Tome LXXI, numéro 253, 1er janvier 1908
Art ancien.
Léonard de Vinci : Textes choisis
(Mercure)
Il n’est pas besoin d’▶insister à nouveau sur l’universalité ◀d’▶un esprit comme celui du
Vinci. Le mot ◀de▶ Benvenuto Cellini à propos de Léonard est toujours vrai : « Je
ne crois pas que plus grand homme vint jamais au monde. »
Et depuis que
M. Gabriel Séailles a publié sa remarquable étude non seulement sur l’artiste, mais
encore sur le savant, le public est averti, autant que faire se peut, des qualités
incomparables ◀d’▶un tel génie. Mais ce qui manquait c’était un livre qui nous mît en
contact direct avec lui. Seuls les spécialistes pouvaient consulter les manuscrits
nombreux du maître italien ; chacun pourra maintenant connaître l’essentiel ◀de▶ la pensée
du Vinci en lisant les textes choisis qu’a traduits pour la première fois
M. Péladan.
Voici donc, dit-il, le portrait intérieur ◀de▶ Léonard par lui-même, voici comme il sentait, voici ce qu’il pensait ; et s’il se trouve quelqu’un ◀d’▶indifférent au battement ◀d’▶un tel cœur et à l’idée ◀d’▶un tel cerveau, celui-là appartient à la série des anthropomorphes dont la culture ne s’occupe pas, ne considérant pas la plasticité des animaux et leur valeur idéo-grammatique.
On n’admire pas Léonard comme un simple Vélazquez. On l’aime si on le comprend, et l’amour toujours s’extasie à mille points indifférents pour le commun. Ce travail est né ◀d’▶une passion spirituelle ; il s’adresse aux passionnés du même objet.
Le Vinci figure un miroir enchanté où tout homme peut trouver des motifs ◀de▶ courage et ◀d’▶espoir. Puisque l’humanité a fleuri tellement sous ses traits il ne faut désespérer ni ◀d’▶elle, ni ◀de▶ soi.
Le Vinci nous réconcilie avec notre espèce, avec nous-mêmes ! Cet homme pour qui rien n’a été propice et qui ne fut traité qu’une seule fois selon son mérite, par le roi de France ; cet Aristote dont il ne reste que des aphorismes et des exclamations ; cet artiste dont pas une œuvre intacte n’a survécu, et qui avec un seul dessin l’emporte sur tous les dessins sans exception ; ce héros, suivant une expression ironiquement commune à cette heure, se dresse en incomparable professeur ◀d’▶énergie : il a vaincu le temps et ses rivaux — et quels rivaux ! — Sa gloire chaque jour s’augmente ◀d’▶un rayon ; déjà il nomme son siècle, demain il nommera son art ; ensuite il nommera l’apogée ◀de▶ l’intelligence humaine.
On trouvera dans la préface ◀de▶ M. Péladan l’histoire des manuscrits ◀de▶ Léonard. Je n’ai le dessein ni la place ◀d’▶examiner en détail les extraits que l’écrivain contemporain en a donnés. Encore que les aperçus sur la géométrie, sur la méthode expérimentale, sur la géologie soient des plus curieux, c’est quand il parle ◀de▶ peinture que malgré tout Vinci nous intéresse le plus vivement. Lui-même s’efforce ◀de▶ placer l’art du peintre au-dessus des autres, et fait dans ce but ◀d’▶ingénieux parallèles avec la poésie, la sculpture et la musique. Assurément Léonard est là fort discutable, mais est-il besoin ici ◀de▶ discuter ? Mieux vaut citer :
Le poète dit que sa science est invention et mesure qui forment simplement le corps ◀de▶ la poésie : invention ◀de▶ matière et mesure dans les vers, qui révèlent ensuite toutes les sciences. Le peintre réplique qu’il envisage le même objet dans la science ◀de▶ la peinture, savoir : invention et mesure : invention ◀de▶ la matière qu’il doit former et mesure des choses représentées, sans quoi elles ne seraient pas proportionnées.
Variétés.
Vittorio Pica critique d’art
M. Vittorio Pica, dont tous les littérateurs ont apprécié, naguère, le beau livre ◀de▶ critique française Littérature ◀d’▶exception, où il étudiait et expliquait les œuvres ◀de▶ Mallarmé, Verlaine, Poictevin, Huysmans, Barrès et France, — s’est, depuis quelques années, plus spécialement occupé ◀de▶ critique ◀d’▶art. Ses recueils Albums et Cartons 1 forment déjà une œuvre importante, que tous ceux qui s’intéressent et s’intéresseront à l’art moderne doivent et devront consulter. Le texte critique y est accompagné ◀de▶ belles reproductions qui permettent mieux ◀d’▶apprécier le jugement ◀de▶ l’auteur. Nous extrayons ◀de▶ ces volumes quelques pages, qui nous ont paru particulièrement curieuses sur des peintres et des dessinateurs français :
« Daumier et Gavarni. — Je ne puis m’empêcher ◀de▶ trouver injustes ceux qui, poussés peut-être par des sympathies politiques (qui devraient toujours demeurer étrangères aux jugements esthétiques), proclament Daumier énormément supérieur à Gavarni, et ceux qui le déclarent tout à fait inférieur. Artistes créateurs dans la plus noble signification du mot, observateurs ◀d’▶une exceptionnelle perspicacité, en possession l’un et l’autre ◀d’▶un merveilleux métier dans le dessin lithographique, Daumier et Gavarni sont deux tempéraments complètement différents et possédant des qualités tout à fait diverses. L’un, plus simple, plus vigoureux, plus classique, est essentiellement un dessinateur, et en conséquence il choisit figures et scènes ◀d’▶une telle spontanéité ◀de▶ plastique et ◀d’▶une telle unité ◀d’▶expression que ses planches peuvent très bien se passer du commentaire ◀d’▶une légende (légende qui, du reste, bien souvent n’est pas écrite par lui). L’autre, plus recherché, plus subtil, plus moderne, reçoit, ainsi que Forain, ◀de▶ tout spectacle qu’il regarde, une double impression, comme peintre et comme littérateur. Il les recueille l’une et l’autre et les accouple sans que jamais elles soient en contradiction, dans ses compositions, qui, ◀de▶ la sorte, réussissent à exprimer des subtilités ◀de▶ sentiment et ◀de▶ raffinements ◀de▶ sensation, que le dessin seul ne saurait ni ne pourrait exprimer.
« Chéret. — Avec les polychromies féeriques ◀de▶ ses grandes affiches, Jules Chéret nous a donné l’apothéose la plus merveilleuse et la plus subtile qu’il était possible à la peinture ◀de▶ réaliser, ◀de▶ ce Paris, considéré comme la ville ◀de▶ la joie et ◀de▶ la volupté par excellence, dont le nom seul fait rêver les cerveaux allumés des adolescents ◀de▶ tous les pays du monde. Il nous a donné l’apothéose ◀d’▶un Paris transfiguré et glorifié, saisi, au coucher du soleil, à l’heure ◀de▶ cette lente invasion des rues et des places par la lumière lunaire des lampes électriques, — ◀de▶ la frénétique fièvre du plaisir.
« Tout en possédant, par la délicatesse exquise ◀de▶ sa fantaisie, l’élégance innée et quelquefois provocante ◀de▶ ses conceptions, par sa passion pour la grâce féminine et le pittoresque des costumes bizarres et voyants, une évidente affinité esthétique avec Watteau et Fragonard, Chéret est surtout un artiste ultra-moderne, et chacune ◀de▶ ses œuvres porte le cachet ◀de▶ notre époque névrosée. Il est, en effet, le peintre, par excellence, ◀de▶ la joie moderne, qui cache toujours, hélas ! au tréfonds ◀d’▶elle-même, quelque chose ◀de▶ pervers et ◀de▶ maladif. Cette perversité maladive se retrouve d’ailleurs dans la mimique exubérante des personnages, qu’il dessine avec une sûreté si dégagée…
« Ce qui démontre ◀d’▶une façon plus persuasive encore la modernité ◀de▶ Chéret, c’est ce fait qu’il a su se servir et profiter ◀de▶ ce besoin toujours plus aigu ◀de▶ la réclame, dont notre époque a été envahie — pour créer, ou du moins pour renouveler, réhabiliter, élever à la dignité esthétique, l’affiche illustrée, cette humble forme ◀d’▶art, qui, même dans sa gloire éphémère (car le soleil la décolore, la pluie la mouille et la macule, le vent la déchire), répond à merveille à l’intensité fiévreuse ◀de▶ l’existence tourbillonnante ◀de▶ nos grandes villes, à l’inquiétude et à la soif inextinguible ◀de▶ nouveau ◀de▶ nos âmes.
« Daniel Vierge. — Daniel Urrabieta Vierge ne fut pas seulement un maître prodigieux, un rénovateur audacieux et savant ◀de▶ l’illustration du livre et du journal ; il fut aussi un héros et un martyr ◀de▶ son art. Frappé, en effet, à trente ans, au moment où la vie et la gloire lui souriaient, ◀d’▶une attaque ◀de▶ paralysie, causée par ses excès ◀de▶ travail, il perdit, pour ne les retrouver jamais plus, la parole et l’énergie ◀de▶ cette main qui avait déjà fixé sur le papier tant de merveilles ◀d’▶évocation artistique. Tout le monde le crut perdu pour l’art. Pendant deux ans et plus, en effet, l’artiste sommeille dans l’inconscience ◀d’▶une vie entièrement végétative ; mais, peu à peu, son intelligence se réveille, et, par un merveilleux effort ◀de▶ sa volonté et une admirable application mécanique, il réussit, après six mois, à donner à sa main gauche la même habileté dégagée dans le maniement ◀de▶ la plume, du pinceau et du burin que possédait jadis sa main droite, et il retourne au travail, plus fécond et plus infatigable qu’avant son malheur.
« Et ainsi, ce demi-impuissant, ankylosé et presque muet, a réussi à donner, pendant encore une vingtaine ◀d’▶années, la vie ◀de▶ l’art à plusieurs milliers ◀de▶ dessins, plus beaux, plus originaux et plus mouvementés, si possible, que ceux qu’il avait esquissés dans la gaie vivacité ◀de▶ sa première jeunesse et dans la pleine vigueur ◀de▶ sa santé.
« Il faut encore remarquer que cette victime ◀de▶ l’existence, devenue invalide à trente ans, ne fut pas poussée par son malheur, comme cela eût été naturel, vers le pessimisme et la misanthropie. Vierge conserva toujours un fond ◀de▶ gaieté et ◀d’▶indulgence. Cela est sensible dans tous ses dessins, où, lorsque l’observation devient satirique, elle n’a cependant rien ◀de▶ trop aigre, et demeure aimablement malicieuse. Vierge possédait son bonheur dans ses yeux : par instinct et par éducation, il s’était habitué à s’intéresser et à s’amuser du spectacle que lui offraient continuellement, sous le jeu variable ◀de▶ la lumière, la nature, les hommes, les bêtes, les plantes, et même les objets en apparence les moins significatifs, tels qu’une chaise éventrée, une pipe cassée, une paire ◀de▶ bottes, deux ou trois carottes, auxquels, bien des fois, il a demandé le motif ◀d’▶une ◀de▶ ses charmantes vignettes décoratives. Nos excellents pédagogues n’ont jamais songé à l’inépuisable et consolatrice source ◀de▶ jouissance esthétique qui se trouve dans nos prunelles, et combien il pourrait être utile ◀d’▶enseigner aux enfants, à voir et à comprendre, à apprécier et à jouir ◀de▶ ce qu’ils voient.
« F. Vallotton. — Vers la fin ◀de▶ 1891, Vallotton fit son premier essai dans la gravure sur bois, et acquit aussitôt la conviction ◀d’▶avoir trouvé sa vraie voie. Aussi sa deuxième estampe, un portrait ◀de▶ Paul Verlaine, malgré quelques légères insuffisances ◀de▶ facture, rendait-elle déjà une vive et sûre personnalité ◀d’▶artiste, qui sait voir, avec une nette perspicacité ◀d’▶observateur, la figure humaine, et sait la reproduire, en une synthèse efficace, par l’accentuation des lignes essentielles…
« Se rendant compte ◀de▶ ses propres aptitudes et devenu rapidement maître ◀de▶ sa technique, il a, pendant douze ou treize années, produit, outre plusieurs tableaux, quelques cartons et ◀de▶ nombreux dessins à la plume, ◀d’▶un gracieux caractère. En résumé, pas moins ◀de▶ deux cents gravures sur bois, dans lesquelles la ligne plane dans toute sa robuste et sommaire efficacité évocatrice. Les masses noires s’y opposent aux masses blanches avec une remarquable austérité décorative.
« Si, en renouvelant les antiques procédés ◀de▶ simplicité des grands maîtres du xve et du xvie siècle, Vallotton cherche avant tout l’effet pictural, considéré toujours au point de vue ◀d’▶une facture xylographique ◀d’▶une volontaire rigidité, — il ne s’en tient pas là (exception faite ◀de▶ quelques vignettes ◀de▶ caractère ornemental, comme les Baigneuses), et il ajoute à ce procédé, soit la pénétration psychologique, soit l’observation d’après nature, soit encore cet âcre sentiment ◀d’▶humour qui quelquefois prend un aspect tragique ou aboutit au genre macabre.
« Il se montre, par exemple, psychologue clairvoyant, dans une série ◀de▶ portraits ◀de▶ gens ◀de▶ lettres, peintres, musiciens, philosophes, hommes ◀d’▶état ou souverains qu’il s’est plu à dessiner sur bois ou à la plume, en observant toujours, comme dans les soixante petites effigies qui accompagnent les deux volumes du Livre des Masques ◀de▶ Remy de Gourmont, une technique qui tient du xylographe et du calligraphe.
« À remarquer, dans cette “manière” particulièrement subjective, les portraits ◀de▶ Dostoiewski, ◀de▶ Stendhal, ◀de▶ Schumann et surtout ◀d’▶E. Poe.
« Observateur délicat, évocateur efficace ◀de▶ la réalité, Vallotton possède une réelle aptitude à fixer les mouvements ◀de▶ la foule. Il nous la montre, épouvantée par une charge ◀de▶ police, dans une manifestation politique, ou bien mise tout à coup en fuite par une averse imprévue, ou encore enthousiasmée par des couplets patriotiques chantés par un cabot ◀de▶ café-concert. Voici la sortie ◀de▶ l’école, avec ces cris tumultueux ◀de▶ petits moineaux, heureux ◀de▶ reconquérir la liberté ◀de▶ leurs mouvements et ◀de▶ leur voix ; et cette précoce grâce parisienne ◀de▶ ces petites femmes en miniature ! Ces nombreuses scènes doivent sans doute être comptées parmi les plus belles œuvres ◀de▶ la vie parisienne, présentée dans son perpétuel mouvement cinématographique.
« Enfin, l’humoriste se révèle dans cette scène vivante et mouvementée du Bon Marché, avec ses commis torturés par une foule fastidieuse, pétulante et exigeante ◀de▶ femmes ; — dans cette autre scène des Folies-Bergère, où un étranger se trouve enveloppé, curieux et embarrassé, dans un cercle ◀de▶ petites femmes galantes qui, devinant en lui un pigeon à plumer, le frôlent impudemment avec des poses lascivement prometteuses. L’humoriste se fait macabre dans les quatre tableaux suivants, ◀d’▶une tristesse grotesque et ◀d’▶un funèbre tragique, et atteint le paroxysme ◀de▶ l’atroce dans cette scène ◀d’▶assassinat en une bourgeoise chambre à coucher, ou dans cette image ◀d’▶un condamné à mort, qui, entre une double rangée ◀de▶ gendarmes à cheval, est poussé, dans un état ◀d’▶hébétement bestial, vers la fatale guillotine. Mais le peintre, tantôt pénétrant, tantôt malicieux, ◀de▶ la créature humaine, dont il a su — (comme il nous le fait voir dans cette exquise série ◀d’▶intimes scènes musicales ; le Violon, le Piano, le Trombone, le Violoncelle, etc.), exprimer, avec une grâce délicate et poétique, les moments ◀d’▶exaltation esthétique, a voulu aussi reproduire, avec son habituelle facture ◀de▶ dessinateur esthétiquement synthétique, la beauté ◀de▶ ce spectacle ◀de▶ la nature, fait ◀de▶ jeux ◀de▶ lumière et ◀d’▶ombre, ◀de▶ transparence atmosphérique et ◀de▶ vaporeuses agglomérations ◀de▶ nuages vagabonds. Il y a aussi très bien réussi, comme il nous le prouve, en cette gravure vraiment admirable, intitulée : le Beau soir. »
Si maintenant nous continuons à feuilleter les Albums ◀de▶ M. Vittorio Pica, nous trouvons une étude très approfondie sur un autre graveur sur bois W. Nicholson, dont le talent aurait quelque analogie avec celui ◀de▶ Vallotton. C’est la même netteté voulue, la même accentuation synthétique des lignes. Disons aussi que ce procédé, ainsi que très souvent celui ◀de▶ M. Vallotton, imite plutôt qu’il ne reproduit le métier ◀de▶ la gravure sur bois.
Voici un aquafortiste, Edgar Chahine, qui fait songer à notre Helleu2 au moins pour le procédé, avec cette différence que M. Chahine a plutôt cherché, dans ses figures ◀de▶ femme, à traduire l’expression canaille et effrontée des filles du trottoir. Son dessin : Passeggiata nocturna, est un petit chef-d’œuvre réaliste : cette petite fille ◀de▶ quinze ans, en jupe courte, qui lance une œillade insolente à quelque vieux Monsieur. Mais M. Chahine sait aussi exprimer le charme ◀de▶ visages plus aristocratiques, et possède encore un très curieux talent ◀de▶ portraitiste (son portrait ◀d’▶Anatole France).
Il faudrait s’arrêter un peu plus longuement à étudier l’art, à la fois sévère et
précieux, ◀de▶ Alberto Martini. Certains ◀de▶ ses dessins, par la sûreté ◀de▶ leur anatomie,
font songer à Albert Dürer. Ce dessin, par exemple, pour le
xxive
chant du Purgatoire. Écorchés
vivants, « ombres qui semblaient des choses deux fois mortes. Chacune ◀d’▶elles
avait les yeux obscurs et caves, leur face était pâle, et tellement amaigrie que la
peau prenait la forme des os… Leurs yeux semblaient des bagues sans pierre… »
C’est ce terrible texte que M. Martini a voulu illustrer. — D’autres dessins, ◀d’▶un
réalisme très précis, représentent les horreurs ◀de▶ la Cour des
Miracles. Ces dessins sont aussi spirituels. Voici, dans la note « précieuse »,
une Sainte Agathe, aux seins orgueilleux. Cette gravure est une
apothéose ◀de▶ la gorge féminine ; tout et jusqu’aux ornementations s’y arrondit selon
cette gracieuse forme. Je préfère cette Belle Vénitienne toute nue et
seulement masquée ◀d’▶un loup. Son ventre s’estompe, sans hypocrisie, ◀d’▶une
« considérable touffe »
. Il fallait signaler la vérité et la sincérité
◀de▶ cet art, qui veut aussi quelquefois exprimer des idées presque littéraires.
Empiétement dangereux, mais qui, dans l’œuvre ◀d’▶A. Martini, demeure juste ◀de▶ ligne et ◀de▶
ton, parce que son talent s’appuie toujours sur un sûr métier ◀de▶ dessinateur, et même
◀d’▶anatomiste.
Tome LXXI, numéro 254, 16 janvier 1908
Un idéalisme expérimental.
La philosophie ◀de▶ Léonard de Vinci
d’après ses manuscrits [I]3
Trois voies conduisent à la vérité : la foi, la raison et l’expérience. L’humanité crut avant de raisonner, et raisonna avant ◀d’▶expérimenter. La civilisation suivit toujours cette triple étape ; toutefois le raisonnement ne triompha que partiellement ◀de▶ la révélation, et la science ne fut jamais que le troisième pouvoir spirituel. Chacune ◀de▶ ces voies correspond à une catégorie mentale, absolument irréductible ; et le croyant, le philosophe, le savant ne mentent pas en prétendant posséder la vérité ; elle résulterait ◀de▶ leur concordat. Jusqu’à ce qu’il s’établisse, le voile ◀de▶ la grande Isis, déchiré en trois morceaux, formera des bannières ennemies qui grouperont des fidèles, suivant la personnelle tendance.
Le récent Syllabus ◀de▶ Pie X est un geste ◀de▶ fresque que l’esthétique
applaudit, mais qui défie, à la fois, la raison et l’expérience. Cette édiction,
élaborée par des prélats systématiquement étrangers à l’évolution occidentale,
promulguée sans démonstration par un pontife qui emprunte sa compétence à sa fonction,
se trouve conforme au génie théocratique qui définissait récemment l’Église « un
troupeau gouverné par des pasteurs-docteurs »
.
Malheureusement pour l’unité doctrinale, la charité du pasteur comme la science du docteur décident ◀de▶ leur prestige. On n’obéit que par crainte ou par amour et comme le bras séculier n’intervient plus, l’amour seul courbera les fronts, non pas ceux qu’on humilie à tort. Le 22 juin 1633, un vieillard ◀de▶ soixante-et-dix ans abjurait et détestait à deux genoux l’hérésie du mouvement ◀de▶ la terre. Dès lors, le terme ◀d’▶hérésie cessa sa signification œcuménique ; et on pencha à réviser les procès intentés par l’Église, depuis le gnosticisme jusqu’à l’humanisme.
Les anciennes religions eurent un ésotérisme ou une initiation ; elles reconnaissaient une hiérarchie parmi les fidèles. Seul, le catholicisme décréta l’égalité des esprits devant la foi. Or, l’égalité, en toute matière, aboutit à la suprême injustice ; cette expression n’aurait jamais dû sortir du langage mathématique pour s’appliquer aux hommes. Les premières batailles que livra l’orthodoxie furent défensives ; comme il arrive aux belligérances ◀d’▶idée ou ◀de▶ faits, l’esprit ◀de▶ conquête se développa. L’œuvre entière des troubadours et son couronnement, la Divine Comédie, opposèrent au pouvoir papal un mysticisme enflammé. C’étaient des fervents, ces Albigeois qu’on extermina, et des innocents sans doute ces templiers spoliés et brûlés. ◀D’▶Orient, les croisés rapportèrent autre chose que des reliques, puisque, au quatorzième siècle, l’averroïsme régnait à Venise. Pétrarque nous dit qu’on s’y moquait ◀de▶ Moïse et ◀de▶ la Genèse. Un Cecco d’Ascoli monte sur le bûcher en 1328, mais un siècle après, Gemiste Pléthon, le restaurateur du polythéisme, siège parmi les pères du concile ◀de▶ Florence. Il échoua dans son dessein, à la Julien, comme échouera Savonarole : l’Occident, saturé ◀de▶ religion, aspirait à la philosophie, par juste instinct ◀de▶ son évolution.
Les manuels enseignent que la résurrection ◀de▶ l’antiquité étouffa le génie chrétien. Il était épuisé depuis le jour où son plus digne représentant fut repoussé. Saint François d’Assise, en proclamant la pauvreté volontaire comme le dogme du clergé et en bornant le prosélytisme au seul exemple, tenta la seule révolution profitable. Le génie ◀de▶ l’Évangile, plus encore, le génie religieux s’incarna dans ce troubadour du Christ, dans ce céleste jongleur, qui embauma l’Ombrie des parfums ineffables ◀de▶ la Galilée. Si le pape Innocent III avait épousé la pauvreté, l’univers eût été chrétien. En approuvant la règle des frères mineurs, il la déclara au-dessus des forces humaines. Or, les forces humaines, qui sont la raison et l’expérience, chassées ◀de▶ la zone religieuse par le despotisme papal, refluèrent vers le passé intellectuel, et le génie aryen demanda la liberté à ses aïeux grecs. Ils la lui rendirent. Platon devint le véritable pape ◀de▶ Florence ; Cosme l’Ancien fut le Constantin du néo-platonisme.
La Renaissance nous a légué ◀de▶ si belles images qu’elles ont fait négliger ses textes : nous l’avons contemplée, nous ne l’avons pas lue. Ses artistes incomparables éclipsèrent ses penseurs.
La vieille épithète ◀de▶ paganisme (si fausse puisqu’elle désigna d’abord les paysans,
les hommes ◀de▶ la glèbe entêtés ◀de▶ superstitions et résistant à l’évangélisation) se
colla sur la belle période médicéenne. Ceux qui abordèrent cette étude furent tellement
scandalisés ◀de▶ rencontrer la terminologie hellénique appliquée au dogme catholique
qu’ils conclurent hâtivement à l’incrédulité ◀de▶ ces archaïsants. Fausse apparence, le
platonisme pénétra la religion comme un rayon solaire traverse un vase ◀d’▶eau en
l’irisant, sans changer son volume ni sa couleur. Cette pénétration s’opéra seulement
chez des êtres ◀d’▶élection, métaphysiciens, poètes, podestats ; et les papes, ◀de▶
Nicolas V à Léon X, par goût providentiel ou par génie politique, prirent la tête du
mouvement. Au privilège du Tacite on lit « que les grands écrivains sont la règle
◀de▶ la vie, la consolation du malheur et que la protection des savants et l’acquisition
des livres excellents sont parmi les plus nobles tâches »
, et Marsile Ficin
dort au Dôme ◀de▶ Florence comme un père de l’Église. Ni lui, ni Pic ◀de▶ la Mirandole, ni
le Magnifique ne se détournèrent du dogme, ils l’idéalisèrent ; même un Laurent Valla,
qui attaque la fameuse donation ◀de▶ Constantin, ne sort pas du giron ecclésial.
Toutefois un nouveau personnage entre en scène et prend une place sans cesse agrandie, le savant, philosophe ou annaliste, logicien ou physicien ; il se dresse devant le théologue, émule ou rival. Désormais, en face des hommes ◀de▶ la révélation il y aura les hommes ◀de▶ la raison et ceux ◀de▶ l’expérience. La théocratie perd l’empire spirituel, ce qui n’empêchera nullement les Siennois ◀de▶ vouer leur ville à la Madone en 1485 et les Florentins ◀de▶ proclamer Jésus-Christ, roi de Florence. Valla appellera les Évangélistes des historiens, et le pape Sixte IV arrachera aux inquisiteurs ◀de▶ Venise ce Caleotus Martial qui a soutenu que la bonne conduite suffit au salut, même sans la foi.
Le catholicisme, en patronnant l’humanisme, accordait au génie occidental une charte ◀de▶ liberté devenue nécessaire, car ce génie ne pouvait évoluer dans l’ancien cadre ◀de▶ l’orthodoxie : ainsi un admirable pacte liait l’investigation à la doctrine révélée. Un moine allemand devait foncer comme un sanglier sur cette église nouvelle et jouer le brutal rôle ◀d’▶un connétable ◀de▶ Bourbon dans le sac ◀de▶ la Rome intellectuelle et vraiment catholique par sa magnanimité à reconnaître les droits ◀de▶ la pensée. La prétendue Réforme, comme dit Bossuet, qui opéra ◀de▶ si grands changements dans l’ordre politique, ne tient aucune place dans l’ordre cérébral. Martin Luther appartient à l’histoire des faits, en tant que révolutionnaire ; idéologuement il ne mérite pas même une date. Ses propositions se trouvent toutes dans des ouvrages antérieurs : il a rang parmi les hommes ◀d’▶action ; son œuvre rentre dans le domaine temporel, comme celle ◀de▶ Cromwell.
Il a joué le personnage du moine ivre ◀de▶ textes avec une telle arrogance que l’esprit occidental s’est détourné à jamais ◀de▶ l’interprétation facultative des textes ; et pour satisfaire son impérieux besoin ◀de▶ certitude il a pris la troisième voie qui mène à la vérité : l’expérience.
La méthode expérimentale règne aujourd’hui ; elle domine l’enseignement et se dresse seule en rivale ◀de▶ la Révélation. Partant du phénomène, elle marche du connu à l’inconnu, avec une sûreté incontestable : en peu de siècles elle a atteint avec Crookes l’état radiant, avec Berthelot la théorie ◀de▶ l’unité ◀de▶ la matière, avec Curie la démonstration panthéistique ◀de▶ la force.
Quel fut l’initiateur ◀de▶ la méthode expérimentale ?
Le chancelier Bacon ou Galilée ?
Un siècle avant le premier, quelqu’un formula les conditions ◀de▶ la recherche
scientifique ; un siècle aussi avant le second, quelqu’un écrivait sur son cahier ◀de▶
notes : « il sole non si move »
— et « l’impeto del sanguine, la revolutione del sanguine nel anteporta del
cuore »
, et aussi « le feu détruit sans cesse l’air
qui le nourrit »
. Cet homme, qui devançait Galilée, Harvey, Lavoisier,
était ce qu’on nomme aujourd’hui « un artiste peintre ».
Leonardo da Vinci fut un précurseur : le premier il exprima cette mer ◀de▶ rapports et ◀de▶ complexités qui englobe la Messe du Pape Marcel et les chœurs ◀de▶ la Neuvième Symphonie et qu’on appelle le sentiment moderne. Depuis le suffrage ◀de▶ notre roi François Ier, il partage l’éponymat ◀de▶ la peinture avec deux pairs seulement, Michel-Ange et Raphaël. Cependant, aucun maître ne nous est parvenu avec moins ◀d’▶ouvrages et en aussi piteux état. Son chef-d’œuvre, la cène ◀de▶ Milan, n’existe plus qu’à l’état ◀de▶ fantôme ; la Joconde a perdu ses sourcils, et le modelé du front sous le caustique des restaurateurs ; le Saint-Jean offre une fatale retouche à l’avant-bras ; et les résines ◀de▶ la Sainte-Anne ont coulé sous l’action ◀d’▶une bouche ◀de▶ calorifère. Bref, il faudrait le deviner, comme on suppose Phidias, sur la foi des témoignages, sans des dessins, si prestigieux qu’ils dépassent tableaux et fresques des autres maîtres.
Ce Florentin mourut au château ◀de▶ Cloux, à Amboise, où notre François Ier honora sa vieillesse ◀de▶ trente-cinq mille livres de rente. Par son testament, le maître laissait tous et chacun ◀de▶ ses manuscrits à François Melzi, qui les emporta en Italie, à Vaprio. Les vicissitudes ◀de▶ ce legs furent nombreuses, bien des feuillets se perdirent : à cette heure plus ◀de▶ cinq mille pages ont trouvé un havre dans les grandes collections nationales ; et grâce à la photographie, véritable miséricorde ◀d’▶Apollon pour le salut et la diffusion des ouvrages, ces cahiers inestimables ont été publiés en fac-similés.
M. Ravaisson commença en 1880 à déchiffrer les quatorze manuscrits ◀de▶ la Bibliothèque ◀de▶ l’Institut ; sous les auspices ◀de▶ l’académie dei Lincei, M. Piumati donna le Codex Atlantico ; M. Sabaknikoff a présidé à l’édition des cahiers ◀de▶ Windsor. Quoique la plupart des notes ◀de▶ Léonard aient trait à l’enseignement qu’il donna en son académie ◀de▶ Milan, où, à propos de peinture, il traitait ◀de▶ toutes les sciences, suivant sa définition ◀de▶ l’artiste qu’il veut « homme universel », on se trouve en face de véritables grimoires qui semblent exhumés des décombres ◀d’▶une tour ◀de▶ Babel : le compte des avances à un disciple chevauche sur un théorème ◀de▶ statique, ou une caricature outrancière balafre un problème ◀d’▶optique ; des facéties ou des fables se mêlent aux inventions et aux profondes pensées : c’est le pandémonium ◀d’▶un cerveau vraiment omniapte.
Richter, sous le titre ◀d’▶œuvres littéraires, a formé deux in-4° ◀d’▶extraits classés méthodiquement ; Edmond Solmia a donné un ouvrage similaire. Les premiers déchiffreurs ont eu grand labeur : Léonard écrivait ◀de▶ droite à gauche, à l’orientale, en qualité ◀de▶ gaucher et aussi, peut-être, ◀d’▶inventeur qui craint les indiscrétions et ◀de▶ libre penseur qui redoute les dénonciations.
M. Gabriel Séailles a étudié le savant hardi qui chercha la machine à plonger comme la machine à voler, le démonstrateur des lois du pendule et ◀de▶ la gravitation. Je n’envisage que le philosophe des premières années du seizième siècle, qui écarta à la fois la révélation et la scolastique et, se plaçant en face de la nature, poussa l’observation jusqu’à la promulgation ◀de▶ la méthode expérimentale.
On ne connaît que depuis une vingtaine ◀d’▶années quelle place Léonard occupe dans l’histoire des sciences. Malgré que Geoffroy Tory l’ait appelé un véritable Archimède et Lomazzo « Hermès- Prométhée » ; que Humboldt ait vu en lui le plus grand physicien du quinzième.
Galilée, Pascal, Huyghens, Cuvier ont découvert les lois que le peintre ◀de▶ la Joconde avait formulées ◀de▶ 1480 à 1518 et qui sont restées ensevelies dans ses manuscrits.
D’autres, plus compétents, revendiqueront pour ce Maître la priorité ◀de▶ cent découvertes capitales et des plus ingénieuses machines : je me propose ◀de▶ lui tresser ici une troisième couronne, en coordonnant ses idées générales dispersées en ses nombreux cahiers, et ◀de▶ le montrer comme philosophe.
L’année où Jérôme Savonarole monta sur le bûcher par ordre ◀d’▶Alexandre VI, Léonard achevait son chef-d’œuvre, la Cène ◀de▶ Milan. À cette date, la critique imite M Jourdain ou plutôt son maître et déclare que tout ce qui n’est pas chrétien est païen, et vice versa. Cette simplification puérile contredit aux documents.
Fra Ambrogio, camaldule, traduit en même temps Diogène Laërce et les pères grecs ;
Nicolas V étudie également la Bible et les anciens textes ; Platine découvre dans le genus du Christ la quadruple nobilitas platonicienne ;
Galatin identifie le dogme chrétien avec les doctrines kabbalistiques ; telle Assomption
◀de▶ Botticelli, où des angelots forment à la vierge une couronne vivante s’inspire ◀de▶
Palmieri, qui prétend que les âmes humaines sont celles qui ne prirent point partie à la
rébellion ◀de▶ Lucifer et restèrent neutres. Les grands humanistes avaient pour but ◀de▶
réconcilier Platon et Aristote, l’Antiquité et le Mosaïsme avec l’orthodoxie. Pomponius
Latus, censuré par Paul II, proteste qu’il n’avait jamais passé un an sans se confesser
et communier, mais il s’agenouillait chaque jour devant un autel dédié à Romulus. Le
cardinal Bessarion écrit, à la mort ◀de▶ Gemiste Pléthon : « Notre père et maître,
après s’être dépouillé ◀de▶ son enveloppe, peut danser en compagnie des esprits célestes
la mystique danse ◀de▶ Bacchus. »
Et en ce temps, ou appelle les saintes espèces
ambroisie et nectar ; la messe, sacra Deorum ; les images, simulacra Deorum ; un évêque est un archiflamine ; un cardinal, un
augure ; et les solennités des lectisternies. Ces mots momentanés exaspèrent le policier
◀de▶ l’orthodoxie ; à bien regarder, ce ne sont que des mots et des mots à la mode,
fatalement condamnés à un abandon prochain. Qui parle ◀de▶ la déesse ◀de▶ Lorette ne
blasphème pas, il paganise : cela n’a aucun rapport et seuls des professeurs allemands
s’y trompent, intentionnellement.
Une autre billevesée, et ◀d’▶origine française, s’étale dans la découverte du libre penseur, au sens athéiste ; on veut trouver des Auguste Comte, vers 1500, à Florence, on s’efforce ◀de▶ silhouetter des positivistes en cette période où l’hérésie se perd sous l’ombre kabbalistique, ou s’envole, à perte de vue, au souffle platonicien ! ◀De▶ Joachim de Flore à frère Jérôme, ◀de▶ Jacopone da Todi, l’auteur du Stabat Mater, à Pie IV, les hérétiques sont des mystiques, humanisants ou ésotérisants.
Seul des grands esprits ◀de▶ son temps, Léonard n’appartient pas à l’humanisme : il ne savait pas le grec et connaissait mal le latin, comme il appert des pages ◀de▶ lexique et ◀de▶ conjugaison, véritables devoirs ◀d’▶écolier, qu’on trouve dans ses cahiers : il souffrit ◀de▶ cette infériorité auprès ◀d’▶un aussi bon latiniste que Ludovic le More.
Souvenons-nous qu’un Pétrarque n’attendait l’immortalité que ◀de▶ ses œuvres latines.
Aussi, trouverons-nous un accent ◀d’▶humeur irritée dans les passages où le savant se
plaint ◀de▶ l’injustice des lettrés à son endroit : « Parce que je ne suis pas
lettré, certains présomptueux prétendent avoir lieu ◀de▶ me blâmer : ils allèguent que
je ne suis pas humaniste. Stupide engeance ! Ils ne savent pas ceux-là que je pourrais
leur répondre comme Marcus aux patriciens romains :
Le portrait qu’il trace des érudits ◀de▶ la cour ◀de▶ Milan
révèle la main ◀d’▶un adversaire. “Ceux qui se prévalent des
efforts ◀d’▶autrui ne veulent pas me laisser l’honneur des miens
(131).”
»« Ils vont gonflés et pompeux, vêtus et parés non
◀de▶ leurs travaux, mais ◀de▶ ceux ◀d’▶autrui. Et ils me contestent les miens ; ils me
méprisent, moi, inventeur si supérieur à tous ces trompetteurs, déclamateurs et
récitateurs des œuvres ◀d’▶autrui. Si, comme eux, je ne puis alléguer les auteurs,
j’alléguerai l’expérience, maîtresse ◀de▶ leurs maîtres (132). »
Pour la première fois, ce mot est écrit antithétiquement à l’Écriture sainte ou
profane. Luther s’écriera ridiculement « je suis le cinquième
évangéliste »
, tirant sa justification ◀de▶ cette même Bible qui sert à le
condamner ; Léonard a découvert un nouveau moyen ◀de▶ certitude : « Qui discute en
alléguant l’autorité ne fait pas preuve ◀de▶ génie, mais plutôt ◀de▶ mémoire (188). »« Mes
preuves sont nées ◀de▶ la simple expérience, mère ◀de▶ toute évidence et vraiment l’unique
et vraie maîtresse (187). »
Pour lui sont vaines et pleines ◀d’▶erreur les
sciences « qui n’aboutissent pas à une notion expérimentale, c’est-à-dire dont
l’origine, le milieu ou la fin ne passe par aucun des cinq sens »
.
Il y a dans cette phrase plus ◀de▶ bois vert que sur les bûchers ◀de▶ l’inquisition. On ne sait qu’admirer le plus, ◀de▶ l’indépendance ◀d’▶un tel esprit ou du silence qu’il a su garder.
« Si nous doutons ◀de▶ ce qui passe par nos sens, à plus forte raison douterons-nous ◀de▶ ce qui demeure rebelle à ces sens, comme l’essence ◀de▶ Dieu et ◀de▶ l’âme et autres questions similaires, sur lesquelles toujours on dispute et conteste. Car, partout où la raison manque, la dissertation y supplée : ce qui n’arrive pas dans les choses certaines.
« Là où on ergote, il n’y a pas ◀de▶ vraie science : car la vérité n’a qu’un seul terme, et, ce terme une fois trouvé, le litige se trouve aboli. S’il renaît, c’est qu’il s’agit ◀d’▶une science bavarde et confuse (144). »
À la fin du quinzième siècle, ◀de▶ telles propositions étonnent, elles devancent ◀de▶ tant ◀d’▶années l’évolution occidentale et enfin elles en marquent le terme. Elles constituent la grande charte ◀de▶ l’émancipation. L’homme, ainsi placé en face de l’univers, va faire la preuve ◀de▶ son génie. Sa philosophie désormais s’appelle la science ; il sort ◀de▶ la bibliothèque où il se nourrissait ◀de▶ textes, et il interroge la nature. Sa religion s’exprimera par l’étude passionnée ◀de▶ l’œuvre divine.
Soit dans le portrait des Uffizi, soit dans la sanguine ◀de▶ Windsor, le maître, qui fut
doux entre tous, montre un regard aigu et préhensif, un regard ◀d’▶aigle qui correspond à
l’incroyable audace ◀de▶ sa spécialisation et donne le vertige à contempler ainsi isolé du
dogme et ◀de▶ toute doctrine, face à face avec le Cosmos, comme Moïse au Sinaï. Le nouveau
théurge n’est plus un intermédiaire entre l’homme et Dieu, mais un interprète entre la
nature et l’homme ; moderne sacerdoce ◀d’▶une croyance encore inexprimée. Il existe une
vérité et tout l’honneur ◀de▶ l’homme consiste à la rechercher. « Elle est fille du
temps (18) »
: Léonard se rend bien compte qu’il a fallu la succession des
siècles pour que l’expérience devînt la lumière. Pour lui, le mensonge est si vil
« que, même s’il énonce quelque grande chose ◀de▶ Dieu, il ôte toute sa grâce au
divin, tandis que la vérité est ◀de▶ telle excellence qu’elle ennoblit les plus petites
choses, dès l’instant où elle les loue » (19)
.
« Qu’est-ce que la vérité ? »
a dit Pilate, qui figure bien l’homme
civilisé, le haut dignitaire sceptique et désabusé qui ne croit plus aux affirmations ◀de▶
la foi et qui ignore celles ◀de▶ la science. Léonard répond : « La Vérité c’est la
vie. »
Il pourrait s’autoriser ◀d’▶un texte sacré qui le justifierait. Saint
Jean, dans sa page maîtresse, a dit : « La vie est la lumière des
hommes. »
Mais il a eu la tête rompue par les arguties et les commentaires, il
hait la scolastique pour sa stérilité. On dirait qu’il pressent Luther. « La pire
erreur des hommes est dans leurs opinions. — Rien au monde n’est plus trompeur que
notre jugement (50). »
Il a vu un pape brûler un saint, il a dessiné le
cadavre ◀de▶ l’archevêque ◀de▶ Pise se balançant aux murs ◀de▶ la Seigneurie après l’attentat
des Pazzi, il a confabulé comme ingénieur militaire avec César Borgia et ◀de▶ quel mépris
il eût souffleté le traité ◀de▶ la liberté chrétienne et ◀de▶ quel rire il
eût accueilli le self-arbitre. Il a vu peut-être Fra Bartolomeo
apportant à l’autodafé ses chefs-d’œuvre ; il a deviné le théologien allemand qui
brûlera la somme ◀de▶ saint Thomas ; indigné ou écœuré, trouvant misérables et vaines les
disputes des scripturaires, il a pris le ciel à témoin, le ciel astronomique et la terre
géologique, et l’homme anatomique, et d’un seul coup chassant théologastres et rhéteurs,
il déclare que, « toutes nos connaissances nous viennent du sentiment »
(152),
et que « la nécessité est maîtresse, inventrice et tutrice ◀de▶ la
nature, son frein et sa règle éternelle » (228)
.
Ainsi l’homme n’a qu’à s’observer, pour saisir la loi qui le régit, lui et le monde : cette loi que manifeste le phénomène, voilà la vérité. Elle n’est point cachée, mais infuse dans les manifestations élémentaires. L’observation devient à la fois le dogme et le rite ◀de▶ cette école.
Michelet n’aurait pas appelé Léonard le frère italien ◀de▶ Faust, s’il avait connu les manuscrits ou même, si, conscient des antinomies ethniques, il s’était rendu compte qu’aucun Allemand ne peut avoir ◀de▶ frère latin.
Pour le Florentin, le docteur magicien n’eût été qu’un fou, quand il trace le signe du
macrocosme et s’écrie : « Esprits, qui voltigez autour de moi, répondez, si vous
m’entendez. »
L’originalité profonde du Vinci se manifeste dans son dédain du merveilleux : il admire la Norme et non l’accident. Sans doute il riait ◀de▶ la définition théologique du miracle, cette fameuse dérogation aux lois ◀de▶ la nature qui ne prouve que notre ignorance ◀de▶ ces lois et notre sentiment ◀de▶ sauvages devant tout imprévu.
« Que les figures, que les couleurs, que toutes les espèces des parties ◀de▶ l’univers soient réduites à un point : quelle merveille que ce point ! (l’œil).
« Ô admirable et surprenante nécessité, tu contrains, par ta loi, tous les effets à participer à leur cause, par la voie la plus brève : ce sont là les vrais miracles (334). »
En effet, la permanence et la périodicité du phénomène devraient frapper notre esprit autrement que l’excentricité ◀d’▶une circonstance : et pour un penseur la circulation du sang l’emporte singulièrement comme intérêt sur le miracle ◀de▶ saint Janvier. L’univers est un tel miracle par lui-même qu’il réduit à rien tout ce que la badauderie admire et proclame. Le peintre du Cenacolo ne s’embarrasse pas ◀de▶ l’opinion ◀de▶ Moïse ou du Pape, mais il dirait au buveur ◀de▶ Vittemberg :
« L’homme a grand raisonnement, mais en majeure partie vain et faux ; les animaux en ont un moindre, mais utile et véridique, et mieux vaut une petite certitude qu’une grande duperie (32). »
Les protestants, qui se cherchent partout des ancêtres, auraient tort ◀de▶ tenter quelque entreprise sur le docteur du Codex atlantico, qui ressuscite, après cinq siècles, comme le premier et le plus puissant adversaire du rationalisme. Il importe ◀de▶ séparer l’homme qui étudie la Création ◀de▶ celui qui mâche des textes. À peu de choses près, deux moines qui se battent à coups ◀de▶ bible se valent. Voyez Luther avec Cajetan, ou avec Eck et Carlstadt, quelle misère ! En ces colloques la vilenie ◀de▶ l’individualisme s’étale ! Combat ◀de▶ coqs intellectuels aussi indifférents à la vérité que le classique emplumé à la perle. L’interprétation individuelle ! Le Vinci préfère l’instinct des bêtes. Il suffit ◀d’▶assister à une audience ◀de▶ l’actuelle justice pour recevoir l’épouvantable révélation du génie humain : il trouve en lui-même autant ◀de▶ logique et ◀d’▶éloquence pour le mal que pour le bien et notre société élève cet art infernal au-dessus des autres, l’honore et en fait l’échelon des hautes fonctions. La science ne peut mentir et Léonard a vu juste, en cherchant la vérité dans le champ expérimental.
Un système philosophique embrasse forcément une théodicée et une éthique. Un érudit
◀d’▶origine asiatique a voulu faire ◀de▶ Léonard un athée. Or, en tête ◀de▶ chacun ◀de▶ ses
traités, notre philosophe fait sa prière, comme un homme du moyen âge. Avant de parler
◀de▶ l’optique : « Plaise au Seigneur, lumière ◀de▶ toute chose, que je traite
dignement ◀de▶ la lumière (8) »
. Avant de commencer l’anatomie : « Plaise
à Notre Auteur que j’aie bien démontré la nature ◀de▶ l’homme et ses facultés
(7). »
Il croit en Dieu et il donne les raisons ◀de▶ sa croyance.
« Admirable justice que la tienne, Cause première ! Tu n’as permis à aucune
force ◀de▶ manquer à l’ordre et à la qualité ◀de▶ ses effets nécessaires (6). »
Les manuscrits abondent en véritables oraisons. « Je te bénis, Seigneur, d’abord
pour l’amour, que, selon ma raison, je dois te porter, ensuite parce que tu sais
abréger ou prolonger la vie aux hommes (4), enfin parce que tu leur vends tous les
biens, au prix de l’effort (5). »
Pour lui, le Sinaï n’est pas situé dans une péninsule, la loi ◀de▶ Dieu ne tient pas sur les tablettes ◀d’▶un hiérophante juif, elle est vivante et nous la sentons incessamment en nous et autour de nous. Dieu est toute la lumière, l’auteur ◀de▶ l’homme, il est le principe ◀d’▶où découlent les lois ou causes secondes ; on doit l’aimer, et accepter la mort et la nécessité du travail, car l’œuvre des six jours est bonne et rend témoignage ◀de▶ son auteur.
Léonard apparaît comme un réformateur véritable et bienfaisant, il nous délivre ◀de▶ la
Bible, cette thèse aux mille conclusions, cette arme aux innombrables tranchants, dont
l’interprétation mène au bûcher et l’allume, ce code qui justifie tour à tour le juste
et le pervers et ◀d’▶où on tire un arsenal ◀d’▶arguments pour les œuvres noires ou
lumineuses. Il remplace le livre aux éternels litiges par le Cosmos. Il a raison,
l’univers est bien l’œuvre authentique ◀de▶ Dieu et le phénomène défie la malice humaine
◀de▶ le travestir et ◀de▶ le fausser. La lecture ◀de▶ Fabre d’Olivet ne contient plus un mot
◀de▶ la Vulgate ; le pasteur ne s’y retrouverait pas, le rabbin non plus, et c’est encore
le plus probable. Le physicien ne se dresse pas en contempteur des Écritures.
« Je laisse, sans y toucher, les lettres couronnées (sacrées), parce qu’elles
sont la suprême vérité. »
Pensait-il que l’ère théologique finissait ou bien,
en esprit consciencieux, se jugeait-il inapte à y toucher ?
Il se moque ◀de▶ ceux qui veulent embrasser l’intelligence ◀de▶ Dieu en qui l’univers est
inclus et la peser et la diviser à l’infini comme pour l’anatomiser (9). Mais les œuvres
◀de▶ nature lui paraissent plus dignes que les paroles. « Entre l’œuvre humaine et
l’œuvre naturelle, il y a la même proportion que ◀de▶ l’homme à Dieu (235). »
Cet esprit si audacieux se rencontre avec le catéchisme qui à cette question :
« Quel est le devoir du chrétien ? »,
répond : « Connaître Dieu,
l’aimer, le servir et par ces moyens acquérir la vie éternelle. »
Il nous
donne à ce propos une belle sentence. « L’amour ◀d’▶un objet, quel qu’il soit, est
fils ◀de▶ sa connaissance et ◀d’▶autant plus fervent que la connaissance est plus
certaine : or la certitude naît ◀de▶ la connaissance intégrale ◀de▶ toutes les parties
qui, réunies ensemble, forment le tout ◀de▶ la chose qui doit être aimée. Si tu ne
connais pas Dieu, tu ne saurais l’aimer ; si tu l’aimes pour le bien que tu attends ◀de▶
lui et non pour sa souveraine vertu, tu ressembles au chien qui remue la queue et fait
fête par ses bonds à celui qui va lui donner un os (11). »
Il arriva à ce
noble artiste ◀de▶ travailler le dimanche et ◀de▶ s’attirer le blâme du curé et des dévots.
Une telle censure l’irrite ; il élève l’étude ◀de▶ la nature au-dessus des rites
coutumiers, « car c’est le moyen ◀de▶ connaître l’opérateur ◀de▶ tant de merveilles
et la vraie façon ◀d’▶aimer un tel inventeur » (15)
.
Pétrarque, Æneas Sylvius découvrirent la beauté ◀de▶ la nature ; leurs paysages sont des chefs-d’œuvre ◀de▶ sentiment moderne ; Léonard fait plus, il instaure, comme oraison mentale et prière jaculatoire, la contemplation. Les cieux lui racontent la gloire du Très-Haut, et la tête ◀de▶ mort placée à côté ◀d’▶un S. Jérôme ne signifie plus seulement un rappel des fins dernières ; l’anatomie se retrouve mystique, il constate que la nature développe d’abord le crâne, qui est le foyer ◀de▶ l’intelligence, et cette intelligence reflétera la loi divine comme l’œil réverbère sa réalité contingente.
La vue s’empare du phénomène et la pensée s’élève jusqu’à sa cause : tout tient entre
ces deux termes. On ne trouve pas ◀de▶ négations positives dans les pensées ◀de▶ ce grand
observateur, et son attache aux mathématiques ne gêne point sa sensibilité. Il étudie
comme on prie ; il se flatte ◀d’▶être plus près de Dieu que le prêtre, lui qui entend
mieux l’œuvre divine. « L’amant se meut par la chose aimée comme le sens avec le
sensible ; entre eux ils s’unissent et ne font qu’un. L’œuvre est la première chose
qui naît ◀de▶ l’union. Si la chose aimée est vile, l’amant s’avilit ; si, au contraire,
elle est digne, il en résulte ◀de▶ l’excitation, joie et sérénité (85). »
Les hommes ◀de▶ sciences nous ont déshabitués ◀d’▶entendre ces expressions tendres et animiques ; ils ont étudié l’œuvre sans aimer l’auteur et Dieu manque aux meilleurs ouvrages ◀de▶ l’ordre expérimental.
« Ô contemplateur, je ne te loue pas ◀de▶ connaître les choses, qu’ordinairement
et par elle-même la nature conduit, selon ses ordres naturels ; mais réjouis-toi ◀de▶
découvrir la fin ◀de▶ ces choses qui sont désignées dans ton esprit (20). »
Est-ce un défi ? Ce grand esprit reconnaît l’impénétrabilité du mystère qui baigne notre
esprit comme l’air entoure notre corps et comme aussi nécessaire à la vie ◀de▶ nos
facultés que l’atmosphère à celle ◀de▶ nos organes. Trop longtemps, à son gré, on a
cherché le mystère dans les mots et au travers de la fablation littéraire ; il veut le
trouver dans les choses et le sentir directement, sans un commentaire qui n’est jamais
qu’une vision, c’est-à-dire une coloration individuelle. Il borne sa spéculation, mais
il diminue singulièrement les occasions ◀d’▶erreur.
Chacune des voies mentales a son domaine, aux frontières nettement délimitées. Si la paix spirituelle a été si souvent troublée, on doit en accuser les théologiens envahissant le domaine scientifique et opposant leurs textes à l’expérience ; les rationalistes franchissant audacieusement la barrière ◀de▶ la Révélation et les savants allant à la fois contre la logique et contre la foi.
La Paix mentale régnerait si le clerc se récusait dans les questions naturelles, si le raisonneur ne touchait pas au surnaturel et si l’expérimentateur ne tirait pas ◀de▶ conclusions outrecuidantes et absurdes ◀de▶ ses travaux.
Les héros préférés ◀de▶ l’imagination ont toujours revêtu des traits excessifs et outranciers et nous sommes séduits par les systèmes intransigeants et révolutionnaires.
C’est un effet ◀de▶ notre passionnalité que cette recherche ◀de▶ l’intensité en
philosophie : nous savons cependant que l’erreur habite aux extrémités et que le point
◀de▶ vérité se trouve toujours au centre des rapports. « La nature est pleine
◀d’▶infinies raisons qui ne furent jamais du domaine expérimental (154). »
Voilà
une sentence bien différente des rodomontades pédantes qui résonnent dans nos actuels
banquets où un professeur ◀de▶ Muséum se lève et dit : « Messieurs, il n’y a pas ◀de▶
mystère ! » À cette question : « Qu’est-ce qu’un élément ? » le Codex
atlantico répond : « Il n’est pas au pouvoir ◀de▶ l’homme ◀de▶ définir la
quiddité ◀d’▶un élément : mais une grande partie ◀de▶ leurs effets nous est connue
(200). »
Aussi ne comprend-il pas qu’on veuille analyser l’âme et la vie : et
cela lui ôte confiance dans les anciens en voyant que, pendant tant de siècles, les
mêmes choses aient pu être niées ou crues, sans preuves (40).
Évidemment aucun ouvrage n’égale en tristesse l’histoire impartiale ◀de▶ la philosophie : elle donne raison à cet Allemand sincère qui préférait la recherche ◀de▶ la vérité à sa possession. Les opinions ne sont que des passions exprimées abstraitement et une vraie critique doit défalquer l’homme du système ; lorsque le philosophe ne met pas en théories ses rancunes et ses manies, il se rend meilleur témoignage à lui-même qu’à la vérité, se comporte en littérateur et cherche l’originalité plutôt que la certitude. Il fallait un esprit peu littéraire et orienté autrement que l’humaniste, pour oser secouer l’hégémonie du livre et surtout du livre sacré.
« La connaissance du temps passé et ◀de▶ l’état ◀de▶ la terre sont l’ornement et
l’aliment ◀de▶ l’esprit humain (65). »
Mais la méthode métaphysique se trouve
malmenée ; « syllogisme, parler douteux, sophisme, parler confus, le faux pour le
vrai, théorie science sans pratique »
. S’il y a une prédestination parmi les
hommes, elle se manifeste par le désir ◀de▶ savoir : et le savoir est ◀de▶ telle vertu
« que l’acquisition ◀d’▶une connaissance quelle qu’elle soit est toujours utile à
l’intelligence, qui conservera le bon en rejetant le mauvais » (66)
. Léonard
ne mentionne l’Ancien Testament que deux fois pour sourire du temps et des mesures
spécifiés à propos du déluge. Il mentionne celui qui y assistait et celui qui mesura.
Nous sommes en face du plus caractérisé des libres penseurs. Cette désignation,
singulièrement avilie, désigne aujourd’hui une espèce ◀de▶ fanatiques insupportables et
vains, et quelque chose de plus bas, puisque cette revendication, qui ne devient
légitime que par l’œuvre et l’étude, sert à une foule et à la politique.
La liberté en pensée ou en acte suppose une mentalité saine et une volonté ◀d’▶ordre et
◀de▶ modération ; comme un conventionnel l’a dit : « la liberté ne convient qu’aux
meilleurs et les rend parfaits »
. Elle se change en anarchie chez ceux qui ne
la méritent pas, c’est-à-dire qui ignorent qu’elle se compose ◀de▶ devoirs et que, loin
◀d’▶émanciper, elle engage et soumet.
Un homme libre prend son point ◀d’▶appui en lui-même et s’offre en point ◀d’▶appui aux autres. Léonard n’obéit pas à la discipline ecclésiastique, mais il s’astreint au commandement plus rigoureux ◀de▶ la sagesse.
« Les moyens ne manquent pas pour diviser et mesurer nos misérables jours qui s’exhalent et passent inutilement et sans laisser aucune mémoire dans l’esprit des mortels. Donc, que notre misérable carrière ne passe pas sans utilité (67). »
Ainsi la marque ◀de▶ la haute humanité, aristie, élite, paraîtra dans son rôle altruiste. Nul ne vaudra par lui-même, et l’individu prouvera sa dignité, comme le soleil, par son éclat et sa chaleur. Une pareille énonciation semble pure, et cependant elle sera commune à Torquemada et à Marat ; elle présidera au massacre des Albigeois comme à ceux ◀de▶ l’Abbaye. L’autodafé et l’échafaud dressent ici leur effroyable silhouette : et la croix disparaît dans la forêt des lances. Toujours ce terrible bras séculier, que la foi appelle à son secours, inquiétera les bons esprits, et en lisant les manuscrits ◀de▶ Léonard on ne peut oublier qu’ils suffisaient à le faire brûler vif : cette pensée horrifiante pèse sur le jugement et risquerait ◀de▶ le fausser.
L’inquisition ◀de▶ Genève, plus courte qu’ailleurs, fut aussi plus terrible. Calvin brûle Servet et l’humaniste Castalion avec un entrain espagnol et nos ancêtres ont envoyé Marie-Antoinette à la guillotine. Tout homme qui parle au nom de Dieu menace les autres et la violence des saints nous pousse à écouter les sages, ceux qui ne prétendent point à l’intégrale vérité et qui modestement nous offrent quelques sûrs principes.
Personne n’a considéré si fixement la certitude comme terme ◀de▶ l’effort intellectuel : phénomène admirable ◀d’▶abnégation, c’est le non nobis, Domine ; car les choses certaines sont à la fois communes et connues, ◀de▶ telle sorte qu’on ne trouve aucune gloire à les proclamer.
« Alléguer les choses par exemples et non par proposition, ce qui serait
vraiment trop simple (150). »
Léonard n’admet pas comme véritables
« les sciences qui commencent et finissent dans l’esprit, car l’expérience n’y
intervient pas et sans elle il n’existe aucune certitude » (187)
. Un pareil
enseignement dépasse, en conséquence, les hérésies, puisqu’il constitue une méthode, en
dehors de la croyance. D’un seul coup, le Vinci abolit à la fois la scolastique et le
rationalisme, il refoule la gent cléricale ◀d’▶une main et contient ◀de▶ l’autre les
arguties logiciennes. Il n’y a pas ◀d’▶autre texte sacré que la création. C’est en lui et
autour de lui que l’homme cherchera et trouvera Dieu : et le nouvel interprète entre le
mystère et nous s’appelle le savant. Que devient le prêtre et le moine « qui par
inspiration divine savent tous les secrets »
? Ils passent au second plan et
ne gouvernent plus que ceux que nous appelons aujourd’hui les primaires. Le docteur a
disparu, il ne reste que le pasteur : et aucun clergé n’acceptera ◀d’▶être réduit au rôle
pastoral, quoique Jésus-Christ n’en ait point accompli ◀d’▶autre.
Nous ne concevons la religion qu’en œuvre ◀d’▶amour. La lumière luit partout,
c’est-à-dire que l’intelligence se manifeste en dehors de la caste sacerdotale. Wagner a
écrit la musique ◀de▶ l’Évangile et l’abbé Pérosi les plus profanes opéras ; Renan a plus
◀d’▶onction que l’archevêque ◀de▶ Paris et voilà pourquoi le Syllabus ◀de▶
Pie X ne vaut pas cette simple petite phrase : « Un principe étant donné, il est
nécessaire que sa conséquence en découle vraiment. »
Et encore :
« Avant de faire état ◀d’▶une règle générale, on répétera deux et trois fois l’expérience, en observant chaque fois si les mêmes effets se produisent dans le même ordre (236).
« Quoique la nature procède d’abord par la cause et finesse par le phénomène, il nous faut suivre la voie contraire et découvrir la cause cachée dans l’expérience (206). »
À un esprit strictement littéraire, habitué aux grands effets des écrivains, ces
principes paraissent ◀d’▶une banalité et ◀d’▶une insignifiance dérisoires ; l’imagination ne
trouve là aucun tremplin pour son essor. La science, plus austère que la mystique, se
substante ◀de▶ propositions où la sensibilité n’a point ◀de▶ part : « Toute action
naturelle a lieu par la voie la plus brève » (220)
. — « Dans la chose
morte reste ◀de▶ la vie désagrégée, qui, absorbée par les estomacs des vivants,
redevient ◀de▶ la vie sensitive, et intellective. »
L’expérience comme orthodoxie ! Voilà une assertion qui devançait tellement la marche
◀de▶ l’esprit occidental que l’inquisiteur ◀de▶ l’an 1500 ne l’aurait pas dénoncée, faute de
concevoir une audace si grande, et peut-être impunément Léonard aurait imprimé cette
redoutable phrase : « Les règles ◀de▶ l’expérience qui sont les modes à discerner
le vrai du faux persuadent aux hommes ◀de▶ ne se promettre que des choses possibles et
avec modération, au lieu qu’aveuglés par l’ignorance, ils cherchent sans nul effet et
tombent dans la mélancolie et le découragement (209). »
L’éthique ◀de▶ Léonard induit à un parallèle entre la sainteté et la sagesse. La première se définit aisément ; on en a marqué les traits et l’ascèse : la seconde apparaît toute individuelle. Combien ◀de▶ beaux actes qui ne sont pas sages chez les bienheureux et combien ◀de▶ sages qui disconviennent aux conditions du nimbe ?
Une critique impudente et goujate opposera son bon sens à sainte Élisabeth de Hongrie buvant l’eau qui a lavé les plaies ou à sainte Rose de Lima sur un lit ◀de▶ tessons. Ces êtres fiancés aux mystères échappent à notre jugement ; l’homme est maître ◀de▶ faire ◀de▶ lui ce qui lui plaît, surtout lorsqu’il ambitionne des biens irréels et qu’il les crée littéralement par la force ◀de▶ son désir.
Ce que Burckhardt appelle les épidémies ◀de▶ pénitence, les flagellantes ◀de▶ Pérouse et ces foules pour lesquelles fut institué le Jubilé, obéissaient à un instinct profond ◀de▶ la santé morale malgré le désordre des manifestations. Le saint devient dangereux dès qu’il prolonge son exemple par l’emploi du bras séculier. Ceux que le zèle du Seigneur dévore deviennent dévorants. Christophe Colomb a cru apporter la Vérité aux Indiens et les héros ◀de▶ la propagation ◀de▶ la foi ne se doutaient pas qu’un jour cette Asie, qu’ils troublaient si intempestivement, serait, en peu ◀d’▶années, une menace grandissante pour les nations chrétiennes.
La Bible sert ◀de▶ contenance et ◀de▶ prétexte aux conquérants les plus injustes, et lorsque Léonard dit que la sagesse est fille ◀de▶ l’expérience (54), il nous invite à prévoir quelle parabole, faste ou néfaste, décrira l’élan généreux à son point ◀de▶ départ.
« La sagesse ◀de▶ l’âme est le souverain bien pour l’homme conscient : rien ne
peut lui être comparé (64). »
En quoi consiste-t-elle ? D’abord, dans le
mépris des richesses, ensuite dans la fuite ◀de▶ l’ambition. « À ceux qui ne se
contentent pas du bénéfice ◀de▶ la vie ni ◀de▶ la beauté du monde, il est imposé pour
châtiment qu’ils ne comprennent pas la vie et restent insensibles à l’utilité et à la
beauté ◀de▶ l’univers (53). »
Le thème majeur ◀de▶ la pensée Léonardesque revient,
toujours plus affirmatif : « Qui n’estime pas la vie ne la mérite pas. »
Il a vu avec une lucidité singulière que le grand élément ◀de▶ la souffrance
humaine prend naissance entre le désir et l’espoir et nous fait sans cesse sacrifier le
présent au futur, et que ce mouvement ◀de▶ la volonté enfièvre nos heures et les corrompt.
Une telle aberration, et si générale, ne s’explique que par une loi providentielle. Elle
est ici énoncée ◀d’▶admirable façon.
« Or, voici, l’espérance et le désir ◀de▶ se rapatrier et ◀de▶ retourner à son premier état agissent comme la lumière sur le papillon ; et l’homme ◀d’▶un continuel désir aspire toujours au nouveau printemps et toujours à un nouvel état et à ◀de▶ prochains mois et à ◀de▶ nouvelles années. Quand les choses désirées arrivent, il est trop tard, et l’homme ne s’aperçoit pas qu’il a aspiré ainsi à sa ruine.
« Mais ce désir est la quintessence des esprits élémentaires qui se trouvent enfermés par l’âme dans le corps humain ; l’homme aspire sans cesse à retourner vers son mandataire.
« Et vous savez que ce désir et cette quintessence sont les complices ◀de▶ la nature comme l’homme est le modèle du monde ! Sa souveraine démence le fait pâtir sans cesse dans l’espoir ◀de▶ ne plus pâtir, et la vie lui échappe au moment où il espère jouir des biens qu’il a acquis au prix de grands efforts (41). »
Il n’y a pas ◀de▶ meilleur commentaire du souhait des anges aux hommes : la paix descend à l’appel ◀de▶ la bonne volonté. Quand donc la volonté est-elle bonne ? Quand elle ne veut ni biens, ni honneurs consentis des hommes, quand elle renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres. Au tournant ◀de▶ l’idée indépendante, on rencontre les mots du baptême ? C’est que les rayons autour du point divin, si écartés dans leur sens expansif, se fondent à leur centre.
L’épicurien selon la routine ne trouvera pas ici une justification. « Ô dormeur,
qu’est-ce que le sommeil ? Il ressemble à la mort. Pourquoi donc n’accomplis-tu pas
une œuvre qui te donne, après le trépas, un air ◀de▶ vie parfaite, toi qui, vivant,
deviens, par le sommeil, semblable aux tristes défunts ? (56). »
La vraie
gloire est celle ◀de▶ la vertu. « Combien ◀d’▶empereurs et ◀de▶ princes ont passé dont
il ne reste aucun souvenir ; ils n’ont cherché qu’à agrandir leurs états et à
accumuler des richesses ! Combien, au contraire, vécurent pauvres ◀de▶ deniers pour
acquérir des vertus, et leur désir s’est accompli. Ne vois-tu pas que le trésor
n’honore pas son accumulateur comme fait la science qui toujours témoigne en faveur de
son créateur, car elle est fille ◀de▶ celui qui la généra et non filiâtre comme le
pécune (66). »
Pour le maître, science est synonyme ◀de▶ conscience. L’honneur
◀de▶ l’homme consiste à se connaître soi et le monde. « ¨Ô profonde erreur ◀de▶ ceux
qui blâment les hommes ◀d’▶apprendre directement ◀de▶ la nature, laissant là les auteurs,
disciples ◀de▶ cette même nature (199) ! »
Notre penseur veut affranchir son disciple du pédant comme du théologue : pour lui, il
n’y a qu’un texte, l’homme et son ambiance phénoménale ; ce qu’on a écrit, sacré ou
profane, n’a qu’un rang ◀d’▶annotation en présence du fait humain et ◀de▶ la réalité
cosmique. Cette méthode porte avec elle des conséquences déplorables : ◀de▶ nos jours, les
plus attentifs à l’étude ◀de▶ la création sont les plus fermés à la notion et à
l’adoration du Créateur : et le système du Florentin aboutit souvent à l’athéisme.
