Tome LXIX, numéro 248, 15 octobre 1907
Histoire
Charles Benoist : Le Machiavélisme, I : Avant Machiavel, Plon
M. Charles Benoist a entrepris, et l’idée n’est pas malheureuse, pour bien des raisons, une importante histoire du Machiavélisme, plutôt que de▶ Machiavel, dont le premier volume paraît aujourd’hui. Nous nous réservons ◀de▶ revenir avec quelque détail sur cette œuvre, lorsqu’elle sera complétée. Dans ce premier volume, Avant Machiavel, l’auteur a rassemblé tous les traits ◀de▶ « machiavélisme » dont abonde l’histoire des États italiens ; car Machiavel n’a pas créé, il a formulé ce que l’on a appelé, d’après lui, le machiavélisme, et ce qu’il a observé, dans son livre du « Prince », d’après nature, d’après ce César Borgia qui lui-même eut pour prédécesseurs quelques types déjà caractéristiques ◀de▶ politicantes italiens, tels que Castruccio Castracani, le plus ancien, puis les deux premiers Sforza, Bianca Maria Visconti, Girolamo Riaro, Catherine Sforza.
M. Ch. Benoist étudie dans les premiers chapitres ces exemplaires préparatoires, à partir du Sforza. Le gros œuvre du livre se compose du récit, très étudié, des relations ◀de▶ Machiavel avec César Borgia, au moment le plus brillant et le plus caractéristique ◀de▶ la carrière ◀de▶ celui-ci, lorsqu’il conquiert la Romagne, et négocie avec Machiavel, secrétaire ◀de▶ la seigneurie ◀de▶ Florence, l’alliance ◀de▶ cette république.
Dans une dernière partie est exposée la science politique en Italie avant Machiavel. Cette science avait d’abord été théologique ; au quinzième siècle, avec les progrès ◀de▶ l’érudition, elle devient humaniste. Mais les humanistes condensent seulement la science ◀de▶ l’État en lieux communs empruntés ◀de▶ l’antiquité, de même que les scolastiques s’étaient contentés ◀de▶ lieux communs théologiques. Cependant on ne peut méconnaître que l’humanisme ait ici préparé le terrain, et l’eût très efficacement préparé, lorsque Machiavel parut avec son réalisme humain, conçu dans l’observation aiguë des hommes et des choses ◀de▶ son temps, ◀d’▶un César Borgia notamment, réalisme qui, appliqué étroitement à l’art du Politique, est l’essence du machiavélisme.
M. Charles Benoist n’a pas méconnu ce réalisme profond. C’est, je ne dirai pas le goût, mais le sentiment vif ◀de▶ ce réalisme qui lui a inspiré son œuvre. À la bonne heure ! C’est en quoi son livre est le bienvenu. — Ajoutez que M. Charles Benoist est un homme politique distingué, une des têtes perspicaces du personnel parlementaire. Il compare assez volontiers, nous assure-t-on, les chefs ◀de▶ parti du Palais-Bourbon (la comparaison est bien flatteuse pour ceux-ci) aux chefs ◀de▶ bandes italiens qu’il a si bien étudiés. Il faut s’attendre à trouver, ◀de▶ ce fait, un ragoût particulier dans les volumes suivants, dans les conclusions « expérimentales » que comporte une telle étude, du point de vue politicien et démocratique. Nous reviendrons sur cet ouvrage, avons-nous dit.
Philippe Monnier : Venise au XVIIIe siècle, Perrin
Le peuple était gouverné avec douceur, mis à portée ◀de▶ satisfaire facilement à ses besoins ; en un mot, assez heureux, et même agréablement distrait par des fêtes, des spectacles, qu’un gouvernement, grave d’ailleurs, mais qui avait des vues ◀d’▶édilité, prenait soin ◀de▶ multiplier ; aussi le peuple ◀de▶ la capitale a-t-il constamment manifesté un véritable esprit national. Ce patriotisme avait plusieurs causes : l’antiquité ◀de▶ la république, ◀de▶ glorieux souvenirs, les moyens que le commerce offrait pour subsister, et la singularité du site ◀de▶ Venise, qui ne permettait pas à ses citoyens ◀de▶ retrouver ailleurs les mêmes habitudes.
