Tome LXV, numéro 231, 1er février 1907
Giosuè Carducci
Aubouro-te, raço latino,Soulo la capo dòu soulèu !Lou rasin brun boui dins la tino,Lou vin de▶ Diéu gisclara lèu.Mistral.(Redresse-toi, race latine, sous le manteau du Soleil ! Le raisin brun bout dans la cuve, le vin ◀de▶ Dieu giclera bientôt.)
Giosuè Carducci est né en Italie, dans la première moitié du xixe siècle. Le lieu et l’année ◀de▶ sa naissance me semblent absolument indifférents. Son œuvre, sa vie, et le grand rythme occulte, qui à un tournant ◀de▶ l’histoire cadence l’âme ◀d’▶une race, ont fait ◀de▶ lui l’homme synthétique et représentatif ◀de▶ l’état national que les écrivains et les orateurs ◀d’▶outre-monts appellent volontiers « la troisième Italie ». Le nom ◀de▶ Giosuè Carducci évoque désormais la plus complète image anthropomorphe ◀de▶ la troisième Italie, ◀de▶ ses douleurs et ◀de▶ ses fureurs, ◀de▶ ses emportements et ◀de▶ ses craintes. Carducci est, dans toute l’étendue du mot, le Poète national ◀de▶ l’Italie contemporaine. S’il n’a pu être comme Horace le chantre orgueilleux ◀d’▶un siècle particulièrement glorieux, s’il n’a pu exalter dans un chant séculaire les victoires proches et lointaines et la farouche noblesse ◀de▶ son pays, s’il n’est pas enfin le chantre ◀d’▶une affirmation, il est vraiment celui ◀de▶ l’espérance. En son œuvre, l’antique vertu méditerranéenne a retrouvé ses accents italiens.
Un Poète, digne vraiment ◀de▶ ce nom, lorsqu’il atteint dans son œuvre la grandeur ◀de▶ l’expression ◀d’▶un temps ou ◀d’▶une collectivité vaste, lorsqu’un pays tout entier se reconnaît en lui et l’exalte, est aussi mystérieux que la fleur, dont le lien visible qui la rattache à la plante, la tige, ne révèle point l’énorme secret ◀de▶ la vie qui en elle transforme la sève en étincelantes couleurs ◀de▶ pétales, en profondes odeurs ◀de▶ calices. Les voix les plus inconscientes, les aspirations les plus occultes ◀de▶ sa race, ◀de▶ son pays, ◀de▶ sa communauté, trouvent dans le poète leurs expressions en dehors de toute contingence ; elles se transforment en lui, ainsi que la sève le long de la tige. Un poète national résume l’instinct ◀de▶ conservation et ◀d’▶expansion ◀de▶ la nation. Il en garde toute la noblesse même lorsque les courants les plus effrénés ◀de▶ la politique, ◀de▶ la morale ou ◀de▶ la religion, s’acharnent à la déraciner ◀de▶ l’esprit général. Alors le poète dira quelque grande parole ◀d’▶espoir, au milieu d’un grand deuil, ou quelque terrible prophétie ◀de▶ mort au milieu d’une grande fête. Parfois, la parfaite harmonie entre les passions et les réalisations ◀d’▶un peuple exubérant ◀de▶ puissance qui se révèle dans les siècles où une civilisation atteint son apogée, engendre le Poète qui ne contredit pas la multitude, mais la continue en la maintenant dans l’exaltation, ainsi que pour la vie antique occidentale le firent Pindare et Horace. Plus souvent le Poète ressent quelque grave désharmonie ◀de▶ son époque et alors il entre en contradiction avec la totalité, il accuse, il juge, il condamne.
Le rôle ◀de▶ Carducci pendant presque toute sa vie a été celui ◀d’▶un accusateur. Le caractère essentiel ◀de▶ son œuvre est celui ◀de▶ l’accusation impitoyable portée contre son pays, ses gouvernants avides et insatiables, son peuple aplati sous un joug, attaché en esclave au char bariolé du sinistre orgueil ◀de▶ quelques-uns. L’amour patriotique a pris chez Carducci tous les attributs ◀de▶ la haine. Sa haine républicaine et implacable a eu tous les courages. Et tout son courage était puisé dans l’espoir suprême ◀de▶ renouveler les plus belles énergies ◀de▶ son pays par le souvenir des plus antiques gloires, en continuant ainsi la tendance des néo-italiens du commencement ◀de▶ son siècle, dont Léopardi fut l’expression le plus géniale. Il a écrit que le Poète jette dans la masse incandescente les mémoires et les gloires, le passé et l’avenir ◀de▶ ses pères et ◀de▶ sa race. Et pour lui-même, le pauvre poète
fait un dardil regarde comment il s’élève,comment il brille,
Giosuè Carducci a jeté dans le creuset ◀de▶ son âme les gloires et les mémoires ◀de▶ sa patrie ; il y a jeté aussi la douleur ◀de▶ la misère présente ; il a forgé son dard, qui s’appelle : Fureur, et il l’a lancé non contre le soleil lointain et indifférent, mais contre la poitrine bombée ◀de▶ sot orgueil, ou creusée par la paresse, ◀de▶ ses contemporains. Ses coups ont porté terriblement. Il ne les a pas épargnés. Il voulait donner à l’Italie une conscience nationale nouvelle, solide et féconde. Puisque la péninsule avait renouvelé le sens ◀de▶ sa vie, en réunissant ses États dans une seule nation, il fallait réveiller en elle la conscience, encore assez vague, ◀de▶ cette unité, par un culte ◀de▶ patrie, supérieur à toutes les politiques éphémères : un culte national, capable ◀de▶ planer sur l’âme même ◀de▶ la nation, loin de toute possible atteinte des inévitables transformations des esprits et des gouvernements.
Cet idéal était celui même des premiers néo-italiens, ◀d’▶Alfieri, ◀de▶ Foscolo, ◀de▶ Léopardi, ◀de▶ Giordani, ◀de▶ Niccolini, ◀de▶ Guerrazzi. Comme eux, Carducci faisait appel à la grandeur, réelle ou conventionnelle, ◀de▶ la vie antique.
Carducci s’est acharné à la besogne. Les splendeurs éteintes ◀de▶ la vie italienne rayonnaient occultement dans son esprit sans sommeil. Les événements quotidiens, se heurtant contre son immuable fierté, attiraient quelques rayons ◀de▶ ses splendeurs. Si sa parole rythmait des visions oubliées ◀de▶ la grandeur ◀de▶ Rome, c’était pour mieux faire ressortir la veulerie, la misère et la honte du présent. Ainsi les leçons du passé servaient admirablement à heurter les esprits, à faire vibrer dans des frissons salutaires les orgueils choqués, à nourrir peu à peu dans chacun, même chez les plus réfractaires politiciens, le besoin ◀d’▶un culte national, ◀d’▶un sentiment unitaire et généreux, supérieur à toute contingence.
Sans peur, sans pitié, ayant comme manière ◀de▶ vie le Dédain, et comme dogme spirituel la Volonté, fille du Souvenir, le Poète ouvrait le chemin à tous les espoirs. Très longtemps il y marcha seul, ou presque seul. Il avançait, en rugissant ses insultes contre « les lâches ◀d’▶Italie » qui ne le suivaient pas. Il continuait, lui, un peu trop servilement peut-être, le culte évocateur classique des implacables poètes ◀de▶ son siècle. ◀De▶ ce culte national, il était l’officiant et les fidèles. Il voulait l’imposer à toute la nation, en lançant à la face des politiciens, et des quelques générations ◀de▶ soldats garibaldiens devenus politiciens, meneurs, gouvernants, ses chants dont le souvenir ◀de▶ la gloire latine alimentait presque toujours la violence. Il imposa son culte. L’Italie eut un culte, digne ◀de▶ respect, en dehors de toute évaluation esthétique. Et l’objet ◀de▶ cette vénération fut justement le Poète qui l’avait inspirée. L’officiant rebelle et solitaire ◀de▶ la foi nationale devint la divinité. On reconnut en Carducci les qualités sacrées du Poète représentatif ◀de▶ la Troisième Italie. Il est resté tel.