Aurait-il eu l’illusion que sa version ◀de▶ la vérité fut universellement vraie ? Ne lui
attribuons pas cet aveuglement. Les mentalités plus diverses encore que les langues ne
se transposent pas, comme elles, au moyen de lexiques. Jéhovah dieu des juifs ne
correspond pas au Verbe ◀de▶ saint Jean ; le Jésus ◀de▶ saint François et celui ◀de▶ saint
Dominique diffèrent autant que l’Aréopagite et M. Olier. L’arbre symbolique ◀de▶ la Genèse
est mi-parti, comme une chausse moyen âge, en chacune ◀de▶ ses branches : il n’y a pas ◀de▶
lumière sans ombres pour notre œil, ni ◀de▶ bien sans mal pour notre entendement. Le mal
peut s’entendre ◀de▶ la réaction ◀de▶ notre personnalité sur tout concept : partant ◀de▶ la
révélation, nous dédaignons l’expérience et Galilée doit se soumettre à un texte juif
mal entendu où les miracles se forment des fautes ◀de▶ tradition. Sur le plan positiviste,
Laplace ne rencontre pas l’hypothèse divine dans ses calculs. Perversité ? Non,
imperfection. Nous ne percevons qu’un petit nombre ◀de▶ rapports simultanés et ◀de▶ cette
perception incomplète naît l’intransigeance. « Quelle est l’indéfinissable chose
qui cesserait ◀d’▶être si on pouvait la formuler ? l’infini, qui serait fini sitôt que
défini. Car définir, c’est limiter : et des limites appartiennent simultanément à
plusieurs points, au moins ◀d’▶extrémités : ce qui contredit à la notion ◀de▶ l’illimité
(13). »
Le néant forme l’autre pôle du jugement, « il a ses parties
égales à son tout et on ne peut ni le multiplier, ni le soustraire. Le néant est le
contraire ◀de▶ l’Être : ce n’est pas un point naturel, car il offrirait une quantité
continue et resterait durable à l’infini » (207).
Léonard nous raconte une impression qui caractérise l’avidité ◀de▶ sa recherche. Il
arriva un jour à l’entrée ◀d’▶une caverne, « attiré par son ardent désir ◀de▶
connaître la grande complication ◀de▶ formes étranges qu’élabora l’artificieuse nature ;
pliant ses reins en arc et plaçant la main en abat-jour sur ses yeux, il se courba en
divers sens, sans rien discerner à cause de l’obscurité. Alors deux impressions
s’éveillèrent en lui : peur et désir ; peur ◀de▶ la menaçante et ténébreuse caverne et
désir ◀de▶ voir ce qu’elle renfermait ◀d’▶extraordinaire » (152).
Le naturaliste
ne parle pas seul ici. Nous voyons des savants nier ce qui résiste à leur déterminisme
avec la même tournure ◀d’▶expression que les théologiens, aveugles et sourds hors de leur
bible, prenaient autrefois pour confondre les hétérodoxies.
Le désir ◀de▶ découvrir ce que contient la caverne est celui du savant passionné dans sa recherche qui met à la fois son heur et son honneur aux découvertes ; et la peur ◀de▶ l’inconnu et ◀de▶ l’ombre est ce grand sentiment ◀de▶ l’homme ou encore ingénu ou tout à fait subtil, en face du mystère.
Pour comprendre l’amour du réel, il faut oublier cette immense et splendide littérature qui, par tant de génies et pendant ◀de▶ si longs siècles, a méprisé la terre pour mieux orienter l’homme vers le ciel, et n’a vu dans la nature qu’un foyer ◀de▶ concupiscence et des prestiges ◀de▶ l’Adversaire.
Les solitaires ◀de▶ l’Oxyrinque fuyaient les beaux spectacles et fermaient les yeux, pour obtenir les extases ◀de▶ leur foi. Il serait aussi impie ◀de▶ les juger que stupide ◀de▶ les imiter. Les voyants furent une catégorie, aujourd’hui disparue. Dans le domaine littéraire, les poètes italiens découvrirent la nature et un philosophe italien a découvert la théologie naturelle. Pour le Vinci, le Soleil est un vicaire ◀de▶ Jésus-Christ beaucoup moins contestable que le pape.
« Je souhaiterais avoir des mots assez forts pour blâmer ceux que veulent louer
et adorer les hommes plutôt que le Soleil, ne voyant pas, dans l’univers, un corps
aussi magnifique et ◀d’▶égale vertu (253). »
Malgré l’épithète ◀de▶ corps donnée à
l’astre, un inquisiteur ou même un simple érudit aurait crié au panthéisme. Or celui qui
localise l’âme dans le cerveau ne répand pas la divinité à travers les choses et jamais
un artiste en face d’une œuvre ne niera la personnalité ◀de▶ l’auteur.
« Ceux qui ont voulu adorer les hommes comme dieux, Jupiter, Saturne, Mars et
autres, ont commis une grande erreur. »
Donc, ni panthéiste, ni païen, Léonard
est aussi indépendant ◀de▶ la Rome de Virgile que ◀de▶ celle ◀de▶ Léon X et des philosophes
◀d’▶Athènes que des prophètes ◀d’▶Israël. Il proclame heureux ceux qui prêteront l’oreille à
la parole des morts, qui liront les bons ouvrages et les mettront en pratique et
facétieusement il écrit : « ◀D’▶autant plus on parlera avec les peaux vêtues ◀de▶
sentiment (manuscrits), ◀d’▶autant plus on acquerra ◀de▶ la sagesse (140). »
Mais
il blâme Xénophon ◀de▶ ce qu’il voulait soustraire des parties égales ◀d’▶entiers inégaux,
Platon ◀de▶ donner à ceux ◀de▶ Delos une preuve qui n’est pas géométrique, Épicure ◀de▶
méconnaître la grandeur du Soleil : il ne critique que des observations, parce que là
seulement la critique porte profit et finit par atteindre une solution. Nulle part il ne
touche au surnaturel : car nous n’en avons que des visions et si nous les adoptons,
c’est plutôt par une convenance entre elles et notre esprit, par un mouvement passionnel
et non par une opération ◀de▶ la volonté à la recherche du vrai.
Tome LXXI, numéro 255, 1er février 1908
Nietzsche et la « culture » [extrait]
[…]
Pour Nietzsche, la culture n’est que l’aboutissement ◀d’▶une période ◀de▶ culture ; ce n’est plus un peuple qui se cultive, c’est un peuple qui s’est cultivé et qui ne se cultive plus. Mais ce résultat ◀d’▶une culture, que seul Nietzsche envisage, n’est intéressant qu’au moment où il se réalise et pendant cet instant ◀de▶ haute floraison, au-delà duquel il ne peut plus se perpétuer qu’en déclinant ; c’est alors la « déculture », le passage à l’état ◀d’▶habitude ◀de▶ ce qui était le fruit ◀de▶ l’effort, ou encore, ethniquement, la fixation ◀d’▶un type devenu « instinctif », c’est-à-dire, en réalité, « sauvage », type qui peut d’ailleurs être fort beau et fort instructif à contempler, mais qui, désormais, pour lui-même sinon pour les autres, est stérile, parce que, cessant ◀de▶ varier, il n’est plus qu’un produit ◀de▶ la civilisation et non plus un créateur ◀de▶ civilisation.
L’Amoureuse dont on ne connaît que le chiffre, Ph., qui a laissé un livre ◀de▶ souvenirs
sur Nietzsche, encore inédit, mais dont quelques extraits ont été publiés, raconte
qu’étant à Sorrente, où séjournait le philosophe, elle le trouva un jour seul, qui
contemplait la mer, assis sur un rocher à pic. Il avait son regard fixé sur l’horizon et
caressait sa moustache. Quelques barques ◀de▶ pêcheurs se montraient à la pointe Santa
Fortunata, toute rouge dans le coucher du soleil. Elle lui demanda s’il pensait rester à
Sorrente. Il répondit qu’il trouvait ce pays le plus beau qu’il eût jamais vu et que
l’air donnait à son physique un peu déprimé comme une force nouvelle. « Il
éprouvait, dit-elle, cette légèreté que nous autres Allemands ressentons si bien en
Italie. »
— Cette vision ◀de▶ Nietzsche devant le golfe de Naples est
suggestive. Il a dû souvent le contempler ce paysage éminemment classique, dont chaque
ligne, chaque touche paraît avoir été prise sur la palette ◀de▶ la civilisation et posée
par le pinceau ◀de▶ l’histoire. Du haut ◀de▶ son rocher, il embrassait l’incomparable vue :
Ischia, Procida, la blanche Pouzzoles, entre le rocheux Misène et le vert Pausilippe, le
magique amphithéâtre ◀de▶ Naples autour de sa rade bleue et sous ses cinq castels, le cône
empanaché du Vésuve, dominant ◀de▶ son éternelle menace sa côte enchantée, Portici,
Resina, Torre-del-Greco, les collines ◀de▶ cendre situant les ruines ◀de▶ Pompeï ; puis,
tout près, Castellamare, sur les débris ◀de▶ Stabies, le mont Sant’Angelo et ses
châtaigniers, Marina-di-Seiano et son clocher, le piano di Sorrente avec ses orangers et
ses oliviers, et à gauche Capri, l’île d’Auguste et ◀de▶ Tibère, posant ses falaises
altières sur sa mer azurée. Quelles réflexions ont dû lui inspirer les habitants ◀de▶ ce
pays sans pareil, authentiques descendants ◀de▶ ce qu’il y avait de plus policé dans la
civilisation gréco-latine ! Combien ◀de▶ fois a-t-il dû tomber en admiration devant ce
pêcheur napolitain, dressant au soleil, sur la proue ◀de▶ sa barquerolle, son jeune torse
bronzé sur le galbe pur ◀de▶ ses jambes ! Dans quel ravissement l’ont plongé cette beauté
◀de▶ couleur et ◀de▶ forme, ce sens instinctif ◀de▶ l’attitude artistique, cette élégance ◀de▶
mouvement, cette harmonie ◀de▶ l’expression avec la noblesse du visage sous le bonnet
phrygien ! Si la culture est le style, quel type parfait ◀de▶ culture que le pêcheur
napolitain !
Mais comment, d’autre part, Nietzsche n’a-t-il pas vu que ce reste miraculeusement conservé ◀de▶ la plus lointaine culture n’est pas vraiment intéressant ? Comment n’a-t-il pas compris que, devant ce Grand-Grec exquis, l’homme du Nord n’avait pas à rougir ? Le pêcheur est au bout de son évolution, il ne cherche rien, il ne se cultive pas ; celui qui est vraiment intéressant, c’est Nietzsche, le barbare à la longue moustache, qui admire le pêcheur, qui est maladroit, qui est laid, mais qui comprend la beauté du pêcheur, qui souffre et sent ce qui lui manque, à lui, qui cherche, qui voudrait se réaliser, qui se cultive. Le premier est un produit fixé et désormais mort ◀d’▶une culture ancienne ; le second est en culture.
Il faut même aller plus loin et se demander comment Nietzsche n’a pas vu que cet être admirable n’est, en réalité, qu’un dégénéré, que toute cette population intellectuellement misérable, économiquement nulle, qui ne vit plus que ◀de▶ sa bruyante agitation quotidienne, ◀de▶ ses superstitions enfantines et ◀de▶ ses vices, avilie, lâche, fainéante et mendiante, qui a subi en rampant les plus basses tyrannies et dont Ie dernier art, la musique, cet art ◀de▶ décadence4, a lui-même depuis longtemps sombré, n’est plus qu’un déchet ◀d’▶humanité, et que fini, vidé, émasculé et lamentable, cet arrière-petit-fils ◀de▶ la plus belle culture qui ait jamais été et dont il garde tout le style extérieur, lequel n’est plus chez lui qu’un stigmate, en est réduit, pour vivre, à escroquer, à la grecque, l’étranger qui se hasarde au travers des ruines ◀de▶ ses temples ou à faire admirer aux Barbares l’effet merveilleux que produit son corps nu sous l’eau ◀de▶ la Grotte ◀d’▶Azur.
Nous ne croyons pas nous souvenir, il est vrai, que Nietzsche ait jamais évoqué dans ses œuvres la figure du Napolitain. S’il ne l’a pas fait, c’est que le paradoxe eût paru trop violent. Mais il a dû souvent y penser, car c’est au Napolitain qu’aboutit logiquement sa théorie ◀de▶ la culture. Par contre, il a beaucoup cité les Français. Ce n’est pas la même chose, assurément ; mais il est probable que ce qui lui plaisait surtout chez les Français, c’était précisément ce qui devait le charmer lorsqu’il se promenait sur les bords du golfe de Naples : la perpétuation jusque dans les moindres gestes ◀de▶ l’atavisme ◀d’▶une culture passée.
[…]
Un idéalisme expérimental.
La philosophie ◀de▶ Léonard de Vinci
d’après ses manuscrits (Suite) [II]5
« L’âme ne peut se corrompre dans la corruption du corps, elle agit à la façon
du vent dans l’organe ; si l’enveloppe se gâte, il n’en résulte pour elle aucun effet
(43). »
Cette affirmation ne mériterait pas ◀d’▶être citée, si Léonard,
démentant son principe ◀de▶ ne rien admettre au-delà ◀de▶ l’évidence, n’était l’inventeur
◀d’▶une théorie singulière.
« L’âme est l’auteur du corps. »
C’est elle qui modèle, par un lent
travail ◀de▶ repoussé, son enveloppe. Beaucoup ◀d’▶objections se présentent et d’abord le
grand nombre ◀d’▶hommes illustres dont les traits ne correspondent pas aux facultés.
L’admirable César Franck comme l’honnête Littré étaient laids. Nos opinions ont leur
source en nous-même ; Léonard, le plus bel homme ◀de▶ son temps, pouvait croire que l’âme
forme le corps. Cette idée provient ◀d’▶une remarque ◀de▶ métier. Les personnages ◀d’▶un
peintre ont entre eux un air ◀de▶ famille et ressemblent à leur auteur. Cela n’a pas
besoin ◀de▶ démonstration et lorsque dans ses conseils pratiques le maître du Saint Jean avertit son disciple ◀d’▶examiner les défauts ◀de▶ son propre corps et
lui affirme que, s’il n’y prend garde, il les reproduira dans ses figures, il dit vrai.
Toutefois, la raison qu’il en donne manque ◀de▶ démonstration. Si on entend bien que
l’artiste soit son prototype, cela ne prouve pas que chaque âme façonne son corps. Si
tel était son pouvoir, elle ne manquerait pas ◀de▶ s’attribuer les plus belles formes.
« Il semble à l’âme ◀de▶ l’artiste que la meilleure façon ◀de▶ figurer un homme est ◀de▶ recommencer le travail qu’elle fit pendant sa propre gestation ; elle se plaît donc à répéter les formes qu’elle choisit alors, en modelant son propre habitacle. »
L’homme qui écrit pour lui-même ou pour des disciples se trouve dans une condition fort différente du contemporain qui destine ses pages à tout le monde.
Le premier passe sous silence les prémisses ◀de▶ son raisonnement, inutiles à lui-même et connues ◀de▶ son auditoire Aussi sommes-nous arrêtés dans l’étude des cahiers ◀de▶ Léonard par des lacunes, étant habitués à lire des ouvrages composés pour la diffusion.
Lorsqu’il se compare au dernier venu à la foire qui prend les objets dédaignés par les
autres et met sur eux son mince pécule, car les hommes nés avant lui semblent avoir
épuisé les thèmes utiles et nécessaires, il mesure ◀de▶ son œil ◀d’▶aigle la parabole
métaphysique et devine que les temps théocratiques sont révolus et que l’humanité va
s’orienter à nouveau et mettre le cap sur le réel ; et il la précède, accomplissant en
lui-même une évolution ◀de▶ cinq cents ans. Est-ce à dire que ce noble précurseur nous
ressemble ? Comme mécanicien, seulement, pour ses tentatives ◀d’▶aviation ou ◀de▶
balistique : pour le reste il offre les traits que nous attribuons au sage grec. Il ne
juge pas l’œuvre divine, il l’admire. « La nature a placé sa douleur chez tous
les animaux doués ◀de▶ mouvement pour la conservation ◀de▶ leurs organes (162). »
La souffrance morale accomplit le même office : l’homme serait vite consumé par ses
passions si les peines qu’elles engendrent, les heurts qu’elles suscitent ne le
forçaient à quelque tempérance.
Il trouve quatre puissances dans l’âme : « mémoire et intellect qui constituent
la raison ; irascibilité et concupiscence qui résultent des sens » (30).
Son
ascétique portera donc sur le refrènement ◀de▶ l’instinct. « La patience fait
contre les injures comme le vêtement contre le froid. Si tu multiplies les habits
selon l’intensité du froid, il ne pourra te nuire. Ainsi en face des injures redouble
◀de▶ patience (70). »
Il dissuade ◀de▶ rechercher les satisfactions matérielles.
« Qui ne refrène la volupté s’assimile aux bêtes (120). »
On ne saurait trop remarquer chez un artiste qui servait César Borgia, au moment où Machiavel se trouvait auprès du même prince, comme envoyé ◀de▶ Florence, et qui a dû échanger, à Sinigaglia, des remarques avec l’auteur du Prince, la permanence du sens moral qui manquait à l’Italie ◀de▶ ce temps aussi radicalement que l’eau dans le désert.
La dignité du caractère s’affirme à chaque sentence, le savant doit être vertueux, par un premier effet ◀de▶ ses études. À cette époque, le beau crime avait ses admirateurs, la noire perversité ses thuriféraires ; et Ludovic le More, si longtemps patron ◀de▶ notre auteur, était le type du criminel sympathique.
Léonard ne subit pas plus la contagion ◀de▶ l’exemple que le poids ◀de▶ la tradition : sa vertu est bien la vertu idéale, pour qui la fin ne justifie pas le moyen, qui professe le respect ◀de▶ la vie sous toutes ses formes et le dédain des richesses en toute rencontre. En contemplant cette âme si pure, on se demande s’il n’y a pas d’autres saints que ceux ◀de▶ la canonisation et si l’homme qui marche dans la double lumière ◀de▶ la conscience et du génie, sans autre guide que lui-même, ne mérite pas un nimbe, pour le splendide exemple offert et pour l’honneur qu’il apporte à l’humanité, en la montrant aussi ornée en son intériorité que dans sa manifestation.
Personne, pas même le Timon de Shakespeare, n’a pareillement vociféré contre la
brutalité et la perversité ◀de▶ l’homme. Il s’indigne que les êtres grossiers, ◀de▶ mœurs
basses et ◀de▶ peu ◀d’▶esprit, aient un même organisme et la même variété ◀de▶ rouages que les
spéculatifs. Les uns ne sont que des sacs où entre la nourriture et ◀d’▶où elle sort,
« faiseurs ◀de▶ fumier et remplisseurs ◀de▶ latrines » (37)
. À vingt
endroits il crache son mépris sur ces « gaines ◀de▶ corruption, ces ventres,
sépultures d’autres animaux »
. « Si on ne rencontrait quelques hommes
inventeurs sages et savants, je ne sais où on verrait la supériorité ? Dans le
légitime instinct des bêtes plutôt que dans l’injuste et perverse avidité des
hommes. »
Quoique je me sois proposé ◀de▶ présenter les idées ◀de▶ Léonard et non ◀d’▶étudier sa personnalité, il faut, pour donner le relief convenable à ces citations, rappeler que nul ne fut moins misanthrope que le brillant cavalier ◀de▶ la cour ◀de▶ Milan. Écuyer, musicien et chanteur, arbitre des élégances et surtout deliciarum theatralium, à Amboise comme à Milan, plus recherché encore pour sa conversation que pour sa peinture, il vécut entouré ◀de▶ fervents disciples et ◀de▶ domestiques dévoués. La duchesse de Mantoue lui écrit en des termes ◀de▶ bien grand respect et le roi de France l’appelle « mon Père ». Il a souffert ◀de▶ ses rivaux, ◀de▶ l’incompréhension ◀de▶ Léon X, ◀de▶ celle ◀de▶ ses compatriotes ◀de▶ Florence, mais toujours aimé, toujours entouré, il n’a souffert que dans sa fortune, et non dans son cœur. Son mépris ◀de▶ l’homme ordinaire n’exprime pas une rancune : c’est bien un jugement, et son expression réaliste, injurieuse, en termes insolents et bas, nous indique qu’il ne fut platonisant, puisqu’il ignore la théorie du daïmon qui considère l’homme inventeur, savant et sage comme un être intermédiaire entre notre espèce et la divinité ; il ignorait aussi la formule aristotélicienne, qui met plus ◀de▶ distance ◀d’▶un homme à un autre que ◀de▶ l’espèce humaine à l’espèce animale.
Des génies du passé aucun ne revivrait ◀de▶ nos jours avec autant ◀de▶ plaisir que celui qui appela la mécanique le paradis des sciences. Mais en voyant le mot « égalité » salir les actes collectifs et les monuments, son esprit ◀de▶ savant se révolterait ◀d’▶une si basse flatterie aux indignes, ◀d’▶une affirmation si parfaitement stupide au point de vue expérimental.
L’indignation devant les faiseurs ◀de▶ fumier, nous la trouvons chez tout humaniste, ◀de▶
Pétrarque à Érasme ; l’homme ◀de▶ haute culture méprise l’inculte, naturellement. Lorsque
notre contempteur ◀de▶ l’humanité écrit : « Tous les maux qui sont et qui furent,
mis en œuvre ensemble ne satisferaient pas encore le désir ◀de▶ l’âme inique qui est
celle ◀de▶ l’homme »
, il pense à César Borgia, à Sforza et aux tigres qui
bondissaient alors à travers l’Italie.
Écœuré par l’être rudimentaire, il accable le pervers, l’être ◀de▶ proie, ◀d’▶une colère
vraiment sainte. Pour alimenter ses désirs, l’homme déchaîne la mort, la douleur sur
toute chose vivante. Dans son prodigieux orgueil, il se lèverait contre le ciel si le
poids ◀de▶ ses membres ne le maintenait sur la terre. Rien dans l’univers, dans l’air,
dans l’eau qui ne soit poursuivi, dérangé, abîmé par lui. « Ô monde, comment
n’entrouvres-tu pas tes entrailles pour précipiter au plus noir ◀de▶ tes gouffres et ne
plus montrer à la lumière un monstre si cruel et si impitoyable (48) ? »
Allez dire à ce cœur vraiment vertueux que l’homme a été créé à l’image ◀de▶ Dieu : il rira ou s’indignera ◀de▶ ce blasphème qui calomnie la Bible. Les Œlohim ne sont que des anges qui ont fait l’homme à l’image ◀de▶ leur ombre. Léonard admire tellement le corps humain qu’il s’indigne que ◀de▶ vilaines âmes puissent l’habiter. Ici encore nous rencontrons le contre-thème ◀de▶ la formule mystique. Dans la splendeur ◀de▶ la chair, le grand artiste voit la main divine : car, chose inconcevable, la matière garde sa forme plutôt que l’âme sa noblesse. Il tire sa morale ◀de▶ la réalité, sans oublier même, dans la démonstration scientifique, l’exhortation ◀d’▶honnêteté. Au seuil ◀de▶ son traité ◀d’▶anatomie, il fait un sermon sur l’homicide, et au lieu d’invoquer le décalogue ou quelque autorité humaine, il emprunte ses objurgations à l’esthétique.
« Toi qui considères, dans mon travail, l’œuvre admirable ◀de▶ la nature, tu jugeras que c’est un crime ◀de▶ la détruire. Quel attentat ◀d’▶ôter la vie à l’homme dont la composition se révèle à toi comme une merveille ◀d’▶art ! Pense au respect que tu dois à l’âme qui habite une telle architecture et qu’elle est, cette âme, chose divine. Tu la laisseras donc habiter à son plaisir le palais ◀de▶ son corps qu’elle-même a construit et ni par colère, ni par malignité, lu ne détruiras sa belle vie. Car c’est ◀de▶ mauvais gré, crois-le, que l’âme quitte le corps et, crois-le aussi, sa plainte et sa douleur, en le quittant, ne sont pas sans raison (291). »
Nous surprenons ici une croyance très ancienne sur la mort violente. Il estime, à plusieurs endroits, qu’une vie bien employée est toujours assez longue et rend la mort sereine ; il loue surtout le seigneur ◀de▶ bien compter les jours des mortels : mais il redoute le trépas tragique comme s’il y voyait une compromission du devenir.
L’âme réside dans le cerveau, là où confluent les sens et où réside le sens commun. Si l’âme était répandue dans l’organisme, il ne serait pas nécessaire que les instruments sensoriels aboutissent au même point ; l’œil opérerait l’office du sentiment sur sa superficie, sans transmettre par les nerfs optiques la similitude des objets au sens commun.
Chez Aristote le sens commun est un sens distinct ayant le cœur pour organe. Fénelon y
voit comme une flamme, et Berkeley, les mêmes notions que tous les hommes professent
précisément sur les mêmes choses. Pour le Vinci, « le sens commun est celui qui
juge les impressions transmises par les autres sens et qui agit selon un mouvement
médiateur. Les sens, actionnés suivant les objets transmettent leur impression à la
sensibilité qui les livre au sens commun et celui-ci, en qualité ◀de▶ juge, propose le
tout à la mémoire dans laquelle, selon sa puissance, tout est plus ou moins conservé »
(39).
Malgré son caractère hypothétique, cette description du mouvement
réceptif ◀de▶ l’homme se recommande par sa plausibilité et ne contredit pas aux
découvertes faites jusqu’ici. L’analogie du sensible au spirituel s’impose comme la
prolongation du système expérimental ; et le Maître, du reste, en a donné plusieurs
énoncés.
« Dans la description ◀de▶ l’homme doivent être compris les animaux de même
espèce, tels que le babouin, le singe, et les nombreux similaires (26). »
Ailleurs, il place l’homme parmi les quadrupèdes. À sa première enfance ne marche-t-il
pas à quatre pattes ; ensuite, dans son allure, il agite ses quatre membres en croix,
comme le chien qui trotte.
À la fin du quinzième siècle une telle assertion stupéfie. Quelle force ◀de▶ personnalité il a fallu pour noter une analogie si contradictoire aux formules, même indépendantes, ◀de▶ l’époque ! ◀De▶ nos jours, on a tiré ◀de▶ cette constatation des conclusions fantaisistes ; l’homme a passé pour un singe évolué ; ce qui n’est pas plus vrai que ◀de▶ le désigner comme un ange involué, c’est-à-dire déchu.
Léonard se garde, chaque fois qu’il fait une remarque ◀d’▶ordre naturel, ◀de▶ la transporter aussitôt dans le domaine ◀de▶ l’âme et ◀d’▶imposer le déterminisme expérimental au phénomène insaisissable ◀de▶ la spiritualité. Cette espèce ◀de▶ folie ambitieuse ◀de▶ forcer toutes les serrures avec une seule clé, excusable chez les théocrates imbus des spéculations transcendantales, devient intolérable de la part du physiologue qui a pour mission ◀de▶ cataloguer des observations et ◀de▶ les coordonner, sans conclure contre la révélation qui reste vraie, dans ses limites.
D’après Humboldt, personne au seuil du seizième siècle ne connaissait le corps humain
aussi bien que le Vinci. « Sauf le système nerveux inutile à son
immobilité »
, il trouvait le monde et l’homme semblables.
« Les os servent ◀d’▶armature à la chair comme les rocs soutiennent la terre ; le lac ◀de▶ sang où croît et décroît le poumon correspond à l’océan, qui, dans sa respiration, croît et décroît, toutes les six heures. »
Quand on opère, comme présentement, sur des fragments, il est permis ◀de▶ développer une prémisse et ◀de▶ donner une conclusion rigoureusement déduite.
Léonard écarte ◀de▶ son système la religion et la philosophie proprement dite, puisqu’il n’admet ◀d’▶autre critère que l’expérience et refuse toute autorité aux textes.
Le champ expérimental ne s’étend pas jusqu’au domaine animique et cependant aucune méthode ne vaut qui ne donne un procédé ◀de▶ certitude aux questions spirituelles, qui sont légitimes et, pour beaucoup, réellement vitales. Comment établir une éthique, une pneumatique, sans employer l’élément traditionnel : comment raisonner si on rejette l’Aristotélisme ?
Le dualisme humain peut-il être régi par une unique loi, comme on a tenté jusqu’ici ◀de▶
l’obtenir ? Au profit ◀de▶ qui résoudre l’antinomie entre la matière et l’esprit et quelle
que soit l’option, est-il sage ◀de▶ tirer ◀de▶ l’animalité une loi pour l’esprit ou
◀d’▶asservir l’organisme au principe supérieur ? « Les sens sont terrestres et la
raison se tient en dehors lorsqu’elle contemple (46). »
Voici l’énigme la plus
difficile ; elle étend jusqu’aux confins ◀de▶ l’entendement les ramifications ◀de▶ ses
conséquences.
Ce que le Vinci appelle Nécessité se nomme Providence sous la plume sacrée :
l’originalité du Florentin consiste à considérer le phénomène naturel comme la plus pure
expression ◀de▶ la volonté divine. « En douze figures, je te montre la cosmographie
du petit monde (l’homme) et sa structure dans le même ordre que suivit Ptolémée. Il
divise en zones et en provinces et sépare les membres, selon l’office des parties,
donnant l’explication ◀de▶ tous ses aspects et ◀de▶ son état ◀de▶ santé, avec le rapport du
mouvement local et des organes intermédiaires (290). »
N’est-ce pas la première fois qu’un philosophe étudie si exactement l’homme physiologique ? Il disséqua plus ◀de▶ trente cadavres ; et, si documenté, il n’employa ses connaissances positives qu’à la recherche ◀de▶ la qualité et à des figures, telles que Jésus, Marie et les Anges, les plus transcendantales que l’esprit humain ait conçues.
Dans la spéculation, même aboutissement ; ◀de▶ la multitude des observations il tire des
lois. Son esprit sans pédantisme ne subit jamais l’espèce ◀d’▶atrophie des facultés
supérieures qu’on observe chez le mathématicien. L’artiste reste derrière l’observateur
et sa description semble une peinture. « Les muscles, qui peuvent remuer les
membres, selon la volonté et le désir du sens commun, jouent le rôle des officiers que
le Seigneur délègue à ses différentes provinces ou cités et qui le représentent en ces
divers lieux et y exécutent ses ordres. Cette lieutenance, qui obéit comme à la parole
du seigneur, agit parfois ◀d’▶elle-même et cependant en conformité avec la volonté du
maître. »
Frappé par la perfection du corps, logique et légitime en ses besoins, le penseur attribue le mal à la mauvaise volonté ◀de▶ l’homme ; persuadé qu’en son animalité, il vaut mieux que spirituellement, il a cherché dans la chair une règle pour l’esprit. Tentative hardie, certes, et que nul n’a reprise. La science a vu les mêmes passions que la foi s’agiter à son ombre, et l’homme ◀de▶ l’expérience prétendre à l’autorité pontificale. La gent pédagogique pensa succéder au sacerdoce et l’instituteur ◀de▶ village méprise saint Thomas. Est-il admissible que l’épuisement du génie théocratique serve à l’intronisation des cuistres ? Léonard étudiait les étoiles (252-263), il ne prétendait pas les éteindre. On se trouve fort gêné pour magnifier la science, à notre époque où elle est devenue un parti, et la bannière ◀de▶ toutes les goujateries et un des principaux thèmes électoraux.
Parmi tant de caricatures que le maître de Milan nous a laissées, il en manque une, qui eût été la plus ignoble, celle ◀de▶ Homais, le formidable imbécile du suffrage universel, le frère cancre qui, dans les Révolutions, devient le Père Duchesne.
L’Artiste, qui ne supportait pas l’atmosphère démocratique ◀de▶ Florence, eût été indigné
◀d’▶entendre les blasphèmes contre le Créateur, tirées ◀de▶ la création même ; lui qui se
révoltait ◀de▶ ce qu’une monnaie invisible faisait triompher ceux qui n’en dépensent point
◀d’▶autre et « que le mérite des morts donnât ◀de▶ l’embonpoint à beaucoup de
vivants » (24)
, qu’aurait-il dit en présence de ces médicastres qui, par
paresse ◀d’▶un vrai travail, se signalent comme profanateurs et, insultant aux véritables
bienfaiteurs ◀de▶ l’humanité, appellent, avec une envie ◀de▶ damné et une assurance
◀d’▶ignare, « le génie, une névrose »
?
Pour le Vinci, le génie seul est l’homme et l’humanité n’a ◀d’▶autre raison que ◀d’▶être
l’occasion ◀de▶ sa naissance et ◀de▶ son rayonnement. Créateur ◀de▶ formes ou inventeur ◀de▶
lois, l’homme « est vraiment un demi-dieu terrestre et qui mérite les statues et
les simulacres » (19)
.
Il veut, si quelqu’un est vertueux, qu’on lui fasse honneur, mais il ne croit, pas plus que Shakespeare, à l’égalité des âmes et ◀de▶ leur devenir. À un certain degré ◀de▶ perversité ou ◀de▶ brutalité, l’être se désagrège sous l’action des Normes, l’individualité tombe non pas en enfer, mais dans une telle informité qu’elle disparaît anéantie sous la nécessaire harmonie des mondes.
Le Vinci a laissé des fables qui ont les éléments pour personnages et où il développe le même thème ◀de▶ la dissociation des corps. Ainsi, l’eau voulut s’élever au-dessus ◀de▶ l’air : avec l’aide du feu elle se vaporisa ; mais l’air resserra ses molécules, elle retomba et la terre l’absorba : ainsi elle expia son péché. Une pierre se dépitant ◀de▶ rester cachée parmi les herbes se précipita sur la route ; mais les roues des voitures et le bâton des passants la réduisirent en morceaux. Une flamme apercevant un flambeau s’élança du foyer, consuma la cire, mais mourut avec sa dernière goutte, tandis que les autres flammes ses sœurs continuaient à briller. Les moralités ◀de▶ ces apologues portent sur la loi sérielle : qui la viole périt.
Voilà pourquoi ce grand analogiste voulait établir les lois ◀de▶ la série humaine sur des bases positives et ainsi arrêter les courants ◀de▶ contradiction qui se forment sans cesse dans la grande mer ◀de▶ l’idéalisme.
Loin ◀d’▶enfermer l’esprit dans le domaine étroit du constat, il ambitionnait ◀de▶ lui fournir un sûr tremplin pour sa féconde curiosité : il apportait l’imagination dans la science et la poésie dans l’observation, ce rêveur ◀de▶ l’homme volant, ce descripteur du déluge. Nul ne fut plus idéaliste : seulement il crut que les meilleures fondations sont celles qui s’enfoncent profondément dans le sol, et, pour avoir pensé si juste, il subit le déshonneur ◀d’▶être revendiqué par les agnostes.
M. Gabriele d’Annunzio appelle Léonard le Mage, et une gravure ◀de▶ la chalcographie du
Louvre représente, d’après un dessin du maître, le grand œuvre alchimique. Un esprit qui
secoue l’affirmation religieuse s’incline parfois devant une affirmation mystagogique.
Malgré ces apparences, nous trouvons dans les manuscrits ◀de▶ Windsor une réfutation
complète ◀de▶ la science occulte : « C’est le plus stupide des discours humains
(347). Si la Nigromantie était telle que les bas esprits la croient, rien au monde ne
l’égalerait en importance : et si elle n’est pas restée parmi les hommes, leur étant
si nécessaire, c’est qu’elle n’a jamais existé et n’existera jamais. »
On ne trouve pas une seule fois le nom du Diable, ni un croquis le représentant, ni mention ◀d’▶une composition où il aurait pu entrer. Le Maître est un trop grand seigneur pour tolérer, même sur son papier, la mention ◀d’▶une imagination si basse et si canaille.
L’humanisme cependant n’avait pas chassé ce cauchemar ; on le voit dans le Nigromant de
l’Arioste, et Bandello écrit à un ami : « Vous souvient-il ◀d’▶un ◀de▶ nos camarades
qui, voulant forcer celle qu’il aimait ◀de▶ se rendre à ses désirs, remplissait sa
chambre ◀de▶ crânes et ◀d’▶ossements humains, ◀de▶ façon qu’il la changeait en
cimetière ? »
Ce grand bravache ◀de▶ Cellini raconte, avec une sincérité
◀d’▶accent indéniable, la terreur qu’il éprouve à une évocation, dans le Colysée.
On oublie trop qu’un Jules II consulte l’astrologue pour le jour ◀de▶ son avènement et que, malgré leur admirable métaphysique, Cosme l’Ancien, Laurent le Magnifique et Pic ◀de▶ la Mirandole croient aux horoscopes.
L’Arétin nous apprend que les courtisanes ◀de▶ Rome allaient chercher ◀de▶ la chair en putréfaction dans les cimetières et la faisaient manger à leurs amants. La bulle ◀d’▶Innocent VIII et le Marteau ◀de▶ Sprenger démontrent l’importance ◀de▶ la magie au treizième siècle : elle servit aux juifs à s’immiscer dans la confiance des chrétiens studieux et à prendre comme kabbalistes un prestige qu’ils n’auraient pu prendre en qualité ◀de▶ rabbins.
Chose confondante, il se trouva des naïfs pour croire que le signe ◀de▶ Salomon était plus puissant que celui ◀de▶ Jésus, et qui prétendirent soumettre par l’étoile à six pointes ce qui résistait à la Croix !
Léonard, en sa qualité ◀de▶ génie aryen, est un anti-juif : il ne l’a pas exprimé dans ses notes : mais ses caricatures, inspirées presque toujours ◀de▶ ses promenades au ghetto, contrepointent en fantaisies horribles et méprisantes ce nez qui rejoint la bouche ◀de▶ la race dangereuse à toutes les autres.
Ne croyant pas aux miracles ◀de▶ l’Écriture, pouvait-il du reste admettre ceux ◀de▶ la
Kabbale ? Son système repose sur la Nécessité phénoménale. À l’heure actuelle, la Sacrée
Congrégation des rites étudie les miracles attribuables à Jeanne d’Arc. Pour l’historien
et le psychologue, la bonne Lorraine est un miracle vivant : chaque phrase ◀de▶ ses
répliques rayonne ◀de▶ clarté, ◀de▶ mesure, ◀de▶ génie ; quel homme des Chartres qui ne soit
prêt à baiser les pieds ◀de▶ cet ange à forme humaine ? Les cardinaux veulent savoir si
son invocation a produit quelques cures et, grand embarras, la bienheureuse n’a point
laissé ◀de▶ reliques, puisque ses cendres furent jetées dans la Seine où elles ont pu se
mêler à celles du maréchal Gilles de Retz. La sorcellerie a sa source dans la
superstition religieuse ou, si cette épithète déplaît, dans une conception féerique ◀de▶
la Providence. L’an 1502, Luther eut une conférence avec le Diable. Calvin ne l’a pas
vu, en chair et en os, mais il le définit « un ennemi prompt et hardi dans
l’entreprise, actif et diligent dans l’exécution, fourni ◀de▶ toute sorte ◀d’▶armes et ◀de▶
machines… »
La suite du signalement s’identifie aux prétentions que le Vinci
énumère avec mépris et qui ont été celles des nigromants à troubler la tranquillité
sereine ◀de▶ l’air, déchaîner les vents avec tonnerres et éclairs, et par des ouragans
renverser les édifices, déraciner les forêts, exterminer les armées ! Certes, celui qui
commande à ◀de▶ si impétueuses puissances sera seigneur des peuples et aucun génie ne
résistera à ses implacables forces ! Ainsi l’homme abolirait Dieu et tout l’univers pour
satisfaire ses appétits (345).
Les esprits qui parlent et agissent lui semblent particulièrement incompréhensibles : et il a réfuté assez longuement cette fable.
Qu’est-ce qu’un esprit qui apparaît ? Une puissance unie à un corps : car l’esprit ne peut pénétrer dans le monde élémentaire sans un corps. Où le prendra-t-il ? Un corps aérien resterait soumis à la pénétration des vents qui sans cesse séparent les parties ◀de▶ l’air. Donc l’esprit infus dans l’air serait bientôt démembré.
Quant à savoir si un esprit peut parler, il suffit ◀de▶ définir la voix
« mouvement ◀d’▶air frotté dans un corps dense »
. Demandera-t-on si
l’esprit a voix articulée et si on peut l’entendre ? « Ô mathématiciens, faites
lumière sur cette erreur, il ne peut y avoir ◀de▶ voix là où il n’y a pas ◀de▶ mouvement,
ni ◀de▶ percussion ◀d’▶air là où il n’y a pas ◀d’▶instrument, ni ◀d’▶instrument sans
corporéité, ni corporéité, sans nerfs ni os (351). »
L’horreur du Maître va si loin qu’il repousse la physiognomonie qui, pourtant, se base
sur l’observation et entre dans les annexes ◀de▶ l’art pictural. Il accorde que certains
traits montrent le tempérament et les vices ◀de▶ l’homme et en donne seulement quatre
exemples ? Quant à la chiromancie, il la rejette sans appel. « Tu trouveras une
armée exterminée, à la même heure, sous l’épée et aucun n’aura dans la main les mêmes
lignes que l’autre ; il en est de même pour un naufrage. »
Il y aurait quelques objections à opposer au contempteur ◀de▶ l’occulte : elles ne suffiraient pas à légitimer une recherche où la folie et la scélératesse prospèrent plutôt que la science et la vérité et où les risques dépassent trop les résultats appréciables. Le véritable Mage c’est l’artiste et il y a plus ◀d’▶initiation réelle dans le Saint Jean ou le Parsifal que dans les clavicules et grimoires. Ici encore Léonard résiste au courant ◀de▶ son époque, il a dit que les lois naturelles étaient les vrais miracles ; proposition lucide, simple, et qui ◀d’▶un trait purifie la religion et abolit l’art hallucinatoire ◀de▶ Faust.
N’est-ce pas une puérilité ◀de▶ cultiver l’homunculus dans une bouteille, alors que la
merveille ◀de▶ la naissance humaine offre à notre étude son mystère inexpliqué ? Et quelle
prétention insensée ◀de▶ commander à des créatures plus subtiles et évoluées que nous et
◀de▶ les rendre vassales et serves ◀de▶ nos désirs, au moyen de quelques cérémonies
bizarres ! « On ne doit pas désirer l’impossible (354). »
En effet, la nature offre un tel champ à notre activité, ◀de▶ telles splendeurs à notre contemplation, que l’idée ◀de▶ miracle équivaut à un blasphème, et qu’il faut être vraiment stupide pour s’intéresser à un feu follet qui passe, quand le soleil chaque jour nous éblouit !
Le lecteur a dû éprouver un étonnement extrême aux textes si rationalistes du peintre mystérieux entre tous, ◀de▶ celui qui a donné à ses bouches le sourire du grand sphinx, à ses yeux des escarbouclements chimériques, à son coloris cette pénombre en mineur qui atteint des résonances musicales.
Il ne faudrait pas croire qu’il dédaignât son art ; il en a écrit l’apologie et, le comparant à la sculpture, à la musique et même à la poésie, il le proclame incomparable. Le peintre, selon sa définition, doit être un homme universel. Avec quelle indignation il se plaint que ◀de▶ son temps la peinture ne figurait pas au nombre des arts libéraux, elle, vraie fille ◀de▶ la nature qui opère par le plus digne ◀de▶ nos sens. Pour mieux la glorifier, il invente une hiérarchie des sciences d’après leur degré ◀de▶ communicabilité et il démontre aisément que la langue des formes et des couleurs entendue ◀de▶ tous les hommes, quels que soient leur race ou leur degré ◀de▶ culture, s’élève à la philosophie morale, par la peinture des passions. Il conclut que son tenant est le neveu ◀de▶ Dieu. Les expressions brillent ◀d’▶un véritable fanatisme.
« C’est la beauté ◀de▶ l’univers qui fait demeurer l’âme dans la prison du corps,
sans trop ◀de▶ peine. Le soleil ne luit que pour montrer à l’œil ◀de▶ l’homme cette beauté
partout répandue. »
Les amants se tournent invinciblement vers le simulacre ◀de▶
l’être aimé et les peuplés se pressent avec ferveur devant celui ◀de▶ leurs dieux. Il
chante presque un hymne à l’œil, ce parfait miroir ◀de▶ l’œuvre divine : « Ô
Superexcellence ◀de▶ toutes les choses créées par Dieu, comment te louer, comment
exprimer ta noblesse ? Quel génie, quel langage saurait décrire ta véritable
opération, œil, fenêtre du corps humain par où l’âme jouit ◀de▶ la beauté du monde et se
console ainsi ◀de▶ sa servitude (qui sans cette beauté deviendrait un
tourment). »
L’ancien mysticisme fermait les yeux pour échapper à la
séduction.
Le Vinci s’indigne contre ce philosophe qui se creva les yeux pour n’être pas distrait
◀de▶ sa contemplation intérieure (79). ◀D’▶admirables esprits fermèrent virtuellement les
paupières pour mieux voir en eux-mêmes le reflet divin : ne les jugeons pas, mais
gardons-nous ◀de▶ croire que leur exemple nous oblige. Ainsi furent les saints et nous les
honorons ; les sages arrivèrent au même degré ◀de▶ perfection, en contemplant la nature,
en emplissant leurs yeux des réalités. Que chacun suive son génie pourvu qu’il ne le
persuade pas violemment à autrui. « Les sciences imitables sont celles où le
disciple se fait l’égal du maître, telles les mathématiques. Les sciences inimitables,
comme la peinture, ne s’enseignent pas à celui que la nature n’a pas doué. »
Il faut étendre cette formule aux méthodes : la religion représente celle où le fervent
disciple s’égale au maître, par la rigueur et la continuité des pratiques. La dévotion
offre, par la stricte observance, au plus humble des fidèles le moyen sûr ◀d’▶égaler le
prêtre : le salut s’opère ainsi au moyen ◀d’▶une seule vertu, l’obéissance, et réellement
le plus grand nombre doit marcher ◀de▶ ce pas, sous peine de trébucher ou ◀de▶ s’égarer.
Quant à ceux que la nature a doués, en marchant avec la foule, ils abdiqueraient leur
mission héroïque ◀d’▶éclaireurs et ◀de▶ grand’garde ; les dons sont des missions au sens ◀de▶
la charité et Léonard a accompli son vrai devoir, en renouvelant les motifs et les
arguments ◀de▶ la foi.
« On doit diviser les sciences en deux séries : celle qui traite ◀de▶ la quantité, la géométrie, qui ramène toute surface au carré et tout corps au cube ; et celle qui a pour objet la qualité et qui ne peut se transmettre par des leçons. Le vrai nom ◀de▶ la qualité est la beauté. On peut dire qu’elle est cachée dans les œuvres ◀de▶ la nature et dans l’homme, car bien peu l’aperçoivent. L’artiste est son inventeur, il la découvre et la montre clairement en ses œuvres ; et la peinture pourrait s’appeler la démonstration ou l’invention ◀de▶ la qualité. L’anatomiste étudie le corps humain au point de vue ◀de▶ l’espèce, et le peintre, par une considération philosophique et subtile, considère les qualités ◀de▶ la forme qui sont infiniment plus difficiles à saisir et à manifester que les propriétés ◀de▶ la matière. »
Le grand artiste apporte la clarté ◀de▶ sa formule en esthétique comme en toute science. Cette clarté disperse sans combat les ombres que l’outrecuidance et la paresse épaississaient sur l’essence ◀de▶ l’art.
Cette définition ◀d’▶une simplicité si sereine confond du même coup les deux erreurs capitales : le réalisme et le poncif.
La beauté est cachée : une imitation littérale ne saurait la découvrir. En outre, le corps humain doit être traité par une considération philosophique et subtile : ce qui est exactement le contraire ◀de▶ l’académisme.
Les conditions du phénomène artistique ne se déterminent pas comme celles du phénomène naturel ; le premier, parfaitement indépendant, a son commencement, son milieu et sa fin dans un seul individu, tandis que l’autre se relie à toute la cosmologie. Le nombre des écoles des Beaux-Arts, des récompenses, des commandes, des gens qu’on envoie à Rome ou en voyages, comme le prix des artistes connus et les fortunes qu’ils ramassent, forment un ensemble ◀de▶ scandales qui ont leur source à la Chambre et à la Bourse. Le suffrage universel nous a dotés ◀d’▶artistes régionaux et les Asiatiques ont créé un agiotage ◀de▶ la chose peinte qui la sort du domaine esthétique. D’après le Vinci, le véritable artiste doit prouver sa vocation, avant ◀d’▶être favorisé ◀d’▶aucune leçon, à l’instar de Giotto, qui, encore berger, se révélait à la façon dont il dessinait ses chèvres sur les rochers.
Le patronage contemporain considère l’art comme une industrie, et, en effet, sans le don ce ne peut être autre chose. Une civilisation basant ses actes sur l’expérience cultiverait des individus au lieu de favoriser une profession : et l’art ◀d’▶un Léonard ne serait pas une carrière pour n’importe qui, comme la médecine ou le barreau.
« Ô merveilleuse peinture, tu conserves les périssables beautés ; elles durent
alors plus longtemps que les œuvres ◀de▶ la nature continuellement soumises aux
variations du temps qui les mène vers la débile vieillesse (371). »
Comme
Léonard adopta l’expérimentalisme par conviction, il adopta la peinture comme
expression, parce qu’il la considérait incomparablement supérieure à la poésie. Cette
opinion, la plus faible ◀de▶ celles qu’il exprima, ne mérite pas ◀de▶ discussion. En soi la
peinture est aussi inférieure que la musique ; et aucun art n’a vu une si nombreuse
suite ◀d’▶imbéciles ! Léonard n’eût pas accepté comme peintres beaucoup de nos
contemporains, sauf Ernest Hébert, puisqu’il n’en a nommé que trois avec éloge : Giotto,
Masaccio et Botticelli. L’apologie ◀de▶ son art formerait un opuscule (356-438). C’est la
partie la moins forte ◀de▶ ses manuscrits et aussi la plus passionnée. On sent qu’il
regimbe contre des jugements injustes quant à lui, peut-être vrais pour ses émules : et
c’est lui qu’il défend.
« Quand l’œuvre satisfait le jugement, quel triste signe ! Quand l’œuvre l’emporte sur le jugement, cela est pire, comme il arrive à ceux qui s’émerveillent ◀de▶ ce qu’ils ont produit. Quand le jugement dépasse l’œuvre, voilà le signe parfait ; si un jeune se trouve dans cette disposition, sans doute il deviendra excellent artiste ; ses œuvres peu nombreuses, mais pleines ◀de▶ qualités arrêteront les hommes en contemplation (74). »
Le jugement ici a le sens ◀d’▶idéal : il ne se borne pas à la technicité. Donc l’enseignement ◀de▶ la vérité est identique à la beauté : proposition qui résout toutes les controverses. La laideur contredit à l’exactitude des formes, comme la maladie et la vieillesse.
Un homme au masque animal, aux membres déformés, à l’allure vulgaire, est une version faussée ◀de▶ l’espèce, parce que l’accidentel diminue la ressemblance. Toute forme doit valoir comme corps ◀d’▶une idée et l’esprit ne se trompe pas lorsqu’il compare l’œuvre d’art à la notion intérieure. L’artiste doit montrer à tous ce que le mystique voit en lui-même, une version ◀d’▶immortalité qui transporte les personnages du passible à l’impassible au même sens que l’Église attribue à la résurrection des corps. Peindre, c’est en réalité transfigurer : faire passer du contingent dans l’abstrait, du temporel dans l’éternité, du relatif dans l’absolu, et l’œuvre qui ne touche pas à l’apothéose ne devrait intéresser personne, puisqu’elle n’accomplit pas cette opération ◀de▶ qualité qui constitue sa seule raison ◀d’▶être et la condition ◀de▶ notre plus noble plaisir.
La philosophie du Vinci ne prend pas seulement son intérêt ◀de▶ son génie et ◀de▶ sa date, mais aussi ◀de▶ notre état actuel. Nous sommes arrivés collectivement au point où il était, quand il écrivit ces cahiers ignorés longtemps. Nous cherchons la certitude entre l’affirmation religieuse et la critique expérimentale : pris entre deux fanatismes, la Révélation, qui veut conserver ses antiques empiétements, et la science, usurpatrice, insupportable, vociférante et tyrannique, et qui est tombée dans les sales rouages ◀de▶ la politique, nous ne savons à qui nous fier.
L’égalité des deux testaments, leur identité ◀d’▶inspiration que le Syllabus ◀de▶ Pie X promulgue constituent un défi à l’histoire des races et des idées. La Thorah n’a eu ◀d’▶autre épilogue que le Koran, et enfin, on n’aime Jésus que dans la mesure où on abomine Jehovah. L’Église accomplit sa mission en maintenant l’intégrité du dogme, mais le dogme ne comprend que les choses qui doivent être crues. Si les vénérables prélats des Congrégations connaissaient les Vedas et l’Avesta, ils abandonneraient la défense du livre juif ; l’origine des croyances et leur mutation relèvent ◀de▶ la recherche. Celui qui est allé à Jérusalem et qui a étudié sur place le passé du prétendu peuple ◀de▶ Dieu s’aperçoit du mirage littéraire dont la théologie reste la dupe. La sensibilité occidentale repousse le legs sémitique aussi vivement que la raison : et le représentant du dogme n’a que sa place aux bibliothèques en matière de philologie, ◀d’▶ethnologie et ◀de▶ textes comparés.
Le rationalisme, plus coupable que l’Église, s’efforce ◀de▶ se substituer à la croyance, et ◀de▶ fonder la religion ◀d’▶État avec l’appui ◀de▶ Constantins ◀d’▶une heure, qui l’ont rendue officiel et lui ont permis ◀d’▶établir une sorte ◀d’▶inquisition qui frappe les personnes dans leurs biens et leur carrière. Un catholique, en France, se trouve, à peu près, dans la situation ◀d’▶un juif au moyen âge et, en aucune voie, ne sortira des emplois subalternes.
Les blasons et les bannières couvrent toujours la même somme ◀d’▶humanité, ◀de▶ passion et ◀d’▶erreur. Nous dédierons notre confiance à ceux qui témoigneront ◀de▶ quelque modestie et ne prétendront point au trirègne ◀de▶ la foi, ◀de▶ la raison et ◀de▶ la science, qui ne saurait orner dignement aucun front. Chacune ◀de▶ ces couronnes annihile les facultés qui légitimeraient les deux autres.
L’esprit humain ne s’apaise que par indifférence ; on pourrait profiter du moment ◀d’▶accalmie pour ordonner notre vie spirituelle et contenir chaque autorité dans sa réelle limite.
Lorsque Léonard dit : « Je ne toucherai pas à l’Écriture qui est la suprême
vérité »
, il marque la zone ◀de▶ la libre pensée. Ce qui ne peut faire l’objet
◀d’▶une démonstration relève ◀de▶ l’enseignement religieux : et il faut être fou pour
discuter la Trinité qui ne relève ni ◀de▶ la raison, ni ◀de▶ l’expérience, et doit être crue
ou écartée sans aucun commentaire. Au contraire, ce qui est susceptible ◀de▶ preuves
matérielles appartient, ◀de▶ droit, à la libre interprétation ◀de▶ l’homme et la Genèse en
cosmologie ne représente qu’une opinion. Bref, l’autorité spirituelle n’a point ◀de▶ force
au temporel : et l’expérience est véritablement le dogme universel quoique incessamment
muable.
Je pense, avec Pythagore, que l’homme, à l’état accompli, croit avec la religion, raisonne avec la logique et constate avec l’expérience : celui qui se comporte honnêtement dans une ◀de▶ ces erreurs doit être accepté. Certains individus qui ne sont doués que pour un genre ◀d’▶activité cérébrale, le dévot contre son pilier, le raisonneur avec ses livres et le savant en son laboratoire, font tous trois grand honneur à notre espèce.
Il y a qu’une lacune dans la doctrine ◀de▶ Léonard : elle provient ◀de▶ son millésime ; il l’eût comblé en vivant ◀de▶ nos jours. Au quinzième siècle, l’histoire n’existait pas : on ne connaissait ◀de▶ l’Orient qu’Israël et les Sarrazins. L’Égypte, la Kaldée, l’Inde, la Perse et la Chine nous ont livré leurs bibles et à côté de la Consolation ◀de▶ Boèce nous plaçons sur le même rayon la Bagatvat-Gita. Nous connaissons les formes du passé mieux encore que les idées et l’archéologie constitue une suite ininterrompue ◀d’▶expériences aussi précises que les découvertes ◀de▶ la paléontologie. ◀De▶ ces trésors, que chaque jour rend à notre étude, une éclatante lumière se répand sur le mouvement cérébral ◀de▶ l’humanité et l’observation rétrospective nous permet ◀d’▶atteindre à une nouvelle évidence.
L’homme passionnel offre peu de différences, malgré la diversité des races et des climats, et en analysant l’Égyptien nous nous retrouvons à peu près ; de même, l’homme intellectuel se présente avec une identité singulière ◀d’▶aspirations et ◀de▶ croyances, du Nil au Gange et ◀de▶ l’Eurotas à l’Arno.
Ce qui est commun à des civilisations si différentes sort des entrailles mêmes ◀de▶ l’espèce et il est scientifique ◀de▶ dire que ce que les hommes crurent, tous et toujours, est vrai, comme l’instinct des animaux.
La Divinité créatrice, l’immortalité ◀de▶ l’âme, la vie future, sa sanction paradisiaque ou infernale sont des certitudes, parce qu’elles représentent l’œcuménisme des penseurs et, en même temps, des foules.
L’apologétique désormais empruntera ses démonstrations à l’étude comparée des religions : il n’est pas nécessaire ◀d’▶un grand avancement dans cette recherche, pour découvrir que l’immolation du calvaire et sa prolongation eucharistique représentent le chef-d’œuvre ◀de▶ l’idée religieuse et qu’il n’y a plus rien à attendre, en cet ordre. Jésus s’est incarné et Marie est montée au ciel. Cette involution ◀de▶ la divinité et cette évolution ◀de▶ l’humanité forment la plus belle échelle ◀de▶ Jacob qu’on ait jamais conçue et où les hommes et les anges se croisent dans une pénétration du divin et ◀de▶ l’humain, qui est le suprême accomplissement ◀de▶ l’idée religieuse.
Ceux qui croiront, désormais croiront cela : et la Révélation ne peut donner davantage. Quant à la raison, il ne faut rien en attendre : la profession ◀d’▶avocat et les mœurs du journalisme fausseront de plus en plus le cerveau collectif, et déjà nous ne sommes plus sensibles qu’à l’habile mensonge. Le condottiérisme italien se retrouve, tel quel, dans le barreau et sa prolongation politique, dans la presse avec ses conditions vénales.
Le moderne n’a plus ◀d’▶autre champ ◀d’▶activité pure que l’expérience, en l’étendant aux sciences historiques. Ce sont elles qui enseignent désormais les grandes vertus, la tolérance, la pacificité, la patience et surtout la tempérance dans l’exercice ◀de▶ l’autorité.
Léonard, en même temps qu’il formulait la méthode moderne (et qui veut être ainsi appelée puisqu’elle n’eût pas été possible plus tôt), donnait simultanément l’exemple ◀de▶ ne pas imposer aux arts, manifestations ◀de▶ la qualité, le même idéal qu’aux sciences estimatives ◀de▶ la quantité et ◀de▶ l’espèce. Lorsque l’illettré des Rougon-Macquart écrivit la théorie du roman expérimental, il ignorait jusqu’au sens des mots employés. Quand Léonard frappe une cloche dans un campanile, il remarque que les autres cloches vibrent ; s’il pince la corde ◀d’▶un luth, la corde correspondante ◀d’▶un autre luth placé à côté résonne ; quiconque voudra obtiendra le même effet ◀de▶ propagation sonore : ce sont là des expériences. Quand il peint la Joconde, il crée une chose unique que nul jamais ne répétera et qui ne donne lieu à aucune loi : car la qualité se manifeste chaque fois qu’on l’obtient par une invention nouvelle et sans déterminisme rigoureux, parce que la sensibilité seule la perçoit.
Un élève ◀de▶ chimie en sait plus que Lavoisier et refera l’expérience ◀de▶ tous ses devanciers : personne au monde n’est capable ◀de▶ tracer même un profil, comme Léonard. La qualité s’incarne dans un homme ; elle ne connaît ni passé, ni futur, elle est, tandis que l’expérience constitue le patrimoine ◀de▶ la civilisation, et évolue avec elle. La science progresse incessamment : l’art apparaît et disparaît comme un météore. Maintenant que nous possédons l’imprimerie et surtout la photographie, l’expérience s’enrichit tellement ◀d’▶une année à l’autre qu’elle s’impose comme le seul critère ◀de▶ nos races : au moment où le Vinci en fit son Credo, il fallait vraiment la découvrir, au milieu de platonisants qui s’enivraient ◀de▶ métaphysique. L’inventeur du clair-obscur, dont on fait indûment l’honneur à Rembrandt, posa les bornes ◀de▶ la peinture et aussi la première assise ◀de▶ la méthode moderne.
Il réalisa le mystère expressif des couleurs et des formes et instaura la recherche qui aboutira à un temple ◀de▶ la certitude, qui sera celui ◀d’▶Asclépios pour les maladies ◀de▶ l’esprit.
Les croyants, les logiciens et les savants sont les descendants du Noé allégorique, ils se divisent le monde intellectuel, se le disputent, avec des fortunes diverses, depuis bien longtemps. Aujourd’hui qu’ils sont mêlés les uns aux autres, se pénétrant et se modifiant par mille contacts, un idéal ◀de▶ cérébralité se forme, qui emprunte à chaque série sa couleur essentielle pour former un étendard synthétique. L’homme accompli sera demain un croyant dans les choses divines, un logicien en matière humaine et un expérimentateur dans le domaine naturel : ainsi les trois séries mentales trouveront leur unité. Une telle opération n’aura pas lieu sans dispute : la théocratie ne rendra pas volontiers les territoires par elle usurpés ; le rationalisme opposera des argumentations oiseuses contre les affirmations religieuses qui sont vraies, étant universelles ; et le savant, fatigué par son microscope, tardera à reconnaître l’infiniment grand. Cependant l’œuvre ◀de▶ paix s’accomplira par le libre jeu des consciences.
Le catholicisme ressemble à Fafner, « il possède et il dort »
, il
possède la vérité, mais en custode ; le Graal en ses mains ne rayonne plus et cependant
il tient le Graal ! Le Parsifal scientifique à travers ses expériences cherche le chemin
◀de▶ Montsalvat, sans cesse égaré par les prestiges ◀de▶ Klingsor. Un jour cette activité
entrera comme un flot ◀de▶ vie dans le temple endormi et l’effort humain ramènera la
bénédiction au lieu où l’on bénit immémorialement. Léonard a été, dans ses soliloques,
un autre ingénu, ingénu volontaire, qui, en face de l’Amfortas latin, a compati
spirituellement et a juré ◀de▶ guérir la plaie du pontife qui se servit ◀de▶ la lance sacrée
pour les combats temporels : c’est littéralement « le sachant par
expérience » qui sera le héros prochain et la lance qu’il rapportera sera bien le fer
sacré qui ouvrit le flanc divin, mais faite ◀d’▶un autre bois, ◀de▶ celui ◀de▶ toutes les
crosses où les vieux génies ont appuyé leur dernier pas.
Léonard de Vinci a sécularisé l’idée ◀de▶ perfection et la notion ◀de▶ vérité. Le moine ◀de▶ Wittemberg ne fut qu’un moine séditieux, et malgré sa chope et sa verve, très ennuyeux ; la libre interprétation ◀de▶ la Bible n’appartient qu’à la linguistique, et quant au salut par la foi, ç’a toujours été la plus basse opinion du plus bas clergé.
La véritable réforme légitime, féconde, qui s’accomplit à cette heure, c’est la substitution ◀de▶ l’expérience au raisonnement et l’étude du phénomène naturel succédant aux commentaires théologiques : et cette réforme se trouve tout entière dans les manuscrits du vieillard ◀de▶ Cloux. Comme l’oreille ◀de▶ Beethoven devait plus tard se fermer, à la négation ◀de▶ toute Providence, dès 1516, la main sublime qui créa la Joconde ne peut plus peindre, à peine si elle dessine encore. Pourquoi, ce maître ne dicte-t-il pas, au fidèle Melzi, le novum organum épars dans ses notes ? Le pensionnaire du roi très chrétien répugne-t-il à laisser une œuvre qui soulèvera la jalousie romaine ? Ce sage, sur le déclin ◀de▶ sa vie, a-t-il abdiqué sa splendide autonomie pour s’endormir dans l’apaisement ◀de▶ la dévotion ? Non. Le précurseur a jugé qu’il devançait ◀de▶ trop ◀d’▶années l’évolution humaine, et Prométhée, sage comme Zeus lui-même, n’a pas donné aux mortels le feu qu’il avait conquis. Pour la paix des esprits, pour celle ◀de▶ sa pure conscience, il renonça à la gloire ◀de▶ sa pensée, il accepta ◀de▶ n’être, devant la postérité, qu’un peintre. Mais il savait que son œuvre était bonne, il ne la renia pas, il la confia à la Providence, à cette loi préétablie qu’il constatait et adorait en toute chose ; et après cinq siècles, ces feuillets reviennent, à leur heure, surprendre le monde moderne qui s’écrie en les lisant, comme François Ier, mais avec une vénération plus profonde et plus motivée : « mon Père ! »
La Providence rend aujourd’hui à son adorateur tout ce qu’il lui avait offert. L’heure ◀de▶ Léonard a sonné, l’heure ◀de▶ véritable apothéose. Les propositions qui eussent été séditieuses et blasphématoires en 1516 sont aujourd’hui conservatrices et pieuses.
L’humanité a mis cinq cents ans à atteindre le point ◀de▶ la route où l’Archimède d’Amboise l’attendait, pour lui offrir la nouvelle charte consentie par la Divinité à l’activité ◀de▶ l’homme. Le Moïse ◀de▶ l’expérience a fait pour nous un pacte avec l’éternel, il a renouvelé les motifs ◀de▶ croire, il a rendu à l’esprit humain sa liberté qu’oppressait le cauchemar israélite. Oui, Léonard a incarné le génie aryen, et notre race lui doit la plus sage formule ◀de▶ ses libertés. Après lui, il n’y a plus ◀de▶ place au soleil ◀de▶ Dieu pour aucune inquisition ni ◀de▶ Torquemada, ni ◀de▶ Calvin : un nouveau Luther est impossible, il ferait rire.
Notre Bible, c’est l’univers ; il n’en existe d’autres commentaires que l’expérience et le chef-d’œuvre.
Théodicée, morale, tout se simplifie, tout s’éclaire, la hiérarchie des êtres s’affirme ◀d’▶elle-même.
L’humanité prend conscience ◀de▶ son créateur et ◀d’▶elle-même, par les œuvres ; elles seules sont le salut et l’unique justification ◀de▶ Dieu devant les hommes et des hommes devant Dieu. Voilà pourquoi Léonard de Vinci est un second Thomas d’Aquin. Ses formules constituent la Somme contre les sémites. On l’appellera un Père de l’Église, lorsque l’Église sera vraiment universelle.
Les Journaux.
Les manuscrits Casanova (L’Intermédiaire,
10 janvier)
Une note ◀de▶ M. Octave Uzanne, dans l’Intermédiaire, met au point la question des manuscrits ◀de▶ Casanova :
On est surpris ◀d’▶entendre parler ◀d’▶une clef, à propos des Mémoires du surprenant aventurier vénitien qui, sauf pour certaines femmes laissées dans l’ombre par galanterie, a pris le soin ◀de▶ toujours nommer ses personnages, avec une indépendance et souvent un courage qui le font estimer malgré tout.
Les études sérieuses sur Casanova et ses Mémoires se sont multipliées depuis une vingtaine ◀d’▶années. Armand Baschet, qui se trouvait à Venise, fut incité à travailler la question ◀de▶ l’authenticité des Mémoires par une note interrogative parue précisément dans l’Intermédiaire vers 1867. Il publia, sur ma demande, dans le Livre (année 1881), 4 articles remarquablement documentés, affirmant la véracité ◀de▶ l’homme invraisemblable dont l’Histoire ◀de▶ la vie apparaît supérieure à tous les romans ◀d’▶imagination, précisément parce que cette vie fut vécue et brûlée à tous les feux ◀de▶ la Saint-Jean et alimentée ◀de▶ philosophie épicurienne.
Depuis lors, ◀de▶ concert avec M. le professeur ◀d’▶Ancona, nous achetâmes au château ◀de▶ Dux, en Bohême, où mourut Casanova, tous les papiers inédits laissés par celui-ci. Les manuscrits rédigés en français m’échurent en partage ; ceux écrits en italiens furent le lot ◀de▶ M. d’Ancona. J’en publiai une grande partie dans ma Revue le Livre en 1887 (février-août) et 1889 (mars, octobre, novembre) ; puis plus récemment dans l’Ermitage, 15 août 1906, 15 septembre et 15 octobre ◀de▶ la même année.
