Tome X, numéro 50, février 1894
Fantaisie
Les Livres.
Les Déclins, par Sfenosa (Lemerre)
Elle est morte la Poésie !
proclame M. Sfenosa. Voyons, Monsieur, ne blaguez pas l’éternité. Auriez-vous donc conscience que vous étranglez cette pauvre Muse ? D’ailleurs, la Poésie morte, je ne vois pas pourquoi vous continuez à faire des vers ; on demande grâce.
Journaux et revues [extrait]
[…]
La Tavola Rotunda a publié un numéro double tout entier consacré à M. Gabriele d’Annunzio.
Même attention de la part de la Vita Moderna pour Wagner et la Walkyrie.
[…]
Tome X, numéro 51, mars 1894
Les Livres [extraits]
I Canti dei Goliardi, o studenti vaganti del medio-evo, par Corrado Corradini (Turin, L. Roux)
Les Goliards étaient des clercs vagabonds, des clercs ribauds, qui s’en allaient ◀de▶ ville en ville, ou ◀d’▶abbaye en abbaye, récitant à qui les logeait et les nourrissait ◀de▶ légères ou même ◀d’▶obscènes poésies latines. C’est la contrepartie et souvent la parodie ◀de▶ la poésie latine mystique du moyen-âge. Quelques-uns ◀de▶ ces poètes eurent une grande réputation, au moins dans le monde clérical, Primat, Walter Map, Serlon de Wilton, Philippe de Grève, mais la majeure partie ◀de▶ la littérature goliardique est anonyme. Les clercs vagabonds chantaient les joies printanières :
Terra jam pandit gremiumVernali lenitate…
Estivali gaudioTellus renovatur…
Fronde sub arboris amenaSuave est quiescere,Suavius ludere in gramineCum virgine speciosa.
Ils ont ◀d’▶exquises façons ◀de▶ dire la beauté ◀de▶ leur belle :
Nudam fovet Floram lectus,Caro candet tenera,Virginale lucet pectusParum surgunt ubera.
Ils parodient les hymnes ◀de▶ l’Église ; au lieu du Procul recedant somnia, ils chantent :
Procul sint jam tristia ;Dulcia gaudiaSolemnizant omniaVeneris gymnazia.
Et au lieu du Rorate cœli :
Rorate scyphi desuperEt nubes pluant mustum.
M. Corrado Corradini a traduit en vers élégants un choix ◀de▶ cette bizarre littérature, mais il faudrait le texte ; ce latin a son charme que ne peut rendre nulle transposition.
Nous croyons d’ailleurs qu’il se prépare, texte et traduction en prose littérale, une petite Anthologie goliardique. Ce sera pour les lettrés curieux la révélation ◀d’▶un moyen-âge bien inattendu, — mais d’ailleurs amplement connu ◀de▶ tous les érudits moyenâgistes.
La Fata e la Musa. I Notturni. Leggende Reali, par C. Reina (Naples, Luigi Pierro)
Ce sont des vers, disant ◀de▶ beaux sentiments en une langue imagée et colorée, mais le poète qui a ◀de▶ l’imagination a aussi ◀de▶ la mémoire. En décrivant un vol ◀de▶ corbeaux :
Con l’ali aperte e ferme, pel cielo senza vento.
Le vers est beau, mais il appartient, au moins pour la moitié, à Dante.
Journaux et revues [extrait]
[…]
L’Idea Liberale du 4 février a publié un article des plus importants
et des plus intéressants, La Réaction antidémocratique, par
G. Martinelli. Le dégoût qu’inspire la démocratie à tout intellectuel et même à tout
esprit sensé est bien plus violent en Italie qu’en France, et il faut voir comme
M. Martinelli, avec un courage évident, signale et approuve « le vif courant
◀d’▶antipathie et ◀de▶ dégoût pour toutes ces pompeusement grotesques manières ◀de▶
gouverner et ◀de▶ diriger l’activité humaine qui caractérisent les institutions
jusqu’ici sacrées ◀de▶ la Démocratie »
. Et plus loin : « La réaction que
je constate contre la tyrannie médiocratique du nombre a quelque chose de plus intime,
de plus systématique que ne le serait un simple dégoût inspiré par les turpitudes et
infamies ◀de▶ quelques hommes. »
Comme bien d’autres, il semble moins choqué ◀de▶
la malhonnêteté des gouvernants actuels, que ◀de▶ leur stupidité et ◀de▶ leur bassesse :
c’est ça qui fait les lois ! C’est ça qui nous
commande ! Mais M. Martinelli se garde des idées anarchistes, il est simplement dans la
pure signification du mot un libéral, et il associe intimement ces
deux idées : Aristocratie et Liberté.