À côté des grands poètes français, allemands, anglais, ◀de▶ la première moitié du xixe siècle, l’Italie avait trouvé des chantres, que passionnait presque exclusivement la préoccupation ◀de▶ l’unité nationale. Reconnu solennellement devant la nation enfin constituée, le dernier chantre, Carducci, s’apaisa peu à peu. Sa farouche fierté trouva d’autres formules esthétiques pour exprimer sa transformation. Le républicain dédaigneux et inflexible saluait les personnages ◀de▶ la monarchie, qui, en un pays constitutionnel, jouent souvent, non sans grotesque, le rôle tout décoratif des rois.
Ainsi, malgré toutes les passions que son irréductible indépendance ◀de▶ Poète attirait autour de lui, malgré les haines diverses qui se heurtaient vainement contre son austère mépris, tour à tour adoré et conspué par les jeunes, détesté par les prêtres toujours, Carducci prit, il y a déjà longtemps, la place suprême qu’il occupe dans la vie spirituelle ◀de▶ l’Italie. Lorsque celle-ci sortit ◀de▶ la longue guerre soutenue pour conquérir sa « liberté », c’est-à-dire pour étouffer dans le sang ◀de▶ l’insurrection générale les plus anciennes vertus ◀de▶ ses pays séparés par la tradition et par les origines mêmes des différents peuples, et pour aboutir à la réalisation unitaire ◀d’▶un organisme national complexe, non encore parfaitement harmonisé, les hommes qui avaient fait la révolution italienne, les rudes soldats ◀de▶ la veille, devinrent les maîtres ◀de▶ tous les pouvoirs du nouvel État. La vie esthétique ◀de▶ l’Italie avait été naturellement assez faible pendant cinquante ans ◀de▶ préparations et ◀de▶ réalisations guerrières. Les nouveaux maîtres, venant du champ de bataille, apportaient en grand désordre à leur gouvernement ces soucis et des passions, inévitables lorsqu’un grand État naissant ne peut demander qu’à la volonté et à l’initiative des hommes nouveaux les premiers principes ◀de▶ sa stabilité Dans ce désordre, qui se révélait par les pires erreurs, si des hommes ◀de▶ talent régirent le sort du pays, ils furent encadrés trop souvent par des ambitieux ignorants, dont les droits augmentaient en raison des blessures reçues pour la « liberté », sinon, toutefois, simplement en raison des campagnes où ils avaient figuré.
Dans le chaos des sentiments et des volontés, Carducci représentait intellectuellement l’Énergie nationale. Et il représentait le souvenir collectif, l’âme vigilante ◀de▶ l’histoire. Déjà depuis ◀de▶ longues années, il s’était consacré à donner à la culture des générations qui l’entouraient une nouvelle vision des classiques ◀de▶ la littérature. Un à un, il avait choisi dans l’histoire littéraire ◀de▶ l’Italie les hommes les plus typiques, les temps les plus significatifs, les œuvres les plus représentatives, et il les avait illustrés ◀de▶ sa prose savante et ardente, sa prose musclée, aux attitudes ◀de▶ perpétuel combat, sa prose athlétique. Il résuma dans une sorte ◀d’▶hymne des temps nouveaux les orientations récentes ◀de▶ la pensée mondiale. Il donna un rythme immuable aux aspirations romaines ◀de▶ ses contemporains, qui ne voyaient plus qu’un seul et formidable ennemi à vaincre : le Pape. Il écrivit l’Hymne à Satan, qui, s’il n’est pas esthétiquement parfait, ni ◀d’▶une pensée très profonde ni ◀d’▶un style très noble, est cependant un des documents les plus importants ◀de▶ l’esprit philosophique du monde dans la seconde moitié du xixe siècle, et se développe puissamment le long ◀d’▶une ligne ◀d’▶inspiration sûre et émouvante.
Le Poète y exaltait un Satan compris dans le sens prométhéen ◀de▶ Lucifer, le porteur ◀de▶ feu, le principe ◀de▶ la lumière, le souffle primordial ◀de▶ la raison humaine, et par cela même l’âme occulte ◀de▶ toutes les créations, ◀de▶ toutes les conquêtes ◀de▶ l’homme.
On rappela à son propos les incomparables Litanies ◀de▶ Satan du grand précurseur ◀de▶ tout notre modernisme, ◀de▶ Baudelaire. Carducci, qui a renouvelé la puissance ◀de▶ la prose italienne avec des polémiques nerveuses et cinglantes, où il répondait à ses critiques, se défendit du rapprochement, en affirmant que, lorsqu’il écrivit son hymne, en 1863, il ne connaissait pas encore Baudelaire. L’esprit des deux poètes est en effet divers, la conception baudelairienne ◀de▶ Satan étant plutôt celle du Faust, celle ◀d’▶un Satan très orgueilleux, ennemi des dieux, ◀d’▶un Satan-puissance, tandis que Carducci parle ◀d’▶un Satan-réalisation, symbole ◀de▶ la raison ; cependant il y a analogie dans l’invocation du même principe supérieur, dédaigneux, rebelle, tout-puissant, opposé à l’esprit ◀de▶ Dieu.
Une phalange ◀de▶ jeunes penseurs trouva là son expression. L’idéal ◀de▶ Rome sans le Pape enflamma le cœur politique ◀de▶ la péninsule et, sept années plus tard, les politiciens armés entrèrent à Rome.
Mais le Poète continua à lancer ses foudres contre les gouvernements lâches, en faisant toujours appel aux énergies du Souvenir, au besoin pour couronner l’œuvre militaire accomplie dans la péninsule par quelques grandes affirmations ◀de▶ la volonté ◀d’▶être du peuple italien nouveau-né.
Les livres : Juvenilia (1850-1860), Levia Gravia (1861-1871), Giambi ed Epodi (1867-1879) contiennent particulièrement l’élan patriotique, la fureur tempétueuse, ◀de▶ cet Italien qui assista aux événements les plus tragiques et les plus décisifs ◀de▶ sa patrie. Là, il crie, il enseigne ; avec toute sa violence ◀de▶ libre poète républicain, il cherche à impressionner l’âme plus profonde des nouveaux Italiens. Là il s’élève ◀d’▶un bond à la hauteur du chantre épique, et, le premier, il exalte la beauté et la douleur ◀de▶ l’Italie couverte ◀de▶ son sang. Quoique son vers ne se montre pas encore très personnel, et soit encore retenu dans les liens très lourds du classicisme, le style, le mouvement, l’humour, parfois même trop vulgaire, marquent la réforme du vers italien, cette réforme définitive qui, ayant ses origines en Léopardi, puis en Carducci, s’est poursuivie à travers ◀d’▶◀Annunzio▶ et Pascoli, et semble devoir se continuer dans l’œuvre ◀de▶ quelques jeunes. La fadeur des romantiques, y compris trop souvent le catholique Manzoni, la violence sonore, efficace, mais peu intelligente, des bardes épiques, sont surpassées ◀d’▶un bond ◀de▶ lion. Un sang nouveau bouillonne dans la poésie italienne, un sang ardent qui a des bruits courts ◀d’▶armes et ◀de▶ flammes.
En même temps, toujours par Carducci, la prose subit la même transformation ; dans la prose aussi, le poète ◀de▶ Satan ne révèle jamais une pensée vraiment profonde, vraiment profondément neuve, souvent aussi son humour dégénère en vulgarité irritante, mais le bond est fait : l’Italie nouvelle a ses rythmes littéraires nouveaux.
Les poèmes ◀de▶ Rime Nuove (1861-1887) marquent en grande partie une détente dans la haine du poète. Un souffle ◀d’▶intimité calme, une poussée harmonieuse ◀de▶ vie intérieure en élargit la signification et le charme. Les préoccupations politiques semblent assoupies dans les douces angoisses ◀de▶ l’homme qui oublie le rôle qu’il jouait devant les hommes, et avec un étonnement tendrement lyrique se retrouve devant la nature, et devant les sentiments simples, les fantaisies géorgiques et sentimentales que la nature cache avec une indulgente et éternelle jalousie.
