Tome XXV, numéro, 97, janvier 1898
Psychologie.
Michel-Ange Vaccaro : L’Évolution de▶ l’Amour,
Société Libre d’Édition, 2 fr.
M. Michel-Ange Vaccaro en conclusion à son étude, L’Évolution ◀de▶ l’Amour, nous présente au contraire le mariage ◀d’▶amour comme l’avenir le meilleur à réaliser. Reprenant un historique déjà fait par ◀de▶ nombreux écrivains, cet auteur nous montre la lente transformation à travers les espèces ◀de▶ l’instinct sexuel en amour, et regrette que chez les hommes, où l’instinct se rehausse ◀de▶ sentiment et ◀d’▶intelligence, les lois, les coutumes, les mœurs s’unissent encore pour alourdir les bras des amants ◀de▶ tant ◀d’▶entraves et violer une fois de plus les lois ◀de▶ nature.
Certes, les mariages dits ◀de▶ « convenance », « ◀de▶ raison » ou « ◀d’▶argent » sont trop nombreux dans les sociétés actuelles, et l’on ne peut entièrement donner tort à M. Vaccaro sur ce point. Peut-être, néanmoins, conviendrait-il ◀de▶ se demander si les contractants ◀de▶ telles unions seraient susceptibles ◀d’▶en accomplir d’autres ? et, peut-être n’est-il point téméraire ◀d’▶affirmer que pour beaucoup, l’Amour n’existe guère qu’en tant que fiction poétique ? Sans doute, il s’en trouvera peu qui ignorent le désir physique, la sensation ◀d’▶amour-propre flatté que procure la possession ◀d’▶une belle maîtresse… mais l’amour, tel que le décrit M. Vaccaro, Amor Alma è del mondo 1 ? Et si l’on veut bien considérer avec nous2 l’amour comme un sentiment qui ne peut se manifester qu’à l’occasion ◀de▶ la rencontre ◀d’▶un individu réalisant un idéal inconscient préformé, l’on sera moins surpris ◀de▶ sa réelle rareté, et l’on s’étonnera moins ◀de▶ la fréquence des mariages, inspirés par un tout autre mobile que l’amour.
Romania, folklore.
Pierre de Nolhac : Érasme en Italie, étude
sur un épisode ◀de▶ la Renaissance suivie ◀de▶ douze Lettres inédites ◀d’▶Érasme,
G. Klincksieck
Voici un excellent chapitre ◀d’▶histoire littéraire, Érasme en Italie, amusant et savant, gonflé ◀d’▶anecdotes aussi bien que ◀de▶ références et ◀de▶ documents. Le séjour ◀d’▶Érasme à Venise chez Alde Manuce est particulièrement curieux par l’effroi que cause au bon mangeur hollandais la sobriété, un peu avaricieuse, ◀de▶ la famille ◀de▶ l’imprimeur. On lui met sous presse ses Adages, mais on le nourrit ◀de▶ feuilles ◀de▶ laitues, comme un lapin ; il réclame au moins du poulet. Érasme aimait le grec, mais aussi la bonne chère, et ◀de▶ parler la langue ◀de▶ Lascaris ne le nourrissait pas suffisamment. On ne parlait que grec chez les Alde, par une singulière affectation ; mais en 1508 Venise était toute remplie ◀de▶ Grecs et le grec était encore la langue ◀de▶ l’Orient. Dans le reste ◀de▶ l’Italie et même à Rome le séjour ◀d’▶Érasme fut moins fructueux : il ne semble avoir vu aucun monument ancien ou moderne, aucune statue, aucun tableau ; c’était exclusivement l’homme du livre. L’énorme tome des Adages avait été imprimé en huit mois, Érasme composant à mesure : prodigieuse érudition servie par une imprimerie comme il n’y en a plus.
Les Revues.
Memento [extrait]
[…]
Anthologie-Revue de France et ◀d’▶Italie (10 nov.).— Un somptueux article ◀de▶ Laurent Tailhade à propos des Soliloques du Pauvre, ◀de▶ Jehan Rictus : ◀de▶ justes considérations ◀d’▶Edward Sansot-Orland sur Gabriele d’Annunzio et le théâtre ◀d’▶Albano.
[…]
Publications ◀d’▶art.
Ugo Ojetti : L’Arte Moderna a Venezia :
Roma, Enrico Voghera
Je ne fais que signaler pour mémoire le livre ◀d’▶Ugo Ojetti. Je l’ai reçu, mais le compte rendu en a déjà été fait dans les Lettres Italiennes du précédent numéro.
Tome XXV, numéro 98, février 1898
Lettres italiennes
Une épidémie littéraire
M. Gabriel d’Annunzio n’est plus une célébrité ; c’est une épidémie. Les jeunes littérateurs italiens ont aujourd’hui à livrer cette rude bataille : démontrer que même sans M. d’Annunzio ils savent écrire, ils peuvent s’exprimer, ils ont le talent ◀de▶ présenter une idée ou un personnage quelconque. C’est, à sa première vue, une démonstration très facile, n’est-ce pas ? Au contraire. La critique italienne, et hélas, même l’étrangère, ont été pour le moment atteintes par l’épidémie ◀de▶ M. d’Annunzio. Les critiques voient le jeune maître partout ; à travers les pages des autres, surtout. Il suffit ◀d’▶employer un adjectif qui sente l’épidémie, pour être classé parmi les suivants ◀de▶ l’auteur ◀de▶ l’Intrus. Je connais, par exemple, un jeune romancier ◀d’▶un talent vif et original, qui a eu le malheur ◀de▶ laisser échapper l’adjectif : imperioso (impérieux). Il écrivait à propos du héros ◀de▶ son dernier roman : « Monsieur Tel descendait ◀d’▶une famille impérieuse… » Croyez-vous ? On est parti ◀de▶ là pour conclure sans appel que le jeune écrivain est un suivant aveugle ◀de▶ M. d’Annunzio : le mot était épidémique ; l’adjectif imperioso est un des préférés ◀de▶ M. d’Annunzio ; donc celui qui s’en emparait ne pouvait être qu’un imitateur. Le pire, je dirais le comique dans cette tragédie ◀de▶ paroles, c’est que le jeune romancier, piqué par le reproche, a eu la faiblesse ◀d’▶en tenir compte ; et voilà que dans la seconde édition ◀de▶ son roman on lit : « M. Tel descendait ◀d’▶une famille aristocratique… » !
J’ai dit que la critique étrangère ne sait pas se soustraire à cette fascination ; j’en ai eu des preuves récentes ; même les critiques qui ne sont pas trop ferrés sur cette petite affaire ◀de▶ la langue italienne s’en mêlent : ce qui est étonnant, il faut l’avouer, parce que pour juger la question il est nécessaire ◀d’▶avoir une connaissance parfaite, profonde, exquise ◀de▶ la langue ; on doit comparer, on doit connaître les sources ◀de▶ certains mots anciens, que M. d’Annunzio a époussetés et réexposés dans sa vitrine étincelante. On ne sait rien ◀de▶ tout cela, on ne sait distinguer une expression du xive siècle ◀d’▶une périphrase née avant-hier ; mais on juge, et on passe. C’est moi, qui ne passe pas, pour le moment ; parce que le phénomène est trop intéressant et actuel pour le négliger dans mes notes sur le mouvement littéraire italien.
On ne soupçonne les jeunes littérateurs que ◀d’▶une imitation formelle ; il serait difficile ◀de▶ soupçonner autre chose, à vrai dire, parce qu’il est presque impossible ◀de▶ voler à M. d’Annunzio une seule pensée qui ne soit pas ◀de▶ Frédéric Nietzsche ou ◀de▶ quelque auteur classique. Toutefois, comme M. d’Annunzio est un artiste exquis, les malheureux auteurs qui tremblent à l’idée ◀de▶ se voir mis à la queue ◀de▶ ses petits pages, font un effort surhumain pour fuir le soupçon ◀de▶ l’épidémie ; ils n’ont pas encore compris la portée ◀de▶ cette chasse féroce aux imitateurs vrais ou supposés ; ils pensent tout bonnement que ça ne pourra jamais finir. Ça finira, mon Dieu, j’en réponds ; on fera place à tous, on classera les œuvres et les auteurs à leurs rangs ; on saura distinguer l’influence ◀de▶ l’un et ◀de▶ l’autre, l’importance ◀de▶ celui-ci pour ses belles paroles et ◀de▶ celui-là pour ses belles pensées ; ce qui est nécessaire, c’est ◀de▶ nous goûter les uns les autres.
Toujours est-il qu’on est arrivé au moment où l’on voit que ce cadeau ◀d’▶une forme pure et noble, souple et harmonieuse, qui est un des titres les plus incontestables ◀de▶ M. d’Annunzio à la reconnaissance ◀de▶ son pays, — est un cadeau joliment dangereux. On ne peut pas y toucher sans se teindre. C’est le vase ◀de▶ Pandore ; il y a des pierres précieuses et des parfums enivrants là-dedans ; si on le découvre, c’est le poison qui sort ! M. d’Annunzio élève la langue italienne à une grande hauteur ; mais gare à qui tâche ◀d’▶y arriver avec lui ! M. d’Annunzio a remis en honneur maintes expressions oubliées, et entrelacé une couronne ◀de▶ mots rares, subtils, suggestifs, pompeux et pimpants… Mais, puisqu’ils ont servi au jeune maître, défense de s’en servir à notre tour ; ils sont sacrés ; nous sommes dans une Galerie ◀d’▶art ancien et moderne : messieurs les visiteurs sont priés ◀de▶ ne pas toucher… Ça ne valait pas le prix payé à la porte.
Il faut ajouter à cette sommaire exposition ◀de▶ dégâts épidémico-linguistiques que ses critiques n’arrivent qu’à la surface des questions ◀d’▶art ; la langue, pour eux, c’est le style : la forme c’est l’idée ; mais vis-à-vis de l’idée, ils ôtent poliment leur chapeau et ils s’en vont : ça n’est pas dans leur calendrier.
En attendant qu’ils reviennent, nous passerons à l’examen des œuvres dont l’hiver, ce printemps ◀de▶ la littérature en tout pays, nous a régalés. Je me bornerai comme ◀d’▶habitude aux plus remarquables, ou pour le sujet ou pour le nom ◀de▶ l’auteur, ou pour le succès qu’elles ont rencontré parmi le public.
F. de Roberto : Gli Amori
L’amour c’est sans doute une matière superbe à traiter non moins dans les livres que dans la vie ; on en parle depuis des siècles et le thème n’est pas encore épuisé. Que dirai-je ? Tous ceux qui aiment ou qui ont aimé trouvent qu’entre la théorie et la pratique il y a heureusement un abîme : chaque amoureux sent que son cœur, que ses sentiments n’ont pas encore été sondés. M. Federico de Roberto, un romancier sicilien ◀d’▶un beau talent, un travailleur silencieux, probe, aristocratique, s’est plu à étudier l’amour en philosophe et en artiste. Il y a deux ans il publiait un gros volume, l’Amore (Milan, Galli édit.), quelque peu trop lourd et trop savant, à vrai dire, mais qui doit lui avoir coûté bien des recherches et des fatigues. L’amour y était considéré scientifiquement dans ses lois, dans ses exceptions, dans ses perversions ; les pauvres dames qui ont été attirées par le titre du livre ne doivent pas y avoir compris grand-chose ; mais l’œuvre a étonné pour son érudition solide les critiques qui considèrent un artiste comme un quid medium entre l’improvisateur et l’ignorant ; Dieu sait s’il y en a ! Ce premier volume, M. de Roberto le fait maintenant suivre ◀d’▶un second, Gli Amori (Milan, casa editrice Galli), qui en est l’illustration et le commentaire. Il s’agit ◀d’▶un recueil plus gai ; c’est une suite ◀de▶ lettres à une comtesse (je souhaite à M. de Roberto qu’elle existe réellement, à Sienne, cette femme spirituelle), où l’on traite des cas amoureux, où l’on fait enfin ◀de▶ l’amour pratique autant que la méthode épistolaire le permet. L’auteur avait dans l’Amore établi certaines lois physiologiques et psychologiques ◀de▶ ce sentiment ; il veut avec Gli Amori nous prouver maintenant que ses lois sont justes. Il faut le croire sur parole ; sa démonstration nous laisse embarrassés, parce que nous n’en avons pas le contrôle. Les épisodes que M. de Roberto nous raconte n’ont aucune valeur historique, en effet ; ce ne sont pas ces pièces justificatives que tout lecteur est en droit ◀d’▶attendre. Je peux croire qu’il s’agit ◀de▶ personnages ◀de▶ roman ; je peux croire qu’il y a là quelque événement ◀de▶ la vie réelle, revécu dans le cerveau et à travers le tempérament ◀de▶ l’auteur ; enfin, il n’y a pas ◀de▶ documents, ◀de▶ preuves, mais des variations aimables.
D’ailleurs, je ne suppose pas que l’auteur tienne absolument à terrasser les adversaires ◀de▶ ses théories ; il y serait mieux arrivé en découpant les faits divers des journaux et en les mettant sous le nez des incrédules. M. de Roberto a pensé et composé un livre ◀d’▶aventures amoureuses qui ont tout l’attrait ◀de▶ la vraisemblance. Pas ◀d’▶imitation ◀de▶ M. d’Annunzio ; nous en sommes loin ; un esprit ◀d’▶observation clair, aigu, une logique impitoyable, qui, en thème ◀d’▶amour, est quelquefois excessive, une haute causerie ◀de▶ viveur sceptique, imparfait, et froid. Voici la forme et la substance ◀de▶ cette œuvre, qui porte la marque du talent et le goût ◀de▶ cet écrivain ; il n’arrivera, ◀de▶ mon avis, jamais au chef-d’œuvre, mais tous ses livres se recommandent par une noble indépendance, par une sévère aristocratie ◀de▶ méthode.
Paolo Mantegazza : L’Amore
Entre ce jeune philosophe ◀de▶ l’amour moderne et le sénateur Paolo Mantegazza, qui traite le même argument (L’Amore, Milan, Treves), il y a quelque différence ◀de▶ vues. M. Paolo Mantegazza ne suppose pas un amour moderne qui puisse servir ◀de▶ pendant à l’amour ◀d’▶autrefois ; pour lui, il n’y a que l’amour, ce bon diable avec un bandeau sur les yeux, qui s’amuse à enfiler les cœurs sur sa broche. Ici l’auteur, qui est un savant et ◀d’▶une renommée européenne, nous sert les paralipomènes ◀de▶ ses recherches ; la littérature lui doit déjà une Physiologie ◀de▶ l’Amour et ces deux volumes Gli amori degli uomini qui ont eu un succès tapageur. Je n’ai jamais compris, entre nous, à quoi pouvait servir ce recueil ◀d’▶usages amoureux ◀de▶ toutes les nations ; il y en avait ◀de▶ drôles, il faut le dire, ◀de▶ si drôles, que l’œuvre a excité un bruit énorme ; le public avait ◀de▶ quoi s’emplir jusqu’à la gorge ; on criait au scandale, mais on lisait avec emportement ; enfin, il s’agissait ◀de▶ choses scientifiques. La science avant tout ! Il y a des occasions où tous sentent un besoin insupportable ◀de▶ devenir des savants : c’est généralement, lorsque la science est un peu cochonne. Et les deux volumes cités répondaient rudement bien à l’argument. M. Paolo
Mantegazza nous apprend, d’ailleurs, dans la Préface à l’Amore, que ses Amori degli uomini ont été admis dans la littérature scientifique ◀de▶ tous les pays ; ça me prouve une fois de plus qu’en fait ◀de▶ science je ne suis pas connaisseur.