Des études ◀de▶ M. Charles Henry sur Casanova mathématicien, ◀de▶ M. Arthur Symons dans le Mercure de France, me reviennent également à l’esprit. Casanova est plus lu et mieux interprété aujourd’hui qu’il y a cinquante ans, alors que Paul Lacroix, sceptique, croyait pouvoir attribuer à Stendhal la paternité ◀de▶ ces Mémoires. Le brave bibliophile Jacob fut fort déçu dans ses attributions fantaisistes, à la lecture des articles ◀d’▶Armand Baschet. Il en demeura confondu.
Nous aurons, d’ailleurs, quelque jour plus ou moins proche, la publication du Manuscrit original des Mémoires, qui appartient à la Maison ◀d’▶Édition Brockhaus, ◀de▶ Leipzig. Je sais pertinemment qu’une importante édition, chargée ◀de▶ notes, sera fournie avec toute la documentation coutumière aux Allemands. Dès aujourd’hui, Casanova n’est plus comparé à Faublas, mais donne carrière à des études dignes ◀de▶ son prodigieux génie. D’ici quelques lustres, ce sera un classique.
Les Théâtres
Théâtre ◀de▶ l’Œuvre : Malia (Le Maléfice), scène sicilienne en trois actes, ◀de▶ M. L. Capuana (9 janvier)
Au Théâtre ◀de▶ l’Œuvre, j’ai vu le premier spectacle donné par la troupe sicilienne, en ce moment en représentations à Paris. Malia (le Maléfice) est un drame réaliste, qui ne tire tout son intérêt que ◀de▶ la peinture ◀de▶ mœurs qu’il nous offre, la grande couleur locale qu’on y trouve. On voit sur la scène un personnage ◀de▶ jeune paysanne hystérique qui se livre en toute liberté à ses crises, le corps tordu, les yeux révulsés, la voix rauque et sifflante. Si bien que cela soit rendu, — les qualités ◀de▶ mimes des Italiens font merveille dans ◀de▶ tels rôles, — c’est ◀d’▶un agrément restreint, tout comme la scène finale, entre deux amants rivaux, dont l’un, s’armant soudainement ◀d’▶un rasoir, coupe avec dextérité la gorge à l’autre. La société italienne qui se trouvait dans la salle m’a paru se plaire beaucoup à ces ébats rustiques et un peu sauvages. Ils eussent plu aussi à Stendhal, qui en a peint ◀d’▶analogues. J’avoue que, pour moi, je n’ai pu m’empêcher ◀de▶ détourner la tête à la scène ◀de▶ l’égorgement, spectacle aussi loin de mon goût que l’est ◀de▶ ma façon ◀de▶ sentir l’état mental ◀d’▶un homme qui tue sa femme infidèle, ou ◀d’▶une femme qui vitriole son amant. Je ne sais pas si c’est l’âge, mais la passion me paraît décidément avoir partout ses inconvénients. Chez les gens à imagination (théâtre ◀de▶ Victor Hugo) elle s’emporte à ◀de▶ tels discours qu’on a peine à ne pas rire. Chez les gens affinés (théâtre ◀de▶ MM. Hervieu et consorts) elle provoque des dialogues si réjouissants qu’ils endorment. Chez les gens simples, enfin, les naïfs, le peuple (exemple : le Maléfice et nos pièces ◀de▶ ce genre) elle les fait s’entretuer comme on se dit bonjour. Dans les trois cas, c’est prendre bien au sérieux ce qui ne l’est guère, et toutes ces grandes choses ne valent pas un mot fin, railleur, méchant, sans importance.
Il n’y a que ◀de▶ grands compliments à faire ◀de▶ tous les acteurs siciliens, M. Grasso et Mme Aguglia en tête. Le naturel avec lequel ils jouent est chose rare pour nous autres Français, chez qui l’art dramatique revêt toujours une certaine pompe, un certain apprêt. N’était la perfection ◀de▶ leur jeu et ◀de▶ leur diction, on les prendrait plutôt pour des paysans en train de divertir à faire les acteurs, que pour ◀de▶ vrais comédiens. Jamais aucun arrêt dans le jeune, comme nous le voyons trop souvent dans nos théâtres. Un artiste qui a donné sa réplique, pendant que son partenaire donne la sienne, ne cesse pas ◀de▶ jouer : par sa physionomie, ses gestes, son attitude, il continue bien son rôle. Je ne sais si M. Mounet-Sully, qui assistait à cette première représentation, s’est aperçu ◀de▶ toutes ces qualités. Le naturel au théâtre ne doit d’ailleurs pas l’intéresser beaucoup, lui qui est l’emphase, la déclamation, la redondance et l’exagération en personne. Mais ses co-sociétaires auraient bien dû venir voit leurs confrères siciliens et prendre ◀d’▶eux une leçon ◀d’▶aisance et ◀de▶ simplicité dramatiques.
Memento [extrait]
[…] Théâtre ◀de▶ l’Œuvre. Représentations ◀de▶ la Compagnie sicilienne : Feudalismo, pièce en 3 actes ◀de▶ Angel Guimera (11 janvier). La Fille ◀de▶ Jorio, tragédie pastorale en trois actes ◀de▶ Gabriele d’Annunzio (13 janvier). Morte civile, ◀de▶ P. Giacometti (15 janvier). Russida, un acte ◀de▶ V. Féjani. La Lupa, deux actes ◀de▶ G. Verga (17 janvier). Zolfara, trois actes ◀de▶ Giusti Sinopoli. Cavalleria Rusticana, un acte ◀de▶ G. Verga (18 janvier). […]
Lettres italiennes
Quelques poètes
L’Italie a vu triompher l’événement théâtral et littéraire qu’elle attendait. La
tragédie ◀de▶ M. Gabriel d’Annunzio a eu à Rome un succès éclatant, souligné par
l’enthousiasme du même public que, l’année dernière, M. d’Annunzio avait traité ◀de▶
« ventre innombrable »,
et par les félicitations plus ou moins
intelligentes du monarque. J’espère que l’enthousiasme des Romains n’est pas dû en
trop grande partie à un engouement patriotique dû à l’exaltation ◀de▶ la gloire
vénitienne qui vibre dans la pièce. Les fortes valeurs poétiques ◀de▶ l’œuvre ont dû
contribuer largement à l’éclat ◀d’▶un tel succès ; je l’espère. Et je reviendrai
peut-être prochainement sur cette Tragédie ◀de▶ M. d’Annunzio, qui me semble résumer
quelques-unes des plus sûres et des plus hautes qualités ◀de▶ l’écrivain.
Il me plaît aujourd’hui ◀de▶ grouper quelques Poètes, des jeunes je pense, dont un caractère au moins, celui du souci ◀de▶ la langue, une certaine volonté ◀de▶ style, rend l’effort en quelque sorte significatif.
Depuis le revirement classique ◀de▶ la littérature italienne et la révélation ◀d’▶une éloquence lyrique moderne, assez haute et assez nerveuse — ce qui à mon avis est l’élément ◀de▶ la poésie ◀de▶ Carducci qui peut vraiment nous intéresser, — et depuis les efforts multiples et heureux accomplis par M. d’Annunzio, après Carducci, pour le renouveau ◀de▶ la langue, pour la formation ◀d’▶un instrument ◀d’▶expression nouveau et riche, les Poètes italiens écrivent tous à peu près une langue impeccable. Ils montrent en général un assez grand dédain des formes vulgaires, ◀de▶ l’éloquence journalière, pour que leur art atteigne presque toujours un certain degré ◀d’▶abstraction des contingences quotidiennes, ce qui est déjà un pas vers la Poésie. Souvent, cet état ◀de▶ noblesse, retrouvé dans la recherche des sujets rares et des complications subtiles, confond leur langage, le rend obscur et vide, même lorsqu’il leur arrive ◀d’▶avoir une idée intéressante à habiller ◀de▶ rythmes. Mais, malgré toute différence ◀de▶ sentiment sur les valeurs réelles ◀de▶ la poésie ◀de▶ Carducci, et sur les défauts des qualités ◀de▶ M. d’Annunzio, il est certain que ces deux écrivains ont nouvellement « fixé » la langue italienne. M. Pascoli a apporté ◀de▶ son côté une puissance ◀de▶ sincérité et une extrême précision ◀de▶ langage, qui sont la contrepartie souvent très heureuse des tendances résumées par Carducci et par M. d’Annunzio. Et tous les écrivains qui ont ou qui cherchent quelques emportements vers « le grand Art » se meuvent entre ces aînés, suivent ◀de▶ près ou ◀de▶ loin tantôt l’un, tantôt l’autre, en évoquent l’existence toujours.
Les poètes qui chérissent le pathos esthétique à la ◀d’▶◀Annunzio▶ se montrent particulièrement symbolistes. Si incroyable, et surtout si inutile que cela puisse paraître, le symbolisme, importé en Italie par M. d’Annunzio, est encore à la mode chez quelques jeunes poètes ◀d’▶Outre-Monts. Ainsi que je l’ai fait remarquer ici même, dans une ◀de▶ ces Chroniques consacrée à la jeune poésie italienne : à Rome et à Milan, il existe des groupes ◀de▶ poètes qui cherchent des rythmes nouveaux pour exprimer quelques pensées nouvelles ; à Florence, il y a deux ou trois poètes qui reprennent, avec une joie neuve, avec une vivacité neuve, les joyeuses visions florentines ◀de▶ la nature. M. F.-T. Marinetti, dans sa revue Poesia, nous a fait connaître ces poètes divers, nous a présenté en quelque sorte un tableau paradigmatique des forces poétiques répandues dans la péninsule. La Vita Letteraria, ◀de▶ Rome, nous a montré surtout le groupe romain. Mais en dehors de ces groupes, que lie une affinité au fond plus voulue par les besoins ◀de▶ la critique que réellement profonde, il y a en Italie une phalange ◀de▶ jeunes écrivains qui œuvrent en parfait isolement, ce qui n’empêche aucunement que les modes particuliers ◀de▶ leur expression permettent ◀de▶ les réunir à d’autres, par un caractère commun, ainsi qu’il m’est possible ◀de▶ le faire aujourd’hui.
Giuseppe Rino : L’Estuario delle Ombre, C. Trinchera, Messine
M. Giuseppe Rino publie L’Estuario delle ombre (L’Estuaire des ombres). Ce sont des « Symboles » que la Préface ◀de▶ M. Enrico Cardile n’explique point, mais qui, étant poésie, peuvent ne pas être expliqués. Au surplus, ce sont des poèmes ◀d’▶un verbe trop recherché, trop inutilement recherché, mais ◀d’▶une émotion idéale très souvent assez satisfaisante. L’écriture ◀d’▶annunzienne y est très évidente. Mais il y a en plus une vague pensée orientale, ondoyante entre l’Orient bouddhique et Zarathoustra, une vague qui n’émut pas l’esprit du chantre ◀de▶ l’Isotteo, et qui depuis fort peu de temps semble rythmer des âmes nombreuses en Italie. M. Enrico Cardile, l’auteur ◀de▶ la Préface, fait suivre à son nom trois initiales, séparées par deux points : ◀de▶ la F : S : L :. J’ignore le sens du cryptogramme. Mais il me révèle, après les idées et l’émotion particulière ◀de▶ la Préface, que les études occultistes reprennent en Italie une nouvelle vigueur et que maintes âmes en sont éprises et orientent avec elles leurs expressions ◀d’▶art. Quelques éditeurs, comme les frères Laterza, ◀de▶ Bari, contribuent largement à cette orientation ◀de▶ l’inspiration, par des publications ◀d’▶une importance indéniable, telle que celle des discours ◀de▶ Gothama Bouddha.
Carlo Vallini : Un Giorno, Streglio, Turin
M. Carlo Vallini, dans un « petit-poème » (poemetto), Un Jour (Un Giorno), peut affirmer :
Le Temps tournait la roueéternelle ; l’éternel retourdu ciel suivait cette tracedue, qui chasse devant elletoujours la nuit et le jour ;le Tout était l’indifférencedu Tout : mais l’intime essenceComment vit-on et meurt-onà l’ombre du Tout et du Néant ?Silence. Jamais aucun Bouddhane nous apprendra comment on vit !L’inconnu ne craint pas la lumière
Voici les préoccupations des nouveaux poètes. Elles sont logiquement métaphysiques, lorsqu’elles ne sont pas volontairement symbolistes. M. Carlo Vallini rappelle dans sa forme plutôt l’abbé Zanella ou M. Boïto, qui eurent à leur manière plus le souci ◀de▶ la pensée bien exprimée que celui ◀de▶ la forme habillant trop le vide ◀d’▶une poésie symboliste. Mais dans le poème Légende du Prince Siddharte, qui est une sorte ◀de▶ prélude ◀de▶ son recueil, il rappelle en terza-rima les plus purs fragments ◀de▶ M. d’Annunzio, en y ajoutant une préoccupation contemporaine ◀de▶ la pensée et un souci bouddhique. Tout son recueil semble un développement harmonieux ◀de▶ cette demande ◀d’▶inquiétude :
Mais quelBouddha nous apprendra comment on vit ?
Giacomo Gigli : Ombre di urbi, Pierro, Naples
M. Giacomo Gigli, dans Ombre di nubi, se montre une personnalité digne en tous points ◀d’▶être remarquée. Sa langue est pure, et son esprit est nouveau. Sa poésie a une saveur ◀d’▶originalité qui fait espérer. Elle se déroule dans une chaîne ◀d’▶images qui, si elles ne sont pas toujours puissamment neuves, si, souvent, même, elles se dérobent à notre émotion intellectuelle ou sentimentale, souvent aussi ont une vie particulière, une vie en soi, gracieuse et émouvante comme dans les bonnes strophes ◀de▶ l’Enfant bandé :
Je suis un enfant bandé :quelqu’un chemine à côté de moiet me conduit lentement par la maincomme il lui plaît.mais je sens son sang affluer sans trêve avec ma maindans sa main.Les routes par où il me conduitje ne les vois pas, mais j’aperçois une lumièreindistincte : ciel encore brûlépar le soleil disparu…
Corrado Govoni : Gli Aborti, Taddei-Soati, Ferrare
Une originalité exprimée dans une forme moins pure est celle ◀de▶ M. Corrado Govoni, auteur ◀de▶ Les Avortements (Gli Aborti), où s’étalent ◀de▶ nombreux vers-libres extrêmement libres, mais où il y a une certaine émotion, comme celle contenue dans le poème Âmes sous verre, qui peut nous intéresser à ces âmes sous verre,
semblables à des poupées riantes,semblables à un pain chaud qui se donne en aumône,semblables à un dimanche en province,semblables à un soleil hivernalsemblables à une aumônesemblables à une nostalgie
Guido Verona : Bianco Amore, Ed. ◀de▶ Poesia, Milan
M. Guido Verona, dans un élégant recueil édité par Poesia, Bianco Amore, reprend en vers blancs la tradition des conteurs lyriques italiens. Il « raconte » avec délicatesse et tord dans un nœud non toujours heureux ◀d’▶images, sa charmante histoire : variations amoureuses sur quelques esprits du Cantique des Cantiques. Le recueil se complète par quelques petits poèmes ◀d’▶une émotion un peu ancienne, mais ◀d’▶une forme correcte et doucement agréable.
Emilio Zanette : Giovanus Pascoli, Ed. ◀de▶ Poesia, Milan
Aux mêmes éditions ◀de▶ Poesia, M. Emilio Zanette publie son étude critique sur M. Giovanni Pascoli. Le grand poète y est analysé dans son apport remarquable ◀de▶ sincérité et ◀de▶ pensée, dans les éléments multiples ◀de▶ sa poésie tantôt épique, tantôt pastorale, parfois vraiment héroïque, parfois vraiment géorgique. M. Emilio Zanette est un critique dont le processus analytique est remarquable. Sa synthèse ◀de▶ l’œuvre ◀de▶ M. Pascoli cependant peut être défectueuse à notre gré, lorsque M. Emilio Zanette met en le grand poète des Poemi Conviviali l’espoir ◀d’▶un poète vraiment national, le « vates » auquel toute époque doit aspirer. Je le démontrerai lorsque j’aurai à m’occuper particulièrement ◀de▶ l’œuvre du poète moderne ◀d’▶Ulysse.
Alfredo Niceforo : Ricerche sui Contadini, Saudron, Palerme
M. Alfredo Niceforo, Professeur à l’Université ◀de▶ Lausanne, dont le public français connaît les travaux, vient de faire paraître un livre : Recherches sur les Paysans (Ricerche sui Contadini) qui a dans son œuvre une place certes essentielle. Il y a quelques mois, le 15 juillet dernier, La Revue (Ancienne Revue des Revues) publia une longue étude ◀de▶ M. Niceforo : la Race des Pauvres, qui fut très discutée. M. Niceforo a apporté à la science anthropologique une série ◀de▶ recherches, toute une orientation même, certes des plus remarquables. Il fait l’anthropologie des classes pauvres. Dans son livre récent, il montre avec une grande netteté le fond et la forme ◀de▶ ses procédés, sa méthode, où « l’esprit ◀de▶ géométrie » ◀de▶ Pascal est évident ; et les résultats ◀de▶ ses recherches, qui aboutissent à une conception particulière des deux classes en opposition et en permanence ◀de▶ combinaisons : les riches et les pauvres. Sa démonstration ◀de▶ l’infériorité intellectuelle et physique des pauvres correspond à l’affirmation métaphysique que les hommes en contact avec la matière brute (l’ouvrier) sont ◀d’▶une essence forcément inférieure à celle des hommes en contact avec la matière subtile et vibrante comme la lumière, la matière ◀de▶ l’esprit, ou qui vivent dans un milieu social organiquement élevé. Les caractères ◀de▶ cette supériorité sont précisés par M. Niceforo avec tous les détails que l’expérimentation biologique a pu mettre à sa disposition.
Memento
Marcello Taddei, un jeune poète et un publiciste des plus remarqués ◀de▶ cette élégante, fière, pensive phalange ◀d’▶écrivains jeunes, réunie à Florence il n’y a pas longtemps autour du Regno, du Leonardo, ◀de▶ Hermès, vient de mourir à l’âge ◀de▶ vingt-quatre ans. Son style ◀de▶ poète et ◀de▶ conteur était précis et noble. Il laisse quelques œuvres anthumes et posthumes, qui étaient une remarquable promesse. — Neera : Les Idées ◀d’▶une femme sur le féminisme. Mlle H. Dornstetter tr., Giard et Brière. — A. Beltramelli : Au seuil ◀de▶ la vie, Henry L. de Péréra, Hachette. — G. Urbani : Il Rosario del cuore, « La Vita Litteraria », Rome. — Eugenia Levi : Cento fra te più belle liriche tedesche (Lieder), Bemporad, Florence. — Eugenia Levi, Lirica Italiana antica, des siècles xiiie , xive et xve (avec 60 reproductions ◀de▶ sculptures, peintures, miniatures, gravures et mélodies), Bemporad, Florence. — Guido Menasci : Au Pays ◀de▶ Jadis, Préface ◀de▶ M. Pierre de Nolhac, Livourne.
Tome LXXI, numéro 256, 16 février 1908
Le voyage à Venise.
Dix-sept sonnets inspirés ◀de▶ Venise
Mein Auge liess das hohe Meer zurückeAls aus der Flut Palladios Tempel stieger.ULRICH VON PLATEN.
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
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XV
XVI
XVII
Histoire.
Cours et Conférences [extrait]
[…] Le siège ◀d’▶Anvers et l’occupation ◀d’▶Ancône furent des concessions, ◀de▶ « coûteuses
expériences » qui, jointes à d’autres intermittences et imprudences libérales,
amenèrent, après l’appui prêté à Méhémet-Ali contre la Turquie, l’exclusion ◀de▶ la France
du concert européen (15 juillet 1840). Moins ◀d’▶un an plus tard, Louis-Philippe avait
rendu à la France son rang en Europe, en reprenant les traditions ◀de▶ la politique
conservatrice. — En ce qui concerne l’Allemagne particulièrement, cette dernière
politique en eût empêché l’unité, dit M. Bainville, en s’opposant au libéralisme
intéressé ◀de▶ Frédéric-Guillaume IV et en liant partie avec l’Autriche, selon la
tradition des derniers ministres ◀de▶ l’ancienne monarchie, pour empêcher l’hégémonie
prussienne ◀de▶ s’étendre aux États allemands ◀de▶ second ordre et ◀d’▶ordre inférieur.
Ajoutez l’Italie. Sur ces deux points, essentiels en Europe, — du point de vue français
et monarchique, — M. Bainville résume heureusement ◀de▶ la sorte la politique
conservatrice ◀de▶ Louis-Philippe (politique très injustement calomniée, dit-il) :
« L’Autriche était suspecte en Italie : c’est à la France que serait confiée la
pacification italienne. La France était redoutée en Allemagne : c’est l’Autriche qui
se chargerait ◀d’▶y rétablir l’ordre. »
M. Bainville trouve « excellent » ce
programme ; nous le trouvons, nous, lucide certainement, mais complexe quant à
l’application et surtout impraticable en France, sans trop voir, d’ailleurs, en quoi il
justifiait la réputation ◀de▶ pusillanimité qui valut à Louis-Philippe, avec les fureurs
libérales, la perte ◀de▶ son trône en 1848.
Art ancien.
E. Gebhart : Botticelli (Hachette)
C’est pour un album du même genre, mais fort coûteux, que fut écrite l’étude ◀de▶ M. Émile Gebhart sur Botticelli. On a donc cru bon ◀de▶ la détacher et ◀d’▶en faire une réimpression séparée. Assurément Botticelli est l’un des peintres assez connus pour que le texte puisse au besoin se passer ◀de▶ l’image. Et ici le texte emprunte une valeur particulière au talent remarquable ◀de▶ l’écrivain, M. Émile Gebhart, qui connaît parfaitement le quattrocento et a montré Botticelli dans son milieu, suivant en cela la méthode qui fut ici même coutumière au regretté Virgile Josz dans ses travaux sur les artistes français. La vie florentine sous les Médicis trouve en M. Gebhart un historien amoureux ◀de▶ l’époque qu’il décrit. Florence est au moment où l’on aime, on rit, on chante.
Deux amants princiers, Laurent et Julien de Médicis, président au chœur des amoureux ; deux poètes, Laurent le Magnifique et Politien, en sa vingtième année, honorent les charmes des amoureuses illustres. Politien met en rimes la beauté ◀de▶ Simonetta, la belle Simonetta, femme ◀de▶ Marco Vespucci, aimée ◀de▶ Julien. Julien venait de triompher dans la joute du 28 janvier 1475, tournoi chevaleresque qui, en face de l’austère église ◀de▶ Santa Croce, au son des tambours et des fifres, parmi les étendards ◀de▶ soie, les belles dames et les pages, célébrait la Ligue éphémère ◀de▶ Florence, ◀de▶ Sixte IV, ◀de▶ Milan, ◀de▶ Venise.
Échos.
Lecture Dantis
En Italie, les « lectures ◀de▶ Dante » sont une institution traditionnelle très suivie, depuis qu’elles furent inaugurées à Florence par Boccace, en 1373, en l’église ◀de▶ Santo-Stefano al Ponte Vecchio. À Or-San-Michele, la vieille église florentine gothique, remplie ◀de▶ chefs-d’œuvre, une phalange ◀de▶ critiques et ◀d’▶écrivains lit et commente tous les ans le vieux poème ◀de▶ l’Occident.
Paris aura ses « lectures ◀de▶ Dante », à l’école des Hautes Études sociales, où M. Ricciotto Canudo commencera ses leçons le 29 février, avec le concours ◀de▶ Mme Segond-Weber, qui dira l’épisode ◀de▶ Francesca da Rimini.
Le cours ◀de▶ M. Canudo pour cette année comprend : I. Introduction à la Divine Comédie. L’Évangile moral méditerranéen. L’ordonnance architecturale et esthétique et morale ◀de▶ la vision dantesque (Audition du Ier chant du poème). — II. La hiérarchie et la plastique des passions dans la Divine Comédie. La psychologie dantesque ◀de▶ la luxure. Francesca da Rimini (Audition du chant V ◀de▶ l’Enfer). — III. La hiérarchie et la plastique des châtiments dans la Divine Comédie. La vengeance éternelle (Audition du chant XXXIII ◀de▶ l’Enfer). — IV. La peine par la loi des contraires au Purgatoire. La morale dantesque ◀de▶ la luxure. L’imprécation ◀de▶ Forèse de Donati contre les femmes ◀de▶ Florence (Audition du chant XXII du Purgatoire). — V. Psychologie ◀de▶ l’Hérésie médiévale. Les aboutissants des deux courants ◀de▶ l’Innovation au Moyen-Âge, Dante et saint François d’Assise (Audition du chant XI du Paradis).
Tome LXXII, numéro 257, 1er mars 1908
Littérature
Chronique stendhalienne ; Coffe et Cie, Milan [extrait]
[…] On trouvera, dans ce gros volume ◀de▶ 538 pages, les chapitres les plus curieux, les plus typiques ◀de▶ ses divers ouvrages […] Des Anecdotes italiennes, tirées ◀de▶ Rome, Naples et Florence, un des livres les moins connus ◀de▶ Stendhal, et peut-être le plus curieux au point de vue ◀de▶ ses idées sur la vie et sur les mœurs. A-t-on remarqué que ces mœurs si sainement immorales ◀de▶ l’Italie ◀de▶ cette époque étaient comme la continuation ◀de▶ notre xviiie siècle français, avec les nuances causées par les différences ◀de▶ climat et ◀de▶ race ? Mais on comprend l’amour ◀de▶ Stendhal pour la vie que l’on menait à Milan, et, en lisant ce beau livre, on se sent vraiment humilié ◀de▶ notre pudibonderie et ◀de▶ notre hypocrisie actuelles.
F. Baldensperger : Études ◀d’▶histoire littéraire ; Hachette [extrait]
M. Baldensperger, dans ses Études ◀d’▶Histoire littéraire, recherche
comment le xviiie
siècle expliquait l’universalité ◀de▶
la langue française. Les uns l’attribuaient aux victoires ◀de▶ la monarchie, à
l’influence personnelle ◀de▶ Louis XIV, à la création ◀de▶ l’Académie par Richelieu.
Certes, « il y a une certaine fatalité qui joint ordinairement ensemble
l’excellence des armes et celle des lettres et qui fait que la langue des peuples
est dans la plus haute splendeur sous les règnes des plus grands rois6 »
. Mais il y eut à cette prérogative ◀de▶ la langue française
d’autres causes : « Si la langue française est maintenant triomphante, écrivait
un Italien, Caraccioli, en 1776, c’est que, naturelle et concise dans ses
expressions, elle est le langage ◀de▶ la société…, il faut revenir à la langue
française quand on veut converser ; moins diffuse que toute autre, moins difficile à
prononcer, elle n’exige ni une abondance ◀de▶ mots, ni des efforts ◀de▶ gosier pour
donner du corps aux pensées. »
[…]
Histoire.
Bagneux de Villeneuve : Le baiser : l’Orgie
romaine, Daragon
Pour comprendre ce qu’il est convenu ◀d’▶appeler la corruption romaine, — par suite, pour
discerner le peu ◀d’▶intérêt historique ◀de▶ cette corruption, l’illusion ◀de▶ ceux qui y
voient on ne sait quel fait énorme et quel typique et exceptionnel facteur historique,
— pour mettre ici les choses au point, disons-nous, il n’est rien ◀de▶ tel que ◀d’▶avoir
vécu en Orient. C’est, par chance, le cas ◀de▶ l’auteur ◀de▶ ces lignes. Que voit-on,
là-bas ? C’est que les épithètes infamantes appliquées à la perversion sexuelle n’ont
rien ◀d’▶extraordinaire, qu’elles courent en quelque sorte les rues comme ici les mots du
vocabulaire poissard. Tout passant y est exposé, surtout à celles qui qualifient la
pédérastie. Quiconque a quelque habitude des choses ◀d’▶Orient sait bien cela. — À Rome,
où, sous l’Empire, l’orientalisme (qui était exactement alors ce qu’il est encore
aujourd’hui) avait tout gagné ◀de▶ proche en proche, ces épithètes, ces insultes,
employées selon la mode orientale, ne tiraient pas autrement à conséquence. Où elles ont
tiré à conséquence (surtout pour nous), c’est quand des historiens qui servaient des
rancunes politiques, les Suétone, les Tacite, les ont ramassées pour les jeter à la
figure des Césars. Mais, comme le passant des rues ◀d’▶Orient, les Césars pouvaient fort
bien ne pas justifier par leurs mœurs, si peu scrupuleuses qu’elles fussent, ces
appellations ignominieuses. Celles-ci eussent été sans grande importance, elles fussent
restées dans le goût habituellement assez anodin ◀de▶ l’époque, si elles n’eussent été
employées contre eux par des gens dont la rancune corsait cet usage en le transportant
dans la politique. C’est là l’opinion que nous avons pu entendre formuler par maint
historien sérieux. On voit donc ce qu’il y a ◀d’▶artificiel dans la réputation ◀de▶ mœurs
monstrueuses faite aux premiers Césars et à divers autres empereurs romains. Il n’y a
guère qu’Héliogabale7 qui la justifie : et on a donné beaucoup trop ◀de▶ portée aux fantaisies
malpropres ◀de▶ ce petit jeune homme qui fut, ◀de▶ toutes les façons, un être sans
conséquence. Aussi, quand on vient nous parler ◀de▶ « la ronde orgiaque des
empereurs »
, cela fait sourire. Cela fait fort bien d’ailleurs sur la
couverture ◀d’▶un recueil ◀de▶ curiosités physiologiques, curiosités qui évidemment purent
bien ne point manquer dans la Rome impériale (encore ne faut-il point en donner le
monopole à Rome impériale), aussi bien qu’à n’importe quelle autre époque très civilisée
◀de▶ l’humanité ; mais quant à croire qu’on écrit la véritable histoire en inventoriant
ces saletés, c’est autre chose.
Questions militaires et maritimes.
A. Chuquet : Le Journal ◀de▶
Desaix, in-18. Plon
Le Journal ◀de▶ Desaix, que publie M. A. Chuquet, a
trait au voyage que le général fit en Italie, en 1797. Sous les ordres ◀de▶ Moreau, Desaix
avait été l’âme ◀de▶ l’armée ◀de▶ Rhin-et-Moselle. Blessé ◀d’▶un coup de feu à la cuisse, à
l’affaire ◀de▶ Diersheim, le 20 avril 1797, il obtint un congé qu’il employa à rendre
visite à l’armée des vainqueurs ◀de▶ Lodi et ◀d’▶Arcole. Il brûlait ◀de▶ connaître
« Buonaparte », le rival ◀de▶ Moreau. Le jeune général, dont les bulletins avaient causé,
selon le mot ◀d’▶un contemporain, « une sorte ◀d’▶éblouissement »
, troublait
son imagination. Desaix quitta Strasbourg, traversa la Suisse et vint à Milan. L’heure
était favorable : l’armée ◀d’▶Italie n’était plus occupée qu’à jouir ◀de▶ ses lauriers. Son
général heureux achevait ◀de▶ négocier les préliminaires ◀de▶ la paix. Desaix fut, par
ordre, très bien reçu. Il éprouva cependant « que les généraux et le chef ◀de▶
l’état-major s’enveloppaient ◀de▶ mystère »
. Ne venait-il pas ◀de▶ l’armée
rivale ? On lui conta qu’un fourgon, contenant les archives ◀de▶ l’armée, avait été perdu
devant Mantoue. Il fallut bien se contenter ◀de▶ l’explication.
Esprit curieux, avide ◀de▶ se renseigner sur les hommes qui formaient autour de Bonaparte une cohorte ◀d’▶une jeunesse incomparable, Desaix se dédommagea en multipliant ses notes sur ces élus ◀de▶ la fortune, qui s’annonçaient comme les maîtres ◀de▶ demain. Il ne néglige ni les femmes, accourues avec Joséphine et qui se trouvaient fort nombreuses à ce moment à l’armée ◀d’▶Italie, ni les menus incidents, miettes ◀de▶ l’histoire ou traits ◀de▶ lumière, qui suffisent à reconstituer un événement. À Lodi, Desaix évoque, en quelques lignes, la scène du fameux passage ◀de▶ l’Adda. Désireux ◀de▶ s’instruire il note, comme une friandise, une conversation avec Monge, avec Chasseloup. Il crayonne ses impressions, pêle-mêle, sur l’armement des troupes, le théâtre, les fortifications, les monuments, les promenades, les mœurs milanaises, et ses notes au sujet de celles-ci sont à rapprocher ◀de▶ celles ◀de▶ Stendhal.
Ses portraits, en touches rapides, pressées, aideront à compléter la physionomie ◀de▶
certains personnages. Il écrit sur Lannes : « Brave des braves, jeune, jolie
tournure, bien fait, figure pas très revenante, criblé ◀de▶ blessures, élégant, ◀de▶ beaux
chevaux, ◀de▶ belles voitures, la plus belle ◀d’▶Italie, marié. A été à Rome : le pape lui
tendant la main pour la baiser, Lannes la prit et la serra fortement. »
Plus
loin, il nous conte une fort jolie anecdote sur ce beau Cadet ◀de▶ Gascogne ; il nous en
dit une autre, fort vilaine, sur Augereau, qui nous parait bien invraisemblable. Mais il
y a des mauvaises langues à l’armée ◀d’▶Italie ; il s’y trouve même des mécontents et des
envieux. Desaix venait de l’armée du Rhin, où l’on jalousait les vainqueurs ◀d’▶Arcole. On
se doutait que médisances ou calomnies ne tomberaient pas dans l’oreille ◀d’▶un sourd.
L’existence du journal ◀de▶ Desaix aux archives ◀de▶ la Guerre était connue depuis
longtemps : M. A. Chuquet a rendu un réel service en le publiant. Il contient un certain
nombre ◀de▶ concordances avec les Mémoires ◀de▶ Thiébault, ◀de▶ Marmont, etc., ce qu’il est
toujours agréable ◀de▶ découvrir. M. A. Chuquet a écrit une substantielle introduction qui
est une étude très complète ◀de▶ la vie et du caractère ◀de▶ Desaix. Cette belle figure ◀de▶
soldat n’en est pas diminuée, bien que M. Chuquet nous affirme que Desaix n’était point
chaste, comme l’ont laissé entendre ses panégyristes. Le savant historien a, en effet,
surpris Desaix écrivant à Larrey pour lui demander « un bon suspensoir »
.
Décidément on ne peut rien cacher à un membre ◀de▶ l’Institut.
Musées et collections.
Memento [extrait]
[…] L’Arundel Club de Londres vient de publier son quatrième portefeuille annuel. Cette Société a été fondée en 1904, par sir Martin Conway, en vue de la publication en belles héliogravures ◀de▶ peintures ou ◀d’▶œuvres d’art inédites ou peu connues, conservées principalement en Angleterre. L’album ◀de▶ cette année, qui comme ses aînés se compose ◀de▶ vingt planches accompagnées ◀de▶ brèves notices, nous offre des tableaux ◀de▶ […] Filippino Lippi (Le Centaure Chiron, au Christ Church College d’Oxford), Bonifazio (Diane et Actéon, même galerie), Giorgione (Portrait ◀d’▶homme et Adoration des bergers, ◀de▶ la collection Beaumont) […] — Les albums précédents n’étaient pas moins remarquables. Celui ◀de▶ 1906 offrait, entre autres, […] des portraits ◀de▶ Titien, ◀de▶ Velazquez, etc. — En 1905, c’étaient […] ◀de▶ beaux portraits ◀de▶ Bronzino, Giorgione, Palma le vieux, Antonio Moro […].
Tome LXXII, numéro 258, 16 mars 1908
Archéologie, voyages.
Jean de Foville : Gênes, Collection des
« Villes ◀d’▶art célèbres », Laurens, 4 fr.
Sur Gênes, M. Jean de Foville, ◀de▶ la Bibliothèque Nationale, a écrit
un des volumes les plus remarquables ◀de▶ la collection consacrée par la librairie Laurens
aux « Villes ◀d’▶art célèbres », — et à vrai dire sur un endroit que l’on ne s’attendrait
nullement à rencontrer dans la série. — Gênes en effet est essentiellement une ville ◀de▶
trafic, le grand port maritime ◀de▶ l’Italie du Nord ; mais c’est également une ville
ancienne, où l’on n’a pas trop démoli et dont les vestiges ◀d’▶art attestent la grandeur
passée. On y peut flâner ◀de▶ longues heures, explorer ses églises, parcourir ses palais,
ses musées et ses rues ; contrairement à nos villes du Nord, aujourd’hui si pauvres en
œuvres d’art, la prospérité séculaire ◀de▶ Gênes s’atteste par des monuments nombreux et
si l’on n’y rencontre pas des édifices aussi célèbres que ceux ◀de▶ Venise ou ◀de▶ Florence,
on peut affirmer néanmoins que son intérêt artistique est très supérieur à sa
réputation. — C’est d’abord la série des églises, — San Giovanni’ di Pri, San Donato,
San Matteo, San Stefano, San Agostino — qui contiennent toutes des œuvres remarquables ;
Saint-Cosme et Saint-Damien, près la tour des Embriaci, au milieu de maisons énormes du
xvie
siècle ; Santa Maria di Castello, qui possède
une admirable porte ◀de▶ sacristie et, dans une loggia attenante à l’édifice, une
délicieuse Annonciation, peinte au xve
siècle par Juste ◀d’▶Allemagne ; c’est enfin la cathédrale, San Lorenzo, qui
paraîtrait sans doute une piètre bicoque à côté des monuments gigantesques ◀de▶ Reims ou
◀d’▶Amiens, mais dont les portes sculptées ne dépareraient pas la plupart de nos églises
◀de▶ France et s’adaptent précieusement à l’architecture italienne ; où s’ouvrent ◀de▶
merveilleuses chapelles comme celle ◀de▶ Saint-Jean-Baptiste, et où le trésor recèle
nombre ◀de▶ pièces fameuses. C’est au portail ◀de▶ San Lorenzo que se trouve la curieuse
statue dite du « rémouleur », tout à fait dans le goût des statues ◀de▶ Chartres. — Vient
ensuite la série nombreuse des palais : — palais Grillo-Cattaneo, palais Saint-Georges,
multiples palais des Doria, palais Spinola, palais Pallaviccini, palais Reggio-Podesta,
palais Brignole-Durazzo, palais Balbi, palais Carega-Cataldi — permettant ◀de▶ suivre, à
travers les siècles, révolution ◀de▶ l’architecture génoise ; puis des vestiges délicieux
comme la porte Sant’Andréa, le portail du xvie
siècle,
Via degli Orefici ; le portail ◀de▶ la place San Matteo ; un dessus ◀de▶ porte, Piazzetta
San Sepulcro, — portails ◀de▶ vieux palais et ◀de▶ maisons patriciennes — et des coins
pittoresques comme la porte des Vacca, la porte du Vieux Môle, la cour et l’escalier ◀de▶
l’Université, la loggia ◀de▶ la villa Paradiso. Est-ce tout, enfin ? Non. Il reste les
galeries ◀de▶ peinture dont Gênes possède des collections admirables, où l’on retrouve, à
côté de noms presque inconnus, qui signèrent pourtant des œuvres intéressantes, ceux ◀de▶
Murillo, ◀de▶ Rubens, ◀de▶ Van Dyck, ◀de▶ Mignard. L’école génoise en fournit des séries
nombreuses et M. Jean de Foville lui a consacré des chapitres très informés. L’influence
◀de▶ l’art flamand au xviie
siècle y apparaît
incontestable, et il est agréable ◀d’▶avoir, pour visiter ces collections, un guide aussi
susceptible ◀de▶ les faire distinguer et comprendre. L’œuvre du Moyen-Âge avait été
surtout ◀de▶ bâtir des murailles, des tours et un port. La grande époque ◀de▶ Gênes fut
celle ◀d’▶André Doria, qui a son tombeau à San Matteo, et dont il subsiste entre la gare
et les quais du port marchand, à Fanolo, un palais admirable, peint à fresque au dehors
et au dedans. — Il faut ajouter du reste qu’on retrouve dans la ville, comme à Vérone
et, paraît-il, dans toute l’Italie du Nord, la décoration polychrome appliquée à
l’extérieur des édifices et, dit M. de Foville, « sous le soleil ◀de▶ ce climat,
ces trompe-l’œil ne semblent plus ◀d’▶un goût aussi mauvais qu’on le pourrait
croire »
. — Il est vrai que la polychromie fut abondamment employée à l’époque
grecque et que ◀de▶ notre France du Moyen-Âge, il subsiste encore des débris, peu nombreux
à vrai dire, ◀de▶ décoration picturale, appliquée par exemple aux façades et aux portes
des cathédrales.
Les Journaux.
Autour du Maître de Victor Hugo (Le Petit
Temps, 1er mars) [extrait]
On publie la troisième ou quatrième édition définitive des œuvres ◀de▶ Victor Hugo, ce qui prouve au moins qu’il y a encore des gens qui croient au définitif. C’est une maladie tenace. Cela indiquerait aussi qu’il y a beaucoup de bourgeois qui font relier les œuvres complètes ◀de▶ Victor Hugo, comme leurs grands-pères faisaient relier celles ◀de▶ Voltaire. La gloire littéraire, ce n’est pas ◀d’▶être lu, c’est ◀d’▶être relié. Les préfaces ◀de▶ cette nouvelle édition mériteraient cependant ◀d’▶être parcourues. C’est ce qu’a fait un rédacteur du Petit Temps qui y a trouvé des renseignements peut être inédits (sait-on jamais) sur l’envers du théâtre ◀de▶ Victor Hugo, sur la préparation et la mise à la scène ◀de▶ ses œuvres. […]
Le drame ◀de▶ Victor Hugo avait été mis en musique par Verdi sous le titre ◀de▶ Rigoletto. Or, en 1857, au Théâtre-Italien, on annonce les répétitions ◀de▶ Rigoletto. Victor Hugo avait sans doute donné son autorisation ? En aucune façon. On ne la lui avait même pas demandée, et l’eût-on sollicitée qu’il l’aurait refusée.
Hugo et les représentants ◀de▶ Verdi sont d’accord pour interdire par huissier ces représentations. Mais, coup ◀de▶ théâtre, c’est le cas ◀de▶ le dire : le directeur passe outre. Paul Meurice avertit Victor Hugo en lui racontant les faits :
« Jeudi.
« Il s’est passé lundi un fait tout à fait inouï et que personne n’eût pu prévoir… Mais pour que ma lettre vous parvienne, je supprime les commentaires et les épithètes. — Je vous écrivais dimanche que Calzado n’oserait, avant le jugement, afficher et représenter Rigoletto. Dimanche, en effet, pas ◀d’▶affiche du Théâtre Italien, quoiqu’il soit ◀d’▶usage ◀d’▶afficher dès le dimanche le spectacle du mardi. Lundi, je sors à midi. Je vais aux affiches, et qu’est-ce que je vois ?
THÉÂTRE ITALIEN
par ordre
Première représentation ◀de▶ Rigoletto
Opéra en 3 actes
Paroles ◀de▶ M. Piave, musique ◀de▶ Verdi« Je me suis arrangé de façon à me procurer une ◀de▶ ces affiches. C’est un monument, ça, c’est ◀de▶ l’histoire. Auguste vous portera cette affiche. Elle vous coûte assez cher pour qu’au moins vous la possédiez. — Par ordre ! »
Le succès fut énorme. Et Victor Hugo perdit, encore une fois, son procès ! […]
Les Théâtres.
Memento [extrait]
[…] Théâtre ◀de▶ l’Œuvre : […] Acquitté, pièce en un acte ◀de▶ M. Camillo Antona-Traversi, traduite ◀de▶ l’italien par M. Lécuyer (20 février). […]
Tome LXXII, numéro 259, 1er avril 1908
Le maître de Léonard de Vinci.
Andrea Verrocchio
Chaque époque refait l’inventaire des gloires du passé. Une sensibilité nouvelle crée un nouveau point de vue et des artistes admirés par une génération sont rabaissés trente ans plus tard. Ainsi l’on s’aperçoit aujourd’hui que Botticelli, décorateur adroit et délicieux, ne mérite tout de même pas l’enthousiasme ◀de▶ ses fervents. Il a été élevé trop haut : il ne peut plus se maintenir au rang des grands maîtres.
Les critiques ◀d’▶art qui ont une influence sur l’opinion ne sont presque jamais des spécialistes. Ils n’intéressent que par leurs idées, leur philosophie : la philosophie ◀de▶ Taine, les idées morales ◀de▶ Ruskin. Ces préoccupations étrangères à l’art les amènent à exposer des opinions systématiques qui ont tout juste la valeur ◀d’▶un beau raisonnement capable ◀de▶ reposer l’esprit par une apparence ◀de▶ justesse. Quand on visite les musées, quand on regarde les œuvres, on ne s’en contente plus. Et si, par curiosité, on consulte les ouvrages des érudits, on trouve bien des lumières dans leurs affirmations quelquefois contradictoires.
De même que des savants ont compromis la science en cherchant à la réduire en formules, les critiques, dans leur œuvre ◀de▶ vulgarisation, ont déformé l’histoire ◀de▶ l’art en la réduisant aux quelques grands noms consacrés par une renommée universelle. Il faut bien dire qu’ils y furent portés par l’ignorance où l’on était des origines ◀de▶ l’art, pour l’Italie surtout. À l’époque où Taine écrivait, on ne soupçonnait pas encore l’importance ◀de▶ l’École Siennoise. Taine, dans son Voyage, passe à Sienne un seul jour. On n’était point renseigné sur l’influence des artistes grecs, dépositaires ◀de▶ la tradition byzantine. Les époques le mieux connues n’avaient jamais été considérées avec méthode. Ce que l’on savait ne permettait pas ◀d’▶établir clairement un plan ◀d’▶ensemble.
Aujourd’hui, il est possible ◀de▶ partager l’art italien en trois périodes successives : la période byzantine, la période mystique et la période réaliste. C’est surtout dans les ateliers des bénédictins du Mont-Cassin, vers le onzième siècle, que les procédés des maîtres grecs s’assouplirent par les efforts des artistes pieux qui cherchaient à donner une expression divine aux visages. Et c’est surtout dans les ateliers ◀de▶ Florence, au quinzième siècle, que l’art, cessant ◀d’▶être mystique, commença à se transformer par l’étude précise ◀de▶ la nature.
Ces époques ◀de▶ transition sont particulièrement intéressantes. Des artistes laborieux préparent et rendent possibles les beaux génies. S’ils ne les égalent pas en perfection, ils ont souvent plus ◀de▶ puissance. Leurs audaces sont instructives.
Parmi les maîtres florentins dont les recherches ont fondé l’art moderne en lui fixant des lois dont il ne s’est guère libéré que dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, aucun n’a eu un plus grand mérite que ce Verrocchio, qui fit travailler le jeune Léonard de Vinci. La gloire du disciple a jeté une ombre sur le maître. C’est une injustice que la critique a su réparer tout récemment.
I
La statue du Colleone et l’œuvre du Tintoret nous conservent intacte l’énergie ◀de▶ Venise.
M. Maurice Barrès a eu raison ◀de▶ placer très haut ce Tintoret et ◀d’▶égaler son ardente imagination à celle des plus grands génies. Il ne fut pas seulement un travailleur fougueux : voyez ◀de▶ quelle délicatesse et ◀de▶ quelle poésie il est capable dans son Mariage ◀de▶ sainte Catherine et dans la Présentation ◀de▶ la Vierge au Temple ◀de▶ la Madonna dell’Orto. Le même homme étonne par la largeur ◀de▶ son dessin, par la vérité, par l’audace ◀de▶ ses raccourcis. On ne peut le comparer qu’à Michel-Ange. Il modernise les lointains bleuâtres du Titien. La foule, penchée au bord de l’eau pour assister au Baptême du Christ 8, semble peinte hier par quelqu’un qui n’ignorerait aucune des ressources actuelles ◀de▶ l’art.
Mais quand on découvre pour la première fois la statue équestre du condottiere Bartolomeo Colleone, la surprise et l’émotion sont encore plus grandes. Elle est ◀de▶ 1483. Lorsqu’on vient de Padoue et qu’on a gardé le souvenir des détails ◀de▶ la statue fameuse ◀de▶ Gattamelata, achevée par Donatello en 1453, on se demande quel est le génie qui, en trente années, a pu élever un art à ce point ◀de▶ perfection.
Le Colleone, en bronze, sur un haut piédestal ◀de▶ marbre, domine une petite place, à droite ◀de▶ la façade sombre ◀de▶ SS. Giovanni e Paolo, où sont les tombeaux des doges. Il est tourné vers le nord-ouest et menace l’étranger, par-delà les vieux quartiers ◀de▶ Venise et la lagune. Devant le monument, le rio dei Mendicanti laisse un espace étroit où le gondolier arrête le voyageur.
Le condottiere est en tenue ◀de▶ bataille, casqué et cuirassé. Ses jambes, raidies sur les étriers, forment avec le corps une ligne sobre qui donne une impression ◀de▶ solidité. Le dos s’appuie à peine au troussequin ouvragé ◀de▶ la selle. Par vaillance ou bravade, le bras droit est ramené en arrière dans un geste qui dégage la poitrine. Sous le heaume, le visage est très découvert. Tous les mouvements tendent à en accentuer l’énergie. On sent qu’ils obéissent au cerveau et leur dépendance grandit l’air ◀d’▶autorité du regard. L’effort ◀de▶ la pensée abaisse sur les yeux l’ombre des sourcils tendus. Les traits anguleux, les rides profondes montrent l’usure ◀de▶ l’homme ◀de▶ guerre, dur pour soi-même comme pour les autres.
Dureté poussée jusqu’à la cruauté peut-être : les mœurs ◀de▶ l’époque y obligent. La lèvre inférieure est méprisante. Il semble que ce chef soit au moment suprême ◀de▶ la lutte, quand il est déjà sûr ◀de▶ sa victoire, mais pendant qu’on la lui dispute encore.
L’essentiel, dans cette figure, c’est qu’on y voit agir une pensée forte et que les moyens ◀d’▶expression restent admirablement simples. Devant le Colleone, on évoque le souvenir du Pensieroso, qui songe douloureusement dans son cadre ◀de▶ marbre. Ici, c’est le plein air, un homme à cheval, l’esprit ferme au milieu de l’action. Ces deux œuvres, dans l’opposition ◀de▶ leurs caractères, parlent un même langage.
Sous la coupole étroite ◀de▶ la chapelle des Médicis, le chef-d’œuvre ◀de▶ Michel-Ange est sévère comme les vieilles rues ◀de▶ Florence resserrées entre des palais qui sont ◀de▶ sombres forteresses. Le Pensieroso résume la pensée profonde ◀de▶ la ville.
À Venise, le Colleone étonne davantage. Les poètes ont si souvent parlé ◀de▶ cette mollesse orientale où s’endort la ville des doges que nous les croyons quand ils disent que tout s’y effrite et meurt. Tant de vie dans ce cavalier ◀de▶ bronze et un air si terrible choquent le passant étendu dans la gondole.
Théophile Gautier lui trouva « une grande prestance », mais il ne s’arrêta guère : il était pressé ◀de▶ compter les tableaux du Titien et courait voir la Mort ◀de▶ saint Pierre, œuvre si précieuse qu’il était défendu ◀de▶ la vendre « sous peine de mort ». Un incendie l’a détruite en 1867. Peut-être la hâte du poète a-t-elle son excuse dans un pressentiment ◀de▶ cette catastrophe ?
Taine prit quelques notes. Il jugea ici « le buste trop court »
, alors
qu’à Padoue, devant le Gattamelata, il admirait toutes les
disproportions ◀de▶ l’œuvre ◀de▶ Donatello. Mais Taine était myope et les piédestaux des
deux monuments sont élevés.
Comme tant de voyageurs, il se laissait influencer par l’ascendant des grands noms. Donatello, c’est un génie reconnu, tandis que l’auteur du Colleone, Verrocchio, jusqu’à ces dernières années, ce n’était qu’un artiste très secondaire, travailleur, mais mal doué. On ne se souvenait ◀de▶ son nom que parce qu’il eut la chance ◀d’▶avoir pour élève Léonard de Vinci. À quelques œuvres ◀de▶ ce Verrocchio on accordait un certain mérite, mais on ajoutait aussitôt que Léonard, le génial enfant, avait dû y faire l’essentiel. Le maître devenait le disciple ◀de▶ son élève.
Quelques études récentes ont rétabli la vérité9. Pour apprécier Verrocchio, il suffisait ◀d’▶aller voir le Colleone. Quand un artiste est capable ◀d’▶exprimer si fortement ce qu’il a conçu on peut être sûr qu’il faut le compter parmi les plus grands maîtres ◀de▶ l’art.
II
Andrea di Cione, né à Florence en 1435, entra de bonne heure à l’atelier ◀de▶ l’orfèvre Verrocchio. Lorsque celui-ci mourut, quelques années plus tard, Andrea prit son nom, sans doute parce qu’il méritait ◀de▶ conserver sa clientèle.
Quelques ateliers ◀d’▶orfèvres fournissaient à la société florentine les œuvres d’art qui faisaient son orgueil. C’étaient en réalité des écoles ◀d’▶art. La nécessité ◀d’▶y travailler les bijoux, les pièces ◀d’▶orfèvrerie tant recherchés à une époque où l’on aimait à montrer sa richesse, obligeait ces artistes à être d’abord des artisans, sachant fondre et ciseler. Quelques-uns s’élevaient au-dessus du commun par la perfection ◀de▶ leurs travaux et par l’étendue ◀de▶ leurs connaissances.
On avait beaucoup construit au quatorzième siècle et au début du quinzième, à l’époque ◀de▶ la grande prospérité des banques et ◀de▶ l’industrie ◀de▶ Florence. Peu à peu, on garnissait ◀de▶ statues et ◀de▶ fresques les églises et les palais. Il y avait ◀de▶ la place partout. Aussi certains ateliers ◀d’▶orfèvres élargissaient de plus en plus le champ ◀de▶ leurs travaux. On y étudiait la géométrie, la perspective, la manière ◀de▶ traiter les métaux, les terres cuites et les couleurs. À l’atelier s’ajoutait un laboratoire.
Lorsque Verrocchio commence à travailler, Fra Angelico vient de mourir. Filippo Lippi, délivré des corsaires, est revenu ◀d’▶Afrique. Ses aventures, l’enlèvement et l’abandon ◀de▶ la jolie nonne Lucrezia Buti ont amusé Florence et Rome. Malgré tant de scandales, on le charge ◀de▶ décorer le chœur ◀de▶ la cathédrale ◀de▶ Prato. Son dessin a ◀de▶ la souplesse. Mais, dans le cours ◀de▶ sa vie troublée, il n’a guère eu le temps ◀d’▶étudier. Lorsqu’il essaye ◀de▶ noter les ombres exactement, on remarque ses maladresses : il ternit les belles couleurs ◀de▶ l’école ◀de▶ l’Angelico sans parvenir à marquer le relief avec netteté.
C’est une époque ◀de▶ transition. Les progrès sont ◀d’▶une rapidité extraordinaire. Parmi les aînés ◀de▶ Verrocchio, l’un des plus audacieux chercheurs était ce Paolo Doni que l’on appela Uccello à cause de son amour pour les oiseaux ; il vécut très vieux et avait déjà près de quarante ans quand Andrea naquit. Il révéla à ses contemporains les lois ◀de▶ la perspective. Le jeune Andrea dut aller en étudier l’application dans les fresques, les camaïeux alors récents du chiostro verde ◀de▶ Santa-Maria-Novella. Plusieurs générations vinrent s’y instruire. Le peintre avait traité tous ses sujets avec la seule terre verte (verdaccio) qu’on n’employait jusqu’à lui que pour les ébauches. Cette uniformité ◀de▶ couleur exigeait des subtilités nouvelles dans la valeur des tons. On y vit une réaction salutaire contre l’amour des teintes vives dont Fra Angelico ou Gozzoli coloriaient leur dessin sans assez tenir compte du jeu des ombres. Au lieu de songer à frapper l’imagination par des figures idéales, on voulait maintenant apprendre à les situer dans l’espace et à les représenter avec exactitude. Les peintres demandaient des conseils aux sculpteurs, maîtres des formes et des reliefs. Les artistes ne sont plus des croyants dont la foi tente une œuvre pieuse en donnant une grâce mystique aux figures peintes. Ils ont la volonté ◀de▶ profiter des connaissances nouvelles.
L’instruction était répandue dans toutes les classes ◀de▶ la société. Les Grecs fuyant devant les Turcs vainqueurs révélaient l’antiquité. On discutait passionnément les auteurs anciens. En 1439, un concile avait été réuni à Florence dans le but ◀de▶ rapprocher les Églises grecque et latine. La religion n’y gagna rien, mais parmi les savants envoyés pour représenter l’Église grecque, il y en eut qui prirent ◀de▶ l’influence sur l’opinion. Les érudits Giorgio Gemisto et Bessarion mirent Platon en si grande vogue que Cosme de Médicis voulut reconstituer à Florence l’antique Académie.
On put voir le savant Marsile Ficin, chanoine ◀de▶ San Lorenzo, entretenir une lampe allumée devant le buste ◀de▶ Platon. Il passa sa vie à commenter la philosophie platonicienne et à traduire en italien les textes grecs. Ces nouveautés suscitaient un grand enthousiasme, mais aussi une opposition et des critiques. Aristote gardait des défenseurs violents. Chacun voulut d’abord s’instruire pour prendre parti dans ces querelles ◀de▶ philosophes, mais les Florentins avaient trop ◀de▶ finesse pour ne pas s’en amuser très vite. Quelques-uns cherchèrent à réconcilier Platon et Aristote. La plupart trouvèrent dans l’un et dans l’autre les raisons ◀d’▶un sage scepticisme. Pendant deux ou trois générations, on se sentit l’esprit libre comme il ne l’avait jamais été depuis les jours héroïques ◀d’▶Athènes.
Les artistes ne songent plus à inspirer la piété. Leurs œuvres ne sont plus des ex-voto. Sans connaître l’art antique, on se familiarise avec les connaissances qui l’ont rendu possible. L’observation devient exacte. Elle augmente, elle perfectionne les moyens ◀d’▶expression. On ne peut pas encore imiter les anciens comme on le fera trop au siècle suivant. Alors la contemplation des chefs-d’œuvre retrouvés fixera le goût pour plusieurs siècles. La recherche individuelle se bornera aux détails. Elle produira des œuvres très belles, mais la perfection des formes visera plus au charme qu’au caractère. Un Michel-Ange réussira à élever l’art au sublime, mais son génie même annihilera pour longtemps toutes les tentatives ◀d’▶originalité.
L’époque où travaille Verrocchio est l’une des plus intéressantes ◀de▶ l’histoire ◀de▶ l’art, parce que chaque œuvre y est le résultat ◀de▶ recherches où la personnalité ◀de▶ l’auteur joue le plus grand rôle. Le milieu n’offre pas encore ◀de▶ modèles, mais seulement une atmosphère laborieuse, des enseignements nouveaux et des moyens ◀d’▶exécution qui progressent tous les jours. Cela crée des compétitions, des luttes ◀d’▶influence entre les ateliers des maîtres que l’on admire, Donatello, Ghiberti, Fra Angelico : on voit ce qui leur a manqué, on ne peut pas les copier. Circonstances favorables à l’éclosion complète ◀d’▶une belle nature ◀d’▶artiste. Verrocchio développe lentement ses dons, en restant toujours maître ◀de▶ son génie. Il a commencé par des travaux ◀d’▶orfèvrerie ; il finira par le Colleone.
III
Nous ne savons presque rien ◀de▶ sa vie. Il vécut à Florence et fit un voyage à Venise en 1483, pour y travailler au Colleone. Peut-être alla-t-il à Rome, mais il n’y reste aucune trace ◀de▶ son passage.
Lorsque Pierre de Médicis le charge ◀de▶ décorer la tombe ◀de▶ Cosme, Verrocchio n’a que vingt-neuf ans : ce qui semble démontrer qu’il se distingua assez vite, contrairement à ce qu’ont soutenu la plupart des critiques.
On sait qu’il ne se maria jamais. Les nombreux enfants ◀de▶ sa sœur remplissaient sa maison. Il étudia leurs gestes. Il examina leurs petits bras, leurs petites jambes, qui sont construits ◀d’▶une manière si mystérieuse, dans des replis ◀de▶ chair qui dissimulent l’ossature et les muscles naissants. Il nota leurs mouvements, leurs jeux ◀de▶ physionomie, qui ne sont presque pas humains parce qu’ils obéissent moins à des rudiments ◀de▶ pensée qu’à ◀de▶ simples réflexes.
Sa manière ◀de▶ représenter les enfants est tellement personnelle qu’elle a permis ◀de▶ lui attribuer avec certitude la Madone du dôme ◀de▶ Pistoia et la Madone à l’œillet ◀de▶ l’ancienne Pinacothèque ◀de▶ Munich. Vasari, qui se trompe si souvent, avait donné la première comme étant ◀de▶ Lorenzo di Credi, l’élève médiocre ◀de▶ Verrocchio. Des documents ont établi qu’elle est bien du maître lui-même. Morelli n’avait eu qu’à la regarder ◀d’▶un peu près pour en acquérir la certitude. Quant à la Madone à l’œillet, les catalogues continuent, je crois, à l’inscrire au nombre des œuvres si rares ◀de▶ Léonard de Vinci. La galerie des Offices met le même entêtement au sujet de l’Annonciation. On discute, on résiste, et la raison principale est que le nom qu’on aime le moins à rayer ◀d’▶un catalogue est celui ◀de▶ Léonard. Il y a ◀de▶ telles difficultés à pouvoir l’y inscrire. On préfère ignorer que Verrocchio, sculpteur ◀de▶ génie, est aussi l’un des peintres les plus intéressants ◀de▶ son époque.
Rien ne lui échappe. Il étudie tout. On a apporté secrètement ◀de▶ Flandre les procédés ◀de▶ la peinture à l’huile. Le farouche Andrea del Castagno a essayé, au prix ◀d’▶un meurtre, ◀d’▶en garder pour lui seul la recette. Mais les Pollajuolo et Verrocchio s’en emparent après lui. Verrocchio parvient ainsi à fixer mieux le modelé des reliefs. Il est précis à un point qui étonne encore. Saint Jean-Baptiste et Jésus dans le Baptême du Christ, le saint Zénon du Dôme de Pistoia sont des figures sévères et pensives, — pensives surtout.
Il ne faut jamais manquer une occasion ◀de▶ montrer ce que fut l’art pendant les années qui précèdent immédiatement la révélation des chefs-d’œuvre ◀de▶ l’antiquité. La résurrection ◀de▶ l’art ancien supprima en Italie cet esprit ◀de▶ recherche qui remplit ◀d’▶enthousiasme, vers 1460, Verrocchio et ses rivaux. En étudiant Verrocchio, on voit ce que produit l’observation directe ◀de▶ la nature. Pendant que Botticelli s’inspire, avec une âme ◀de▶ poète, des modèles fournis par les générations précédentes, sans avoir le goût ◀de▶ suivre l’esprit nouveau dont profite mieux l’admirable Ghirlandajo, Verrocchio poursuit des études difficiles, toujours plus parfaites. Il atteint à une si grande maîtrise que, dépassant l’expression des formes vivantes, il rend vivante la pensée.
Devant la gravité des visages qu’il peint, une gravité mélancolique tempérée par beaucoup de douceur et ◀de▶ bonté, on songe aux œuvres ◀de▶ Dürer. C’est le même réalisme dans les traits et dans les attitudes, avec quelque chose ◀de▶ réfléchi qui donne aux compositions un intérêt intellectuel. Dans l’art italien si brillant, fait pour charmer les yeux, Verrocchio est une exception curieuse. Sa forte personnalité ne consent pas à des complaisances qui rendraient plus gracieuses ses créations. Il représente honnêtement la nature comme il la voit. Il peint l’homme avec tous ses muscles, les veines saillantes sous la peau et le front plein ◀de▶ pensée.
Comme sculpteur, son souci du réalisme lui fait éviter le bas-relief. On n’en connaît qu’un ◀de▶ lui, fait pour l’autel du Baptistère ◀de▶ Florence, la Décollation ◀de▶ saint Jean-Baptiste 10. Encore les personnages qui le composent se trouvent-ils tous à peu près sur le même plan. C’était un moyen ◀d’▶éviter ◀d’▶obéir aux conventions un peu choquantes par lesquelles les sculpteurs des écoles ◀de▶ Donatello et ◀de▶ Ghiberti cherchaient à rivaliser avec les peintres pour rendre sensible la perspective. L’intérêt ◀de▶ ce bas-relief ◀de▶ Verrocchio est dans les attitudes : le bourreau a un mouvement ◀d’▶une violence admirable.
Dans la manière ◀d’▶exprimer les gestes ◀de▶ l’être qui agit, Verrocchio innove aussi. Donatello avait été un maître puissant dans l’art ◀de▶ donner à la pierre, au métal, l’apparence ◀de▶ la vie. Il représente une humanité qui connaît la souffrance et pour laquelle vivre est une tâche écrasante. C’est un pessimiste. Il ne fait guère sourire que les enfants. Le mouvement, dans ses œuvres, est retenu, un peu court. Ghiberti l’exprimait à peine : il rêvait, et ce qu’il voyait en rêvant était raide, conventionnel et banal.
Verrocchio est plus complet. La vie lui semble à la fois dure et belle. Elle est un spectacle toujours passionnant et l’artiste ne doit pas avoir ◀d’▶autre but que ◀d’▶en fixer adroitement la mobilité. Il faut que le bronze ou le marbre s’animent et donnent l’illusion ◀de▶ la vie. Étudier la nature, modeler scrupuleusement ses formes avec toute la science des écoles : voilà qui ne suffit pas encore. Il faut atteindre à une force ◀d’▶expression aussi grande que possible. Nous avons vu comment Verrocchio y réussit dans le Colleone : tout ramène l’attention vers le visage. L’effet est rendu plus puissant pour cette raison que l’artiste a donné à son œuvre une unité, à sa composition un centre.
C’est le secret ◀de▶ la beauté des quelques œuvres que nous a laissées Verrocchio. Il n’entreprit jamais ◀d’▶immenses besognes comme Donatello ou Ghiberti, mais ce que nous avons ◀de▶ lui est parfait. Sa supériorité, c’est l’art ◀de▶ composer, en se jouant des difficultés, en les surmontant si aisément qu’on ne les remarque plus dans l’ensemble. Ses chefs-d’œuvre, le Colleone, l’Incrédulité ◀de▶ saint Thomas 11, paraissent ◀d’▶une beauté sobre. Tous les détails pourtant ont été profondément travaillés, avec une recherche dont on ne s’aperçoit qu’à l’étude. Il faut voir les mains, la finesse, l’élégance des doigts que sculpte ou peint Verrocchio ! La main du Christ qui découvre sa plaie pour convaincre saint Thomas, dans ce groupe qui forme le centre ◀de▶ la façade sombre ◀d’▶Or San Michele, sur la via dei Calzaïoli ; et l’autre main levée dans un geste large ! Et la main ◀de▶ la Madone ◀de▶ Munich, qui amuse l’enfant en agitant l’œillet qu’il cherche à saisir ! On découvre presque ◀de▶ la préciosité dans ces détails, tant ils sont ◀d’▶un fini extrême, mais la composition est si habile que l’œuvre reste simplement belle.
IV
C’est à l’atelier ◀de▶ ce maître que le jeune Léonard de Vinci vint travailler vers 1470.
Vasari, écrivant au milieu du seizième siècle, parle avec une émotion religieuse des
premiers débuts du bel enfant à qui tout est facile et qui charme par sa grâce
surhumaine. « Vraiment admirable et céleste fut Léonard, fils ◀de▶ Ser Piero da
Vinci. »
Sa légende est si solidement établie que l’on peut, sans lui nuire, en contester quelques détails. D’abord, il n’y a peut-être pas lieu ◀de▶ tenir pour miraculeuse sa précocité. Il n’entre chez Verrocchio que vers 1470 et n’est inscrit qu’en 1472 sur le registre ◀de▶ la corporation des peintres. Il avait vingt ans. Or, à cet âge, Mantegna décorait ◀de▶ fresques admirables la chapelle des Eremitani à Padoue et était déjà complètement maître ◀de▶ son art. À quinze ans, Michel-Ange sculpte un masque ◀de▶ satyre qui lui vaut l’éloge ◀de▶ Laurent de Médicis. Le Pérugin peint à neuf ans, Fra Bartolommeo à dix et Andrea de Sarto dès sept ans. Heureuse époque où l’éducation artistique est si répandue que des enfants manient adroitement le pinceau, et que quelques-unes ◀de▶ leurs œuvres ◀de▶ début nous paraissent encore des chefs-d’œuvre !