Le Poète affirme sa puissance. Son expression prend nettement la forme ◀de▶ son esprit. Il écrit son vers, il compose savamment sa prosodie. Et il peut écrire le sonnet, unique dans toute son œuvre, le sonnet qui vit ◀d’▶une tendresse panthéiste, ◀d’▶une joie géorgique toute moderne, et meut lentement ses quatorze cercles magiques dans une campagne immense, qu’il semble évoquer, qu’il semble remplir. C’est le sonnet au Bœuf :
Je t’aime, ô Bœuf dévot ; et un sentiment douxSoit que solennel comme un monumentTu regardes les champs libres et féconds,Soit qu’au joug te courbant content,Il t’exhorte et te pique, et toi, tu lui répondsPar tes larges narines humides et noiresTon esprit fume, et, tel un hymne joyeux,Le mugissement se perd dans l’air serein ;
Il ne semble plus enfiévré sans répit par sa poésie ◀de▶ liberté et ◀de▶ gloire. Il a des moments ◀de▶ calme, des accents troublants, où on ne retrouve pas ses emphases parfois ◀de▶ très mauvais aloi, ni le dédain perpétuel qui souvent fait penser à une attitude ◀de▶ l’artiste plus voulue que spontanée, et qui amoindrit considérablement, assez souvent, l’émotion ◀d’▶un poème, en l’abîmant dans un excès ◀de▶ pathétique, démocratique ou autre. Dans l’Idillio Maremmano, le souvenir nostalgique ◀d’▶une idylle ◀de▶ sa jeunesse dans les maremmes, les marécages toscans ◀de▶ son pays natal, la mélancolie qui s’enlace, se noue et se délasse dans la sphère triple ◀de▶ la terza rima, devient sombre et saisissante :
Oh, combien, ensuite, ma vie, froide,Et combien obscure et triste, elle est passée !Mieux valait épouser toi, blonde Marie !Mieux valait s’en aller cherchant dans le boisQui saute dans les buissons et s’arrête et regarde,
Dans les Odi Barbare, Carducci fait un nouveau bond, et atteint le but définitif ◀de▶ sa vie ◀de▶ poète. Tout son organisme poétique arrive au dernier degré ◀de▶ maturité. Il dit sa grande parole. La langue, l’esprit, le mode tout entier ◀de▶ manifestation est parfaitement renouvelé. L’amour ◀de▶ la patrie perd toutes les extériorités contingentes, devient un symbole, une idée. Le classicisme ◀de▶ réminiscences devient abstraction.
Le poète écrit enfin la page qui doit rester dans l’histoire littéraire ◀de▶ son pays.
La signification ◀de▶ l’œuvre ◀de▶ Carducci a surtout une importance collective. On ne peut pas dégager ◀de▶ cette œuvre une Esthétique aux vastes attitudes, une Esthétique universelle, qui fasse partie du patrimoine ◀de▶ la poésie mondiale. Carducci reste un grand poète italien. La signification ◀de▶ toute son œuvre est enracinée dans la collectivité italienne, dont il représente les plus nobles aspirations, qui, pendant à peu près un demi-siècle, ont transformé la situation politique et puis l’esprit même du pays nouvellement constitué.
Son Esthétique est donc forcément italienne, comme celle ◀de▶ Mistral est provençale. On ne peut parfaitement comprendre et suivre ces deux poètes, que dans les rythmes ◀de▶ leur langue originaire. La plupart des poèmes ◀de▶ Carducci, très beaux en italien, perdraient dans une traduction trop ◀de▶ leur puissance, car, en général, il n’y a pas en eux une idée centrale qui soit nouvelle dans la poésie du monde, capable ◀de▶ résister à toute transposition ◀de▶ rythmes et à toute métamorphose ◀de▶ tonalité, c’est-à-dire à la traduction. On ne pourrait les traduire avec une réelle efficacité qu’en provençal, de même que le provençal peut être admirablement rendu en italien, car ces deux langues sont celles qui restent les plus étroitement attachées à leur origine commune.
Je dis : sans une idée centrale qui soit nouvelle dans la poésie du monde, car l’esprit intime, le souffle animateur ◀de▶ la vision et ◀de▶ la réalisation des Odes Barbares, plus encore que leur métrique latine, rappelle ◀de▶ trop près l’inspiration des poètes païens ◀de▶ Rome. Souvent, le mouvement psychique ◀d’▶une Ode est si exclusivement classique, et semble si étranger aux besoins animiques nouveaux ◀d’▶un peuple, que l’Ode reste toute lumineuse dans sa lumière ◀de▶ pierre précieuse admirablement taillée, mais froide et un peu lourde.
Le Poète a recours aux grandes forces inspiratrices des anciens. Il exalte le vin, et, aux plus harmonieuses puissances ◀de▶ la vie, il donne les noms, les attributs divers que les anciens leur donnèrent dans l’orientation inévitable ◀de▶ leur tradition religieuse et des dogmes ◀de▶ leur Sagesse. Mais ces noms des dieux païens morts, ces attitudes du lointain paganisme amoureux et orgiaque, qui nous reviennent après la mort du Christianisme, s’ils servent à témoigner ◀de▶ la liberté ◀d’▶un esprit totalement dégagé ◀de▶ la dernière religion occidentale, s’ils ont pu avoir une importance considérable lorsque les esprits les plus évolués tenaient à affirmer leur éloignement ◀de▶ l’Église Romaine, nous intéressent bien moins aujourd’hui, où d’autres plus graves préoccupations émeuvent l’esprit profondément philosophique ◀de▶ la nouvelle poésie, ◀de▶ la plus jeune, ◀de▶ celle non encore célèbre, qui prépare avec un enthousiasme secret et invincible la métaphysique ◀de▶ demain, le point ◀de▶ départ ◀d’▶une nouvelle métamorphose religieuse.
Les Odes Barbares montrent le désir ◀d’▶une société qui voulait être païenne pour s’affirmer surtout antichrétienne. Aujourd’hui nous commençons à connaître le sens véritable ◀de▶ ce que deux ou trois générations qui nous ont précédés appelaient le néo-paganisme. Ils eurent le tort — excusable d’ailleurs, car toute rénovation commence avec force tâtonnements — ◀de▶ reprendre le vieux mythe avec tous ses attributs oubliés, en croyant pouvoir ramener ainsi l’esprit ancien au milieu des foules nouvelles. Ils ne s’apercevaient pas qu’au contraire c’était l’esprit ancien qui, pour la seconde fois en quatre siècles, montait des foules nouvelles, et ne demandait qu’à être définitivement ordonné dans la géométrie ◀de▶ la métaphysique nouvelle, dans la hiérarchie des attributs nouveaux, que la poésie, la philosophie et la science doivent lui assigner.
Cependant les Odes Barbares, en résumant l’orgueil italien des premiers livres du Poète, sa joie ◀de▶ se savoir non indigne ◀de▶ la tradition romaine, et la fierté libre-penseuse ◀de▶ son esprit social et adverse au Pape eurent un retentissement énorme.
Deux qualités très réelles faisaient leur force, et élevaient le Poète au sommet ◀de▶ gloire où il devait enfin se placer pour toujours. Ces deux qualités sont : l’une, l’abstraction du patriotisme ◀de▶ la rue, l’absorption ◀de▶ toute la vie italienne dans l’idée abstraite ◀de▶ Rome ; l’autre, la rénovation complète ◀de▶ la langue, non seulement dans une prosodie empruntée à la langue latine, mais dans la valeur même des mots et des expressions, dégagée ◀de▶ tout dogmatisme scolastique et des moules tyranniques des images-types, dans lesquels les épigones, en suivant les paradigmes laissés par les Maîtres, ont l’habitude ◀d’▶enfermer le besoin ◀d’▶image, qui est l’âme et la raison ◀d’▶être ◀de▶ toute poésie, et avouent ainsi leur impuissance esthétique. La langue italienne resplendissait ◀de▶ couleurs nouvelles, mouvait en des larges rythmes poétiques le besoin ◀de▶ renouveau ◀de▶ toute son esthétique, rebelle enfin, par la volonté ◀d’▶un homme seul, à toutes les cristallisations ◀de▶ l’école, à tous les archaïsmes des anthologies. En s’insurgeant contre Manzoni, Carducci parlait au nom du Dante, au nom de Machiavel et ◀de▶ l’Arioste, au nom aussi ◀de▶ tous les poètes qui tentèrent les premiers, au xviie siècle, la réforme ◀de▶ la prosodie italienne dans le sens ◀de▶ la prosodie latine. Carducci, qui sur l’Italie, veule et aplatie après ses guerres, répandait le grand souffle dantesque du mépris et ◀d’▶un inflexible orgueil ◀de▶ race, voulait imposer son idéal ◀d’▶élévation des esprits et des formes, afin que le peuple nouveau-né fût en tout digne ◀d’▶aspirer, après sa renaissance politique, à sa renaissance esthétique. Le rêve était prématuré, naturellement. Un organisme collectif qui a saigné pendant à peu près un siècle ne peut pas atteindre la forme suprême ◀de▶ la vie collective, une renaissance esthétique, avant ◀d’▶avoir retrouvé par une longue et patiente préparation les principes ◀de▶ sa force. L’Italie contemporaine n’est pas encore arrivée à cette conquête : elle travaille, elle s’enrichit dans les industries, ensuite elle aspirera à atteindre et atteindra sa forme suprême ◀de▶ vie. Cependant le cri ◀de▶ Carducci secoua les esprits, remua les intelligences. Quelques-uns comprirent la puissance ◀de▶ sa réforme. Mais les disciples dignes du Maître se firent attendre, car ceux qui le furent ◀de▶ la première heure demeurent sans importance individuelle.