Mais avec les paralipomènes, que la maison Treves vient de publier, l’auteur continue ses causeries philosophiques sur le sentiment immortel, sans trop ◀d’▶histoire naturelle comparative, M. Mantegazza est un ami ◀de▶ la femme, à la Michelet ; il pense toujours qu’on peut tirer quelque chose ◀de▶ bon ◀de▶ cet admirable joujou, et il tient bravement à l’idée symétrique ◀d’▶en faire le meilleur compagnon ◀de▶ l’homme. Chamfort n’était pas ◀de▶ son avis. Cependant, M. Mantegazza n’est pas aveugle ; il a un penchant pour la femme, en homme ◀de▶ science qui en connaît toutes les faiblesses physiques et morales, mais il n’encourage personne à s’y fier trop. Avec ce dernier livre, il nous permet ◀d’▶admirer encore son style nerveux, brillant, riche ◀de▶ comparaisons et ◀d’▶images. L’œuvre est complétée par l’Anthologie ◀de▶ l’Amour, une collection internationale ◀de▶ chansons et ◀de▶ poésies érotiques, quelques-unes assez bêtes.
Il reste toujours à dire que sur cette question colossale des instincts et des sentiments personne jusqu’ici n’a dépassé Schopenhauer ; sa théorie est encore le dernier mot du problème : sa franchise, sa clairvoyance, sa limpidité ◀d’▶exposition n’ont pas encore ◀de▶ rivales. Si l’amour va ◀de▶ ce côté, qui est le bon, peut troubler les âmes tendres et les cœurs romantiques, la faute n’en est pas à moi.
A. Fogazzaro : Poesie Scelte
Glissons ; les tendances nouvelles ne sont pas favorables à Schopenhauer. En Italie, l’école mystique, pure, idéaliste jusqu’aux dernières conséquences, a des champions excellents. Il suffit ◀de▶ nommer M. Antonio Fogazzaro ; on le regarde comme le chef ◀de▶ cette littérature qui s’oppose au sensualisme ◀de▶ M. d’Annunzio ; son talent nous présente bien la seconde face ◀de▶ l’âme italienne toujours oscillante entre l’épicurisme et le mysticisme ; M. le vicomte ◀de▶ Vogüé le remarquait fort adroitement, à l’occasion ◀de▶ l’enquête du Marzocco dont je parlerai plus loin. Mais c’est dommage que peu à peu M. Fogazzaro nous ait conduits au catholicisme vieux style ; il y a du danger là-dessous, pour l’Italie ; l’odeur ◀d’▶encens nous offense ; les personnages ◀de▶ M. Fogazzaro sont trop enclins à la sacristie ; ses femmes sont raides, arquées par la vertu chrétienne poussée aux dernières bornes. Il ne faut pas moins que l’art ◀de▶ M. Fogazzaro pour nous faire accepter ce monde naïf, douillet et surprenant, à sa manière ; je crois que les imitateurs ne pourront qu’éveiller une cordiale antipathie. D’ailleurs, la source remonte à Alexandre Manzoni, le Maître inégalable ; hormis l’auteur ◀de▶ Daniel Cortis, les suivants ◀de▶ cette école sont restés bien au-dessous du modèle ; on n’est pas simple lorsqu’on veut, et Manzoni avait la simplicité du génie. M. Fogazzaro vient de publier ses poésies (Poesie Scelte, Milan, Galli edit.), qui ont tous les mérites et les défauts ◀de▶ sa personnalité artistique. Les vers, souvent durs, nous donnent une harmonie à laquelle nos oreilles ne sont pas habituées ; le dédain pour la forme, qui caractérise les romans ◀de▶ M. Fogazzaro, et qui, jusqu’à un certain point, est une originalité, nous frappe ici comme une note choquante : l’Italie se vante ◀de▶ maîtres trop connus pour la magie des sons et des rythmes ; elle ne peut accepter sans hésitations un art poétique qui se passe facilement des bonnes règles ◀de▶ l’harmonie. Ce défaut, est encore plus sensible, si on pense que les sujets traités par M. Fogazzaro sont tout à fait spéciaux, ◀de▶ ce mysticisme décidément catholique dont j’ai parlé ; pour un païen, — et j’en suis un, — la forme seule pourrait les rendre vifs et intéressants. On ne conçoit pas un cantique à Notre-Dame, à la Madonna, si la souplesse et la nouveauté du rythme ne savent pas le faire pardonner. En se promenant par le vieux arsenal des légendes religieuses il faut être pourvu ◀d’▶une torche flamboyante, qui donne ◀de▶ l’éclat même à la rouille ◀de▶ ces pauvres harnais. M. Fogazzaro se contente ◀d’▶une bougie. Et il n’y a dans mon jugement, quoique très franc, ◀d’▶une franchise démodée, aucune pensée irrespectueuse pour notre grand écrivain : je trouve qu’après tout il faut lire ce petit recueil ◀de▶ vers lyriques ; ça ne pourra que faire aimer davantage les romans ◀de▶ M. Fogazzaro.
E. Panzacchi : Rime Novelle
Je dois à M. Enrico Panzacchi quelques heures délicieuses : il nous présente les Rime novelle (Bologna, Ditta Zanichelli édit.), des poésies très fines, charmantes, mélodiques. La Caccia di Nemrod, entre autres, me semble un petit chef-d’œuvre pour l’originalité ◀de▶ la vision, pour la puissance ◀de▶ la forme, et elle justifie bien le succès dont on l’a saluée à son apparition dans une brochure à part. Mais les compositions qui lui font couronne maintenant ne sont guère indignes ◀de▶ cette rivale dangereuse. M. Panzacchi demeure un artiste ◀de▶ premier ordre en dépit de la politique, qui a réclamé sa présence à la Chambre. Il a ce goût naturel ◀de▶ la mesure, du modus in rebus, qui est absolument rare aujourd’hui ; et sa lyrique se tient à l’écart des raffinements exagérés aussi bien que des platitudes inesthétiques. Nous pouvons admirer ici un tact délicat ◀de▶ poète, même là où la matière était difficile et âpre à dompter ; Terra immite (Terre inclémente), qui forme la dernière partie du recueil, nous en donne un exemple ; c’est ◀de▶ la poésie civique, des Souvenirs saignants ◀de▶ la campagne ◀d’▶Afrique, cette campagne qui a été la négation journalière ◀de▶ Machiavel et ◀de▶ sa science infaillible. Le poète nous transporte avec un élan tout à fait remarquable et il sait se faire aimer.
G. Rovetta : L’Idolo
Je dépêcherai en deux mots le nouveau roman, l’Idolo, ◀de▶ M. Rovetta. Cet auteur veut produire trop, et ça déprécie la marque ◀de▶ fabrique ; la confection ◀de▶ ses livres est vertigineusement rapide ; coup sur coup il nous lance à la tête des romans, des drames, des nouvelles ; seule la poésie a pu échapper à ce massacre, et je l’en félicite ◀de▶ tout mon cœur. L’Idolo appartient à la vieille école du réalisme misérable et plat ; pas ◀de▶ forme, pas ◀de▶ décor, pas ◀de▶ nouveauté ◀de▶ moyens et ◀de▶ types ; surtout, pas une idée. Contre cette littérature, une tasse ◀de▶ thé bouillant est très recommandable ; se coucher au plus tôt, et tâcher ◀de▶ transpirer, comme si l’on continuait la lecture ◀de▶ l’Idolo.
Marginalia
La Commission pour les critiques ◀d’▶art ◀de▶ l’Exposition ◀de▶ Venise vient de décerner ses prix : 1.500 fr. à M. Primo Levi pour une série ◀d’▶articles parus dans un journal florentin ; 1.000 fr. à M. Vittorio Pica et autant à M. Ugo Ojetti pour les deux livres dont j’ai parlé dans le Mercure ◀de▶ décembre ; 500 fr. à M. Antonio Munaro pour un volume et autant à M. Ugo Fleres pour deux articles. Ce dernier, évidemment, est un élève ◀de▶ Jules César : venit, vidit, et vicit… son prix, dans un clin d’œil.
L’enquête du Marzocco sur la littérature et l’art italien à l’étranger a rassemblé des réponses nombreuses et importantes. Parmi les écrivains et les artistes qui ont fait bon accueil au questionnaire du journal littéraire ◀de▶ Florence, je citerai, au hasard ◀de▶ la mémoire, MM. Coppée, Zola, Lemaître, Claretie, ◀de▶ Vogüé, ◀de▶ Gourmont, Hérelle, Brunetière, Max Liebermann, Carolus Duran, Puvis de Chavannes, P. Adam, William Ritter, Barrès, J. Case, ◀de▶ Hérédia, Rod, Ouida, Müntz, Walter Crane, Paul Heyse, Fulda, M. Rossetti, Symons, Khnopff, etc. ; les Français sont en majorité, preuve ◀de▶ cette heureuse sympathie qui va chaque jour se fortifiant entre les deux nations, je ne pourrais pas rapporter les réponses, même en me bornant aux plus intéressantes ou aux plus singulières. Il s’agissait ◀de▶ dire quelle importance, quel rang, quelles tendances on attribue, à l’Étranger, à la littérature et à l’art italien. En général, d’après l’enquête actuelle on apprend que la langue italienne est très peu cultivée à l’Étranger, et qu’on ne connaît ◀de▶ cette littérature que les œuvres traduites ; ◀de▶ là, une incertitude à la juger, et quelquefois l’impossibilité absolue ◀d’▶exprimer une opinion quelconque. ◀De▶ là, aussi, la concordance des citations : presque tous les interrogés citent les noms ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶, Fogazzaro, pour la littérature, ◀de▶ Segantini, Michetti, Sartorio, pour l’art, ◀de▶ Verdi, Puccini, pour la musique. Mais l’opinion étrangère est énormément plus favorable à la littérature italienne, — dont on remarque avec plaisir la vigoureuse renaissance, — qu’à l’art, auquel on reproche ◀d’▶avoir oublié les traditions immortelles des écoles florentine et vénitienne. Toujours est-il que, à mon avis, les littérateurs et les artistes italiens ont encore à faire la conquête définitive ◀de▶ l’Étranger. Ça peut donner aux jeunes un élan heureux, si l’on pense spécialement que lorsqu’une littérature est riche, puissante, nourrie, l’étude ◀de▶ sa langue s’impose aux publics intellectuels. Je crois donc que l’enquête du Marzocco peut avoir un contrecoup très favorable sur la société des jeunes hommes ◀de▶ lettres italiens ; ils doivent imiter Mahomet et aller à la montagne puisque la montagne hésite à venir à eux. Dans l’attente, il est à souhaiter que le goût pour la langue ◀de▶ Dante et ◀de▶ Boccace se répande et qu’on puisse se passer des traductions. Il est en effet plus facile ◀de▶ bien traduire un auteur, que ◀de▶ bien le choisir parmi ceux qui méritent ◀d’▶être traduits.
Memento
F. de Roberto, Gli Amori (Milano, Casa editrice Galli). — Girolamo Rovetta, L’Idolo, romanzo (Milano, Casa editrice Galli). — G. Sergi, Arii e italici (Torino, Fratelli Bocca, édit.). — Zino Zini, Proprietà individuale o collettiva ? (Torino, Fratelli Bocca). — Prof. Ruggero Oddi, L’inibizione (Torino, Fratelli Bocca). — Diego Garoglio, Due Anime (Firenze, R. Bemporad e figlio). — Paolo Mantegazza, L’Amore, paralipomeni (Milano, Fratelli Treves). — Carlo Piacci, Mondo Mondano (Milano, Fratelli Treves). — Come devo seriveri le mie lettere ? (Milano, U. Hoepli). — E. Panzacchi, Rime Novelle (Bologna, Ditta Zanichelli, edit.).
Tome XXV, numéro 99, mars 1898
Les Théâtres.
Renaissance, 21 janvier. La Ville morte,
tragédie moderne en cinq actes, ◀de▶ M. Gabriel d’Annunzio
Renaissance. 21 janvier : Première représentation ◀de▶ La Ville morte, tragédie moderne en cinq actes, ◀de▶ M. Gabriel d’Annunzio. — En écrivant la Ville morte, M. d’Annunzio a fait la tentative dramatique la plus curieuse que nous ayons vue depuis longtemps. Dans la ville même des Atrides, Mycènes, il anime des personnages contemporains, et, reprenant la composition austère et la noblesse verbale des tragédies antiques, il nous montre ces modernes en proie aux passions excessives des héros légendaires dont ils ont retrouvé les sépulcres et les cadavres, les spectres ◀d’▶Agamemnon, ◀de▶ Cassandre et ◀de▶ Clytemnestre, devenus, pour ainsi dire, tangibles, dominent l’action, dont les héros vivants s’appellent Anne et Blanchemarie, Léonard et Alexandre. Mais les modernes n’ont pas la férocité simple des Atrides ; et c’est par des raffinements ◀de▶ pensée qu’ils en arrivent à commettre les mêmes crimes. Léonard ne peut vaincre son violent amour pour Blanchemarie, sa sœur : mais ◀d’▶elle il veut garder un souvenir pur et beau, et c’est pour cela que, sans l’avoir possédée, il la noie dans les ondes ◀de▶ la fontaine Perséia. C’est aussi pour qu’Alexandre et lui ne soient pas divisés, à jamais : car Alexandre aime Blanchemarie, et pour elle il oublie Anne, sa femme, la voyante aveugle prête à se sacrifier au bonheur ◀de▶ celui qu’elle chérit. N’est-ce pas enfin pour que, dans la Ville morte, il n’y ait plus personne qui aspire à la vie ? Car Blanchemarie n’aime pas Mycènes ni sa campagne aride et poussiéreuse, et elle regrette les beaux jardins fertiles où il y a ◀de▶ larges fleurs et où mûrissent des fruits voluptueux. Si donc les actes des héros ◀de▶ la Ville morte rappellent ceux des descendants ◀de▶ Pélops ou ◀de▶ Labdacos, leurs sentiments sont bien différents. Si l’amour ◀de▶ l’archéologie ne les avait pas conduits à Mycènes, ils n’auraient pas souffert ◀de▶ la résurrection des instincts primitifs, et ils ne seraient sans doute pas devenus criminels. C’est parce qu’il est un raffiné que Léonard assassine, comme Égisthe assassinait parce qu’il était un sauvage. Mais, du jour où ils ont habité la Ville morte, ces civilisés ont été soumis à l’antique fatalité, et ils en sont les victimes.
Comme Cassandre voyait l’avenir, Anne devine ce que voudraient cacher ceux qui lui sont chers ; elle sait le mutuel amour ◀d’▶Alexandre et ◀de▶ Blanchemarie : d’ailleurs, loin ◀d’▶être farouche comme la fille ◀de▶ Priam, elle aspire au sacrifice. Mais, comme Cassandre encore, à qui Loxias Apollon avait refusé le don ◀d’▶être crue, elle est maudite, et le Destin lui a ôté la vue. Aussi ignore-t-elle l’amour monstrueux ◀de▶ Léonard pour Blanchemarie, et sa grandeur ◀d’▶âme est impuissante à conjurer le malheur et la mort. En ouvrant le tombeau des Atrides, Léonard a attiré sur soi et ses amis les vieilles malédictions, et la Ville morte a tué celle qui voulait vivre.