Il appelle Aristocratie le triomphe et le gouvernement des meilleurs. On reconnaît là l’inspiration ◀de▶ M. H. Mazel et la théorie qu’il a déjà indiquée et qu’il développera certainement, puisqu’elle est bien accueillie.
Cette même Idea Liberale nous avait donné, il y a quelque temps, une remarquable étude sur Nietzsche, par Domenico Oliva ; la Gazetta Letteraria du 10 février revient sur l’inquiétant iconoclaste et analyse sa philosophie sans dénigrement, mais sans enthousiasme, reconnaissant son influence, en art, en littérature et même en politique.
[…]
Tome X, numéro 52, avril 1894
Les Livres [extraits]
Le Paesane, par Luigi Capuana (Catane, M. Giannotta)
C’est un recueil ◀de▶ nouvelles écrites ◀de▶ 1881 à 1892 par l’auteur ◀de▶ Giacinta et ◀de▶ Storia Forca. Le titre le dit, ce sont des paysanneries, et, le nom ◀de▶ l’auteur le dit, — naturalistes, mais ◀d’▶un naturalisme pas méchant, presque sentimental et presque spirituel. Généralement, la psychologie ◀de▶ ses personnages est juste quoique assez superficielle ; si ces petites études ◀de▶ mœurs étaient plus serrées, plus synthétiques, elles ne seraient pas sans valeur, mais que tout cela est anecdotique ! Puis, un style fort médiocre, sans être cependant absolument impersonnel : trop ◀de▶ détails, trop ◀de▶ petites vulgarités. Oh ! qu’elles m’intéressent peu, ces paysannes siciliennes.
Vincenzo Bellini, par Antonino Amore. II. Vita, Studi e Ricerche (Catane, N. Giannotta, éditeur)
En un premier volume, paru en 1891, M. A. Amore avait étudié l’art ◀de▶ Bellini, en se plaisant peut-être à surfaire un peu le génie ◀de▶ l’auteur ◀de▶ Norma. En Italie, on surfait toujours ; c’est préférable au dénigrement, qui est notre maladie, à nous. En ce volume, c’est la vie ◀de▶ Bellini qui est racontée. Comme documentation, c’est un travail excellent, — et voilà Bellini « fait » pour bien des années. On n’y reviendra pas ; le sujet a été traité à fond.
Journaux et revues [extrait]
Dans ce goût-là, on dépassera difficilement la niaiserie ◀de▶ M. Guido Bosio, qui (Gazetta Letteraria) rédige sur Wagner des phrases à résumer ainsi : « Wagner était un dégénéré supérieur, atteint ◀de▶ délire des persécutions et des grandeurs, ◀de▶ folie mystique, ◀de▶ folie anarchique, ◀de▶ graphomanie, ◀d’▶incohérence, ◀d’▶émotivité exagérée, ◀de▶ psychopathie sexuelle et ◀de▶ fanatisme religieux. Ses écrits sont incompréhensibles pour qui n’est pas familier avec la psychologie des dégénérés. Il a tous les caractères ◀de▶ la “régressivité”, c’est-à-dire que son art est un recul manifeste vers la pauvreté des conceptions primitives ◀de▶ l’humanité ; sa débilité mentale est manifeste ; enfin il est immoral ; il ne conçoit jamais le coït normal et fécond, patriotique ; les amours qu’il rêve et qu’il fait paraître dans ses œuvres sont ◀de▶ pures conceptions délirantes ; c’est un hystérique et un érotomane, — et ses œuvres n’ont été propagées que par des maniaques qui lui ressemblaient ; en Amérique, c’est l’Armée du Salut qui a fait le succès ◀de▶ Wagner, etc. » Que voulez-vous ? Il y a une hiérarchie intellectuelle, et elle est infrangible.
Tome XI, numéro 55, juillet 1894
Les Livres.