J’ai déjà dit que la ferveur idéale jetée sur sa patrie par le poète dédaigneux tombait en plein désordre national. Les soldats politiciens gouvernaient mal. L’éducation patriotique régnait sans discipline dans les écoles. L’esprit des fameux Mille hommes, qui débarquèrent en Sicile avec Garibaldi, en 1860, s’exalta ◀de▶ lui-même, s’enfla démesurément ; au nom de sa belle bravoure épique, il imposa à toute la vie ◀de▶ la nation la laideur ◀de▶ sa passion unilatérale, ◀de▶ son intelligence bornée : les beaux vieux soldats furent ◀de▶ piètres politiciens. Ceux qui avaient jeté leur vie dans le sang, en s’enflammant aux chants très pathétiques des bardes révolutionnaires, ne pouvaient pas accueillir une exaltation trop abstraite ◀de▶ l’idée ◀de▶ la patrie, exprimée en rythmes inaccoutumés, en rythmes si divers du mètre roulant des marches ou des mélopées des bivouacs, en rythmes.
Mais contre les vieux soldats veillait l’instinct éternel des races. C’est ainsi que tout ◀d’▶un coup, en 1879 d’abord, puis solennellement en 1882, un enfant fit entendre sa voix qui résumait toutes les voix du Maître, et, tout en les imitant, les continuait dans un chant nouveau, inattendu, étonnant, qui permit à Carducci lui-même ◀d’▶annoncer à l’Italie la naissance ◀d’▶un autre grand poète. Gabriele d’Annunzio publiait son Canto Novo. Les vieux soldats gouvernaient encore ; ils commençaient, à peine fauchés par la mort, à disparaître des horizons politiques ◀de▶ l’Italie. Mais l’enfant nouveau, qui n’héritait pas ◀de▶ toutes les passions du Maître, et qui n’avait pas assisté à la longue et sanglante formation ◀de▶ sa patrie, profitait ◀de▶ la grande leçon qui semblait avoir été faite pour lui seul. Il continua l’œuvre ◀de▶ renouveau ◀de▶ la langue ; suivant les traces ◀de▶ Carducci, il la porta à ce degré ◀de▶ perfection esthétiquement consciente ◀d’▶où elle façonne, depuis quinze ans, tous les esprits plus jeunes ◀de▶ la littérature italienne.
Carducci n’a eu donc qu’un disciple, un seul digne ◀de▶ lui, et resté vraiment disciple : ◀d’▶◀Annunzio▶. Un autre, Pascoli, qui l’année dernière a remplacé Carducci à la chaire ◀de▶ Bologne, est beaucoup plus dégagé, est plus personnel, et, dans l’esprit synthétique ◀de▶ sa belle œuvre, il est différent du Maître, il n’est pas un parfait disciple.
◀D’▶◀Annunzio▶ — qui, il y a une dizaine ◀d’▶années, domina, et paralysa presque totalement une génération ◀de▶ littérateurs — a repris l’abstraction patriotique des Odes Barbares et il l’a en quelque sorte déformée avec l’excès des souvenirs du classicisme helléno-latin. Il a peut-être aussi le tort ◀d’▶avoir poussé la réforme ◀de▶ la langue à un degré ◀de▶ raffinement qui l’a étrangement compliquée, en la mélangeant avec des éléments antiques, étrangers et régionaux, qui détruisent un peu cette émouvante unité tonale qui est le caractère essentiel ◀de▶ la première réforme carduccienne.
◀D’▶◀Annunzio▶ écrivit aussi des vers barbares. Plus tard, il exagéra la réforme dans les Laudes. Carducci n’avait fait que reprendre la tentative ◀de▶ L. B. Alberti, qui, sur la fin du xve siècle, selon le témoignage ◀de▶ Vasari, essaya le premier le renouveau du vers typique italien ◀de▶ onze syllabes, en mesurant son inspiration sur les rythmes des Latins, et la tentative commencée au xvie siècle par Dati, Tolomei, Patrizio et Baldi. Baldi avait déclaré que la prosodie italienne, basée surtout sur les accents des mots, ne pouvait composer un vers « héroïque » qu’en se servant des vers mêmes acquis à la langue. Celle-ci est la règle suivie par Carducci, qui, avec des vers italiens, compose ses hexamètres et ses pentamètres italiens, ◀de▶ très ample et harmonieuse structure. ◀D’▶◀Annunzio▶, lui, pour écrire des Louanges à l’exaltation ◀d’▶un sentiment ◀de▶ paganisme beaucoup plus large et plus moderne que celui ◀de▶ Carducci, mais presque autant littéraire, remonte au premier poète du sublime panthéisme du Moyen-Âge, à saint François d’Assise, qui chanta ses Laudes Creaturarum dans un rythme très large, sans contrainte ◀de▶ forme, semblable au son des cloches ◀de▶ sa sainte colline, mesuré vraisemblablement uniquement par sa respiration. Carducci et ◀d’▶◀Annunzio▶, malgré quelques défauts per excessum, résument à eux seuls les plus fiers mouvements ◀de▶ la littérature italienne contemporaine. Pascoli est à part. Il a la sensibilité géorgique, la tendresse pastorale ◀de▶ Francis Jammes, il a des admirateurs fidèles, des suivants ardents ◀de▶ son excellente esthétique. Tous les autres écrivains italiens ◀de▶ ces générations plus ou moins sur le déclin ont une importance bien moindre, même lorsqu’ils font sonner toutes les trompettes habiles ◀de▶ la renommée autour ◀d’▶un livre mal réussi, ainsi que le font M. Fogazzaro ou Mme Sérao…
Carducci a trouvé sa plus grande source ◀d’▶inspiration à Rome et en Grèce. Son inspiration romaine, qui est d’ailleurs la plus servile, c’est-à-dire celle qui est trop particulièrement réglée par les paradigmes des poètes antiques, est plus sincère. Se sentant plus tranquille, dans la conquête ◀de▶ sa sérénité, aux débuts des Odes Barbares, il avertit que :
non plus l’ombre du temps, ou les froidssoucis, je sens sur ma tête ; je sens,ô Hébé, la vie helléniqueaffluer tranquille dans mes veines.Et les jours, ruinés dans la penteô Hébé, dans ta douce lumière,
Mais en réalité l’âme hellénique lui demeure étrangère. C’est l’âme ◀de▶ Rome, celle que le poète croit encore l’anima mundi, qui le retient, le serre, le fait étouffer ◀de▶ joie dans la souvenance, ◀d’▶angoisse dans la vision présente. Les dieux antiques qu’il évoque sont ceux que Rome, qui ne créa ni sa religion ni sa philosophie, emprunta aux Grecs, en les transformant selon le caractère ◀de▶ son peuple orgiaque, légiférant et guerroyeur.