Il est dommage que cette tragédie, dont la donnée est si curieuse, ne soit pas vivante, à la scène. Certes, la composition en est harmonieuse, et la langue en est belle, bien qu’assez peu personnelle : au reste, il ne faut pas oublier que M. d’Annunzio, écrivant la Ville morte directement en français, n’écrivait pas dans sa langue maternelle, et je sais bien des auteurs français, et des plus applaudis, à qui cet Italien pourrait donner des leçons ◀de▶ style. Mais cette composition régulière et ce style lyrique conviennent-ils à des personnages aussi complexes que ceux ◀de▶ la Ville morte ? La régularité et le lyrisme ◀de▶ la tragédie antique convenaient aux héros ◀d’▶Eschyle et ◀de▶ Sophocle qui, psychologiquement, sont très simples ; mais peuvent-ils convenir aux héros ◀de▶ M. d’Annunzio qui, par le fait même qu’ils sont nos contemporains et qu’ils en arrivent à agir comme les rois homériques, sont des êtres ◀d’▶exception ? Je considère l’essai ◀de▶ M. d’Annunzio comme un des plus nobles qui aient été tentés en ce temps, mais la réussite complète en était, je crois, impossible. Un récit, si long et si détaillé qu’il soit, ne suffit pas à nous faire comprendre l’état d’esprit ◀de▶ Léonard ; et comment garder une attitude constamment calme à des personnages tourmentés ◀de▶ sentiments contradictoires ? D’ailleurs, les anciens mêmes étaient moins scrupuleux que M. d’Annunzio, et l’on peut, dans la tragédie antique, citer maintes scènes troublées et violentes. La Ville morte eut certainement gagné à être moins simplement composée.
Il n’empêche que la Ville morte ne soit digne ◀de▶ la plus haute estime. C’est une œuvre très originale ◀de▶ conception et, souvent, ◀d’▶exécution. Il est certain qu’Anne, assez souvent, parle un peu comme une héroïne ◀de▶ M. Maeterlinck : mais, au lieu de s’attarder à chercher des réminiscences, il vaut mieux signaler des passages que, seul, M. d’Annunzio eût pu écrire. Dans l’Enfant ◀de▶ Volupté, comme dans l’Intrus et le Triomphe ◀de▶ la Mort, M. d’Annunzio excelle à rendre le charme des fruits et des fleurs, la volupté des saveurs et des parfums : et il y a dans la Ville morte quelques couplets lyriques sur les oranges, les myrtes, et aussi sur l’eau, qui sont des poèmes exquis.
À la Renaissance, la Ville morte a été bien montée et, dans l’ensemble, assez bien jouée. Mme Sarah Bernhardt a été admirable dans le rôle ◀d’▶Anne : dès l’ouverture du rideau, elle a su, par le son même ◀de▶ la voix, pour ainsi dire, suggérer qu’elle était aveugle ; elle a eu les cris ◀de▶ douleur les plus tragiques, et aussi les plus doux murmures ◀d’▶amour et ◀de▶ tendresse ; et je ne crois pas qu’on oublie jamais la gaieté caressante, enfantine, et un peu mélancolique, avec laquelle elle raconte à sa nourrice la légende ◀d’▶Io. Auprès ◀d’▶elle, Mlle Blanche Dufrêne a bien interprété le personnage ◀de▶ Blanchemarie ; elle a été dramatique, et a su, comme il fallait, garder toujours une attitude élégante et jolie. Mais, malheureusement, MM. Deval et Brémond ont joué Léonard et Alexandre avec quelque insuffisance.
22 janvier-1er février : La Ville morte. — 24 février : Relâche.
Publications ◀d’▶art.
Memento [extrait]
[…]
Natura ed Arte (1er février). — Article documenté sur Antonio Canova par Vittorio Malamani.
[…]
Tome XXVI, numéro 100, avril 1898
Les Revues.
Memento [extraits]
[…]
Revue des Revues. — […] Une étude sur le Mouvement littéraire en Italie, par M. Ugo Ojetti.
[…]
La Revue Générale. —Pise, par M. Arnold Goffin.
[…]
Art moderne.
Zandomeneghi
Pour M. Zandomeneghi, la première ◀de▶ ses qualités, à coup sûre louable, est une admiration sans bornes pour l’art merveilleux, unique, ◀de▶ M. Degas. Il n’a pas la sûreté ◀de▶ l’œil du maître, il n’a pas la virtuosité magique ◀de▶ son métier. Tout est plein ◀d’▶excellentes intentions, la réalisation est bien au-dessous. En certaines toiles parmi celles qui sont exposées chez Durand-Ruel, en dépit d’une affectation ◀d’▶élégance n’aboutissant qu’à ◀de▶ la brutale inharmonie, à ◀de▶ la lourdeur maladroite, des morceaux paraissent plus habilement traités. Dans le Square ◀de▶ la Place ◀d’▶Anvers, par exemple, les attitudes des promeneurs, le geste des enfants sont fixés agréablement, mais, en dépit de la dimension du tableau, il n’est rien qu’une réunion ◀de▶ croquis, car rien n’y établit l’indispensable unité, sans laquelle nulle impression ne se communique au spectateur ; il semble qu’il n’y ait pas lieu pour ce tableau ◀d’▶exister. Ailleurs, une femme dans un fauteuil s’étire avec une pose tragique et apprêtée, c’est désagréable et faux, mais il y a un fond ◀de▶ tentures, ◀de▶ feu et ◀d’▶étoffes assez joliment réussi. Les chairs sont pesantes partout, sans vie et sans accent.
Art ancien.
La Madone ◀de▶ Piero della Francesca
Les Ombriens sont dans l’école italienne des xive et xve siècles ceux qui étaient désignés pour être les peintres ◀de▶ la Vierge. ◀De▶ ce sanctuaire ◀d’▶Assise où venaient, malgré les guerres et les pestes, les multitudes pressées, il semble qu’un envoûtement rayonne, qui frappe les populations immédiates et les entraîne vers un idéal ascétique tout particulier qui influera sur la vie publique et différenciera si profondément Pérouse, désintéressée, dévouée et chevaleresque, ◀de▶ sa voisine Florence. Dans cette école ombrienne, qui partit ◀de▶ Gualdo et des San Severino pour se dévoyer complètement et se perdre en Raphaël, Piero della Francesca semble être le dernier mystique, un mystique qu’est venu troubler si curieusement la préoccupation ◀de▶ faire vrai et que le réel hante en chacune ◀de▶ ses œuvres. Piero della Francesca est un sommet : il est l’ultime dépositaire ◀de▶ la haute idée ; c’est le dernier communiant. Après lui, les yeux et les cerveaux changent, la pente commence qui aboutira par Pietro Vannucci à Raphaël, dont le génie ignore complètement l’austère vision du maître de Borgo-san-Sepolcro.
La madone ◀de▶ Francesca que le Louvre vient ◀d’▶acquérir synthétise éloquemment ces tendances. La figure, sans être comme dans quelques-unes ◀de▶ ses œuvres absolument cernée ◀de▶ noir, est accusée ◀d’▶un trait net, rigide, précis ; le pli des lèvres est mélancolique, le regard est grave, les mains sont bien ◀d’▶un réaliste, un peu grosses et sans élégance convenue. Il l’a voulue blonde, comme Nicéphore Callixte, et il lui a fait, sous le fuazzuolo léger, des cheveux par petites boucles claires, ainsi qu’il aime à les peindre. Le costume lui-même est sévère : manteau simple, robe rouge aux manches fondues, rattachées aux poignets, laissant voir la seconde robe qui est blanche, — et le Bambino qui déroule sa bandelette et la tend à sa mère n’a pas la joliesse ◀de▶ ceux des Saintes Familles gaies qui viendront plus tard. Tout cela est ◀d’▶un ordre très noble. Le paysage aux lignes géométriques et à la perspective implacable, et qui a si curieusement tourné avec le temps, le poncis du dessin qui transparaît sous la couleur froide, le blafard des clairs, le grain très gris des ombres, toute cette exécution qui sent la fresque donne à ce panneau une haute saveur. Ah ! que nous voilà loin des matrones ◀de▶ l’école romaine, des Vénus et des Dianes des Grecs, ◀de▶ ces étranges figures noires, splendides et ruisselantes ◀d’▶or et ◀de▶ gemmes des Byzantins ! Il suffit, pour bien voir la place que tient Francesca, ◀de▶ faire le tour ◀de▶ cette petite salle des Primitifs italiens : ils sont là, caractéristiques : c’est Cimabue, Massone, graves et byzantins, c’est Fredi, avec ses curieuses figures vieillottes, ridées, aux yeux si blancs sous les paupières plissées, c’est Lippi et ses lourdes Vierges glorieuses, c’est Gozzoli avec sa tête ingénue et sans dessous, c’est Bastiano Mainardi avec sa Vierge-aux-lys, si coquette malgré les efforts ◀de▶ l’artiste, c’est Giovanni Bellini avec déjà tout le soleil ◀de▶ l’école vénitienne, c’est le Pérugin, enfin c’est Botticelli. Ah, celui-là !… le regard ◀de▶ l’enfant, si inexprimablement émouvant dans sa tendresse ◀de▶ tout-petit, et ce fond génial, tout en ciel, où se profilent ces arbres ébranchés et ces roses… Et la bleue et rose apothéose ◀de▶ rêve ◀de▶ l’Angélico… Seule, la Vierge du Ghirlandajo, en dépit de l’orchestration aveuglante ◀de▶ Visitation, a quelque peu de la sévérité ◀de▶ celle ◀de▶ Francesca.
Il convient ◀de▶ féliciter hautement le Louvre et ses Amis ◀de▶ cette acquisition,
L’homme et l’œuvre sont considérables : il remplit sa vie ◀d’▶un labeur superbe, avec la fougue ◀de▶ ces magnifiques qui avaient double sève. Mathématicien, il dicte, alors qu’aveugle il ne peut plus peindre, des traités qui sont à la Bibliothèque du Vatican et dont Luca Paccioli parle comme ◀de▶ pures merveilles dans son livre des Cose d’Architetture ; maître, il fait Lorentino d’Angelo, Melozzo da Forlì, Luca del Borgo, et il ouvre la route au Pérugin et au Signorelli, ce disciple formidable qui devait monter plus haut que lui. Réaliste, épris ◀de▶ nature, il enferme la pensée mystique qui le guide dans le corps des hommes et des femmes qu’il a sous la main : la fille du peuple qui a quelque peu de front pose une Vierge, — sa Vierge ◀d’▶Arezzo, — le premier montagnard venu un Christ : celui ◀de▶ sa fresque du Mont-de-Piété a le nez cylindrique, les lèvres épaisses ◀d’▶un maure, les yeux caves et les extrémités grosses et communes, — mais le peintre, en dépit de ces réalités qui s’imposaient à lui, a su le rendre formidable et impressionnant quand même. Il y a beaucoup ◀d’▶action dans ses compositions ; ses personnages, qu’il modelait en terre et revêtissait ◀d’▶étoffes lourdes avant de les peindre, sont bien dans l’air, les groupes sont heureux, vivants, ses animaux sont notés avec une rare justesse ; le premier, il met en œuvre l’architecture avec une sûreté ◀de▶ lignes qu’on n’a pas dépassée, ses perspectives sont implacables, comme celles ◀de▶ Flamands ◀de▶ Bruges, — enfin il pressentit le clair-obscur, et dans certaines ◀de▶ ses fresques, des figures même sont lumineuses : l’ange ◀de▶ la Vision ◀de▶ Constantin.
Ses œuvres, si nombreuses qu’elles aient été, sont rarissimes. Elles ont disparu, comme presque toutes les œuvres simplistes et claires des Primitifs, par la volonté des amateurs ◀d’▶autrefois qui les détruisirent pour les remplacer par les fougueuses féeries des maîtres de la Renaissance. Et cependant Florence, Rome, Rimini, Ferrare, Urbin se le disputèrent. Que reste-t-il ? Quelques fresques à demi effacées, quelques portraits aux Offices, deux têtes et deux ébauches à la National Gallery, — et la Vierge du Louvre.
À Florence, il passe seulement, au sortir de l’atelier du vieux Veneziano ; puis, c’est
Rome où Nicolas V, ce grand bâtisseur, lui fait peindre les chambres ◀de▶ son palais. Mais
si ce pape « aveva, col suo modo di fabricare, messo tutta Roma sotto
sopra »
, un autre devait venir qui aimait fort à bousculer : Jules II. Prenant
prétexte que ce Juif ◀d’▶Alexandre Borgia avait empoisonné tous ses appartements, le Miracle ◀de▶ Bolsenne et la Prison ◀de▶ Saint-Pierre
remplacèrent les fresques ◀de▶ Francesca, — que nous retrouvons à Rimini, auprès du
duc.
Quoiqu’il eût vu, à n’en pas douter, ◀de▶ bien singulières choses à la cour ◀de▶ Nicolas V, il dut être fortement intéressé par celle ◀de▶ Sigismondo Pandolfo Malatesta. Cet homme ◀de▶ sang, qui restera comme le type le plus achevé du condottière, ce soldat féroce et déloyal, tour à tour gonfalonier ◀de▶ l’Église et excommunié par le pape, à la solde ◀de▶ Sienne, ◀de▶ Naples, ◀de▶ Rome ou ◀d’▶Aragon, ◀de▶ deux et ◀de▶ trois à la fois, trompant tout le monde dans l’occasion, dépouillant ses alliés et ses ennemis, chercheur avide des plus basses débauches, contempteur ◀de▶ ce qui n’est pas la force, ce génial ingénieur militaire, cet amoureux des Lettres, fondateur ◀de▶ bibliothèques richement dotées, ce bâtisseur ◀de▶ palais qu’il comble ◀d’▶objets ◀d’▶art, ce poète, cette mauvaise tête, voulut se faire peindre par Francesca, dans sa chapelle, à genoux devant son saint patron, Sigismond de Bourgogne.
Le Borghèse trouva à Rimini Matteo Pasti, le Pisanello, Gentile da Fabriano3, et surtout Léon Battista Alberti qui entourait l’église Saint-François ◀d’▶une longue file ◀d’▶arcades, au centre desquelles il ménageait une magnifique chapelle où devait reposer Izotta dei Atti, — cette Izotta de Rimini, qui était la maîtresse du duc. Pour elle, Sigismond avait déjà empoisonné sa première femme, Geneviève d’Este, comme il devait, dans peu, étrangler sa seconde, Polyxène Sforza. Elle lui tenait au cœur cette Izotta, cette petite créature. Elle seule savait le calmer alors qu’il rentrait farouche dans sa Rocca Malatestiana, humilié et saignant ◀de▶ quelque blessure profonde ; elle feignait ◀d’▶ignorer ses épouvantables débauches, ses fureurs ◀de▶ luxure et ses sauvageries ; et, douce, elle le rafraîchissait ◀d’▶une chanson ou ◀d’▶un sonnet. Pour elle, il fit composer, par des rimeurs à gages, ces Isottei où figurent plusieurs pièces ◀de▶ lui et commanda son buste à Mino de Fiesole : Matteo Pasti fit sept médailles ◀d’▶elle ; le Pisanello, une. Francesca dut la peindre, naturellement. Il l’admit à la voir le jour où il créait chevalier le frère ◀de▶ sa maîtresse, Antonio dei Atti. Ah, la jolie scène !… La cour du palais est pleine des nobles et des citoyens ◀de▶ Rimini. Sur l’estrade, à côté de lui, est Polyxène Sforza. Et devant la duchesse, devant le peuple, Bagnoli, le scribe, lit la sentence ; il fait attacher les éperons à Antonio par le comte d’Urbin, lui donne l’accolade, lui octroie des bourgs et des terres, lui fait remettre des draps ◀de▶ soie et ◀de▶ velours, des pièces ◀d’▶orfèvrerie, — pendant qu’Izotta se lève et vient offrir à son frère, ◀d’▶un geste charmant, les deux cents ducats ◀d’▶or dans la tasse ◀d’▶argent…
Le portrait que le Borghèse nous en a laissé est aujourd’hui à Londres. Il l’a représentée ◀de▶ profil. Le dessin a la pureté et la fermeté ◀de▶ ligne ◀d’▶une médaille du Pisanello ; le front est haut et large, la bouche sensuelle, intelligente et tenace : la robe ◀de▶ brocart rehaussée ◀de▶ broderies ◀d’▶or, est ◀d’▶une exécution plus large, qui ne lui est pas habituelle.