Ainsi s’exprime Daru, en son sérieux style empire qui porte le roi ◀de▶ habit brodé du haut fonctionnaire, au tome VII ◀de▶ son Histoire ◀de▶ Venise. Qui aurait dit qu’un mot, qui se détache dans cette grisaille ◀de▶ considérations académiques, le mot « singularité » appliqué au site ◀de▶ Venise, serait devenu, au bout d’un siècle, à l’issue des accroissements ◀de▶ l’érudition et des apports ◀de▶ la couleur, le thème fécond, varié, inépuisable du charmant livre que voici :
L’âme est hilare, remarque à son tour, ◀de▶ Venise, M. Philippe Monnier. On rit si gaiement. C’est que rien que par elle-même déjà, Venise offre toute la drôlerie ◀d’▶un anachronisme. C’est une île et comme la plupart des îles, choses risibles, elle abrite des mœurs bizarres, qui n’appartiennent qu’à elle, et frappent l’étranger ◀de▶ surprise. À l’homme du continent, tout apparaît curieux, singulier, divertissant, ◀de▶ cette civilisation lointaine aux formes imprévues, aux modes impayables, dont aucun geste ni aucun rite n’a changé.
Et M. Monnier s’est donc diverti tant qu’il a pu. Il a ramassé, en 400 pages, la
collection complète des singularités vénitiennes. Au xviiie
siècle, elles foisonnèrent comme jamais ; et c’est l’époque choisie
par l’auteur. Venise, dans l’Europe du xviiie
siècle,
c’était un peu Nice et Monaco dans l’Europe du xixe
. Le
rapprochement, d’ailleurs, doit se bornera cette analogie très générale, car rien,
dans ces modernes centres du plaisir, ne soutiendrait, bien entendu, la comparaison.
Où trouver ailleurs, et dans quel autre temps, un spectacle comme celui ◀de▶ cette
immense création millénaire, Venise, ◀de▶ cette histoire qui, le long des siècles,
accumule toutes les gloires, toutes les somptuosités, toutes les tragédies, pour
finir… en un éclat de rire ; qui fait servir les matériaux inouïs ◀d’▶une civilisation
qu’un effort titanesque étendit sur tout l’Orient… à l’ornement du carnaval où
s’acheva la vie ◀de▶ la « cité joyeuse » ? M. Philippe Monnier a, sous ce rapport,
laissé peut-être ◀de▶ côté la moitié ◀de▶ son sujet, et je m’expliquerai bientôt
là-dessus. Ce qu’il nous donne est d’ailleurs considérable, cette Venise du
xviiie
siècle, étudiée, ou plutôt racontée, décrite
(car rien de plus descriptif que ce livre) dans cette nuance ◀d’▶âme qui fut la sienne,
singulière, mais heureuse en sa légèreté harmonieuse ; dans cette nuance, composée, en
sa claire unité, ◀de▶ légèreté, ◀de▶ festivité, ◀de▶ sensualité fine, ◀de▶ galanterie
ingénieuse, ◀de▶ tendresse, ◀d’▶esprit, ◀de▶ sens du comique et du menu, avec la largeur ◀de▶
son amour ◀de▶ la mélodie et ◀de▶ l’éclat ◀de▶ son amour ◀de▶ la couleur. C’est ceci
qu’expriment au xviiie
siècle ses poètes, ses artistes,
ses auteurs, ses gazetiers, ses aventuriers, spirituellement étudiés par M. Monnier,
« Goldoni, les deux Gozzi et la Rosalba, Guardi et le Buranello, Da Ponte,
Casanova, les Granelleschi, etc. »
. C’est ce qu’ils expriment « en
miniatures et mélodies, en comédies et chansonnettes, en tableautins, en escapades
et lestes choses »
.