Partout le Poète ne voit que souvenirs. Et parfois, comme dans l’ode devant les Thermes ◀de▶ Caracalla, devant la misère contemporaine, les souvenirs ◀de▶ l’antique grandeur le saisissent avec une telle violence que son chant n’a plus la solennité du geste ◀de▶ mépris et ◀de▶ défi si cher au Poète, mais il sort presque sangloté dans une nuit où le vent chaud étouffe les poitrines et annonce l’orage imminent ; il paraît sombre comme un présage que l’oracle exprime désespérément, dans l’invocation ◀de▶ la Fièvre :
Entre le Célio et l’Aventin courentse meut humide : au fond, sont les monts albainsLe voile vert relevé sur les tresses cendrées,dans le livre une Anglaise chercheces menaces des murailles romainesau ciel et au temps.Continus, intenses, noirs, croassants,se jettent les corbeaux, comme en fluctuantcontre les deux murs, qui pour un défi plus hardise lèvent, énormes.« Vieux géants — semble insister, furieux,l’essaim augural — pourquoi tentez-vous le ciel ? »Dans l’air arrive grave, du Latran,Et un ciociaro, enveloppé dans son manteau,en sifflant grave dans sa barbe touffue,passe et ne regarde pas. Fièvre, ici moi je t’invoque,déité présente.Si tu as aimé les grands yeux pleureursdes mères, et leurs bras tenduspliée des fils ;si tu as aimé sur le Palatin sublimel’autel antique (le Tibre touchait encorela colline évandrienne, et le soir en naviguantentre le Capitoleet l’Aventin, le Quirite, en revenant,regardait en haut la ville carrée,lent saturnien) ;Fièvre, écoute-moi. Les hommes nouveauxchasse d’ici avec leurs choses mesquines :cette horreur est religieuse : la déesseRome dort ici ;la tête appuyée à l’auguste Palatin,les bras ouverts entre le Celio et l’Aventin,par le Capéna les épaules fortes elle étendvers la voie Appienne.
Partout c’est l’évocation continuelle des dieux, des héros, des triomphes romains. Le besoin ◀de▶ rythmes nouveaux, qui en changeant les modes ◀de▶ la prosodie auraient aidé aux transformations ◀de▶ l’esprit poétique dont Carducci sentait l’ardent besoin, entraîna le Poète à se servir des mètres « barbares ». En même temps, cette reprise ◀de▶ la tentative poétique latine lui apporta tout son cortège ◀d’▶images lointaines. Quelques odes ◀de▶ Carducci ont la saveur immédiate ◀d’▶une traduction ◀de▶ quelques odes ◀d’▶Horace. Le mouvement y est presque toujours identique, et l’esprit ◀de▶ l’ancien se retrouve dans le moderne, quoique celui-là proclamât la beauté présente que celui-ci évoque avec un orgueil toujours nostalgique, dans un fantastique Fanum du désir. Une certaine monotonie plane par cela même sur les Odes Barbares, une monotonie que les autres livres plus variés, sinon toujours plus profonds, n’engendraient pas. Seulement, dans les Odes la langue est toujours belle même si touffue, elle est neuve même si tordue dans un spasme ◀de▶ latinité, dans un effort ◀de▶ redevenir ce que la mère opulente fut, et le style n’a plus ce ton railleur qui souvent rendait ◀de▶ longues pages ◀de▶ vers semblables à ◀de▶ la polémique rythmée.
L’évocation constante ◀de▶ l’âme antique révèle le caractère ◀de▶ tout l’œuvre carduccien, le grand animateur ◀de▶ toute son inspiration. Ce caractère est le pathos historique, analogue au pathos esthétique, qui anime, et meut, en beauté et en désordre l’œuvre ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶. Le pathos historique ◀de▶ Carducci est celui ◀de▶ Victor Hugo ; cela est absolument indéniable. Mais chez Hugo, — ainsi que chez Leconte de Lisle, le poète des Poèmes barbares, avec lequel Carducci présente des analogies ◀d’▶esprit libre, fier et puissant, et ◀de▶ frappantes analogies ◀d’▶œuvre qu’on est même arrivé à lui reprocher comme un plagiat — le pathos ◀de▶ l’histoire est immense, car l’histoire est pour lui sans borne, est dans l’âme légendaire ◀de▶ tous les siècles, tandis que pour Carducci l’histoire est une : Rome. Leconte de Lisle, Vigny, Hugo, s’élancent vers les triomphes ◀de▶ l’homme légendaire avec une hardiesse que la puissance n’égale certes pas toujours, mais au seuil ◀de▶ la civilisation qui sera la nôtre, sortie ◀de▶ la dernière Cosmogonie et ◀de▶ la dernière Morale ◀de▶ l’Occident, sortie du Christianisme, tous les grands poètes français du xixe siècle écoutèrent frémir dans la profondeur ◀de▶ l’âme gauloise, l’âme antique et nouvelle du monde. Carducci reste seulement le poète ◀de▶ la Troisième Italie, le poète ◀de▶ l’idée ◀de▶ Rome. Dante revit en lui, avec tout son dédain et sa terrible passion civile, sinon avec son génie. Et Carducci a rempli son rôle. L’Italie l’a reconnu, l’a proclamé son Poète, l’a couronné ◀de▶ son amour. Hier encore, avant que la fortune ◀d’▶un prix boréal ne fût tombée dans la « fosca turrita Bologna », où est la maison du vieillard glorieux, Carducci, ◀d’▶un ◀de▶ ses gestes ◀de▶ suprême dédain auxquels l’Italie officielle ou quasi officielle est habituée depuis ◀de▶ très longues années, avait refusé la proposition ◀d’▶une souscription nationale pour la publication intégrale ◀de▶ ses œuvres, dont les bénéfices lui auraient été dévolus. « Je n’accepte aucune aumône, même si elle me vient de la Patrie ! » — avait répondu par dépêche le lion fatigué. En revanche, le poète, qui n’est plus républicain, et qui a toujours salué avec sympathie la reine Marguerite, acceptait ◀de▶ celle-ci qu’elle lui payât 40 000 francs sa bibliothèque, dont il devait conserver personnellement la jouissance. La reine Marguerite a acheté aussi la Maison du Poète, à Bologne. Maintenant, toutes les souscriptions, les discussions pour une pension ◀de▶ retraite, les propositions pour rendre plus calme ou plus heureuse la vieillesse du chantre national sont prises. Le poète est dans toute sa gloire italienne, et l’Académie ◀de▶ Stockholm a consacré sa renommée mondiale. Il est entré dans une zone lumineuse ◀de▶ la vie ◀d’▶une nation, où un homme est élevé aux sommets héroïques du pays, où il entre vivant dans le Walhall.
On ne discute plus le talent ◀de▶ l’homme, ni la somme ◀de▶ ses bienfaits répandus sur la collectivité nationale. Son génie devient un dogme, il faut l’admettre. On ne discute plus l’homme ni son œuvre, car on n’a plus besoin ◀de▶ les admirer : on les vénère. Les Italiens offrent aujourd’hui ce spectacle, qui a sans doute sa beauté, et qui est un intéressant témoignage pour une collectivité humaine, capable ◀de▶ vénérer un Poète au milieu des merveilleux mais implacables orages ◀de▶ la domination industrielle contemporaine.
La mesure ◀de▶ son talent n’a pas permis à Carducci une divine et gothique abstraction, capable ◀d’▶engendrer un nouveau Poème-synthèse, une nouvelle Divine Comédie. Il n’a pas ajouté un livre à ce que j’appelle volontiers l’Évangile moral méditerranéen, que Dante commença en y enfermant toute l’éternité du Moyen-Âge. Mais dans la métaphysique ◀de▶ l’histoire il représente le point ◀de▶ convergence des énergies ◀de▶ la péninsule, des énergies occultes, étrangères, alors même qu’il les exprimait, à la vie politique et esthétique ◀de▶ tous. Il représente aussi le deuxième pôle ◀de▶ l’ellipse idéale ◀de▶ la vie italienne au xixe siècle, dont le premier pôle est incontestablement le grand et encore mal connu Mazzini. Pendant longtemps encore toutes les forces que l’Italie développera dans les mille aspects ◀de▶ ses manifestations nationales tourneront dans le vertige du cercle en mouvement ◀de▶ l’ellipse animique, dont les centres intérieurs, idées et sentiments, les pôles profonds, seront ces deux hommes représentatifs ◀de▶ toute la dernière volonté ◀d’▶être ◀de▶ l’Italie : Mazzini et Carducci.