Vie ◀de▶ saint François d’Assise, par Paul Sabatier
(Fischbacher)
M. de Wyzewa a annoncé au public que M. Sabatier s’était proposé ◀d’▶écrire un pendant à
la Vie ◀de▶ Jésus de Renan, le pape a envoyé sa bénédiction à
« l’éminent théologien », et M. Léon Tolstoï lui a demandé l’autorisation ◀de▶ faire
traduire son ouvrage en russe. Après cela, que restait-il à dire en
l’honneur ◀de▶ la Vie ◀de▶ saint François d’Assise, qui a atteint, dit-on,
un nombre ◀d’▶éditions considérable ? « Il a fait l’objet ◀de▶ 333 articles dans la
presse religieuse et politique ◀de▶ la France et ◀de▶ l’Europe »
, nous annonce
M. Sabatier lui-même dans une lettre adressée au journal Le Christianisme
au xixe
siècle. « C’est là, ajoute-t-il, un
succès inattendu et tel qu’on n’en avait pas vu depuis bien longtemps pour un ouvrage
◀d’▶histoire religieuse. »
Ce succès lui a suggéré l’idée ◀de▶ donner sa démission
« ◀de▶ pasteur à l’Église Réformée ◀de▶ Saint-Cierge-la-Serre »
, situation
peu rémunératrice dont il ne s’était d’ailleurs jamais beaucoup soucié, et lui a valu
l’honneur ◀d’▶être traité ◀d’▶anarchiste par un rédacteur ◀de▶ la feuille protestante nommée
plus haut. Le volume ◀de▶ M. Sabatier est un travail consciencieux, une compilation bien
faite, avec parfois, sur la vie ◀de▶ son saint, ◀de▶ jolis détails rédigés en style gris. La
moitié du livre est remplie ◀de▶ laborieuses indications ◀de▶ sources, le reste était
partiellement connu par d’autres biographies et notamment par une très bonne étude sur
saint François publiée par Mme Arvède Barine dans une Revue des
Deux-Mondes ◀d’▶il y a quelques années.
Choses ◀d’▶art [extrait]
[…]
Chez Durand-Ruel se voient des Jeanne Jacquemin, des Monet, ◀de▶ fatigants Zandomeneghi, et les derniers paysages ◀de▶ Renoir, ◀d’▶une couleur épanouie et chantante.
[…]
Tome XI, numéro 56, août 1894
Les Livres.
L’Arte dell’Estremo Oriente, par Vittorio Pica
(Turin, L. Roux)
C’est une étude sur l’art japonais, sur Hokusai, Outamaro, Toyokuni, Kuniyoshi, etc., petit résumé agréable à lire, et qui, s’il n’apprend rien ◀de▶ bien nouveau, est tout à fait digne du célèbre critique, dont la curiosité ◀d’▶esprit ne dédaigne rien ◀d’▶important.
Journaux et revues [extrait]
[…]
Dans la Revue des Revues (15 juillet), Mlle Paula Lombroso, la fille du professeur, publie un article sur la Cérébration inconsciente dans l’Art. […]
Tome XII, numéro 59, novembre 1894
À tâtons.
Les Primitifs et la Renaissance
Des règles ◀d’▶un Idéal, ◀d’▶un Beau, nous voulons faire abstraction afin de ne point entrer dans ◀de▶ stériles discussions ; car le Beau, illimité comme tout ce qui est Esprit, se révèle, selon les tempéraments, sous les formes les plus indescriptibles et les lois les plus inqualifiables, adéquates à sa splendeur éblouissante. Opterai-je entre ceci ou cela, chercherai-je plus ◀de▶ talent, plus ◀de▶ grâce, plus ◀de▶ science ou en ceci ou en cela ? Telles sont les embarrassantes traverses qui encombrent la voie directe du Beau. Le Beau, c’est ce que l’on sent être Beau, c’est ce qui, même sans plaire, s’impose ; c’est une lueur ◀de▶ l’Éternel devant notre infirmité.
Deux questions ont été longtemps agitées (lesquelles ne semblent pas encore résolues), savoir : celle du Beau antique et du Beau chrétien (ou moderne).
Avant la révélation ◀de▶ la forme ◀de▶ Beauté que nous ont donnée Raphaël, Michel-Ange, Vinci, s’était-il trouvé en le moyen-âge quelque œuvre ◀de▶ génie pouvant s’égaler à cette réalisation ?