Groupons les chapitres : les trois chapitres ◀de▶ psychologie générale : « La Vie
légère » ; « les Fêtes, le Carnaval, la Villégiature » ; « les Femmes, l’amour et le
cavalier servant » ; le chapitre dédié aux gens ◀d’▶esprit, résumés en Gasparo Gozzi, le
critique et gazetier ; le chapitre sur la musique, le chapitre sur la peinture ; les
trois chapitres sur le théâtre vénitien : le premier nous décrivant l’ancien théâtre à
masques, la Commedia dell’arte ; le deuxième étudiant la comédie
plus large, plus humaine et cependant toujours essentiellement vénitienne, ◀de▶
Goldoni ; le troisième montrant, dans les pièces ◀de▶ Carlo Gozzi, le retour à la
vieille comédie italienne des Truffaldins et des Pantalons ; enfin, après une esquisse
verveuse des aventures ◀de▶ Casanova, le tableau ◀de▶ la bourgeoisie, « dont les
anciennes vertus se dissolvent à l’air nouveau »
, et du peuple,
« admirable réserve sociale »
, mais qui n’a « jamais pris
conscience ◀de▶ ses droits »
. Et, par ailleurs, la noblesse est dissoute.
Aussi quand c’est « fini ◀de▶ rire », quand arrive Bonaparte, le dur jeune homme à la
vie ◀de▶ privations et ◀d’▶efforts, « maigre, impérieux, taciturne »
,
l’effondrement est-il soudain et total. J’y sens cependant plus ◀de▶ douleur que, tout
étourdi des grelots ◀de▶ ce long carnaval secoués pendant quatre cents pages, M. Monnier
ne semble en avoir perçu. S’il y eut bien ◀de▶ l’indécence, ce fut aussi une scène
noblement tragique, que celle où l’ex-doge Ludovico Manini, le dernier doge ◀de▶ Venise,
au moment de prêter serment ◀d’▶obéissance entre les mains ◀de▶ Pesaro, son propre
compatriote devenu commissaire autrichien, fut saisi ◀d’▶une telle émotion qu’il tomba
sans connaissance. Je cherche en vain cette scène aux dernières pages du livre. Cette
minute suprême y manque.
C’est qu’aussi, plein ◀de▶ verve, ◀d’▶invention même, dans le rendu des nuances légères,
spirituelles, tendres, lumineuses, délicieusement singulières, ◀d’▶une civilisation ◀de▶
joie et ◀de▶ couleur enfermée dans une île, — avec une érudition minutieuse et
savoureuse aidant, à chaque page, aux trouvailles ◀de▶ plume, — le style ◀de▶ ce livre
ignore un peu trop (j’entends bien qu’il ne pouvait pas les constater au xviiie
siècle) les grands côtés ◀de▶ l’histoire ◀de▶ Venise, la
largeur, la gravité. Les patriciens ◀de▶ la Dominante ne se sont pas toujours dépêchés,
pour aller au Carnaval, ◀de▶ déserter la salle du Conseil, « la manche ◀de▶ leur
habit ◀d’▶Arlequin déjà passée »
. ◀De▶ la Venise héroïque à la Venise
carnavalesque, il aurait fallu peut-être ménager plus longuement la transition.
Transition profonde et pathétique ! Tout un arrière-fond ◀de▶ mâles et graves fastes
doit s’évoquer sous la fête du xviiie
siècle. À nous
faire voir plus loin que celle-ci, l’historien eût, dans celle-ci même, mis un
tragique secret, qui eût complété l’évocation psychologique. C’est dans ce sens,
disions-nous plus haut, qu’une partie, inséparable, du sujet n’est point traitée. Cela
n’empêche pas ce livre ◀d’▶être l’une des plus remarquables œuvres ◀d’▶histoire
pittoresque parues depuis quelque temps.