Dans l’œuvre réunie sous le titre Rime e Ritmi, on a toujours
l’impression intérieure ◀d’▶un esprit géant ondoyant sur le soi ◀de▶ l’Italie, dans un
mouvement perpétuellement identique, entre le présent et le passé. Carducci
n’inspirerait pas, je crois, à Rodin une évocation semblable au Balzac. Balzac est droit et immobile comme un rocher tourmenté, c’est « un
monolithe convulsé à son faîte par des orages titanesques »
, selon l’admirable
expression ◀de▶ Mme de Saint-Point. Carducci donne au contraire
lui-même l’impression ◀d’▶un orage, l’orage ◀de▶ l’âme ◀de▶ son pays, s’abattant avec tous ses
éléments séculaires contre les portes ◀de▶ Rome, que la bureaucratie a profanées.
Les derniers trois vers du poète sont en eux-mêmes très faibles. Mais leur manque ◀de▶ valeur poétique est compensé par la signification idéale que le Poète leur a donnée, et aussi par le rythme choisi, un rythme italien s’il en fut, le « stornello », la ritournelle populaire toscane qui se développe en une double spirale autour de l’évocation floréale contenue dans le premier vers. Il a écrit à la fin ◀de▶ son œuvre :
Fleur tricolore,Les étoiles se couchent dans la mer,Et les chants s’éteignent dans mon cœur.
Ici finit l’action directe du Poète. L’action médiate, morale, longue dans le temps, développera de plus en plus son influence, peut-être, par les éléments ◀de▶ révolte contenus dans tout l’œuvre, ◀de▶ prose et ◀de▶ poésie.
Déjà des jeunes penseurs s’efforcent ◀de▶ prendre devant l’Italie l’attitude du maître devenu silencieux. Gabriel d’Annunzio avait voulu, à un moment ◀de▶ sa vie, hériter ◀de▶ la baguette du farouche censeur. Il voulut entrer dans la mêlée ◀de▶ la vie politique. Il rêva ◀de▶ devenir le nouveau poète national. Mais il fut vite déçu, il rentra dans le cercle enflammé ◀de▶ son pathos esthétique, et monta résolument à la tribune ◀de▶ la scène et ◀de▶ l’hyposcène, et devint presque exclusivement, au moins jusqu’ici, homme ◀de▶ théâtre.
L’action ◀de▶ réveil, le grand appel aux énergies et à l’orgueil nationaux, est continué par des jeunes, car les vieux et les demi-jeunes sont trop occupés à produire plutôt qu’à penser. Les jeunes, au contraire, l’esprit ouvert à tous les souffles spirituels qui remuent le monde qui se renouvelle, compliquent ◀de▶ pensée mondiale la culture italienne, et semblent être attendus par l’élite du pays, et particulièrement féconds.
Or, il faut remarquer, enfin, que ce réveil correspond à celui ◀de▶ toute l’âme méditerranéenne. Il dépasse toutes les frontières, et sans que les principaux acteurs le sachent ou le veuillent, ◀de▶ tous les pays qui furent dits latins, et ◀de▶ tous les grands centres qui, dans le cercle magique du bassin méditerranéen, composèrent une couronne ◀de▶ gloire pour la vie millénaire des races gréco-judaïco-latines, et pour le long triomphe des trois civilisations ◀de▶ l’Occident, se lève depuis quelques années en une nuée ◀d’▶or et ◀de▶ pourpre, l’aurore ◀d’▶un espoir nouveau, la volonté ◀d’▶une nouvelle Renaissance. Dans la formation inéluctable ◀de▶ fédérations humaines, dont aucun ◀de▶ nos plus intuitifs politiciens ne peut encore avoir conscience, et parce que les mutations et les combinaisons ◀de▶ l’âme profonde des races précèdent toujours les mutations et les combinaisons politiques, la race méditerranéenne se redresse avec orgueil. Elle est la résultante des mélanges ◀de▶ sang et ◀de▶ culture qui en Occident ont été révélés tour à tour par les aspects ◀de▶ la Renaissance italienne, et puis par la Renaissance française, par la Révolution, par l’épopée napoléonienne, par le xixe siècle esthétique français. La nouvelle tragédie méditerranéenne, où tous nos dieux apparaîtront dans la lumière, où la pensée humaine, art, philosophie et science, se sublime dans ses teintes ◀d’▶aurore nouvelle, où le corps et l’âme, le paganisme et le christianisme, la Danse et l’Extase, seront réconciliés, et dans leur parfaite harmonie montreront encore au monde la puissance joyeuse ◀de▶ la vie, se compose déjà peu à peu, dans notre inconscient, des éléments qui, ◀de▶ tous les pays méditerranéens en réveil, élèvent leurs voix ◀de▶ renaissance, et que, comme autrefois à Athènes et à Rome, on sent palpiter dans une formidable synthèse, à Paris, l’antique Civitas philosophorum, centre du monde méditerranéen moderne.
Déjà deux hommes très puissants, Carducci et Mistral, ces deux poètes méditerranéens, ont imposé au monde le spectacle ◀de▶ leur supériorité. Debout dans leur fierté, ils font tous deux songer à l’image austère ◀de▶ Dante. Leur esthétique est limitée : nationale pour l’un, provinciale pour l’autre, mais leur mission est plus profonde que leur œuvre et plus haute que leur volonté même. Inconsciemment ils ouvrent le cycle méditerranéen. Car la terre est couverte ◀de▶ quatre mondes en présence, qui en ce moment ◀de▶ l’histoire sont assez distincts, et en même temps assez mêlés, pour se reconnaître l’un l’autre avant ◀d’▶accepter les grandes amours et les grandes haines qui seront à la base ◀de▶ la civilisation ◀de▶ demain. Ces mondes sont : le monde méditerranéen (◀de▶ toutes les terres gréco-judaïco-latines) ; le monde boréal (Germains et Anglo-Saxons et peuples encore inconnus) ; le monde oriental (Slaves et Orientaux) ; le monde équatorial (l’Afrique et ses mélanges coloniaux). L’Occident américain n’est qu’une composition méditerranéenne et boréale. Le monde boréal, qui pour le moment sous mille formes différentes détient les pouvoirs ◀de▶ la direction du monde, a reconnu et honoré les deux poètes ◀de▶ notre race. Lorsque Mistral entonne le chant ◀de▶ la Coupe, l’hymne ◀de▶ la sublime Provence, où il s’écrie prophétiquement :
Aubouro-te, raço latino,Soulo la capo dou soulèu !Lou rasin brun boui dans la tino,
nous pensons à l’invocation carduccienne :
Lorsque sur les Alpes remontera Mariuset Duilio regardera la double merapaisée, nous viendrons, ô Cadore,surgie toute nouvelle emmi les peuples.
Le patriotisme provençal ◀de▶ Mistral et l’italien ◀de▶ Carducci n’ont pour nous que la
même toute-puissante signification ◀d’▶orgueil invincible et ◀de▶ triomphe méditerranéen. Et
lorsque Carducci constate : « la littérature italienne contemporaine n’est autre
que la reproduction et la copie ◀de▶ la littérature française »
et qu’il se
plaint qu’on peut y remarquer çà et là quelques débris ◀d’▶allemand, mais que l’italien
généralement y manque ; nous constatons à notre tour que l’influence française en Italie
dépasse l’influence ◀d’▶un pays sur un autre, et, en dehors même ◀de▶ la puissance ◀de▶
l’esprit français, répond mystérieusement à une orientation merveilleuse ◀de▶ l’esprit
méditerranéen, dont la prophétie, faite aujourd’hui dans ces pages, un jour ne semblera
peut-être pas simplement paradoxale.
Giosuè Carducci, le poète ◀de▶ Ça ira, ◀de▶ Napoléon, ◀de▶ Garibaldi, ◀de▶ Rome, reste le grand initiateur ◀de▶ la force actuelle ◀de▶ l’âme italienne. Il a le suprême orgueil ◀de▶ résumer une collectivité. C’est là son plus sûr titre ◀de▶ gloire.
Les spectacles ◀de▶ plein-air et le peuple [extrait]
[…]
On peut aussi rattacher à ce mouvement diverses manifestations originales ou traditionnelles qui ont lieu à l’étranger. Laissant à part la fameuse Passion ◀d’▶Oberammergau, qui paraît s’industrialiser déplorablement, je mentionnerai les festivals suisses et les Maggi de Toscane (ou plutôt Maggiolate, me dit M. R. Canudo), qui tiennent le milieu entre le théâtre et la fête populaire.