Cette question — à l’appui de toutes les théories apprises dès l’enfance et rabâchées durant la vie entière — paraissait des plus embarrassantes aux hommes ◀de▶ ce siècle commençant, qui, épris ◀de▶ perfection (un mot), ne pouvant la trouver nulle part, crurent bon, afin de suivre plus directement un but, ◀de▶ déduire sur la forme la plus antique contentant leur raison et ◀de▶ condamner tout le reste comme nuisible et avorté1. Grandiose stupidité des écoles, démontrant l’infériorité ◀de▶ l’analyse devant une création !
Raphaël, par ◀d’▶exquis encorbeillements ◀de▶ lignes, par une afféterie que nous voyons s’affadir selon la faiblesse ◀de▶ ses imitateurs, a été le grand oracle et le modèle ; mais non point en ce que son immense génie a ◀de▶ libre, ◀d’▶imposant, ◀de▶ grandiose ; mais en ce qu’il emprunta ◀de▶ l’art antique : il s’en est suivi que l’art antique, très propice à l’inspiration des trois maîtres les plus éblouissants ◀de▶ la Renaissance, a été proclamé la seule vraie, la seule bonne école ◀de▶ l’art, et nécessaire à son équilibre comme à sa connaissance. Cet aveuglement a produit ce qu’on sait ◀de▶ pires balivernes, ◀de▶ poncifs vides et laids, ◀de▶ rondeurs sans signifiance. Il faut l’amour et la science qu’a un Ingres des œuvres du maître très divin pour historier un peu la froideur et la monotonie ◀de▶ sa doctrine.
Regardons-y de plus près et entrons dans l’esprit même ◀de▶ la chose. Quel est le but ◀de▶ l’art, sinon ◀d’▶exprimer un mouvement ◀d’▶âme, une noble aspiration, une parcelle ◀d’▶harmonie avant la lettre, l’harmonie absolue ne nous devant être révélée qu’au-delà ◀de▶ la vie d’ici ? Or, ces choses ne sont point en dehors de nous, mais en nous, car il n’y a pas, que je sache, ◀de▶ gens qui aillent demander aux autres leur colère propre, leur douleur propre ou leur joie propre ; ils n’obéissent en cela qu’à une impulsion naturelle ; que sera-ce donc pour le génie, qui est créateur ! La lettre tue, l’esprit vivifie, dit le grand apôtre : parole vérifiée clairement dans cette question du Beau.
N’y a-t-il pas eu — avant la Renaissance — ◀d’▶hommes sentant et pensant ? n’y a-t-il pas eu des souffrants, des attristés, des contemplatifs, des joyeux, des saints, des héros, des génies ? Tout examen fait, il résulte qu’aucune période ne fut plus fertile en gloires anonymes ◀de▶ tous les genres, et cela parce tous se fondaient en un, parce que les esprits possédés ◀d’▶une science simple et claire fonctionnaient dans un système ayant l’idéal et l’harmonie pour but. Il est donc impossible et même révoltant ◀de▶ dire qu’avant la Renaissance il n’y ait pas eu ◀d’▶art2.
Cet art, puisqu’il y en eut un, que fut-il ? Comportait-il cette sérénité et cette radieuse beauté des œuvres proclamées, ou priait-il, ou pensait-il, ou pleurait-il ? Il eut un plus grand tort encore que tout cela ! il rêva. C’est qu’alors on était en des temps ◀de▶ croyance et ◀de▶ vision, en des temps ◀de▶ guerres terribles et ◀de▶ paix exquises, en des carnages abominables et des féeries délicieuses. Rien n’entravait l’Esprit des hommes ; le Doute n’était point né ; et des millions ◀d’▶êtres partaient pour délivrer le tombeau du Christ sans avoir songé un instant à ce qu’ils mangeraient en chemin et ◀de▶ quelle étoffe ils se vêtiraient. Une égale ardeur était dans tous les esprits ; aucune entreprise ne semblait dérisoire, pourvu qu’elle eût Dieu pour fin, et le dogmatisme protestant n’avait point encore montré son nez ◀de▶ cafard sur les marches ◀de▶ la chaire.