Art ancien.
Lionello Venturi : Le Origine della pittura
veneziana (1300-1500) (Venise, Istituto di arti grafiche, 30 fr.)
M. Lionello Venturi vient de faire paraître sur les Origines ◀de▶ la peinture vénitienne un important ouvrage analogue à ceux déjà publiés par M. Fierens-Gevaert sur les primitifs flamands, par M. G. Lafenestre sur les primitifs français, par M. Sanpere y Miguel sur les quattrocentistes catalans. Cette sorte ◀de▶ travaux est particulièrement précieuse en ce qu’elle résume et met au point en un seul volume toute une partie ◀de▶ l’histoire ◀de▶ l’art ; M. Lionello Venturi s’est parfaitement acquitté ◀de▶ cette tâche délicate. Il rappelle en son livre non seulement tout ce qui est connu ◀de▶ la vie des premiers Vénitiens, mais encore il catalogue la plupart de leurs œuvres, et note les tableaux dont l’authenticité absolue peut servir ◀de▶ point ◀de▶ départ pour l’étude ◀d’▶un peintre. La reproduction excellente ◀de▶ nombreuses peintures facilite encore cette étude.
L’école primitive vénitienne n’a du reste pas l’importance ◀de▶ l’école contemporaine florentine. Si un Antonio Veneziano va travailler au Campo Santo de Pise dans la seconde moitié du xive siècle, c’est en disciple des Florentins. Les peintres ◀de▶ la lagune s’en tiennent à un mélange des traditions byzantines et gothiques et le plus séduisant ◀de▶ ces artistes est sans doute le successeur ◀de▶ Paolo de Venise, ce Lorenzo Veneziano qui depuis son polyptyque ◀de▶ l’Annonciation (1357) jusqu’à la Madone du Louvre (1372) montre en ses figures un charme comparable à celui des anciennes vierges ◀de▶ Cologne. Après lui Stefano de Venise, Caterino, Nicoletto Semitecolo et surtout Donato, qui fait déjà preuve en sa collaboration au Couronnement ◀de▶ la Vierge ◀de▶ la collection Querini-Stampalia ◀de▶ grandes qualités ◀de▶ coloriste, puis un Jacobello Bonomo, un Niccolo di Pietro épuisent la sève ◀de▶ cette première école locale que le seul contact du timide Guariento, venu probablement ◀de▶ Padoue, ne pouvait vivifier.
C’est seulement au xve siècle que les influences ◀de▶ Gentile da Fabriano, ◀de▶ Jean d’Allemagne viennent renouveler l’art vénitien. Gentile travaille en effet dans la salle du Grand Conseil, entre 1411 et 1414, année où il se trouve à la cour ◀de▶ Pandolfo Malatesta. Michele di Matteo Lambertini devait suivre ses traces, de même que le délicieux anonyme qui a peint les quatre tableaux ◀de▶ la Salle des sept mètres au Louvre, représentant des scènes ◀de▶ la vie ◀de▶ la Vierge et du Christ, artiste populaire, habile à faire chanter les tons les plus exquis. Pisanello avait ◀de▶ son côté terminé sa fresque au même Palais des doges avant 1419. Ces peintures ont disparu ; quelques critiques pourtant ont voulu, mais sans preuves décisives, voir dans un dessin du Louvre l’idée première ◀de▶ l’œuvre ◀de▶ Pisanello. La merveilleuse fresque ◀de▶ San Fermo Maggiore, à Vérone, nous renseigne d’ailleurs suffisamment sur les dons ◀de▶ Pisanello et l’on y peut constater une affinité curieuse avec l’école ◀de▶ Cologne. C’est que Vérone par sa situation se rattachait à l’Allemagne et M. Lionello Venturi a parfaitement noté ce rapprochement.