Francesca ne resta pas longtemps à la cour ◀de▶ Rimini ; le duc Borgo l’appela à Ferrare.
Là, il peint à fresque des salles entières du palais ◀de▶ la Schifanoïa, détruites plus tard sous le règne du duc Ercole ; puis il va décorer la chapelle des Bacci, à Saint-François d’Arezzo, fait un Christ en croix et une Madeleine à la Cathédrale, et rentre à Borgo. Il y était fort occupé à une Assomption, lorsque la Confrérie du Corpus Domini d’Urbin, le prie ◀de▶ se rendre en cette ville, pour y exécuter un tableau ◀d’▶autel. Francesca vint donc à Urbin. Mais le duc ne lui laissa le loisir ◀d’▶accomplir sa promesse, en l’obligeant à faire son portrait, celui ◀de▶ Battista Sforza, sa femme, et leur Triomphe à tous les deux.
Frederico de Montefeltro, duc par Sixte IV, cultivant les lettres grecques et latines, amant passionné des arts, avait fait ◀de▶ la « petite et saine Urbin » une véritable Athènes. Luciano Lauranna, réunissant deux collines, lui élevait un palais, une ◀de▶ ces belles demeures ◀d’▶Italie, aux murs clairs, tout en colonnades légères, en portiques aériens, en escaliers savants, en voûtes, en berceaux aux rosaces ◀d’▶or, en galeries plaquées ◀de▶ marbres, en façades timbrées ◀de▶ trophées, demeure dont Baroccio, ◀de▶ Milan, sculptait les chambranles des portes et des fenêtres, dont maëstro Jacomo, ◀de▶ Florence, faisait les marqueteries, où Giorgo Andreoli, ◀de▶ Gubbio, modelait, dans la chapelle, un autel en terre cuite avec des hauts reliefs colorés.
L’honneur était grand pour Francesca ◀de▶ peindre un prince qui avait attiré près de lui maître Juste de Gand, et qui conservait comme une merveille, dans sa bibliothèque, le Bain des femmes ◀de▶ Van Eyck. Il semble qu’il y ait mis toute sa science : c’est véritablement un morceau ◀de▶ maître où on retrouve, dans l’ombre des chairs, le ton brun lumineux du Masaccio. Il l’a représenté ◀de▶ profil, Montefeltro ayant perdu un œil dans un tournoi ; au revers, se trouve le Triomphe. Le portrait ◀de▶ Battista Sforza a la même ordonnance.
Voici ce que l’on trouve dans le livre B, ◀de▶ la confrérie du Corpus Domini :
« 1469 aprile 8. Bolognini io dati a Giovanni di Santi da Colbordolo per fare la spese a Maestro Piero del Borgo ch’era venuto a vedere la tavola per forla a conto della Fraternità. »
Ce fut donc chez Giovanni Santi qu’il descendit, chez le père de Raphaël qui dorait des statues et peignait des vierges si roides et si dures, tout en écrivant sa Chronique Rimée.
Il s’est promené souvent dans le petit jardin ◀de▶ la maison la rue Contrada del Monte, devant la Madone à fresque dont Santi avait décoré le mur, dans cet enclos, fleuri ◀d’▶oliviers, ◀de▶ pampres et ◀de▶ roses, dont la terrasse basse dominait la ville, ◀d’▶où on voyait la campagne, blonde ◀de▶ blés mûrissants, les crêtes aiguës et dentelées des derniers Apennins, tout au loin, sous le ciel léger, un pan ◀de▶ mer profonde, — petit jardin symbolique où, bien peu ◀d’▶années après, Raphaël enfant devait jouer.
Chronique ◀de▶ Bruxelles.
[Le Salon ◀de▶ la Libre Esthétique,
extrait]
[…]
Parmi les étrangers, c’est Fritz Thaulow, avec trois œuvres admirables : la Nuit à Amiens, le Quartier des Pauvres à Venise, et « Il Cavallo » à Venise. Coloriste tragique, Thaulow résume et condense la tristesse farouche, la menace des quais excentriques et des lagunes stagnantes. Sa Nuit à Amiens me fait songer à certains coins ◀de▶ notre banlieue bruxelloise, à ce qu’on peut apercevoir, par-dessus le garde-fou ◀d’▶un pont, ◀de▶ la Senne roulant ses eaux ◀d’▶égoût et usinières entre ◀de▶ hautes murailles lépreuses.
[…]
Lettres italiennes
Guglielmo Ferrero : Il Militarismo
Et voilà un livre sur lequel on pourrait discuter longtemps, en relevant les fautes, les paradoxes et les conclusions arbitraires dont il est tout plein. Mais non est hic locus, et, d’ailleurs, M. Guglielmo Ferrero, élève ◀de▶ M. Lombroso, est parfaitement sûr ◀de▶ soi et ◀de▶ ses travaux. Il Militarismo (Milan, Treves), œuvre contre la guerre et les sociétés militaires, répond à un certain sentiment pacifique ◀de▶ la foule, laquelle n’a pas ménagé les approbations bruyantes à M. Ferrero. Il est toujours agréable ◀d’▶entendre un jeune philosophe qui vous promet la paix universelle et la fin ◀de▶ la guerre, pourvu qu’on reste tranquille ! Les mots ne coûtent rien, et, après tout, la littérature politique ◀de▶ M. Ferrero n’a été jusqu’à présent qu’un défilé ◀de▶ paroles. Lorsqu’il s’agit ◀de▶ fortifier les jugements et les opinions avec des faits, M. Ferrero contraint les faits à démontrer ce qui lui est nécessaire ; et avec cette méthode, il est difficile ◀d’▶avoir tort. Plus qu’ailleurs, ce système est remarquable dans le chapitre qui traite ◀de▶ Napoléon et qui en esquisse la psychologie à la Lombroso. M. Ferrero, un Benjamin Constant en retard ◀de▶ quatre-vingt-trois ans, trouve des ressemblances formidables entre Napoléon et Attila ; il le compare à Jules César, en concluant que celui-ci était un personnage respectable (voilà un compliment assez curieux pour un grand capitaine !), et qu’il ne faisait que des guerres gaies. Je commence à soupçonner M. Ferrero ◀d’▶avoir oublié son histoire romaine ; à moins qu’il ne trouve gaies la guerre civile et les batailles ◀de▶ Pharsale, ◀de▶ Thapso, ◀de▶ Munda, avec les 15,000 cadavres ◀de▶ la première, et les 10,000 ◀de▶ la seconde, et les 33,000 ◀de▶ la dernière. Tout ça doit être ◀d’▶une gaîté désopilante pour l’élève ◀de▶ M. Lombroso, qui, décidé à engloutir Napoléon, ne s’arrête guère à ces petitesses. La physiologie napoléonienne ◀de▶ M. Ferrero montre qu’il a puisé à des sources historiques fort peu sérieuses, et les inexactitudes fourmillent. Il en est toujours à Madame de Rémusat et à Bourrienne, sans même supposer que la Rémusat des Mémoires est démentie, par la Rémusat des Lettres, et que les Mémoires ◀de▶ Bourrienne sont, en tout ou en partie, apocryphes. Il nous parle ◀de▶ la simplicité extérieure ◀de▶ Napoléon, ce qui donnerait un autre point ◀de▶ contact entre Attila et l’Empereur ; une simplicité qui serait le comble ◀de▶ l’orgueil méprisant. Mais M. Ferrero ne connaît que l’Empereur à la capote grise et au petit chapeau ; n’a-t-il jamais eu sous les yeux une reproduction des tableaux ◀de▶ David, ◀d’▶Appiani, ◀d’▶Isabey ? N’a-t-il jamais entendu parler ◀de▶ la Cour impériale, ◀de▶ ces titres des grands officiers du Palais ? ou du Sacre à Notre-Dame ? ou ◀de▶ la Cérémonie du Champ ◀de▶ Mai ? Et lorsqu’il nous présente Napoléon comme usé après la campagne ◀de▶ 1812, M. Ferrero oublie que la campagne ◀de▶ France a été un chef-d’œuvre ◀de▶ stratégie ! Et lorsqu’il parle des projets du jeune Bonaparte en Orient, comme des vagues rêveries ◀d’▶un esprit ambitieux et oisif, M. Ferrero ignore que même Pitt s’en inquiétait et donnait l’alarme au Parlement anglais ! Enfin, je crois que je pourrais continuer ◀de▶ cette manière pendant trois ou quatre pages, et j’ai promis ◀de▶ ne pas discuter ; je me réserve ◀de▶ faire ailleurs et à mon aise maintes interrogations à M. Ferrero. Je me borne ici à constater, une fois de plus, que l’école lombrosienne habitue ses élèves à tirer des conclusions extraordinaires ◀de▶ petits faits, souvent peu fondés, quelquefois tout à fait insignifiants. ◀D’▶où, les voilà à nous présenter un Jules César déguisé en Ecce Homo, et un Napoléon avec le manteau ◀de▶ Diogène ; ou à négliger la bibliographie napoléonienne qui compte des œuvres précieuses ; ou, dans un tableau des sociétés militaires, à citer comme une source historique les Mémoires… ◀de▶ ◀d’▶Artagnan ! Je ne veux pas nier le talent ◀de▶ M. Guglielmo Ferrero, ni contester une certaine importance à son livre ; il y a ◀de▶ la chaleur, ◀de▶ la sincérité ; mais les applaudissements tapageurs, les éloges exagérés, les conseils ◀d’▶une presse toujours fanatiques risquent ◀de▶ l’acheminer par une fausse route, et ils l’ont déjà habitué à se croire le révélateur ◀d’▶un monde nouveau. Vis-à-vis de l’art, par exemple, il est aveniriste comme Max Nordau (pour lequel il a une admiration presque sans bornes), ou comme Tolstoï ; il prêche la puissance des ténèbres, la mort ◀de▶ l’art, le triomphe du crétinisme ; et le pire, c’est qu’il y croit ◀de▶ tout son cœur. Ces opinions malheureuses expliquent son dédain pour toute forme littéraire ; Il Militarismo n’est aucunement l’œuvre ◀d’▶un artiste ; un journaliste des plus médiocres pourrait y mettre sa signature, et avec quelque grimace, encore.
Gabriele d’Annunzio : La Città morta
Pour passer à une atmosphère littérairement plus pure, voici La Città Morta par Gabriele d’Annunzio, (Milan, Treves), que, pour le titre ◀de▶ la Ville Morte les Parisiens connaissent tant et mieux que les compatriotes ◀de▶ l’auteur. C’est pourquoi je me borne à en noter la forme exquise, riche, cristalline, et quant à ses mérites dramatiques je m’en remets à la critique française qui l’a jugée à sa juste valeur. C’est, dans les projets ◀de▶ M. d’Annunzio, le premier pas vers son théâtre tragique ◀d’▶Albano ; un rêve encore lointain, pour lequel travaillent et le poète ◀de▶ la Ville Morte et des jeunes auteurs enchantés ◀de▶ cette renaissance magique.
Ugo Ojetti : Il Vecchio
M. Ugo Ojetti avant de partir pour l’Égypte dans un voyage ◀d’▶études et ◀d’▶agrément, a publié son roman, Il Vecchio (Milan, Galli). Je crois que M. Ojetti n’a jamais donné rien de plus fort et de plus sérieux ; il a travaillé longtemps à cette œuvre comme qui voudrait livrer une bataille suprême, et, s’il n’est pas arrivé à la victoire complète, il a réussi à planter de plus en plus haut son drapeau. Je dis que la victoire n’est pas complète, parce que, malgré ses efforts les plus évidents, M. Ojetti n’a pas su encore s’arracher à une certaine imitation formelle et phonique ◀de▶ son ami ◀d’▶◀Annunzio▶ ; peu de chose, sans doute, mais un lecteur attentif ne s’y trompe pas. Ce sont des nuances, à peine, ce je ne sais pas quoi, que Nietzsche appelait le tempo : chaque auteur a son tempo, comme en musique, et sait le varier. Machiavel était inégalable pour dire des choses terribles dans un tempo gai et moqueur. Or, le tempo ◀de▶ M. Ojetti ressemble bien souvent au tempo solennel, polyphonique et cadencé ◀de▶ M. d’Annunzio.
Il Vecchio, le vieillard, c’est Alexandre Zeno, qui, arrivé à ses derniers jours, rêve les joies terrestres les plus belles et les plus fières : la paix des Sages, l’attitude des Athlètes, l’allégresse des Amants ; mais, tout à coup, la pensée ◀de▶ la mort imminente vient le troubler, et il en est poursuivi sans cesse, et son âme en subit le poison subtil, et, entouré par des images ◀de▶ jeunesse, ◀d’▶avenir, ◀de▶ vie, il sent partout la Mort, la Mort, la Mort ! Ce sentiment finit par altérer tous les autres, même les plus doux ; le vieillard ne voit plus en son fils André le jeune homme aimable et l’artiste ◀de▶ talent, mais celui qui vivra, qui a un avenir, qui l’oubliera bientôt dans l’ivresse des jouissances désormais inconnues et immémorables pour lui. Il en arrive à déchirer le portrait ◀de▶ sa femme dont le jeune André lui avait fait cadeau ; sa femme est morte, et ce tableau, toujours devant ses yeux, lui rappelle l’au-delà formidable ; il est mesquin, gauche et tragique, ce pauvre vieillard ; M. Ojetti a vécu son personnage. Peu à peu, par cette réaction naturelle des pensées dominantes, la paix vient éclairer encore l’âme ◀d’▶Alexandre Zeno ; il a compris le mystère, il se sent fort, il trouve que la vie est partout, puisqu’elle n’est que le changement infatigable ◀de▶ la matière ; et même en mourant on peut nier la mort… Un soir ◀de▶ printemps, le petit Gino monte dans la chambre du vieillard, et il voit Alexandre sur son lit, le visage calme, comme apaisé dans un sommeil sans rêves ; l’enfant l’appelle en vain, et il lui touche la main ; elle est froide… Sans plus oser, le petit Gino se détourne, redescend, et il annonce à la famille : — Grand-père dort !
J’ai oublié naturellement une foule ◀d’▶épisodes, qui sont la partie vive et entraînante du livre, pour en donner le thème nu et simple. Toujours est-il que l’œuvre ◀de▶ M. Ojetti est un peu lourde, profondément sombre. L’auteur a voulu sans doute montrer tout le sérieux ◀de▶ son esprit philosophique, et il est philosophe à donner des frissons. Je ne pouvais, en lisant, me défendre ◀de▶ comparer M. Ojetti à un compagnon ◀de▶ joie qui s’est fait capucin ; dans un élan ◀de▶ repentance, il a tiré son capuchon presque sur son nez… Cela ne durera pas longtemps les jolies Égyptiennes (les Égyptiennes sont toujours jolies) sauront arracher le froc à M. Ojetti en présence des Pyramides et ◀de▶ leurs quarante siècles.