Mais c’est desservir Léonard que ◀de▶ vanter sa précocité. Son génie est surtout
réfléchi. Aucun artiste n’a autant travaillé que lui, — sauf peut-être Verrocchio, son
maître. La grande culture intellectuelle qu’il acquiert peu à peu, en vivant dans les
milieux érudits ◀de▶ Florence, ses connaissances générales si approfondies qu’on peut
voir en lui un savant aussi bien qu’un artiste, toute sa science, à mesure qu’elle
s’augmente, a une action de plus en plus grande sur son œuvre. Qu’on ne nous parle
plus ◀de▶ l’ange qui lui a été attribué dans le tableau ◀de▶ Verrocchio, le
Baptême du Christ ! On ne l’a tant admiré qu’à cause de ce qu’en dit Vasari :
Verrocchio, enthousiasmé par ce travail ◀de▶ son élève, aurait jeté ses pinceaux et
renoncé pour toujours à la peinture. Les faits contredisent cette anecdote. D’après le
témoignage ◀de▶ Vasari lui-même, Verrocchio « ne se reposa jamais, s’occupant
tantôt à des peintures tantôt à des sculptures, afin d’éviter par là le dégoût
pouvant survenir par suite de l’application à un seul genre ◀de▶
travail »
.
Il continue à peindre pendant toute sa vie. M. Marcel Reymond me paraît avoir mieux interprété le texte ◀de▶ Vasari12 : Verrocchio ne laissait à personne le soin ◀de▶ concevoir et ◀de▶ dessiner ses tableaux. S’il permit à Léonard ◀de▶ travailler à l’ange du Baptême du Christ, il garde le mérite ◀d’▶en avoir fait une figure fine et délicate, mais moins intéressante pourtant que les visages du Christ et ◀de▶ saint Jean-Baptiste.
On s’est trop longtemps fié aux jugements ◀d’▶Eugène Müntz13. Aujourd’hui, il ne subsiste rien ◀de▶ tout ce qu’il inventa pour diminuer Verrocchio et grandir Léonard, comme si celui qui peignit Sainte Anne avait besoin qu’on ajoutât encore au prestige ◀de▶ sa légende !
On a reconnu que les ouvrages ◀d’▶Eugène Müntz sont détestables. Il est temps qu’on les
oublie14. On y voit soutenir que le développement du génie ◀de▶ Verrocchio serait
dû à l’influence ◀de▶ Léonard, « rapidement devenu le maître ◀de▶ son maître15 »
. C’est pour arriver à cette conclusion que l’on vante la
précocité du disciple.
Il faut bien reconnaître que les deux artistes ont une parenté ◀de▶ style et
◀d’▶inspiration. Il y a longtemps que François Rio, critique d’art trop oublié,
remarquait en eux « une même passion pour le fini des détails dans les grandes
comme dans les petites compositions, même importance attachée à la perspective et à
la géométrie dans leurs rapports avec la peinture, même goût prononcé pour la
musique, même penchant à laisser un ouvrage inachevé pour en commencer un autre, et,
ce qui est encore plus frappant, même prédilection pour le cheval ◀de▶ bataille, pour
le cheval monumental et pour les études qui s’y rapportent16 »
.
Ces ressemblances établissent que l’empreinte reçue par Léonard à l’atelier ◀de▶
Verrocchio fut plus grande qu’on n’a voulu le croire. Vasari raconte que Verrocchio
dessina « quelques têtes ◀de▶ femme ◀d’▶une si grande élégance, surtout dans
l’arrangement ◀de▶ la coiffure, que Léonard les imita toujours »
.
Mais ces dessins, retrouvés dans des collections, étaient, sont encore attribués au disciple. Et Eugène Müntz poussait ◀de▶ grands cris quand on disait qu’ils pouvaient être du maître. Le goût ◀de▶ Verrocchio ! Il s’amusait bien ◀de▶ ceux qui y croyaient !
Ce n’est pas à un tel initiateur, avec son style rocailleux et recroquevillé, que Léonard aurait demandé des modèles ◀d’▶élégance17 !
Les recherches savantes ◀de▶ Morelli, ◀de▶ M. Berenson, ◀de▶ M. Marcel Reymond ne laissent pourtant plus ◀de▶ doute. Ces visages ◀de▶ femmes, ◀d’▶une beauté si douce, avec des yeux aux paupières baissées qui alanguissent le regard et lui donnent un je ne sais quoi équivoque, mystérieux, ces visages dont, après Léonard, toutes les écoles s’inspirent, sont des études ◀de▶ Verrocchio. On y retrouve l’expression exquise ◀de▶ la Madone ◀de▶ l’Hôpital18. Figures arrondies, bien vivantes auxquelles l’artiste sait donner une finesse qui nous touche mieux que celle des sveltes personnages ◀de▶ Botticelli, dont les visages cependant sont amincis, affinés à l’extrême. Botticelli, ◀de▶ douze ans plus jeune que Verrocchio, produit une œuvre moins neuve. C’est un imaginatif qui se sert des procédés qu’on lui a appris. Il n’en cherche pas de plus parfaits. Verrocchio, au contraire, sait que l’art est perfectible dans ses moyens ◀d’▶exprimer la vie, la beauté. Eugène Müntz, que nous avons vu si injuste à son égard, finit par reconnaître ce que Léonard put gagner à étudier sous sa direction :
Le patient, laborieux et opiniâtre Verrocchio lui apprit à penser et à chercher, ce qui n’était pas peu de chose. À la fois orfèvre, perspectiviste, sculpteur, graveur, peintre et musicien, cet esprit éminemment curieux et passablement inquiet ne pouvait manquer ◀d’▶ouvrir à son élève les horizons les plus variés ; trop variés même, car l’éparpillement des forces était, dès lors, le plus grave danger qui menaçait le jeune Léonard19.
La postérité a admiré dans Léonard cet esprit occupé ◀de▶ tout et traitant tout avec intelligence et adresse. Le disciple est l’épanouissement du maître. Comme beaucoup de grands esprits qui réussissent, il ne fut pas capable ◀de▶ reconnaissance. Celui qui s’humilie en disant : « J’ai eu tel maître et j’ai appris ◀de▶ lui ce que je sais », ne devient pas un maître ◀de▶ l’avenir. Léonard, dans ses écrits, parle avec indifférence ◀de▶ la mort ◀de▶ Ser Piero, son père. Il assiste, sans un mot ◀de▶ regret, sans émotion, à la chute ◀de▶ Ludovic le More, son protecteur. On ne doit pas s’étonner qu’il ait gardé le silence sur les obligations qu’il put avoir à Verrocchio.
La critique commence à mettre quelques clartés dans l’histoire ◀de▶ l’art à Florence, au début ◀de▶ la Renaissance. On découvre ◀de▶ nouveaux noms, comme ce Francesco Botticini, dont le Tobie et les trois Archanges 20, si admirable, rappelle la manière ◀de▶ Botticelli avec un peu de la science ◀de▶ Verrocchio. Que ◀de▶ mystères encore ! On a parlé ◀d’▶un autre artiste remarquable dont on ne retrouve pas même le nom et qu’on appelle Amico di Sandro, parce qu’on croit qu’il fut l’ami ◀de▶ S. Botticelli. Longtemps encore, cette époque magnifique fournira du travail aux historiens. On a d’abord rendu justice à Verrocchio, et c’était nécessaire, puisqu’il fut un initiateur et que la plupart des artistes ◀de▶ son temps subirent ◀de▶ quelque manière son influence.
Si nous ne savons presque rien ◀de▶ précis sur sa vie, nous pouvons, grâce à Vasari, essayer ◀d’▶imaginer ce qu’il fut. Il aimait les enfants. Il travaillait. Il cherchait sans relâche. Nous avons un portrait ◀de▶ lui gravé dans les vieilles éditions ◀de▶ Vasari et on croit le reconnaître dans un portrait ◀d’▶homme ◀de▶ Lorenzo di Credi, conservé au Musée des Offices. Il est représenté comme un bourgeois bien vivant et plein ◀de▶ force. On le voyait aux fêtes du palais des Médicis. Sans doute, il n’était point sauvage. La vie lui plaisait par ses formes et par ses couleurs. Il dut aimer son époque si active, si amoureuse des arts, ◀de▶ l’érudition et ◀de▶ la science. Peut-être, à Santa-Maria del Fiore, fut-il témoin ◀de▶ la sanglante conspiration des Pazzi (1478). Il resta fidèle à Laurent de Médicis, qui profitait du pouvoir pour embellir Florence et amuser le peuple.
Mais, vers cette époque, à Ferrare, un adolescent ◀d’▶humeur sombre aima la fille ◀d’▶un exilé florentin. Leurs maisons étaient voisines. Le jeune homme trouva l’occasion ◀d’▶avouer son amour. Il fut repoussé durement parce qu’il appartenait à la moyenne bourgeoisie, alors que l’exilé florentin portait l’illustre nom des Strozzi. Une Strozzi ne pouvait pas épouser un Jérôme Savonarole.
Parce qu’il avait grandi dans la solitude, ce jeune amoureux fut incapable ◀de▶ résister à cette injure. Son orgueil le fit entrer au monastère. Déjà, ayant été conduit une seule fois au somptueux palais ducal ◀de▶ Ferrare, il n’avait pu souffrir ◀d’▶y passer inaperçu. Il prit en haine le luxe, les richesses par lesquels tant de gens indignes s’élevaient au-dessus ◀de▶ lui. Il sentait « son cœur éclater ». Le cloître exaspéra ses sentiments.
Quelques mois avant le départ ◀de▶ Verrocchio pour Venise, ce petit moine bilieux, dont
Fra Bartolommeo a immortalisé la laideur, arrive à Florence (1482) et entre à
Saint-Marc. Les fresques ◀de▶ l’Angelico n’y calmeront point ses rancunes. Il a l’air
◀d’▶une ombre plutôt que ◀d’▶un homme vivant, tant les jeûnes l’ont amaigri. Dans sa
cellule, il écrit des canzoni exaltés où son rêve ◀de▶ destruction se
précise : « Ô Dieu ! s’il était possible ◀de▶ briser ces grandes
ailes ! »
Sa parole âpre, « sans ornement et sans art »
, va répandre dans le
peuple les lieux communs ◀de▶ la révolte. On brûlera à Florence les œuvres profanes, et
l’art, égaré par les passions religieuses, n’y progressera plus.
Les Revues.
Memento [extrait]
[…]
Poesia (fascicule ◀d’▶octobre à janvier) annonce, comme dans tous ses numéros, le « triomphe du Roi Bombance », qui est un ouvrage ◀de▶ son trop modeste directeur : M. F.-T. Marinetti, — après quoi viennent des vers fort intéressants, ◀de▶ MM. Émile Bernard, Louis Thomas, Théo Varlet, M. et G. Nervat, et ◀de▶ M. Florian Parmentier, dont le poème est « impulsionniste ».
Art ancien.
Les Ferrari
L’entrée au Louvre il y a quelque temps déjà des deux peintures représentant la Nativité ◀de▶ saint Jean-Baptiste et la Déposition ◀de▶ Notre-Seigneur, classées d’abord parmi les primitifs français et revendiquées par M. Frizzoni pour Defendente Ferrari de Chivasso, a ramené l’attention sur les petites écoles du nord ◀de▶ l’Italie. Le groupe des Ferrari est précisément l’un des plus importants parmi ceux qui se rattachent à l’école ◀de▶ Verceil, mais ces peintres modestes sont demeurés presque inconnus des amateurs. La réunion des mentions ◀d’▶archives recueillies par le Père Colombo ; des articles isolés ◀de▶ Francesco Gamba sur Defendente, ◀de▶ M. Franz Riffel sur Eusebio Ferrari forment à peu près tout ce qu’on a écrit sur ce groupe, si l’on met à part Gaudenzio Ferrari, et il m’a paru assez intéressant ◀de▶ remettre en lumière ces artistes mineurs si voisins des nôtres.
Quatre peintres au moins portèrent le nom ◀de▶ Ferrari, Francesco, Eusebio, Defendente et Gaudenzio. On sait peu de chose du premier. En 1480 on le trouve à Gênes, mentionné à propos de diverses peintures. En 1504 il est revenu à Verceil ainsi qu’en fait foi un document du 9 mai ◀de▶ la même année. En 1538 et 1549, on rencontre aussi dans les archives un Francesco Ferrari de Dezana, petit village situé près de Verceil ; mais il serait nécessaire, pour ne voir en tous ces Francesco qu’un seul artiste, ◀de▶ lui prêter fort longue vie.
Eusebio Ferrari nous est mieux connu. Son père Bernardino, qui était ◀de▶ Pezzana, s’était installé à Verceil. Eusebio dut y naître vers 1470. On l’appelle souvent « frate » parce qu’il fut inscrit à l’ordre ◀de▶ Saint-François d’Assise, mais il ne persévéra pas et épousa Marie Calandra. Il était déjà assez estimé en 1508 pour pouvoir servir ◀de▶ garant à Gaudenzio Ferrari, lors du contrat passé entre celui-ci et la confrérie ◀de▶ Sainte-Anne. Trois ans plus tard, la même confrérie confia à Eusebio lui-même le soin ◀de▶ peindre la chapelle dédiée à la sainte. Il reçut pour ce travail 225 florins, mais il est difficile ◀de▶ reconnaître sa main dans les médiocres fragments qui nous sont restés. Par contre le musée ◀de▶ Mayence conserve ◀d’▶Eusebio un très beau triptyque. Un ancien autour G.-A. Ranza assure en effet qu’on gardait autrefois dans l’église Saint-Paul, à Verceil, un triptyque représentant la Nativité : l’enfant Jésus avait les doigts dans la bouche ; près de lui se trouvaient saint Joseph, la Vierge et trois anges. Sur le volet ◀de▶ gauche, saint Jérôme était représenté ; sur l’autre, l’ange gardien et un petit chien. Une description aussi précise a permis à M. Franz Riffel ◀de▶ reconnaître sans aucun doute l’ancien triptyque ◀de▶ l’église Saint-Paul dans celui qui se trouve maintenant à Mayence. Eusebio Ferri mourut en 1533.
Defendente Ferrari de Chivasso se rattache aussi à l’école ◀de▶ Verceil. Sa manière plus brillante, plus riche, plus gracieuse que celle ◀de▶ Macrino, se rapproche ◀de▶ celle ◀de▶ Gerolamo Giovenone. Ou croit que Martino Spanzotti fut son premier maître, et on a parfois attribué à ce dernier un triptyque ◀de▶ Chieri commandé en 1503 par la famille Tana. Mais cette peinture diffère sensiblement ◀d’▶une Madone ◀de▶ la pinacothèque ◀de▶ Turin, qui semble jusqu’ici la seule œuvre authentique ◀de▶ Martino.
Il faudrait donc, d’après Gamba, laisser à Defendente l’attribution du triptyque ◀de▶ Chieri. Le monogramme ◀de▶ Defendente avec la date ◀de▶ 1521 se lit sur une Adoration ◀de▶ la cathédrale ◀d’▶Ivrée ; et dans toute la contrée, à Feletto, à Avigliana, à Moncalieri, à Turin, ses peintures abondent. Le père Bruzza a d’ailleurs découvert jadis dans les archives ◀de▶ Moncalieri la convention passée en 1530 entre cette ville et le peintre pour l’exécution ◀d’▶un double triptyque destiné au grand autel ◀de▶ l’abbaye ◀de▶ Sant’Antonio di Ranverso, où on le voit encore. Defendente toucha huit cents florins et dix gros pour cette importante œuvre : il y mit son monogramme avec la date ◀de▶ 1531 et y ajouta les œuvres ◀de▶ la ville ◀de▶ Moncalieri. Bien que peignant au xvie siècle, Defendente a conservé quelques-uns des moyens des primitifs. Si son dessin est ◀d’▶une grande pureté ◀de▶ lignes et ◀de▶ modelé, si certains ◀de▶ ses types ont une grâce toute verceillaise, il continue à user ◀de▶ l’or pour les broderies, les ornements et les reliefs. Sa composition elle-même demeure traditionnelle et ne se libère que dans les petites scènes ◀de▶ la prédelle.
Le dernier des Ferrari, Gaudenzio, fut peut-être aussi élève ◀de▶ Martino Spanzotti, avec Defendente et le Sodoma. Mais comme ce dernier, il abandonna vite la manière des vieux maîtres de Verceil pour suivre les exemples des maîtres de la Renaissance. Gaudenzio Ferrari naquit à Valduggia, près Verceil, en 1481. Il alla de bonne heure travailler à Milan et à Varallo ; en 1508, il était ◀de▶ retour à Verceil et il peignait pour la congrégation ◀de▶ Sainte-Anne, une image ◀de▶ cette sainte. Peu après Gaudenzio représentait la Cène dans le réfectoire ◀de▶ Saint-Christophe et s’y inspirait ◀de▶ Léonard. En 1513 il était à Varallo, où il brossait dans l’église ◀de▶ la Madonna delle Grazie son immense fresque en vingt-et-un compartiments représentant la vie du Christ. Dès lors il avait perdu tous les caractères des primitifs, et son œuvre ne présente plus pour nous le même intérêt particulier. Gaudenzio revint assez souvent à Verceil. En 1528, il y servait ◀de▶ témoin à Gerolamo Giovenone : devant lui Gaudenzio, « fils ◀de▶ maitre Lanfranchi de Ferrariis, ◀de▶ Milan, peintre », Francesco Bagnatemi et sa femme Dorotea promettaient à Gerolamo Giovenone ◀de▶ lui verser 125 écus ◀d’▶or pour la dot ◀de▶ leur fille Apollonia. Le groupe des Giovenone est presque aussi important que celui des Ferrari et fournirait matière à une étude spéciale. Mais un peintre comme Gerolamo Giovenone a déjà une personnalité italienne, ou verceillaise, nettement marquée, et la confusion entre ces travaux et ceux ◀d’▶un primitif français ne paraît guère possible, ainsi que cela a pu se produire pour les deux tableaux du Louvre.
Lettres italiennes
Anniversaire ◀de▶ la mort ◀de▶ Carducci
L’Anniversaire ◀de▶ la mort ◀de▶ Carducci a été commémoré au Collège ◀de▶ France par le « monde officiel ». Carducci, dont une des principales qualités fut celle ◀d’▶être, pendant la période virile ◀de▶ sa vie, un homme plein ◀de▶ dédain pour tout apparat officiel, eût certes condamné ses nouveaux adeptes dithyrambiques et les eût peut-être chassés du Temple. En tous cas, ces comités italo-français, qui semblent se charger ◀de▶ fournir à Paris un surplus ◀de▶ mauvaises statues, dont Paris n’a vraiment pas besoin, ont commémoré à leur manière celui qu’on appelle le dernier grand poète italien, et entre deux musiques militaires et une dizaine ◀de▶ discours, Mlle Cæcilia Vellini a noblement dit les trop pathétiques sonnets ◀de▶ Ça ira, vigoureusement traduits par M. Jean de Bonnefon, et le plâtre du poète a été couronné.
Lectura Dantis
En même temps, inaugurant la première Lectura Dantis créée à Paris, l’École des Hautes Études Sociales honorait, sans statues ni musiques militaires, devant le « monde intellectuel », le grand Poète méditerranéen et gothique, par l’interprétation méthodique du Poème qui est l’Évangile moral ◀de▶ la race méditerranéenne.
Paris s’intéresse aux manifestations ◀de▶ la vie italienne. On applaudit dans la capitale moderne méditerranéenne les acteurs siciliens, on y exalte et on y bafoue M. Ferrero, l’historien à la critique souple, ou M. Fogazzaro. On y attend une tragédie ◀de▶ M. d’Annunzio, et on laisse déranger l’harmonie gothique du square ◀de▶ Notre-Dame par l’imposition blanchâtre ◀d’▶un mauvais Goldoni. On y publie ◀de▶ bons et ◀de▶ mauvais livres ◀de▶ documentation italienne. On y traduit des livres médiocres et on remplit ◀d’▶eux le feuilleton ◀de▶ quelques grands quotidiens. En même temps, par l’effort constant ◀de▶ quelques penseurs universitaires géniaux, ou ◀de▶ philosophes et ◀de▶ poètes nouveaux, l’élite intellectuelle française arrive à avoir une connaissance assez précise ◀de▶ l’état d’âme ◀de▶ l’élite intellectuelle italienne. On apprécie la volonté esthétique et littéraire nouvelle qui anime les phalanges des jeunes artistes italiens, et les conclusions dernières des jeunes philosophes ou des jeunes esthéticiens ◀d’▶outre-monts. Il y a entente spirituelle entre les deux pays. Dans un temps non lointain, on arrivera peut-être à saisir, à travers les œuvres jetées en trop grand nombre sur le marché parisien depuis quelques années, les rapports qui lient l’Italie intellectuelle très laborieuse à l’avenir fécond et ceux qui la retiennent dans un présent plus ou moins stérile. Il y a donc entente et il y a aussi attente.
La mort ◀de▶ Edmond de Amicis
Par cela même, la mort ◀de▶ Edmond De Amicis n’est pas passée inaperçue en France.
On connaissait cet écrivain, qui était un des auteurs les plus célèbres ◀de▶ l’Italie contemporaine. On savait que c’était un auteur populaire, nullement artiste, nullement créateur, nullement philosophe. Un écrivain sentimental, sentimentalement simple et simplement « bourgeois », dans le sens le plus complet ◀de▶ ce mot admirablement significatif.
Edmond de Amicis fut cela. Des générations entières se sont émues, s’émouvront, sur ses pages nombreuses, où tremble perpétuellement la petite larme que Hello dédaignait avec ◀de▶ si hauts arguments. Les tendances ◀de▶ notre pensée contemporaine sont plus hautaines, plus puissantes, plus saines, plus vigoureuses, que celles des générations immédiatement précédentes. Stirner, Hello, Nietzsche, ont extrait ◀de▶ la plaie bourgeoise la tumeur pathétique, celle qui se manifeste par les symptômes connus du larmoiement et du frisson ◀de▶ la pitié. Poètes et prosateurs, en phalanges compactes, ont été guéris ◀de▶ l’impitoyable mal ◀de▶ la pitié, mais la grosse partie des foules dites intellectuelles s’est soustraite à l’action des grands chirurgiens du xixe siècle. Edmond de Amicis put ainsi réaliser avec ses livres les plus gros succès ◀de▶ librairies ◀de▶ l’Italie, puisque son livre Cœur, traduit même en japonais, a atteint, et je crois dépassé, le 300e mille ◀de▶ l’édition italienne.
Contre l’action fort amoindrissante exercée par une telle littérature sur la sensibilité générale, il fut un homme en Italie qui leva sa voix avec un dédain furieux, dantesque. Carducci méprisa ◀de▶ Amicis, qu’il appela avec une extrême justesse Edmond des Langueurs. Mais la voix ◀de▶ Carducci se perdit dans le tumulte sourd des sanglots contenus. Les petites larmes empêchèrent les yeux du public ◀de▶ voir le geste du poète républicain qui les menaçait. Et tous les journaux italiens, les illustres quotidiens qui font les renommées et empêchent les gloires (qui facilitent énormément et quotidiennement les descentes ◀de▶ leurs grands hommes, en les flattant dans leurs menus instincts et en les empêchant par cela même ◀de▶ s’efforcer vers la conquête ◀d’▶une gloire plus digne), nous répètent à loisir que ◀de▶ Amicis a réalisé « les plus gros succès libraires ◀de▶ l’Italie contemporaine ». L’écrivain est mort peut-être riche, et certainement célèbre. La presse assure que l’Italie l’a « pleuré » ; on ne voit dans les lignes funéraires des journaux que l’affirmation ◀d’▶une grande douleur, ◀de▶ larmes nombreuses, ◀de▶ pleurs interminables, pour l’illustre défunt. La gloire ◀de▶ celui-ci n’est pas venue toutefois couronner son incomparable succès.
Les qualités réelles ◀de▶ l’écrivain sont cependant remarquables. ◀De▶ Amicis, évocateur ◀de▶ l’âme militaire, ◀de▶ l’âme des enfants, et ◀de▶ l’âme des pays qu’il visita (la Hollande, le Maroc, Constantinople), se contenta ◀de▶ représenter dans une langue simple la simplicité touchante ◀de▶ ses sentiments. Il est appréciable par la sincérité ◀de▶ ses fantaisies, et surtout par la naïveté ◀de▶ sa psychologie. On ne peut pas lire un ◀de▶ ses livres sans être ému, ainsi qu’on ne peut pas assister à un fait-divers douloureux qui frappe violemment notre sensibilité sur notre route, sans être secoué par le frisson ◀de▶ la pitié. C’est le triomphe inéluctable du pathétique. Nul ne peut se vanter ◀de▶ ne point le connaître, à moins ◀d’▶avoir cette âme puissamment seule, et par cela même ondoyante sur les limites ◀de▶ l’insociabilité des fous et ◀de▶ l’individualisme criminel, que le vulgaire désigne par le nom vague ◀d’▶égoïsme. C’est, je le répète, le triomphe du pathétique. Ce n’est pas précisément ◀de▶ l’art.
L’œuvre ◀de▶ Edmond de Amicis est toute pathétique. Elle a un caractère ◀de▶ grandeur, dans sa quantité et, dans ses qualités, ◀de▶ simplicité sentimentale. Au point de vue ◀de▶ la réalisation, elle a sans doute une place importante dans la littérature italienne. Car Edmond de Amicis reste un admirable conteur ◀de▶ la bonne lignée manzonienne, sans avoir toutefois l’étendue ◀de▶ la pensée du seul grand romantique italien du siècle dernier. ◀De▶ Amicis fut un conteur que tous peuvent lire avec émotion. Dans l’artiste il y a l’homme, naturellement : tout artiste subit les ondoiements ◀de▶ la sensibilité ◀de▶ l’homme qui est en lui ; tout artiste peut donc dédaigner la faculté pathétique ◀de▶ ◀De▶ Amicis, et peut en même temps contribuer à son succès, en s’en émouvant comme homme.
En le comprenant dans ses justes proportions, en l’enfermant dans ses justes limites, Edmond de Amicis demeure sans nul contredit un des plus grands écrivains ◀de▶ l’Italie contemporaine.
Robert Ardigò
Les philosophes, les écrivains, les penseurs, les amateurs positivistes et les anticléricaux ont fêté le quatre-vingtième anniversaire ◀de▶ M. Robert Ardigò, « le plus illustre positiviste italien ».
La vie ◀de▶ M. Robert Ardigò est très belle. Et il en impose par cette somme ◀de▶ travail et ◀d’▶années ◀d’▶effort et ◀de▶ volonté que tout homme très âgé représente, et qui est au fond du culte universel ◀de▶ la vieillesse. En outre, M. Robert Ardigò, grand penseur ◀de▶ la lignée devenue désormais surannée des précurseurs positivistes ◀de▶ notre culture, a contribué largement à ce mouvement ◀de▶ libération spirituelle qui fut un noble dogme ◀de▶ révolution il y a un demi-siècle, et qui reste très exploité, mais dégénéré, dans le langage anticlérical ◀de▶ tout pays.
M. Robert Ardigò est, à l’étranger, l’homme représentatif ◀de▶ la philosophie italienne. Il a éduqué ◀de▶ très nombreux penseurs, dont M. Enrico Ferri est le plus bruyant et le plus intéressant. La science et l’intuition individuelles sont à la base ◀de▶ ses recherches positivistes. Et même en ne l’aimant pas aujourd’hui pour sa philosophie, on doit reconnaître ses grandes qualités ◀de▶ psychologue qui considère la psychologie comme science positive. On ne doit pas méconnaître les qualités ◀de▶ sa recherche constante des « formations matérielles », pour élever l’édifice idéologique ◀de▶ l’analyse philosophique, religieuse, morale, où il révèle son effort, qui ne fut pas des moindres dans l’histoire ◀de▶ la pensée du xixe siècle, pour atteindre la Synthèse idéale, que la science positive d’ailleurs n’a pas encore atteinte, faute de lyrisme.
Memento
Arturo Onofri : Poemi tragici, chez l’Auteur, Rome. — Enrico Corredini : Carlotta Corday, Pierro, Naples. — Francesco Chiesa : Liriche, Nuova Antologia, Rome. — Neera : Les Idées ◀d’▶une femme sur le Féminisme, Giard et Brière, Paris. — Aurelio Ugolini : Viburnia, « La Vita Letteraria », Rome. — Mario Morasso : Domus Aurea, Bocca Frères, Turin. — G. Prezzolini : Il Cattolicismo rosso, Ricciardi, Naples.
Tome LXXIII, numéro 261, 1er mai 1908
Histoire.
Gabriel de Mun : Richelieu et la
Maison ◀de▶ Savoie ; Plon-Nourrit
C’est dans une vallée ◀de▶ l’Italie septentrionale, qui s’étend du col du Stelvio au lac ◀de▶ Côme, sur une longueur ◀d’▶environ cent kilomètres, c’est dans ce passage ◀de▶ la Valteline qui fait communiquer le Milanais avec le Tyrol, qu’il faut placer l’axe, pour ainsi dire, ◀de▶ la formidable politique extérieure ◀de▶ Richelieu, notamment ◀de▶ sa politique antiespagnole. Par cette vallée seule pouvait s’opérer, depuis le traité ◀de▶ Lyon (1601) qui cédait la Bresse à la France, la jonction des deux branches ◀de▶ la maison ◀de▶ Habsbourg, jonction qui, si elle se fût faite, si le duché ◀de▶ Milan et le Tyrol eussent été réunis, eût renouvelé pour la France des dangers comparables à ceux ◀de▶ la puissance ◀de▶ Charles-Quint. Les Ligues grises (Grisons) étaient en possession ◀de▶ la Valteline. L’Espagne souleva contre elles ce pays en 1620 ; mais en 1626 Richelieu replaça la Valteline sous la domination des Ligues, ce qui était proclamer sa neutralité. Les Grisons et la Suisse cependant, à eux seuls, ne suffisaient pas à assurer cette neutralité : il y fallait encore le bon vouloir du duc de Savoie, véritable gardien des passages des Alpes. Ce dernier point obtenu, Richelieu, tranquille sur ses derrières, pouvait attaquer l’Autriche en tête et en flanc, s’engager à fond dans la Guerre ◀de▶ Trente Ans.
C’est sur cette politique ◀de▶ Richelieu avec la Maison ◀de▶ Savoie, politique assez connue dans ses grandes lignes, mais restée obscure dans maints détails, et par là encore sujette à des appréciations erronées, que M. Gabriel de Mun s’est efforcé ◀de▶ faire la lumière. On sait que Victor-Amédée Ier devint et resta, par les traités ◀de▶ Chérasque (1631) et ◀de▶ Rivoli (1635), notre allié. En d’autres termes, Richelieu avait dès lors étendu sur la Maison ◀de▶ Savoie sa lourde protection. C’est à sauvegarder et à développer ces résultats que les agents du Cardinal s’appliquèrent, auprès de Victor-Amédée Ier d’abord, puis, après sa mort soudaine en 1637, auprès de sa veuve Marie-Christine (propre sœur ◀de▶ Louis XIII), devenue régente ◀de▶ Savoie durant la minorité ◀de▶ Charles-Emmanuel II. M. de Mun a montré que tout le mérite ◀de▶ ces négociations, que couronna le renouvellement du traité ◀de▶ Rivoli, revient à un agent jusqu’ici assez malfamé ◀de▶ Richelieu, à l’ambassadeur Particelli d’Hémery. Ce personnage fut de bonne heure calomnié dans son rôle ◀d’▶ambassadeur par le P. Monod. un agent piémontais, et par le surintendant des finances Bullion, avec qui il eut des démêlés financiers et dont la mauvaise volonté, aujourd’hui évidente, contraria singulièrement la politique ◀de▶ Richelieu en Piémont. Sous Mazarin, les nouvelles inimitiés que s’attira ◀d’▶Hémery, accusé à tort ou à raison de dilapidations, ne furent point pour faire revenir l’opinion à des vues plus justes, tout au moins sur son rôle auprès de Marie-Christine, rôle en réalité fort méritoire, comme il appert ◀de▶ cet ouvrage appuyé sur une documentation très sérieuse. La réhabilitation entreprise par M. de Mun et l’intérêt ◀de▶ son livre, parce qu’elle renouvelle du même coup le sujet en quelques-unes ◀de▶ ses principales parties, notamment la chute du P. Monod, la confirmation du traité ◀de▶ Rivoli et le rôle du surintendant Bullion.
Le Mouvement scientifique
Auerbach : La Localisation du talent musical, Archiv für anatomie und physiologie [extrait]
La question ◀de▶ la localisation dans des régions spéciales du cerveau des diverses fonctions intellectuelles est encore fort discutée. On se souvient des communications contradictoires qui ont été faites au dernier Congrès ◀de▶ psychologie (Rome, 1905) par Paul Flechsig, ◀de▶ Leipzig, Mingazzini, Henschen, et Ezio Sciamanna de Rome. Pour Flechsig, toute la région frontale correspondrait aux associations les plus élevées,aux sentiments ◀de▶ la personnalité, ◀de▶ la conscience ◀de▶ soi, du self control, et à la zone préfrontale surtout ressortirait l’action volontaire. Sciamanna contesta cette opinion. Il présenta deux Macaques chez lesquels il avait opéré l’ablation des lobes préfrontaux des deux côtés sans qu’il en résultât presque aucun trouble, ni changement dans leurs habitudes, dans leur personnalité. Le savant italien pense que les fonctions intellectuelles supérieures doivent être plutôt le résultat du fonctionnement régulier et harmonique ◀de▶ la masse cérébrale intégrale et que les troubles apparaissant à la suite de toute lésion seraient attribuables à une rupture ◀de▶ cette harmonie ◀d’▶ensemble. […]
Ceni : L’Influence du cerveau sur les phénomènes ◀de▶ la procréation, Archives italiennes ◀de▶ biologie, 1907
Je reviens à la biologie, et à l’influence encore si mystérieuse que le cerveau exerce sur tout l’organisme et la vie végétative. On doit à M. Ceni, professeur à l’Université ◀de▶ Modène, des expériences fort curieuses relatives à l’influence du cerveau sur les phénomènes ◀de▶ la procréation. Chez des poulets, on détruit au thermo-cautère une partie ◀de▶ l’écorce cérébrale ; il en résulte des troubles fonctionnels passagers qui se dissipent presque totalement dans la suite ; au bout d’un certain temps, les animaux recouvrent la physionomie et la démarche normales, ils s’alimentent, voient et entendent, conservent l’instinct sexuel. Malgré cela, le nombre des œufs pondus diminue ◀de▶ beaucoup, et au bout d’une ou ◀de▶ deux années les coqs finissent par succomber dans un état ◀de▶ dépression très prononcé ; il y a alors une atrophie marquée des organes sexuels. Mais la descendance est encore plus profondément atteinte ; il y a des morts précoces dans l’œuf, des retards du développement, ◀de▶ nombreuses anomalies ; les rares poussins qui sortent ◀de▶ l’œuf sont des hydrocéphales, des microcéphales, présentant des asymétries crâniennes.
Ainsi le cerveau exercerait directement une influence sur les éléments sexuels, ovule et spermatozoïde ; ces éléments recevraient en quelque sorte une certaine force latente ◀de▶ l’écorce cérébrale, force qui se manifesterait plus tard au cours du développement. Il y aurait une corrélation étroite entre la génération et le fonctionnement ◀de▶ la partie du système nerveux central qui préside aux manifestations les plus nobles et les plus élevées ◀de▶ la vie animale.
Nous touchons là à une des questions les plus importantes et les plus discutées ◀de▶ la biologie moderne. On a distingué dans tout organisme deux parts : le soma, c’est-à-dire le corps, et le germen, c’est-à-dire les éléments reproducteurs, et on a cherché jusqu’à quel point les modifications du soma pouvaient avoir un retentissement sur le germen. Certains biologistes ont donné une réponse négative à cette question. Dans le soma, une des parties les plus instables, les plus impressionnables est le système nerveux, surtout dans la région du cerveau proprement dit, qui est considéré comme le siège des facultés psychiques supérieures. On voit immédiatement l’intérêt des expériences ◀de▶ Ceni.
Les Revues.
L’Occident : M. A. Mithouard, sur l’architecture
vénitienne
Dans l’Occident (mars), M. Adrien Mithouard étudie l’architecture à Venise. Nous lui sommes redevables ◀d’▶observations nouvelles sur un sujet inépuisable :
On peut constater par exemple dans la Procession ◀de▶ Gentile Bellini, qui est à l’Académie, que les bâtiments ◀de▶ la place Saint-Marc qui se trouvaient à la place des Nouvelles Procuraties allaient rejoindre le pied du Campanile du côté nord. La place Saint-Marc formait donc autrefois, bien que la basilique ne fût point située dans l’axe, un parallélogramme à peu près régulier. Que fait Scamozzi en construisant les Nouvelles Procuraties ? Il supprime le parallélisme, élargit la place ◀d’▶un côté, recule la façade du monument nouveau en arrière du Campanile : le parallélogramme devient ce trapèze ◀d’▶un effet magique qui offre au-devant ◀de▶ Saint-Marc une perspective ◀de▶ théâtre.
Les deux lions en relief qui ressortent si grossièrement devant une perspective puérile des deux côtés ◀de▶ la porte ◀de▶ la Scuola de San-Marco, sont ◀d’▶un mauvais goût ! C’est qu’ils entendent bien attirer l’attention. Il faut qu’on les regarde. Cependant ils n’ont point été mis là par un ◀de▶ ces gothiques vénitiens, prompts à la fantaisie. Ils sont ◀de▶ Tullio Lombardo lui-même, oui ◀de▶ l’un ◀de▶ ces Lombardi à qui nous devons des monuments ◀d’▶un goût si pur.
Voilà qui me livre décidément le secret ◀de▶ l’architecte vénitien. Il tient à m’étonner, il veut que je me pâme. Il me fait une déclaration hardie. Il cherche mon œil. Il y a en lui un peintre qui s’ignore.
Il a, comme pas un autre, le sentiment des valeurs. Il ne prétend point me donner des impressions ◀de▶ sécurité, ◀de▶ majesté, ◀de▶ recueillement. Il se préoccupe seulement ◀de▶ faire ressortir l’un par l’autre le clair et le foncé. Le roman, l’ogive française, l’ogive arabe, le gothique allemand, le gothique italien, l’art ◀de▶ la Renaissance se mélangent sur les palais du Grand-Canal.
Plus loin, M. A. Mithouard remarque :
Comme je m’étonnais ◀de▶ voir la jolie façade du palais Dario se présenter de guingois, déformée comme une broderie mal tendue, on m’expliqua que le palais tombant en ruine, elle avait été démontée, numérotée pierre par pierre et rapportée ensuite devant une construction nouvelle. Singulier état d’esprit : les Vénitiens pensent avoir tout sauvé en préservant une marqueterie. Ils reportent une façade, comme on rentoile un tableau.
Le soin ◀de▶ la façade est bien en effet leur unique affaire. Les palais du Grand-Canal n’offrent ◀d’▶intérêt que ◀de▶ ce côté-là. À droite, à gauche, en arrière, ils sont mitoyens à d’autres palais ou donnent sur des ruelles étroites. Ils ne peuvent s’éclairer latéralement. Lorsque par hasard on peut en voir un ◀de▶ profil, on s’aperçoit que cette façade constitue un mur indépendant. Ligotée, avilie, étouffée sans consistance, la bâtisse qui est en arrière est sans liaison intime avec elle ; elle n’y fait point sentir sa présence et n’y marque point la saillie ◀de▶ ses membres. Dès lors plus ◀de▶ prétextes aux décrochements, aux rondes-bosses et à la sculpture. Rien ne contrarie les placages.
Elle est si merveilleusement située, cette façade, avec ses marbres allumant des incendies dans l’eau ! Ses profils n’importent, que l’eau doit mélanger sans fin dans ses reflets. L’eau qui bouge ne veut que des ombres et des lumières, des ors et des rubis. Regardez la Ca ◀d’▶Oro, maison ◀d’▶aubépine. Pouvait-on rien imaginer de plus heureux que ◀de▶ la border ◀d’▶un découpage ◀de▶ pierre qui pendît à l’envers dans le canal comme du point à la rose ?
Valeurs opposées, couleurs brillantes, riches dessins, jeu ◀de▶ clartés, c’est l’orgueil unique ◀de▶ ces illustres façades que la patine même du temps les faisant plus belles à mesure qu’elles deviennent plus caduques, harmonise ◀de▶ la même façon que les vieux tableaux ◀de▶ maîtres.
Musées et collections.
Au musée du Louvre : acquisition ◀d’▶un nouveau tableau du
Greco ; prêt ◀d’▶un Titien [extrait]
1er mai 1908
152-159
153
[…]
Un autre tableau, peinture ◀de▶ l’école vénitienne à son apogée et pour laquelle il n’est peut-être pas téméraire ◀de▶ prononcer le grand nom ◀de▶ Titien, vient de prendre place également dans notre galerie nationale, mais pour un temps seulement : M. le comte Potocki, qui avait prêté l’an dernier au Louvre, comme gage ◀de▶ ses généreuses intentions pour l’avenir, l’admirable Portrait ◀de▶ Rembrandt dont nous avons parlé à cette même place, n’a pas voulu reprendre son trésor sans lui en substituer un autre, et, grâce à ce procédé délicat, nous allons jouir pendant plusieurs mois ◀d’▶un nouveau chef-d’œuvre. C’en est un, vraiment, que ce portrait ◀d’▶un patricien représenté à mi-jambes, tête nue, en armure noire richement damasquinée ◀d’▶or, avec le collier ◀de▶ la Toison ◀d’▶Or au cou, et à qui un jeune page tend son casque. L’allure pleine ◀d’▶orgueil et ◀de▶ mâle énergie du personnage, où certains ont voulu voir Alphonse d’Este, duc de Ferrare, protecteur ◀de▶ Titien, l’accent robuste du dessin et du coloris font ◀de▶ cette image une ◀de▶ ces créations pleines ◀d’▶autorité qu’envient les musées, et il faut souhaiter que le nôtre, grâce à la générosité ◀de▶ M. le comte Potocki, s’en enrichisse un jour définitivement.
Tome LXXIII, numéro 262, 16 mai 1908
Dante-Gabriel Rossetti le poète
S’il n’est point malaisé ◀de▶ définir les caractères communs qui impriment à chaque période littéraire ◀d’▶un même pays les ressemblances ◀d’▶une physionomie générale, à considérer dans son ensemble l’admirable production poétique du xixe siècle en Angleterre, l’œuvre, autant que la personne, ◀de▶ Dante Gabriel Rossetti apparaîtra tout d’abord exceptionnelle.
Affiné ◀de▶ culture, éperdu ◀d’▶enthousiasme et ◀de▶ foi en présence de toutes les manifestations humaines ◀de▶ la beauté, il a affirmé, à maintes reprises, une admiration absolue pour plusieurs ◀de▶ ses devanciers et ◀de▶ ses contemporains. On a ◀de▶ lui des sonnets où il a célébré Thomas Chatterton, William Blake, qu’il fut un des premiers à découvrir et à louer, Coleridge, Keats, Shelley ; on a relevé, dans certains ◀de▶ ses rythmes, dans certaines ◀de▶ ses métaphores, des traces ◀de▶ parenté avec Browning et avec Tennyson. Mais on ne saurait tirer argument ◀de▶ prétextes aussi légers et aussi momentanés pour en inférer que le développement ◀de▶ son individualité poétique ait subi, ◀de▶ façon déterminante, la marque ◀de▶ leur direction et ◀de▶ leur influence.
D’après l’unanime témoignage ◀de▶ tous ceux qui ont connu Rossetti, il n’a jamais subi aucun ascendant, et c’est lui, au contraire, dont la personnalité s’imposait si impérieusement sans qu’il y songeât, que les plus désireux ◀de▶ ne se point laisser réduire et maîtriser, Ruskin et William Morris, étaient contraints, quelque fidèle que demeurât à son égard leur ferveur, ◀de▶ s’éloigner pour échapper à la fascination ◀de▶ sa causerie et ◀de▶ sa présence.
Nul génie humain ne s’est jamais formé tout entier ◀de▶ ses seules ressources. Rossetti se dérobe à toute action ◀de▶ ses proches, mais il recherche, il accueille la leçon et l’exemple que lui donnent, du fond ◀d’▶un passé lointain, des poètes savants ou des poètes ingénus. Il tient à la tradition anglaise par son goût des vieilles ballades populaires ; il étudie dans François Villon les poèmes ◀de▶ la vieille France, et c’est surtout l’Italie primitive qui l’attire, le façonne et le tient.
Par les particularités ◀de▶ son origine et ◀de▶ son éducation, par les tendances ◀de▶ son
tempérament, par les aspirations ◀de▶ son art, Rossetti, selon la parole ◀de▶ Ruskin,
n’était pas un Anglais, mais « un Italien tourmenté dans l’Inferno de Londres »
. Il vivait avec les Florentins primitifs plutôt
que parmi les Anglais actuels. Aussi est-il bien naturel que le premier ouvrage
littéraire qui ait paru sous son nom soit une traduction universellement admirée : les Premiers Poètes italiens depuis Ciullo d’Acalmo jusqu’à Dante, avec la
traduction ◀de▶ la Vie Nouvelle ◀de▶ Dante. Ce livre fut plus tard réimprimé sous un
titre plus simple : Dante et son cercle.
Rossetti était né à Londres, le 12 mai 1828. Son père, ancien conservateur du musée ◀de▶
Naples, poète violemment politique et satirique, avait dû fuir sa patrie en 1821, et,
après avoir mené la misérable vie du proscrit à Malte et en Angleterre, s’était marié et
établi à Londres, ayant pour ressources ◀d’▶y donner des leçons ◀de▶ langue et ◀de▶
littérature italiennes. Sa maison était ouverte à tous les réfugiés et à tous les
artistes ◀de▶ la terre natale ; Dante-Gabriel se souvenait ◀d’▶y avoir vu passer, enfant,
aussi bien les révolutionnaires Mazzini et Antonio Panizzi que Paganini le violoniste.
Tous étaient avec ardeur patriotes et libres penseurs ; ils vouaient à l’exécration les
tyrans, les Autrichiens, le pape, la maison ◀de▶ Bourbon ; puis ils vantaient l’art
italien, ou ils écoutaient le père Rossetti épiloguer sur quelque livre nouveau, dont il
pouvait dire, éloge suprême ! qu’il le trouvait « sommamente
mistico »
.
Ce milieu ◀de▶ fièvre et ◀de▶ passion exerça sur l’existence du poète une double impression durable. Il fut promptement excédé des déclamations dont il ne comprenait pas le sens, le charme et l’opportunité ; elles formaient dans son esprit, avec le goût ◀de▶ quelques bas assouvissements, le nœud et le but ◀de▶ toute préoccupation ◀d’▶ordre politique. Jamais il n’est revenu sur cette première opinion. Pourquoi, au surplus, aurait-il changé ? Comment aurait-il pris intérêt aux aspects modernes ◀de▶ gouvernement, ◀d’▶oppression et ◀de▶ révolte, lui qui, ◀de▶ toute l’énergie ◀de▶ son imagination, aurait parfaitement vécu, artisan plutôt que citoyen, dans quelque cité toscane, aux temps ◀de▶ l’humaniste Ange Politien ou des peintres Benozzo Gozzoli et Sandro Botticelli ? C’est aux seuls artistes ◀de▶ Florence que Rossetti ressemble, et il a pu du plus grand ◀de▶ tous, porter sans indignité le lourd et glorieux prénom : Dante.
L’esprit ◀de▶ Dante animait toute la maison des Rossetti. Le père avait écrit un commentaire ◀de▶ la Divine Comédie : dans chaque chant, dans chaque tercet, dans chaque vers il avait, plein ◀d’▶une ingéniosité convaincue, poursuivi le sens mystique immédiatement applicable aux misères, aux hontes, aux aspirations et aux revendications ◀de▶ l’Italie actuelle. À cette conception étrange il ramenait toute chose dans sa vie ; sans cesse il en parlait, et, comme, en dépit de l’absurdité du système, il connaissait, évoquait, déclamait à merveille le souverain poème, la famille entière brûlait avec lui ◀d’▶un enthousiasme égal.
Dante-Gabriel avait bien tenté ◀de▶ résister ; il n’admettait pas qu’on lui imposât une admiration, mais il fut bientôt conquis, comme l’avaient été, avant lui, son frère et ses deux sœurs. Dès lors il subit l’inspiration commune : la plupart de ses tableaux sont des évocations dantesques ; il a traduit la Vie nouvelle ; un ◀de▶ ses premiers poèmes décrit les jours ◀d’▶exil que Dante passa à Vérone auprès de Can Grande della Scala, et son œuvre la plus marquante, la Maison ◀de▶ vie, c’est, dit un critique, la Vie nouvelle continuée.
En dehors de cette initiation continuelle à la plus haute pensée italienne, il semble
que les études littéraires ◀de▶ Rossetti aient été brèves et rapides. Il passa peu de
temps au King’s College avant de fréquenter l’atelier ◀de▶ dessin du
peintre Cary, la salle des antiques ◀de▶ l’Académie royale. Mais, littérateur et peintre,
il n’était point ◀d’▶un tempérament qui se pliât au joug ◀d’▶un enseignement régulier ; rien
ne comptait à ses yeux que ce qu’il découvrait par lui-même. Toute contrainte lui était
odieuse, et il pouvait dire, quelques années plus tard, à son frère William :
« Dès qu’une chose m’est imposée comme une obligation, mon aptitude à la faire
disparaît. Ce que je dois faire est ce que je ne peux pas faire. »
Même dans l’atelier ◀de▶ Ford-Madox Brown où, sur sa demande, il entra en 1848, pour
avoir avec émerveillement aperçu dans ses tableaux « une recherche ◀de▶ beauté
émotionnelle »
, il sut se dérober à toute discipline et à toute obligation
◀d’▶assiduité. Chez lui, pour déjouer l’exclusivisme ardent ◀de▶ son père, c’était sur les
poètes primitifs ◀de▶ l’Angleterre qu’il portait ses études, ou bien il découvrait, avec
un croissant enthousiasme, Keats, Browning et Shelley.
On s’est beaucoup demandé en Angleterre si le peintre, chez lui, avait précédé le
poète, si ses tableaux constituent une illustration ◀de▶ ses idées poétiques, ou ses
poèmes un développement littéraire ◀de▶ ses intentions picturales. Puis, on s’est
satisfait à l’aide de cette formule facile : « Rossetti est le plus poète des
peintres, le plus peintre des poètes. »
Ce n’est point résoudre la question,
mais l’éluder.
Elle serait ◀d’▶importance essentielle, cependant, s’il n’était hors de doute, pour qui connaît un peu sa biographie, que Rossetti était à la fois peintre et poète ; il l’était, pour ainsi dire, ◀de▶ naissance. Quand sa famille le contraignit, par les habituelles considérations ◀d’▶ordre économique, à s’adonner à la peinture comme à un métier qui pourrait devenir lucratif, il n’eut pas à se résigner, il acquiesça à cette résolution, mais les exigences nouvelles ◀d’▶un apprentissage sérieux ne purent pas l’empêcher ◀de▶ se livrer, pendant les heures ◀de▶ la nuit, à la composition littéraire.
En 1849, avec Holman Hunt et Millais, il fondait la confrérie préraphaélite pour
« ramener l’art à la conscience ◀de▶ sa haute mission idéaliste et au respect ◀de▶
la vérité dans la ligne et dans la couleur »
. Il créait, en même temps, un
journal, the Germ, afin de revendiquer pour la poésie « la
situation à laquelle son grand développement dans la littérature anglaise lui donne un
droit absolu »
. Mais le journal passa inaperçu, il disparut après quelques
numéros qui contiennent, outre des dessins ◀de▶ Ford-Madox Brown, ◀de▶ Hunt, ◀de▶ Millais, des
articles critiques ou des poésies ◀de▶ Coventy Patmore, ◀de▶ William Bell Scott, ◀de▶ Woolner,
◀de▶ Dante-Gabriel Rossetti, ◀de▶ Christina Rossetti, son illustre sœur, ◀de▶ William-Michaël
Rossetti, son frère, qui avait assumé la direction.
Il n’y a pas lieu ici ◀d’▶examiner l’importance ◀de▶ Rossetti en tant que peintre, quoique,
comme a écrit un ◀de▶ ses biographes, M. Knight, il soit chez lui « difficile
◀d’▶envisager séparément les deux formes ◀d’▶art, étroitement liées comme elles le sont,
s’aidant et s’expliquant mutuellement… Chez lui, le tableau continuellement engendra
le poème, et inversement »
. Si bien que nous le voyons souvent peindre un rêve
poétique, transcrire en vers maint tableau ◀de▶ lui-même ou des maîtres qu’il révérait.
C’est ainsi qu’il fut amené à résumer en quelques sonnets ses plus fortes impressions du
musée du Louvre ; entre autres :
POUR UNE PASTORALE VÉNITIENNE
par Giorgione
(au Louvre).Encore, plongez lentement le vase — et encore, penchez-vousEt écoutez comme sur ces bords l’onde y soupireÀ contre-cœur. Chut ! Par-delà toute profondeur, au loin,Attristés par la plénitude du plaisir. — Où égare-t-elleY mettant une moue, tandis que sous l’ombrage l’herbeEst fraîche à son flanc nu. Laissez !
Mais le rythme ◀d’▶un tel sonnet, si précieusement mesuré et brisé par intervalles, échappe à tout essai ◀de▶ traduction avouable ; la mystérieuse atmosphère qui l’enveloppe évoque avec une précision délicate et presque décrit l’admirable peinture, et fait songer, d’autre part, à quelques-unes des images, si nettes et si fluides, ◀de▶ Paul Verlaine dans Sagesse :
Ô, va prier contre l’orage, va prier,
ou bien :
En dépit du charme immatériel ◀de▶ l’expression, devant nos yeux se dressent ◀de▶ fermes apparitions plastiques, et c’est l’effet incantatoire ◀de▶ ce que Rossetti, à l’exemple des grands poètes ◀de▶ tous les temps et ◀de▶ tous les pays, estime la première nécessité ◀d’▶un poème, à savoir : qu’il doit constituer, avant tout, un chant.
Les tentatives faites en vers pour narrer, pour enseigner, même pour décrire resteraient à jamais vaines et, en leur totalité, caduques, si ◀de▶ grands génies, incapables ◀de▶ se tromper tout à fait, n’eussent, bien heureusement emportés par l’élan ◀de▶ leurs natives facultés au-delà ◀de▶ leur vouloir, mêlé à leurs fables, à leurs récits, à leurs leçons un peu du bienfaisant poison ◀d’▶un pur lyrisme.
Combien ◀de▶ lettrés même, se méprenant sur la nature essentiellement mélodique et incantatoire ◀d’▶un poème, auront à la lecture ou à l’audition objecté ◀de▶ bonne foi : « C’est peut-être fort beau, mais je n’ai pas compris… » Comme s’il s’était jamais agi ◀de▶ comprendre ! Il faut sentir. Pour qu’on ait pu comprendre, il faudrait avoir expliqué, et le lyrisme a horreur des explications. Prenez les plus grands poèmes : je songe à certaines parties du Paradis Perdu, ou, récent exemple, aux tirades ◀d’▶élucidation mythique dans la Tétralogie wagnérienne, elles nous apparaissent avec un caractère spécial ◀de▶ chose factice et ennuyeuse, ce sont des sortes ◀de▶ conférences ou ◀de▶ cours en dehors de l’action ou du développement des caractères ; cela n’appartient pas au poème.
Sans doute pourrait-on citer les Géorgiques par exemple, ou, pour rester en Angleterre, les Contes ◀de▶ Canterbury, où les explications sont si bien fondues dans l’action qu’elles y deviennent supportables et presque invisibles. Stéphane Mallarmé prétendait que les scènes des Sorcières, devraient être jouées devant le rideau, parce qu’elles forment comme des conférences préparatoires, une sorte ◀d’▶élaboration mystérieuse et rituelle où se tissent les péripéties du drame.
Les hommes ◀d’▶à présent sont tristement persuadés ◀de▶ la nécessité ◀de▶ pouvoir fredonner l’air qu’ils viennent ◀d’▶entendre au concert ou à l’Opéra, ◀de▶ trouver un sujet au tableau qu’on leur montre, ou ◀de▶ comprendre un poème. Cette exigence provient sans doute ◀d’▶une habitude invétérée : la musique adoucit les mœurs ; un tableau est un précepte moral ; un poème doit être éducateur. Certains ont réagi ; on commence à entrevoir que la mission ◀de▶ l’art est tout autre et bien supérieure. Il nous enlève à nous-mêmes, ou, plutôt, et au lieu de nous faire analyser, comme fait la science, à l’aide de comparaisons extérieures et palpables, il fait que, tout à coup, dégagés des contingences, nous nous sommes entrevus, dans la sérénité primitive ◀de▶ nos attitudes et ◀de▶ nos gestes, et nous avons vu surgir la source originelle ◀de▶ nos bonheurs et ◀de▶ nos douleurs, ◀de▶ nos passions, ◀de▶ nos joies, ◀de▶ nos tristesses.
Par les artifices ◀d’▶une présentation magique, les dramaturges exaltent les protagonistes ◀de▶ leurs fictions ; les lyriques purs les isolent ◀de▶ leur milieu.
Dans le Sonnet sur Giorgione et presque dans toute son œuvre, Rossetti suggère des réminiscences qu’il ne détermina qu’à l’aide ◀d’▶allusions lointaines. Cependant, comme toute autre, l’œuvre ◀de▶ Rossetti est marquée ◀de▶ quelques tares. Il a aussi, avant de se connaître et ◀de▶ se posséder tout entier, tenté l’impossible, ou, pour mieux dire, avili les limites ◀de▶ son art. Il a narré et décrit ; il a expliqué, par exemple, l’exil ◀de▶ Dante à Vérone, ou défini, en critique méticuleux plutôt qu’en poète, le génie ◀de▶ Chatterton. Mais ce sont des erreurs exceptionnelles, et, si l’on omet le seul Keats, nul poète n’a été, en Angleterre, plus limpidement, plus continûment lyrique que Rossetti. Dans le principe, son œuvre se ressent ◀d’▶une attentive étude des ballades primitives. Quoiqu’il ne donne le nom ◀de▶ ballades qu’à trois poèmes : Rose-Mary, le Navire Blanc, la Tragédie du Roi, il faut, dit l’excellent critique, M. Benson, ranger dans la même catégorie : Sœur Hélène, le Bourdon et la Besace, la Cité ◀de▶ Troie, le Séjour ◀d’▶Eden, Stratton-Water. Dans tous ces poèmes, quelque épisode ◀d’▶histoire ou ◀de▶ légende se trouve être narré par un contemporain — c’est la caractéristique des vieilles ballades anglaises — et Rossetti se plaît à y rafraîchir ◀de▶ sentiments plus modernes des tours archaïques, des cadences tantôt pathétiques, tantôt naïves.
Dans toutes ces œuvres, ce qui appartient en propre à Rossetti, c’est, outre des qualités ◀d’▶imagination sentimentale et une singulière fraîcheur ◀d’▶élocution, la volupté délicate et gracieuse dont il revêt, en les évoquant, les visions diverses ◀de▶ la figure féminine.
Les penseurs du Moyen-Âge se plaisaient à idéaliser leurs conceptions les plus abstruses sous l’apparence harmonieuse ◀de▶ la beauté humaine et les peintres ont pu, grâce à ce goût du symbole vivant, nous montrer, tour à tour, le gracieux ou le grave visage ◀de▶ la Théologie, ◀de▶ l’Astronomie, ◀de▶ l’Arithmétique, ◀de▶ la Grammaire, ◀de▶ la Dialectique. Nous éprouvons quelque peine à nous représenter, aussi bien les sciences positives que les spéculatives, sous des aspects plastiques si séduisants. Mais le culte intellectuel ◀de▶ la femme était, en ces époques ◀de▶ confuses et ◀d’▶enthousiastes recherches, si universel et si transcendant que, pareille à la Béatrice du divin poète, elle apparaît, dans toutes les circonstances ◀de▶ la vie humaine, comme l’unique inspiratrice, émanation ◀de▶ Dieu, comme le guide qui ne saurait égarer, comme le guerdon suprême dont l’accueil final et le sourire récompensent les meilleurs et les plus grands. Les poètes ont doué de plus ◀de▶ souplesse toutes les figurations allégoriques ; Dante et Pétrarque en ont confondu le mirage orgueilleux avec l’exaltation ◀de▶ leurs regrets et ◀de▶ leurs désirs conscients à l’égard de l’adolescente par la mort ravie ou ◀de▶ l’amante lointaine qui ne s’est pas livrée.
Souvenirs ◀d’▶études italiennes ou intuition ◀de▶ son propre fonds, Dante-Gabriel Rossetti adore, du même culte, celle en qui il situe toujours la plus haute signification ◀d’▶incorruptible beauté, ◀de▶ tendresse et ◀de▶ candide savoir. Si elle est morte, ravie, toute jeune, à l’extase ◀de▶ ceux qui l’ont admirée ici-bas, dans les demeures célestes élue pour son innocence et sa sagesse, elle songe à qui l’a sur terre délicieusement aimée, et, en attendant ◀de▶ l’accueillir dans la joie à ses côtés, elle veille sur lui pieusement. La Damoiselle Élue, dont M. Gabriel Sarrazin a donné, en 1885, dans ses Poètes modernes ◀de▶ l’Angleterre, une version fragmentaire21, révéla à la France l’œuvre ◀de▶ Rossetti, et exerça sur le naissant mouvement ◀de▶ poésie symboliste une très appréciable influence. Bien des artistes s’en sont souvenus, et M. Claude Debussy a tissu, pour en soutenir la déclamation, un ◀de▶ ses plus délicats entrelacs ◀d’▶harmonie nette et subtile.
J’en donne ici un essai ◀de▶ traduction nouvelle :
LA DAMOISELLE ÉLUE
La damoiselle élue se pencha dehorsSes yeux étaient plus profonds que la profondeurDes eaux apaisées le soir ;Elle avait dans sa main trois lys,Et les étoiles dans ses cheveux étaient sept.Sa robe flottante du fermoir à l’ourlet,Nulle fleur brodée ne l’ornait,Et pour son service justement portée ;Sa chevelure qui tombait sur son dosÉtait jaune comme le blé mûr.Il lui semblait qu’à peine un jour elle eût étéL’émerveillement n’avait point encore quittéCe si calme regard, le sien ;Pourtant, pour ceux qu’elle avait laissés, ce jourAvait compté dix années.… Mais à présent, et à cet endroitEst toute tombée vers mon visage…Ce n’est rien : la chute automnale des feuilles,L’année entière disparaît à grands pas.)Où elle se tenait debout,Par Dieu bâti sur la profondeur claire,Qui est l’Espace commencé,À peine pouvait-elle voir le soleil.C’est dans le Ciel, à traversL’Éther, comme un pont.Le vide jusqu’au bas, où cette terreTourne en rond, comme un moucheron agité.Répétaient à jamais entre euxLeurs noms nouveaux, avec ravissement ;Et les âmes en montant vers DieuEt encore elle s’inclina et se penchaEn dehors du charme qui l’entourait,Si longtemps que son sein dut faireChaude la barrière où elle s’appuyait,Et que les lys gisent comme endormisLe temps semblable au pouls battre ardemmentÀ travers tous les mondes. Son regard luttait toujoursDans l’abîme pour y frayerSon sentier ; et soudain elle parla, commeLes étoiles quand elles chantent dans leurs sphères.Le soleil était, alors, disparu ; la lune anneléeÉtait pareille à une plumeElle parla à travers l’air calme.Sa voix était comme la voix que les étoilesAvaient lorsque ensemble elles chantaient.Là, ses accents ne s’efforçaient-ils pasAu bas de tout l’escalier faisant écho ?)« Je voudrais qu’il pût venir à moiEt il viendra », dit-elle.« N’ai-je point prié dans le ciel sur la terre,Seigneur, Seigneur, n’a-t-il point prié ?Deux prières ne sont-elles pas une force parfaite ?Et vais-je avoir la peur ?« Quand autour de son cou l’auréole s’attacheraJe lui prendrai la main, et j’irai avec luiNous y entrerons comme dans un courant« Nous nous tiendrons tous deux à côté de cet autel,Occulte, voilé, invisible,Dont les lampes sont animées continuellementPar la prière adressée à Dieu ;Et nous verrons nos anciennes prières exaucées, se fondreChacune comme un nuage faible.« Tous deux nous nous reposerons à l’ombre deCet arbre mystique vivantDans la secrète croissance duquel la ColombeEst parfois, on le sent,Lorsque chaque feuille que Ses plumes touchentDit Son nom distinctement.« Et moi, moi-même, je lui veux apprendre,Moi-même, ainsi me reposant,Les chants que je chante ici ; et sa voixS’arrêtant, apaisée et lenteTrouvera à chaque pause quelque chose sueOu quelque nouvelle chose à savoir ! »(Hélas ! Nous deux, nous deux, dis-tu !Oui, tu étais une seule avec moiCette fois-là, jadis. Mais Dieu élèvera-t-ilÀ l’unité sans finL’âme dont la ressemblance avec ton âmeN’était que son amour pour toi ?)« Nous deux », dit-elle, « nous chercherons les bosquetsOù est Madame Marie,Avec ses cinq servantes, dont les nomsSont cinq douces symphonies :Cécile, Gertrude, Madeleine,Marguerite et Rosalys.« En cercle elles sont assises, les cheveux serrés,Et le front enguirlandé ;Dans la fine toile blanche comme la flammeElles tissent le fil doréQui tout juste viennent de naître, étant morts.« Il craindra peut-être, et sera muet :Alors je poserai ma joueSans en être une fois confuse ni faible :Et la chère mère approuveraMa fierté, et me laissera parler.« Elle-même nous conduira, la main dans la main,À celui autour de qui toutes les âmesInclinées avec leurs auréoles ;Et les anges nous accueillant chanterontSur leurs cithares et leurs citoles.« Là j’implorerai Christ notre SeigneurÀ ce point pour lui et pour moi ; —Comme alors autrefois, pour toujours désormais,Ensemble, moi et lui. »Elle regarda, elle écouta, et puis elle dit,Dans ses paroles moins triste que douce :— « Tout ceci sera quand il viendra. » Elle cessa.La lumière tressaillit vers elle, emplieDu fort envol égal des anges.Ses yeux priaient, et elle sourit.(Je vis son sourire.) Mais bientôt leur sentierFut vague dans les sphères lointaines :Et alors elle jeta ses bras au longDes barrières dorées,Elle mit son visage entre ses mainsEt pleura. (J’entendis ses pleurs.)
Ces vers, ◀d’▶un sentiment si nouveau et si spécial, ◀d’▶une facture si sûre et si personnelle, ont paru, pour la première fois, en 1870, dans le recueil alors intitulé : Poèmes, par Dante-Gabriel Rossetti. Ils dataient ◀de▶ l’adolescence du poète. M. Benson croit en pouvoir fixer la composition en 1846. Rossetti avait 18 ans. Mais, dans tous les cas, il les a, à plusieurs reprises, améliorés ou changés, et ◀de▶ certaines strophes on possède plusieurs leçons successivement rejetées. Tous les poèmes ◀de▶ Rossetti ont supporté un traitement analogue, et néanmoins il s’en est fallu ◀de▶ peu qu’un grand nombre aient disparu sans pouvoir jamais être publiés !
Rossetti vivait à l’écart ◀de▶ tout groupement, indépendant ◀de▶ toute coterie. Après avoir exposé en 1849 et en 1850, écœuré ◀d’▶avoir été pris à partie violemment, entre autres par une attaque ◀de▶ Charles Dickens, déconcerté par une sorte ◀d’▶incompréhension volontaire du public, il avait renoncé à montrer ses ouvrages. Mais des amateurs éclairés les recherchaient, s’empressaient dans son atelier et emportaient, à prix ◀d’▶or, ses tableaux à mesure qu’il les produisait. Inconnu ◀de▶ la foule, Rossetti était célèbre. Quant aux poèmes, il en donnait lecture, simplement, et, dit-on, admirablement, à un petit cercle ◀d’▶amis intimes, sensibles à leur charme délicat, sincères dans l’éloge, et prêts à ne rien cacher ◀de▶ leurs sentiments quand ils y découvraient quelque tare ou quelque défaillance.
Pour parfaire cette vie tranquille et heureuse, il avait épousé en 1860, miss Elisabeth-Eleanor Siddal, que, huit ans auparavant, il avait rencontrée et qui réalisa, tout aussitôt, à ses yeux, au plus haut degré, l’idée ◀de▶ la perfection physique et intellectuelle. Elle figure dans la plupart des tableaux du peintre, et le poète fait surgir ses traits bien définis et reconnaissables dans tout le prestige caressant ◀de▶ ses poèmes les plus beaux. C’est une femme ◀de▶ taille élancée, flexible, dont le visage pâle, dans les grands flots tombant ◀d’▶une somptueuse chevelure châtain clair ou sombre, s’anime ◀d’▶une expression à la fois rêveuse et énergique. Les profonds yeux gris brûlent intérieurement ◀de▶ passion : la flamme secrète des mystiques amours y rayonne, ou une obscure souffrance en atténue la splendeur. La mâchoire est fortement marquée ; les lèvres rouges ont quelque chose ◀de▶ sensuel.