Il y a ◀de▶ grandes ressemblances, écrit-il, entre l’art véronais renouvelé et celui ◀de▶ maître Wilhelm et ◀de▶ l’école colonaise. Contemporain ◀d’▶Altichiero, maître Wilhelm ne conçoit pas des scènes grandioses, des groupements subordonnés à l’harmonie des lignes architectoniques ; il ne peint que des tableaux ◀d’▶autel divisés en nombreux compartiments et ◀de▶ bon miniaturiste il devient ainsi un rénovateur ◀de▶ la peinture, en apportant un soin nouveau à la reproduction du vrai et à la justesse du mouvement. Avec lui la figure prend corps isolément, le groupe se détache bien du fond, le moindre détail est infiniment soigné, les couleurs, tout en restant les anciennes, sont accordées dans une gamme et avec une finesse nouvelles. Miniaturiste toujours, il évite autant que possible les grandes proportions qui deviennent chez lui défectueuses. Avec ces tendances, semblables en beaucoup de points à celles ◀de▶ Stefano da Zevio et ◀de▶ ses compagnons, il travaille au déclin du xive siècle, peu de temps avant qu’elles soient adoptées à Vérone. Si donc on est amené à voir des relations directes entre les deux écoles, la chronologie oblige ◀d’▶admettre une influence ◀de▶ l’école colonaise sur la véronaise.
Un Jacobello del Fiore avec son allégorie ◀de▶ la Justice, un Michele Giambono plus encore avec son polyptyque du Rédempteur à Venise et l’admirable Christ du musée ◀de▶ Padoue que lui attribue M. L. Venturi, continuent ce courant colono-véronais. Il se manifeste directement par ce Jean d’Allemagne qui en 1444 signe avec Antonio Vivarini le Paradis ◀de▶ l’église San Pantaleone et qui peint avec le même Vénitien la Sainte-Sabine de San Zaccaria et la Madone ◀de▶ la galerie ◀de▶ Venise. Nul doute d’ailleurs que Jean d’Allemagne n’ait la plus grande part en ces peintures ; outre qu’il signe en premier, il donne aux figures un charme, au coloris une richesse, à la composition un mouvement inconnus du premier Vivarini.
Jacopo Bellini, esprit supérieur et grand dessinateur, allait à son tour faire son profit ◀de▶ ces enseignements divers et être le véritable précurseur ◀de▶ la Renaissance. Sans doute élève lui-même ◀de▶ Gentile da Fabriano dont il fit un portrait ◀de▶ profil aujourd’hui perdu, il fut à Ferrare le concurrent heureux ◀de▶ Pisanello lui-même, pour obtenir la charge ◀de▶ portraitiste ◀de▶ Lionel d’Este. On ne saurait guère contester aujourd’hui que l’effigie magistrale que Pisanello fit ◀de▶ ce prince, et qui est maintenant au musée ◀de▶ Bergame, ne soit, par la sûreté ◀de▶ la ligne, par la largeur des plans, par le caractère ◀de▶ la physionomie, par la clarté ◀de▶ la présentation, supérieure à un petit portrait comme celui que Jacopo peignit dans sa Madone du Louvre Lionel d’Este y est agenouillé devant la Vierge et sans doute en raison des petites dimensions ◀de▶ la figure le peintre n’a pu la traiter avec la même netteté que Pisanello. Une autre Madone ◀de▶ Jacopo est au musée des Offices ; antérieure à celle du Louvre, elle se détache sur un fond uni au lieu du fond ◀de▶ paysage rocheux qui servit pour la Madone ◀de▶ Lionel d’Este ; l’attitude, plus hiératique, est ◀d’▶un grand effet décoratif ; les lignes et le modelé sont ◀d’▶une remarquable beauté. Faut-il accorder encore au vieux Bellini, comme la fait M. L. Venturi, l’Annonciation ◀de▶ Brescia ? Les raisons que donne le critique font en effet complètement écarter l’Angelico et Paolo de Brescia, et semblent assez déterminantes en faveur de Jacopo.