Voici ce que nous apprend sur ces festivals et sur ces Maggi M. Romain Rolland :
[…]
Un des exemples les plus rares ◀de▶ la continuité des traditions populaires au théâtre est fourni par les Maggi (représentations ◀de▶ mai) dans la campagne ◀de▶ Toscane. Ces spectacles sortent directement des fêtes ◀de▶ Mai, célébrées dans l’antiquité. Sous leur forme dramatique, qui s’est conservée jusqu’à nos jours, ils semblent dater du quatorzième ou quinzième siècle. Les plus anciens manuscrits qu’on en ait gardés remontent, d’après M. Alessandro d’Ancona, à 1770. Les auteurs et acteurs sont des paysans des environs ◀de▶ Pise, Lucques, Pistoie, Sienne, etc. Les Mai sont écrits en stances ◀de▶ quatre vers ◀de▶ huit syllabes… Ces stances sont chantées sur une sorte ◀de▶ cantilène perpétuelle, lente, uniforme, avec quelques trilles et passages ◀de▶ bravoure… Les sujets des Mai sont héroïques ou religieux. On n’en connaît qu’un seul qui soit emprunté à l’histoire moderne. C’est un Louis XVI. Il est des plus intéressants ; il montre comment la Révolution française se répercutait dans ces cerveaux ◀de▶ paysans italiens…
Lettres italiennes
A. Fogazzaro : Petit monde ◀d’▶Autrefois, Hachette. — M. Sérao : Après le Pardon, Hachette
Quelques Italiens m’ont demandé dernièrement si, dans ces chroniques, j’ai un parti-pris contre les auteurs ◀d’▶un certain âge, en faveur des plus jeunes, et ils m’encouragent en même temps à suivre cette voie, car aujourd’hui en Italie, comme un peu partout, disent-ils, les aînés piétinent sur place, tandis que les jeunes révèlent déjà quelques grandes et admirables attitudes ◀de▶ ce que sera l’Esthétique ◀de▶ demain. J’avoue que l’à priori ◀de▶ ma critique ne concerne jamais l’âge des auteurs dont les manifestations peuvent m’intéresser ; mon à priori est dans les principes philosophiques qui sont à la base ◀de▶ toutes mes visions ◀de▶ la vie, et par conséquent ◀de▶ l’art. Mais à plus ◀d’▶un titre je partage l’opinion ◀de▶ mes aimables correspondants. Les aînés, au moins en Italie, piétinent sur place, et toutes mes sympathies convergent naturellement vers les quelques exceptions qui nous semblent, ou que nous sentons être, les plus significatives. Incontestablement, elles appartiennent à des jeunes écrivains, souvent même aux derniers arrivés.
Ainsi, deux éditeurs parisiens continuent à imposer au public français les œuvres ◀de▶ deux écrivains italiens, vieux à la besogne et absolument étrangers à tout le renouveau esthétique et littéraire ◀de▶ l’Italie contemporaine. On vient de faire paraître le Petit monde ◀d’▶Autrefois, ◀de▶ M. Fogazarro et Après le pardon ◀de▶ Mme Mathilde Sérao. De même que volontairement je ne me suis pas occupé ici du dernier livre ◀de▶ M. Edmondo de Amicis, qui a encombré pendant plusieurs mois la presse italienne, avec sa prose et avec ses recherches ◀d’▶instituteur sur la langue qu’on parle en Toscane et la langue que les Italiens doivent parler, je ne m’étendrai pas sur ces deux romans. Leur morale surannée et leur psychologie vieillotte, mises au service ◀de▶ quelques fables romantiques, engloutissent complètement les qualités ◀d’▶évocation ◀d’▶un milieu ◀de▶ libéraux italiens opprimés par l’Autriche, dans le roman ◀de▶ M. Fogazzaro, et les qualités ◀d’▶émotion pathétique et sentimentale, dans le roman ◀de▶ Mme Sérao.
P. Buzzi : L’Exil, « Poesia », Milan
La presse, qui s’occupe trop ◀de▶ ces écrivains « arrivés », n’a presque plus ◀de▶ place pour signaler des œuvres, où un talent puissant, se révélant tout ◀d’▶un coup, se montre cependant digne ◀d’▶attirer les regards du grand public, ne fût-ce que le long ◀d’▶une colonne ◀de▶ quotidien. Une ◀de▶ ces œuvres est sans doute l’Exil, ◀de▶ M. Paolo Buzzi.
Un poète français, M. F.-T. Marinetti — un jeune —, s’est donné, depuis deux ans, une tâche difficile et belle, qui est pas seulement celle ◀de▶ réunir des talents en un faisceau trimestriel, mais celle, beaucoup plus grave, ◀d’▶en découvrir. Le sort lui a été favorable. Et voici apparaître sur les horizons ◀de▶ la littérature une force nouvelle, un romancier-poète ◀d’▶exception, vainqueur du premier concours international ◀de▶ Poesia. Peu de temps après, le deuxième concours ◀de▶ la même anthologie a révélé un poète ◀de▶ vingt ans, M. Giosuè Bersi, auteur ◀d’▶un poème : le Sang, dont le style, serré sonore et pur, et la volonté subtile ◀d’▶une compréhension ◀de▶ la vie tout entière, dans une esthétique qui est vivifiée par des éléments physiologiques, comme chez d’autres elle l’est par la métaphysique, témoigne ◀d’▶un organisme poétique duquel il faut beaucoup attendre. Le poème ◀de▶ M. Borsi nous fait penser à l’Intégralisme profond et noble ◀de▶ M. Adolphe Lacuzon.
L’Exil ◀de▶ M. Paolo Buzzi est un roman-poème. Nous connaissons en France quelques talents ◀d’▶élite, aussi, parmi les plus jeunes, qui suivent depuis quelques années une tendance analogue, et ont déjà réalisé, ou vont réaliser des œuvres puissantes. Ce n’est plus la poésie verbale qui enveloppait parfois le drame psychologique ◀de▶ nos aînés ; l’élément poétique est dans la conception même et dans la construction du roman, est dans son architecture et dans ses détails, autant que dans l’esprit même qui l’inspire et l’anime. L’écrivain ne cède pas à l’émotion ◀d’▶un fait ◀de▶ la vie, observé ou imaginé, mais il est ému originairement, par une vision ◀de▶ la vie, c’est-à-dire par une généralisation lyrique ◀d’▶un complexe ◀de▶ faits. Cette généralisation élève son esprit au-dessus des phénomènes éphémères, saisit l’âme des choses ; et l’œuvre d’art, une fois réalisée, plane au-dessus ◀de▶ toutes les thèses sociologiques, des situations psychologiques, des contingences innombrables ◀d’▶amour et ◀de▶ haine, que pourtant elle contient. Le roman conçu ainsi à la manière du poème embrasse une étendue ◀de▶ vie toujours beaucoup plus vaste que tout autre roman, où l’écrivain se bornerait à représenter seulement quelques complications ◀de▶ la vie humaine, et mettrait, comme but idéal à toute généralisation, la réalisation ◀d’▶un type ou ◀de▶ quelques types humains. Le roman-poème ne représente plus des « types » et n’évoque plus des « forces », mais il réunit dans sa composition des éléments ◀de▶ réalisation empruntés à la poésie et à la musique. Le style y est imagé et rythmique. L’écrivain est toujours un poète, son œuvre est toujours bien plus ◀d’▶évocation que ◀de▶ définition. Par cela- même elle est très vaste.
C’est ainsi que, dans L’Exil, M. Paolo Buzzi peut faire l’histoire ◀d’▶un esprit jeune, exalté par la formidable poussée ◀de▶ désirs individuels et collectifs ◀de▶ notre vie contemporaine, et, tout en suivant le protagoniste, qui n’est plus qu’un nœud ◀de▶ vie se déplaçant dans un espace très grand, l’espace ◀de▶ ses rêves, il peut évoquer, toujours autour ◀d’▶un homme ou ◀d’▶un couple, l’âme vigilante, sympathique ou hostile, harmonieuse ou ennemie, du temps dans lequel les protagonistes vivent toute leur vie exubérante, dans trois étapes fatales : Vers l’Éclair, Sur les ailes ◀de▶ l’Orage, Vers la Foudre.