Parmi une telle effervescence, devant un tel abandon ◀de▶ tout ce qui tient au corps, l’art florissait poussant ses immenses lys ◀de▶ pierre : les cathédrales, les chapelles, les couvents ; couvrant les murs ◀de▶ ses romans, ◀de▶ ses contes, ◀de▶ ses rêveries ; volant trop haut pour s’attarder à un pittoresque étroit : s’élevant toujours au-dessus ◀de▶ son objet, il apportait à l’œuvre ce vague qui est la songerie même ◀de▶ l’inconnu, et cette précision expressive si intense qui ne peut faire douter du but qu’il voulait atteindre. En un mot — et c’est pourquoi il fut condamné — il était trop haut ; il ne pouvait satisfaire l’analyse ◀d’▶hommes qui descendaient ◀de▶ ces pions, ◀de▶ ces chrétiens à l’âme affaiblie préparant sa destruction dans sa chute même.
Pourtant, combien ce langage incompris était clair et simple ; sans autre désir que la pensée, il la précise dans ◀de▶ grandes lignes plus proches souvent du hiératisme monumental que ◀de▶ la nature imitée ; mariant son essor à toutes les aspirations ◀de▶ son temps, il était un accord de plus, et le plus beau peut-être ◀de▶ cette immense symphonie des cœurs vers Dieu. Loin ◀d’▶en diminuer le caractère, il l’accentue et le fait entendre par ses hardiesses, par sa force qui ne doute ◀de▶ rien ; il méprise le détail ◀de▶ mauvais aloi, il veut le simple parce qu’il pense au grand, et qu’il soit byzantin, gothique, italien, français ou allemand, il ne cesse jamais ◀d’▶être Lui et ◀de▶ parler hautement à l’âme. Si Raphaël, si Vinci ont ◀de▶ la science et ◀de▶ la grâce, il n’en manque point, lui qui se promène dans les jardins du ciel ; et apte s’ils sont à tout dire, il ne leur est point inférieur, puisqu’il va ◀de▶ l’ange au démon, ◀de▶ l’Eden à l’abîme. Non, il ne fut jamais vulgaire, plat, lourd, grossier dans son intensité ; non, messieurs les rhéteurs, il fut libre, il fut fort.
Épris des vérités ◀de▶ détail, Stendhal s’écriait : Que manque-t-il à Raphaël ? la science moderne !
Qu’aurait fait Raphaël de Gall et ◀de▶ Lavater, ◀de▶ Desbarolles ou ◀de▶ Charcot ? Ces
connaissances ne sont pas des sources ◀d’▶inspiration, et ces vérités infinitésimales ne
peuvent que la mal servir. Sentir, tout est là, et il faut le redire, et il faut le
cracher au nez ◀de▶ toute cette bande ◀d’▶esthéticiens, cause des méconnaissances et des
ravages perpétuels commis dans l’histoire ◀de▶ l’art. C. Baudelaire, — le premier et le
seul critique d’art ◀de▶ ce siècle — disait : « Décidément, je ne puis m’arrêter à
aucune esthétique, le tout consistant à sentir »
. L’art tient à l’âme. La
médiocrité présente ◀de▶ l’art chrétien est une cause ◀de▶ la tiédeur des fidèles. Les
cathédrales ont fait des conversions. La présence réelle ◀de▶ l’Esprit, reflet du Divin,
est donc la première condition ◀de▶ l’œuvre ; et après cela, que l’on ne vienne pas nous
dire qu’il y a des règles que l’on ne peut outrepasser : au nom du style, tout est
permis, car le style c’est l’homme, et c’est l’homme que nous voulons avant tout dans
l’œuvre d’art, l’homme moral, l’homme spirituel, l’homme créature ◀de▶ Dieu enfin.
Un mauvais tableau est plus répugnant qu’un imbécile, parce que l’imbécile dissimule toujours malgré lui quelque côté ◀de▶ sa sottise, tandis que dans l’œuvre on le voit ◀d’▶un coup tout entier. N’avons-nous pas assez ◀de▶ concierges, ◀de▶ cireurs ◀de▶ bottes qui se mettent du « métier ◀de▶ la Peinture » ? On ne saurait assez les exécrer. Le malheur est qu’ils se sont glissés partout, faux prêtres interceptant la lumière, et qu’ils gardent les écoles, les musées, les places, dignes cerbères ◀de▶ la médiocrité triomphante. C’est ce reflet ◀de▶ leur trivialité éclatant en tout qui nous force à nous boucher le nez devant l’azur (Mallarmé). C’est à eux surtout que s’adresse cette note hâtive pleine ◀de▶ haine, car c’est ◀d’▶eux que vient le mépris du passé et le doute ◀de▶ l’avenir, avenir qu’ils déclarent lumineux quoiqu’ils aient mis le néant au bout. Grâce à leur éclatante crasse, Raphaël, Michel-Ange eux-mêmes ne sont plus compris, car, armés ◀de▶ formules aussi stériles que creuses, ces pédants gouvernent l’univers répétant comme des automates forains les mêmes gestes secs et les mêmes accents discordants. Nous concluons donc : haine à eux et gloire au Beau sous toutes ses formes, place à l’Esprit dans son éclat.