Ce type, Rossetti l’avait dès longtemps pressenti, il l’achève à la ressemblance ◀de▶ sa femme, comme, plus tard, il le reconnaîtra chez Mme William Morris. Il s’est imposé, non sans modifications ◀de▶ détails, à toute l’école préraphaélite ; on le retrouve chez Burne-Jones.
Il caractérise tout entier l’idéal esthétique du poète. Dans sa recherche ◀d’▶une forme supérieure ◀de▶ la beauté féminine, il interrogeait la réalité vivante pour y découvrir les signes évidents ◀d’▶une beauté immatérielle. Tout l’élan ◀de▶ ses ferveurs, toute une force ◀d’▶amour montait ◀de▶ son cœur dans l’adoration terrestre ◀de▶ la femme, parce que, par le rayonnement que projettent sur nous l’éclat ◀de▶ son corps souple et fier, la pureté ◀de▶ son regard, la grâce ◀de▶ ses gestes et ◀de▶ ses pas, elle nous est la seule révélation ◀de▶ l’universelle splendeur. Pour sensuel que s’avère un tel culte, l’objet en demeure permanent, insaisissable et purement spirituel.
Rossetti goûtait un bonheur absolu. Mais l’union ne fut pas, hélas ! ◀de▶ durée bien longue. Sa femme était languissante, et, deux ans à peine après qu’il l’eût épousée, elle mourut, au mois ◀de▶ février 1862. L’existence devint pour lui un deuil torturant et une souffrance odieuse. Il végéta longtemps dans une torpeur à peine lucide, se désintéressant ◀de▶ tout, ◀de▶ l’art et ◀de▶ lui-même, sans pensée ni sentiment ◀d’▶aucune sorte.
En vain des amis le pressèrent-ils ; il ne répondait pas lorsqu’ils lui parlaient ◀de▶ ses vers. Ses vers ! pour elle ils avaient été écrits, elle les aimait, et il en avait pieusement déposé le manuscrit unique dans le cercueil, sous la tête ◀de▶ la morte. Au bout de sept ans seulement il céda aux sollicitations ; il permit qu’on rouvrît la bière, et le pauvre cahier ◀de▶ vers fut repris, déjà endommagé et en partie détruit.
Rossetti le compléta, l’amenda, y ajouta quelques poèmes nouveaux, et c’est ainsi qu’il parut, enfin, en 1870.
Peu de livres ont obtenu du public lettré une faveur aussi immédiate et aussi générale. Rossetti fut tout de suite tenu pour un des plus grands poètes vivants ◀de▶ l’Angleterre. Swinburne fougueusement l’exalta, dans la Fortnightly Review. Mais comme il était sensible aux éloges mérités, la moindre critique qui portait à faux suffisait à le déconcerter. Il s’en produisit une, véhémente et injuste, dans la Contemporary Review ◀d’▶octobre 1871. Sous le double titre : l’École ◀de▶ poésie charnelle. — Dante-Gabriel Rossetti —, l’auteur inconnu, qui signait Thomas Maitland, dénonçait avec violence la prétendue corruption ◀de▶ cette œuvre (bien que personne encore ne s’en fût avisé), et prenait la défense des bonnes mœurs littéraires anglaises. La niaise imputation, dont la gravité en pays protestant est toujours considérable, blessa le poète profondément. Il trouva néanmoins en lui-même le courage ◀de▶ dominer son impression pour réfuter point par point, dans l’Athenæum, les calomnies perfides. Mais le coup était porté, toute sa vie Rossetti le ressentit, encore que le pamphlétaire, qui n’était autre que le poète Robert Buchanan, reconnût loyalement, en se démasquant, qu’il s’était trompé.
Tous les Anglais auraient pu s’y méprendre, Rossetti différait ◀d’▶eux sur trop ◀de▶ points. D’abord, cette extase dantesque en contemplation immobile devant la femme révélatrice ◀de▶ l’Infini ! Dans la forme humaine la beauté visible atteint son apogée ; elle est ◀d’▶elle-même adorable, quoiqu’elle ne soit que le signe ◀d’▶une beauté supérieure.
L’idéal anglais a toujours été plus proche et plus direct : Morris est animé par l’amour ◀de▶ la terre bonne et propice ; Browning s’arrête à l’excellence et à la grandeur ◀de▶ l’effort humain ; Swinburne, le passionné puissant, clame ses adorations et ses désespoirs ; Tennyson est un artiste merveilleusement raisonnable et délicat. Chez aucun on ne trouve cette sorte ◀d’▶arrière-vue qui forme la conception ◀de▶ Rossetti et celle des Italiens primitifs.
De plus, Rossetti, qui observe si finement les mobiles expressions du visage, ne s’arrête presque jamais au spectacle de l’existence extérieure. La pitié inspirée par des choses quotidiennes, qui est au fond des sentiments et des pensées ◀de▶ tout artiste, ne s’est extériorisée chez lui, comme motif immédiat ◀de▶ l’œuvre, que dans un ◀de▶ ses tableaux : Retrouvé, dans un ◀de▶ ses poèmes, Jenny, où fiévreusement s’évoquent les réflexions ◀d’▶un vivant devant le sommeil ◀d’▶une pauvre femme ◀de▶ plaisir. Tout au plus pourrait-on y joindre la Dernière confession, histoire du meurtre ◀d’▶une femme par son amant délaissé, en Lombardie, pendant une période confuse ◀de▶ révolte contre l’occupation autrichienne.
La nature — ce que nous appelons ◀de▶ ce nom — n’attirait guère l’attention ◀de▶ Rossetti ; il est peu sorti ◀de▶ Londres, n’a connu la campagne que par des séjours très brefs à Kelmscott, chez William Morris, ou ailleurs quand il y était forcé par l’état précaire ◀de▶ sa santé. Les paysages ◀de▶ ses vers sont construits dans son imagination ; ce sont des jardins ◀de▶ rêve, pleins ◀de▶ douces lumières qui coulent sur les pelouses, et ◀de▶ grands arbres touffus.
Pour la réalisation formelle, Tennyson n’eut pas, au même degré, la préoccupation scrupuleuse ◀d’▶images franches, neuves et vraies, ◀d’▶un rythme aussi précis, ◀de▶ l’achèvement aussi parfait ◀d’▶un poème. ◀De▶ Rossetti c’est le souci unique ; l’art seul l’intéresse, tout ce qui n’est pas purement l’art lui répugne : il ne rêve jamais ◀d’▶améliorer l’humanité, ◀de▶ lui ouvrir le sentier du bonheur, non plus que ◀d’▶élucider quelque grand mystère ◀de▶ la philosophie.
Après le triomphe ◀de▶ son livre, sans négliger son beau labeur ◀de▶ peintre, il reprit, il compléta son travail poétique. En 1881 parut l’édition complète, en deux volumes, le premier intitulé : Ballades et Sonnets et Poèmes le second.
Ce second volume contient la magnifique série des cent un sonnets qui forme son œuvre la plus typique et plus significative. Un essai ◀de▶ traduction française, par Mme Clémence Couve, en fut publié, en 1887, chez l’éditeur Lemerre. C’est la Maison ◀de▶ Vie, dont quelques parties avaient été montrées en 1870, mais qui ne fut achevée que plus tard.
Dans les angoisses ◀de▶ ses années suprêmes, dans son espérance renouvelée ◀d’▶une existence sublime au-delà ◀de▶ la mort, où il serait accueilli par l’amour épuré, divinisé, ◀de▶ celle dont il regrettait, ici-bas, la disparition, sa manière s’était élargie, son lyrisme faisait entendre une voix plus anxieuse et plus pénétrante, qui touchait aux harmonies les plus suaves ◀de▶ la poésie grecque et ◀de▶ la poésie italienne.
La Maison ◀de▶ Vie, c’est, à proprement parler, la Maison ◀d’▶Amour. Ou plutôt, Amour et Vie se confondent ; l’Amour est le secret ◀de▶ la Vie, il la crée, l’explique, la soutient et la perpétue par-delà le trépas.
Le poème se partage en deux sections : Adolescence et Changement, qui
comporte cinquante-neuf sonnets ; Changement et Destinée, qui en
comporte quarante-deux. Contrairement aux habitudes prises dans Shakespeare par les
poètes anglais, la forme du sonnet est strictement traditionnelle ; elle ne s’éloigne
des dispositions admises par Pétrarque que quelquefois dans les tercets : « Le
sonnet qu’on a », disait-il, « trop rapetassé en Angleterre y devient une espèce ◀de▶
madrigal bâtard ; trop invariablement resserré ce serait une sorte ◀de▶
fétiche. »
Le plan ◀de▶ la Maison ◀de▶ Vie n’est point délibérément établi. C’est un commentaire, en somme, sur les aspirations et les déboires ◀de▶ notre existence ; la redoutable expérience ◀de▶ la douleur y grandit peu à peu et unit entre elles les parties.
D’abord ◀de▶ ses espoirs chaleureux l’adolescence resplendit :
SONNET XIX.
Midi silencieux.Vos mains sont étendues ouvertes dans le long gazon frais ; —Les pointes des doigts ressemblent au travers à des fleurs roses :Vos yeux sourient le calme. Le pâturage étincelle et s’obscurcitSous des nuages ondoyants qui se dispersent et s’amassent.Tout autour de notre nid, aussi loin que le regard peut passer,Au profond des croissances visitées par le soleil la libelluleEst suspendue comme un fil bleu lâché au ciel : —
Puis la mort est survenue et a brisé la coupe où se buvait toute la joie ◀de▶ la vie. La crainte et la tristesse ont tout envahi, jusqu’à ce qu’une lueur pâle ◀d’▶espérance meilleure vienne guider nos regards et nos pas. Alors, l’esprit atteint les régions calmes ◀de▶ la patience et ◀de▶ la confiance. Sur toutes les puissances ◀de▶ la raison et du cœur l’Amour établit son empire ; mais ce n’est plus un amour capricieux et éphémère, c’est le solide, le profond et vénérable Amour : vénérable comme la terre, profond comme les desseins ◀de▶ Dieu. Cet amour est inextricablement mêlé ◀de▶ beauté ; la beauté en est le symbole positif et visible, et c’est dans la femme qu’il est incarné :
SONNET LVI.
La Femme Vraie.Être une suavité plus désirée que le Printemps,Une beauté corporelle plus accueillante,Que l’arcade du rosier sauvage qui couronne la montagne,Être une essence plus enveloppanteÊtre tout ceci dans un seul doux gonflement du sein,Quelle chose étrange, être ce que l’homme ne peut connaîtreQue comme un secret sacré ! L’écran même du ciel
Ainsi avec la femme bien-aimée s’est identifié l’amour, on ne saurait plus les disjoindre ; ils ne sont plus séparables ni différents, et cependant elle meurt et l’amant reste, désemparé, sur la terre !
La tristesse passionnée s’atténue plus tard ; le ton change ; l’esprit se mûrit et s’éprouve aux dures expériences ◀de▶ chaque jour ; il refait le compte des trésors ◀d’▶autrefois, il en apprécie la valeur diverse, et, selon l’occurrence, une angoisse se creuse, ou resplendit un peu ◀d’▶espérance. Quand des jours plus sombres succèdent à des jours sombres, il se blottit dans l’ombre ◀de▶ la mort ; en vain il interroge la Nature et l’Art ; derrière leurs charmes derniers s’établissent les ténèbres du mystère éternel. Ah ! comme on eût pu mieux comprendre, mieux aimer, lorsque, jeune, on gaspillait les heures insoucieuses ! Maintenant il faut s’ensevelir dans la patience inéluctable, attendre la fin qu’on ne saurait éviter et écouter en son cœur s’éveiller la voix, quand tout mirage s’est évanoui, ◀de▶ la suprême espérance !
SONNET XCIX.
La Mort nouveau-née.Aujourd’hui la Mort me paraît un petit enfantQue, lassée, la Vie, sa mère, sur mon genouA posé pour qu’il devienne mon ami et joue avec moi ;Si seulement mon cœur pouvait être séduitÀ ne trouver aucune terreur dans un visage si doux, —Si seulement mon cœur fatigué pouvait êtreÔ Mort, avant toute fâcherie réconcilié !Jeune enfant encore, des miens ? Ou vas-tu demeurer,
SONNET
Avec qui, quand notre premier cœur bat pleinement et vite,J’errai, jusqu’à ce que les habitations des hommes fussent dépassées,Jusqu’à ce que seuls les bois et les flots pussent entendre notre baiserAucun sourire qui me salue, et nul enfant que celui-ci ?Vois ! l’Amour, jadis notre enfant ; et le Chant dont la chevelureS’allumait comme une flamme et fleurissait comme une guirlande ;Et l’Art, dont les yeux étaient des mondes que Dieu a trouvés beaux ;
Rossetti, épuisé ◀de▶ douleur et ◀de▶ maladie, rongé par l’odieuse insomnie qu’il n’évitait plus même par un emploi immodéré du chloral, ne survécut guères à la publication ◀de▶ son œuvre. À Birchington-on-Sea, près de Margate, où il s’était traîné en quête ◀de▶ repos, il succomba, entouré des soins dévoués ◀de▶ sa mère, ◀de▶ son frère, ◀de▶ quelques amis, le dimanche ◀de▶ Pâques, 9 avril 1882.
Sa vie se dresse comme un témoignage rare ◀de▶ dévouement absolu au service ◀de▶ l’art. Le
sentiment ◀d’▶une beauté totale l’avait tout jeune pénétré et le dominait tout entier ;
pour conclure par un jugement du plus clairvoyant critique moderne en Angleterre, John
Ruskin, et en transférant à la poésie anglaise ce qu’il dit ◀de▶ l’art : « Rossetti
doit être placé au premier rang ◀de▶ ceux qui ont élevé et changé l’esprit ◀de▶ la poésie
moderne, — qui l’ont élevé dans ce qu’il a atteint ◀d’▶absolu, — qui l’ont changé dans
ses aspirations. »
Archéologie, voyages
Fernand Laudet : Souvenirs ◀d’▶hier : Rome, Gascogne, Perrin, 3,50 [extrait]
Dans ses Souvenirs ◀d’▶hier, M. Fernand Laudet a évoqué le passé ◀de▶ Rome, — car Rome est avant tout le passé — mais au hasard ◀de▶ ses promenades dans la rue, dont il donne longuement les aspects multiples et pittoresques. C’est d’ailleurs la physionomie moderne ◀de▶ la ville qui revient surtout et l’on sent que, bien mieux que des antiquailles, c’est ce qui intéresse l’auteur. ◀De▶ bonne pages sont encore consacrées à la mort ◀de▶ Léon XIII. […]
Gabriel Faure : Heures ◀d’▶Ombrie, E. Sansot et Cie, 3 fr.
Chez Sansot et Cie, M. Gabriel Faure a publié Heures
◀d’▶Ombrie, un délicieux volume ◀d’▶impressions, point pédant, point sentimental ni
érudit ; le livre ◀d’▶un pèlerin mystique et dûment informé, mieux encore que le livre
◀d’▶un curieux ; un volume ◀de▶ réflexions sincères et que l’on croirait presque parlées
— dénotant une connaissance intime ◀de▶ l’Italie artistique, ◀de▶ l’histoire et ◀de▶ la
peinture italiennes. « Je voudrais citer, par exemple, les pages qui concernent
Pérouse, vieille ville guerrière aux petites rues tortueuses, étroites comme des
couloirs ; parfaits coupe-gorges où tout parle encore ◀d’▶attaque et ◀de▶ défense, entre
◀de▶ vieux palais aux fenêtres grillées et dont les dalles n’ont pas bougé depuis les
siècles où elles furent si souvent teintes sang. »
Dans cette Ombrie
belliqueuse, les bourgs ne vivaient que ◀de▶ pillage et ◀de▶ meurtre ; la guerre régnait
◀de▶ cité à cité, ◀de▶ quartier à quartier, ◀de▶ famille à famille. C’est là cependant que
fleurirent les œuvres délicates ◀de▶ l’école ombrienne. Saint François d’Assise, d’abord
soldat puis moine, est le symbole ◀de▶ l’Ombrie belliqueuse et mystique où le chêne et
l’olivier alternent leur feuillage sur les coteaux. Sous l’influence ◀de▶ saint
François, c’est toute la vie en effet qui entre dans le domaine ◀de▶ l’art et le livre
nous offre ◀de▶ précieuses observations sur les tendances nouvelles ◀de▶ la peinture dite
mystique ; sur la peinture italienne en général et la floraison surprenante ◀de▶ l’art
aux approches ◀de▶ la Renaissance.
Variétés.
Les deux Saül
La représentation ◀d’▶un Saül, francisé dans les rythmes et dans l’esprit, a attiré l’attention des lettrés sur un grand poète italien et sur la littérature tragique ◀de▶ la patrie ◀de▶ Dante. Les Italiens se sont émus à la nouvelle que l’adaptation ◀d’▶une tragédie ◀d’▶Alfieri présentait des scènes, des personnages, des situations, auxquels l’étrange poète piémontais ne songea point. Une polémique s’en est suivie. Puis, la troupe Silvain a donné devant des invités le Saül incriminé.
Voici l’historique rapide ◀de▶ l’événement. Le public ne s’est pas prononcé sur le droit ◀d’▶adaptation à outrance des œuvres anciennes, ou sur le devoir du respect absolu ◀de▶ la chose faite et fixée par la gloire.
Le principe n’a pas même été mis en cause devant le public, auquel manquait une donnée essentielle pour se prononcer, s’indigner ou approuver : la connaissance ◀de▶ la tragédie ◀d’▶Alfieri.
Il est inutile ◀de▶ résumer cette œuvre. Saül est une tragédie admirable, ce n’est pas un chef-d’œuvre. Alfieri n’a pas écrit ◀de▶ chefs-d’œuvre, dans le sens universel du mot ; ses tragédies sont très puissantes, ◀de▶ véritables poèmes ◀de▶ haine généreuse et ◀de▶ colère patriotique. Il subit le charme irrésistible ◀de▶ la passion politique, ainsi que les autres grands écrivains ◀de▶ son pays, hors le pur Léopardi et les poètes ◀de▶ la chevalerie. Mais la violence et l’ardeur indomptable ◀de▶ son grand talent se butèrent aux écueils rouges ◀de▶ la vie collective simplement patriotique ou vastement humaine, et ne prirent pas ◀d’▶assaut les nuées fabuleuses ◀de▶ l’inspiration où la vie réelle devient abstraction, rêve éternel : là où Eschyle « stylisa » la matière poétique ◀d’▶Homère en créant la Tragédie.
Dans Saül, toute la passion politique ◀d’▶Alfieri devient cependant
pure poésie, le poète s’élève jusqu’à l’évocation ◀d’▶un « type » humain : Saül. Le vieux
roi nous apparaît dans toute son angoisse, nouant et dénouant ses passions impétueuses
selon le jeu irrésistible ◀de▶ ses sentiments en délire. La tragédie ◀d’▶Alfieri consiste
dans ce jeu délirant. Ce poète méditerranéen, ◀de▶ culture française et italienne, nous
représente ainsi la douleur typique ◀d’▶un homme très puissant. Cet homme, nous l’avons
rencontré plusieurs fois le long des chemins tragiques ◀de▶ la littérature occidentale :
chez les Grecs et chez Shakespeare. C’est un peu Œdipe ; c’est un peu le pâle Hercule
furieux ◀d’▶Euripide, qui dit à Thésée : « Mes maux, j’en regorge ! il n’y a plus
place pour d’autres. »
Et c’est aussi un peu le Prométhée nerveux, et par trop
gémissant, ◀d’▶Eschyle, qui s’écrie devant des femmes : « Ô ciel, lumière où roule
l’immensité, voyez ce que je souffre pour la justice ! »
Mais en plus — ou en moins — le Saül d’Alfieri est un névropathe tourmenté, ondoyant entre sa générosité religieuse profonde qui le pousse à exalter David, symbole ◀de▶ la vie qui se renouvelle, et sa fierté individuelle ébranlée, qui le pousse à détester David, afin de pouvoir croire encore à sa propre jeunesse et à sa puissance encore nécessaire. La signification tragique du roi antique se concentre ainsi pour le poète italien dans une étude ◀d’▶âme, dans la représentation ardente ◀d’▶un état d’âme royal et religieux, dans l’évocation mouvementée et synthétique ◀d’▶une grande âme en délire. Et cette évocation purement psychologique, et plus particulièrement pathologique, nous éloigne des Grecs, nous rapproche immédiatement du grand initiateur ◀de▶ la littérature psychologique occidentale. Tous les grands fantômes ◀de▶ Shakespeare défilent alors, ou luttent ensemble, dans notre souvenir ému. Dans le tumulte ◀de▶ la superbe névrose humaine éternisée par Shakespeare, nous distinguons surtout, évoqués par les trois plus puissantes représentations ◀de▶ l’immense délire : Lear, Macbeth et Hamlet.
Le Saül d’Alfieri souffre tous les tourments ◀de▶ ses devanciers tragiques. L’esprit âpre
et dédaigneux ◀de▶ l’Italien leur refuse même tous les soulagements ◀de▶ la vis
comica, que l’Anglais offrit largement à ses personnages. Saül ne sourit jamais.
Il n’a jamais l’emportement sombrement joyeux du Roi Lear qui lui faisait hurler :
« En avant, Luxure, pêle-mêle ! car j’ai besoin ◀de▶ soldats ! »
Il n’a
pas le vague espoir ◀de▶ Macbeth, ou le sourire amer du philosophant Hamlet. Saül est une
âme en déroute, un organisme royal qui se désagrège dans une royale folie. Une nuée
rouge l’entoure toujours, et il est vraiment dantesque plus que shakespearien : ce n’est
plus un homme dans le monde des hommes, c’est un grand damné dans un monde rouge
◀d’▶impitoyable damnation : sa vie intérieure.
Voilà donc la figure très complexe qu’Alfieri créa ◀de▶ la souvenance historique et ◀de▶ la souvenance littéraire ◀de▶ l’Occident, et du mouvement propre à son pathos toujours furieux.
Sa création est réalisée psychologiquement par des modes rapides et synthétiques. Sa psychologie n’est ni dans les paroles ni dans les attitudes ◀de▶ Saül. Elle est surtout dans la chaîne ininterrompue ◀de▶ son délire, qui entraîne implacablement le roi vers l’épée sur laquelle enfin il se jette pour se reposer, pour mourir.
Alfieri ne rappelle pas la profondeur psychologique ◀de▶ l’analyse shakespearienne. Nul poète « méditerranéen » n’a été profondément psychologique, les poètes tragiques moins que les autres. Les races boréales ont jusqu’ici le privilège ◀de▶ la création psychologique ◀de▶ « types humains » plus que ◀de▶ « figures humaines », ◀de▶ types éternels, ainsi qu’elles ont le don ◀de▶ la création métaphysique et symphonique. Hamlet et la Symphonie en ut mineur ◀de▶ Beethoven nous viennent ◀d’▶elles. Nos poètes tragiques ont excellé surtout dans le pathétique des situations et des attitudes. Alfieri n’a pas dépassé ces bornes assez regrettables ◀de▶ sa race. Mais, entre ces bornes, il a pu créer, avec Saül, une tragédie ◀d’▶un tel mouvement, ◀d’▶une telle rapidité dans la représentation, si simple et si simplement « essentielle », dans le développement du délire royal, qu’on ne peut pas la lire sans haleter. Toute la puissance ◀de▶ cette tragédie est dans son extraordinaire rapidité. Les deux mouvements ◀de▶ l’esprit du roi, entre les griffes des deux démons du Bien et du Mal : l’amour ◀d’▶un David, vaste symbole ◀de▶ la jeunesse éternelle, et la haine ◀d’▶un David, figuration étroite ◀de▶ l’héritier présomptif, sont toute la tragédie. David apparaît dans une atmosphère très vague, presque flottant comme un pur symbole plus que comme un homme réel, autour du roi délirant. On le voit tour à tour armé du glaive et armé ◀de▶ la lyre, par la double puissance biblique, traditionnelle, du Roi-Musicien, il demeure aussi comme une évocation plastique ◀de▶ l’éternelle poésie, jusqu’à la catastrophe du roi. Et entre l’âme tourmentée ◀de▶ Saül (le Passé) et la sérénité lumineuse ◀de▶ David (l’Avenir), Michol, la Femme, le présent éternel, passe dans l’ondoiement ◀de▶ ses voiles tour à tour sombres comme la nuit et rayonnants comme une aube ◀d’▶été. Michol est la fille et l’amante, elle est la consolation, la fidélité, l’amour et la douleur.
Le vers ◀d’▶Alfieri sert admirablement à l’œuvre ainsi conçue. Ce vers est souvent laid, rude, brisé, dépourvu ◀de▶ poésie. Mais il enveloppe ◀de▶ ses rythmes les âmes tragiques, il est vraiment leur chair, leur sang, l’expression absolue ◀de▶ leur vie intérieure exaltée. On ne peut pas changer le rythme très particulier du vers ◀d’▶Alfieri, sans changer en quelque sorte, ou tout au moins sans modifier sensiblement l’âme même des personnages et la signification ◀de▶ leurs attitudes tragiques. C’est le vers dramatique italien, le vers blanc ◀de▶ onze syllabes, qui devint plus parfait et bien moins puissant avec Manzoni, et que ◀d’▶◀Annunzio▶ a repris tout dernièrement dans la Nave, en le modifiant toutefois dans un esprit moderne.
Cette tragédie superbe, qui est la tragédie ◀de▶ l’Inquiétude, comme Hamlet est celle du Doute, n’est plus la même dans l’adaptation française ◀de▶ M. Poizat. La tragédie devient ici un drame, et je dois avouer que j’ai quelque peine à ne pas faire précéder le mot « drame » du mot « mélo ».
Voici pourquoi. L’élément intermédiaire entre les deux forces en conflit tragique : Saül et David, la femme, a été doublé pour M. Poizat. Le jeune « adaptateur » a cru devoir ajouter à la pièce une autre femme, Abigaïd, qui non seulement ne sert pas à l’action tragique, mais qui semble même avoir été oubliée par le poète au milieu même ◀de▶ la tragédie. Abigaïd se montre dans le cours ◀de▶ deux actes sans nulle raison. Elle ne nous émeut pas, elle ne nous intéresse pas, parce que nous la reconnaissons inutile. Elle n’apporte rien au conflit des antagonistes, si n’est qu’elle sert ◀de▶ prétexte à une scène ◀de▶ vague jalousie de la part de Michol, une scène qui dépasse absolument le cadre ◀de▶ la tragédie originaire. Et cette scène, inutile et par cela même peu émouvante, dérange considérablement le caractère ◀de▶ Michol, et fait ◀de▶ celle-ci une toute autre femme que celle rêvée et arrêtée par Alfieri.
Michol est la femme juive des temps héroïques, des temps ◀de▶ mœurs militaires. C’est la
juive amoureuse, sentimentale et sensuelle, élevée sous la tente. C’est l’aïeule épique
◀de▶ notre race, ainsi que la courtisane grecque est notre aïeule esthétique. Dans la
tragédie ◀d’▶Alfieri, elle n’a que des paroles ◀de▶ dévouement sévère, ◀de▶ résolution
farouche, devant son père et devant son époux. Elle n’est pas « l’unique et
plaintive Michol »
, ainsi que M. Poizat le dit. Elle est, dans la tragédie, la
femme, avec ses plaintes et ses décisions. La première fois qu’elle se montre, toute
douloureuse à la recherche ◀de▶ son époux, Alfieri conclut sa plainte avec ces mots :
Odi, fratello :Qui non rimango io più ; se meco vieni,Bell’ opra fai ; ma se non vieni, andronneA rintracciarlo io sola : io David voglioIncontrare, o la morte22.
M. Poizat, lui, a cru plus opportun ◀de▶ faire dire ici à Michol quelques versets du Cantique des Cantiques, chantés dans une mélopée absolument incolore, ◀d’▶un sentimentalisme très populaire. La Sulamite confondue avec Michol, quelle erreur ! Le Cantique des Cantiques, que la critique moderne considère définitivement comme un drame ◀de▶ passion à plusieurs personnages et non plus comme un monologue prophétique, se développe dans une atmosphère psychique absolument différente ◀de▶ celle ◀de▶ la tragédie ◀d’▶Alfieri. C’est aussi pour des raisons psychologiques analogues que le fantôme féminin appelé Abigaïd, qu’il a plu à M. Poizat ◀d’▶ajouter à la pièce, est contraire à l’esprit fier, âpre, ◀de▶ la très rapide réalisation tragique rêvée par le poète italien. Abigaïd, d’ailleurs, est, je le répète, parfaitement inutile, ou elle ne sert qu’à amoindrir le caractère ◀de▶ Michol par la scène ◀de▶ la jalousie. Et M. Poizat lui-même a été peut-être gêné par cette femme inutile, puisqu’elle apparaît pendant deux actes ◀de▶ la pièce, et disparaît ensuite, sans nulle raison, comme sans nulle raison elle s’était montrée.
La beauté mâle et très simple du David tragique, aussi modifiée dans l’adaptation dramatique, a été amoindrie et en quelque sorte profanée par des complications théocratiques superflues. Et Abner, le mauvais conseiller du roi, l’ennemi ◀de▶ David, n’est plus ici le soldat fier et ambitieux ◀d’▶Alfieri ; ce n’est plus qu’un Jago sans malice infernale, un simple envieux, bavard et prétentieux.
M. Poizat a brisé toute la vigueur du vers ◀d’▶Alfieri, ◀de▶ ce vers mal fait, qui pourtant prête souvent ◀d’▶une manière admirable à toute la tragédie un rythme étonnant ◀de▶ cliquetis ◀d’▶armes. M. Poizat détruit la rudesse du vers italien, en le transposant dans un français mol et verbeux. Dans un élan caractéristique ◀de▶ désintéressement dans la tragédie, David dit à Abner :
E alla tua pugua il mio venir null’altroAggiungerà, che un brando.À ta bataille, ma présence rien autreN’ajoutera qu’un glaive.
M. Poizat a senti le besoin ◀de▶ s’écrier dans son drame :
On peut multiplier ces exemples, où on peut remarquer combien la noblesse du langage ◀d’▶Alfieri a perdu dans le classicisme populaire ◀de▶ l’adaptateur.
Alfieri avait voulu donner à toute sa tragédie un caractère ◀de▶ majesté sobre et
solennelle. Dans une note, il exprime le désir que les strophes du Roi-Poète — le
lyrisme apaisant ◀de▶ David, qui veut soulager les tourments ◀de▶ Saül — soient préparées
par une brève musique instrumentale, et soient dites avec « maestria et
gravità »
. Le nouveau David, qui, ◀de▶ l’aveu même ◀de▶ M. Poizat, représente en
français « une sorte ◀de▶ grand chef arabe, l’espoir du parti
théocratique »
, récite ses strophes sous forme de mélologue, sur une musique
◀de▶ séduction.
Saül a aussi perdu dans l’adaptation, peut-être par ces remaniements apportés au poète Alfieri que M. Poizat avoue avoir été inspirés par l’acteur Silvain. L’attitude verbale ◀de▶ Saül ne suit pas toujours la pensée du texte italien. Le roi, tourmenté par le dualisme ◀de▶ sa faveur tyrannique et ◀de▶ son abnégation religieuse, n’est plus qu’un vieillard maniaque, tour à tour plaintif et violent. Enfin, nul commentaire n’est à ajouter à la fin du drame, tel que M. Poizat l’a voulu. Alfieri arrêtait la catastrophe ◀de▶ la tragédie sur la mort solitaire, terrible, du grand roi qui se jeta sur son épée. Lorsqu’il tombe, les Philistins victorieux arrivent, et en criant et en secouant leurs flambeaux incendiaires, se précipitent vers le roi mort. C’était tout. Mais M. Poizat, qui a voulu adoucir toute la tragédie pour en faire son drame, fait venir ici David, qui devant le cadavre du roi se souvient ◀d’▶être poète, reprend sa lyre, et chante, pour apaiser les mânes du suicidé…
Cette adaptation étonnante nous fait penser une fois de plus que nul n’a le droit ◀de▶ retoucher les œuvres admises par la renommée. On les accepte telles qu’elles sont, ou on ne les accepte pas. On peut, ainsi qu’on le fait pour Shakespeare, retrancher pour la scène moderne quelques passages, quelques scènes ; on ne doit rien ajouter, et on ne doit pas surtout modifier presque complètement le caractère des agonistes, ainsi que nous le constatons aujourd’hui.
Du reste, on ne saurait pas trop en vouloir à cet adaptateur ◀d’▶Alfieri, dans notre temps ◀d’▶adaptations à outrance.
M. Poizat a fait dans un quotidien des aveux complets, avec une telle ingénuité qu’on
ne peut pas mettre en doute sa bonne foi ◀de▶ poète. Il dit très simplement qu’il a refait
le caractère ◀de▶ David, et « modifié complètement le rôle ◀de▶ Michol »
, ce
qui lui a « permis ◀d’▶introduire des tableaux ◀de▶ la vie du désert et des
insertions du Cantique des Cantiques et du Livre des Proverbes »
!…
Lorsque les époques ont un homme ◀de▶ grand talent, on voit les chefs-d’œuvre anciens adaptés à la manière de Racine, c’est-à-dire créés à nouveau, selon l’esprit des temps. Mais les adaptations, par trop nombreuses, ◀de▶ nos jours, ne créent pas ! elles refont les œuvres selon les goûts du premier qui s’en empare. Et cela est tout au détriment de la renaissance contemporaine ◀de▶ la Tragédie française. Celui qui voudrait avoir une idée ◀de▶ cette renaissance, et qui la chercherait dans les nombreux spectacles ◀de▶ plein-air, se tromperait fort. Dans ces Théâtres, qui en général — et contrairement à ce que les poètes tragiques nouveaux avaient espéré — bouleversent en été le calme ◀de▶ quelques admirables sites français, on voit plutôt des « adaptations » ◀de▶ vieilles tragédies, que des tragédies vraiment neuves et dignes ◀de▶ l’attribut tragique. En général, les impresarii ◀de▶ plein-air répètent volontiers les spectacles des matinées classiques ◀de▶ nos théâtres subventionnés. Mais le délire des adaptations se calmera lorsque les poètes tragiques nouveaux, qui préparent en silence leurs œuvres et ne les montrent que dans l’intimité ◀de▶ quelques minuscules cénacles, seront livrés au grand public. On saura alors que les spectacles pour collégiens en vacance, et la tragédie conçue par des vrais poètes et donnée par des impresarii vraiment artistes, répandent des joies bien différentes…
Le poète qui admire Alfieri et le transpose en vers dramatiques français comprendra alors qu’on ne devait pas « remanier » Saül en le transformant ◀de▶ la sorte, et qu’on n’a jamais le droit ◀d’▶ajouter sa propre personnalité à celle ◀d’▶un grand poète mort ; de même, aucun sculpteur, si génial soit-il, n’a le droit ◀de▶ mettre debout la Nuit ◀de▶ Michel-Ange, pour lui ajouter quelques mamelles, afin d’en faire une Diane d’Éphèse……
La Curiosité.
La Collection Chéramy [extraits]
La Vierge aux roches, attribuée par le catalogue à l’atelier ◀de▶ Léonard de Vinci, fut poussée jusqu’à 78 000 fr. par M. Schœller pour le compte ◀de▶ M. Hoffmann.
Cette œuvre, qui pourrait bien n’être qu’une copie plus ou moins ancienne du tableau du Louvre, n’avait pas dépassé le prix ◀de▶ 6 300 fr., en 1897, à la vente Plessis-Bellière.
Le Saint-Jean-Baptiste, vendu 12 500 fr., à M. Hatwany, inspire les mêmes légitimes réserves.
[…]
La Madone ◀de▶ la Casa Litta, par Boltraffio, élève du Vinci, resta à M. Haro pour 7 500 francs.
[…]
Les Corot ◀de▶ la collection Chéramy offraient ceci ◀de▶ particulier qu’aucun ◀d’▶eux ne rappelait la manière connue du peintre, ce « faire » qui lui est si personnel, où les blancs et les gris se mélangent en tons légers, soyeux, vaporeux. Les 18 œuvres qu’on nous présenta marquaient toutes la première manière ◀de▶ l’artiste, celle du temps où il vivait en Italie, et où il se cherchait. À cause de cela, ces œuvres, ◀d’▶un dessin précis, ◀d’▶un coloris plutôt sec, sont fort curieuses. Elles n’atteignirent pas des prix bien élevés. La plus favorisée, Vue ◀de▶ Venise, monta à 11 000 fr., la Terrasse du Palais Doria à Gênes fit 5 300, Genzano 4 200, le Chevalier 7 000, le Lac ◀d’▶Albano 2 050 fr., la Fillette en corsage rouge 4 300 fr., Ischia 1 700 fr.
[…]
Échos.
Publications du « Mercure de France » [extrait]
Dante, Béatrice et la Poésie amoureuse. Essai sur l’Idéal féminin en Italie à la fin du xiiie siècle, par Remy de Gourmont. Vol. in-16 (Collection Les Hommes et les Idées) 0,75.
Tome LXXIII, numéro 263, 1er juin 1908
Histoire.
André Bonnefons : La Chute ◀de▶ la République de Venise
(1789-1797) ; Perrin
S’il est quelque chose qui donne une idée, suggestive et piquante, ◀de▶ l’insignifiance
politique où Venise en était venue à la fin du xviiie
siècle, ce sont les sentiments du marquis de Bombelles à sa nomination
comme ambassadeur auprès de la Sérénissime République. M. le comte Fleury a conté
agréablement cela. Revenu ◀de▶ son ambassade en Portugal pour tomber en plein Paris des
premiers jours ◀de▶ la Révolution, fort empêché, dans le désordre, ◀de▶ sortir ◀de▶ sa
disponibilité, le marquis finit par mettre la main sur l’ambassade ◀de▶ Venise, pis-aller
accepté faute de mieux. C’est que cette ambassade, « où il n’y avait rien à
faire, mais absolument rien »,
ne posait pas précisément son homme. Ajoutez la
vieille habitude inquisitoriale du gouvernement ◀de▶ Venise, qui traitait en intrus, en
suspects, les membres du Corps diplomatique. Et le marquis s’en fut vers les Lagunes,
maugréant, uniquement pour ne pas rester sur le pavé.
La République était, dès cette époque, en ce qui concernait les affaires du Continent, enlisée dans la neutralité voluptueuse qui causa sa perte. Autruche épicurienne, la tête cachée dans les défroques ◀de▶ son carnaval, elle ne voulait pas voir le péril, décrétait qu’il n’existait pas. Il y a un joli livre ◀de▶ M. Philippe Monnier là-dessus23. Pourtant, en 1789, Venise, dont le territoire, en Italie et hors ◀d’▶Italie, était encore assez considérable, restait un des premiers États de la Péninsule, et, selon les fluctuations ◀de▶ la politique européenne, elle se voyait sollicitée plus ou moins par les diverses puissances continentales. Elle eût pu négocier dès lors son immunité future. À la veille ◀de▶ ses désastres, deux partis s’offraient à elle : ou l’alliance ◀de▶ l’Autriche, ou l’alliance ◀de▶ la France. Elle accueillit assez bien Bombelles, qui se remuait, tâchait ◀de▶ causer autrement que sous le masque (on connaît cette coutume ◀de▶ précaution du gouvernement vénitien). Mais là-dessus les événements se précipitèrent ; Venise, qui n’aimait pas la Révolution, en demeura, avec la France de la Constituante et des autres assemblées révolutionnaires, à des termes ◀de▶ politesse et ◀de▶ correction. Restait l’Autriche : la déclaration ◀de▶ guerre ◀de▶ 92 fut pour Venise l’occasion ◀de▶ marquer, ici encore, sa neutralité. Après le 21 janvier, elle ne la rompit point du côté de la France, malgré les instances des puissances, où l’Angleterre joignait sa redoutable note cauteleuse. Elle ne se prêta pas davantage aux ouvertures du Comité du Salut public, qui semblait vouloir renouveler avec elle, en ce qui concernait l’Autriche, la politique ◀de▶ Richelieu avec le Duc de Savoie. Tout ceci, parmi des concessions, sur des points ◀de▶ détail, à l’un ou à l’autre, parmi ◀de▶ misérables cotes mal taillées, où se sentait la peur intense ◀de▶ la pauvre Sérénissime, très peu sereine maintenant entre l’Ogre jacobin et l’Ogre du droit divin. Et le Carnaval secouait de plus belle ses grelots, musique ◀de▶ folie et ◀d’▶oubli.
Malgré tout cependant, malgré les sentiments antirévolutionnaires et leur expression
d’ailleurs platonique (et la Convention restait fort modérée là-dessus), cette
neutralité ◀de▶ Venise tournait, intrinsèquement, à l’avantage ◀de▶ la France ; et si elle
se fût maintenue dans ces conditions, peut-être Venise en eût-elle retrouvé le bénéfice,
aux terribles jours ◀de▶ Bonaparte. Mais la neutralité des États faibles n’est susceptible
◀d’▶aucun équilibre : une brusque oscillation, que provoqua trop facilement la tracassière
politique extérieure inaugurée par le Directoire (demande à Venise ◀de▶ s’allier avec la
Porte), inclina vers la malveillance cette neutralité. Le refus formel ◀d’▶une alliance
avec la France suivit bientôt, contrebalancé presque aussitôt par un refus ◀d’▶alliance
avec la Prusse, ce dernier pour ne pas « s’aliéner les bonnes grâces ◀de▶
l’empereur »
, à l’égard de qui, toutefois, on prétendait toujours rester
neutre ! Idiotie douloureuse ◀d’▶une vieille gloire tombée dans l’érotisme ! M. Bonnefons
compte ◀de▶ la sorte, avec une minutie tranquille, les gestes désordonnés du pantin
carnavalesque dont la peur et le plaisir tirent les fils ; et son méthodique récit, très
clair, avec une progression très bien comprise, finit par faire mal, ce qui est un
éloge. Cette neutralité folle, — la souquenille ◀de▶ paillon qui prétendait ne pas flamber
dans la conflagration générale ! — fut aussi sincère qu’elle fut imbécile, M. Bonnefons
l’a démontré ◀de▶ la façon la plus définitive, et, ◀de▶ ses antiques traditions politiques,
le Sénat ne fut même pas capable ◀de▶ retenir la duplicité. Sincère, comment ne l’eût-elle
pas été, puisque c’était là neutralité ◀de▶ gens qui veulent malgré tout s’amuser ?
Bonaparte, alors dans les circonstances « les plus austères »
◀de▶ sa vie
(Mémorial), d’ailleurs encore un peu jacobin, dut trouver bien
légers ces pauvres gens ; et, résolu, aussi bien, à mettre politiquement fin à la
guerre, il n’hésita pas à les sacrifier à l’Autriche.
Science sociale.
Nééra : Les Idées ◀d’▶une femme sur le
féminisme, Giard et Brière
Les idées ◀d’▶une femme sur le féminisme sont à connaître quand cette
femme est Nééra, une des plus célèbres romancières ◀de▶ l’étranger. Nééra, que je crois
avoir été le premier à présenter au public français, au temps du premier Ermitage, est la George Sand italienne ; elle en a l’âme affectueuse et brûlante
sans la passion déséquilibrée. Par ceci on peut pressentir son jugement sur le
féminisme : « Un mariage modeste, même pas des plus heureux, mais fécond, vaut
encore mieux qu’une existence solitaire au milieu des richesses, des plaisirs, ◀de▶
l’étude ou ◀de▶ n’importe quelle compensation. »
Et je crois qu’aucune femme,
ayant l’âme un peu bien située, ne s’inscrira en faux contre lui. Malheureusement il se
trouve de plus en plus des femmes ayant ce que j’ai dit mal situé. Tota
mulier in utero, disaient nos pères ; in vaginâ, rectifient
assez ◀de▶ leurs filles ; celles-ci ne veulent plus ◀d’▶enfants, sans cracher d’ailleurs sur
le fellator, ni même sur la fellatrix, plus sûre,
◀d’▶où je crois bien l’explication des progrès ◀de▶ l’antiphysisme. Ni épouses ni mères !
clament les plus enragées ; épouses jusqu’au : halte là, mon ami ! concèdent les autres.
Et c’est là un féminisme contre lequel il est bien difficile ◀de▶ lutter ; dans la débâcle
◀de▶ toutes les idées ◀de▶ sacrifice, ◀de▶ patriotisme, ◀de▶ religion, il n’y a plus que la
bonne mère Nature sur qui on puisse compter ; comme presque toutes les fillettes ont
leur poupée, presque toutes les femmes auront un baby ; ce n’est pas bien brillant, je
l’avoue, mais qu’y faire ? Il y a, toutefois, d’autres féminismes sur quoi on pourrait
discuter. L’un a aujourd’hui atteint son but, puisque toutes les professions libres sont
ouvertes aux femmes. Un autre travaille à leur donner les fonctions publiques et les
prérogatives civiques ; je ne vois, pour ma part, aucun inconvénient, au contraire, à ce
que la femme soit électrice et même éligible. Pour les fonctions publiques, il en est
que la femme ne remplira jamais, officier par exemple, ou patron ◀d’▶hommes (pourtant, au
moyen âge, il y eut des monastères mixtes où les religieux obéissaient à une abbesse) et
d’autres que la femme remplirait très bien : receveurs ◀d’▶impôts, notaires,
bureaucrates ; même parfois mieux que l’homme : professeurs ◀de▶ jeunes enfants ou
visiteurs ◀de▶ l’Assistance publique. Pour la magistrature c’est plus délicat ; je crois
pourtant que certaines femmes ◀d’▶un sang rassis siégeraient fort bien dans un tribunal ou
un jury, mais en minorité, et non sur un siège ◀de▶ juge unique comme le juge de paix. En
théorie donc je marche avec les féministes à tout crin. Mais dans la pratique je pivote
avec la sage, avec l’excellente Nééra. Je crois qu’une créature, quel que soit son sexe,
qui ne veut pas avant tout son bonheur est un monstre, et qu’une femme qui fait
consister son bonheur à elle dans du papier noirci, ou ◀de▶ la toile barbouillée plutôt
que dans l’amour et tout ce qui s’en suit, est une sotte. Maintenant la femme ne
pourrait-elle pas, tout en étant épouse et mère, travailler ◀de▶ son côté ? Assurément si,
pourvu que ce travail ne fût pas trop prolongé. Si la femme pouvait quitter l’atelier
vers 4 h. ou 5 h. ce serait à merveille, et le travail au dehors lui serait plus
salutaire souvent que l’oisiveté brouillonne et potinière du dedans. La femme est faite
pour être la collaboratrice affectueuse et docile ◀de▶ l’homme, mais son concours sera
◀d’▶autant plus efficace que son énergie et sa capacité personnelles seront plus grandes,
◀d’▶où le louable ◀de▶ tout ce qui tend à lui donner une certaine indépendance. J’avoue à ce
propos ne pas saisir le préfacier ◀de▶ Nééra quand il avance que la récente loi qui donne
à la femme mariée la disposition ◀de▶ son salaire va augmenter les ravages ◀de▶
l’alcoolisme ; il semble, au contraire, que cette loi garantira quelques
souffre-douleurs contre la cupidité ignoble ◀de▶ leurs maîtres et n’empêchera pas les
bonnes ménagères ◀d’▶avoir, comme aujourd’hui, tout ou presque tout le gain du mari, pour
les dépenses du foyer. Je reconnais d’ailleurs que toutes ces lois sociales à grand
fracas ne font pas grand’chose ◀de▶ bon et que la moindre amélioration du caractère ◀de▶
l’homme, trop brutal et trop ivrogne, et ◀de▶ la femme, trop acariâtre et trop bornée,
serait cent fois préférable, mais le moyen ?
Lettres italiennes
Un esthéticien ◀de▶ la musique : M. Ildebrando Pizzetti, Ariane et Barbebleue, Rivista Musicale Italiana, Turin
La Nave ◀de▶ M. d’Annunzio n’a pas seulement servi à montrer l’évolution ◀de▶ l’Esthète-Poète, évolution que tous les artistes purs ne peuvent que regretter. La dernière œuvre ◀de▶ l’auteur ◀de▶ Canto Nôvo a été couronnée par des honneurs particuliers. Elle contient un vers fort regrettable, un vers par trop emphatique, qui a déchaîné l’engouement général, en révélant en même temps la tendance nouvelle du Poète qui ne sait plus demeurer solitaire et superbe, et s’adresse à la popularité italienne en lui criant :
Arme la proue et cingle vers le monde !
Cette emphase a créé le Poète « Vates » national. C’est dommage. Car il suivra peut-être ce chemin facile, ce ruisseau trouble, où le lyrisme se noie fatalement dans la politique.
Mais il faut être reconnaissant à M. d’Annunzio artiste, puisqu’il a été capable ◀de▶ découvrir, je crois, et ◀de▶ révéler, un jeune musicien sur lequel la musique contemporaine ◀de▶ l’Italie et d’ailleurs doit compter désormais. C’est M. Ildebrando Pizzetti, baptisé par M. d’Annunzio : Ildebrando da Parma.
Je ne parlerai pas ici ◀de▶ la tentative esthétique admirable ◀de▶ M. Pizzetti. Il a créé pour la Nave une musique ◀de▶ scène toute particulière, une polyphonie vocale très noble, très inspirée, très savante, saluée par des acclamations unanimes.
Mais M. Pizzetti est aussi un esthéticien remarquable. Ses critiques musicales, parues dans quelques journaux, et dans l’excellente Musicale des frères Bocca, le placent, avec M. Romualdo Giani, à l’avant-garde ◀de▶ toute la critique musicale italienne. M. Pizzetti, pour sa compréhension étonnante des dernières affirmations ◀de▶ la musique française, et par sa recherche ailée ◀de▶ la forme dramatique ◀de▶ demain ◀de▶ notre race, du « Drame Musical latin » qui doit triompher à la place du vieux Mélodrame latin et du Drame Musical allemand, semble vraiment égaré au milieu de la société péninsulaire, encore hantée par l’engouement opériste et en général franchement réfractaire à toute compréhension musicale moderne.
L’étude sur Ariane et Barbebleue a paru dans la Rivista Musicale. On peut remarquer, avant tout, la connaissance profonde ◀de▶ l’âme française moderne qui fait ◀de▶ l’auteur un exégète admirable, un philosophe puissant des tendances encore voilées ◀de▶ notre mentalité méditerranéenne contemporaine. Lorsque M. Pizzetti parle du « Drame Musical Latin », vers lequel tendent, on le voit, tous ses efforts ◀d’▶esthéticien et ◀de▶ compositeur, il suit, et il dépasse parfois la volonté esthético-musicale ◀de▶ l’école nouvelle où fleurissent les noms rouges et bleus ◀de▶ Debussy, ◀de▶ Dukas, les aînés, et ◀de▶ Maurice Ravel, ◀de▶ Déodat de Sévérac, ◀de▶ Roussel, les derniers arrivés. L’idéal du Drame Musical Latin complète, enveloppe, étreint notre idéal esthético-tragique même. Certes, quelques jeunes esprits inconnus, jeunes, obscurs, suivent en Italie nos derniers mouvements esthétiques, comprennent notre volonté ◀de▶ solidarité idéale méditerranéenne (comprise bien entendu non dans le sens naïf provençal, mais dans le sens double dantesque : gaulois-gothique). Ce sont ◀de▶ jeunes obscurs, qui se révèlent à nous de temps en temps, par des lettres où frémit un talent déjà sûr, un talent ◀de▶ novateurs, exprimés en des épîtres, qui formeront un jour quelques chapitres ◀de▶ l’histoire ◀de▶ la nouvelle formation idéale méditerranéenne. Ces jeunes suivent avec une sympathie particulière nos tentatives ◀de▶ renaissance tragique, et souffrent des obstacles apportés chaque année à l’éclosion du véritable esprit tragique nouveau, par les organisateurs ◀de▶ quelques spectacles vagues, à Orange, à Cauterets ou ailleurs. M. Ildebrando Pizzetti est la voix écoutée, sonore, savante ◀de▶ tous ces esprits fraternels perdus dans l’ombre des triomphes vaniteux du jour.
À propos d’Ariane et Barbebleue, M. Pizzetti étudie toute la formation ◀de▶ la volonté musicale française, sur laquelle Debussy a attiré définitivement l’attention du monde entier. Il voit là le signe certain ◀de▶ la renaissance ◀de▶ la race, des nouvelles affirmations esthétiques « latines ». Une confiance absolue anime cet exégète, qui unit l’exemple à la parole, le geste supérieur ◀de▶ la création à la recherche intellectuelle du critique.
La discussion analytique très originale ◀de▶ l’œuvre musicale ◀de▶ M. Paul Dukas est précédée par la discussion ◀de▶ l’œuvre littéraire ◀de▶ M. Maeterlinck, et des tendances du Drame moderne. M. Pizzetti se range immédiatement, dans notre esprit, du côté des musiciens vraiment modernes, qui sont en même temps penseurs et poètes, expressions suprêmes ◀de▶ notre nouvel humanisme ◀de▶ Précurseurs24.
M. Pizzetti montre son orientation critique, tout au long ◀de▶ son étude. Il la révèle
en évidence et en beauté, surtout dans la partie où il discute la phrase ◀de▶
Maeterlinck qui déclarait avoir écrit Ariane et Barbebleue pour
offrir au musicien « un thème convenable à des développements
lyriques »
. M. Pizzetti se révolte contre l’idée ◀d’▶un « thème convenable »
offert au musicien. Pour lui, comme pour tous les créateurs modernes, ◀de▶ Rodin à
Debussy et à Maeterlinck même, toute la vie, exprimée dans n’importe quelle forme ◀de▶
l’art, est un « thème convenable » à tout développement dans tout art.
C’est là le fond ◀de▶ notre doctrine humaniste, ◀de▶ notre conscience ◀de▶ précurseurs. L’âme ◀de▶ l’artiste moderne est un océan : tous les fleuves ◀de▶ l’inspiration y affluent et y demeurent reconnaissables. Ce qui autrefois constituait des « genres » doit prendre aujourd’hui le nom indéfini ◀de▶ « fleuve ◀d’▶inspiration ». Le parallélisme des arts est parfaitement compris. Leur fusion aussi, dans le creuset du génie parfaitement cultivé. Avec une telle force, complète et très éclairée, M. Ildebrando Pizzetti apporte son hommage à l’esthétique française ◀d’▶avant-garde, qui influence les élites ◀de▶ partout, et il acquiert des droits incontestables au triomphe, par son art, du « Drame Latin » nouveau.
Quelques Poètes
Il m’est agréable ◀de▶ laisser ondoyer mon esprit dans le domaine ensoleillé des rythmes. Après avoir parlé ◀de▶ l’esthétique ◀d’▶un musicien, il me plaît ◀de▶ parler ◀de▶ quelques jeunes poètes, parmi les meilleurs ◀de▶ la littérature italienne contemporaine.
Francesco Chiesa, Liriche. Nuova Antologia, Rome
J’ai déjà écrit ici même sur un poème vaste et beau, Calliope, ◀de▶ M. Francesco Chiesa. Dans une plaquette qui porte le titre très simple : Liriche, M. Chiesa affirme encore davantage sa puissance. Cet homme, certes très jeune, est un grand poète. Il sait que le sentiment ◀de▶ l’art est dans l’abstraction, et que l’expression ◀de▶ l’art est dans la stylisation ◀de▶ ce qu’on est convenu ◀d’▶appeler la « vie réelle ». Par ces deux dogmes, que la conscience moderne accepte, enfin, après les avoir nouvellement découverts, M. Chiesa peut écrire ce rêve étrange ◀de▶ la pierre, Minute tragique, où la passion humaine est écrasée sous le poids énorme ◀de▶ la vie, et devient un lourd rocher. Les éléments psychiques ◀de▶ l’homme et des minéraux fusionnent dans la flamme ◀de▶ l’inspiration. L’image n’est plus telle — elle est la réalité pure et simple. Le « moi lyrique » souffrant et accablé, et cependant révolté, n’est plus semblable à la pierre, il est la pierre. Le lyrisme grandiose ◀de▶ ces poèmes s’exprime ainsi dans une terza rima absolument dantesque ◀de▶ forme et ◀d’▶esprit :
Je sentais en moi redevenir grosses,graves, mes veines : le sang n’errait plusen déployant au vent ses drapeaux rouges,au sommet des sens : je n’avais en moi, unique,
Massimo Bontempelli : Odi Siciliane, Sandron, Palerme. — Sonetti, Soc. Ed. L’Avanguardia, Lugano
M. Massimo Bontempelli n’a pas la même puissance ◀d’▶abstraction lyrique. Sa poésie est plus intime, sa langue est moins vigoureuse, plus précise, plus classique, plus simple, ainsi que le sentiment qui la rythme. Dans les Odi Siciliane, M. Massimo Bontempelli se rattache vraiment aux nobles et simples poètes ◀de▶ la renaissance italienne. Une grande joie géorgique exalte en lui les aspects ◀de▶ la nature italienne, et sa culture fait vibrer ses enthousiasmes devant tant de souvenirs ◀de▶ beauté et ◀de▶ force épars sur l’île du soleil. Dans quelques sonnets, réunis sous le titre Sonetti, le poète s’exprime dans la plénitude ◀de▶ ses moyens ◀d’▶expression. Sa langue, son style, ne dérivent ◀d’▶aucun des deux poètes « majeurs » vivants : ◀d’▶◀Annunzio▶ ou Pascoli. M. Massimo Bontempelli, poète élégiaque et tendre, s’exprime dans la langue pure des maîtres morts, très noblement.
Aurelio Ugolini : Viburna, La Vita Letteraria, Rome
Je regrette ◀de▶ ne pas pouvoir associer ma sympathie à celle des « amis » qui ont réuni en un volume : Viburna, les vers ◀d’▶un jeune professeur mort, Aurelio Ugolini. Je suis l’adversaire ◀de▶ la pitié comprise comme élément esthétique. Le sort ◀de▶ Aurelio Ugolini, mort trop jeune, a été peut-être triste. Sa poésie n’est pas belle. Et ce qui lui fait surtout du tort, à mon gré, en irritant le lecteur qui ne cherche que la poésie dans un livre ◀de▶ poèmes, et non les expressions ◀de▶ la pitié ◀d’▶autrui, c’est la préface ◀de▶ M. Giovanni Marradi. La prose liminaire ◀de▶ ce poète très estimé a un ton trop familier et trop rempli ◀d’▶expressions apitoyées, pour que cela ne nous agace pas. La Poésie, l’Art, sont en dehors des contingences réelles ◀de▶ la vie ou ◀de▶ la mort. Il ne faut jamais profaner l’expression esthétique en la mélangeant avec les expressions ◀d’▶un plan simplement sentimental ou moral. La mort ◀d’▶un artiste ne doit pas nous émouvoir, jamais. S’il a laissé son œuvre, et si son œuvre est belle, cela nous suffit. Si elle ne contient qu’une promesse, nous attendrons d’autres artistes la réalisation esthétique du mort. Rien n’est détruit, jamais. Le talent est une semence. Sa fécondation s’accomplit par l’œuvre ; et s’il ne se réalise pas entièrement, il se répand certainement en semence idéale dans les esprits ◀de▶ ceux qui suivent. Au surplus, le style ◀d’▶Aurelio Ugolini, très influencé par les classiques latins et par Carducci, et la sobriété presque scolastique ◀de▶ son inspiration, doivent nous permettre ◀d’▶estimer le poète mort, sans nous forcer à le « pleurer ».
Memento
Giannotto Bastianelli : Poemi e Musiche. Pulini, Montevarchi. — Massimo Bontempelli : Socrate moderno, S. Lattes, Turin. — A. Manassero : Le Umili, Sandron, Milan. — A. Beltramelli : Le Gaje randole, Bemporad, Florence. — Luigi Grilli : Lauri e Mirti, R. Giusti, Livourne. — Marino Moretti : La Serenata delle Zanzare, Streglio, Turin. — Umberto Fracchia : Le Vergini, Casa Ed. Centrale, Rome. — Felice d’Onufrio : La famiglia Rondani, roman, Soc. tip. Ed. Nazionale, Turin. — Nicola Allevato : Germogli, La Vita Letteraria, Rome. — Pignatelli di Monteroduni : Il Santo misterioso, Soc. tip. Ed. Nazionale, Turin. — Paolo Savj-Lopez : Rassegna di Letteratura francese, « Rassegna Contemporanea », Rocca S. Casciano. — B. Croce : Letteratura e Critica, G. Laterza, Bari. — Walt Whitman : Foglie di erba, L. Gamberale tr., R. Sandron, Milan. — Paolo Gazza : Tempus loquendi, Soc. tip. Ed. Nazionale, Turin. — G. Lanzalone, Accenni di critica nuova, « La Vita Internazionale », Roma.
Tome LXXIII, numéro 264, 16 juin 1908
Littérature.
Casimir Stryenski et Paul Arbelet : Soirées du
Stendhal-Club, deuxième série. Documents inédits, « Mercure de France », 1 vol.
in-18, 3,50 [extraits]
[…]
Un chapitre sur les Amours Milanaises, où nous retrouvons l’étude ◀de▶ M. Arbelet : le Roman ◀de▶ Métilde, dont j’ai déjà parlé ici même.
[…]
On trouvera encore dans ce volume une étude sur la source des Chroniques
italiennes et quelques extraits des plus curieuses ◀de▶ ces histoires que Stendhal
avait annotées et qu’il se préparait à écrire lorsqu’il mourut : « Pour moi,
écrit-il, le récit ◀de▶ ces procès et ◀de▶ ces supplices me fournit pour le cœur humain
des données vraies et sur lesquelles on aime à méditer la nuit en courant la
poste. »
Archéologie, voyages.
Memento [extrait]
[…] La librairie Hachette a publié une réédition très augmentée et remaniée du curieux livre ◀de▶ M. l’abbé Thédenat sur le Forum Romain et les forums impériaux. Nous avons parlé abondamment ◀de▶ cet ouvrage25 qui a été surtout complété et où l’on a rangé à leur place les notes et additions qu’il fallait précédemment rechercher à la fin du volume. Nous retrouvons avec plaisir ce travail bien fait, abondant en indications historiques et topographiques et qui sera ◀de▶ la plus grande utilité à ceux qui s’inquiètent ◀de▶ visiter les vestiges ◀de▶ la Rome antique.
Les Revues
Roman et Vie : renseignements nouveaux sur l’incinération ◀de▶ Shelley
Dans Roman et Vie (15 mai), M. P. d’Ampreville rapporte sous ce titre : Une crémation macabre, des renseignements nouveaux sur l’incinération des restes ◀de▶ Shelley. On sait que le poète périt dans le naufrage ◀d’▶une petite chaloupe qu’il montait, avec son ami Williams et un mousse, entre Livourne et Lerici. Les corps ayant été rejetés à la côte, ils furent brûlés, par observance ◀de▶ la quarantaine imposée alors contre la peste.
La veuve ◀de▶ Shelley termine une longue lettre, qui raconte toutes ses douleurs, par
ces mots : « J’ai vu le lieu où il gît maintenant, les piquets qui marquent
l’endroit où les sables le recouvrent. Mais ce ne sera pas là qu’on le brûlera ;
c’est trop près de Viareggio. Ils sont, à cette heure, occupés à ce terrible office,
et je vis ! »
Or, l’autre jour, le professeur Churton Collins a attiré l’attention sur un passage des Lettres ◀de▶ John Carne, que tous les commentateurs et biographes du pauvre Shelley semblent avoir ignoré. Il y a là un récit vécu des funérailles, qui contient des passages ◀d’▶un réalisme dans l’horreur funèbre, vraiment dignes ◀de▶ Shakespeare.
Carne, un homme ◀de▶ lettres qui collabora occasionnellement avec Walter Scott, connut,
entre autres, le poète Wordsworth et ◀de▶ Quincey, le fumeur ◀d’▶opium. Étant un jour à
Édimbourg, il y rencontra John Cam Hobhouse, plus tard lord Broughton, l’ami et
l’exécuteur testamentaire ◀de▶ Byron. Hobhouse lui raconta les détails suivants sur la
crémation ◀de▶ Shelley, qu’il tenait ◀de▶ la bouche même ◀de▶ Byron, qui les lui avait
narrés « avec des larmes mêlées ◀de▶ rires sarcastiques »
:
« Sous prétexte que le bateau que montaient Shelley et Williams avait pu avoir communication avec quelque navire venant ◀d’▶Afrique ou du Levant, la police ordonna que les cadavres fussent incinérés sur les lieux mêmes. Les deux veuves assistèrent à la funèbre cérémonie. Le cœur fut retrouvé dans les cendres, intact. On dut l’inonder ◀de▶ résine pour le consumer. Les deux femmes recueillirent les cendres des cœurs ◀de▶ leurs maris dans leurs mouchoirs ◀de▶ poche. Hunt réclama, presque avec violence, les précieuses reliques. Mme Shelley s’y opposa avec désespoir. Elle les offrit à Byron. Mais il refusa, en disant que c’était le droit ◀de▶ la veuve ◀de▶ les garder. Les deux amies remontèrent en voiture et firent un trajet ◀de▶ près de 30 kilomètres, avec ces funèbres restes balancés dans leurs mouchoirs ◀de▶ poche. » Et Byron ajoutait : « Il y a ◀de▶ ces choses qui arrivent dans la réalité, qui dépassent l’horreur des plus sombres drames. »
Outre l’autorité du témoin, ce qui ajoute à la vraisemblance ◀de▶ ce récit, c’est que ce seraient précisément ces détails-là que la famille aurait tenus à laisser ignorer, et Byron à relever.
Memento [extrait]
[…]
La Revue bleue (16 mai). — M. A. Chuquet : « Mirabeau jugé par Camille Desmoulins. » — M. A. Luchaire : « À Florence. » — M. L. Maury : « Stendhal ». — (9 mai). — M. C. Mauclair : « Le Salon des Artistes Français. » — M. E. Pilon : « Le Sourire ◀de▶ Paris : les Fenêtres fleuries. »
Échos.
Léonard de Vinci précurseur ◀de▶ Quinton
Nombre ◀de▶ textes ◀de▶ Léonard laissent l’impression que ce grand esprit avait entrevu,
comme par un singulier don ◀de▶ divination, quelques-uns des faits qui donnèrent lieu plus
tard aux découvertes les plus importantes ou aux hypothèses les plus ingénieuses ◀de▶ la
science. Tel texte, sur la combustion, fait penser à Lavoisier ; tel autre, sur le
mouvement ◀de▶ la terre, à Galilée ; ailleurs, il paraît se douter ◀de▶ la circulation du
sang ; puis, il infère ◀de▶ la présence ◀de▶ coquillages fossiles dans l’intérieur des
terres un ancien envahissement ◀de▶ la mer. Dans un chapitre ◀de▶ ses Promenades philosophiques (2e série) consacré à la Science ◀de▶ Léonard de Vinci, M. Remy de Gourmont, qui relève plusieurs
◀de▶ ces troublantes coïncidences, cite deux passages qui semblent une esquisse des lois
◀de▶ constance ◀de▶ M. Quinton. « Naturellement, écrit Léonard, toute chose désire se
maintenir en son essence. »
Et ailleurs : « Dans l’univers, tout
s’efforce ◀de▶ se conserver en son mode propre. »
En voici deux autres qui n’ont
pas été relevés, croyons-nous : « Si l’homme a en lui un lac ◀de▶ sang où croît et
décroît le poumon pour sa respiration, le corps ◀de▶ la terre a sa mer océane qui croit
et décroît toutes les six heures pour sa respiration ; si ◀de▶ ce lac ◀de▶ sang dérivent
les veines qui vont se ramifiant par tout l’organisme, ainsi la mer océane emplit le
corps terrestre ◀d’▶innombrables veines ◀d’▶eau. »
(Textes
choisis, p. 45.) Et p. 263, parlant ◀de▶ la cigogne : « Buvant ◀de▶ l’eau
salée, elle se guérit. »
Ne croirait-on pas voir là comme quelque prescience
◀de▶ « l’eau ◀de▶ mer, milieu organique »
?
Mais il ne faut pas attacher à ces curiosités plus ◀d’▶importance qu’elles ne comportent.
Comme le remarque M. Remy de Gourmont, « les anciens textes relatifs aux sciences
sont très difficiles à lire froidement ; dès qu’ils semblent effleurer une vérité
connue, notre pensée complète le balbutiement du vieil auteur »
. ◀De▶ là à
parler ◀de▶ véritables découvertes ou seulement ◀de▶ présomptions sérieuses, il y a loin. Le
savant donne ses preuves.
« Léonard eût été bien empêché ◀de▶ donner les siennes. Il parle en philosophe dégagé des préjugés, non en savant. Il pouvait dire : Je crois que… Il ne pouvait dire : Je le sais. Il n’en savait rien. »
Tome LXXIV, numéro 265, 1er juillet 1908
Ésotérisme et spiritisme.