L’œuvre est ◀d’▶un pessimisme farouche. Le jeune fils ◀de▶ la bourgeoisie italienne, issue ◀de▶ la révolution nationale, meurt, parce qu’il voulut trop vivre et il ne sut vivre. Il se plie sous le choc ◀de▶ deux amours qui à un moment ◀de▶ sa vie tumultueuse et complexe tourmentaient son âme profondément analytique. Dans un paysage merveilleux, admirablement évoqué, il se pend à une croix du chemin, avec une corde, qui, dans les mains enfantines ◀de▶ celle qu’il avait oubliée et qu’il ne peut plus aimer, était un jouet. Avec lui, après une journée tellement remplie ◀de▶ rêves, et tant remuée par les voix des collectivités qui tour à tour l’enveloppaient, c’est une génération entière qui semble monter sur la croix, la génération des Italiens qui furent les premiers-nés ◀d’▶une bourgeoisie encore toute sanglante.
E. Prezzolini et G. Papini : La Cultura italiana. F. Lumachi, Florence
Il y a deux jeunes écrivains, dont les noms sont liés par une analogie immédiate ◀de▶ la pensée, et par les tendances et le labeur communs. Dans une revue qui leur est spéciale, et dans leurs livres déjà nombreux, ils poursuivent depuis quelques années un idéal ◀de▶ renouveau philosophique. Ils ont déjà leur place marquée dans l’histoire ◀de▶ la culture italienne.
En collaboration ils ont écrit un volume, la Culture italienne, où, avec un courage semblable à celui qui enflamma l’œuvre ◀de▶ prose et ◀de▶ vers ◀de▶ Carducci pendant ◀de▶ très longues années, ils montrent sans pitié l’état misérable ◀de▶ la culture italienne, et en indiquent sévèrement les causes et les remèdes. Ils tendent au renouveau ◀de▶ l’esprit italien. Rien ne borne leur désir ◀d’▶aboutir au réveil ◀de▶ quelques forces nouvelles, ◀de▶ quelques révoltes nouvelles contre l’absolutisme archaïque ◀de▶ l’école et des maîtres, dont la nation accepte aveuglément le culte. Leur œuvre a soulevé des colères. Mais en Italie ◀de▶ nombreux esprits partagent l’opinion impitoyable ◀de▶ MM. Prezzolini et Papini.
G. Papini : Il Crepuscolo dei Filosofi, Libr. Ed. Lombarda, Milan. — G. Papini : Il Tragico, F. Lumachi, Florence
M. G. Papini a écrit un livre : le Crépuscule des Philosophes, où il chante l’hymne funèbre ◀de▶ Kant, ◀de▶ Hegel, ◀de▶ Comte, ◀de▶ Schopenhauer, ◀de▶ Spencer, ◀de▶ Nietzsche. Le volume s’achève sur un chapitre qui dans l’esprit ◀de▶ l’auteur donnerait un congé définitif à la Philosophie. Le style ◀de▶ ce livre, comme ◀de▶ tous les travaux ◀de▶ M. Papini, est celui ◀d’▶un polémiste spirituel et extrêmement intelligent. Malheureusement, ses visions critiques souvent ne vont pas au-delà des facultés compréhensives ◀de▶ tous les spiritualistes modernes, qui s’insurgent contre Kant, car ◀de▶ Kant est dérivé le matérialisme, en oubliant toute la profondeur sentimentale ◀de▶ l’auteur ◀de▶ la Critique ◀de▶ la raison pratique, et la grandeur ◀de▶ son hypothèse ◀de▶ la Volonté, dérivée ◀de▶ Jacob Boehm, grandeur comparable sans doute, par son influence sur l’orientation générale ◀de▶ la pensée, à celle ◀de▶ la loi ◀de▶ la gravitation ou à celle ◀de▶ la loi ◀de▶ l’évolution. Lorsque M. Papini écrit contre Schopenhauer ou contre Nietzsche, il continue l’erreur contemporaine qui consiste à faire ◀de▶ ces deux auteurs deux mannequins drapés ◀de▶ manière singulière et un peu grotesque, pour se donner le plaisir ◀de▶ danser autour ◀d’▶eux une grande ronde idéologique ; une carmagnole fatigante et non amusante, en oubliant que Schopenhauer et Nietzsche ont fait ◀de▶ l’hypothèse kantienne ◀de▶ la Volonté les deux plus grandes théories ◀de▶ la pensée spiritualiste contemporaine, l’une qui aboutit à la Volonté ◀de▶ la Douleur, l’autre à la Volonté ◀de▶ Puissance. Dans son livre le Tragique Quotidien, dont le titre semble emprunté à une expression devenue peu rare en français, M. Papini étudie des états ◀d’▶âme assez divers, choisis dans l’humanité. Parfois, l’expression ◀de▶ la vision ◀de▶ M. Papini trahit l’originalité ◀de▶ sa pensée. Aussi nous laisse-t-il assez froids lorsqu’il compare tout l’œuvre ◀de▶ Schopenhauer à un opéra-bouffe, et lorsqu’il refait un Don Juan toujours insatisfait, cherchant en vain le grand amour dans le nombre.
Mais son œuvre, qui, par la hâte ◀de▶ la production et par le raccourci forcé ◀de▶ la pensée, peut lui faire trop souvent reprocher des attitudes purement journalistes, reste amplement justifiée par le nombre ◀de▶ « mouvements » que le jeune philosophe voudrait organiser à la fois. C’est ainsi que M. Papini nous semble entrevoir les plus graves problèmes qui hantent nos esprits. Celui du sens religieux nouveau, ◀d’▶où naîtront l’Esthétique et la Morale nouvelles ; et celui du centre méditerranéen moderne, qui doit encore répandre sur le monde une très grande action spirituelle : centre que M. Papini place, selon la tradition, à Rome, et que, à tous les points de vue, dans toutes les manifestations supérieures, et surtout dans les tendances à peine révélées, que seul l’œil aigu du philosophe peut saisir, nous voyons à Paris.
M. Papini est donc surtout, jusqu’ici, un semeur ◀d’▶énergies. Il ne fait que poser des problèmes, dont il promet la solution. Mais son œuvre cessera peut-être bientôt ◀de▶ n’être qu’une promesse.
L’idéal et la tâche ◀de▶ M. Prezzolini sont identiques à celle ◀de▶ M. Papini. Il est aussi un très hardi semeur ◀d’▶énergies ; son talent apparaît moins étincelant que celui ◀de▶ M. Papini, mais plus ferme, plus cultivé, plus immédiatement précis. Son dernier livre : le Tailleur spirituel, révèle un esprit critique mûr, aigu en même temps que réfléchi.
Le style ◀de▶ ces deux écrivains — et j’entends par style non seulement le contour verbal ◀de▶ la pensée, mais aussi la méthode même et l’orientation générale ◀de▶ l’esprit — loin de nous rappeler Boccace ou Guichardin ou Machiavel ou Léopardi ou Carducci, par sa tournure et par ses pointes, nous fait trop penser à la puissance ◀de▶ la dialectique schopenhauerienne ou nietzschéenne. Mais leur œuvre est sans conteste celle des plus forts « illuminés » italiens, englobés dans cet énorme et savant mouvement spiritualiste qui renouvelle toute la philosophie, toute l’esthétique et toute la jeune littérature du monde, et qui tend à la nouvelle affirmation morale et religieuse, dont nous poursuivons l’aspiration dans tous les domaines ◀de▶ notre esprit libéré.
Memento
Quelques œuvres théâtrales toutes récentes ont fait concevoir quelques espoirs sur l’avenir du théâtre italien. Mais le public n’a pas accueilli ces œuvres avec l’enthousiasme qui fait le succès. M. Enrico Corradini a révélé, dans une Charlotte Corday, sa vision, personnelle et hautaine, ◀de▶ la Révolution. M. Ercole Rivalta a écrit un très beau et très fort poème dramatique : David (V. Piva. Ed. Rome). M. R. Bracco a fait représenter un drame psychopathologique et M. V. Morello, un journaliste plus connu sous le pseudonyme ◀de▶ Rastignac, a fait représenter des pages ◀de politique contemporaine dramatisée sous le titre : la Flotta degli Emigranti.