Musique.
Othello
Bien que ◀d’▶une grande simplicité ◀de▶ moyens, ◀de▶ ligne et ◀de▶ composition, bien que ◀d’▶une clarté dont Verdi est coutumier, pourquoi cette œuvre, qui est une belle œuvre, n’atteint-elle point à l’effet considérable que visiblement elle sollicite ? À cela plusieurs raisons : l’une, c’est que, de par les nécessités ◀de▶ l’adaptation, le drame shakespearien a été falsifié comme il convient en tout opéra qui se respecte jusqu’à ne point respecter les chefs-d’œuvre. ◀De▶ l’Othello du grand Will il ne reste plus qu’une carcasse dont la maigreur égale celle ◀de▶ la fable originelle des Hecatommithi de Cinthio ; la psychologie a disparu et, selon l’expression ◀de▶ M. Henry Baüer, le « fait divers » demeure. En outre, l’image légendaire et préjudicielle que nous suggéra le génie anglais persistant en notre rétine cérébrale avec la force des créations éternelles, une étrange superposition, un parallélisme constant nous déroute au grand désavantage ◀de▶ l’œuvre italienne. Enfin, par suite de l’idéalisation nécessaire (est-ce bien une idéalisation, est-elle nécessaire ?) réalisée par M. Boito, les personnages ont changé ◀d’▶allures au point qu’on croit assister par moments à une parodie, à une succession inexplicable ◀de▶ sentiments sans liens logiques, dénués ◀de▶ cette merveilleuse gradation qui dans Shakespeare rend vrai l’invraisemblable. Quelques traits souligneront ces observations :
L’acte à Venise étant supprimé, nous ne connaissons pas Desdémone, si bellement sculptée en le noble langage qu’elle tient à Brabantio. — Othello est âgé ◀d’▶environ cinquante ans ; ce n’est pas en vain que Shakespeare a élu pour victime ◀de▶ la jalousie un homme mûr, un rude soldat ignorant l’amour léger des damerets. Le duo ◀de▶ passion qui termine le premier acte ◀de▶ Verdi est au contraire juvénile et tendre, et M. Saléza l’a chanté comme s’il se fût agi ◀de▶ Roméo, La musique et le livret l’y portaient. — Enfin Iago n’est pas un philosophe plus ou moins diabolique, un machinateur ◀d’▶intrigues, c’est une brute malfaisante, un soldat ◀de▶ fortune ayant roulé partout, pas très intelligent, mais pervers, cruel et dissimulé. La forte et curieuse physionomie ◀de▶ cet homme disparaît dans le livret ◀de▶ M. Boito pour laisser la place à une façon ◀de▶ Méphisto ◀de▶ cour, ◀de▶ sous-Machiavel, d’ailleurs merveilleusement animé par le superbe artiste qu’est M. Victor Maurel, mais tout autre que nous n’avons coutume ◀de▶ l’imaginer et qu’il n’est en réalité.
Voilà pour le livret.
La partition, abstraction faite ◀de▶ plusieurs tares, est dans son ensemble fort belle. Si elle ne produit point tout l’effet qu’on est en droit ◀d’▶en attendre, c’est d’abord que les situations sont plus intérieures qu’extérieures et par suite moins musicales au sens habituel des œuvres lyriques ; c’est aussi que l’inspiration manque certainement ◀d’▶intensité ; cette dernière appréciation peut sembler hasardée lorsqu’il est question ◀de▶ Verdi, mais j ai toujours pensé que chez ce maitre la magui-loquence donna souvent l’illusion ◀de▶ la force. Expressive à un haut degré, parfaite ◀de▶ sobriété et ◀de▶ justesse (sauf en quelques endroits), la musique ◀d’▶Othello manque pourtant ◀de▶ puissance, et ce n’est pas le fameux Credo ◀d’▶Iago qui me fera revenir sur cette opinion ; il y a là, comme on dit, plus ◀de▶ beurre que ◀de▶ pain. Ajoutez à tout cela l’effacement voulu ou involontaire du commentaire orchestral sous le fallacieux prétexte ◀de▶ donner plus ◀d’▶importance aux voix, quelques airs ◀de▶ bravoure ◀d’▶un bel italianisme, tels que le :
un certain finale du IIIe acte qui nous ramène aux plus mauvais jours ◀de▶ notre histoire, et vous aurez une idée des quelques vices qui entachent la partition.