G. P. Lucini : Il Libro delle imagini terrene
Il y a des auteurs qui comptent sur l’ignorance du public ; M. Ferrero en est un ; il y en a d’autres qui supposent dans le public une clairvoyance et un esprit ◀de▶ pénétration vraiment inadmissibles ; M. G. P. Lucini est ◀de▶ ces derniers. Son recueil ◀de▶ poésies, Il Libro delle imagini terrene (le livre des images terrestres ; Milan, Galli) est moins obscur que Il Libro delle figurazioni ideali (le livre des figurations idéales) dont il est le pendant ; mais tous les deux sont assez difficiles, nuageux, bizarres. Je n’en fais pas un reproche au poète ; il dédaigne les gros succès, en pensant justement qu’il suffit quelquefois ◀d’▶avoir un gentil lecteur qui nous comprenne et nous admire… mais il ne faut pas pousser les choses au point que ce seul lecteur soit l’auteur même… M. Lucini n’en est pas encore à ce comble ◀de▶ l’art aristocratique, et il doit s’en garder pour l’avenir, en cherchant à rendre ses symboles et ses images tout à fait compréhensibles. Sa poésie est harmonieuse, souple, riche ◀de▶ vibrations ; quoique ◀de▶ temps à autre le goût pour la rime excentrique l’emporte, et c’est le poète alors qui court après la rime, au lieu que ce soit la rime qui obéisse au poète. Toutefois, même en faisant leur part aux défauts, il serait injuste ◀de▶ dénier à M. Lucini une trempe ◀d’▶artiste original ; ses défaillances sont l’effet ◀de▶ sa jeunesse ; d’ici à quelque temps, il marchera franchement, libre des préjugés ◀d’▶école, en suivant sa fraîche inspiration.
Ciro Annovi : Per la storia ◀d’▶un’ anima
Au mois ◀de▶ juin, on fêtera en Italie le premier centenaire ◀de▶ la naissance ◀de▶ Giacomo Leopardi, le prince ◀de▶ nos poètes modernes. Avide ◀d’▶amour, il n’a connu que des amourettes insignifiantes et incomplètes ; avide ◀de▶ gloire, la gloire est venue tard, lorsqu’il en était déjà désillusionné ; avide ◀de▶ beauté il n’a eu que la beauté ◀de▶ ses rêves incomparables… Il ne fut pas moins grand que malheureux, et à ce double titre sa mémoire éveille une admiration profonde et un profond respect. J’ai fini à peine de lire une petite brochure ◀de▶ M. Ciro Annovi, Per la storia ◀d’▶un’ anima (pour l’histoire ◀d’▶une âme), qui, à l’aide des sources historiques les plus importantes, nous donne une excellente biographie ◀de▶ Leopardi. M. Annovi. — c’est la première fois que je lis son nom, — est simple dans son exposition, mais efficace et communicatif. Il suit son personnage pas à pas, il nous donne des renseignements sur sa famille, sur ses travaux, sur sa vie intime, sur ses douloureuses aventures, jusqu’à ses derniers jours ; et bien que, je le répète, le style ◀de▶ M. Annovi soit loin de toute forme recherchée, il n’atteint pas moins son but ◀de▶ faire revivre la figure si humaine et touchante du poète immortel.
Memento
Il Militarismo, par Guglielmo Ferrero (Milan, Treves). La Città Morta, par Gabriele d’Annunzio (Milan, Treves). Il Libro delle imagini terrene, par G. P. Lucini (Milan, Galli). Per la storia ◀d’▶un’ anima (biografia di Giacomo Leopardi), par Ciro Annovi (Città di Castello, S. Lapi). Discorsi d’Arte, par Maria A. Brunamonti (Città di Castello, S. Lapi). Il Vecchio, roman, par Ugo Ojetti (Milan, Galli). L’Esca, roman, par Ottorino Novi (Milan, Galli).
Tome XXVI, numéro 101, mai 1898
Felice Cavallotti
Les journalistes ◀de▶ la démagogie ressemblent à des barbares, qui dansent la pyrrhique autour ◀d’▶un cercueil. Il y a plus ◀d’▶un mois que Felice Cavallotti est mort, et le flot désordonné des tirades monte toujours. La richesse phraséologique des rhéteurs populaires est vraiment incroyable ; ils arrivent à dégrader la tragédie et à troubler la solennité calme ◀de▶ la mort.
Felice Cavallotti était un homme ◀de▶ parti, et tout un parti s’est dressé soudainement à pleurer sa perte. C’est juste, mais il faudrait être assez païen pour constater que rarement un personnage a su disparaître si à propos de la scène, à l’heure même où son rôle allait perdre toute signification. À la prochaine crise, et on sait si une crise politique se fait attendre en Italie et ailleurs, Felice Cavallotti aurait eu un portefeuille. Voit-on ce poète du peuple et ◀de▶ la République dans les fonctions ◀de▶ ministre du Roi ? Les journalistes à la danse pyrrhique pouvaient le sommer ◀de▶ renverser Roi et royaume d’un seul coup ◀de▶ main.
Le duel avec le comte Ferruccio Macola a dénoué le problème avant même qu’il se présentât. Le député Felice Cavallotti a disparu ◀d’▶une mort logique, et la mort est si stupidement déraisonnable, qu’il faut signaler l’exception et en tenir compte. Du reste, dans ce cas, ceux qui se battaient étaient des hommes qui aimaient tour à tour à écrire, à discuter, à donner ou à recevoir des coups d’épée. Cavallotti, avant le dernier, avait eu trente-deux duels ; son adversaire, comme plus jeune, quinze ; un des témoins, cinquante. Il ne fallait pas moins que la débonnaireté ◀de▶ la presse pour ne pas s’attendre à ce que, à la longue, quelqu’un ◀de▶ ces chevaliers finît par y rester.
La cause était futile, sans doute : une dépêche ◀de▶ Rome publiée dans la Gazzetta di Venezia, que le comte Macola dirige, et qui avait déplu à Cavallotti. Mais y a-t-il des causes sans importance, des querelles sans conséquences entre deux hommes qui représentent deux partis opposés, qui ont chacun pour soi ou contre soi toute une presse, toute une classe ? La politique n’est désormais, — et quand donc a-t-elle été autre chose ? — qu’une lutte sans trêve et sans scrupules : même avec la plume, on ne se bat pas, on s’assomme ; dans un homme on écrase une faction, et le pêle-mêle des haines, des accusations, des calomnies, des intrigues est tel, que qui en sort l’honneur intact peut remercier son bon génie.
La popularité dont Felice Cavallotti jouissait en toute l’Italie avait sa raison ◀d’▶être dans cet esprit ◀de▶ combativité poussé à la dernière exagération. Homme exubérant, passionné, redoutable, il pouvait inspirer des dévouements singuliers ou une aversion invincible, parce qu’il n’oubliait jamais ◀d’▶être un homme ◀de▶ parti, ni à la Chambre, ni dans ses œuvres littéraires, ni dans ses lettres, ni dans ses articles. Là où il jouait un rôle quelconque, toute sérénité disparaissait comme par magie. Il était presque impossible ◀de▶ ne pas voir derrière lui la foule qui s’exaltait et la foule qui l’attaquait. Après sa mort, bien des critiques, en croyant porter sur lui leur propre jugement, ne firent que répéter l’opinion ◀d’▶une ◀de▶ ces deux foules passionnées, notamment ◀de▶ la première.
Comme écrivain, il était médiocre. Ses œuvres nombreuses ne lui survivront pas, après la hausse du moment, n’ayant artistiquement aucun intérêt. Ce gladiateur était en poésie un romantique en retard, et il embarquait sa muse sur le navire vermoulu ◀de▶ la rhétorique, avec une lourde charge ◀d’▶idéal sucré. La Grèce ancienne lui inspira plusieurs pièces ◀de▶ théâtre : Alcibiade, La femme ◀de▶ Ménéclès, Nycarete, etc., où rien ne manque, hormis la Grèce et les Grecs, qui lui ont soigneusement caché leur âme et leur esprit. Ses comédies modernes, généralement des levers ◀de▶ rideau comme La fille ◀de▶ Jephté, La lune ◀de▶ miel, Sic vos non vobis, étaient l’œuvre ◀d’▶un homme qui, en compensation à un excès ◀de▶ violence, s’abandonnait à un excès ◀de▶ douceur, imaginant des personnages naïfs et poétiques, pèlerins égarés ◀d’▶un monde irréel. À travers le tempérament littéraire ◀de▶ Cavallotti, l’amour même se présentait comme un dieu larmoyant et asexué, le dieu ◀de▶ ces chevaliers hyperboliques qui se contentaient ◀d’▶un mot, ◀d’▶un souris, ◀d’▶un regard.
Mais le succès presque constant ◀de▶ ce théâtre deviendrait mystérieux si on refusait à Cavallotti la connaissance ◀de▶ son public. Peu lui importait l’opinion ◀de▶ l’élite intellectuelle, le jugement ◀de▶ la critique désintéressée. Il écrivait pour une démocratie littéraire, qui, vis-à-vis par exemple ◀de▶ la Grèce, n’exerçait aucun contrôle, de sorte qu’Alcibiade et Nicarète et Ménéclès et tous ces, héros en papier mâché allaient intrépidement à la conquête ◀d’▶un public facile. Enfin, Cavallotti ne voyait dans l’art qu’un moyen ; insensible à toute évolution et à toute recherche, il se conservait aujourd’hui tel qu’au temps de sa jeunesse. Les éloges que lui prodiguent ses amis sont déplacés ; il n’avait pas ◀de▶ génie et sa muse était loin du rare ou du sublime ; mais il laissait librement déborder son inspiration, et ainsi arrivait ◀de▶ temps à autre à une certaine originalité. Vouloir le comparer, c’est le détruire. Lui-même, d’ailleurs, ne considérait la littérature que comme un épisode ◀de▶ sa vie ◀d’▶action. Un duel, un procès, un discours à la Chambre, une poésie ou une pièce ◀de▶ théâtre, voilà les étapes habituelles ◀de▶ son chemin.
Toutefois, il faut être juste : ◀de▶ belles pages marquent la carrière politique ◀de▶ Cavallotti. En 1860, à dix-huit ans, il était dans les rangs ◀de▶ Garibaldi et il se battait à Milan et au Volturno ; en 1866, il prenait part à la Campagne du Tyrol ; en 1884, pendant le choléra terrible ◀de▶ Naples, il enrôlait des volontaires et volait au secours ◀de▶ la ville malheureuse. Trois dates, trois actes ◀de▶ bravoure.
Tout le reste rentre dans la politique intérieure ◀de▶ l’Italie et manque ◀de▶ cette calme lumière du dévouement. À Milan, un journal, le Gazzettino Rosa, est demeuré célèbre pour les articles que Cavallotti y publiait en 1867 en attaquant tout et tous, en faisait un charivari à abasourdir ; le régiment ◀de▶ cavalerie des hussards ◀de▶ Plaisance y vit des allusions à ses officiers et immédiatement ce fut une grêle ◀de▶ défis et ◀de▶ duels ; entre deux duels, Cavallotti continuait ses articles tapageurs ; souvent, entre un duel et l’autre, il n’avait que le temps ◀de▶ refermer ses blessures ; ses duels finis, voilà des procès dont cinq sur trente lui valurent des condamnations. ◀De▶ quoi parlait-il ? Quelles sortes ◀de▶ choses épouvantables sortaient ◀de▶ sa plume ? Il serait difficile ◀de▶ le dire, parce que tout devenait épouvantable et violent à travers son naturel irascible. Il lui fallait l’attaque à la baïonnette ; lorsqu’il n’y avait pas ◀d’▶ennemi, il fondait sur le vide, sur des moulins à vent, pour le goût ◀d’▶entreprendre une course folle et ◀de▶ jeter des cris. Il aurait inventé le Minotaure pour jouer le rôle de Thésée, et son Minotaure était pour le moment la Monarchie ; demain peut-être la République l’aurait vu parmi ses adversaires les plus acharnés.
C’est pourquoi son œuvre politique ne lui survivra pas ; il l’a mortellement blessée ◀de▶ sa propre main. Il n’avait pas ◀de▶ programme simple, limpide, et positif : la critique l’absorbait tout entier et ◀de▶ sa critique on ne saurait même extraire un principe. Dernièrement, Cavallotti s’était attaché à la question morale avec la ténacité ◀d’▶un homme qui a trouvé enfin son filon. ◀D’▶une activité fiévreuse, il inondait ses journaux, Il Secolo et Don Chisciotte, l’un à Milan, l’autre à Rome, ◀de▶ lettres politiques hérissées ◀de▶ pointes, ◀de▶ sarcasmes et ◀de▶ déclamations. Son but, l’épuration du monde parlementaire ; ses armes, toutes celles que l’occasion lui offrait. La haine qu’il avait vouée à Crispi dépassait toutes les bornes du vraisemblable ; il ne lui reconnaissait plus aucun mérite, il niait même le rôle notoire et lumineux que Crispi a joué dans les fastes ◀de▶ l’indépendance italienne : le vocabulaire des invectives paraissait trop pauvre à Cavallotti pour accabler ce vieillard ◀de▶ soixante-quinze ans, dont il avait été l’ami, et qui restait debout avec sa belle énergie ◀d’▶ancien combattant. Le résultat le plus sûr ◀de▶ cette campagne, aveuglement rancunière et nécessairement impuissante, fut une réaction ◀de▶ sympathie envers sa victime ; encore un peu, et Cavallotti aurait naïvement préparé le retour ◀de▶ Crispi au pouvoir.
Du reste, quant au flair politique ◀de▶ Cavallotti, il est permis ◀de▶ douter. Ce vétéran ◀de▶ l’opposition systématique n’a eu ◀d’▶indulgence que pour les ministres les plus testiculairement impuissants qu’on ait jamais vus sous la voûte du ciel ; pour les esprits mesquins soutenus par la fortune et ahuris eux-mêmes ◀de▶ l’importance des fonctions dont on les supposait capables, il avait des tendresses fraternelles. Ce mirage ◀de▶ la politique vertueuse avait fini par offusquer complètement l’ancien pamphlétaire du Gazzettino Rosa. Il ne voulait que des hommes honnêtes, et il chérissait souvent ◀d’▶honnêtes imbéciles.
D’autre part, les intempérances habituelles ◀de▶ son style, l’exagération journalière des dangers qu’il voyait partout en Italie, rapetissaient l’œuvre du tribun populaire. Il est bien vrai qu’il n’y a que deux moyens pour charmer la foule : les gros mots ou la libéralité princière ; des deux, Cavallotti avait adopté le premier, et en jouait intarissablement, semant les mêmes fleurs ◀de▶ rhétorique, tulipes vulgaires, pour repousser une loi qu’il croyait nuisible ou pour révéler des commérages ◀d’▶antichambre. Sa politique aigrissait les caractères les plus paisibles, grâce à l’outrecuidance avec laquelle ses journaux attaquaient et blessaient ses adversaires.
On peut donc penser que, si cette vie encore pleine ◀de▶ sève n’eût pas été tragiquement tronquée, Cavallotti aurait eu des biographes froidement sévères. L’issue malheureuse du duel avec le comte Macola a apprivoisé la critique, en laissant à l’histoire, quand elle s’en mêlera, le soin ◀de▶ rétablir les proportions ◀de▶ cet homme, maintenant grandi à l’excès par ses coreligionnaires.