E. Morselli : Psicologia e
Spiritismo, 2 forts vol. in-12, ill., Bocca frères à Turin
Dans son important et copieux ouvrage, Psicologia e Spiritismo, — le professeur Enrico Morselli publie le compte-rendu détaillé ◀de▶ vingt-huit séances données par Eusapia Paladino. C’est sans aucun doute le recueil le plus important qui ait paru sur ce fameux médium.
M. Morselli affirme l’authenticité des phénomènes médianimiques, mais ne croit pas à la théorie spirite, qu’il discute à fond du reste. L’attitude observée par M. Morselli paraît être la bonne. La plupart des phénomènes psychiques ou spirites, observés et contrôlés par des savants tels que Crookes, R. Wallace, Aksakoff, Zœllner, Lombroso, Morselli et bien d’autres, ont toutes les apparences ◀de▶ la certitude. Quant à leur explication, c’est tout autre chose. On n’est pas encore fixé sur celle qui est la plus vraisemblable. La théorie spirite est manifestement insuffisante, sinon tout à fait fausse. Au reste, comme les phénomènes psychiques et spirites diffèrent souvent beaucoup les uns des autres, il est très probable qu’ils ne sont pas tous dus à la même cause.
Les Revues
La Grande Revue : Les récitations poétiques selon Pline le jeune et M. J. Bompard
Les Récitations poétiques inspirent à M. Jacques Bompart un fort agréable et malicieux article : La Grande Revue (25 mai).
M. Bompard emprunte à Pline le jeune des lignes vraies aujourd’hui, « actuelles ». Il parle ◀d’▶Asinius Pollion qui, sous Auguste, eut l’idée ◀de▶ ces lectures publiques où les poètes se faisaient ouïr, comme hier au Cours-la-Reine, et, en ce moment, au Grand-Palais. D’après Pline, les auditeurs manquaient ◀de▶ courtoisie. Aujourd’hui ils écoutent en parlant ◀de▶ leurs propres affaires, comme s’ils assistaient à une séance ◀de▶ musique ◀de▶ chambre.
Faut-il souhaiter aux poètes, à côté de la collaboration avec les grands hommes ◀de▶ tous les temps, cette collaboration du public avec eux qui s’opère nécessairement dans les lectures publiques ? Ne leur enlèvera-t-elle pas tout génie et toute originalité ? C’est là ce qu’il y a de plus grave. On l’a bien vu dans l’antiquité. Avant les lectures publiques purent grandir et se développer Virgile et Horace ; des lectures publiques sortit Stace.
Le poète ne sera plus libre. Il sera obligé ◀de▶ façonner sa pensée ◀d’▶une certaine manière. De même qu’il arrangera sa voix, son costume, ses attitudes pour plaire au public, de même il fardera ses idées et ses songes. Il ne fera plus ◀de▶ vers quand il lui chantera ◀d’▶en faire. Ayant un but précis et déterminé, il écrira même lorsqu’il n’aura rien à dire, comme on fait son métier. Mais le public qu’il voudra charmer sera le plus souvent un public ◀d’▶oisifs et ◀de▶ désœuvrés. Tous ses poèmes se ressentiront des goûts ◀de▶ ce public.
M. Bompard en arrive à craindre la floraison ◀d’▶une « poésie à la Capus », née du
désir qu’auront les auteurs ◀d’▶être applaudis. « On soignera uniquement le
détail ; on ne s’occupera pas du fond »
, écrit-il. C’est mal préjuger des
poètes. Mais il se reprend : « C’est l’histoire ◀de▶ la poésie romaine :
doit-elle devenir celle ◀de▶ la poésie française ? »
Or, voici la conclusion
◀de▶ l’article :
Les anciens ont déjà dit toutes ces choses. Il est bon ◀de▶ les redire aujourd’hui. Il y a des sociétés qui n’aiment pas assez les lettres ; il y en a d’autres qui les aiment trop. C’est dans ces dernières qu’elles se corrompent le plus. Une civilisation excessive est ennemie du progrès. Elle a atteint la perfection, mais elle l’a dépassée. Beaucoup ◀d’▶hommes ◀de▶ talent écrivent, mais ils ne savent pas se servir ◀de▶ leur talent. En d’autres temps, ils auraient été très grands ; ils restent médiocres. Le monde est contraire aux lettres. Il vous corrompt à votre insu. Et pourtant pourquoi chercher à obtenir tant ◀d’▶appréciateurs ignorants ? Il suffit ◀de▶ quelques-uns, sincères et véritables. Souvenons-nous ◀de▶ ce mot ◀d’▶Épicure écrivant à l’un ◀de▶ ses compagnons ◀d’▶études : « Ceci est pour vous et non pour la multitude ; nous sommes l’un pour l’autre un assez grand théâtre. »
Cela n’empêchera pas que, s’ils font ◀de▶ beaux poèmes, chacun les saura et les récitera ! Gloire plus belle que celle ◀d’▶être lu en public par ◀de▶ jeunes personnes aux voix parfois désagréables. Ils auront plus que ◀de▶ rapides applaudissements. On les aimera et on songera à eux. Comme des graines jetées par un divin semeur, leurs songes et leurs pensées germeront peu à peu, fleuriront, accorderont leurs fruits à tous.
Je souhaite pourtant le succès aux jeunes gens qui vont s’exercer ou s’exercent au Grand Palais. J’espère qu’on les suivra avec attention et bienveillance. En tout cas, mieux vaut entendre le poète lui-même et ses vers, qu’une ◀de▶ ces conférences sur son œuvre dont on abuse vraiment un peu. Il ne faut pas être trop sévère envers les poètes. Il ne faut point les battre même avec des fleurs. Tout les blesse trop profondément ; et puis ils ont l’haleine longue. D’ailleurs, quoi qu’on en dise, quoi que j’en aie dit moi-même, on les aime et ils sont trop pour qu’on ne retrouve point parmi eux quelques amis. Notre temps ressemble au temps ◀d’▶Horace :
Ce peuple ne brûle aujourd’hui que ◀de▶ la rage ◀d’▶écrire ; jeunes gens et graves vieillards, le front ceint ◀de▶ couronnes, dictent des vers à table.
Moi-même quand je jure que je n’en fais pas, je suis convaincu ◀d’▶être plus menteur qu’un Parthe, et le soleil n’est pas levé encore que je demande mon pupitre, une plume et du papier.
Memento [extrait]
[…]
Revue Bleue (30 mai) contient « l’Autre », un acte en vers ◀de▶ M. A. Dumas ; — ◀de▶ M. E. Tissot : L’Italie musicale ; — ◀de▶ M. E. Pilon : La Vallée ◀de▶ la Thève.
Musées et collections.
Memento [extrait]
[…] La somptueuse publication éditée par la maison Hanfstaengl, ◀de▶ Munich, sur les chefs-d’œuvre la Galerie du Prado à Madrid, et dont nous avons déjà fait ici l’éloge, vient de s’enrichir ◀de▶ deux nouveaux fascicules (4e et 5e) contenant, comme les précédents, chacun six planches grand-aigle ◀d’▶une perfection qui ne saurait être surpassée. […] Titien (avec les magistrales effigies ◀de▶ Philippe II et ◀de▶ Charles-Quint), […] Raphaël (avec la Vierge à la rose), le Corrège (avec son « Nolimt tangere »), constituent le régal qui nous est offert aujourd’hui. Ces planches sont accompagnées ◀de▶ la suite du texte critique — lui-même illustré — rédigé par M. Karl Voll.
La Curiosité.
Collection Charmetant : objets et tableaux religieux
[extrait]
Dirai-je quelques mots ◀de▶ la collection ◀de▶ Mgr Charmetant ? C’était un assemblage ◀d’▶objets religieux et ◀de▶ tableaux à sujets religieux où rien ne se détachait rien ◀de▶ bien remarquable. […) Quelques objets profanes se remarquaient dans ce tas, notamment une jolie Vue du palais des Doges, par le Canaletto, vendue 4 600 francs.
Échos.
La Ligue pour la Liberté ◀de▶ l’Art [extrait]
M. le Professeur Rodolfo Bettazzi, « ◀de▶ Turin, s’est adressé
au procureur du roi pour obtenir qu’il ne permît pas l’exposition des plus sales
vignettes ◀de▶ l’Asino »
(id., p. 40). Il
est bon ◀de▶ dire que l’Asino est un journal exclusivement satirique
anticlérical.
Tome LXXIV, numéro 266, 16 juillet 1908
Littérature
Remy de Gourmont : Les Hommes et les Idées. Dante, Béatrice et la Poésie amoureuse. Essai sur l’Idéal féminin en Italie, à la fin du xiiie siècle, 1 vol. in-16, 0,75. « Mercure de France »
Dans cet essai sur l’idéal féminin en Italie à la fin du xiiie siècle : Dante, Béatrice et la Poésie amoureuse 26, M. Remy de Gourmont nous prouve que la Vita nuova n’est pas un livre vécu :
Après avoir écrit, au hasard ◀de▶ son cœur, des sonnets et des canzone ◀d’▶amour, Dante a voulu les relier par un commentaire et ◀de▶ fragments faire un tout. Pour nous intéresser à son mystérieux idéal, il l’a incarné dans un type féminin : il a fait un roman, et l’on a cru à une autobiographie.
Tous les écrivains du xive siècle qui ont parlé ◀de▶ Dante sont cependant tous d’accord pour rapporter les amours du poète et ◀d’▶une Béatrice Portinari.
Mais voici ce qui s’est passé : lorsque Dante fit paraître sa Vita nuova, il était peu connu comme écrivain, le public, ◀de▶ tendance crédule, distinguait mal la vérité ◀de▶ l’allégorie ; on lut le livre ; il parlait ◀d’▶amour, les femmes le vantèrent, s’y plurent, s’intéressèrent à cette Béatrice… Ce nom ◀de▶ Béatrice fit penser à une Béatrice Portinari, qui avait été fort jolie, s’était mariée comme toutes les jeunes filles se marient, et finalement était morte vers 1290. Il n’en fallait pas plus : la légende était faite.
Mais si Béatrice n’a pas existé, que représente-t-elle ? L’idéal : « idéal ◀de▶
beauté, idéal ◀de▶ lumière, sainte du Paradis, cette femme n’est vraiment pas ◀de▶ ce
monde. Fut-elle jamais autre chose que le jeu ◀de▶ l’imagination la plus féconde et la
plus exaltée ? »
E. Rodocanachi : Boccace, poète, conteur, moraliste, homme politique, 1 vol. in-8° illustré ◀de▶ 6 planches hors texte, 7 fr. 50. Hachette
Boccace, qui écrivit une Vie ◀de▶ Dante, ne fit que recueillir les
témoignages ◀de▶ la tradition. M. E. Rodocanachi, qui s’est fait l’historien ◀de▶ Boccace et l’étudie comme poète, conteur, moraliste et homme
politique, nous dit que la passion ◀de▶ Dante pour Béatrice l’embarrassa, car
« il ne comprenait guère l’amour sans l’encouragement des sens »
.
Pourtant, de même que Dante a Béatrice, Pétrarque Laure, Boccace a sa Maria (ou
Fiammetta). Peut-être ne fut-elle aussi qu’un symbole, une idéalisation, et
M. Rodocanachi dit très bien que Maria ne devait pas seulement jouer pour Boccace le
personnage ◀de▶ Laure, mais aussi celui ◀de▶ Béatrice « puisque l’admiration ◀de▶
Boccace se partageait entre les deux poètes »
. Brantôme, incrédule,
écrivait : « Je crois qu’il n’a jamais eu tant de faveurs ◀de▶ cette grande dame
(elle passait pour la fille naturelle du roi Robert) comme il en a écrit et qu’il
s’est forgé en sa cervelle et fantaisie ce beau sujet pour en écrire mieux, ainsi
que volontiers font les poètes et autres composeurs. »
Cependant, cette
Fiammetta, la moins connue des trois « dames ◀de▶ beauté ◀de▶ ce temps »
,
fut sans doute la plus réelle : au moins symbolise-t-elle les diverses aventures du
poète, comme l’Elvire de Lamartine résume ses amours avec Graziella, Mme Charles et d’autres muses, peut-être.
Cet ouvrage ◀de▶ M. Rodocanachi est plus qu’une biographie ◀de▶ Boccace ; ce que l’auteur
a voulu nous montrer, c’est un Boccace reflété d’après son œuvre même. L’œuvre ◀de▶
Boccace est d’ailleurs presque inconnue ; on ne veut lire ◀de▶ lui que le Décaméron : « la seule ◀de▶ ses œuvres dans laquelle il ne se montre
guère et la seule où généralement on le cherche »
.
Pétrarque lui écrivait à propos de cet ouvrage : « … Certains passages un peu
libres qui s’y trouvent ont pour excuse l’âge où vous écriviez, le genre ◀de▶ style,
l’idiome, la légèreté du sujet et celle des lecteurs que vous aviez en
vue… »
En France, au xve siècle, on lisait beaucoup plus les Infortunes des Hommes Illustres et la Généalogie des Dieux, que le Décaméron. Mais si on ne lit plus ◀de▶ Boccace que ses contes, c’est que sans doute il n’y a plus que cela ◀de▶ lisible.
Tome LXXIV, numéro 267, 1er août 1908
Les Journaux.
Les Stendhaliens à Rome (Le Temps,
17 juillet)
Rome n’est pas tout à fait ingrate à Beyle. On pense à lui, quoique tardivement. On va sceller une plaque ◀de▶ marbre à la maison qu’il habita au Pincio. Enfin, on va manger périodiquement en son honneur, ce qui est un des plus grands hommages que puisse, paraît-il, rendre l’humanité civilisée à une gloire ◀de▶ l’intelligence. Le Temps encore nous en est garant :
La plupart des voyageurs illustres qui ont parcouru, étudié, décrit et chanté l’Italie ont eu des monuments rappelant leur mémoire, ou des plaques commémoratives indiquant les maisons qu’ils ont habitées. C’est ainsi que près de la place Colonna, sur le Corso, à Rome, une belle inscription sur marbre évoque le nom ◀de▶ Shelley. ◀De▶ son côté, Goethe possède en plusieurs cités des inscriptions commémoratives notamment à Naples, dans La galerie Umberto Ier, sur l’emplacement ◀de▶ laquelle s’élevait jadis un vieux quartier pittoresque où se plaisait à vivre l’auteur ◀de▶ Wilhelm Meister ; et à Messine dans la principale artère ◀de▶ la cité.
Or, chose curieuse, l’auteur des Promenades dans Rome, ◀de▶ Rome, Naples et Florence, ◀de▶ l’Histoire ◀de▶ la peinture en Italie, et ◀de▶ tant d’autres ouvrages où vibre une passion intense pour les hommes et les choses ◀de▶ la péninsule, ne possède pas à Rome le moindre petit bout ◀de▶ pierre rappelant qu’il a vécu longtemps dans ce pays et qu’il l’a décrit en des pages inoubliables.
Un groupe ◀d’▶écrivains, ◀de▶ lettrés et ◀d’▶artistes italiens vient de prendre l’initiative ◀de▶ commémorer publiquement le nom ◀de▶ Stendhal dans une rue romaine. Un comité s’est constitué pour la pose prochaine ◀d’▶une plaque ◀de▶ marbre sur la maison qu’habita longtemps Stendhal dans la « via Gregoriana », aux flancs du Pincio. Il est probable qu’en même temps que la plaque, dont l’inscription est en ce moment à l’étude, un médaillon confié à un artiste ◀de▶ talent rappellera les traits du grand amoureux ◀de▶ l’Italie.
Enfin, les Stendhaliens de Rome, qui sont assez nombreux, ont projeté ◀d’▶organiser à intervalles réguliers le « dîner Stendhal », où se réuniront les admirateurs du célèbre écrivain, et qui aura lieu le plus souvent, quand le temps le permettra, sur la terrasse du « Château des Césars », au sommet du mont Aventin, ◀d’▶où l’on domine le Palatin, le Forum, le Capitole, le Colisée, le Cœlius, et ◀d’▶où la vue embrasse tout le majestueux paysage ◀de▶ la Ville Éternelle que l’auteur des Promenades dans Rome a si souvent contemplé.
Le premier « dîner Stendhal » aura lieu dans la seconde quinzaine ◀de▶ juillet. Il sera présidé par M. Emmanuel Modigliani, un des plus compétents « beylistes » ◀d’▶Italie, celui-là même qui eut la bonne fortune ◀de▶ découvrir et ◀de▶ mettre au jour les exemplaires ◀de▶ Saint-Simon annotés par Stendhal, dont le Temps s’est occupé l’hiver dernier.
Échos.
« Cœnobium » et la « Nuova Parola »
Cœnobium, la revue ◀d’▶études philosophiques et religieuses qui paraît depuis deux ans, en français et en italien, à Lugano, dans le Tessin, annonce dans son dernier numéro que la Nuova parola, le périodique romain ◀d’▶Arnaldo Cervesato, se fond désormais avec elle. La direction ◀de▶ Cœnobium en profite pour préciser son dessein et son but :
Notre revue s’est fondée comme revue ◀de▶ libres études, et elle reste telle dans le cercle ◀de▶ l’idéalisme dont elle s’est faite principalement l’organe et à la diffusion ◀de▶ qui elle s’est consacrée. L’idéalisme — soit dans son élaboration historique et que nous pourrions dire classique, soit dans sa renaissance actuelle — présente une si riche variété ◀de▶ manifestations que sans sortir ◀de▶ son domaine nous et nos collaborateurs gardons la plus grande liberté ◀de▶ recherches… Le monisme idéaliste, le concept ◀de▶ l’unité spirituelle ◀de▶ l’Être, le panthéisme en somme, tel qu’il s’est produit dans la grandiose période philosophique qui va ◀de▶ Spinoza à Hegel, constitue le point central ◀de▶ notre conscience métaphysique, le pôle vers lequel s’oriente l’aiguille aimantée ◀de▶ notre esprit philosophique. Mais pour cela nous ne repousserons pas ou ne passerons pas sous silence les autres conceptions à l’aide desquelles l’esprit humain tente ◀de▶ nouveau aujourd’hui ◀d’▶escalader le ciel… Pragmatisme, tendances religieuses nouvelles qu’on nomme modernisme, études sur les religions ◀d’▶Orient dans leurs rapports avec l’idéalisme ◀d’▶Occident, recherches scientifiques qui comme celles ◀de▶ Maxwell et ◀de▶ Lodge nous ramènent à un dynamisme universel et guident les sciences physiques vers des conclusions auxquelles est déjà arrivé l’idéalisme philosophique, expériences médiumnimiques, tout cela nous est ouvert. En outre, nous ne nous défendrons pas ◀de▶ nous intéresser aux conséquences ◀de▶ caractère pratique et social, que l’on peut tirer ◀de▶ cette philosophie. La croyance vulgaire qui rattache la rénovation sociale aux prémices matérialistes est si abandonnée que personne parmi les gens ◀de▶ bonne foi ne nie cette évidence : le culte ◀de▶ l’esprit, base ◀de▶ l’idéalisme, implique la négation ◀de▶ tous les jougs sous lesquels les ordres sociaux courbent l’esprit lui-même : c’est pourquoi le problème social est avant tout un problème métaphysique, le panthéisme conduisant nécessairement à la panarchie ou gouvernement organisé ◀de▶ tous par tous.
C’est à cette œuvre à la fois philosophique et sociale que comptent dorénavant se consacrer le directeur ◀de▶ Cœnobium, M. Enrico Bignami, et ses principaux lieutenants, Giusuppe Rensi, Momigliano, Crespi, Cervesato, etc.
Tome LXXIV, numéro 268, 16 août 1908
Littérature.
Ovide : L’Art ◀d’▶aimer, le Remède ◀d’▶Amour, Les Amours
◀d’▶Ovide, le Jugement ◀de▶ Pâris. Édition illustrée, 1 vol. in-8°, 95, Librairie
Moderne, Maurice Bauche
La Librairie Moderne nous donne une édition illustrée ◀de▶ l’Art ◀d’▶aimer ◀d’▶Ovide, auquel on a ajouté le Remède ◀d’▶Amour, les
Amours ◀d’▶Ovide, et le Jugement ◀de▶ Pâris. On s’est servi ◀de▶
traductions ◀de▶ la fin du xviiie
siècle, dues à Renouard,
le traducteur des Métamorphoses, et à Jean-Charles Poncelin,
« ancien ecclésiastique et avocat du roi, qui avait fondé une maison ◀de▶
librairie, à la veille ◀de▶ la Révolution »
. Avant cette époque, l’an VII ◀de▶ la
République. l’Art ◀d’▶aimer et le Remède ◀d’▶amour
n’avaient jamais été traduits en France.
Ces traductions n’ont peut-être pas la précision, l’exactitude que nous exigerions maintenant ◀de▶ travaux analogues ; mais elles atténuent la brutalité du latin et s’adaptent très bien à une édition ◀de▶ vulgarisation littéraire. Quelques passages, intraduisibles ◀de▶ façon décente, ont été laissés dans leur nudité latine. Ce qui prouve qu’il suffit ◀d’▶avoir une culture pour être à l’abri ◀de▶ la pudeur.
Ovide, puisqu’il faut parler latin, enseigne aux femmes que dans l’amour « non
omnes una figura decet »
. Et il leur donne ces précieux conseils :
Quæ facie præsignis eris, resupina jaceto :Spectentur tergo, quîs sua terga placent.Melanion humeris Atalanles crura ferebat :Si bona sunt, hoc sunt accipienda modo.Parva vehatur equo : quod erat longissima, nunquamThebais Hectoreo nupta resedit equo, etc.
Les illustrations ◀de▶ ce volume, qui proviennent soit du cabinet des Médailles du duc d’Orléans, soit des grandes éditions du xviiie siècle, donnent une valeur documentaire à cet ouvrage.
Histoire.
Ch. Gailly de Taurines : Benvenuto Cellini à Paris, sous
François Ier ; H. Daragon
On sait que les Mémoires ◀de▶ Benvenuto Cellini ont été traduits en
français par Léopold Léclanché, en 1847. M. Ch. Gailly de Taurines a revu, — il ne nous
dit pas si c’est dans cette traduction, — et publié à part la portion ◀de▶ ces Mémoires qui s’étend ◀de▶ 1540 à 1545, et qui comprend le séjour ◀de▶
l’artiste à Paris, auprès de François Ier. M. Ch. Gailly de Taurines
a de plus accompagné la traduction nouvelle ◀de▶ ce fragment ◀de▶ notes fort intéressantes,
vrai commentaire perpétuel du texte sous les rapports historique et archéologique. Cette
partie des Mémoires ◀de▶ Cellini est, en effet, « un document ◀de▶
premier ordre pour l’histoire ◀de▶ Paris à cette époque : description topographique des
lieux (complétée par les notes), scènes ◀de▶ mœurs, etc., etc., tout y est. »
C’est donc le caractère ◀d’▶un vrai document ◀d’▶histoire parisienne que l’éditeur a su
donner à ces Mémoires ainsi présentés.
À côté, cet écrit donne une idée bien vivante, et ◀d’▶une précision savoureuse, ◀de▶
l’existence que menait un artiste à la cour ◀de▶ François Ier.
Richement pensionnés et pourvus, ces artistes avaient, d’ailleurs, du moins Benvenuto,
assez mine ◀de▶ subalterne, il nous semble. La haute distinction ◀d’▶un Léonard de Vinci, la
légende ◀de▶ la déférence royale se retrouvent mal ici. Cette impression ressort des
détails donnés. Ce n’est pas du reste la faute de Benvenuto Cellini si l’impression
opposée se dégage moins. Ou plutôt c’est sa faute, en dépit de tout. Ce merveilleux
artiste et vaillant compagnon était un homme trivial à force de vanité. On sourit ◀de▶ ses
vantardises continuelles : « Il est le plus grand artiste qui ait jamais
existé. »« On a fait toutes sortes ◀de▶ difficultés à Pierre Strozzi pour lui délivrer
des lettres ◀de▶ naturalisation ; à lui, Benvenuto, on les a offertes
spontanément. »
Il adresse au roi « ◀de▶ grandes paroles, admirablement
humbles et hautement superbes »
. Etc. Peut-être aussi ne fait-il pas tout à
fait le métier pour lequel on l’a pris. Le roi lui demande des travaux ◀d’▶orfèvrerie, des
ciselures, des « bijoux », et il apporte des colosses, où il personnifie François Ier, croyant mieux flatter par là ce Gargantua ◀d’▶orgueil, ◀d’▶orgueil
généreux, sanguin, exubérant, qui s’y laisse prendre, — pas toujours. Bien que l’humeur
à l’excès glorieuse ◀de▶ leur rédacteur doive nécessairement fort diminuer la valeur
proprement historique ◀de▶ ces Mémoires, il se dégage ◀de▶ ceux-ci une
vérité ◀d’▶impression qu’on ne saurait négliger quand on veut se faire une idée ◀de▶ la cour
◀de▶ François Ier. Remercions M. Ch. Gailly de Taurines ◀de▶ son utile
contribution.
Art ancien
Louis Hourticq : La Peinture des origines au XVIe siècle (H. Laurens)
Je n’entreprendrai pas ◀de▶ faire un résumé en quelques lignes du résumé qu’a lui-même fait M. Hourticq ◀de▶ nos connaissances sur la Peinture des origines au xvie siècle : je me bornerai à dire que ce travail, écrit avec soin et goût, est un des plus précieux manuels publiés jusqu’ici sur ce sujet. Voici du reste un exemple ◀de▶ la manière ◀de▶ M. Hourticq :
La peinture italienne par excellence est la fresque, et les conditions toutes matérielles dont elle dépend n’ont pas peu contribué à constituer le grand style italien. La fresque rend un certain idéalisme obligatoire, ses couleurs peuvent être pures, gaies, elles ne sauraient avoir la richesse ni la souplesse voulues pour égaler la nature. Les meilleurs paysages ◀de▶ l’école italienne sont l’œuvre des Ombriens et des Vénitiens, parce que ceux-ci peignaient surtout à l’huile ou à la détrempe. Un fresquiste, Benozzo Gozzoli, a composé des paysages fort attrayants, parce qu’il les a transformés en effets ◀de▶ tapisseries ; jolies taches cousues ensemble, bigarrure nette et sans profondeur. Mais la plupart renoncent à ces effets ◀de▶ la lumière et ◀de▶ l’air, ou y échouent. Quand Masolino place des montagnes derrière les curieuses anatomies ◀d’▶un Baptême du Christ, sa couleur jaunâtre et ses lignes sèches rendent aussi mal que possible la transparence bleutée des Alpes lointaines ; il a pu les contempler pourtant, lorsqu’il allait exécuter ses fresques à Castiglione d’Olona. D’autres estompent le paysage en un effet ◀de▶ couleurs neutres et ◀de▶ contours vagues, à moins qu’ils ne préfèrent dresser ◀de▶ belles architectures aux lignes savantes et précises.
La peinture italienne, d’ailleurs, s’accommode aisément ◀de▶ ce naturalisme limité, parce que le rendu exact ◀de▶ la nature ne fut jamais son unique ambition. Le peintre du Nord semble nous demander seulement ◀de▶ reconnaître ce qu’il nous montre et l’habileté avec laquelle il imite ; dans l’œuvre du peintre italien, il y a toujours des intentions dramatiques ou décoratives ; l’Adam et l’Ève de Jean van Eyck sont un homme et une femme nus, ◀d’▶une vérité brutale ; à la même date, les mêmes personnages, dans la fresque ◀de▶ Masaccio au Carmine de Florence, sont avant tout des images émouvantes du désespoir et ◀de▶ la honte ; Masaccio ne copie la réalité que pour lui emprunter des formes expressives ; or les gestes expressifs sont bien plus souvent imaginés qu’observés. Les plus violents des maîtres italiens ne concevront jamais une figure agitée ◀de▶ passions véhémentes, sans équilibrer harmonieusement le désordre : en des architectures symétriques ils aiment à disposer des attitudes rythmées, et l’obsession des spectacles réels ne fut jamais suffisante pour que fût sacrifiée en eux cette discipline ◀de▶ la beauté décorative qui leur était naturelle. Le réalisme italien ne sera pas, comme celui des Flamands, familier ; même quand ils racontent une histoire vraie, ces artistes parlent une phrase cadencée et qui, aux motifs traditionnels ◀de▶ l’art religieux, donne assez ◀de▶ noblesse pour remplacer la poésie disparue des vieilles peintures ; en copiant la nature, ils conservent une manière qui généralise, efface les particularités ◀de▶ la matière, dégage des formes idéales et, dans la laideur même, évite la vulgarité.
Arnold Goffin : Pinturicchio (H. Laurens)
Pinturicchio fut certes un artiste inégal et M. Arnold Goffin dans la belle monographie qu’il lui a consacrée ne le dissimule pas.
La vie ajoute tous les jours à l’art ◀d’▶un maître comme le Pinturicchio ; elle retire tous les jours à celui ◀d’▶un maître comme le Pérugin. Celui-ci a créé un poncif manifesté dès ses premières œuvres certaines : quelques figures ◀d’▶un sentiment ineffable… Semblable fléchissement ne s’observe point chez le Pinturicchio. Bien au contraire, il s’augmente et se renouvelle ; vient avec des imaginations fraîches — le réservoir n’en était-il pas inépuisable ? — à des tâches plus difficiles. C’est un conteur et qui s’amuse ◀de▶ sa propre verve, ◀d’▶autant plus abondante que sa « matière » est riche. Les récits illustrés par lui sur les parois ◀de▶ l’appartement Borgia et ◀de▶ la Libreria de Sienne, ne les a-t-il pas transformés en contes où la réalité fait escorte à la légende et la fantaisie à l’histoire ?…
Le Pinturicchio c’est l’homme des apparences, et qui se réjouit et se complaît en elles. Son domaine est là. Il a reçu ◀de▶ la nature les dons propres, non à attendrir, mais à éblouir ; non à faire ◀de▶ son art le véhicule ◀de▶ ses indignations ou ◀de▶ ses souffrances, mais seulement le reflet diapré du monde extérieur. Ce reflet il n’est partout, ni toujours ◀d’▶un égal attrait. L’entrain trop expéditif ◀de▶ l’évocateur a failli, quelquefois, à la sérénité nécessaire ◀de▶ l’art. La collaboration, dans l’exécution des grands cycles ◀de▶ fresques, ◀d’▶un nombre considérable ◀de▶ compagnons et ◀d’▶aides a dû nuire aussi, il faut le constater, à la réalisation parfaite des projets élaborés par le maître. La généralité ◀de▶ ses œuvres ◀de▶ petit format le montrent fidèle à la tradition ombrienne, tandis que ses fresques, nous l’avons dit, témoignent ◀de▶ l’étude fructueuse des décorations florentines. Car, en dépit du silence des textes, on peut croire, ou plutôt on doit croire qu’il connut Florence, les fresques ◀de▶ S. Maria Novella, ◀de▶ S. Marco, du palais Médicis. Le conseil ◀de▶ l’Angelico, ◀de▶ Gozzoli et ◀de▶ tant d’autres, admirables et subtils, était bon à entendre pour lui. Il est regrettable qu’il lui ait manqué ◀de▶ travailler dans cette cité et ◀d’▶en subir les salutaires disciplines. Il serait entré en défiance ◀de▶ sa facilité en subissant la critique ◀de▶ ces Florentins ◀d’▶esprit prompt et ◀de▶ langue acérée, qui, peu enclins à se contenter ◀d’▶ouvrages passables, ne ménageaient le blâme à personne, fût-ce aux artistes les plus réputés…
Mais il ne faut rien exagérer. Pinturicchio, malgré sa facilité, sait aussi, quand il le veut, traiter admirablement le morceau : il suffit ◀de▶ rappeler tels détails ◀de▶ ses fresques, comme le portrait ◀de▶ S. Maria Maggiore à Spello, comme le portrait ◀d’▶Alexandre VI ◀de▶ l’appartement Borgia ; le portrait ◀de▶ jeune homme du musée ◀de▶ Dresde est ◀d’▶une fermeté digne des meilleurs Florentins, et la Madone ◀de▶ la paix ◀d’▶un charme comparable aux plus séduisantes œuvres ombriennes.
Henri Hauvette : Ghirlandaio (Plon), 3,50
Sans doute son contemporain Ghirlandaio l’emporte encore en puissance réaliste ; c’est que, comme l’écrit M. Henri Hauvette, Ghirlandaio est, avec Botticelli, l’expression la plus brillante du tempérament florentin dans le dernier quart du quinzième siècle. Domenico Ghirlandaio eut pour collaborateurs son frère David, plus jeune que lui ◀de▶ trois ans, et son beau-frère, Bastiano Mainardi, de sorte qu’il est souvent difficile ◀de▶ distinguer ce qui revient à chacun ◀d’▶eux. Domenico lui-même étudia auprès ◀d’▶Alesso Baldovinetti que MM. Berenson et Londi ont remis en lumière, et il put en retenir le métier serré et savant. Néanmoins il demeura surtout fresquiste et c’est dans ses œuvres ◀de▶ San Gimignano, ◀de▶ la chapelle Sixtine, et ◀de▶ S. Maria Novella qu’il a donné l’entière mesure ◀de▶ son génie. Cela ne doit pas d’ailleurs faire négliger le mérite ◀de▶ ses admirables portraits, comme ceux du Vieillard avec un enfant du Louvre et ◀de▶ Giovanna degli Albizzi ◀de▶ l’ancienne collection Rodolphe Kann.
Lettres italiennes
Ferdinando Paolieri : Venere Agreste, Nerbini, Florence
Je suis étonné ◀de▶ ne pas avoir vu la critique italienne annoncer et saluer l’apparition ◀d’▶un jeune grand poète, M. Ferdinando Paolieri. La revue ◀de▶ M. Marinetti nous avait donné la première, je crois, quelques strophes ◀de▶ cet artiste singulier, qui s’était montré, jusqu’ici, seulement peintre et critique ◀d’▶art. Le long poème Venere Agreste, qui vient de paraître, le révèle poète, et grand poète.
Il faut naturellement s’entendre sur l’adjectif ◀de▶ grandeur, dont on abuse autant que du mot : génie, appliqué en général par chaque critique à ses propres amis, ou autant que du mot : héros, décerné comme une quelconque décoration à tout individu qui, par le hasard ◀de▶ sa carrière ou ◀de▶ son chemin, se trouve une fois en face de la mort. J’appelle M. Paolieri un grand poète, parce que j’entends le placer ainsi à part ◀de▶ la production littéraire ordinaire ◀de▶ nos jours ; j’entends désigner son œuvre très particulière, par un mot particulier, qui en affirme les qualités ◀d’▶originalité, aux deux points de vue ◀de▶ la pensée et ◀de▶ la forme, c’est-à-dire ◀de▶ l’harmonie réalisée entre la nouveauté et la noblesse ◀de▶ l’inspiration et l’efficacité ◀de▶ la forme. Les littératures contemporaines, en générai très médiocres, appellent grands poètes ceux qui semblent les plus talentueux parmi tous. Nous en connaissons, ◀de▶ la génération qui précéda la nôtre, qui ne mériteront pas toujours leur gloire présente. Mais parmi les plus hautains, les plus purs poètes ◀de▶ la jeune littérature italienne, M. Paolieri est sans nul doute un grand poète, prêt, ce me semble, à nous montrer par des œuvres nouvelles ses titres sûrs à une gloire très durable.
Son poème ◀de▶ la Vénus des Champs a une importance certaine, qui s’affirme par un intérêt lyrique des plus puissants. Tandis que les jeunes poètes italiens sont tourmentés par la recherche ◀de▶ la forme neuve, capable ◀d’▶habiller et ◀de▶ représenter, sinon ◀d’▶animer une pensée neuve, un sentiment nouveau ◀de▶ la vie des choses et des choses ◀de▶ l’âme, M. Paolieri demeure dans ce calme florentin qui semble affluer vers lui des lointaines oasis humanistes ◀de▶ sa patrie même. La limpidité ◀de▶ la strophe du Politien retrouve des lumières identiques dans la strophe du jeune poète. Et l’esprit élégamment géorgique des antiques Orti Oricellari, berceau fleuri et parfumé ◀de▶ la pensée humaniste, anime le dernier chantre.
J’ai déjà remarqué ici même la différence des différents esprits poétiques contemporains ◀de▶ l’Italie. Poesia nous les a montrés, en groupant les différents poètes des pays italiens, qui demeurent si différents malgré l’unité politique. L’esprit florentin du Quattrocento a été celui ◀de▶ la clarté, ◀de▶ l’ordonnance, ◀de▶ l’élégance svelte et calme des formes (Saint-Georges de Donatello, ou le Printemps ◀de▶ Botticelli), ◀de▶ l’assurance lumineuse des attitudes psychiques. Il est identique à l’esprit français, ou à celui qu’on est convenu ◀d’▶appeler, ◀d’▶un terme assez vague : l’esprit latin. La lumière même ◀de▶ Florence est identique à la lumière de Paris et à celle ◀d’▶Athènes. Et si la littérature française, surtout celle du Midi, est dominée, ◀d’▶une façon même quelque peu tyrannique, par l’esprit ◀de▶ Versailles, par l’eurythmie stylisée du grand siècle, la littérature purement florentine est dominée par l’esprit du Quattrocento. M. Paolieri en reprend les formes après en avoir ressenti la profonde émotion. Les octaves ◀de▶ son récit se déroulent amples et précis, dénouant noblement la chaîne mélodique ◀de▶ leurs rythmes. Toutes les recherches harmoniques contemporaines, tout le contrepoint du tourment poétique contemporain, laissent indifférent M. Paolieri. L’esprit florentin le retient dans son immensité calme. Et ce n’est pas pour un récit ◀de▶ romantisme épique qu’il a choisi, tel l’Arioste, la strophe italienne fondamentale du récit, l’octave. Il ne l’a pas choisie non plus en la modifiant un peu, pour une évocation ◀d’▶élégances romantiques, à la manière de l’Isotteo ◀de▶ M. ◀d’▶◀Annunzio▶. La Vénus des Champs est un récit florentin plein ◀de▶ cette sensualité des Fêtes ◀de▶ mai, où le grand Roi poète, un Médicis, chantait des chansons au peuple, qui s’aimait en saluant le printemps renaissant. D’autres poètes, à Florence, s’expriment dans ces rythmes, doux et sensuels, dont le Stornello, la Ritournelle toscane, demeure la forme rudimentaire. Je nommerai le poète Domenico Giuliotti, encore un jeune qui ne tardera pas à nous donner un recueil tout vibrant aussi ◀de▶ l’âme du Quattrocento.
L’octave italienne est la strophe la plus populaire et en même temps la plus pure, la plus définitive des longs récits. Elle n’a pas l’angoisse sans cesse renouvelée, calmée seulement par le dernier vers du chant, ◀de▶ la terza-rima, que Dante, esprit essentiellement gothique, choisit pour dérouler en elle la mathématique ◀de▶ ses calculs lyriques.
L’octave est simple, sans heurts, toujours close, à la fin, sur les deux vers rimant entre eux, qui reposent l’esprit du lecteur en le charmant. Elle est parfaitement mélodique, comparable à la « mélodie carrée », parfaitement symétrique, alors que la terza-rima semble plutôt le parallèle poétique ◀de▶ la « mélodie continue ». M. Paolieri, en choisissant l’octave, en écrivant dans cette forme son long poème, s’est placé donc volontairement, ou sentimentalement, en dehors des rythmes généraux contemporains. Son œuvre en acquiert un éclat plus vif. Elle s’impose ainsi avec une douce violence, pleine ◀de▶ charme. La lecture en est une joie reposante.
Mais cette forme est admirablement modernisée par le lyrisme particulier ◀de▶ M. Paolieri. Ce lyrisme est géorgique et charnel. La nature, toute la nature, a ici une valeur ◀d’▶émotion sensuelle très profonde. La Vénus des Champs est l’exaltation ◀de▶ la chair en rut, ◀de▶ la campagne luxuriante, ◀de▶ l’animalité luxurieuse. Une vision ◀de▶ l’amour ◀de▶ toute la terre est celle ◀de▶ ce récit. Le poète dit :
Je chanterai les amours des chevauxet des taureaux Pasiphaéens lunés,les voix des cerfs dans les vallons,les mugissements longs, les tremblants bêlements,les recherches haletantes dans les demeures,les rappels éclatants dans les bois ombragés,les accouplements des plantes, et les profondesvoluptés qui serpentent dans les ondes.
Et il conçoit toute la vie ◀de▶ la nature comme un immense amour, et les épisodes ◀de▶ la vie des paysans comme les épisodes ◀de▶ la bonne guerre éternelle. Il décrit ainsi l’amour ◀de▶ deux êtres humains dans une tempête :
Serrés l’un contre l’autre, comme frappésunissant à chaque souffle du ventEt lorsque le concert triomphals’éloigna vers les montagnes et s’évanouit,elle était à lui, ainsi que la bruneforêt ouvre son giron à la naissante lune.
Et il décrit la marche des paysans vers la moisson, à l’aube, comme vers une bataille :
Il arriva le premier. Contre le soleilil se leva, la grande tête droite,et le tumulte des paroles éclata :Il fait déjà chaud. En avant ! nous sommes pressés,Et les glaneuses sont déjà dans la plaine.La faux reluisît comme une foudre
Ce grand sentiment presque religieux, certes très noble, ◀de▶ la nature, émeut M. Paolieri et lui fait chanter tous les épisodes champêtres ◀de▶ l’amour, des moissons, des vendanges, ◀de▶ la mort. Ses visions sont toujours comme des fresques originales, bien que rarement fleuries ◀d’▶images neuves. Et par ce sentiment pieux ◀de▶ la beauté ◀de▶ la chair et ◀de▶ la nature, le poète italien se rattache particulièrement à notre esthétique la plus récente, à notre esthétique nouvelle, poétique et musicale, qui est inspirée par un sens ◀de▶ la vie totale profond, nouveau, sexuel et géorgique, et par là se renouvelle et s’apprête à donner l’œuvre superbe ◀de▶ notre génération ◀de▶ précurseurs, l’œuvre qui marquera son étape et indiquera un chemin.
Peppino Carnesi : I Canti dell’Agonia, Sandron, Palerme
Toute autre est l’inspiration lyrique ◀de▶ M. Peppino Carnesi, qui publie I Canti dell’Agonia. Le vers libre ◀de▶ ce poète contraste avec l’octave rigide ◀de▶ M. Paolieri, bien moins que ne le fait l’esprit même ◀de▶ l’œuvre. M. Carnesi est un véritable poète, jeune peut-être, mais plein ◀d’▶ardeur, plein ◀d’▶angoisse pensive, et sûr ◀de▶ ses rythmes étranges, étrangement harmonisés. Son recueil est ◀de▶ ceux qui impressionnent et nous laissent au moins un vers au fond ◀de▶ nous-même, un vers qui devient un rappel nostalgique longtemps après ; c’est l’œuvre ◀d’▶un poète, œuvre psychologique agitée, inquiète, exprimée parfois par des clichés éternels ◀de▶ l’éternel pathétique ◀de▶ l’amour et ◀de▶ la mort, mais œuvre forte, œuvre ◀de▶ passion.
je reviens comme ivre à la vie !je n’éprouve plus ni faim ni sommeil.Je n’éprouve plus le besoinma voix qui me fait peur,et je pense que je suis tombé,et je sens que je suis perdupour toujours,dans cette orageuse nuit obscure !
Luciano Zuccoli : L’Amore di Loredana, Treves, Milan
Après avoir loué ces deux poètes si divers, il me plaît ◀de▶ saluer l’œuvre élégante et complexe, malgré ses apparences très simples, ◀d’▶un prosateur, M. Luciano Zuccoli. Les lecteurs du Mercure connaissent depuis fort longtemps ce fier ironiste et savant sceptique, duquel je pris ici même l’agréable succession ◀de▶ chroniqueur. M. Luciano Zuccoli, directeur ◀d’▶un des plus grands quotidiens ◀de▶ la péninsule, la Gazzetta di Venezia, est en marge de tous les mouvements littéraires, et il l’a toujours été, même à l’heure du stérile engouement des premiers disciples ◀de▶ M. d’Annunzio. Depuis quelque dizaine ◀d’▶années, M. Luciano Zuccoli promène à travers les champs littéraires sa silhouette très fine, très noble, très triste même malgré le sourire perpétuel des lèvres aristocratiques, ou à cause de ce sourire indéfinissable des ironistes qui sont presque toujours des grands enfants mélancoliques. On n’oublie jamais la silhouette un peu arabe ◀de▶ M. Zuccoli, après l’avoir vu une fois passer devant les seuils des cénacles, sans jamais s’y arrêter sinon pour l’éclairer ◀d’▶un rapide éclair ironique ◀de▶ son éternel monocle. Et cette élégance qui passe, qui sait glisser, sans jamais appuyer, qui sait être légère, ailée, tout en laissant une trace imperceptible, mais ineffaçable sur ce qu’elle touche, est tout l’esprit ◀de▶ l’art ◀de▶ ce conteur. J’ai eu cette impression, très vivement, en lisant, il y a quelque temps, une nouvelle ◀de▶ M. Zuccoli : Pasquina et Pif, parue dans la Nuova Antologia. L’émotion profonde, le pathétisme savamment distribué ◀de▶ cette nouvelle, crée deux types, la jeune fille devenue courtisane et l’oncle sévère inconscient et douloureux, deux types qui composent une seule navrante douleur que le lecteur garde pendant longtemps dans les archives obscures ◀de▶ ses tristesses crépusculaires. Par le style, rapide, sec, essentiel, par les raccourcis psychologiques, et par l’évocation des petits milieux où le grand souffle tragique ◀de▶ la vie tourbillonne et passe, M. Zuccoli est un conteur ◀de▶ race. Il rappelle Maupassant, il rappelle les qualités puissantes ◀de▶ J.-J. Tharaud, et il reste lui-même avec son élégance et son émotion. Son dernier roman, L’Amore di Loredana, qu’il faut souhaiter voir bientôt traduit en français, est une fresque ◀de▶ la vie des Vénitiens ◀de▶ Venise, une fresque pleine ◀d’▶intimité, un intérieur plein ◀de▶ relief et ◀de▶ charme. Cette fresque est animée par amour ◀de▶ Loredana, femme humble par sa naissance et divine par sa beauté, pour un noble descendant des Doges, auquel elle se sacrifie, en le trompant malgré son ardente et exclusive passion, pour qu’il ait la force ◀de▶ s’éloigner ◀d’▶elle et ◀de▶ reprendre la vie pour laquelle il était destiné.
Leo G. Sera : Sulle tracce della vita, B. Lux, Rome
M. Leo G. Sera est un critique philosophe. Sa critique s’exerce sur la vie, et sur la
trame mystérieuse ◀de▶ la pensée contemporaine. Dans les Essais réunis sous le titre Sulle tracce della vita (Sur les traces ◀de▶ la vie),
il expose une conception ◀de▶ la vie basée sur le caractère des espèces idéales et
matérielles. Les chapitres sur Stendhal, sur Nietzsche, sur « les rythmes
sociaux »
, sont ◀d’▶un penseur moderne, nerveux, mais terriblement et sûrement
analyste, qui ne pèche que par sa confiance dans le « progrès » des individus, des
sociétés, des civilisations, mais qui sait voir beaucoup de choses avec des yeux
nouveaux.
Carlo Del Balzo : L’Italia nella letteratura francese, Soc. Tip. Ed. Nazionale, Turin
On peut considérer aussi comme un livre ◀de▶ critique, mais point philosophique, et simplement documentaire, le dernier volume ◀de▶ l’Italie dans la littérature française ◀de▶ Carlo Del Balzo, l’écrivain politicien qui vient de mourir, et qui consacra cette publication avec d’autres au rapprochement spirituel et politique des deux peuples dits latins.
M. Fausto Torrefranco : Il futuro genio della critica musicale italiana, Rivista Musicale Italiana, Bocca, Turin
M. Fausto Torrefranco élève une voix ◀d’▶un sarcasme quelque peu douloureux contre les affirmations ◀d’▶un journaliste romain, qui a prétendu prophétiser l’avènement du génie futur ◀de▶ l’opéra italien. M. Fausto Torrefranco, qui se révèle musicien et esthéticien ◀de▶ la musique, très sérieux, montre en quelques pages rapides combien le génie musical italien est loin ◀d’▶apparaître à l’horizon ◀de▶ l’art contemporain. L’opériste italien, mélodique, populaire, primesautier, n’est plus soutenu par les élites des autres pays qui assistent à l’évolution très récente ◀de▶ la Musique, le plus ancien et le plus jeune des arts, et la comprennent. M. Fausto Torrefranco, ainsi que M. Ildebrando Pizzetti, qui publie dans la même Revue une très importante étude sur Debussy, invite, en somme, ses compatriotes musiciens ◀de▶ sortir ◀de▶ leur engouement traditionnaliste vain, pour se jeter avec une ardeur féconde dans l’étude ◀de▶ la musique contemporaine ◀d’▶outre-monts qui a hérité du sceptre ◀de▶ la domination.
F. T. Marinetti : Les Dieux s’en vont, ◀d’▶◀Annunzio▶ reste, Sansot
En même temps que son poème, la Ville charnelle, M. F. T. Marinetti publie un livre ◀de▶ critique : Les Dieux s’en vont, ◀d’▶◀Annunzio▶ reste, fait ◀de▶ verve imagée, ◀d’▶anecdotes et ◀d’▶analyse, dont je rendrai compte prochainement.
Memento
IldebrandoPizetti : La Musica per La Nave di G. d’Annunzio, Rivista Musicale Italiana, Bocca, Turin. — Guido Muoni : I drammi dello Shakespeare e la critica romantica italiana, Nuova Rassegna, Florence. — G. Vannicola : Distacco. Liturgia della terza persona, B. Lux, Rome. — E. A. Marescotti : L’Orribile fascino, Roman, A. de Mohr, Milan. — Yolanda : Le donne nei poemi di Wagner, A. Solmi, Milan. — Carol. Prosperi : La Profezia, S. Lattes, Turin. — Ettore Magni : Canti nomadi, « La Vita Letteraria », Rome. — Massimo Bontempelli : Costanza, Biblioteca del « Piemonte ». — Giuseppe Bocchi : Il libro delle Evocazioni (illustrations ◀de▶ L. Bistolfi), C. Cassone, Casale. — F. I. Giuffré : Ideali umani, B. Lux, Rome. — Giulio Gianelli : Intimi Vangeli, Streglio, Turin. — Arrigo Lidi : Candida notte, Streglio, Turin. — L. A. Villari : Memorie di Oliviero Oliverio, M. Giannotta, Catane. — *** : Lettere di un Prete Modernista, Libr. Ed. Romana, Rome. — Francesco Cazzamini Mussi : Piccole Prose, C. Fossatara, Naples.
Tome LXXV, numéro 269, 1er septembre 1908
◀De▶ l’inutilité ◀de▶ la Réforme protestante [I]
Ouvrez un manuel ◀de▶ destination scolaire, à la date ◀de▶ 1517, vous y lirez que la
Réformation émancipa l’Occident, affranchit la pensée, provoqua ses nouveaux
développements, et que, nécessaire comme la Révolution française, elle constitue une des
grandes dates ◀de▶ révolution doctrinale. Chateaubriand lui-même n’écrit-il pas :
« La réformation porta l’homme à s’enquérir, à chercher, à apprendre. Ce fut, à
proprement parler, la vérité philosophique qui, revêtue ◀d’▶une forme chrétienne,
attaqua la vérité religieuse… »
, et plus loin : « Le protestantisme
s’introduisit, par les savants et les gens ◀de▶ lettres. »
◀De▶ pareilles assertions ne sont plus soutenables : la documentation, qui, depuis un siècle accumule les matériaux, fournit les pièces nécessaires pour réviser les jugements hâtifs ou intéressés ◀de▶ l’histoire officielle.
Que les croyants ne s’étonnent pas à la pâleur ◀de▶ l’épithète « inutile ». Elle rejette l’augustin Martin Luther parmi les révolutionnaires et range son œuvre dans les événements politiques. Selon l’ordre des faits, aucun n’eut des conséquences aussi formidables que l’humeur du moine saxon. Les opinions, le plus souvent, n’ont été que des passions, revêtant l’expression scolastique ou métaphysique pour se légitimer et fournir aux intérêts un déguisement favorable.
L’orthodoxie prononça sa sentence, le 15 juin 1520, par la bulle Exsurge. Ni l’hérésie luthérienne, ni la révolution protestante n’entrent dans l’économie ◀de▶ cette étude. Elle se borne à examiner l’apport du moine saxon à l’évolution intellectuelle ◀de▶ l’Occident ? Ce que l’on attribue à l’hérésie dans l’ordre spirituel : sécularisation ◀de▶ la théologie, émancipation philosophique, exégèse et libre-pensée, tout a été accompli par les humanistes.
Je supplie le lecteur ◀de▶ ne pas céder au mouvement ◀d’▶une intransigeance légitime en nos temps. Ces pages ne tendent pas à une apologie ◀de▶ la Renaissance, mais à une œuvre ◀d’▶équité à rendre à chacun sa part ◀de▶ responsabilité. Je ne prétends pas que la Renaissance ait été sans reproche, ni même bonne, mais elle accomplit les œuvres spirituelles qu’on attribue au protestantisme, et devant qu’il parût.
Que ces œuvres aient été souhaitables, licites, heureuses : ce sont là des débats étrangers à mon sujet : je prouverai seulement que l’humanisme fut l’adversaire du protestantisme qui vint corrompre et dévaster sa moisson. La papauté fut humaniste avec Nicolas V, Pie II, Léon X. Les accusations ◀de▶ paganisme viennent du nord et ne tendent qu’à ternir la tiare, qui fut illuminée du Saint-Esprit, en patronnant et en sanctifiant un mouvement irrépressible ◀de▶ l’intelligence.
La Dispute du Saint Sacrement et l’École ◀d’▶Athènes
se font face et se reflètent mutuellement. Combien ◀de▶ personnages passeraient ◀d’▶une
fresque à l’autre, sans en altérer l’infinie dignité ? Pour Raphaël, les sages furent
les ancêtres des saints ; et les saints sont les successeurs des sages : ce n’est pas du
paganisme, mais ◀de▶ l’humanisme. Le Moyen-Âge jura par Aristote, et la Renaissance par
Platon. Malgré que le Stagirite croit la matière incréée, il tint la place ◀d’▶un père de
l’Église et les scolastiques cherchèrent dans son œuvre la démonstration rationnelle du
dogme parce qu’ils ignoraient, ou à peu près, le Platonisme, qui fournit ◀de▶ réels
arguments à l’immortalité ◀de▶ l’âme, comme à la personnalité ◀de▶ Dieu. Le platonicien est
toujours mystique et partant ◀de▶ sentiment religieux, tandis que l’Aristotélisme abrita
les mouvements ◀de▶ la libre pensée. Du legs antique si une tradition méritait le baptême
et une quasi-adoption de la part des chrétiens, c’est assurément celle ◀de▶ l’Académie et
non celle du Lycée. Un Gémiste Pléthon paganise : son polythéisme littéraire accuse une
sorte ◀de▶ patriotisme intellectuel s’entêtant à l’invocation des dieux ◀de▶ l’Olympe ; mais
un Marsile Ficin résume sa tendance ainsi : « Platonicas, mutatis
paucis, christianos fore »
. La paix spirituelle est un bien si précieux
qu’elle explique et légitime tous les moyens ◀de▶ la conserver ; et la paix spirituelle
s’appelle l’orthodoxie ; état idéal ◀de▶ la conscience collective. Si forte que soit notre
aspiration vers le bien, le péché la contrarie, l’opprime et l’abaisse sans cesse : un
chrétien même fervent ne cesse point ◀d’▶être un pécheur. Quel rêve ont donc fait ceux qui
se figurèrent que l’homme incurable en ses vices deviendrait et se maintiendrait sain en
ses idées, et qu’il ne commettrait plus ce péché ◀de▶ l’esprit qui fut le premier, le
péché Luciférien contre la lumière ! L’hérésie est un crime, parmi les autres, et
◀d’▶autant plus violent que l’époque et le milieu sont riches en croyance. S. Paul ne se
plaint-il pas des dissensions ; S. Justin le martyr n’écrit-il pas contre les hérésies ;
et n’avons-nous pas un catalogue ◀de▶ celles du v
e
siècle ?
On distingue quatre espèces ◀d’▶hérésie d’après leur source. La première oppose la révélation à elle-même par une interprétation individuelle : c’est toujours une sottise : car, en matière dogmatique, la tradition correspond à l’expérience. La seconde provient ◀d’▶une nouvelle lecture des textes ; philologique ou archéologique, elle n’est séditieuse que par ses conséquences et non en elle-même. La troisième résulte ◀d’▶une comparaison entre les religions ou entre l’orthodoxie et la philosophie et souvent s’inspire ◀d’▶un pur zèle apologétique. Enfin, l’hérésie se produit encore par la rencontre ◀de▶ l’enseignement religieux et ◀de▶ l’évidence expérimentale.
Exemples : Luther en niant la justification par les œuvres et en promulguant l’égalité des esprits devant les textes sacrés renverse l’édifice ecclésial et aussi la base nécessaire ◀de▶ toute communion.
L’hébraïsant qui traduit le troisième mot ◀de▶ la Genèse « bara » par « sépara » au lieu du « creavit » ◀de▶ la Vulgate n’est pas forcément un ennemi du catholicisme, quoiqu’il fournisse un argument à la coéternité ◀de▶ la matière et du premier moteur.
Au contact amené par les Croisades, les chrétiens découvrirent que les musulmans n’étaient nullement idolâtres et que la doctrine ◀de▶ Mahomet ressemblait à celle ◀de▶ Moïse.
Enfin, lorsque Léonard de Vinci nie l’universalité du déluge, par des preuves géologiques, et que Galilée démontre le mouvement ◀de▶ la terre, il y a conflit plutôt qu’hérésie.
Ces heurts inévitables résultent ◀de▶ la vie spirituelle, comme ◀d’▶une fatalité : et les
méchants seuls en tirent argument. Le Père Lancio, répétant à l’inventeur ◀de▶ la
gravitation, dans le carrosse qui les mène au Palais du Saint-Office :
Terra autem in æternum stabit, quia terra in æternum stat
,
représente l’effort vers l’unité spirituelle, et c’est ne rien entendre à l’âme humaine
que ◀de▶ s’en moquer.
Chacun s’exagère la part ◀de▶ vérité qu’il entend : cette exagération rentre dans les
phénomènes constitutifs ◀de▶ notre espèce. Il ne faut pas en accuser telle ou telle
doctrine, mais au contraire déduire ◀de▶ chacune le poids ◀d’▶humanité, c’est-à-dire
◀d’▶aveuglement, qui l’obscurcit. Le remède à ces maux constitutionnels se trouve dans la
charité. Personne n’osa tant de choses et si hardies que St François d’Assise, son
humilité parfaite les rendit possibles et les conserva excellentes. S’il avait formulé
la moindre proposition, il eût été suivi fanatiquement et c’était une révolution
◀d’▶autant plus terrible que ses éléments eussent été plus purs. Ses disciples
commençaient chaque discours par : « La paix soit avec vous ! » Ils l’apportaient, en
effet, parce qu’ils ne discutaient jamais : ils ne prêchaient que ◀de▶ chaleur et
◀d’▶exemple. « Que votre conduite soit telle que quiconque vous verra ou entendra
loue le Père céleste »
! Cette simple phrase contient la vraie réforme.
L’amour trouve la vérité entière et ◀d’▶un élan la révèle. Mais combien ◀de▶ tonnes ◀de▶
minerai humain faut-il traiter pour en extraire un atome, à l’état radiant ?
On croit communément que les théologiens primitifs dédaignèrent la philosophie. Sans
s’arrêter à Jean Scott, qui imite la forme dialoguée et tente ◀d’▶élever la foi à la
hauteur ◀de▶ la science, Pierre Lombard qui assura le triomphe ◀de▶ la scolastique est un
élève ◀de▶ la dialectique aristotélicienne. Il estime que si l’Écriture enseigne
l’existence ◀de▶ Dieu, elle ne définit ni l’être, ni la vie ; il conclut qu’il est
impossible ◀de▶ s’en tenir à l’Écriture et aux Pères. Les 349 questions principales et les
3 500 questions secondaires ◀d’▶Alexandre de Halès rentrent dans la philosophie pure.
Vincent de Beauvais, qui mériterait ◀d’▶être connu, même à côté de saint Thomas, a tenté
dans son Miroir universel ◀d’▶écrire une véritable Encyclopédie, le
miroir le plus fidèle ◀de▶ la haute culture en l’an 1250. La théologie, pour le lecteur ◀de▶
Saint-Louis, ne forme qu’une partie ◀de▶ la science divine ; ◀de▶ la théodicée il passe à la
cosmologie, étudie l’œuvre des six jours ; puis l’homme et les œuvres ◀de▶ l’homme,
sciences et arts. Car, pour lui, les sciences contribuent à ramener l’homme déchu vers
Dieu et à relever du péché originel : et l’histoire sert à démontrer l’action ◀de▶ la
Providence. On ne citerait pas un chapitre ◀de▶ l’Encyclopédie ◀de▶ Diderot qui ne trouve sa
place dans ce plan admirable ; et une citation suffira à montrer que l’esprit ◀de▶ la
Renaissance florissait déjà au xiiie
siècle et
s’exprimait comme Léon X : « Les premiers rangs, dans l’empire des lettres,
appartiennent sans contredit aux écrivains originaux qui étendent les connaissances
humaines, qui agrandissent une science, qui enrichissent un art, qui conçoivent ou
expriment des idées nouvelles. »
Avec Raymond de Sebonde et son Livre des Créatures, la distinction
des vérités naturelles et des vérités révélées s’affirme. Il propose le dogme à la
raison (vers 1430). Montaigne nous a laissé son jugement sur cette théologie naturelle :
« Il entreprend par raison humaine et naturelle ◀d’▶établir et vérifier, contre
les athéistes, tous les articles ◀de▶ la religion chrétienne : en quoy, à dire la
vérité, je le trouve si ferme et si heureux que je ne pense point qu’il soit possible
◀de▶ mieux faire en cet argument-là ; je crois que nul ne l’a égalé. »
Le
penseur des Essais ne se trompe guère ; ce professeur ◀de▶ médecine mis
à l’index en 1595 (pour son prologue seulement) inaugure la réaction contre les
scolastiques et quoique Turnèbe voie dans son ouvrage la quintessence ◀de▶ saint Thomas,
on y rencontre les mêmes principes des manuscrits ◀de▶ Léonard. La création enseigne le
créateur : il n’est besoin ni ◀de▶ lecture, ni ◀d’▶étude, ni ◀de▶ temps, pour s’instruire
d’après cette nouvelle méthode : quinze jours suffisent pour épeler la véritable
Écriture, la bible ◀de▶ la nature ; et celle-ci on ne l’apprend pas par cœur, ni on ne la
copie : on ne l’oublie jamais cependant. Chaque créature est une lettre : en combinant
les lettres on écrit des mots et on s’exprime : c’est dans la création qu’il faut lire
la pensée divine. Là, aucune interpolation : le texte est bien authentique.
◀De▶ la contemplation des créatures l’homme s’élève à la connaissance ◀de▶ Dieu, et les perfections ◀de▶ l’univers préparent à connaître celles infinies ◀de▶ son auteur ; en analysant ces perfections on découvre l’économie du plan divin : et les trois actes ◀de▶ cette synthèse s’appellent : Création, Rédemption, Glorification.
Nous avons indiqué, cursivement, les deux étapes ◀de▶ la théologie, philosophique, puis naturelle, nous touchons à ce qu’on pourrait appeler la théologie expérimentale.
« La doctrine sacrée s’occupe ◀de▶ chaque chose au point de vue ◀de▶ la révélation,
elle règle la croyance. »
Sage parole du plus grand des sommistes. Il y aurait
un magnifique discours à écrire sur la vie du dogme : nous considérons trop la
révélation comme une barrière : c’est une base, non un principe ◀d’▶immobilité. Un axiome
n’est-il pas susceptible ◀de▶ conséquences innombrables ? Il s’explique, supplique, se
développe. Saint Vincent de Lérins prévoit une expansion et comme une floraison du
dogme : « La postérité se félicite ◀de▶ comprendre ce que auparavant l’antiquité
croyait, sans en avoir l’intelligence. »
Pour saint Thomas lui-même,
« les hommes doivent avancer, avec la succession des temps, dans la
connaissance ◀de▶ la foi »
. Cette conception ◀de▶ la vérité vivante apparaît
véridique, mais rien ne vit sans péril, sans maladie, sans souffrance, sans lutte et la
vérité subit le sort ◀d’▶une fortune humaine. On a fait tort à la splendeur du dogme en le
solidarisant avec la discipline forcément temporaire et muable, et la morale en
plusieurs points locale et ethnique. « La philosophie est la connaissance ◀de▶ la
vérité, non ◀de▶ toute vérité quelconque, mais ◀de▶ celles ◀d’▶où toutes les autres
découlent. »
Qui dit cela, un humaniste ? Non. Saint Thomas. On le voit, les
scolastiques traitent la philosophie, en philosophes ; et saint Clément dira :
« J’appelle philosophie non pas les doctrines des stoïciens, des platoniciens,
◀d’▶Aristote ou ◀d’▶Épicure, mais le choix ◀de▶ tout ce qui se trouve ◀de▶ bon dans ces
systèmes et c’est ce choix que j’appelle la véritable philosophie. »
La Renaissance se trouve donc formulée par l’auteur des Stromates :
elle ne fit autre chose que ◀de▶ choisir dans les ouvrages réapparus ◀de▶ l’antiquité ceux
qui, comme le Songe ◀de▶ Scipion, concordaient avec la foi. Un Marsile
Ficin pratique le précepte ◀de▶ l’évêque ◀d’▶Hippone : « changez quelques mots et
quelques idées, et la doctrine néo-platonicienne sera toute chrétienne »
.
L’opinion des Pères abonde en exhortations ◀de▶ puiser à la source antique : « Il
est facile ◀de▶ montrer que la vérité presque tout entière se trouve par fragments dans
les écrits des philosophes »
, dit Lactance.
Admirable éclectisme et combien propre à la synthèse !
Théologie et philosophie sont si étroitement mêlées dans les sommes qu’on les distingue seulement par la méthode : la première descend ◀de▶ Dieu à la créature et à l’univers ; la seconde s’élève ◀de▶ la connaissance du monde à celle du ciel et nul n’a jamais pu penser, sans aberration à séparer ces deux échelles ◀de▶ la connaissance, semblables à celles que vit en songe le patriarche.
Maintenant, celui qui viendra dire « la Bible est l’unique principe ◀de▶ la théologie », ce sera un barbare et s’il abandonne l’interprétation ◀de▶ ce livre si lointain, si obscur, si disparate à la fantaisie ◀de▶ chacun, ce sera un imbécile. Ouvrez les yeux dans l’obscurité, vous ne tarderez pas à voir des lueurs et des formes confuses ; lisez sans comprendre, vous concevez des notions fantastiques, comme l’impeccabilité ◀de▶ l’âme qui croit.
L’égalité, sous n’importe quelle forme, contredit à la raison et l’égalité spirituelle tourne au comique. Quand on songe au petit nombre des penseurs qui ont mérité et obtenu ◀de▶ l’autorité sur les hommes, le suffrage universel, en matière de causes premières et ◀de▶ fins dernières, dépasse les facéties les plus outrées.
Les prétendus paganisants ◀de▶ Careggi, les adeptes ◀de▶ la doctrine Médicéenne inclinèrent vers le mysticisme philosophique ; du moins ils conservèrent un jugement sain et s’ils ont échoué dans leur généreuse tentative ◀de▶ fondre l’esprit antique et l’esprit chrétien, ils l’ont tenté. Chose singulière, et qui se remarque à toute époque, les grands zèles qui s’efforcent ◀de▶ pacifier les partis spirituels se voient accusés ◀de▶ tiédeur et on les frappe impitoyablement. Burckhardt cite bien des expressions bizarres comme la quadruple nobilitas ◀de▶ Jésus-Christ dans le Plasma, mais il avoue qu’aucun humaniste n’a professé l’athéisme ; j’ajouterai qu’aucun n’a embrassé la Réforme.
Après avoir retrouvé chez les théologiens l’origine orthodoxe ◀de▶ l’humanisme qui tendait, au moins dans la volonté ◀de▶ ses promoteurs, à un concordat entre l’antiquité et le christianisme, il faut, quittant les docteurs, se mêler aux fidèles, au moment où les frères mineurs réalisaient la plus audacieuse des formes évangéliques. Tandis que les frères prêcheurs (domini canes) veillaient à l’orthodoxie et tenaient le rôle ◀de▶ docteurs et ◀d’▶inquisiteurs, les franciscains épousaient la pauvreté.