Mais c’est surtout comme dessinateur que l’artiste nous est aujourd’hui connu ; ses deux cahiers ◀de▶ dessins, celui du British Museum qui est le plus ancien et celui du Louvre lui donnent une importance spéciale dans l’histoire ◀de▶ l’art vénitien. On y peut voir en effet comment il réforma la conception du décor et comment il harmonisa le décor classique et le décor médiéval.
Aucun artiste du commencement du Quattrocento, dit M. L. Venturi, n’offre une aussi grande abondance ◀de▶ dessins que lui et Pisanello. Les deux peintres, qui pendant un certain temps eurent tant ◀d’▶affinité ◀d’▶esprit, furent rivaux à la cour ◀de▶ Ferrare, et ils se distinguèrent ◀de▶ leurs contemporains par leur caractère ◀de▶ précurseurs. La réforme qu’ils tentèrent heureusement et que l’Italie septentrionale était mûre pour accueillir, fut préparée avec une longue patience : Pisanello la dirigea du côté de la vérité des costumes contemporains et la recherche agréable des motifs ◀de▶ genre, du côté de la reproduction incomparable des animaux, délice des cours du temps.
Une autre influence allait s’exercer à Venise, celle du Squarcione. Bien que Jacopo ait réussi à s’allier Mantegna et que ses fils, Gentile le magistral portraitiste ◀de▶ Mahomet II et ◀de▶ Catherine Cornaro, et Giovanni le peintre des madones les plus charmantes ◀de▶ Venise, aient en même temps que Carpaccio préparé l’école nouvelle du Giorgione et du Titien, le courant padouan n’en eut pas moins son importance. Le mystérieux Antonio da Negroponte, dont on ignore toute la vie et dont on ne connaît qu’une œuvre, mais ◀d’▶une exquise beauté, la Madone ◀de▶ San Francesco della Vigna, fut certes ◀d’▶un exemple profitable aux squarcionesques, Bartolomeo Vivarini et Carlo Crivelli. Squarcione lui-même travailla en 1466 pour Saint-Marc et son élève, Marco Zoppo, eut un atelier à Venise, ainsi que Cosimo Tura.
La personnalité du premier Vivarini, Antonio, est un peu effacée par ses collaborations successives avec Jean d’Allemagne et son propre frère Bartolomeo. Celui-ci s’efforça comme Squarcione ◀de▶ donner aux chairs et aux étoffes un relief et une solidité quasi métalliques. Son nom apparaît pour la première fois dans le polyptyque ◀de▶ Bologne peint en 1450 avec son frère aîné ; il y recherche déjà cette plénitude qui sera sa qualité dominante. En 1459, Bartolomeo signe seul le Jean de Capistran du Louvre et la Madone ◀de▶ Murano. La Madone ◀de▶ Venise et celle du musée ◀de▶ Naples surtout valent par cette recherche ornementale inaugurée par Antonio da Negroponte et poursuivie par Crivelli. Mais le chef-d’œuvre ◀de▶ Bartolomeo Vivarini est peut-être le triptyque ◀de▶ San Giovanni in Bragora à Venise ; la largeur du dessin ◀de▶ la Madone centrale, la vivacité des couleurs en font une peinture ◀de▶ premier ordre. Un Quirizio da Murano, non plus qu’un Antonio da Murano, ne sauront faire preuve ◀d’▶une égale puissance, mais celui-là conservera un sens décoratif charmant et le second s’approchera parfois du naturel ◀d’▶Alvise Vivarini.
Alvise, fils ◀d’▶Antonio, est le dernier et le plus grand des trois Vivarini. Influencé par Antonello de Messine, dont les portraits ◀de▶ la collection Trivulce et du Louvre sont universellement admirés, Alvise arriva ◀de▶ son côté à une force incomparable ◀de▶ modelé et à une synthèse magnifique des plans dans des œuvres comme sa Sainte-Claire. Sa première peinture connue est la Madone ◀de▶ Montefiorentino ; celle ◀de▶ la galerie ◀de▶ Venise date ◀de▶ 1480 ; il s’y montre définitivement libéré ◀de▶ l’ancien polyptyque à compartiments, les saints formant autour de la Vierge un groupe heureusement disposé ; le dessin des figures est ◀d’▶une vérité et ◀d’▶un naturel jusqu’alors ignorés.