Entré à la Chambre en 1873, ses vingt-cinq ans ◀de▶ vie parlementaire se sont écoulés sans rien créer ◀de▶ durable ; même la question morale a fini par une bulle ◀de▶ savon, après un débat très long et sauvagement acharné. Les factions les plus avancées ne pouvaient pas reconnaître un chef dans Cavallotti ; il était simplement démocratique et républicain ; or, les socialistes ne se soucient guère ◀de▶ la république, qui pour eux est un rêve déjà trop insignifiant, et ils se seraient gardés ◀de▶ répondre aux ordres ◀d’▶un homme que l’opinion publique désignait comme le ministre du lendemain. Les conservateurs, à leur tour, n’auraient pas facilement oublié son passé éperdument antidynastique. Seule la démocratie, — un mot assez vague, après tout, — voyait en Cavallotti son paladin et son barde, en attendant le jour ◀de▶ le désavouer quand, au pouvoir, il aurait dû marcher franchement contre ses opinions ◀de▶ jadis.
Dans ces circonstances, le duel fatal survint.
Le comte Ferruccio Macola n’a pas encore quarante ans, mais son expérience ◀de▶ la vie publique lui ouvrit de bonne heure les portes du Parlement, où il montra un esprit froid et équilibré. Maintes fois, le journal qu’il dirige risqua l’impopularité par sa manière personnelle ◀d’▶envisager certaines questions ◀de▶ politique intérieure. Au demeurant, il y avait entre Macola et Cavallotti un contraste bien marqué. Autant celui-là est calme et inaccessible aux impressions soudaines, autant celui-ci était prompt, ardent passionné. Même au physique, Cavallotti était ◀de▶ taille moyenne, trapu, sanguin ; Macola est grand, souple, nerveux. Ils n’avaient pour points ◀de▶ contact qu’un courage à toute épreuve et une rare énergie.
Le 6 mars, à trois heures, les deux adversaires avec leurs témoins se rencontraient à la Villa Cellere, hors de Porta Maggiore, à Rome, dans un endroit délicieusement pittoresque. À trois heures et demie, le duel commençait ; au troisième assaut, le comte Macola, qui se bornait à se défendre, en voyant l’adversaire se jeter sur lui, se hâta ◀de▶ l’éloigner en détendant le bras. Cavallotti ne s’étant pas arrêté, le sabre ◀de▶ Macola lui entra dans la bouche, coupa la langue et s’enfonça dans la gorge. Quelques minutes après, il était mort.
Toute une carrière extraordinairement active, indéniablement remarquable se concluait ◀de▶ cette manière émouvante et sombre.
Cavallotti était un homme qui aurait pu marcher libre et tout seul. Il voulut conduire un parti et il eut en commun avec celui-ci les faiblesses, les erreurs, les excès qui distinguent les factions populaires. Lentement il se laissait gagner par cet aveugle exclusivisme qui illustra les petites républiques du moyen âge, et son action perdait en valeur ce qu’elle gagnait en violence.
Toujours est-il qu’en disant qu’il est mort sur la brèche, l’épée à la main, ses biographes futurs ne feront pas une métaphore surannée.
Voyages, archéologie.
Dom Guéranger : Sainte Cécile et la société
romaine aux deux premiers siècles, V. Retaux, 2 vol., 7 fr.
Nous avons commencé ce mois par ◀de▶ pieuses lectures ; grâces en soient rendues à la
librairie Retaux qui met en vente une huitième édition du livre plusieurs fois remanié
◀de▶ Dom Guéranger, défunt abbé de Solesmes sur Sainte Cécile et la Société
Romaine aux deux premiers siècles. — Sous sa forme primitive et en des
proportions plus modestes, Sainte Cécile par Dom Guéranger était une
histoire simplement édifiante. Appuyé sur les travaux archéologiques ◀de▶ M. de Rossi et
du comte de Richemont4 qui explorèrent laborieusement les
catacombes ◀de▶ Rome, le savant abbé en tira un traité ◀d’▶histoire religieuse, et ◀de▶
nouveau raconta « la conquête du monde romain au profit du Christ par ses apôtres et
leurs successeurs, la fondation ◀de▶ l’Église chrétienne qui est notre mère, et enfin la
vie ◀d’▶une sainte que nous vénérons sur les autels ». L’histoire ◀de▶ Cécile, vierge et
martyre, et patronne ◀de▶ la musique sans qu’on sache pourquoi — n’est donc plus ici qu’un
épisode ; même l’intérêt ne nous prend qu’aux détails ◀de▶ son histoire posthume ; au
récit ◀de▶ son invention par le pape Pascal qui la retrouva au Cimetière ◀de▶ Calliste ; à
sa seconde exhumation, au xvie
siècle, quand après
quatorze cents ans le corps ◀de▶ la sainte, tiré des caves ◀de▶ sa basilique, apparut
entier, en la pose ◀de▶ son agonie, et selon les plus incontestables témoignages exhalant
une odeur ◀de▶ rose et ◀de▶ lis si pénétrante qu’on s’abstint ◀de▶ brûler ◀de▶ l’encens dans la
chapelle où il fut déposé. — Il faut ajouter que le tableau ◀de▶ la société romaine que
nous annonçait le titre, et où nous pensions trouver la vie des premiers chrétiens selon
les écrits si nombreux des pères de l’Église, ne fut point davantage mis en valeur au
cours de ces deux volumes. Dom Guéranger se contenta ◀d’▶établir par les inscriptions que
telle famille ◀de▶ l’aristocratie romaine avait été chrétienne ; que telle autre pouvait
bien, selon toute hypothèse, avoir donné l’un ou l’autre ◀de▶ ses membres à la communauté.
— C’est qu’il s’agissait d’abord ◀de▶ répondre à des assertions, ◀de▶ prouver que les
premiers chrétiens n’étaient point uniquement la populace ◀de▶ Rome ; qu’il y avait parmi
eux des patriciens, des hommes ◀de▶ savoir et ◀de▶ jugement, lesquels ne devaient point
accepter à la légère la nouvelle doctrine. Tout auteur catholique a du polémiste ; et le
monde catholique, alors que Dom Guéranger refaisait son livre, s’égosillait devant
« l’audace inouïe ◀de▶ la critique allemande »
. On ne parle point ici ◀de▶
Renan, le défroquat et « la vieille vache pourrie » ; mais l’école ◀de▶ Tubingue en ◀de▶
lourds bouquins discutait les actes des apôtres et jusqu’à la venue de saint Pierre à
Rome5 ; Dom Guéranger déclare dans sa préface que « le rôle ◀de▶ Cécile sous les
Antonius n’a pu être pleinement apprécié qu’à la suite ◀d’▶un récit rétrospectif ». Avec
nombre ◀d’▶ecclésiastiques, dont les produits moins heureux gisent dans la poussière des
quais, il refait ainsi l’histoire du christianisme à ses débuts, insiste sur les
premiers papes et sur les martyrs, et la suprématie ◀de▶ l’église ◀de▶ Rome déjà acceptée
par le monde chrétien. — Il faudrait discuter ailleurs les raisons ◀de▶ chacun et des
documents qui ne valent que par l’interprétation. Nous nous contenterons ◀de▶ dire que
pour qui s’inquiète ◀de▶ la tradition catholique, ou simplement rechercher un peu de
vérité, le présent livre reste des plus estimables. Les chapitres consacrés à Rome
souterraine et aux découvertes ◀de▶ la commission ◀d’▶archéologie sacrée sont ◀d’▶une
érudition louable ; nous ne saurions assez regretter dès lors que les éditeurs n’aient
point cru convenable ◀de▶ joindre au présent tirage quelques planches donnant la
topographie des catacombes et ◀de▶ Rome chrétienne aux premiers siècles. — Mais ne
serait-ce point trop vouloir que ◀de▶ leur réclamer des « illustrations » où elles
paraissent susceptibles ◀de▶ contribuer à l’élucidation du texte ?
Les Revues.
La Quinzaine [les Odi navali ◀de▶
Gabriele d’Annunzio]
M. François Descotes donne « d’après une traduction inédite » des extraits des Odi navali composées par M. Gabriel d’Annunzio en l’honneur ◀de▶ l’amiral ◀de▶ Saint-Bon, ◀de▶ la marine italienne (La Quinzaine) :
» Au nom de l’Italie, ◀de▶ Dieu et du Roi, dans notre foi catholique, Simon de Saint-Bon est mort. Le Grand Amiral en ce jour est mort. Navires à l’ancre, navires veillant en armes sur nos eaux ; et vous, qui portez aux fils éloignés le salut ◀de▶ la Mère ; — et vous aussi, immobiles dans les vastes arsenaux bruissants, étincelants ◀de▶ feu dans la profondeur des forges où se trempe votre force ; — vous tous qu’il aima, qu’il eut pour unique amour, que ses grands yeux ◀de▶ lion virent pour la dernière fois scintiller dans le golfe où Gênes resplendit (un rêve fit scintiller autre chose en son âme héroïque) ; vous tous, navires, descendez vos drapeaux à mi-hampe ! Que le marteau ne frappe plus l’acier nouveau qui résonne ; que s’éteignent les feux des arsenaux î Silence et douleur ! Il est mort. Le Grand Amiral en ce jour est mort….
» Au nom de l’Italie, ◀de▶ Dieu et du Roi, ayant défait les forces ennemies, coulé à pic dans la bataille quinze navires, en ayant capturé dix, les autres en fuite, réduits au silence, suivis ◀de▶ près et mis en péril, étant resté maître ◀de▶ la mer, Simon de Saint-Bon, déjà blessé au moment où le sort restait incertain et pourtant toujours debout, admirable à voir, enfin est tombé sur son pont ◀de▶ commandement, dans son sang et dans les plis du drapeau victorieux. Il est mort. Le Grand Amiral, en ce jour, est mort. Par sa volonté il sera enseveli dans la mer. Les ancres et les chaînes des dix navires prisonniers, par un droit sacré, avec lui, descendront dans la mer. »
Lettres anglaises.
Memento [extrait]
The Saturday Review (19 février). — […] un article sur le Portrait ◀d’▶Amerigo Vespucci par Ghirlandajo, récemment découvert.
[…]
Tome XXVI, numéro 102, juin 1898
Lettres italiennes
F. Cavallotti : Italia e Grecia
Italia e Grecia (Catane, Giannota), ◀de▶ Felice Cavallotti, vient ◀d’▶avoir, par la mort soudaine ◀de▶ l’auteur, une importance qu’en tout autre moment on ne lui aurait pas reconnue. Ce petit livre contient les discours que Cavallotti prononçait au Parlement et dans les réunions publiques au sujet de la dernière guerre turco-grecque, et les épitaphes dictées par le député ◀de▶ la gauche extrême pour les malheureux Italiens qui ont bien voulu se faire tuer comme volontaires. Je ne m’exprime par sur les mérites ◀de▶ ces plaidoyers ; politiquement, ils offrent un témoignage frappant ◀de▶ l’importance que Cavallotti croyait pouvoir donner à cette échauffourée ridicule. Au demeurant, il n’était pas seul à s’abuser sur une affaire ◀de▶ Bourse déguisée en guerre ◀d’▶indépendance, et son livre reste comme un signe ◀de▶ ces temps, naïfs quand même.
C. Lombroso : In Calabria
In Calabria (Catane, Giannotta) présente bon nombre ◀d’▶observations curieuses que M. Cesare Lombroso, se trouvant il y a trente-cinq ans en Calabre, recueillait sur les mœurs, la littérature, les traditions ◀de▶ cette province. Plusieurs ◀de▶ ces études ont un remarquable intérêt, notamment là où M. Lombroso nous donne des spécimens du dialecte des anciennes colonies grecques établies en Calabre. Mais c’est dommage qu’il n’ait pas été tenté ◀de▶ faire plus long et qu’il ait traité des matières si disparates et si importantes qu’une seule aurait pu suffire à son œuvre. Il nous entretient pêle-mêle ◀de▶ questions littéraires, ◀de▶ la pathologie, ◀de▶ la criminalité, ◀de▶ l’hygiène et du folklore du pays ; ce qui, à la longue, nous donne l’impression ◀d’▶un travail, sans un but bien clair.
L. Capuana : L’Isola del sole
L’Isola del sole (Catane, Giannotta), ◀de▶ M. Luigi Capuana, nous porte plus au midi ◀de▶ l’Italie, en Sicile. Il n’est que trop vrai que nous ayons sur cette île du soleil quelques préventions défavorables ; même les Italiens qui voyagent peu ou qui voyaient mal, sont portés à faire une seule et même chose du paysan sicilien et du brigand ; on voit ce peuple à travers les nouvelles mélodramatiques des vieilles écoles italienne et française, et on fait souvent une règle ◀de▶ l’exception. M. Capuana, qui avec MM. Verga et ◀De▶ Roberto forme l’illustre triade littéraire ◀de▶ la Sicile, lève enfin la voix en faveur de ce pays pittoresque et méconnu ; dans plusieurs chapitres chauds et brillants, s’il n’efface pas complètement la légende, il la réduit à des proportions qui mettent l’île du soleil sur le pied ◀de▶ tout autre pays, où l’on vole et l’on tue ◀de▶ temps à autre, sans en faire une spécialité ethnographique. Le livre ◀de▶ M. Capuana est mouvementé et riche ◀d’▶anecdotes ; on le lit donc avec plaisir et non sans profit.