Nous qui avons aujourd’hui une existence si compliquée, si lourde ◀de▶ détails et ◀de▶ soucis divers, nous mesurerons bien le génie ◀de▶ celui qui conçut ces moines sans couvent, sans ressource, sans aucune attache temporelle et véritablement libres ◀de▶ toute entrave. Jamais la terre ne vit aussi vivantes et parfaites images ◀de▶ l’Évangile. À l’évocation ◀de▶ la floraison franciscaine quel esprit cultivé ne se sent ému ! Cependant, ce courant si pur prépara l’éclosion des Fraticelles et le succès ◀de▶ Joachim de Flore et on vit les mineurs soutenir contre les prêcheurs la nécessité ◀d’▶abandonner les biens ecclésiastiques. À chaque pas, un spectacle déconcertant arrête l’historien. L’auteur du Stabat, ce chef-d’œuvre incomparable, jeté dans un cachot par Boniface VIII et l’Évangile Éternel qu’on ne connaît que par sa condamnation, destiné à prendre la place du Nouveau Testament dès l’année 1260 ! Le frère Michel de la Marche est brûlé à Florence ; il a accusé Jean XXII ◀d’▶hérésie, car ce pape prétend que les successeurs des apôtres peuvent posséder.
On remplirait des volumes avec les traits singuliers des annales religieuses ; la doctrine du Poverello, la plus pure qui ait été proférée, formait des séditieux et sur les bûchers montaient des hommes qui étaient peut-être des saints, hormis un point ◀d’▶entêtement irréductible. Au lendemain du mystérieux procès des templiers, le plus grand poète ◀de▶ l’ère chrétienne devait nous peindre, dans un cadre théologique, l’incroyable agitation du monde catholique27. Le chant IV nous montre au pied du château aux sept enceintes un groupe tel que seul un humaniste l’a pu former. Électre mère ◀de▶ Dardanus, Hector, Énée, César, Camille, Penthésilée, Latinus et Lavinie et Brutus. Puis, en levant les yeux, il aperçoit le maître ◀de▶ ceux qui savent, Socrate et Platon, et, présence inquiétante, celui qui a fait le grand commentaire, ce même Averroës que les peintres primitifs jettent sous les pieds ◀de▶ S. Thomas triomphant. Lorsqu’il dit (Paradiso XI) que Troie, Énée et Rome ont été la figure prophétique du saint lieu où siège le successeur ◀de▶ l’illustre Pierre, il honore simultanément l’antiquité et le christianisme. Dans le Convito, le gibelin cite Boèce et Tullius comme ses initiateurs à la philosophie.
Boccace, le même dont les Contes sont si connus, a commenté
l’Alighieri, en termes solennels : « J’irai jusqu’à avancer que la théologie
n’est rien autre qu’une poésie ◀de▶ Dieu… non seulement la poésie est théologie, mais
encore la théologie est poésie. »
Nul ne se méprendra sur le noble sens ◀de▶ ces
combinaisons hardies : elles tendaient à unifier, c’est-à-dire à pacifier l’état
intellectuel. Chaque esprit, sans abandonner son rêve, tâche ◀de▶ le christianiser et
Cecco d’Ascoli tire ◀de▶ l’astrologie les preuves ◀de▶ la divinité du Christ.
Pétrarque exhorte dans une lettre le dominicain Marsyli « à frapper, ◀de▶ nouveau,
ce chien enragé ◀d’▶Averroës, qui ne cesse pas ◀d’▶aboyer contre le Christ et contre la
religion catholique »
.
À la fin du xiiie , Pierre d’Abano professait l’Averroïsme à Padoue ; et Patrizzi exhortait le pape à défendre l’étude ◀d’▶Aristote, comme incompatible avec le christianisme et à préférer Platon qui se montrait d’accord avec l’Église, sur quarante-trois points.
Aristote formait des quasi-matérialistes, Platon engendrait un mysticisme archaïsant singulièrement hardi. Gemiste Pléthon, ce Julien intellectuel, prétendait que la religion ◀de▶ Mahomet et celle ◀de▶ Jésus feraient place à une croyance plus vraie et issue du paganisme et ce Gemiste tint un grand rôle au concile ; il avait pour disciple Bessarion, qui fut cardinal et qui faillit succéder à Paul II et il fut patronné par Cosme l’Ancien. Son nom cependant n’a pas dépassé le cercle étroit ◀de▶ l’érudition ; et sa rêverie, si impie fût-elle, n’a donné lieu à aucun désordre.
Ici se place une remarque importante : l’humaniste est un aristocrate et que l’on appellerait aujourd’hui un homme ◀de▶ gouvernement. Il ne pense, ne parle et n’écrit que pour ses pairs ; jamais il ne jettera à la foule, et dans la rue, ses idées, il n’en appellera ni à l’épée des seigneurs, ni à l’écho ◀de▶ la canaille, comme Luther. Tel qui croit apporter une révolution spirituelle dans son cerveau ne s’adressera qu’à l’élite, à ce petit nombre si fortement trempé qu’il ne craint aucune contagion. La piété et l’orthodoxie ◀d’▶un Bessarion sont incontestables ; il aimait et admirait l’hellénisme ◀de▶ Pléthon sans cesser ◀d’▶être un prélat exemplaire, comme un ◀de▶ nos contemporains s’éprendrait ◀de▶ la Bagavat, sans que cela touchât à sa profession et à sa pratique du catholicisme.
L’idée ◀de▶ former un clergé ◀de▶ philosophes, pour des fidèles ◀de▶ choix, rentre plutôt dans l’esthétique que dans la matière religieuse : et du reste, n’est-ce pas plutôt un Grec qui veut ressusciter sa patrie cérébrale qu’un nouveau dogmatiseur, celui qui s’écrie :
« Bienheureux héros qui, lorsque vous viviez sur la terre, étiez la source ◀de▶ grands bien envoyés par les Dieux, Salut, ô vous, nos ancêtres et nos pères, ayant été pour nous les images des Dieux, comme les auteurs immédiats ◀de▶ notre nature mortelle ; ô associés et commensaux, ô confrères et parents, qui êtes parvenus à une existence plus divine que la nôtre, vous qui avez sacrifié votre vie pour la liberté ◀de▶ vos concitoyens afin de maintenir la prospérité ◀de▶ l’État — quand la destinée nous appellera de la part des dieux, comme elle vous appela, bienveillants et propices, accueillez-nous, arrivant en amis près de vous, amis. »
La sagesse ◀de▶ l’humanisme se retrouve chez le protecteur ◀de▶ cette doctrine. Allons un 14 novembre, à Fiesole, au banquet fondé par Cosme l’Ancien et que préside le Magnifique. Au milieu d’un bosquet, le buste ◀de▶ l’Académicien préside. Il y a là Ghirlandajo, l’hellène Chalcondyle, le docteur Benivieni, le précepteur ◀de▶ Laurent, Gentile d’Urbin, le précepteur ◀de▶ Léon X, Ange Politien, un jeune homme beau comme Apollon, Pic ◀de▶ la Mirandole, et un adolescent robuste, c’est Michel-Ange, enfin un petit homme qui semble commander à tous, Marsile Ficin. Voilà le groupe principal ◀de▶ la Renaissance ; on y chercherait vainement un hérétique.
Le chanoine ◀de▶ Sainte-Marie-des-Fleurs, après ses heures, chante les hymnes orphiques
en s’accompagnant ◀de▶ la lyre et dans ses lettres il commence ainsi : « Marsile
Ficin donne au genre humain le salut, savoir la connaissance et le respect ◀de▶
soi. »
Il commencera un sermon, en ces termes :
Sur les traces des antiques sages, nous poursuivons, au milieu de cette église, l’enseignement ◀de▶ la religieuse philosophie ◀de▶ notre Platon. ◀De▶ cette demeure des anges, nous contemplerons la vérité divine. Mais, ô mes frères très chéris, entrons avec un esprit ◀de▶ pureté dans cette demeure que Dieu tout Puissant a remplie ◀d’▶anges plus purs, à la place de ceux qui naguère tombèrent dans les ténèbres.
Le langage du pontife nous dispense ◀de▶ rechercher la foi des fidèles. Cette petite chapelle respire la paix. Quelle noble confrérie ◀d’▶enthousiastes ! Que viendrait faire l’inquisiteur parmi ces chrétiens si sages dans leur indépendance ? L’accusation ◀de▶ panthéisme se brise contre des passages comme celui-ci, si explicite ◀d’▶une foi profonde à la personnalité ◀de▶ Dieu :
« Pour Dieu brûle notre cœur, pour Dieu notre poitrine soupire, la langue le chante, la tête, les mains, les genoux l’adorent, les œuvres des hommes le reflètent. Si Dieu n’entend pas cela, il est ignorant, ingrat et cruel si, nous forçant à l’invoquer chaque jour, il ne nous exauce pas. Mais Dieu, qui est sagesse, bonté, clarté infinie, ne peut être ingrat, ni cruel. »
Marsile, pieux et singulièrement tolérant, tient compte aux musulmans ◀de▶ ce qu’ils honorent le Christ comme né ◀de▶ la vierge Marie, par l’opération mystérieuse du souffle vivant.
Si, fermant le traité ◀de▶ la Religion chrétienne, nous ouvrons le livre ◀de▶ l’Immortalité des âmes, nous y trouverons la pneumatologie ◀de▶ l’Aréopagite mêlée à celle ◀de▶ Plotin. Le caractère transcendantal ◀de▶ ces spéculations en écarte non seulement la multitude, mais encore beaucoup ◀d’▶hommes instruits ; elle ne modifie ni la discipline, ni les mœurs, sinon par un conseil ◀de▶ douceur ineffable. Marsile réunit les trois formes, croyance, mysticisme et philosophie ; suivant le choix des citations on le placera parmi les théologiens, ou les dévots, ou les novateurs. En face de sa loyale et digne figure se place celle ◀de▶ Savonarole, l’adversaire ◀de▶ la Renaissance, puisque les protestants l’ont revendiqué, comme ils revendiquent les Albigeois dont personne ne connaît la doctrine.
Quand on s’arrête devant frère Jérôme, on rencontre Alexandre VI et le satanique César Borgia ; effet ◀de▶ contraste qui, pour être purement esthétique, n’en gêne pas moins la critique. Le procès ◀de▶ la Renaissance doit être jugé devant le bûcher ◀de▶ la place ◀de▶ la Seigneurie et les écrivains catholiques n’ont pas réfléchi assez profondément que frère Jérôme est le prototype dont frère Martin donnera la caricature tragique. Par ses mœurs, par sa foi, par ce qu’il a dit ou écrit, frère Jérôme est un saint et cependant sa condamnation fut légitime, elle fut ◀d’▶ordre temporel. Le pape-pécheur n’était ni un homme ordinaire, ni même sans piété ; il acceptait que le dominicain lui dît ses vérités, à lui comme aux autres, il n’accepta pas qu’il fît appel aux armes étrangères pour le détrôner. Savonarole fut brûlé, non pour avoir comparé Rodrigues Borgia à l’Antechrist, mais parce qu’il avait écrit au roi de France pour lui demander ◀de▶ déposer le pontife ; il périt comme conspirateur, et non comme contempteur ◀de▶ son chef hiérarchique.
Sous un rosier ◀de▶ Damas, dans ce couvent de Saint-Marc, que le saint archevêque Antonin avait récemment réformé, il prêcha et avec un tel succès, malgré son faible organe et l’accent lombard, qu’il dut bientôt convoquer son auditoire au Dôme. S. François disait « Bénédiction » et Savonarole « Malédiction et Malheur », et comme Œdipe il assuma sur sa tête l’’anathème qui frappe les révolutionnaires, même s’ils se proposent le bien pour résultat.
Les réformés peuvent retenir un trait luthérien du prédicateur. Il ne quitte point la Bible et ne veut pas ◀d’▶autre texte et cela le met déjà en contradiction avec la culture si avancée ◀de▶ l’époque. Il croit à l’identité ◀de▶ la civilisation et ◀de▶ la sainteté splendide et redoutable illusion : il représente bien la sainteté, mais violente, impérieuse, despotique, et le Médicis incarne la civilisation parce qu’il est modéré et pacifique. Au lit ◀d’▶agonie ◀de▶ Laurent, il demande, pour prix ◀de▶ l’absolution, la liberté ◀de▶ Florence : et vraiment, il ne sait pas ce qu’il demande ! Il avait salué les Français ◀de▶ Charles VIII comme des libérateurs. Il fit proclamer Jésus-Christ roi ◀de▶ Florence et changea les mœurs. Ce fut la réalisation ◀d’▶un rêve : on n’entendait que des chœurs spirituels, les débauchés n’osaient se montrer, le dimanche se passait à chanter des Laudes dans les champs : tout le monde disait le rosaire. Le jeudi gras ◀de▶ 1498, un autodafé consuma un amas ◀de▶ livres, ◀d’▶images et ◀de▶ tableaux, à l’instar du bûcher ◀d’▶Éphèse, où saint Paul jeta le livre des mystères. Sa plus grande violence s’exerça contre le clergé : les sermons sur Ézéchiel ne laisseront rien à dire aux réformés que les mots sales : il reprend, amplifie le ton ◀d’▶Amos contre les prêtres juifs et tonne, avec les accents ◀de▶ l’an mil.
« Du fond ◀de▶ l’Allemagne, il nous arrive des lettres ◀de▶ vingt personnes qui
déclarent adhérer à la nouvelle doctrine »
, dit-il quelque part. Cette
adhésion révèle la haine du Nord contre le resplendissant Midi : il n’y avait qu’une
nouvelle discipline et dont il faut voir l’envers. C’est un ordre dangereux ◀de▶ lancer
les enfants à la rescousse des vaines parures : au nom de Jérôme, ils attaquaient les
femmes dans la rue et leur arrachaient les boucles avec un peu ◀d’▶oreilles. Le zèle ◀de▶
détruire les objets profanes entraîna la perte ◀de▶ très belles choses.
Alexandre VI, soit qu’il se jugeât, soit qu’il jugeât sainement Savonarole, l’avertit avant de lui intenter un procès et ne le déclara que suspect. Ses disciples offraient ◀de▶ soutenir par l’épreuve du feu que l’Église a besoin ◀d’▶être régénérée, que l’excommunication lancée contre Jérôme était nulle : ils opposaient le prédicateur au pontife.
Conséquent avec sa doctrine ◀de▶ la vertu comme principe social, Jérôme ne reconnaît plus l’autorité dès qu’elle ne se légitime pas par la sainteté, et, en cela, il est hérétique.
En face d’un pape ◀de▶ bonnes mœurs, la question se résoudrait ◀d’▶elle-même : en face de Borgia elle est résolue depuis Eschyle. Prométhée et Savonarole ont voulu le bien, mais radical et immédiat : or, le bien ne se produit que par pénétration et ◀de▶ façon harmonique.
Mis à la torture, le dominicain s’obstina et périt sur le bûcher en face de la pierre où il avait fait graver que Jésus-Christ était le roi de Florence : le pape lui accorda l’indulgence plénière. Le 23 mai 1498, la populace insulta son prophète, mais ses restes devinrent des reliques.
Les Allemands s’amusent lourdement : Rudelbach a vu des précurseurs ◀de▶ Luther dans
sainte Brigitte et sainte Catherine de Sienne. En 1523, un opuscule du dominicain parut
avec une préface ◀de▶ l’agitateur saxon où il saluait son précurseur, « quoiqu’il y
ait encore ◀de▶ la fange théologique au pied ◀de▶ ce saint homme »
.
Savonarole mourut dans le sein ◀de▶ l’Église, puni mais absous. Ce n’est pas un hérétique : il agit en démagogue et s’enivra ◀d’▶un succès prodigieux qui ne pouvait avoir ◀de▶ lendemain, et ce ne fut pas un saint.
Les mêmes, qui invectivent l’orthodoxie ◀de▶ ses invites au bras séculier, approuvent l’audace ◀de▶ l’individu qui fait appel à la foule et à l’étranger.
Savonarole chargeait le roi de France ◀de▶ purifier le Vatican et les gamins ◀de▶ simplifier la toilette des dames. Ce sont là des audaces sans excuse. Ce moine manqua ◀d’▶humilité et ◀d’▶obéissance : sur quatre vœux il n’en garda que la moitié et la preuve ◀de▶ son incroyable présomption se trouve dans l’inanité ◀de▶ sa réforme. Il enivra une cité du plus saint enthousiasme, ce ne fut qu’une ivresse passagère et qui ne laissa ◀de▶ trace que dans le souvenir ému des hommes ◀d’▶exception. L’art, à Santa Maria Novella, à San Marco et au Vatican l’a mis parmi les docteurs et l’index ◀de▶ Trente ne touche à ses ouvrages que donec emendati prodeunt. En lui s’éteint l’âme du Moyen-Âge, dans une exaltation ◀d’▶an mil : la cendre ◀de▶ son bûcher effaça le geste usurpateur ◀de▶ son entêtement, et son exemple rendit manifeste que l’homme ne doit pas prétendre à se substituer au temps et que la fin ne justifie pas les moyens.
À considérer l’entreprise ◀de▶ Savonarole comme une réforme, elle se produisit dans les meilleures conditions pour le lieu : Florence était alors le centre intellectuel ◀de▶ l’Occident : pour l’heure ; il n’y eut jamais ◀de▶ pontife aussi scandaleux que Borgia ; pour l’homme ; on n’en citerait pas de plus exemplaire en son privé que Jérôme. Enfin il ne prêchait que la vertu, sans aucune nouveauté ! Pourtant sa tentative avorta, moins par l’intervention du pape que par son caractère artificiel. Faut-il ignorer assez l’âme humaine pour attribuer à la parole la puissance ◀de▶ changer les hommes en anges et que la voix ◀d’▶un moine transformerait réellement la Florence du Pulci en miniature paradisiaque ◀de▶ Fra Angelico !
Saint François, qui parut au peuple comme un second Jésus, qui était thaumaturge, grand troubadour, merveilleux intuitif ◀de▶ la psychologie et ◀de▶ la politique et avec un génie sublime pratiquait la vraie humilité et la vraie obéissance. Cet incomparable saint ne produisit qu’un mouvement assez court. Son verbe presque divin commença à s’évaporer dès ce dimanche 26 juillet 1228 où Grégoire IX vint à Assise pour la canonisation du Stigmatisé.
Tout homme qui se flatte ◀de▶ remplacer la Providence est un pauvre esprit, sans étendue, sans critique.
Une volonté ne prévaut jamais contre l’ordre des temps et lorsqu’elle le tente, elle suit un cours ◀d’▶orgueil et non ◀de▶ vérité.
Les œuvres ◀de▶ foi n’ont qu’une marque certaine, leur pacificité, au moins celles des oints. Or, Savonarole ne rêvait rien moins qu’une expédition militaire contre Rome.
Beaucoup de gens admirent comme prouesse les clameurs contre les abus. Martin Luther
passe auprès des simples pour avoir démasqué les vices du clergé. En plein concile ◀de▶
Latran, le moine Egidius, ◀de▶ Viterbe, s’écriait : « Peut-on voir, sans pleurer,
le dérèglement monstrueux qui règne dans leurs mœurs ! l’ambition, l’impudicité, le
libertinage et l’impiété qui triomphent dans le lieu saint »
, et dans le même
concile, Antoine Pucci évoquait « cinq cent mille chrétiens égorgés par le fer
depuis vingt ans. Voyez le siècle ; voyez les cloîtres ; voyez le sanctuaire ; quels
énormes abus à corriger ! Il faut commencer par la maison ◀de▶ Dieu, mais non s’arrêter
là »
.
◀De▶ nos jours, on peut tout dire et tout imprimer ; chaque matin des feuilles ennemies démasquent avec ténacité leurs adversaires et les abus ne cessent point et l’opinion harassée ◀de▶ tant de révélations ne réagit plus.
Personne à Florence n’ignorait l’ambition et l’impudeur des Borgia ; Savonarole, en s’acharnant contre Alexandre VI, ne servait que sa propre impatience. Le vrai Saint s’efforce ◀de▶ compenser par ses mérites et ceux qu’il suscite dans autrui les abominations du siècle. Vociférer est un acte ◀de▶ tribun : un citoyen peut détrôner un tyran ; le moine qui tente ◀de▶ renverser un pape cesse ◀d’▶être moine et ne saurait prétendre au nimbe.
Le pontificat ◀de▶ Léon X est une date prestigieuse : Rome se trouve virtuellement le centre ◀de▶ l’univers ; la tiare brille ◀d’▶un aussi vif éclat que jadis la couronne césarienne. La puissance spirituelle n’avait pas encore atteint ce caractère vraiment catholique ; et aujourd’hui même on n’évoque pas ce tableau sans en rester ébloui.
Le plus beau spectacle parmi tant ◀d’▶aspects merveilleux c’est l’âme du pape, ◀de▶ ce très grand Léon X, que l’Allemagne traite ◀de▶ païen en ses libelles et que les catholiques n’ont pas défendu comme il le mérite.
Élève ◀d’▶Ange Politien, ◀de▶ Chalcondyle, ◀de▶ Bolzani encore jeune, et ◀de▶ ce sang précieux à l’égal des plus illustres qui coule aux veines ◀de▶ Médicis, Léon X est l’homme le plus cultivé ◀de▶ son temps, le plus généreux, le plus doux.
Sans doute, il chasse à Cervetri et il pêche à Bolsène, il joue aux cartes avec ses cardinaux : ce sont les ombres ◀de▶ ce beau cadre ; Paul Jove ne nous satisfait pas en déclarant ces passe-temps dignes ◀d’▶un prince noble et heureux.
Ce n’est pas par inconscience, comme on l’a prétendu, que Léon X accepte les annotations ◀d’▶Érasme au Nouveau Testament et la dédicace du livre ◀de▶ Hutten sur la Donation ◀de▶ Constantin ; il obéit à une politique transcendantale. À lui sont dédiées la bible polyglotte ◀de▶ Ximenès, la grammaire hébraïque ◀de▶ Guidacerio, la version ◀d’▶Aristote d’après l’arabe.
Il indique à Vida le sujet ◀de▶ la Christiade et loue Sannazar du partu Virginis. Salvens en France, Heytmer en Allemagne, Bazzono en Vénétie cherchent pour lui les livres rares ; il paye cinq cents sequins un Tacite plus complet que l’édition ◀de▶ Milan.
◀De▶ l’imprimerie fondée par Chigi, sortent Sophocle, Homère, Pindare. Il mourut jeune et laissa le trésor vide : mais il avait enrichi l’humanité ◀de▶ mille chefs-d’œuvre.
Supposons-le moins prince et beaucoup plus prêtre, qu’il se fût entouré ◀de▶ théologiens et qu’il n’eût donné sa faveur qu’aux sciences sacrées : cela aurait-il empêché un moine, lecteur ◀de▶ Tauler, ◀de▶ dire que nous appartenons tous au sacerdoce et qu’il est plus utile ◀de▶ se prémunir contre l’œuvre que contre le péché ?
Melanchthon explique le succès du Saxon : « On ne s’est attaché à Luther que
parce qu’il nous a débarrassés des évêques ; on ne l’aime que parce qu’il nous a
arrachés à leur juridiction. »
Il faut se souvenir que le clergé possédait le
tiers des terres en Germanie et que la sécularisation, promise par le réformateur,
représentait pour les nobles une considérable augmentation ◀de▶ territoire.
Savonarole eût-il fulminé contre Léon X ? On n’ose répondre, quand on voit son pontificat jugé comme une renaissance du paganisme. Que signifie ce mot exaspérant ? comment paganus s’applique-t-il aux hommes les plus policés ? Les premiers chrétiens désignèrent ainsi les gens des campagnes qui restèrent plus longtemps attachés aux superstitions ◀de▶ l’ancien culte. Depuis, les Jourdains ◀de▶ l’histoire ecclésiastique ont fait des pendants des mots « païens et chrétiens », et tout ce qui n’est pas chrétienneté est païennie. Cette expression sert comme celle ◀de▶ gentilité, qui équivaut à l’humanité, moins une infime fraction ◀de▶ la race sémitique.
Léon X fut le pape des Gentils, le pontife humaniste ; il aima trop les arts, disent les plus modérés. Que ceux-là veuillent bien nous dire quels services les Cajetan, les Egidius de Viterbe, les Emile Cesio, les Ferreri, les Sadolet, les Ghiberti, tous profonds théologiens et presque saints — ont rendu à l’Église, en comparaison du peintre Raphaël Sanzio, qui depuis des siècles arrête la pensée audacieuse ◀de▶ l’éternel Attila par ses fresques incomparables.
Les chefs-d’œuvre, apologies non pareilles, témoignent en faveur de la doctrine qui les inspira. Ce fleuve ◀d’▶étrangers qui passe presque chaque jour à travers la Sixtine et monte le médiocre escalier des chambres, rend hommage moins au pape régnant qu’à Léon X. Beaucoup avouent hautement qu’ils ne sont pas catholiques ; personne ne passe volontiers pour un barbare. Ce ne sont point des pèlerins, ces porteurs du Murray et du Bædeker, ils viennent cependant, ◀de▶ très loin, et à grands frais, pour saluer l’œuvre du Médicis. Nul ne rougit ◀d’▶ignorer les théologiens cités plus haut et tout le monde veut avoir vu les Raphaël ! Ils sont obligatoires, quoique sacrés : et c’est grâce au génie humaniste que le plus incrédule se voit forcé à étudier le dogme chrétien, sous peine de rester parmi les ignares.
Les cieux racontent la gloire ◀de▶ Dieu et les chefs-d’œuvre celle du catholicisme, et dans une langue vraiment universelle, celle des formes. En Occident, l’art disparaît dès que le catholicisme s’éteint. Dürer, le plus grand des artistes germains, en est le dernier. L’humanité religieusement a vécu ◀d’▶images plus que ◀de▶ textes, et malgré le changement prodigieux amené par l’imprimerie, l’architecture et ses succédanés continuent à parler théologie éloquemment. L’immaculée Conception se trouve proclamée par une suite ◀de▶ Madones, sans que l’esprit ait à s’enliser dans les ornières rationalistes ; l’art opère par une affirmation sensible ◀d’▶une grande puissance. Il réalise ce qu’il exprime et rend visibles les abstractions. Il existe une logique des formes tout à fait victorieuse et le dogme lui emprunte un blason clair et lisible pour le croyant comme pour l’infidèle. Luther employa l’image ou plutôt la caricature contre Rome. Les amateurs ◀d’▶estampes connaissent le pape-âne et le moine-veau.
Le pape-âne avec la main droite semblable au pied ◀d’▶un éléphant (pouvoir spirituel) et la main gauche ◀d’▶un homme (négation du pouvoir temporel) ; avec un pied droit à sabot ◀de▶ bœuf (prélats) et un pied gauche en griffon (canonistes) ; avec ventre et poitrine ◀de▶ femme écailles ◀de▶ poisson aux bras ; tête ◀de▶ vieillard adhérente à la cuisse et enfin un dragon que la décence défend ◀de▶ préciser : voilà les thèmes que le réformateur donnait à Lucas Cranak au même temps où Léon X commandait la « Chambre ◀de▶ la Signature ».
Dans une œuvre qui doit durer autant que ce monde, et où l’inspiration est peut-être le plus constant facteur, on ne peut juger une manifestation dans le temps où elle se produit ; ses conséquences la classent et la qualifient.
Or, l’Église, par son essence, tend à l’universalité plutôt qu’à la sélection rigoureuse des fidèles et des moyens. Le pêcheur ◀d’▶hommes ne fait pas le tri des poissons, suivant leur qualité : il prend tous ceux qu’il peut atteindre et ses filets doivent être appropriés à ce mode : à vouloir jeter le même appât et les mêmes engins partout et toujours, il compromettrait son vœu.
Nous avons vu la philosophie donner d’abord sa méthode à la théologie, puis s’incorporer à elle.
Le catholicisme ayant pour textes sacrés deux livres ◀de▶ langue morte, l’un hébreu et l’autre grec, tous deux transportés dans une langue ◀de▶ caste, le latin, il était fatal que l’étude s’étendît aux autres livres ◀de▶ ces trois langues pour en tirer des éclaircissements et des confirmations. Ce mouvement ressuscita d’une part la Kabbale, le Talmud, et rendit attentif aux commentaires arabes : tandis que le contact intellectuel avec les Asiatiques, amené par les Croisades, créait des préoccupations nouvelles.
Nous ne pouvons pas nous figurer le ravissement ◀d’▶un chrétien découvrant l’idéalisme ◀de▶ Platon, le mysticisme ◀de▶ Plotin : il lui semble que sa foi s’agrandit et s’élève : et ◀de▶ fait sa pensée perçoit, par la comparaison, un plus grand nombre ◀de▶ rapports : il retrouve, même chez les gnostiques, le logos ◀de▶ saint Jean. Enfin il étudie la langue choisie entre toutes comme langue sacrée et en lit les chefs-d’œuvre pour se préparer à la bonne expression des choses divines.
L’antiquité philosophique et littéraire ne ressuscite pas sans montrer ses institutions et ses personnages ; la comparaison historique en étendant l’horizon cérébral le peuple ◀d’▶une multitude ◀de▶ points forcément profanes.
Dans cette voie ◀d’▶investigation, l’esprit moderne ne s’arrêtera pas : on découvre un nouveau monde et chaque partie ◀de▶ l’ancien se précise chaque jour davantage. Le commerce réunit momentanément des hommes ◀d’▶origines très diverses et ils échangent leurs idées avec leurs objets. Dès le xive siècle, Venise accueille les doctrines avec les produits du Levant ; et les Grecs chassés ◀de▶ Byzance achèvent ◀de▶ compliquer la mentalité occidentale.
Le monde moderne commence, incapable ◀d’▶une autre unité que celle qui résulte ◀de▶ la culture ; or, celui qui a charge ◀de▶ l’âme universelle ira-t-il, contre la profonde parole ◀de▶ son Maître, verser le vin nouveau dans le vieux vase, c’est-à-dire proposer à des hommes ignorants ◀de▶ la scolastique ses vénérables formules ?
Les Revues.
Poesia : des vers ◀de▶ M. Jules Romains
Voici des vers ◀de▶ M. Jules Romains, extraits du Commencement ◀d’▶un poème paru dans Poesia (juillet), qui sont très représentatifs du beau talent ◀de▶ l’auteur ◀de▶ la Vie unanime. S’il méconnaît des règles qu’on peut trouver plus que jamais indispensables, — après l’assaut malheureux que leur ont donné en s’y usant des écrivains débiles, — du moins, M. Jules Romains est-il capable ◀de▶ construire un poème, ◀de▶ l’orner ◀de▶ fortes images et ◀d’▶y exprimer une philosophie personnelle :
Tout n’est qu’un tas de glaise ; et des mains le façonnent,Mais soudain d’autres mains le brisent et l’éboulent ;Rien qui ne soit mon âme ou mon sang ;Rien qui soit toute la maison,Et rien qui soit toute la ville.Coude à coude, pareils aux enfants dans le cirqueQuand on n’a pas encore amené les chevaux ;Ils regardent les murs, les trapèzes, les cordes ;Ils bougent ; ils sont mal sur les stalles trop dures ;Mais les chevaux vont accourir au son des cors.On se frôle sans se presser l’un contre l’autre.La gare dort ; tous les butoirs sont au repos,Des chocs, des tensions des ondes, des sursauts
Musées et collections.
Création ◀d’▶un Musée Segantini
Un comité s’est formé à Saint-Moritz (Engadine) pour y créer un Musée Segantini. L’édifice, construit par l’architecte Hartmann, pourra être, pense-t-on, inauguré le 9 septembre prochain, neuvième anniversaire ◀de▶ la mort du peintre ◀de▶ l’Engadine. On érigera dans le vestibule le beau monument à la mémoire de Segantini dû à M. Bistolfi et son buste par le prince Troubetzkoï. Le musée lui-même renfermera trois des œuvres les plus célèbres ◀de▶ Segantini : les panneaux Vie et Mort du Triptyque des Alpes, et le tableau Les Deux Mères ; puis ◀de▶ nombreux dessins ◀de▶ l’artiste, des eaux-fortes ◀de▶ ses deux fils d’après ses peintures, une collection ◀de▶ photographies ◀de▶ ses œuvres, enfin une bibliothèque renfermant tout ce qui a été écrit en toutes langues sur le maître.
Tome LXXV, numéro 270, 16 septembre 1908
Les patries et la question sociale [extrait]
[…]
M. Faguet se fait du reste une idée bien étrange des pacifistes. Il s’imagine que, pour
éviter la guerre, ils veulent plonger le genre humain dans l’immobilité éternelle des
momies ◀d’▶Égypte. Singulière erreur, en vérité ! Les pacifistes veulent supprimer les
massacres, abjects, stupides et d’ailleurs complètement inutiles (puisqu’ils ne mènent
jamais à rien), mais ils ne songent pas un seul instant à conserver les institutions
actuelles. Avec le principe pacifiste, selon M. Faguet, on arrive immédiatement à cette
immobilité éternelle. « Si le pacifisme l’avait emporté, en Italie, en 1858, dit
notre auteur, la guerre ◀de▶ 1859 n’aurait pas eu lieu et l’Italie aurait langui sous le
joug ◀de▶ l’Autriche jusqu’à la fin des siècles. »
Quel singulier raisonnement ! Mais d’abord comment M. Faguet ne s’aperçoit-il pas que le joug sous lequel gémissait l’Italie venait précisément ◀de▶ la guerre ? Ce sont les terribles bandes espagnoles ◀de▶ Gonzalve de Cordoue et ◀de▶ Charles-Quint qui ont ravi la liberté à l’Italie. Ensuite, c’est ◀de▶ nouveau la guerre qui a continué la servitude, car toutes les fois que les Italiens voulaient se libérer, on envoyait contre eux des soldats, qui les forçaient à rentrer sous le joug. Enfin comment M. Faguet ne voit-il pas que ce n’est pas la guerre tout court qui a assuré l’indépendance ◀de▶ l’Italie, mais le fait que, la guerre ◀de▶ 1859 ayant éclaté, la victoire est restée aux Français et aux Italiens et non aux Autrichiens. Il y avait eu aussi la guerre, en 1848, mais, comme elle s’était terminée à l’avantage ◀de▶ l’Autriche, les Italiens étaient retombés sous une servitude plus dure qu’auparavant.
Que M. Faguet se donne la peine ◀de▶ généraliser ces faits. Sans la guerre, jamais aucune nation au monde n’aurait subi le moindre atome ◀de▶ contrainte, n’aurait été lésée dans le moindre ◀de▶ ses droits. Chaque nation aurait toujours été libre et indépendante ; le joug du maître étranger et son despotisme eussent été inconnus ; l’Union fédérale des nations humaines eût été établie depuis des temps immémoriaux. Sans la guerre, la fédération aurait été perpétuelle et elle nous aurait semblé constituer l’état naturel ◀de▶ notre espèce, comme le fait ◀de▶ respirer nous paraît constituer l’état naturel ◀de▶ notre organisme physiologique.
L’immobilité ne sera nullement la conséquence du régime pacifiste et, puisque M. Faguet parle ◀de▶ l’Italie et ◀de▶ son unité récente, je veux le démontrer en prenant un exemple dans ce pays.
M. Faguet n’ignore pas que l’unité italienne n’est pas complètement réalisée. Trente et Trieste sont encore sous le joug ◀de▶ l’Autriche. Si les habitants ◀de▶ Trente se révoltent aujourd’hui contre François-Joseph et veulent s’unir à leurs frères, si ceux-ci les soutiennent, une guerre éclatera entre Vienne et Rome. Si les Italiens sont battus, à la paix, non seulement ils n’auront pas Trente et Trieste, mais ils pourront perdre Venise et Vérone. Autre sera la marche des faits lors du triomphe du pacifisme, c’est-à-dire à l’époque fédérale.
Imaginons que les habitants ◀de▶ Libourne envoient aujourd’hui une pétition au parlement français demandant à être détachés du département ◀de▶ la Gironde et à être rattachés à la Charente-Inférieure. Le parlement examinera la pétition et, s’il y trouve un avantage pour les populations, il y fera droit. Libourne sera détaché ◀de▶ la Gironde et rattaché à la Charente-Inférieure sans qu’il ait coulé une goutte ◀de▶ sang et sans qu’il ait été nécessaire ◀de▶ faire manœuvrer un soldat ou ◀de▶ déplacer un canon.
Si les idées pacifistes triomphent, la fédération ◀de▶ l’Europe s’organisera aussitôt. Alors les habitants ◀de▶ Trente adresseront une pétition aux autorités centrales ◀de▶ cette fédération demandant ◀d’▶être détachés ◀de▶ l’Autriche pour être rattachés à l’Italie. Les autorités fédérales, si elles trouvent cela conforme aux avantages des populations, opéreront ce déplacement ◀de▶ frontières par des formes légales (c’est-à-dire qui garantissent les droits ◀de▶ tous les intéressés dans la mesure la plus juste possible).
Voilà comment on peut montrer que le pacifisme ne signifie nullement la suppression du mouvement dans les sociétés. Au contraire, la fédération accélérera les mouvements, car c’est précisément la crainte ◀de▶ la guerre et des catastrophes quelle amène qui fait prendre en patience les associations politiques imparfaites qui existent ◀de▶ nos jours.
M. Faguet ne se représente pas qu’il puisse venir un jour où les frontières des États pourront être modifiées sans hécatombes sanglantes. Cela démontre seulement que M. Faguet a l’horizon mental très limité. La fédération ◀de▶ l’Europe se fera certainement, comme se sont faites l’unité ◀de▶ la France et ◀de▶ l’Allemagne, en vertu du principe universel que toute créature vivante fuit la douleur et recherche le plaisir. Les Européens ne comprennent pas encore qu’ils décupleraient au moins la somme ◀de▶ leur bonheur en s’unissant. Mais ils le comprendront un jour et ils s’y acheminent à grands pas, puisqu’il n’y a plus, en Europe, que deux groupements : la triplice allemande (bien malade, l’Italie s’en étant presque détachée) et la triplice anglo-franco-russe. L’Allemagne seule avait 360 États souverains avant 1789. Maintenant toute l’Europe n’en a, à proprement parler, que deux : les triplices. Que ◀de▶ chemin parcouru ! L’union générale n’est pas bien loin. Que les Allemands ouvrent les yeux et comprennent leur intérêt véritable, la fédération ◀de▶ l’Europe est accomplie !
[…]
◀De▶ l’inutilité ◀de▶ la Réforme protestante (Suite) [II] [extraits]28
Nue, la vérité, comme le soleil cru, devient invincible puisqu’elle aveugle. Vêtue ◀d’▶anciens ornements, elle reste méconnaissable : il faut sans cesse renouveler ses modes et ses couleurs, suivant la sensibilité des lieux et des races. Que signifie révéler sinon renouveler les voiles du mystère ?
La conception ◀d’▶un retour au temps évangélique ou à celui ◀de▶ la primitive Église n’a germé que dans des cerveaux puérils. On ne revient jamais en arrière collectivement ; l’humanité obéit à une loi évolutive plus forte que toute volonté. Léon X aurait-il prêché au lieu de pêcher, au bord du lac ◀de▶ Bolsène, qu’il n’eût rien fait qu’une restitution esthétique et, passant sa courte vie à écrire une somme théologique, il n’aurait pas économisé à l’Église la plus petite hérésie.
La question des indulgences ne mérite pas même la discussion : le principe en est légitime, la pratique fut certainement abusive : considérons le résultat. L’Hégémonie ◀de▶ Rome en 1500 offre la même légitimité que celle ◀d’▶Athènes, au ve siècle avant notre ère. Sans l’argent des alliés, Périclès n’eût pas élevé le Parthénon ni les autres Temples ◀de▶ l’Acropole ; sans l’argent des fidèles, Léon X n’aurait pas achevé et orné le Vatican.
On comprend que les alliés aient trouvé lourds les deux mille douze talents des Propylées ; le trésor ◀de▶ Délos fut vidé au profit ◀de▶ la métropole.
Des lettres ◀de▶ Piccolomini (plus tard Pie II) excusent les papes ◀de▶ multiplier les prélèvements et les décimes ; la diète ◀d’▶Augsbourg protesta contre les exigences pontificales. Dans les deux cas, un intérêt immédiat masquait l’intérêt transcendantal ◀de▶ l’humanité.
Aujourd’hui, l’historien applaudit Périclès ◀d’▶avoir servi l’humanité ◀de▶ tous les temps et ◀de▶ tous les pays ; ◀de▶ la même plume, reprochera-t-il à Léon X ◀d’▶avoir suivi semblable voie pour un résultat identique ?
Le pape ◀de▶ 1500 fut-il merveilleusement divinateur ◀de▶ l’avenir ou bien son propre naturel le désignait-il, à son insu, au rôle qu’il a joué ? A-t-il devancé les temps ou seulement suivi ses tendances ? Qui osera se prononcer, mais qui osera contester qu’il fallait alors une papauté humaniste ?
La Renaissance eut son Voltaire, Érasme de Rotterdam. Ce nordman surtout satirique a
des traits ◀de▶ réformé ; lettré exclusif, il ne comprend pas qu’on admire un marbre. Les
moqueries sur S. Christophe et S. Georges et en général sur les apotropéens, sont ◀de▶
pauvres choses : ennemi des moines, il les accuse ◀de▶ tous les vices et surtout
◀d’▶ignorance, il n’épargne pas davantage les évêques, attaque la confession,
l’abstinence. Par ailleurs, il enseigne à bien entendre la messe et à se bien
confesser : aux notes ◀de▶ son édition du Nouveau Testament, il dit : « Le soleil
illumine le monde, pourquoi n’en serait-il pas de même ◀de▶ la doctrine ◀de▶
Jésus-Christ ? Je voudrais que les femmes les plus simples lussent l’Évangile et les
Épîtres ◀de▶ saint Paul et que l’Écriture fût traduite dans toutes les
langues. »
On sait que Paul III eut l’intention ◀de▶ donner le chapeau à
l’humaniste hollandais et ce fait n’est pas à négliger : la critique même acerbe et
l’exécration du clergé n’entachaient pas l’orthodoxie ◀d’▶un écrivain.
Nous comprenons difficilement l’énorme influence ◀de▶ cet ironiste et la portée ◀de▶ ses brocards : fondateur ◀de▶ l’anticléricalisme, il prit le grand public à témoin ◀de▶ la dégénérescence des congrégations et en cela il manqua au pacte humaniste, quoiqu’il fût homme ◀de▶ tradition et qu’il exhortât à souffrir la tyrannie plutôt qu’à s’aventurer dans les Révolutions.
Une communion humaine, basée sur un principe idéal, est perpétuellement en état ◀de▶ réforme. La période des investitures ne présente-t-elle pas des scandales autrement épouvantables que la période médicéenne ? L’hérésie albigeoise, qui amena l’inquisition, le règne ◀de▶ Boniface VIII, le grand schisme ◀d’▶Occident, pour n’évoquer que quelques fantômes, ne correspondent-ils pas à une plus grande anxiété que le pontificat ◀de▶ Léon X ?
L’humanisme, restreint, dans le nombre ◀de▶ ses adeptes, par les études qu’il exigeait,
ne prit le public à témoin, sous la forme basse du comique, que sous la plume tudesque
◀d’▶un Hutten et ◀d’▶un Érasme. Ce furent des individualistes pacifiques que Politien et Pic
◀de▶ la Mirandole le kabbaliste. Les treize thèses condamnées par Innocent VIII sont moins
des hérésies que des extensions du dogme chrétien. Laurent le Magnifique, qui n’a pas
encore la place qu’il mérite comme poète, semble un mystique : « Notre âme pure
et belle a deux ailes : l’intelligence et le désir, avec lesquelles elle s’élève,
volant au Dieu suprême, au-dessus ◀de▶ toute étoile. »
Et ailleurs :
« L’esprit aspire à celui qui le contente, comme au souverain bien, mais il n’a
contentement qu’à l’unique contemplation ◀de▶ Dieu. »
Le roi de Florence a
laissé des capituli platoniciens et des Laudes, simplement pieux, qui
se chantaient sur des airs populaires.
Sa mère Lucrezia Tornabuoni nous a légué un « Christ au Limbes », délicieux cantique.
Trois poètes ◀de▶ la Renaissance servent à justifier la fameuse accusation ◀de▶ paganisme. Pulci, Boïardo et Arioste. On ne se trompe pas en se méfiant ◀de▶ l’orthodoxie ◀de▶ leurs œuvres ; toutefois ceux qui les vitupèrent ne les ont pas lues. Il en est de même ◀de▶ cette Calandria qui inaugure la comédie moderne (1514). Elle roule sur une perpétuelle confusion ◀de▶ sexe entre un frère et une sœur, Lidio et Santilla. Évidemment, ce n’est pas œuvre cardinalice pour délassement pontifical : cependant cette pièce, leste et pleine ◀de▶ quiproquo, a ◀de▶ l’observation, du comique, et loin de mériter les épithètes des sectaires paraîtrait fade à notre Comédie-Française.
Un mot suffit à accuser : il faut des pages pour justifier. Léon X entre Bibiena et Bembo ne tient pas le personnage sacerdotal, tel que le veut l’exigence légitime : honnête homme et non saint homme, il mérite les lauriers, et non l’encens. S’il déçoit le croyant qui veut des traits ◀de▶ béatitude, il séduit la foule ◀de▶ ces demi libres-penseurs qui ont un pied dans l’église et l’autre dans le siècle, ◀de▶ ces esprits mi-parties philosophiques et religieux, qui se nomment légion et aussi élite.
Un pape qui a plus fait pour l’humanité que pour l’Église, quoiqu’il ait donné son nom au siècle qui le vit, trouvera éternellement des partisans : Léon X fut le pape le plus universel. Ainsi, il rassura les esprits indépendants et prouva jusqu’à l’excès que la religion se marie heureusement avec les autres formes ◀de▶ l’idéalité et ◀de▶ la recherche.
Si on embrasse l’ensemble du mouvement intellectuel ◀de▶ la Renaissance, on découvre d’abord un fait considérable : la laïcisation ◀de▶ la théologie. L’étude des matières sacrées n’est plus la spécialité du clergé : quoique Ficin soit chanoine, il relève du Médicis plutôt que du pape. En outre, le champ ◀de▶ la connaissance s’étend chaque jour et à mesure que l’on découvre éparse, il est vrai, fragmentaire, la vérité chrétienne chez les anciens, l’Église perd son incomparabilité. Elle n’est plus l’arche surmontant le déluge ◀de▶ l’erreur, la lumière unique au milieu des ténèbres universelles. Son excellence demeure, son prestige décroît. Léonard formule dans ses cahiers la méthode expérimentale ; la scolastique désormais se bornera à la caste sacerdotale. On a greffé sur le trône ecclésial des branches ◀d’▶une floraison intense et qui tarissent la sève théocratique. La religion ne sera plus le seul lien entre les hommes.
Aucune réforme désormais ne modifiera la marche des idées ; la liberté ◀de▶ pensée se manifeste ◀de▶ toute part ; les humanistes l’ont couvée, les déterministes la feront éclore ; l’ère des hérésies semble close puisque l’activité spirituelle abandonne les textes sacrés pour d’autres, souvent profanes. Les hommes ◀de▶ la Renaissance italienne n’ont pas la puérilité ◀de▶ juger un système sur les fautes ◀de▶ ses représentants :et s’ils raillent les vices du clergé, ils n’en font pas grief à l’Église.
Jusqu’à Luther, le catholicisme a évolué ◀d’▶une façon normale, gagnant en étendue ce qu’il perdait en pureté, compensant sa piété décroissante par d’autres enthousiasmes.
Un tassement se serait fait, infailliblement, entre un si grand nombre ◀de▶ nouveaux éléments.
Le Concile ◀de▶ Latran a élevé un monument ◀de▶ discipline que paracheva celui ◀de▶ Trente : l’opinion appuyait trop fortement les canons pour que les abus pussent continuer.
Il ne viendra à aucun esprit sensé la pensée ◀de▶ fermer le tribunal parce qu’il renferme des magistrats corrompus et ◀de▶ brûler un code, en haine des magistrats.
L’enseignement catholique n’a pas varié ; mais le clergé a eu, comme toute catégorie humaine, ses moments ◀d’▶ombre et ◀de▶ lumière : les saints, à chaque époque, ont poussé plus loin que les libres-penseurs l’exécration du mauvais prêtre : les mystiques prodiguent le blâme aux clercs, avec implacabilité.
On n’a guère fait ◀d’▶autre procès à la religion que des incriminations sur la discipline et sur les mœurs, j’entends ◀de▶ procès légitimes et inspirés ◀d’▶un vrai zèle. L’apostolat opère par l’exemple autrement que par la parole et si, en son lieu, éclate le scandale, la foi des simples chancelle. Ils ne comprennent pas que la vérité n’engendre pas la pureté, et à leurs yeux le représentant indigne fait ombre sur la doctrine et la rend douteuse.
L’antipape ◀de▶ Wittemberg, après avoir traité le pontife romain ◀de▶ démon, n’en but pas une chope ◀de▶ moins : ce n’était qu’un polémiste et non un épris ◀de▶ la perfection.
[…]
Les protestants ont tâché ◀de▶ faire croire que la Bible n’avait pas été traduite en langue vulgaire avant le saxon. Panzer compte seize versions littéraires et cinq en langue vulgaire antérieures à Luther.
En Italie, on trouve des versions ◀de▶ Tavelli, ◀de▶ Voragine, ◀de▶ Manerbi (Venise, 1471). La version toscane des épîtres, et évangiles (1472). À Sienne, on conserve un ancien testament en italien. Chose singulière, la controverse a plus répandu la Bible que la piété !
Les chaires ◀d’▶hébreu au moyen âge n’avaient ◀d’▶autre but que l’étude ◀de▶ l’ancien testament ; l’Italie fut la première à imprimer en caractères hébraïques (1488). On demeure stupéfait devant l’idée ◀de▶ la libre interprétation ◀de▶ textes aussi anciens et qui exigent pour être abordés tant de connaissances.
[…]
Les historiens dirent à l’envi que la réforme fut l’œuvre du rationalisme : à étudier Luther et ceux qui lui survécurent, on ne trouve que ◀de▶ l’illuminisme et ◀de▶ la passionnalité. Le docteur ◀de▶ l’inspiration individuelle et du serf arbitre est un mystique : chacune ◀de▶ ses paroles contredit Aristote et l’expérience ; c’est le poète insensé, le mage noir du catholicisme ; il disputa furieusement et ne raisonna jamais.
L’œuvre philosophique ◀de▶ la Renaissance ne préparait nullement le protestantisme : la doctrine médicéenne n’englobait qu’une élite si restreinte, si aristique, une académie plutôt qu’une secte.
Quelles ont été les conquêtes du Saxon ? Les races lentes, lourdes et froides du Nord, qui ont cru s’émanciper du génie latin et reconquérir leur autonomie, en rejetant le catholicisme.
Pour un aristotélicien, Luther est un fou ; pour un platonicien, il est pis encore, car il dédaigne la tradition. Pour un Allemand, Luther proclame les droits ◀de▶ l’homme en matière de foi, il distribue le bonnet ◀de▶ docteur, comme la France plus tard distribuera l’autre bonnet… ◀de▶ galérien.
L’autorité semble illégitime dès qu’elle perd le prestige des bonnes mœurs, et partout et toujours, on a saisi les prétextes ◀de▶ désobéir. À ces facteurs, dont l’énumération serait longue, il convient ◀d’▶ajouter un ardent désir ◀de▶ décentralisation.
La Rome de Léon X, comme l’Athènes de Périclès, absorbe à la fois l’or et l’attention ◀de▶ l’Occident : que ◀d’▶intérêts et ◀de▶ passions se trouvent ainsi lésés ! Il appartient à l’annaliste politique ◀de▶ faire la véritable histoire du protestantisme. Le terrain des combats semble théologique ; on se mitraille ◀de▶ textes et la Bible invoquée des deux côtés semble l’enjeu. Illusion ! L’individualisme, sage et harmonieux chez les humanistes, descend dans la rue, et ameute les écoliers et le peuple, il veut régner avec le réformateur : les étendards les plus nobles ont un envers moins décoratif ; c’est bien la foi qui inspira les croisades, mais aussi l’esprit ◀d’▶aventures, la soif ◀de▶ l’inconnu, un mirage ◀de▶ fortune romanesque, peut-être à l’insu des croisés eux-mêmes.
Combien ◀de▶ réformés crurent travailler au règne ◀de▶ la vérité, alors qu’ils satisfaisaient seulement leur tempérament et ◀d’▶obscurs désirs !
Comme type ◀d’▶ambition spirituelle, Luther n’a qu’un pendant dans l’ambition politique, César Borgia. Le condottiere rêvait l’unité italienne, l’hérésiarque s’acharna contre l’unité occidentale. Chez les deux, même acceptation du moyen pervers, même absence ◀de▶ sens moral, et le nombre ◀de▶ cadavres et le monceau des ruines ne peut se comparer : car l’apogée ◀de▶ la Réforme fut le sac ◀de▶ Rome par les Impériaux, en majeure partie luthériens : la soldatesque s’acharna sur les prélats, tortura les cardinaux, les mutilant et coupant le doigt pour prendre l’anneau.
Luther marié fut bon époux et oncques n’occit personne ; mais si on examine son rôle dans la guerre des paysans, on découvre qu’il fut le véritable auteur ◀de▶ la boucherie ◀de▶ Franckenhausen. Cent mille morts, sept villes démantelées, mille monastères rasés, trois cents églises en cendres, en deux années : voilà qui dépasse les exploits ◀de▶ M. de Valentinois !
Le docteur saxon méprisait le peuple, et comme, sous sa plume, les idées se colorent
vivement, il faut bien les tenir pour explicites. « À l’âne du chardon, un bât et
le fouet ; aux paysans, ◀de▶ la paille ◀d’▶avoine. Ne veut-il pas céder ? le bâton et la
carabine ; c’est le droit ; si on ne fait pas siffler l’arquebuse, ils seront mille
fois plus méchants. »
La politique ◀de▶ César Borgia était plus démocratique ; ses mandataires criaient
d’abord : « Guerre aux châteaux, paix aux chaumières. »
Tigre ou dragon,
il dévorait les autres monstres ◀de▶ son espèce ; sauf dans les pillages, sorte ◀de▶ feux
attribués à ses soldats outre la solde, il prenait si réellement le parti du peuple que
celui-ci le tenait pour un libérateur. Les populations n’acceptèrent pas volontiers ◀de▶
rendre les places aux envoyés ◀de▶ Jules II.
Écoutons encore les accents ◀de▶ cet apôtre ◀de▶ la liberté.
« Un rebelle ne mérite pas qu’on fasse avec lui ◀de▶ la logique. C’est avec le poing qu’il faut répondre, jusqu’à ce que le nez saigne ; les paysans ne voulaient pas m’écouter, il fallait bien leur ouvrir les oreilles, à l’aide du mousquet. Qui ne veut pas ouïr un médiateur armé ◀de▶ mansuétude ouïra le bourreau, armé ◀de▶ son coutelas, j’ai très bien fait, moi, ◀de▶ prêcher contre ◀de▶ pareils drôles la ruine, l’extermination, la mort… L’Écriture les appelle des bêtes fauves. Si vous laissez les paysans devenir des seigneurs, le diable sera bientôt l’abbé du monastère. »
◀D’▶une main, il écrit aux nobles : « Si les paysans ne s’étaient pas levés,
d’autres seraient venus… Dieu veut vous châtier, mes bons seigneurs : ces pays qui
s’insurgent contre vous, c’est Dieu même qui vient vous visiter dans votre
tyrannie. »
◀De▶ l’autre, il mande aux paysans : « Que serait le monde, si vous triomphiez :
un repaire ◀de▶ brigands. Vous voulez vous affranchir ◀de▶ l’esclavage ? L’esclavage est
aussi vieux que le monde. Abraham avait des esclaves et saint Paul établit des
règlements pour ceux que le droit des gens a réduits en servitude. »
Il
affirme que les droits ◀de▶ pêche, ◀de▶ chasses, ◀de▶ pâturages, sont bien réglés.
Enfin, écoutez la marche féodale ◀de▶ Franckenhausen. Jamais la férocité n’a atteint ce lyrisme :
« Allons, mes princes, aux armes, frappez. Aux armes ! Percez. Les temps sont venus, temps admirables où, avec du sang, un prince peut gagner plus facilement le ciel que nous avec des prières.
« Frappez, percez, tuez, en face, ou par derrière, car il n’est rien de plus diabolique qu’un séditieux. C’est un chien enragé qui vous mord, si vous ne l’abattez.
« Si vous succombez, vous êtes martyrs devant Dieu, parce que vous marchez dans son verbe ; mais votre ennemi, le paysan, s’il succombe, n’aura en partage que la Jéhenne éternelle, parce qu’il porte la gloire contre l’ordre du Seigneur ; c’est un fils ◀de▶ Satan. »
Le plus mince manuel enregistre l’exclamation du légat du Pape, au massacre albigeois :
« Dieu reconnaîtra les siens ! » quoique rien ne démontre qu’elle ait été prononcée ; et
ce texte ◀de▶ Luther ne figure nulle part ou dans des ouvrages spéciaux hors de la commune
portée. On citera : « Pauvre violette, quel parfum tu exhales : il serait encore
plus doux si Adam n’eût pas péché ! Rose, tes couleurs brilleraient ◀d’▶un plus vif
éclat sans la faute du premier homme ! Et que serais-tu donc, si notre père n’avait
pas désobéi au créateur ? »
Le révolutionnaire présente très souvent un coin
idyllique et l’allemand aussi : cela n’empêche nullement ◀de▶ commander les pires
hécatombes, et cela suffit à faire écrire cette billevesée :
Un crapaud secouru pèse un monde opprimé.
Il n’y a plus aujourd’hui en présence que l’orthodoxie romaine et la philosophie comparée qui fleurit sous les Médicis. C’est précisément la Renaissance, tant calomniée, qui rendit la réforme inutile : c’est elle qui affranchit la recherche des lisières dogmatiques et, remarquons-le, sans les déchirer.
La Renaissance ressuscita la tradition ; elle ouvrit la gentilité et ses trésors à l’esprit chrétien comme elle ouvrit son palais du Vatican aux dieux païens, œuvre ◀de▶ paix et ◀de▶ synthèse, digne ◀d’▶une doctrine sûre ◀d’▶elle-même et qui se considère avec justice comme l’entier accomplissement des promesses et la réalisatrice des antiques espérances.
La nuit du 4 août 1789, qui vit l’abandon volontaire des privilèges, constitue à elle seule la Révolution française : après il n’y a que ◀de▶ la boue et du sang.
L’humanisme opéra, à peu près, le même effet ; il obtint ◀de▶ l’orthodoxie l’abandon ◀de▶ son privilège et on put tout dire, et nier la donation ◀de▶ Constantin comme traduire librement le texte hébreu. Ce fut donc la Papauté qui émancipa la pensée, qui fomenta ses nouveaux développements, qui sacrifia son autorité à la liberté intellectuelle.
Il n’est pas vrai que la vérité philosophique ait attaqué la vérité religieuse : personne n’ignora et ne dédaigna autant les anciens penseurs que l’autodidacte ◀de▶ la Wartburg.
Si on veut bien examiner son opinion majeure empruntée à Tauler, on reconnaîtra seulement une théorie du cloître transportée dans la vie et y produisant l’absurde.
Le contemplatif peut, dans un paroxysme ◀d’▶humilité, nier ses mérites et n’espérer que dans la grâce. Ce sentiment éperdu comme enseignement aboutit à l’irresponsabilité et au fatalisme moral.
Ouvrons au hasard un des livres les plus purs : l’Imitation :
« Préfère toujours une autre volonté à la tienne. »
Cela s’entend ◀de▶ la
vie claustrale : ce précepte, jeté dans le monde, entraînerait les pires désordres.
Luther retarda de plus ◀de▶ trois siècles sur son temps par son illuminisme, sa
fréquentation du diable, son piétinement ◀d’▶ours devant la Bible ; c’est un esprit du
Moyen-Âge, avec le tempérament ◀d’▶un conventionnel.
Il commença son apostolat, avant ◀d’▶avoir réfléchi ; il voit Rome en visionnaire, il
note que les maris italiens sont peu empressés auprès de leurs femmes, que les prêtres
disent la messe trop vite, il voit dans les rues des statues ◀de▶ femmes avec les insignes
◀de▶ la Royauté : d’après la statue, il notera que cette papesse est une Agnès de Mayence
qui succéda à Léon VI en 857 et accoucha dans la rue où on voit son effigie.
« Vraiment », ajoute t-il, « je suis étonné que les papes la laissent
subsister. C’est Dieu qui les frappe ◀d’▶aveuglement. »
Tout de suite il
qualifie Aristote « ce maître en diable »
. L’expression suffit à prouver
qu’il rejetait toute philosophie.
Après l’humanisme qui doit être défini une confluence des anciennes doctrines vers le fleuve catholique, il ne restait plus qu’une découverte à faire, qu’une méthode à restaurer : celle ◀d’▶Archimède, que nous appelons la méthode expérimentale. Ceux qui la représentent ◀de▶ nos jours s’efforcent ◀de▶ l’opposer à la religion, et en son nom ils nient l’ordre spirituel.
Son fondateur, qui n’est pas Galilée, mais Léonard de Vinci, écrivait, avant 1500 :
« Je laisse à part les lettres couronnées (sacrées) parce qu’elles sont la
suprême vérité »
, et à côté : « La nature commence par le raisonnement
et finit par l’expérience ; il nous faut procéder autrement et commencer par
l’expérience et par elle découvrir la loi29. »
— « Si,
comme eux (les humanistes), je n’allègue pas les auteurs, plus haute et plus digne
sera mon allégation, l’expérience maîtresse ◀de▶ leurs maîtres. »« La vérité n’a qu’un
seul terme et ce terme une fois trouvé, le litige se trouve détruit à jamais : les
vraies sciences sont celles que l’expérience a fait pénétrer par les sens et qui, sur
◀de▶ vrais principes connus, procède méthodiquement et, par une suite régulière, arrive
à conclure, comme on le voit, dans les mathématiques. »
La foi ◀de▶ Luther est à la fois fanatique, superstitieuse et fantaisiste : il veut la mort du dissident et, ne maniant que la plume, il insulte avec des termes ◀d’▶ivrogne : l’intolérance jaillit à chaque ligne ; le diable joue dans sa vie un personnage vraiment anachronique ; sa critique du catholicisme n’a ni bases, ni suite ; c’est un assaut rageur, aveugle ; il crache, il vomit comme une bête ◀d’▶Apocalypse.
L’esprit est faible, affreusement borné, il ne sait pas l’histoire, ignore totalement la littérature ecclésiastique et les sources ◀de▶ la Bible ; mais le tempérament étonne par sa puissance destructive ; véritable « tape dur » ◀de▶ l’hérésie, il intéresse, il entraîne. Sainte ou impie, sa colère voit plus rouge que celle des autres hommes : espèce ◀de▶ taureau vainqueur dans une arène théologique, il n’a que sa force ◀d’▶élan, il fonce avec furie : il ne se lasse pas et meugle ◀d’▶une façon terrifiante. Sa grossièreté le sert et déconcerte le prélat italien comme l’homme en carmagnole méduse le gentilhomme ◀de▶ Versailles.
L’époux ◀de▶ Catherine de Bora offre un autre aspect : cet homme bouillant ◀de▶ passions a une vision étonnante ◀de▶ la psychologie et un sens politique des événements tout à fait surprenant : et, chose rare chez le fourbe, il ment avec ampleur et sur un mode biblique qui étourdit même le lecteur averti : il faut le surprendre, par exemple, dans ses rapports avec le roi d’Angleterre pour reconnaître l’homme ◀d’▶État, caché derrière l’énergumène. Le moine qui enleva la moitié ◀d’▶Europe au catholicisme ne fut que la torche jetée en forêt. Dès 1535, Paul III commença ce qui fut achevé sous Pie V, le catholicisme resta la religion occidentale et, depuis le concile ◀de▶ Trente, ◀de▶ nouveaux prestiges lui ont rendu son hégémonie.
Comme on a eu tort ◀de▶ ne pas conserver le prétendument ◀de▶ Bossuet et même ◀de▶ laisser le nom ◀de▶ réforme à une révolution ◀de▶ races. Marier les pasteurs, ce n’est point réformer les mœurs des clercs, mais les laïciser ; abolir les sacrements ne peut s’entendre ◀de▶ leur meilleure pratique ; ni rejeter les Pères comme un retour à la primitivité : quelle façon radicale ◀de▶ purifier les rites, en les supprimant.
Le protestantisme n’a plus su écrire, dès qu’il s’est agi ◀de▶ faire œuvre ◀de▶ paix ; aucun ouvrage portant son estampille n’a conquis le suffrage des humanistes. Ils sont restés fidèles à cette religion humaine qui les accueillit.
Ce qui rend difficultueux un jugement sur le Luthéranisme, c’est que désormais la Bible ne fournira plus à aucune communion les textes ◀d’▶une polémique ; l’hérésie théologique, si elle se produit, ne sera qu’une opinion individuelle sans écho populaire.
Les phrases du Vinci forment la charte du positivisme initial et se présentent pures ◀de▶ toute hérésie. Léonard reconnaît la vérité spirituelle dans l’orthodoxie ; il se tourne vers la création et il adorera le créateur dans ses œuvres ; le mystère qu’il veut percer est celui des harmonieuses lois cosmiques.
J’évoque ici le maître de la Joconde pour montrer que les esprits ◀de▶ lumière se reconnaissent à leur action bénéfique. Non seulement l’instaurateur ◀de▶ la méthode expérimentale vénère l’Écriture et se montre plus que croyant, pieux, mais, avec une charité plus forte que le souci ◀de▶ sa gloire, il ne publie pas sa découverte, il juge qu’étant prématurée elle serait un élément ◀de▶ trouble, et nous ne savons que depuis une vingtaine ◀d’▶années le nom du véritable initiateur du déterminisme expérimental.
Comme puissance et originalité ◀de▶ pensée, comme émancipateur des intelligences, qu’est-ce que Martin Luther, auprès ◀d’▶un Léonard ?
L’humanisme fut utile ; la doctrine expérimentale l’eût été également, puisqu’on y est arrivé, par une évolution logique.
Il était fatal que l’Occidental comparât les anciennes versions ◀de▶ la vérité à celle qui lui est propre, et qu’il en fît la preuve, en évoquant les témoignages du passé.
Il était nécessaire que l’étude phénoménale s’isolât ◀de▶ toute solidarité dogmatique, parce que la science en accroissement perpétuel ne saurait accommoder son activité avec l’immuabililé du dogme. Certes, il a fallu une étrange perversité pour que la pénétration des lois cosmiques tournât contre le créateur et qu’à mesure que la nature déposait en faveur de Dieu les hommes l’aient ◀d’▶autant moins senti. Ce sont là des accidents ◀de▶ transition, des accès ◀de▶ malice et ◀d’▶infatuation.
Un savant qui conclut contre la spiritualité usurpe sans compétence sur l’autorité théologique et un croyant qui conclut contre la tradition s’appelle un séditieux.
La tradition est le nom ancien et sacré ◀de▶ l’expérience : voilà pourquoi le protestantisme, si important comme fait, n’appartient pas à l’histoire des idées. La prétendue réforme protestante ne tient aucune place dans l’évolution ◀de▶ l’esprit occidental ; en la supprimant, on ne ferait aucun vide sur le plan spirituel : elle était donc inutile.
Les Poèmes.