En 1488 Alvise peignit un tableau pour la salle du Grand Conseil et l’année suivante sa Madone ◀de▶ l’église du Rédempteur : on y trouve encore ce goût ◀de▶ la réalité qui se manifeste dans la nature morte du premier plan, poires, cerises et pommes, mais la facture est plus molle et moins serrée, sans avoir encore cette liberté et ce charme qui feront le prix des Giorgione. Il mourut dans les premières années du xvie siècle et Marco Basaïti termina son Saint Ambroise ◀de▶ l’église Santa Maria de’ Frari.
Carlo Crivelli est un artiste ◀d’▶exception. Entraîné par le mouvement squarcionesque, par l’exemple ◀d’▶Antonio da Negroponte et ◀de▶ Bartolomeo Vivarini, il quitta Venise vers 1468, c’est-à-dire trop tôt pour assister à l’évolution ◀de▶ ses contemporains, et il mourut dans les Marches vers 1493, sans avoir pu savoir comment, par les successeurs ◀d’▶Alvise, Cima da Conegliano, Bartolomeo Montagna et Giovanni Bonconsigli de Vicence, celui-ci auteur ◀d’▶une très belle Pietà, l’art vénitien allait s’unifier pour arriver aux maîtres du xvie siècle. Tout à la fois décorateur dans la composition et vériste dans le détail, il s’en tint aux anciens tableaux à compartiments. Avant de quitter Venise, il avait eu d’ailleurs une vie assez mouvementée ; en 1467, il avait été condamné à deux mois ◀de▶ prison et deux cents livres ◀d’▶amende pour avoir enlevé Tarsia, femme ◀de▶ Francesco Cortese, et l’avoir tenue cachée plusieurs mois dans sa maison. ◀De▶ 1473 à 1482, il resta sans doute à Ascoli ; cette même année, il alla peindre son triptyque ◀de▶ Camerino, maintenant à Brera, et revint à Ascoli en 1486 exécuter la commande ◀de▶ la grande Annonciation, qui est aujourd’hui à Londres.
S’il subit dans ses premières œuvres, dont les madones ◀de▶ Vérone et ◀de▶ la collection ◀de▶ Stuers à Paris sont le type, l’influence ◀d’▶Antonio de Negroponte et peut-être aussi celle ◀de▶ Gregorio Schiavone, l’élève du Squarcione, dès son départ ◀de▶ Venise, sa personnalité se développa en toute indépendance et le perfectionnement ◀de▶ sa technique ne subit guère ◀d’▶arrêt. Crivelli occupe dans l’art vénitien une place un peu analogue à celle que tient Botticelli dans l’art florentin. L’hiératisme ◀de▶ ses vierges, la fidélité ◀de▶ ses représentations ◀de▶ fruits, ◀de▶ fleurs et ◀d’▶oiseaux, le bel équilibre décoratif ◀de▶ sa composition, la richesse ◀de▶ son coloris nous séduisent infiniment. L’Annonciation ◀de▶ la National Gallery est à coup sûr un chef-d’œuvre ◀d’▶invention et ◀de▶ grâce, et même le côté douloureusement caractéristique ◀de▶ sa Pietà du Vatican n’est pas pour nous déplaire. La Madone du musée Brera (1493) est sa dernière œuvre et l’une des plus belles ; l’artiste a ajouté à sa signature sa qualité ◀d’▶eques laureatus, dont l’avait honoré Ferdinando di Capua. Son nom d’ailleurs est ◀de jour en jour remis en honneur, et M. Lionello Venturi, après M. Rushforth, lui a donné la place qu’il méritait dans son très intéressant ouvrage.