M. Morasso : Uomini e idee del domani
Uomini e idee del domani (Turin, Bocca), par M. Mario Morasso, est l’œuvre ◀d’▶un talent encore jeune, âpre et désordonné, quoique singulièrement conscient et robuste ; le défaut le plus dangereux ◀de▶ cet écrivain, c’est la foi dans un avenir social trop absolument dissemblable du présent et du passé. L’égoarchie, c’est-à-dire le sentiment ◀de▶ soi-même, la personnalité érigée en religion jalouse et fière, c’est le fond ◀de▶ ce livre comme c’est le fond de l’âme du jeune penseur qui l’a dicté ; mais serré dans un monde plat, utilitaire, insouciant et mou, serré enfin dans la société moderne, M. Morasso a pour le moment toute l’allure ◀d’▶un réactionnaire, ce qui peut inspirer des antipathies plutôt que ◀d’▶aider à la cause qu’il prêche. Comme le titre du livre nous le révèle, l’auteur tâche ◀d’▶insuffler la vie à des aspirations nouvelles, encore vagues, encore faibles, encore pâles ; il marche donc forcément dans un pays ◀de▶ brouillard, où plusieurs se refuseraient à le suivre. Il est pourtant assez remarquable qu’il ne se soit pas complètement égaré et que son talent jette parfois une lumière vive sur les problèmes qu’il affronte. Son œuvre est le résultat ◀de▶ sérieuses études, et en effet, lorsqu’il se borne à la partie positive, à l’origine des races européennes, à l’art primitif, à la physiologie du métier des armes, à la question sexuelle, etc., ses vues sont claires, maintes fois hardies et originales. Le défaut, je le répète, c’est l’avenir calculé et prophétisé sur cette base positive. Mes convictions, ou mieux mon scepticisme, tendent à me faire croire qu’il n’y a pas ◀d’▶avenir pour l’âme, couleuvre douloureuse qui se replie infatigablement sur elle-même. Non pour l’âme, mais pour la collectivité, il y a ce qui s’appelle naïvement progrès, le chemin de fer au lieu de la diligence, le télégraphe au lieu du messager, la lumière électrique au lieu d’une chandelle ◀de▶ suif ; dans ce genre, nous avons aussi un avenir, la machine à voler, les aérostats dirigeables, tout ce qui, enfin peut faire le bonheur ◀de▶ M. Guglielmo Ferrero. Mais cela n’intéresse pas l’âme, pour laquelle les siècles futurs passeront en vain. Or, M. Morasso a l’air ◀de▶ croire vraiment à quelque mutation radicale ◀de▶ la Société, basée sur des mutations radicales ◀de▶ l’âme et sur la religion du moi, sur l’égoarchie, en un mot : c’est-à-dire que M. Morasso prévoit la dissolution ◀de▶ la société pour l’avantage exclusif ◀de▶ l’individu. S’il est permis ◀d’▶exprimer encore mon opinion personnelle, je crois qu’il y a ici un effet ◀de▶ fascination ; les philosophes modernes croient que la répétition ◀d’▶une idée finit par lui donner ◀de▶ l’importance. Au fond, l’égoarchie n’offre rien ◀de▶ nouveau ; c’est ◀de▶ l’égoïsme conscient, décidé et volontaire ; Napoléon et Goethe étaient deux égoarchistes, mais comme Nietzsche n’était alors pas encore né, personne ne pensait à exploiter les sentiments directifs ◀de▶ ces deux grands hommes pour en établir une religion philosophique, impraticable, puisque les égoïstes, les forts, les dominateurs, les volontaires naissent et ne se fabriquent pas, ou se forment graduellement par la déception, par le mépris. Le culte du moi est donc un phénomène isolé, et, surtout, inavoué par ceux qui savent le pratiquer sérieusement ; ni César Borgia, ni Napoléon, ni Goethe n’ont jamais déclaré au monde qu’ils travaillaient pour leur profit, mais ils tâchaient ◀de▶ trouver toujours un point ◀de▶ départ avouable, généreux, héroïque, pour les spectateurs. Les théories philosophiques sont ◀de▶ belles choses sur le papier, mais elles sont belles justement parce qu’elles sont sur le papier, et quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, si on essaie ◀de▶ les mettre en pratique, elles échouent. On comprend parfaitement Frédéric Nietzsche qui, dans une série ◀de▶ travaux violents et personnels, prêche l’avent des « lions qui rient », mais on ne comprendrait pas un homme ◀d’▶État, un politicien, même un simple bourgeois, qui poseraient carrément en lions ◀de▶ l’avenir, à moins qu’ils ne voulussent jouer le rôle de cet autre animal, qui du lion n’avait que la peau. À mon avis, donc, M. Morasso, tout en marchant par une voie parfaitement opposée et dans un but social et politique décidément contraire à celui ◀de▶ M. Ferrero, présente le défaut ◀de▶ ce dernier, que je remarquai il y a quelques mois à propos du Militarismo : une confiance aveugle dans un avenir, que M. Morasso rêve et souhaite comme le triomphe ◀de▶ l’individualisme le plus effréné, et que M. Ferrero attend et invoque comme la réalisation ◀de▶ la paix universelle. Doué ◀d’▶un talent réel et ◀d’▶une culture très appréciable, M. Morasso a devant soi une carrière brillante ; son âme est pleine ◀d’▶idéal, débordante ◀de▶ jeunesse. J’aime à croire qu’il sera plus prudent la prochaine fois ; et cependant il faut reconnaître qu’il nous a donné une œuvre forte, après tout, et aristocratique, laquelle doit éveiller l’attention, en suscitant des polémiques élégantes.
E. Corradini : La Verginità.
La Verginità (Florence, au Marzocco), par M. Enrico Corradini, montre que ce jeune littérateur est admirablement doué pour les études ◀d’▶âme et pour le drame passionnel, qu’il sait traiter avec souplesse, en choisissant heureusement les détails, sans jamais se distraire ◀de▶ son but. La Gioia, le roman qui a précédé celui dont je m’occupe aujourd’hui, tout en révélant une personnalité fine et un talent plein ◀de▶ goût, n’était pas complet : une suite ◀de▶ scènes charmantes qui manquaient ◀d’▶un fort lien ; l’épine dorsale du livre était à peine marquée. La Verginità décèle au contraire une préparation longue et mûre, tandis que l’action se développe avec une rapidité énergique : en effet, tout le roman ne tient que deux cent trente pages, mais savoir être bref et pourtant significatif, c’est un secret des plus rares. Il ne s’agit pas ◀de▶ la virginité féminine ; sans doute, celle-ci est attrayante et mystérieuse, mais elle est désormais si commune, j’entends dans le roman, qu’il faut vraiment passer dans l’autre camp, chez l’autre sexe, pour trouver du nouveau. La vierge, c’est donc un jeune homme, Attilio Palagonia, qui entre dans la vie par la porte tout ouverte ◀de▶ la grande passion. Plus heureux que tant d’autres, qui apprennent l’amour et la femme dans des lieux à peine tolérables, Attilio trouve sur sa voie une grande actrice, une grande dépravée esthétique, Saveria, qui, à son tour, est liée ◀d’▶une liaison faite ◀de▶ souvenirs et ◀de▶ vices, ◀de▶ désirs et ◀d’▶émotions, ◀de▶ haine et ◀de▶ nécessité physique, à Ercole Grabba, le cousin ◀d’▶Attilio. Avec une habileté ◀de▶ psychologue consommé, M. Corradini suit la naissance à la vie sentimentale et l’essor du jeune homme : il en fait un type inoubliable, violent et doux, puéril et impérieux. Mais, en le plaçant dans la vie ardente et mouvementée des hommes ◀de▶ lettres et des gens ◀de▶ théâtre, l’auteur se garde ◀de▶ donner à son protagoniste un rôle inactif. Loin de là, cette virginité psychologique ◀d’▶Attilio est une force qui agit plus qu’elle n’obéit à l’action du milieu. Saveria, la jeune actrice, en subit tout l’attrait ; et, profondément troublée par la foi dont Attilio l’entoure, elle devient à son tour l’esclave ◀de▶ l’homme conquis. Ils vivent, les deux amoureux, dans une villa aux environs ◀de▶ Florence, dans cette campagne toscane qui offre à l’artiste un sujet inépuisable ◀de▶ tableaux délicats ; et Ercole Grabba, l’homme blasé, l’écrivain célèbre dont l’amour sauvage pour Saveria représente peut-être le dernier motif ◀de▶ vie, survient tout à coup. Comme en pleine idylle, M. Corradini a su choisir des couleurs riantes, pleines ◀de▶ lumières, pour la scène entre Ercole et Saveria ; il y a des traits singulièrement vigoureux ; cet homme qui hait et qui aime, qui veut arracher l’enfant naïf aux tendresses empoisonnées ◀de▶ la femme et la femme aux transports fiévreux ◀de▶ l’enfant, est une figure puissante, magistrale. Il est d’ailleurs impossible que je tâche avec des adjectifs ◀de▶ montrer la beauté ◀de▶ ces pages et d’autres ; on ne raconte ni l’eurythmie, ni les détails ◀d’▶une œuvre littéraire : il faut se borner à une constatation. C’est pourquoi j’arrive rapidement au suprême moment du drame. La victoire ◀d’▶Ercole Grabba est ◀de▶ courte durée ; il entraîne avec lui Attilio, et dans un ◀de▶ ces élans qui peuvent faire sourire ceux qui sont en dehors de la folie amoureuse, les deux cousins, les deux victimes se promettent ◀d’▶oublier la joie enchanteresse dont ils se sont enfin séparés ; ils détruisent tout ce qui reste ◀de▶ leurs amours, jusqu’aux portraits ◀de▶ Saveria. Puis, ils vont braver leur passion ; ils partent pour l’étranger où Saveria a repris sa carrière ◀de▶ triomphes éblouissants ; mais Ercole n’a plus cette vertu inquiétante et féroce ◀de▶ la première jeunesse, qui s’attache et s’arrache avec la même promptitude, qui se donne et se reprend à temps. Des deux, Ercole est le plus faible ; Attilio revoit Saveria avec plaisir, peut-être avec amour, mais il est encore maître ◀de▶ soi et désireux ◀de▶ vivre ; Ercole paye ◀de▶ la vie son illusion ◀de▶ liberté… Le roman ◀de▶ M. Corradini est tout là : une lutte ◀d’▶âmes acharnée, presque sauvage, toujours extrêmement intéressante, étudiée avec une patience infinie et un art peu commun. Je pense aussi que la langue dont l’auteur se sert a beaucoup gagné, en oubliant complètement et définitivement les exemples ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶, tout en se conservant riche, flexible, cristalline. Il est donc à souhaiter que M. Corradini sache se soustraire aux habitudes ◀d’▶une paresse toute toscane pour se taire moins souvent et pour continuer ses succès.
Marginalia
Pendant les fêtes ◀d’▶avril pour le centenaire ◀d’▶Amerigo Vespucci, on a joué à Florence le Plutus d’Aristophane, traduit et par malheur forcément expurgé par M. Augusto Franchetti. Quoique cette comédie ne soit pas des plus caractéristiques du grand satirique, elle a eu beaucoup de succès ; la reconstitution a été d’ailleurs parfaite ; la scène était fixe et en relief ; les personnages portaient les masques grecs. Je ne comprends pas trop, toutefois, pourquoi on a confié les rôles à des étudiants, la comédie étant traduite en bon et sonore italien. Toujours est-il que les acteurs se sont fait honneur, et lorsque la reine est arrivée à Florence, elle a fait répéter le spectacle et, à ce qui paraît, l’a vivement goûté.
À Milan, on a pensé à élever un monument à la mémoire de l’abbé Giuseppe Parini, né en 1729, mort en 1799, un des plus illustres entre nos poètes satiriques, et dont les œuvres ont une très haute portée nationale. Cela est parfaitement juste ; mais on a choisi dans ce but la nouvelle place Elliptique, où les partisans ◀de▶ Cavallotti voulaient à leur tour élever un monument à ce dernier. Après un débat non sans chaleur et non sans une pointe ◀de▶ comique, les admirateurs ◀de▶ Parini l’ont emporté, et la place Elliptique reste au grand poète. Les amis ◀de▶ Cavallotti se proposant ◀de▶ prendre leur revanche, projettent maintenant ◀de▶ planter sa statue à côté de l’autre, et quand on pense que non loin de là s’élève aussi sur cette place un monument à Garibaldi, on se prend à souhaiter que les admirateurs ◀de▶ Cavallotti renoncent à cette prétention, dans l’intérêt même ◀de▶ la mémoire qu’ils veulent honorer.
Memento
M. Morasso : Uomini e idee del domani (Turin, Flli. Bocca). — G. Trespioli, L’Atteso, roman (Parme, R. Pellegrini). — C. Lombroso, In Calabria ; F. Cavallotti, Italia e Grecia ; L. Capuana, L’Isola del Sole (Catane, Giannotta). — E. Corradini, La Verginità, roman ; Th. Neal, Studi di litterature e ◀d’▶arte (Florence, éditions du Marzocco). — T. Giordana, La Fiamma e l’Ombra (Turin, Roux).
Tome XXVII, numéro 103, juillet 1898
Les Romans.
A. Butti et Lécuyer, L’Automate, « Mercure de
France », 3.50
L’Automate, par B. A. Butti, traduit ◀de▶ l’italien par M. Lécuyer. L’histoire ◀d’▶un homme, sans plus. Ce n’est pas flatteur pour les hommes. Très bons premiers chapitres où l’on voit l’enfance du petit Attilio développer tout ce qu’il sera plus tard, en quelque sorte malgré lui. Langue agréable et fort française.
Histoire, sociologie [extraits]
H. Tolra : Saint Pierre Orséolo, Fontemoing, 7.50
Les personnes qui s’intéressent à l’hagiographie médiévale liront avec fruit l’ouvrage documenté et développé que M. Tolra a consacré à Saint Pierre Orséolo, doge ◀de▶ Venise du xe siècle, qui acheva sa vie dans un monastère bénédictin des Pyrénées.
J. de Crozals : L’Unité italienne, L.-H. May
Le livre ◀de▶ M. J. de Crozals, l’Unité Italienne, est un utile manuel, qui embrase toute l’histoire ◀de▶ la péninsule ◀de▶ 1815 à 1870. Un grand nombre ◀de▶ portraits, ◀de▶ reproductions ◀de▶ monuments en augmentent l’attrait. Et il n’est pas sans intérêt ◀de▶ relire comment la monarchie ◀de▶ Savoie s’est fondée, au moment peut-être où on est appelé à voir comment elle va disparaître.
Musique.
Opéra-Comique : La Vie ◀de▶ Bohème, drame lyrique ◀de▶
MM. Giacosa et Illica, musique ◀de▶ M. G. Puccini
La Vie ◀de▶ Bohème, ◀de▶ MM. Giacosa, Illica et du maestro Puccini, qui vient ◀d’▶être représentée à l’Opéra-Comique avec un brillant succès, n’est pas un ◀de▶ ces ouvrages profonds et complexes qui nécessitent ◀de▶ subtiles analyses. Drame et musique y sont également superficiels. L’épisode sentimental, le roman ◀de▶ Mimi et ◀de▶ Rodolphe qui en est le vrai sujet, remplit à peine trois scènes, et le reste, cadre disproportionné à cette miniature, consiste exclusivement en une succession ◀de▶ tableaux mouvementés, sortes ◀de▶ pantomimes où disparaît l’action et auxquelles la musique demeure étrangère. Pour la plus grande partie ◀de▶ l’œuvre, l’intérêt réside dans le décor et la figuration, et le véritable auteur, le véritable triomphateur du second acte et ◀de▶ la moitié du troisième, c’est le metteur en scène extraordinairement habile qu’est M. A. Carré.
Tout le monde a lu le roman ◀de▶ Mürger ◀d’▶où est tiré ce drame ; les héros en sont si populaires que les librettistes n’ont voulu se passer ◀d’▶aucun ◀d’▶eux, et, dès le lever du rideau, ils nous présentent Schaunard, Colline et Marcel, puis M. Benoît, Le Propriétaire, cette incarnation non encore démodée, assure-t-on, ◀de▶ l’Infâme capital. Ces personnages nous sont montrés constamment, quoique purement épisodiques, car, de même que la foule qui s’esbat dans la rue, la nuit du réveillon, de même que les bourgeois, les grisettes, le juif marchand ◀de▶ bric-à-brac, les garçons ◀de▶ cafés aux chemises ornées ◀de▶ jabot, le tambour-major, les soldats, les sapeurs, les bonnes et les enfants du second acte, de même que le prêtre qui conduit ses écoliers, les balayeurs ◀de▶ Gentilly, le pauvre transi ◀de▶ froid, les douaniers, le facteur, l’éteigneur ◀de▶ quinquets, le chien du régiment et l’âne ◀de▶ la maraîchère du troisième : Schaunard, Colline, Marcel et aussi Musette ne sont là que pour justifier le titre choisi, et mettre du bruit et du mouvement autour des amoureux. Ceux-ci se rencontrent à la fin du premier acte. Rodolphe, dans sa mansarde, travaille au coin ◀de▶ son… froid, car il n’a « plus ◀de▶ feu ». À Mimi, dont la « chandelle est morte » il ouvre sa « porte » ; le reste se devine. Les jeunes gens trouvent la bande joyeuse des Bohèmes, ainsi que Musette — une camarade devenue grande dame momentanée — au café Momus, tandis que « la folie agite ses grelots ». Puis Mimi, abandonnée pendant l’entracte, attend son amant, sous la neige qui tombe, près ◀d’▶un autre café, à la barrière. C’est là que, pauvre poitrinaire en plein vent, elle tousse pour la première fois. Elle revient à la mansarde des artistes, et les mains dans un manchon (emprunté à Francine, sa voisine ◀de▶ chapitre), elle meurt en chantant, comme la Traviata, comme toutes nos phtisiques ◀de▶ roman qui vont en Italie consulter des musiciens.
