un fragment des roues, le joug qui s’alourdissait sur le cou des chevaux du milieu, deux statuettes décoratives du char, enfin ◀de▶ nombreux fragments des chevaux.
On peut supposer que ces restes sont ceux ◀d’un des très nombreux quadriges consacrés à Auguste dans la célèbre ville dédiée à Hercule.