Malgré tout, l’œuvre est ◀d’▶un maître, et ◀d’▶une superbe tenue. Il faut en louer l’ordonnance générale et la belle harmonie. Le second acte notamment contient ◀d’▶admirables pages parmi lesquelles le « rêve ◀de▶ Cassio », supérieurement chanté par Maurel. Le trio qui ouvre le troisième acte est ◀d’▶exquise élégance et ◀d’▶une écriture orchestrale qui égale les plus gracieuses instrumentations ◀de▶ Mendelssohn. Enfin le quatrième acte tout entier est un chef-d’œuvre ; le monologue ◀de▶ Desdémone, l’Ave Maria, la scène ◀d’▶Othello, portent l’empreinte ◀d’▶un grand musicien qui a su créer une atmosphère sonore ◀d’▶une sombre et douloureuse mélancolie à l’entour ◀d’▶âmes destinées par la Volupté à la Mort.
Dirai-je pour terminer que, contrairement à quelques critiques, l’absence ◀de▶ leitmotifs ne m’a point du tout choqué. À ce point de vue, Othello me paraît, dans une certaine mesure, démontrer que le leitmotif n’est pas indispensable au drame lyrique. ◀De▶ ce que Wagner en a fait la pierre angulaire ◀de▶ son temple, il ne s’ensuit nullement qu’une autre conception musicale soit inadmissible. Le leitmotif est un procédé remarquable, mais un procédé seulement, et ce n’est point ◀de▶ l’employer systématiquement qui fait le génie. Il y a d’autres moyens encore ◀de▶ donner ◀de▶ l’unité à une partition, et, quoi qu’on dise, Othello est une œuvre marquée ◀d’▶unité. J’en trouve la preuve dans la scène II ◀de▶ l’acte III entre Othello et Desdémone, commençant par ces mots :
et dans plusieurs autres scènes qui sont développées suivant le modèle symétrique ◀de▶ l’ancienne manière sans nuire à l’évolution des sentiments. Par contre, l’absence ◀de▶ leitmotif rend son usage accidentel infiniment plus expressif : nous en avons un exemple dans Othello avec la phrase du « Baiser », dont la réapparition à la fin du IVe acte provoque une très intense émotion :
La mise en scène est fastueuse. L’interprétation est bonne. M. Saléza a du feu et ◀de▶ l’intelligence ; mais la voix manque ◀d’▶ampleur, se fatigue vite et tend à baisser. Le rôle est d’ailleurs écrasant et je ne connais qu’un Tamagno capable ◀de▶ le remplir.
Madame Rose Caron est une agréable Desdémone.
Il faut mettre hors de pair M. Victor Maurel, qui dans le costume, la démarche, le geste, la diction, est simplement surprenant. Avec ce grand artiste on a la sensation ◀d’▶un art spécial et synthétique qui n’est ni la tragédie seule, ni l’opéra, mais l’un est l’autre. Imaginez un Talma qui aurait su chanter comme il disait. C’est en vérité cela, l’acteur du drame lyrique, et je voudrais que M. Maurel, qui incarne si aisément un Iago après un Falstaff, nous fît la joie ◀de▶ créer à Paris Hans Sachs des Maîtres chanteurs.
Tome XII, numéro 60, décembre 1894
Journaux et revues [extrait]
[…]
Un des écrivains italiens qui connaissent le mieux la littérature française dans ses dernières manifestations, M. F. Accinelli, publie dans Il Vero, ◀de▶ Savone, une excellente tradition italienne ◀d’▶Albert, le roman ◀de▶ notre collaborateur Louis Dumur. Le même journal annonce la publication en italien ◀de▶ la Motte ◀de▶ Terre, à laquelle il consacre en attendant un article des plus élogieux.