F.-T. Marinetti : La Ville sensuelle, E. Sansot,
3,50
Voilà quelques années, M. F.-T. Marinetti, pour ses débuts, ne se contenta point ◀de▶ l’ordinaire assemblage ◀de▶ pièces disparates réunies par un simple artifice typographique : il conçut et exécuta un vaste poète épique, la Conquête des étoiles, épopée fort différente des conceptions classiques du genre, mais qui, non dénuée ◀de▶ tares, impliquait un très grand et très louable effort. Cela était tumultueux et frénétique et les onomatopées sauvages des Walkyries rompaient ◀de▶ leurs clameurs discordantes les sages musiques à quoi nos oreilles sont plus accoutumées. C’est un long poème encore que la Ville Charnelle, tumultueux et frénétique aussi, où parfois « la Mort tient le volant », dans une folie ◀de▶ vitesse pareille à la vision du Surmâle, quand Alfred Jarry imagina l’effrénée course ◀de▶ bicyclettes. Mais le tumulte et la frénésie sont aujourd’hui soumis à une norme qui organise le chaos primitif ; le dieu formidable et goguenard sous la férule ◀de▶ qui M. F.-T. Marinetti composa allègrement Le Roi Bombance lui a enjoint à jamais ◀d’▶astreindre à quelque mesure les créations ◀de▶ sa fantaisie. Le poète obéit, bien qu’assez rebelle par nature. Mais il se garda bien ◀d’▶outrepasser dans l’autre sens les conseils qui lui étaient donnés et il a conservé intacte son imagination presque excessive. Ainsi, il a pu animer ◀d’▶une vie semblable à la vie des hommes, la Ville ◀d’▶Orient, luxurieuse dans le soleil et sous la lune et les étoiles, qui dresse vers le ciel ses portes rouges et étire jusqu’à l’orée des fraîches forêts son corps secoué ◀de▶ fièvre et ◀de▶ désir. L’immobilité des plantes et des pierres se transforme au moins en vie animale ; rien qui ne palpite, ne souffre ni ne jouisse et par une fantasmagorie ◀de▶ transpositions, qui aurait émerveillé les ingénieux interprètes des mythes solaires, M. F.-T. Marinetti fera des jeux divers ◀de▶ l’ombre et ◀de▶ la lumière, ◀de▶ la lune et des étoiles les personnages ◀de▶ ce qu’il appelle des « Petits drames ◀de▶ lumière » : les Vignes folles, les Cyprès mystiques, la Levrette du firmament, les Perdrix impossibles, le Soleil moraliste dialogueront et ce sera pour dire l’antique agonie ◀de▶ Dionysos ◀d’▶une façon nouvelle : les vendangeurs brutaux saccagent en vain les Vignes folles pour y chercher les étoiles, les chantantes perdrix du ciel, chassées par la lune qui fut Diane, il y a des siècles. Les sources sous les broussailles sont comme le sexe caché ◀de▶ la ville énorme ; les voiles abattues marmonnent et se lamentent comme des mendiantes lasses ; le henné du soleil roussit la chevelure des étoiles ; les routes tracent des tatouages rouges :
Parmi les poils roussis et les rides bleuâtres
toutes les formes ◀de▶ l’univers sont ramenées à la forme humaine et par conséquence les choses inertes participent aux passions ◀de▶ l’homme et à l’attrait sexuel. Lorsque les vieilles forteresses qui dominent le port veulent détourner des routes marines les navires épris du large et ◀de▶ l’aventure, elles leur tendent l’appât des fillettes offertes :
Sur leurs vastes genoux élargis en terrassesDans le relent acide et mielleux des saumures,Elles firent asseoir les fillettes du port,Et le corps assoupli par l’audace du vent.S’inclinèrent nonchalamment aux parapetsLe soleil émergeant s’embrouiller aux mâturesParmi la rousse chevelure des cordages.
L’odeur chaude ◀de▶ la chair émane ◀de▶ ces poèmes violents et que des moralistes timides estimeraient parfois obscènes ; ni les Latins des Catalecta, ni Karagheuz ne jugeraient comme eux et M. F.-T. Marinetti, en qui le sang latin ne répugne pas à des affinités africaines et levantines, se soucie moins ◀de▶ leurs préjugés que ◀de▶ la bonne opinion ◀de▶ Karagheuz et des auteurs incertains des Priapées.
Histoire.
Memento [extrait]
[…] — Au sommaire ◀de▶ la Revue Historique (Alcan, le n° 6 fr.), juillet-août 1908 : E. Rodocanachi : « Le rôle du château Saint-Ange dans l’histoire ◀de▶ la papauté du xiiie au xve siècle » […] — Revue des Études historiques (Alph. Picard, 2 fr. 5o), mai-juin 1908 : Comte de Baglion : « Épisodes des luttes ◀de▶ factions en Ombrie au xve siècle » (plus particulièrement, détails sur l’histoire ◀de▶ Pérouse à cette époque) ; J. Paquier : suite des « Lettres familières ◀de▶ Jérôme Aléandre » (intérêt varié, humanisme, questions religieuses, histoire du xvie siècle). […]
Lettres néerlandaises.
Memento [extrait]
Dans ◀De▶ Beweging (fascicules ◀de▶ juillet et ◀d’▶août), […] Elise Gosschalk traduit en partie Il Pilota cieco, ◀de▶ Giovanni Papini, et M. Albert Verwey écrit une Préface à cette traduction.
Échos.
Nietzsche et M. Louis Dumur [extrait]
La lettre ◀de▶ M. Dumur publiée dans les Échos du dernier Mercure ramène à une question ◀de▶ faits la controverse sur les idées ◀de▶ Nietzsche où m’a fait entrer avec lui son intéressant article du 1er février 1908 sur Nietzsche et la Culture.
Si Nietzsche, dit-il en substance, avait eu du réel la conception que j’en ai moi-même exposée dans le Bovarysme, comme ◀d’▶un fait ◀d’▶opposition, comme ◀d’▶un compromis entre un pouvoir ◀d’▶impulsion et un pouvoir ◀d’▶arrêt, on l’aurait vu, selon les circonstances, prendre parti, tantôt pour l’un, tantôt pour l’autre ◀de▶ ces pouvoirs. Il ne lui serait pas arrivé chaque fois qu’il a été amené à exposer son point de vue dans un fait ◀d’▶histoire, ◀d’▶art ou ◀de▶ sociologie, ◀de▶ prendre toujours parti pour le pouvoir ◀d’▶arrêt et jamais pour le pouvoir ◀d’▶impulsion.
En est-il donc ainsi ?
La Renaissance n’est-elle pas un fait historique ? N’est-elle pas, au double point de
vue des Mœurs et ◀de▶ l’Art, l’expression ◀d’▶un pouvoir ◀d’▶impulsion ? N’est-elle pas une
révolte contre un frein, un effort pour secouer un joug, n’est-elle pas ingérence ◀de▶
« lion » ? Nietzsche, en tout cas, la juge ainsi et cela suffit pour nous indiquer ses
dispositions à l’égard de la tendance qu’il met ici en jeu : « La Renaissance
italienne, dit-il, cachait en elle toutes tes forces positives que nous devons à la
civilisation moderne : par exemple, affranchissement ◀de▶ la pensée, mépris des
autorités, triomphe ◀de▶ la culture sur l’orgueil ◀de▶ la lignée, enthousiasme pour la
science et le passé scientifique des hommes, libération ◀de▶ l’individu, chaleur ◀de▶
pensée véridique et aversion pour l’apparence et le simple semblant. »
(Humain, trop humain, p. 263.) Ces traits sont-ils assez
caractéristiques, et est-il besoin ◀de▶ rappeler l’admiration ◀de▶ Nietzsche pour la
Renaissance ?
Le Protestantisme est-il un fait historique ? Est-il niable qu’il soit l’expression
◀d’▶un pouvoir ◀d’▶arrêt ? Qu’il marque un retour vers le Christianisme, vers le
christianisme comme pouvoir ◀de▶ frein à l’égard des instincts naturels, comme
« manifestation contre nature »
, dira Nietzsche ?
Contre la Renaissance, énonce-t-il, « s’élève alors la Réforme allemande, comme
une protestation énergique ◀d’▶esprits restés en arrière, qui n’étaient pas encore
rassasiés ◀de▶ la conception ◀de▶ l’univers du Moyen-Âge et à qui les signes ◀de▶ sa
décomposition, l’aplatissement et l’aliénation extraordinaires ◀de▶ la vie religieuse,
au lieu de les faire palpiter ◀de▶ joie, comme il convient, donnaient un sentiment ◀de▶
profond chagrin »
. Une telle description ne peut laisser ◀de▶ doute sur la
tendance que représente le Protestantisme au regard de Nietzsche. Or, son hostilité
fondamentale à l’égard du Protestantisme est connue au même titre que son admiration
pour la Renaissance et si ces deux sentiments se trouvent ici groupés dans un même
aphorisme, on sait qu’ils se manifestent dans l’œuvre entier du philosophe.
Tome LXXV, numéro 271, 1er octobre 1908
Littérature dramatique.
Raoul Lafagette : La grande Lorraine,
dr. en 5 a. et 10 tabl., avec prol., épilogue et apothéose ; Fischbacher, 3 fr. 50
[extrait]
◀De▶ cité guelfe, ◀de▶ famille guelfe, le Dante était guelfe, et il l’a prouvé avec quelle vaillance, on le sait, dans les batailles ◀de▶ Campaldino et ◀de▶ Caprona, si fatales aux gibelins ◀d’▶Arezzo et ◀de▶ Pise, comme en ses nombreuses ambassades : à l’époque ◀de▶ son exil, il reçoit l’hospitalité ◀de▶ guelfes notoires tels que Guido Novello da Polenta, seigneur ◀de▶ Ravenne.
Or, dans une terrible crise, son parti se déchirait en deux. C’est que la France, chevalière jusque-là ◀de▶ I’Idée Guelfe, adoptait pour son compte, sous l’influence ◀de▶ l’infâme Philippe le Bel, la politique gibeline ou césarienne, déjà deux fois fatale à Byzance et à l’Empire Allemand.
Fallait-il rester quand même attaché à la France ? Ainsi le voulaient les Guelfes Noirs. Mais les Guelfes Blancs opinaient pour un changement ◀de▶ combinaison. Et Dante était ◀de▶ ceux-ci. Ils rêvèrent ◀d’▶un Empire qui serait guelfe et… se réveillèrent confondus, par la calomnie, l’ignorance et par des trahisons isolées, avec les Gibelins !
Exaspéré contre la France et contre l’Allemagne, contre tous les impies tyrans, Dante résolut ◀de▶ constituer « un parti à lui seul », jetant avec rage désormais en son Enfer, pêle-mêle, les Gibelins et les Guelfes ◀de▶ son temps, pour s’envoler sans compagnon que le passé vers ce parti éternel et sublime ◀de▶ Dieu et ◀de▶ la Liberté ! — « Où siégerez-vous ? demandait-on à Lamartine : à droite ou à gauche ? — Je ne me vois ◀de▶ place qu’au-dessus. » Gott und Freiheit ! criaient les Suisses. C’est la devise ◀d’▶Israël, ◀d’▶Athènes, ◀de▶ Florence et ◀de▶ tous leurs fils spirituels, — la seule qui soit invincible, à condition de rester indivisible : pas ◀de▶ foi sincère que chez des cœurs libres, pas ◀de▶ liberté durable sans la Foi. Et la France immense ◀de▶ saint Louis, qui depuis si longtemps dominait toute l’Europe, s’enfonça, avec l’anticléricalisme ◀de▶ Philippe IV, dans l’injustice ◀d’▶Avignon, puis dans le Schisme, aussitôt punis ◀d’▶une guerre sans précédent, ◀d’▶une ◀de▶ Cent années menée par l’orthodoxe Angleterre : elle y perdait le tiers ◀de▶ sa population et, à jamais, son hégémonie.
[…]
Archéologie, voyages.
Pierre Gusman : La Villa d’Hadrien,
Hachette, 5 fr.
M. Pierre Gusman, auteur déjà ◀d’▶un important ouvrage sur la Villa Impériale de Tibur, publie sur le même sujet la Villa d’Hadrien, près de Tivoli, monographie illustrée ◀de▶ plans et ◀de▶ gravures nombreuses, ◀d’▶un format commode et destinée à servir ◀de▶ guide aux voyageurs en Italie. — ◀De▶ cette villa célèbre, dévastée par les Barbares, transformée en forteresse, démolie ensuite, au Moyen-Âge, pour la construction ◀de▶ maisons et ◀d’▶église, il ne reste guère, on le sait, que des décombres et il faut beaucoup de bonne volonté pour y reconnaître quelque chose. Mais par leur exploration, le rapprochement ◀de▶ travaux antérieurs, l’examen des statues et des fragments divers qui en ont été retirés, on peut se faire une idée ◀de▶ ce qu’était au iie siècle ◀de▶ notre ère la résidence ◀d’▶un empereur romain qui se piquait ◀d’▶être artiste. C’était à la fois un palais et un musée, une ville ◀d’▶art et une maison de campagne, et il est intéressant ◀de▶ suivre pas à pas l’itinéraire que trace M. Gusman, ◀de▶ visiter ces raines avec le plus attentif et le mieux informé des cicerone. Les travaux ◀de▶ la villa d’Hadrien, lors de sa construction, avaient duré dix ans ; son exhumation, depuis longtemps entreprise, n’est pas encore complète et une partie des bâtiments reste enfouie dans des propriétés privées. Il y avait là des œuvres d’art nombreuses, aujourd’hui dispersées dans tous les musées ◀de▶ l’Europe, mais dont M. Gusman donne une nomenclature très complète et, pour certaines, ◀d’▶excellentes reproductions.
Questions militaires et maritimes.
Ed. Gachot : Le Siège ◀de▶ Gênes
(1800), Plon, in-8
Le livre ◀de▶ M. Ed. Gachot, le Siège ◀de▶ Gênes (1800), appartient à la
même époque. Il raconte l’épisode le plus glorieux ◀de▶ la carrière ◀de▶ Masséna. Marbot,
Thiébault, qui se trouvaient aux côtés ◀de▶ Masséna dans Gênes assiégée, Napoléon lui-même
ont écrit sur ce siège, le plus terrible peut-être qu’une poignée ◀de▶ héros ait eu à
soutenir. La relation ◀de▶ M. Gachot. qui s’est fait une spécialité des campagnes en
Italie, sous le Directoire et le Consulat, est avant tout l’histoire détaillée des
opérations militaires, qui illustrèrent les crêtes ◀de▶ l’Apennin avant le blocus, ◀de▶
celles qui marquèrent la période ◀de▶ siège proprement dit, enfin des tentatives obstinées
◀de▶ Suchet, coupé ◀de▶ Masséna, pour rejoindre ce dernier, puis définitivement rejeté
derrière la ligne du Var, jusqu’au moment où Bonaparte accouru, releva la fortune ◀de▶ la
France dans la plaine ◀de▶ Marengo. M. Gachot suit, heure par heure, les péripéties ◀de▶
cette lutte tragique. Sans doute a-t-il voulu garder à son récit la concision sèche ◀d’▶un
rapport militaire. On pourra trouver qu’il manque à ses tableaux ◀d’▶épouvante un peu de
la couleur et ◀de▶ l’éclat que le soleil ◀de▶ la Riviera devait jeter sur le charnier
gênois, au mois ◀de▶ mai 1800. Au moins l’auteur ne pourra-t-il être soupçonné ◀d’▶avoir
donné des couleurs trop violentes à sa relation. Pour retracer ◀de▶ tels tableaux ◀de▶
misère et ◀d’▶héroïsme, la vérité nue est plus éloquente. La veille ◀de▶ la capitulation,
130 soldats mouraient ◀de▶ faim ; sur une population civile ◀de▶ 50 000 habitants, 525 décès
le même jour. Il faut lire ces procès-verbaux mortuaires pour comprendre à quel point
d’autres sièges plus fameux, celui ◀de▶ Paris par exemple, dont la population a tiré un
excès ◀d’▶orgueil, et celui ◀de▶ Port-Arthur, où le vainqueur trouva des ressources ◀de▶ toute
sorte, restent en arrière ◀d’▶un pareil héroïsme. L’honneur en revient à Masséna, « lion
doublé ◀d’▶un renard », qui enflamma vraiment l’âme ◀de▶ ses soldats et du peuple gênois. ◀De▶
ce rude plébéien, Napoléon a fait ce magnifique éloge : « Éminemment noble et
brillant au milieu du feu et du désordre des batailles, le bruit du canon lui
éclaircissait les idées, lui donnait ◀de▶ l’esprit, ◀de▶ la pénétration et ◀de▶ la
gaieté. »
Cependant, Masséna eut une défaillance lorsque tout fut fini. À
peine la capitulation signée, il s’éloignait seul, abandonnant ses troupes. Sa fermeté
était-elle à bout ; s’est-il senti faiblir lorsqu’il n’eut plus à se roidir contre le
destin, en payant ◀d’▶exemple ? Nul ne le sait. Napoléon, qui a déploré cette conduite,
disait : « Ses motifs sont encore inconnus. »
Il est dommage que M.
Ed. Gachot n’ait pas tenté ◀d’▶expliquer cette attitude, suprême, ce dernier geste ◀de▶
Masséna s’éloignant seul ◀de▶ la cité héroïque sans tourner la tête.
Les Revues.
Memento [extrait)
[…]
Poesia (août) reproduit une bonne partie du courrier que reçoit son directeur, M. Marinetti, à propos de ses ouvrages récemment parus en librairie. Et cela sera continué au prochain numéro. Au moins, le fascicule ◀d’▶août contient-il un très beau poème ◀de▶ Mme Lucie Delarue-Mardrus : « Discours pour une vierge ».
Lettres italiennes
Mario Morasso : Domus Aurea, Bocca, Turin
Le dernier livre ◀de▶ M. Mario Morasso est consacré à la glorification ◀de▶ Venise. Cette ville tant exaltée, qui souvent nous semble exercer sur des esprits enthousiastes la même fascination qu’un feu ◀d’▶artifice bien composé, bien distribué, bien réglé, exerce sur les yeux, avides ◀d’▶extraordinaires éclats, a trouvé en M. Morasso un chantre digne ◀de▶ sa renommée. Le livre est en prose, mais il nous apparaît comme un énorme carnet ◀de▶ notes, admirablement ordonnées, comme le premier jet, en prose, ◀d’▶un grand poème. Il y a là, en vérité, la matière ◀d’▶un poème, du Poème ◀de▶ Venise. Et M. Morasso nous présente une œuvre dont l’écriture est paradoxale, étant à la fois celle ◀d’▶un lyrisme dithyrambique, et celle ◀d’▶une critique précise et géométrique des faits et des choses.
La vision ◀de▶ M. Morasso est ◀d’▶une très grande justesse. Il a subi et évoque le charme féminin ◀de▶ Venise. La reine de l’Adriatique lui apparaît dans toute sa royauté féminine, avec tous les attributs ◀d’▶assimilation luxueuse, ◀de▶ très grande souplesse dans le jeu ◀de▶ toutes les nuances, ◀de▶ sa couleur comme ◀de▶ son mouvement, ◀de▶ continuité dans l’illusion qu’elle répand sur les hommes et par quoi elle les retient. Le charme ◀de▶ Venise est féminin. Sa situation géographique et sa raison ◀d’▶être aquatique même, au point ◀de▶ convergence des deux symboliques colonnes du grand corps européen : le monde grec et le monde italien, peuvent évoquer en nous une image monstrueuse du gouffre féminin. Le charme ◀de▶ Venise est dans sa féminité. Et en dehors de toute métaphore, ◀de▶ toute analogie métaphysique, dans les domaines purs et simples, enfin, ◀de▶ notre psychologie courante, on ne peut nier que l’état d’âme ◀de▶ l’amoureux ◀de▶ Venise, ou simplement du passant que la longue et large renommée attire vers ses lagunes, est identique à celui ◀de▶ tout amoureux sexuel. Le même besoin ◀d’▶oubli, le même besoin ◀d’▶abandon ◀de▶ soi-même dans une réalité objective qui endorme nos énergies ordinaires ◀d’▶action, et en éveille d’autres, extraordinaires ◀de▶ rêve. Enfin, c’est la même transformation dionysiaque, qui raccourcit invraisemblablement les limites du monde en les tordant sur les courbes ◀d’▶une femme, ou qui, à Venise, les assouplit le long des canaux, les tourmente en des broderies ◀de▶ marbre, les élance follement sur les flèches ◀de▶ pierre. Le romantisme est le retour ◀de▶ l’esprit littéraire vers les esprits et les formes du Moyen-Âge ; Venise perpétue ces esprits et ces formes : elle est tonte romantique. Elle garde donc en puissance le rêve dont tous les hommes sentent le besoin impérieux à quelques moments ◀de▶ leur vie, moments comparables à des points ◀d’▶orgue en musique, où une phrase s’arrête, se prolonge dans l’attente ◀d’▶une éclosion nouvelle ou ◀d’▶une conclusion. Bruges possède aussi cette puissance. En Italie même, le xive siècle figé à San-Gimignano, ou le xve siècle au couvent de Saint-Marc, à Florence, ou d’autres siècles ou d’autres âmes perpétués en d’autres villes : à Sienne, à Pise, en Ombrie, dans quelques villages ◀de▶ la campagne romaine, ou, en France, dans Arles la Souveraine, et en mille points ailleurs, possèdent ce « rêve potentiel », mais à Venise il est pour ainsi dire supérieurement concentré, et M. Morasso en expose les raisons.
Ibsen regrettait, en 1870, l’entrée par trop bruyante, à Rome, des Piémontais qui
portaient avec eux la promesse ◀de▶ la redoutable et méprisable armée bureaucratique qui
compose la vivante horreur des capitales. « Les poètes ont perdu le dernier
pays où ils pouvaient rêver. »
Et Ibsen n’oubliait pas les nombreux pays où
se perpétue une figuration des âges morts, et qui par cela même à l’homme qui vit ◀de▶
rêve, comme la plupart vivent ◀de▶ calculs, offrent l’abstraction immédiate,
l’éloignement réel des modes impérieux ◀de▶ l’humanité contemporaine. Ibsen n’oubliait
pas l’Ombrie, ni Venise. Mais il fallait à ce colosse le cadre colossal ◀d’▶un Empire
mort, et non la sainte fraîcheur ◀de▶ la verte Ombrie, ni les charmes opulents ◀de▶ Venise
la Courtisane. Pour le Scandinave, la vue du gigantesque cadavre romain ne pouvait pas
être compensée par l’enveloppante sexualité ◀de▶ Venise. Et il quitta l’Italie. Venise
continue ◀d’▶accueillir les phalanges des quêteurs ◀de▶ rêve, exaltant en eux, par le
déploiement savant ◀de▶ ses charmes, tontes les plus petites possibilités ◀de▶ poésies qui
sont renfermées dans l’âme même du plus pratique philistin.
M. Morasso n’a pas expliqué ce charme, ou l’a défini autrement. Mais il l’a
merveilleusement compris. Je crois que Venise ne peut pas répandre sur un esprit
gigantesque le bonheur ◀d’▶un rêve prolongé. Mais elle lui offre un lieu ◀de▶ repos
surhumain, et par ce repos même elle peut décupler ses forces. Lorsqu’elle triomphe
sur un esprit, Venise est la souveraine absolue, sa paissance ◀de▶ rêve étant composée
non seulement par l’orgueil humain qui est éternisé dans sa construction, par le
triomphe humain qu’elle représente comme ville dans son incomparable originalité, mais
aussi dans la qualité toute particulière ◀de▶ cet orgueil et ◀de▶ cette puissance.
M. Morasso explique : « Chaque peuple laissa à Venise les ornements ◀de▶ sa plus
grande fortune, ses signes ◀de▶ noblesse et ◀de▶ beauté, et l’essence ◀de▶ Venise est
constituée par cet héritage immense, fait ◀de▶ luxe, ◀d’▶art, ◀de▶ cortèges, ◀de▶ fêtes, ◀de▶
solennités, ◀de▶ manières joyeuses et fières, ◀de▶ modes fastueuses et ◀de▶ plaisirs, plus
que par l’ensemble ◀de▶ ses vicissitudes politiques internationales, et des actes du
gouvernement. »
Il parle ◀de▶ Venise comme ◀de▶ « l’écrin du
monde ». Tout siècle, dit-il, tout peuple a légué à Venise un joyau ◀de▶ sa
plus pure lumière. Nous les retrouvons tous aujourd’hui, nous les retrouverons
toujours, dans la ville qui renferme le luxe spirituel ◀de▶ ces siècles ◀de▶ triomphe
occidental. En effet, le bénéfice commercial des pieuses et féroces croisades fut
◀d’▶établir ◀de▶ vastes échanges entre l’Orient et l’Occident : Venise y gagna sa
puissance. Et M. Morasso, avec raison, ne voit pas la gloire ◀de▶ Venise dans son
histoire et dans sa témérité ◀de▶ conquérante à travers les mers, et ◀de▶ dominatrice ◀de▶
l’Adriatique. Il exalte plutôt l’enjouement ◀de▶ Venise, sa pompe, sa beauté extérieure,
ses mœurs, son élégance, sa grâce et son éloquence élégante et gracieuse. M. Morasso a
donc compris le grand charme féminin ◀de▶ Venise, le charme réel, plus ou moins
appréciable, qui durera autant qu’elle demeurera reléguée en quelque sorte aux limites
extrêmes du monde contemporain scientifique et industriel, reléguée donc au-delà des
manifestations citadines ◀d’▶une civilisation nouvelle, désordonnée, mais certes déjà
merveilleusement riche et émouvante.
Domus Aurea célèbre les louanges ◀de▶ cette ville. Dans un chapitre
— qui est un hymne — sur la chute du Campanile, le « héros disparu »
,
qui était debout « outre que sur la ville, sur l’histoire même ◀de▶
Venise »
, s’élève ◀de▶ l’émotion du poète, en des rythmes ◀de▶ profonde élégie.
Une grande mélancolie et une ironie aiguë serpentent dans l’étrange dialogue des
gondoles, qui voient toute cette arrogante pauvreté spirituelle errante qu’on pourrait
décrire dans un volume intitulé : les Touristes. « Nous ne sommes plus que les
restes ◀d’▶une époque lointaine. Nous sommes devenues étrangères »
, dit
l’aînée des gondoles. Une semblable mélancolie est dans le chapitre ou l’auteur parle
◀de▶ la Femme et ◀de▶ l’Amour, mais elle est rehaussée par l’exaltation du « type
vénitien »
et du type classique ◀de▶ la femme vénitienne, qui, selon l’auteur,
tout au moins, se rattache « à toutes les impératrices magnifiques, à toutes
les irrésistibles charmeuses »
qui « toutes ont appartenu aux
périodes les plus ferventes, les plus exubérantes et les plus fastueuses des
civilisations, à l’apogée des peuples, des nations, ◀de▶ l’histoire »
. Puis
M. Morasso chante un véritable poème ◀de▶ la dentelle, un poème à peine gâté par
quelques discussions, fort intéressantes du reste, sur l’état actuel ◀de▶ cette
industrie qui est si près de l’art.
« Venise — déclara M. Morasso — c’est un monde à soi, avec un style propre à côté du monde commun… Venise, c’est le véritable domaine ◀de▶ l’homme, c’est le monde exclusivement humain, où l’effort humain est le seul pouvoir créateur, et la volonté ◀de▶ l’homme la seule loi ; et la nature se transforme ici dans l’œuvre ◀de▶ ses enfants. »
Il y a dans toute la littérature moderne trois œuvres seulement où l’image ◀de▶ Venise
soit comparable en beauté et en profondeur à celle-ci. M. Morasso voit la vivante
Venise ◀de▶ fête, comme Mme Valentine de Saint-Point la voit dans le
silence et l’immobilité. Avec une hardiesse admirable qui est en même temps une
trouvaille ◀de▶ grand poète, elle ne veut évoquer en effet, dans Un
Inceste, qu’une Venise ◀de▶ nuit, puisque ses protagonistes méprisèrent
« le mouvement que le soleil prêterait à la lagune avec ses scintillements,
toute l’apparence ◀de▶ vie qu’il imposerait à ces palais en violant leurs portes, les
statues et les toiles ensevelies dans leurs mausolées splendides, et en animant les
humains allongés dans le sommeil bienheureux »
. M. d’Annunzio et M. Barrès
complètent cette courte série ◀de▶ quatre écrivains dignes ◀de▶ chanter Venise avec des
esprits nouveaux.
Bruno Villanova d’Ardenghi : Il Teatro neo-idealistico, Sandron, Milan
M. Bruno Villanova d’Ardenghi écrit un volume sur le Théâtre néo-idéaliste. Le but en est très noble. L’auteur cherche dans les manifestations théâtrales contemporaines, particulièrement parmi les italiennes, celles qui peuvent répondre à l’espoir ◀d’▶un théâtre qui ne soit pas la simple exposition ◀de▶ faits et ◀de▶ gestes humains, observés sans un à-priori spirituel, représentés en mouvement scénique sans nulle volonté ◀d’▶élévation, ◀de▶ spiritualisation, ◀de▶ la vie quotidienne. Le choix des auteurs et la catégorie que l’auteur leur assigne, démontrent sa thèse. M. E. A. Butti est l’exposant du Théâtre ◀d’▶idées ; M. Roberto Bracco, du Théâtre ◀de▶ la Pensée ; M. François de Curel, du Théâtre ◀de▶ la Foi ; M. Édouard Schuré, du Théâtre ◀de▶ l’Âme. D’autres figures, parmi lesquelles celle ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶, complètent la liste, pêle-mêle, tandis qu’un chapitre est consacré à un critique théâtral et dramaturge italien, M. Edoardo Boutet.
Ce qui caractérise ce livre est le souffle idéaliste qui l’anime tout entier. L’auteur apparaît poussé par une volonté profonde ◀de▶ renouveau, mais seulement dans un sens très précis : celui ◀d’▶un théâtre où la lutte, entre l’extériorité tourmentée ◀de▶ la vie ordinaire et les aspirations les plus hautes ◀de▶ la vie spirituelle, serait noblement représentée en des œuvres, modernes comme la lutte même, impitoyable, qui les inspirerait.
Depuis quelques années, nous avons affirmé en France ce besoin ◀de▶ renouveau. Malgré les erreurs des impresarii, et la veulerie des écrivains qui en subissent aveuglément les impositions, l’effort vers la tragédie, ◀de▶ la plus jeune littérature française, ne demeurera point stérile. Il y a quelques talents capables ◀de▶ résister aux organisateurs, et aux engouements inféconds des épigones entraînés dans une voie qui est mauvaise, car elle ne fait que retourner vers le passé, immuablement, et se révèle pour cela même inutile, dangereuse et ennuyeuse. Ceux qui suivent le mouvement du théâtre ◀de▶ plein-air, qui n’aboutit la plupart du temps qu’à l’organisation ◀de▶ véritables foires aux tragédies, savent combien tout cela est inutile, dangereux, encombrant, ennuyeux. Mais un jour, quelques hommes ◀de▶ talent et ◀d’▶âme tiendront fatalement la tête du mouvement, et alors le public, entraîné malgré tout, répondra à l’appel ; on verra l’éclosion satisfaisante ◀d’▶un théâtre des poètes. Et un théâtre des poètes sera, par définition, idéaliste. Car, même sans représenter matériellement des luttes ◀d’▶âmes, régies par une Fatalité individuelle ou collective, plutôt que des pièces où on ne voit que des chocs et des combinaisons ◀de▶ corps, régis par la souveraineté aveugle du Hasard, un théâtre ◀de▶ poète contient toujours, à des degrés différents, une élévation ◀de▶ l’âme, une abstraction féconde ◀de▶ l’esprit dans la disposition des rythmes, une spiritualisation totale ◀de▶ la vie.
M. Bruno Villanova d’Ardenghi pourrait jouer un rôle important en Italie, en attirant éloquemment l’attention ◀de▶ ses compatriotes sur cette volonté ◀de▶ renouveau du drame, c’est-à-dire du « spectacle » ◀de▶ notre temps.
Memento
L’Italie a perdu deux ◀de▶ ses écrivains minores les plus connus : G. Chiarini et A. G. Barrili. Les études critiques ◀de▶ l’un, qui fut un des plus ardents admirateurs ◀de▶ la première heure ◀de▶ Carducci, et les romans ◀de▶ l’autre, avaient fait leur popularité et inspiré l’estime dont on les entourait. Au demeurant, c’étaient des vieillards dont la disparition ne laisse pas ◀de▶ vides.
G. Pascoli : La Canzone dell’olifante, Zanichelli, Bologne. — Ettore Moschino : Lauri, Treves, Milan. — Diego Angeli : Centocelle, Treves, Milan. — F. Pastonchi : Il Violinista, Lattes, Turin. — E. A. Marescotti : L’Orribile fascino, ◀De▶ Mohr, Milan.
Sur l’histoire du théâtre en Italie : B. Soldati : Il Collegio Mamertino e le origini del Teatro gesuitico, Loescher, Turin. — E. Bertana : La Tragedia, Vallardi, Milan.
E. Solmi : Le Fonti di Leonardo da Vinci, Giornale Storico della Letteratura Italiana. Loescher, Turin.
Tome LXXV, numéro 272, 16 octobre 1908
Archéologie, voyages.
André Maurel : Petites villes ◀d’▶Italie,
tome II, Hachette, 3 fr. 50
Il m’est resté une excellente impression du premier livre ◀de▶ M. André Maurel sur les Petites villes ◀d’▶Italie 30 et je suis heureux ◀d’▶en présenter aujourd’hui le second volume, qui conduit par Milan, Pavie, Plaisance, Parme, Modène, Bologne, Ferrare, Ravenne, Ancône, Orvieto, Viterbe, etc., jusqu’aux portes de Rome. J’ai déjà dit tout le bien qu’il fallait penser ◀de▶ cet ouvrage, où les souvenirs ◀d’▶histoire sont heureusement mélangés aux sensations artistiques, et l’idée fondamentale qu’il présente. Le deuxième volume continue ces récits abondants et pleins ◀de▶ notations précieuses où passent les grands souvenirs, les fautes et les crimes ◀de▶ la terre italienne, et il n’est pas, je crois, de plus rare plaisir que ◀de▶ parcourir, en dehors des cités à la mode, ces petites villes dont le passé fut si grand et où il reste encore tant de choses, en compagnie ◀d’▶un guide attentif comme M. A. Maurel qui, lorsqu’il hésite même et se cherche, sait toujours mener le visiteur au point précis ◀d’▶où il pourra tout voir et tout comprendre.
Tome LXXVI, numéro 273, 1er novembre 1908
Musées et collections
À l’étranger : enrichissements des musées ◀d’▶Angleterre et ◀d’▶Italie [extrait]
Parmi les enrichissements des musées étrangers, […]à Rome le Musée du Vatican acquérait une collection ◀de▶ médailles ◀de▶ 17 000 pièces parmi lesquelles se trouvait la seule qui manquât jusqu’ici dans la série des monnaies des Papes : un écu ◀d’▶or à l’effigie ◀d’▶Innocent X.
Memento bibliographique [extrait]
[…] Dans le Bulletin des Musées (1908, n° 1) : […] M. E. Durand-Gréville sur Raphaël collaborateur du Pérugin à propos du « Baptême du Christ » du musée ◀de▶ Rouen […].
Lettres allemandes.
Memento [extrait]
[…]
Nous recevons une revue ◀d’▶art qui s’intitule Monashefte für Kunstwissenschaft (septembre) et qui publie une « édition pour la France » rédigée par M. Meyer-Riefstahl. Cette édition est accompagnée ◀d’▶un supplément ◀de▶ quatre pages donnant en français un résumé des principaux articles. Relevons : […] Émile Schaeffer : Le Triomphe ◀de▶ Federigo Gonzaga par Lorenzo Costa, etc. […]
Tome LXXV, numéro 274, 16 novembre 1908
Les Revues.
Memento [extrait]
[…]
Poesia (septembre) publie la suite du courrier personnel ◀de▶ son directeur et des extraits ◀de▶ journaux favorables à ses travaux ◀de▶ librairie, — cela sous ce titre : il trionfale successo di… (suivent les titres ◀de▶ deux opuscules). Ce recueil n’emploie pas moins ◀de▶ 18 pages ◀de▶ la revue. Elle contient pourtant des poèmes ◀de▶ MM. Jean Richepin, E. Schuré, Cocteau-Gaubert, et ◀de▶ Mme H. Picard.
Art ancien.
Memento [extrait]
Dans la Revue ◀de▶ l’Art ancien et moderne, […] M. Jean de Foville résume les découvertes récentes ◀de▶ M. Biadego, archiviste ◀de▶ Vérone, sur la biographie ◀de▶ Pisanello, qui fut jusqu’ici prénommé Vittore, sur la foi ◀de▶ Vasari, et s’est en réalité appelé Antonio.
Les documents retrouvés et publiés dans les Atti del R. Instituto veneto di scienze, lettere ed arti, t. LXVII, 13 juin 1908, nous apprennent en effet qu’en 1433 un peintre nommé Antonio Pisano, âgé ◀de▶ 36 ans, vivait à Vérone, rue San Paolo, avec sa mère Isabetta, âgée ◀de▶ 70 ans, et sa fille Camilla, enfant ◀de▶ 4 ans. Antonio Pisano, né en 1397, était le fils cadet ◀d’▶Isabetta et ◀d’▶un Pisan du nom ◀de▶ Bartolommeo ; il fut exilé ◀de▶ Vérone après 1438 comme partisan du marquis de Mantoue, et nous savons d’autre part que le peintre Pisanello avait subi le même sort à la même époque. Antonio prend lui-même le nom ◀de▶ Pisanello, et il doit donc se confondre avec le pseudo Vittore. En 1442, Antonio Pisano obtint du Conseil des Dix l’autorisation ◀de▶ rentrer sur le territoire vénitien et ◀d’▶aller à Ferrare rechercher des objets mobiliers. En 1443, Pisanello, depuis longtemps en rapport avec la maison ◀d’▶Este, revient donc à Ferrare. C’est à 42 ans que Pisanello exécuta sa première médaille, puisqu’elle est ◀de▶ 1439 : il est possible que la fresque célèbre ◀de▶ Sainte-Anastasie soit postérieure à 1442, puisque Pisanello demeura toujours en relations avec Vérone, où il était à nouveau en 1445 et 1446.
Ces documents, joints à ceux précédemment publiés par M. Venturi, vont permettre ◀de▶ reconstituer à peu près complètement l’œuvre du grand peintre et médailleur véronais, et il est à souhaiter qu’un nouvel ouvrage ◀d’▶ensemble soit bientôt publié sur l’artiste.
Échos.
Nietzsche et la Renaissance [extrait]
Me voici donc d’accord avec M. Dumur sur l’interprétation qu’il convient ◀d’▶attribuer à
la pensée ◀de▶ Nietzsche en ce qui touche au protestantisme. « Ni M. Jules de
Gaultier, ni moi, dit-il, ne différons ◀d’▶avis sur la façon dont Nietzsche l’a
envisagé, comme une manifestation du pouvoir ◀d’▶arrêt. »
Et M. Dumur ne
conteste pas non plus le caractère défavorable ◀de▶ l’appréciation portée par Nietzsche
sur ce fait social.
Si je rapproche ◀de▶ cette appréciation une manière ◀de▶ voir identique dont j’ai reproduit les termes dans le numéro du Mercure du 16 septembre 1908 à l’égard de l’Église, quelle qu’en soit la forme, catholique, protestante ou autre, manière ◀de▶ voir dont M. Dumur n’a récusé, ni la portée, ni la direction, si j’en rapproche l’appel à la révolte que renferme la deuxième étude des Considérations inactuelles, cet appel à la jeunesse en vue de son émancipation spirituelle dont M. Dumur admire sans restriction l’accent, M. Dumur voudra-t-il bien reconnaître que voici un certain nombre ◀de▶ circonstances concrètes, à l’occasion desquelles Nietzsche a pris parti ◀de▶ la façon la plus nette contre le pouvoir ◀d’▶arrêt ou en faveur du pouvoir ◀d’▶impulsion ? Dès lors, que reste-t-il ◀de▶ son affirmation selon laquelle chaque fois que Nietzsche a été amené à exposer son point de vue à propos d’un fait ◀d’▶histoire, ◀d’▶art ou ◀de▶ sociologie, il lui est arrivé ◀de▶ prendre parti toujours pour le pouvoir ◀d’▶arrêt et jamais pour le pouvoir ◀d’▶impulsion ? — Jusqu’ici nous voyons Nietzsche adopter l’attitude exactement inverse, prendre parti pour le pour voir ◀d’▶impulsion contre le pouvoir ◀d’▶arrêt.
Reste la question ◀de▶ la Renaissance. M. Dumur apporte sur ce point quelques citations
◀de▶ Nietzsche dont je n’ai garde ◀de▶ contester la signification. Mais ces textes ont trait
à l’opinion ◀de▶ Nietzsche sur un point singulièrement important, certes, — mais sur un
point particulier, limité et défini du mouvement ◀de▶ la Renaissance, sur la signification
◀de▶ ce mouvement, on ne saurait dire dans son rapport avec l’Art lui-même, mais dans son
rapport avec la technique ◀de▶ l’Art. Ces citations n’infirment donc en rien celle que
j’ai relatée dans le numéro du 16 septembre et dont voici ◀de▶ nouveau la teneur :
« La Renaissance italienne, dit Nietzsche, cachait en elle toutes les forces
que nous devons à la civilisation moderne : par exemple, affranchissement ◀de▶ la
pensée, mépris des autorités, triomphe ◀de▶ la culture sur l’orgueil ◀de▶ la lignée,
enthousiasme pour la science et le passé scientifique des hommes, libération ◀de▶
l’individu, chaleur ◀de▶ pensée véridique et aversion pour l’apparence et le simple
semblant. »
Ici Nietzsche apprécie la Renaissance au point de vue ◀de▶ sa
signification dans l’ordre politique, social, religieux, et M. Dumur, en reconnaissant à
ce texte un caractère hautement dionysien, lui attribue la même signification que je lui
attribue moi-même. Il demeure donc qu’en prenant parti pour la
Renaissance Nietzsche encore a pris parti en faveur du pouvoir ◀d’▶impulsion, si l’on
excepte un point particulier, si l’on excepte ce qui a trait à la technique ◀de▶ l’art et
◀de▶ la pensée.
[…]
Tome LXXV, numéro 275, 1er décembre 1908
À Bino Binazzi
Histoire.
G. Ferrero : Grandeur et décadence ◀de▶ Rome.
Tome VI : Auguste et le Grand Empire ; Plon, 3 fr. 50
M. Guglielmo Ferrero, dans ce sixième volume ◀de▶ son histoire romaine, achève l’étude ◀de▶ la période ◀d’▶Auguste31. Dans le tome précédent, qui contient la première partie ◀de▶ cette étude, M. Ferrero, à côté de recherches sur la nature exacte du pouvoir et du rôle ◀d’▶Auguste (rôle nullement monarchique, républicain et traditionnel au contraire), examinant la conduite ◀de▶ Rome à l’égard de l’Orient, après Actium. Cet Orient ◀d’▶Antoine et ◀de▶ Cléopâtre, cet Orient où avait failli se refaire, et cette fois contre Rome, la puissance ◀d’▶Alexandre, n’avait été dissous à Actium que par une heureuse chance, sur la valeur ◀de▶ laquelle Auguste ne s’abusait point. Si l’Italie s’était exagéré la vertu ◀de▶ l’épée romaine dans ce dénouement, Auguste, lui, connaissait « le secret ◀d’▶Actium », et, tandis que, pleine ◀d’▶illusions, l’Italie construisait sur cette victoire « le mythe ◀d’▶Auguste », le mythe du vainqueur irrésistible, Auguste, qui savait à combien peu avaient tenu les choses, réglait avec prudence, d’après ce sage désenchantement, sa conduite à l’égard de l’Orient. Il était à propos de ne point pousser, avec ◀de▶ trop grandes allures, dans cet Orient, une politique dont le point ◀de▶ départ, Actium, pour être exceptionnellement heureux, n’en avait pas moins été une victoire obtenue pour ainsi dire sans combat. Aussi, une fois tombée la grande force qu’était en Orient la monarchie des Ptolémées ravivée par Antoine, le vainqueur, très modeste, avait-il recueilli avec le moins ◀de▶ bruit possible, en Égypte et en Asie-Mineure, les résultats ◀de▶ cette disparition. Se contentant ◀d’▶étendre sur l’Arménie le protectorat ◀de▶ Rome et ◀d’▶obtenir des Parthes la restitution des aigles ◀de▶ Crassus, il avait laissé là le fameux plan ◀de▶ César et ◀d’▶Antoine, la conquête ◀de▶ la Perse, rêve ◀de▶ tous les ambitieux qui, ces deux derniers du moins, avaient vu, dans le prestige et les ressources ◀d’▶une telle conquête, la possibilité ◀de▶ fonder la monarchie à Rome. Auguste qui, lui, était loin de toute idée monarchique, qui demandait au renouvellement ◀de▶ l’ancienne tradition romaine, c’est-à-dire ◀de▶ la tradition républicaine et aristocratique, les moyens ◀de▶ gouverner l’empire, Auguste s’était donc arrêté sur les bords ◀de▶ l’Euphrate.
Or, c’est en vertu de ces mêmes idées conservatrices, du moins partiellement, qu’il traversa, au contraire, le Rhin ; qu’il entreprit la conquête ◀de▶ la Germanie, entreprise marquée par les campagnes ◀de▶ Drusus, ◀de▶ Tibère, ◀de▶ Varus, avec le désastre final ◀de▶ celui-ci, et qui, en y joignant l’organisation administrative ◀de▶ la Gaule, l’expédition ◀de▶ Pannonie, la répression ◀de▶ révoltes en Thrace ainsi que dans deux ou trois autres provinces occidentales, forme l’essentiel ◀de▶ l’histoire extérieure ◀de▶ Rome durant la dernière période du gouvernement ◀d’▶Auguste, objet ◀de▶ ce nouveau volume ◀de▶ M. Ferrero. C’est donc, estime celui-ci, partiellement en vertu de ses idées conservatrices et aristocratiques sur le gouvernement, qu’Auguste entreprit la conquête ◀de▶ la Germanie. En effet, cette décision eut des causes beaucoup plus profondes que celles qu’on avait communément imaginées et qu’on croyait voir surtout dans l’arbitraire du despotisme. Si, d’une part, l’une ◀de▶ ces causes, extérieure, était la nécessité ◀de▶ fortifier la ligne du Rhin afin de préserver ◀d’▶une invasion germanique la Gaule, devenue, ou en voie ◀de▶ devenir, une riche province, et avec cela dépourvue, depuis César, ◀de▶ toute force politique et militaire propres (œuvre autrement pressante à ce moment-là que la conquête ◀de▶ la Perse), l’autre cause, inhérente à la substance même ◀de▶ l’état romain, était l’urgence, clairement aperçue par Auguste, ◀de▶ « renforcer la discipline intérieure », notamment ◀de▶ réveiller la vieille énergie atrophiée ◀de▶ la noblesse, et, dans ce sens, les campagnes ◀de▶ Germanie devaient être une cure excellente.
Il ne faut pas oublier, dit M. Ferrero, que si, à la fin des guerres civiles, on avait dû procéder à une restauration aristocratique ◀de▶ l’État, c’était surtout parce que la constitution aristocratique faisait partie intégrante ◀de▶ l’organisation militaire. Pour durer, l’empire avait besoin ◀d’▶une armée, et où, sinon dans l’aristocratie, pouvait-on chercher des officiers et des généraux ? L’école véritable où ceux-ci se préparaient à la guerre, puisqu’il n’y avait pas alors ◀d’▶établissement militaire, était la famille aristocratique ; si l’aristocratie s’épuisait, l’armée serait pour ainsi dire décapitée. Il n’est donc pas surprenant qu’Auguste, chargé par l’Italie ◀de▶ conserver la vieille noblesse qui constituait la meilleure défense de l’empire, en soit venu à penser que la paix finirait par la rendre trop paresseuse, et pour la conserver capable ◀de▶ remplir son devoir historique, il fallait qu’elle fît campagne…
Il fallait que l’aristocratie fût capable ◀de▶ donner des généraux, comme il fallait
qu’elle fût capable ◀de▶ donner des magistrats et des administrateurs. Il fallait, en un
mot, qu’elle remplît « son devoir historique »
. M. Ferrero insiste sans
cesse sur ce point, dans son étude du gouvernement ◀d’▶Auguste. En effet (nous avons déjà
signalé cette vue, mais il n’est pas inutile ◀d’▶y revenir) :
À côté du problème du pouvoir suprême, il y avait le problème non moins important des instruments à employer pour gouverner. La question était ◀de▶ savoir si l’empire serait gouverné, comme les monarchies asiatiques des successeurs ◀d’▶Alexandre, par une bureaucratie recrutée par le chef de l’État et selon son bon plaisir, dans toutes les classes ◀de▶ la Société et dans toutes les nations ; ou s’il continuerait à être gouverné par des magistrats républicains, choisis à Rome par les comices et par le sénat parmi les citoyens romains, d’après les règles fixées par les anciennes lois… Le gouvernement monarchique… aurait signifié la formation ◀d’▶une bureaucratie cosmopolite,… la fin du monopole politique possédé jusqu’alors par Rome, les grandes familles ◀de▶ l’aristocratie sénatoriale, etc.
Tels étaient les principes politiques et les objets qui se rattachaient à la guerre ◀de▶ Germanie. L’effort ◀de▶ Rome, en se portant vers l’Occident, devait contrebalancer la prépondérance croissante des provinces ◀d’▶Orient, ◀de▶ l’Orientalisme, ◀de▶ toutes les influences que, dans la pensée ◀de▶ M. Ferrero, contenait cette chose : cosmopolitisme démocratique, libéralisme, raffinement ◀de▶ la culture, échec au conservatisme romain, fin ◀de▶ la mission ◀de▶ l’ancienne aristocratie. Et la Gaule, dont cette guerre devait assurer la possession tranquille, la sécurité et le développement définitifs, la Gaule, cette « Égypte de l’Occident », figurait en quelque sorte ce contrepoids, grâce auquel la chose romaine, tout en devenant universelle, devait garder son équilibre, sa nature primitive.
Avec la guerre ◀de▶ Germanie, un autre ordre ◀de▶ faits ◀d’▶un caractère plus intime, qui a
dominé de même toute la deuxième période ◀de▶ la carrière ◀d’▶Auguste, porte, plus nettement
encore, avec un relief tout dramatique, la marque des mêmes préoccupations, du même
conflit ◀de▶ principes et ◀d’▶intérêts : nous voulons parler des dissensions ◀de▶ la famille
◀d’▶Auguste, ◀de▶ la mésintelligence qui sépara Julie et Tibère. M. Ferrero s’est efforcé ◀de▶
montrer comment les forces opposées du conservatisme et ◀de▶ l’orientalisme s’étaient
alors entrechoquées : les unes représentées par Tibère, patricien ◀de▶ la vieille roche,
dur, orgueilleux, sévère, simple, infiniment capable, général sans rival, magistrat
laborieux ; les autres incarnées en quelque sorte en Julie, belle, élégante, raffinée,
lettrée, la première dans cette galerie des grandes voluptueuses ◀de▶ l’empire, sans qu’on
puisse cependant accepter tout ce qui s’est dit sur elle ; les unes suivies, en
principe, par tous ceux qui à Rome avaient le sentiment, plus ou moins platonique, ◀de▶ la
tradition latine ; les autres servies, et beaucoup plus efficacement, disons-le, par
tous ceux qui avaient la griserie ◀de▶ l’avenir plus que le culte du passé, notamment,
observe M. Ferrero, en une remarquable page ◀de▶ psychologie historique, par toute cette
jeune génération qui, n’ayant pas vu « l’affreuse convulsion des guerres civiles,
la société en dissolution, l’empire sur le point de s’écrouler »
, n’ayant pas
reçu ◀de▶ ces événements « le choc formidable qui avait poussé la génération
précédente vers les grandes sources historiques ◀de▶ la tradition et obligé Auguste à
gouverner selon le programme des vieux Romains, … n’était pas à même ◀de▶ respecter ces
idées… et n’arrivait pas à discerner le danger contre lequel la génération précédente
lui semblait occupée tout entière à s’armer. »
Les grandes lois sociales ◀de▶
l’an 18 (av. J.-C.), cette législation des mœurs conçue dans la manière rigide ◀de▶ la
vieille Rome républicaine et aristocratique, étaient une ◀de▶ ces armes dont la nouvelle
génération ne comprenait point la portée et qui, d’ailleurs, sous l’influence
grandissante ◀de▶ ces nouveaux venus, — Auguste, d’autre part, vieillissant, — finissaient
par s’émousser. On sait que l’opinion fut hostile à Tibère, que, malgré les désordres ◀de▶
Julie, la lex Julia ◀de▶ adulteriis resta longtemps ici sans
application, que, ◀de▶ dépit, le beau-fils ◀d’▶Auguste s’exila volontairement à Rhodes et
qu’il fallut huit ans pour permettre aux amis ◀de▶ Tibère ◀de▶ prouver la culpabilité ◀de▶
Julie et pour décider Auguste (M. Ferrero semble lier à ceci la conjuration ◀de▶ Cinna) à
laisser rentrer l’exilé. L’étude des grandes lois sociales ◀d’▶Auguste, poursuivie dans
ces deux derniers tomes, reste une des belles parties ◀de▶ l’œuvre ◀de▶ M. Ferrero. Dans
l’appréciation ◀de▶ l’esprit qui dicta ces lois, dans le tableau du drame qu’elles
suscitèrent au foyer même ◀d’▶Auguste déshonoré par l’adultère que l’une ◀d’▶elles
prévoyait, dans les oscillations ◀de▶ la volonté ◀d’▶Auguste, partagé entre son devoir ◀de▶
magistrat, ses sentiments ◀de▶ pater familias, tour à tour amour et
fureur, et son sens opportuniste ◀de▶ l’opinion, enfin dans l’exposé des répercussions ◀de▶
cette législation sur les diverses classes ◀de▶ la société latine, — l’on a réussi à
rendre sensible le grand conflit ◀de▶ mœurs et ◀d’▶intérêts qui travaillait alors en ses
profondeurs le monde romain.
Certes, que ce conflit se soit résolu dans le sens des idées conservatrices, aristocratiques, républicaines, qu’Auguste avait apportées dans l’exercice du pouvoir, c’est la chose du monde qu’on peut le moins dire ! Toute vigueur politique avait disparu ◀de▶ l’aristocratie sénatoriale ; la peur des responsabilités, l’égoïsme, l’amour du bien-être y aboutissaient à une inertie complète. Les classes moyennes, enrichies, grandissantes, ne se souciaient pas davantage des vieux principes qui étaient l’essence du gouvernement républicain ; elles ne demandaient qu’à augmenter et assurer leur richesse, et, pour le reste, puisqu’il n’y avait plus ◀de▶ force politique dans le sénat et dans l’aristocratie, s’en remettaient entièrement à Auguste, à la fois investi par là du pouvoir absolu et empêché ◀d’▶en faire usage dans le sens traditionaliste qu’il eût fallu. Déjà devenaient visibles, dans l’Empire, les caractéristiques, les stigmates du « monstre », comme disait Tibère, qu’il allait être. La fierté républicaine et la dureté aristocratique, qui n’avaient jamais accordé les magistratures qu’à l’expérience, s’amollissaient au point ◀de▶ désigner consul, malgré tous les empêchements ◀d’▶âge (à quatorze ans !), un jeune écervelé comme Caïus, dont tout le mérite était ◀d’▶être le petit-fils ◀d’▶Auguste. C’étaient déjà les mœurs qui allaient acclamer empereurs, Caligula à vingt-six ans, Néron à dix-huit ans. Ajoutez un autre fait du même ordre : Caïus fut envoyé en Asie-Mineure sous le nom, ou avec le titre, ◀de▶ César ; Auguste voulait simplement utiliser le prestige légendaire du grand nom ; ainsi l’on voit des familles adjoindre à leur nom celui ◀de▶ quelque parent illustre ; mais ici c’était, sans qu’Auguste s’en doutât, un acheminement de plus vers les futurs usages politiques ◀de▶ l’empire proprement dit : en effet, on avait déjà, ◀de▶ la sorte, et l’Auguste et le César. Enfin, l’esprit militaire s’altérait lui aussi de plus en plus. Loin de retrouver dans la guerre ◀de▶ Germanie, comme l’avait espéré Auguste, l’ancienne tradition nationale, l’armée commença ◀d’▶y prendre cet esprit prétorien qui allait s’affirmer dès le temps ◀de▶ Claude. Ainsi l’effort conservateur, aristocratique, républicain, archaïsant ◀d’▶Auguste, cet effort nécessaire pour que l’État demeurât entre les mains qui l’avaient toujours détenu, avortait de toutes parts. Et cependant, tel quel, cet effort ne fut point sans portée dans l’histoire ◀de▶ Rome. Le nouveau volume ◀de▶ M. Ferrero nous apporte sur ce point des indications très complètes.
En effet, l’étude ◀de▶ la carrière ◀d’▶Auguste se termine sur une idée très forte, qui éclaire ◀d’▶une lumière nouvelle tout ce que l’historien a dit jusqu’ici sur le rôle ◀d’▶Auguste :
Après Actium, conclut M. Ferrero, tout le monde avait été ◀d’▶avis qu’il était nécessaire, pour sauver l’empire, ◀de▶ rendre sa force au gouvernement ; l’on avait pour cela tenté l’impossible restauration ◀de▶ la vieille république aristocratique ; mais cette tentative désespérée avait affaibli le gouvernement au lieu de le fortifier ; si bien que, à mesure qu’Auguste vieillissait, tout le monde croyait que l’Empire allait à sa ruine. Et justement, cet affaiblissement sénile ◀de▶ la république, qui dura plus ◀d’▶un demi-siècle, devait sauver l’empire. Dans l’impuissance du gouvernement ◀d’▶Auguste, on vit encore une fois réapparaître la Rome véritable, la Rome classique, celle qui savait simplifier partout les gouvernements fastueux, accapareurs et encombrants.
Par suite :
Ce gouvernement, si faible, si incertain, si minuscule en face de cet immense empire, ce gouvernement dirigé par une famille en proie à la discorde et servi par une administration rudimentaire32, véritable monstre pourvu ◀d’▶une tête trop petite et ◀d’▶organes atrophiés ou alourdis, ne fut plus capable ◀d’▶opprimer ni ◀de▶ piller les provinces.
◀De▶ là, une prospérité grandissante, un développement économique immense, et partout,
dans l’épanouissement ◀de▶ l’activité sociale non exploitée par un gouvernement qui en
somme gouvernait peu, partout, « un travail intérieur, invisible, dont personne
n’avait conscience »
, par lequel « l’assemblage accidentel des
territoires fait par la conquête et la diplomatie devenait véritablement un seul corps
animé ◀d’▶une âme unique »
. Telle était la latitude que les profonds
tempéraments opiniâtrement apportés par Auguste, en vertu de ses idées traditionalistes,
dans l’exercice du pouvoir absolu, laissaient à la civilisation. Telle était, dans cette
civilisation grandissante, par un résultat bizarre, inattendu, mais, au fond, logique,
et, quoi qu’il en soit, fécond, telle était la vertu des vieilles formules républicaines
patiemment maintenues par Auguste, formules créatrices maintenant (trop faibles qu’elles
étaient devenues sous le rapport gouvernemental pur) ◀de▶ libéralisme, ◀de▶ laissez-faire.
Ajoutez qu’à côté de ces effets sociologiques immédiats, sous le rapport du droit
politique, ces formules signifiaient la res publica, le populus romanus, et par suite l’indivisibilité ◀de▶ l’État (au
contraire de ce qui avait existé en Orient, où l’État n’avait jamais été qu’une
propriété individuelle, soumise aux risques ◀de▶ la propriété individuelle),
indivisibilité ◀de▶ droit et ◀de▶ fait qui ne contribua pas peu à assurer la cohérence ◀de▶ la
civilisation.
M. Guglielmo Ferrero nous a fait ◀de▶ la sorte pleinement comprendre la destinée politique ◀d’▶Auguste, le rôle ◀de▶ celui-ci dans le Grand Empire. Ce point de vue final est saisissant. Ces deux tomes sur l’époque ◀d’▶Auguste suffiraient à faire la réputation ◀d’▶un historien.
Les Revues.
Memento [extrait]
[…]
Poesia (octobre). — Poèmes ◀de▶ MM. Saint-Georges de Bouhélier, Léo Larguier, Paul Hubert, Foulon ◀de▶ Vaulx, Jean Balde, ◀de▶ Mme Marie Dauguet et un poème en prose, « Pensées-Pierreries », ◀de▶ Mme Cæcilia Vellini.
Chronique ◀de▶ Bruxelles.
Paul Spaak : La Madone et la Dixième Journée ; Bruxelles, Henri Lamertin
M. Paul Spaak réunit en un volume deux aimables comédies en vers, la Madone et la Dixième journée, représentées pour la première fois en octobre, à Bruxelles, l’une par le théâtre ◀de▶ l’Œuvre avec M. Lugné-Poe et Sephora Massé ; l’autre au théâtre du Parc, sous la direction ◀de▶ M. Victor Reding. L’une et l’autre se passent en Italie. Dans la première, une légende ombrienne du quatro cento, nous voyons une jeune fille aimée ◀d’▶un moine se substituer à la Madone invoquée par le saint homme qui luttait contre son amour profane, et descendre ◀de▶ l’autel pour se donner à lui.
La Dixième journée, inspirée ◀de▶ Boccace, du moins quant au décor et aux personnages, met aux prises deux adorateurs ◀d’▶une même beauté ; un poète platonique et un solliciteur plus entreprenant. Le premier n’a fait que troubler et émouvoir le cœur ◀de▶ la dame, c’est le second qui en prendra possession.
Tome LXXV, numéro 276, 16 décembre 1908
Les Revues.
La Nouvelle Revue française : un bel article ◀de▶
M. Marcel Boulenger sur ◀d’▶Annunzio
La Nouvelle Revue française contient dans son premier numéro (15 novembre) une étude du subtil et perspicace M. Arnauld sur le dernier volume ◀de▶ M. Anatole France ; ◀de▶ fortes et tendres pages ◀de▶ M. Charles-Louis Philippe Sur les maladies ; un beau poème classique où la rêverie ◀de▶ M. Jean Schlumberger plane Sur les bords du Styx ; un conte ◀de▶ M. T.-E. Lascaris : les Jardins ◀d’▶Ihraïn, dont le style n’est pas sans saveur. Si j’ai réservé l’article ◀de▶ M. Marcel Boulenger : En regardant chevaucher ◀d’▶◀Annunzio▶, c’est que je ne résiste pas au plaisir ◀d’▶en copier ici un fragment.
Ailleurs, M. Boulenger avait déjà fait justice ◀d’▶un pamphlet diffamatoire qui a paru cet été contre le grand poète italien. La presse quotidienne a annoncé l’opuscule, comme elle publie l’adresse du lapidaire qui achète au plus haut prix les bijoux des personnes dans la gêne. Quelques revues désintéressées ont pourtant publié le titre ◀de▶ cet ouvrage et commenté sa matière avec indulgence. Il méritait, au plus, l’attention que le badaud prêterait au geste ◀d’▶un roquet compissant, place du Panthéon, la grille qui protège Penseur ◀de▶ M. Rodin des outrages possibles.
S’il apparaît trop clairement que nul Italien, sans s’exposer à déchoir, ne pouvait réunir en bouquet nidoreux les calomnies et les diffamations répandues contre l’auteur ◀de▶ l’Enfant ◀de▶ Volupté, il est bon qu’un écrivain français oppose, à cette vilaine besogne, les raisons ◀de▶ sa gratitude envers l’un des plus justement glorieux parmi les écrivains ◀de▶ l’Europe actuelle :
Les jeunes hommes ◀de▶ notre génération doivent beaucoup à Gabriele d’Annunzio. Il me souvient encore du temps où nous lûmes l’Enfant ◀de▶ Volupté. Il y a bien quatorze ans ◀de▶ cela. Certains ◀de▶ nous étaient au régiment, d’autres en sortaient. Ce livre, « tout imprégné ◀d’▶art », ce véritable bréviaire du dilettante élégant, ce roman dont le héros montait en courses et citait du latin, voire du grec, se battait en duel comme un démon, gravait à l’eau-forte, faisait des vers exquis, avait tout lu, savait tout, avec cela, s’habillait comme Brummell et ne laissait pas ◀de▶ séduire toutes les femmes, et quelles femmes ! — ah ! comment eussions-nous résisté à ce nouveau Cortegiano ? Combien d’entre nous, jaloux ◀d’▶égaler le merveilleux Sperelli, se sont avec fougue remis à l’étude et promenés éperdument dans les musées ! Gabriele d’Annunzio, on ne l’a pas assez dit, apparut avec son Enfant ◀de▶ Volupté, comme un incomparable pédagogue. Il a fait croire à des centaines ◀de▶ petits jeunes gens que les grâces ◀de▶ l’esprit n’étaient pas inutiles à quiconque voulait enchanter les femmes et mener dans le monde une vie inimitable. Il fut en quelque sorte le Jules Verne ◀de▶ l’humanisme, ◀de▶ la haute culture et du raffinement intellectuel. Jamais on ne saura combien ◀de▶ collégiens, entre 1894 et 1900, auront mieux soigné leur dissertation ou leur version latine après avoir lu ◀d’▶◀Annunzio▶. Et ne fût-ce que pour cette cause touchante et toute modeste, je voudrais qu’on le louât publiquement, en Sorbonne.
Reproche-t-on à M. Gabriele d’Annunzio ◀d’▶aimer la vie éclatante, ◀d’▶agir avec lyrisme, ◀d’▶étonner un peu ses contemporains captifs dans le filet des habitudes, M. Marcel Boulenger répond, dans un mouvement ◀de▶ jolie verve latine :
Il faut, dans l’intérêt même des choses belles, qu’il existe ◀de▶ bruyants apôtres. La foule est une lourde bête, engourdie, veule, grossière, et toujours prête à briser les statues, à renverser les palais, à ricaner stupidement devant les merveilles que les artistes font naître entre leurs doigts divins. La foule méprise ◀d’▶instinct ou déteste tout ce qui est noble, élégant ou inutile. Elle ne demande qu’à l’ignorer, qu’à le détruire. Plus les poètes s’enfermeront dans leur retraite et leur jardin secret, plus le vulgaire oubliera que l’on peut rechercher d’autres joies, ici-bas, après manger, boire et dormir. Au lieu que les ardents et les heureux ◀de▶ vivre, ceux qui proclament bien haut : « L’art est une religion, dont nous sommes les dévots, les fanatiques. C’est une vie sublime que ◀de▶ se consacrer corps et âme à créer des chefs-d’œuvre. Prenez bien garde que la Beauté doit avoir sa place dans le monde, et même la première place !… », ces fervents-là frappent l’esprit simple des masses. Le barbare qui les écoute et qui les voit se dit : « Mais quoi ! ceux-ci ne sont-ils pas fous ? Non ?… Alors, s’ils ont tout leur bon sens, c’est donc sérieux, cela importe donc, le but qu’ils poursuivent ?… » Ils font en somme ◀de▶ la publicité aux Muses et aux Grâces. C’est un travail excellent et fécond. L’œuvre ◀d’▶un artiste convaincra toujours mieux que l’exemple ◀de▶ sa vie ? Sans doute. Mais l’œuvre ◀de▶ Gabriele d’Annunzio, éclatante, altière et bariolée, n’existe-t-elle point indépendamment et à côté de sa personne ? Dès lors, que lui reproche-t-on ?
Serait-ce que dans tels ou tels ◀de▶ nos salons parisiens, où l’on traite des belles-lettres avec un éternel sourire, et où l’on songe beaucoup à la croix qu’on aura et aux dîners où l’on pourra se rendre, l’élan presque sauvage du véhément Italien vers les Chimères qu’il pourchasse semble déplacé, choquant ? Assurément. Mais il y a lieu ◀de▶ s’affranchir, quelquefois, et ◀de▶ laisser les salons. Nous connaissons déjà plusieurs « héros littéraires » qui figurent dans la tradition, par exemple « le jeune poète », qui est Musset, « le dilettante », qui est Mérimée, « le curieux », qui est Stendhal, « le dandy », Barbey d’Aurevilly, « le psychologue », Paul Bourget, etc. Nos fils auront « le superbe », et ce sera Gabriele d’Annunzio.
J’emprunterai, enfin, à M. Marcel Boulenger ces lignes heureuses, dignes du poète qui les inspira :
Encore une fois, il a jeté dans le souvenir des hommes plus ◀de▶ merveilles visibles et sensibles que le semeur ne lance ◀de▶ graines dans un sillon. En cet instant même, fermez les yeux et revoyez la Rome adorable du Piacere, la figure exquise ◀d’▶Elena Muli enroulée dans la draperie au Zodiaque ◀d’▶or ou se jouant, nue, dans la Coupe ◀d’▶Alexandre, les courses, le duel, et l’enchantement ◀de▶ Schifanoia, avec la mer qui se lamente et murmure, et ce bois sacré où régnait l’Hermès aux quatre fronts, et l’allée des fontaines, et l’escalier que descendait Maria Ferrès, et les arbousiers, et les pins ◀de▶ Vicomile, puis, plus tard, la Ville Éternelle sous la neige au clair de lune, le premier baiser dans les jardins Médicis, et le pèlerinage à la tombe ◀de▶ Shelley…
Échos
Numismatique [extrait]
Quelques beaux prix à deux ventes ◀de▶ monnaies et ◀de▶ médailles qui ont eu lieu récemment à Munich. […] — Médailles italiennes : Sigismond Pandolfo Malatesta, par le Pisanello, 2 600 mk ; Marcantonio della Torre, par son frère Giulio, 3 200 mk ; Guidi, par Niccolo Fiorentino, 3 450 mk ; Borso d’Este, duc de Ferrare, par Petricini de Florence, 4 500 mk ; Franç. Sforza, duc de Milan, par le fameux médailleur bolonais Sperandio, 8 000 mk.
Publications du « Mercure de France » [extrait]
[…]
Le Génie et les théories ◀de▶ m. Lombroso, par Étienne Rabaud, Maître de Conférences à la Sorbonne (Collection Les Hommes et les idées, n° 9). Vol. in-16, 0,75.
Le Sottisier universel [extrait]
[…]
Le Tasse est le deuxième peintre italien porté à la scène par un auteur français. Léonard de Vinci, a, en effet, inspiré il y a quelques années, etc. — L’Intransigeant 6 décembre.
[…]