Celui auquel elle s’est adressée, M. Puccini, a certainement été touché par sa jeunesse et par son charme ingénu ; il l’a traitée avec amour. Les meilleures pages ◀de▶ sa partition se rapportent à elle : la scène dernière du premier acte, où les deux amoureux « échangent leurs serments », et aussi le dénouement, la mort ◀de▶ Mimi qui passe doucement, dans un petit souffle. Pour le reste, il s’est trop souvent laissé aller à cette exubérance quelconque, à ces oppositions ◀de▶ couleurs criardes, à cet impressionnisme parfois grossier que certains confondent avec la peinture ◀de▶ la vie. Il possède, cela est indéniable, le sens du mouvement, mais cette bousculade perpétuelle des personnages, des thèmes, des tonalités et des instruments où il se complaît finit par lasser ; on souhaiterait qu’il s’arrêtât, et fît à la musique une place, fût-elle restreinte. Bizet, dans la scène des Arènes, ◀de▶ Carmen, ◀d’▶Indy dans la Fête du Chant ◀de▶ la Cloche, Wagner dans le finale du second acte des Maîtres Chanteurs ont prouvé que la construction musicale, la conception ◀d’▶un grand tableau symphonique n’était pas incompatible avec l’animation ◀d’▶une foule chorale. Avec M. Puccini, l’apport ◀de▶ la musique à l’agitation générale n’est que ◀de▶ bruit et ◀de▶ rythme, et l’effet réel est obtenu simplement par des tambours et des clairons entendus d’abord ◀de▶ loin, puis se rapprochant peu à peu pour s’éloigner ◀de▶ nouveau.
Cependant, M. Puccini ne renie pas le chant, le bel canto ; il est Italien, il veut l’être, et veut surtout qu’on le sache bien. Aussi, quoiqu’il connaisse ce qui se passe au-delà des Alpes et en ait fait son profit, quoiqu’il ait réprouvé les trilles, vocalises et points ◀d’▶orgue, qu’il fasse risette au leitmotiv et ait affranchi son harmonie6, il n’hésite pas parfois devant ces cantilènes intempestives et devant les ensembles vocaux traditionnels, comme dans le quatuor du troisième acte où Mimi, Musette, Rodolphe et Marcel, quoique ◀de▶ sentiments très dissemblables, s’efforcent à l’unisson vers les notes suraiguës.
Mais n’y a-t-il pas quelque injustice à juger avec notre manière particulière ◀de▶ sentir cet art spécial qui dérive ◀d’▶un tempérament si différent du nôtre, cet art auquel le climat ensoleillé du midi qui fait la vie facile et tout en dehors, qui excuse la crudité des couleurs et entraîne aux gestes excessifs, apporte lui aussi son influence. En outre, les accents des mots italiens sur lesquels M. Puccini a modelé sa musique ne légitimeraient-ils pas bien souvent pour nous certaines extériorisations qui, avec les mots français, si malencontreusement prosodiés, nous semblent inexplicables ?
Quoi qu’il en soit, le public a chaleureusement accueilli cet ouvrage. Il n’a pas ménagé ses applaudissements à Mlle Guiraudon qui joue et chante en artiste ◀de▶ premier ordre, à M. Maréchal qui fait entendre une voix ◀de▶ ténor au timbre exquis, à MM. Fugère, Bouvet et Isnardon qui peignent, chantent, font ◀de▶ l’escrime, boivent et dansent avec une inaltérable gaîté ; il a aussi acclamé l’auteur, et M. Carré qui fort ingénieusement a donné à Fervaal des lendemains ◀d’▶une si piquante opposition.
Ce succès s’explique ◀de▶ lui-même. À entendre la Vie ◀de▶ Bohème on ne se fatigue pas ; c’est bien la partition destinée à ceux pour qui la musique ne peut être qu’un art ◀d’▶agrément, qu’un simple délassement. Ce n’est pas là un ◀de▶ ces ouvrages hautement artistiques, qui imposent les fécondes réflexions, et dont il est dit qu’ils font penser… Le spectacle est varié ; aux bouffonneries succèdent avec symétrie les scènes sentimentales dont certaines sont empreintes ◀d’▶un charme touchant et vraiment particulier. Après avoir ri, on peut aussi pleurer.
La Vie ◀de▶ Bohème s’adresse donc à des spectateurs trop nombreux pour n’en pas attirer un grand nombre, pendant longtemps.
Tome XXVII, numéro 104, août 1898
Épilogues.
Conseils ◀de▶ guerre italiens
Les huis-clos ayant acquis depuis quelque temps une assez mauvaise réputation, les militaires italiens ont jugé au grand jour leurs récentes victimes. Deux atténuations seulement à ce grand jour : tous les journaux ◀de▶ l’opposition avaient été supprimés ◀d’▶avance, et les défenseurs des accusés étaient des officiers sous les ordres du président, — sous ses ordres, puisque ses inférieurs en grade. On dit que ces jeunes lieutenants ont plaidé avec une certaine énergie pour leurs clients. C’est possible, mais ◀de▶ telles pratiques n’en sont pas moins indignes et elles présagent pour demain ◀de▶ cruelles et justes représailles. Il est également monstrueux ◀de▶ soumettre au jugement des sabreurs des théories sociales et des polémiques ◀de▶ presse. Qu’ils se jugent entre eux, qu’ils se condamnent les uns les autres, selon leurs usages secrets, mais qu’on ne soumette jamais à leur appréciation les actes et les idées des hommes libres. On ne s’est guère indigné en France ◀de▶ la répression sauvage qui a suivi les bénignes révoltes ◀de▶ Milan. Vous avez insulté l’armée par vos cris ! La pauvre femme interpellée par le militaire répond : J’ai crié « du pain ! du pain ! » Cinq ans ◀de▶ réclusion. Des centaines ◀de▶ femmes, ◀d’▶ouvriers sans travail, ont été ainsi envoyées au bagne, en compagnie ◀d’▶une quantité ◀de▶ journalistes. Où est l’Italie des Îles Borromées ?
Les Théâtres.
Représentations italiennes ◀de▶ M. Ermete Novelli
16 juin : La Morte civile. — 18 juin : Première représentation ◀de▶ Michele Perrin, commedia in due atti, di Bayard. — 18 juin : Première représentation ◀de▶ la prima Volta, commedia in uno atto, di Giannino Antona-Traversi. — 20 juin : Première représentation ◀de▶ Spettri, dramma in tre atti, ◀d’▶Ibsen. — 21 juin : Première représentation ◀d’▶Un dramma nuovo, dramma in tre atti, di Tamayo e Baus, riduzione di Ermete Novelli. — 23 juin : Première représentation ◀d’▶Alleluja, dramma in tre atti, di Marco Praga.
Lettres anglaises.
Revues [extrait]
[…]
The Bookman (juillet). — […] une étude sur Fogazzaro par Helen Zimmern, des portraits ◀de▶ Stevenson, George Moore, d’après Manet, Hermann Sudermann, Fogazzaro.
Tome XXVII, numéro 105, septembre 1898
Les Journaux.
Les Esclaves en Italie (Bulletin ◀de▶ la Société
contre la mendicité des enfants, août)
L’esclavage, maintenant borné aux enfants, est resté bien traditionnel en Italie ; on n’y conçoit guère autrement le travail des mines. Un jeune esclave, destiné au métier ◀de▶ caruso, ◀de▶ porteur ◀de▶ minerai, vaut en Sicile ◀de▶ 50 à 300 lires, selon l’âge et la force. M. Rossi descendit, il y a quelques années, avec un député, dans une mine ◀de▶ soufre et voici ses impressions vraiment infernales :
« Tous deux aperçurent, en arrivant, une collection ◀de▶ nains entièrement nus, au dos rond, aux jambes torses et aux petits visages ◀de▶ vieux. C’étaient les carusi ◀d’▶une usine occupant treize cents ouvriers. Deux ◀de▶ ces enfants prirent des lampes et servirent ◀de▶ guides aux visiteurs.
» Nous commençâmes à descendre, dit M. Rossi, en nous courbant et en nous accrochant des mains à la voûte. Les degrés, creusés dans le sol, sont très irréguliers, tantôt hauts et tantôt bas, humides et glissants. Nous vîmes les carusi qui remontaient, ployés sous leur charge ◀de▶ soufre. Puis, nous entendîmes des gémissements angoissés. C’étaient les plaintes ◀de▶ ces misérables, qui devenaient plus distinctes à mesure que nous nous rapprochions ; c’étaient les gémissements ◀de▶ jeunes créatures haletantes et oppressées, qui n’avaient plus la force ◀de▶ marcher, et qui devaient cependant avancer coûte que coûte, ◀de▶ peur que le mineur ne vînt les stimuler à coups de bâton ou en leur brûlant les mollets avec une lampe. Nous arrêtâmes quelques-uns ◀de▶ ces enfants, et nous constatâmes qu’ils avaient la peau des épaules et toute l’échine excoriées, rouges et couvertes ◀de▶ calus, ◀de▶ cicatrices et ◀de▶ meurtrissures. »
M. Rossi entendit l’un ◀d’▶eux dire en pleurant à un camarade :
« Je suis si las que je ne peux plus ; je vais jeter mon sac par terre ! Et, en effet, il était vaincu par la fatigue. Ayant déposé sa charge, il pleurait silencieusement, accroupi sur une marche. Il avait les yeux bleuis, les paupières rougies, et ◀de▶ grosses larmes roulaient sur ses joues livides.
» Dans ma carrière ◀de▶ journaliste, dit M. Rossi, dans mes voyages, j’ai vu fusiller, pendre, lyncher, massacrer ; j’ai vu des scènes horribles en tout genre et des morts ◀de▶ toute espèce : je n’ai rien vu qui m’ait tant impressionné !
» Les pauvres petits essaient souvent ◀de▶ s’enfuir. Malheur à celui que son maître rattrape ! Plus ◀d’▶un caruso meurt assommé, et les autres ouvriers n’interviennent pas. “C’est le droit du maître !” disaient les mineurs à M. Rossi, qui s’indignait ◀de▶ leur impassibilité. »
Publications ◀d’▶art.
Les Revues : L’Œuvre ◀d’▶Art
[extrait]
L’Œuvre ◀d’▶Art (20 juillet). — […] Le même numéro se rachète par ◀d’▶intéressantes notes sur Benvenuto Cellini à la Cour ◀de▶ France […]
Lettres anglaises.
Revues [extrait]
Cosmopolis (août). — Une étude très remarquable sur Gabriele d’Annunzio, par Mrs. Virginia M. Crawford […]
Tome XXVIII, numéro 106, octobre 1898
Épilogues.
◀De▶ la stupidité des assassins
Je ne crois pas beaucoup au type ◀de▶ l’homme criminel, imaginé par Lombroso ; cependant il y a certainement un caractère commun à tous les criminels, la stupidité. La psychologie ◀de▶ Luccheni ne semble pas démentir cet horoscope. On pourrait, il est vrai, soutenir qu’il a marqué dans l’élection ◀de▶ sa victime un rudiment ◀d’▶intelligence, car il est plus facile, certainement, ◀de▶ poignarder une femme qui se promène toute seule que l’empereur ◀d’▶Allemagne, moins enclin à fréquenter incognito les bateaux du lac Léman. Le choix ◀de▶ la proie élève considérablement Luccheni au-dessus ◀de▶ la panthère et ◀de▶ l’ours gris, mais la panthère a des excuses et l’ours gris des prétextes supérieurs aux mobiles qui ont agité et guidé les pauvres muscles ◀de▶ ce compagnon du tiers-point. Nous savons pourquoi il a tué l’impératrice ◀d’▶Autriche : « Je l’ai tuée parce qu’elle ne travaillait pas. » Voilà. Grizzly aurait répondu : « Je l’ai tuée parce que j’avais faim. Il m’était bien indifférent qu’elle fût impératrice et que par conséquent elle n’allât pas laver son linge à la rivière. J’eusse même préféré qu’elle fût cuisinière et plus appétissante. » Voilà des paroles raisonnables. Celles ◀de▶ Luccheni ne le sont pas. Mais à expliquer le genre ◀de▶ stupidité qu’elles dénotent, on irait un peu loin et on serait forcé ◀de▶ constater qu’une bonne partie ◀de▶ l’humanité pense, exactement, comme l’assassin, que les gens qui ne travaillent pas, et notamment les femmes qui n’ont pas les yeux rouges et les mains noires, sont indignes ◀de▶ vivre. Il y a des hommes qui ne travaillent pas ; je crois qu’il y en a peu, car ne rien faire est encore peut-être, pour un homme, ◀de▶ tous les métiers le plus dur et le plus fastidieux. Il y a les hommes qui travaillent peu et volontairement ; mais au lieu de les tuer, il faut les considérer comme un idéal ; ils sont un exemple et non un obstacle. Si tout le monde travaillait dix heures par jour, Paris serait Belleville ou Charonne : c’est sans doute le rêve socialiste, ce n’est pas le mien. Quant aux femmes, il n’est pas exagéré ◀de▶ dire que l’oisiveté est la mère ◀de▶ toutes leurs vertus. La femme est absolument faite pour ne pas travailler et, contrairement à l’homme, elle ne vit pleinement sa vie que si elle ne travaille pas. C’est à ne rien faire qu’elle fleurit ◀de▶ toutes ses fleurs. Les femmes qui ne travaillent pas sont la beauté du monde et la terre ne sera habitable que lorsque aucune femme n’aura ◀de▶ labeurs que ceux qu’elle s’imposera elle-même, par instinct, pour avoir toujours plus ◀de▶ grâce et plus ◀de▶ charme.
Note. — Le mot travail ayant cinq ou six cents significations différentes, on ne peut l’écrire sans être obscur. Tel travaille en regardant pousser la vrille des vignes et tel ne travaille pas en cassant des cailloux.
Voyages, archéologie.
P. ◀de▶ Lauribar : Douze ans en
Abyssinie, Flammarion, 3.50
Ces atrocités ne nous éloignent point trop ◀de▶ l’Abyssinie dont on a fort parlé en ces
derniers temps, bien au hasard et avec un enthousiasme quasiment inutile, selon qu’il
appert du tome publié chez Flammarion : Douze ans en Abyssinie, souvenirs ◀d’▶un officier, par P. ◀de▶ Lauribar. — M. P. de Lauribar,
paraît, il, est une dame. Cela ne me déplaît point, d’ailleurs ; les femmes ont si peu
coutume ◀de▶ fournir une lecture substantielle qu’on est heureux, une fois au moins, ◀d’▶en
trouver une qui vaille ◀de▶ s’y arrêter. Son livre ensuite arrive à point pour nous
fournir sur le négus Ménélik et la campagne ◀d’▶Érythrée et le pays même une documentation
jusqu’ici plutôt rudimentaire dans les articles ◀de▶ journaux et revues dont nous nous
sommes contentés. — L’Abyssinie, pendant longtemps, n’intéressa que les Anglais ; elle
fut ◀d’▶actualité au moment de leur guerre avec le Négus Théodoros ; mais déjà en 1770,
James Bruce avait traduit les Annales Abyssines qui sont probablement
le fatras connu sous le nom ◀de▶ Chronique ◀d’▶Axoum, la ville sacrée des
Abyssins, bâtie « par les enfants ◀de▶ Chus quelque temps avant la naissance
◀d’▶Abraham »
; chacun pourrait se procurer aussi, dans la collection du journal
l’Isthme ◀de▶ Suez, un petit travail ◀de▶ M. de Lesseps, — à qui Dieu
pardoint — relatant les Principaux faits ◀de▶ l’Histoire ◀d’▶Abyssinie.
— Le volume ◀de▶ M. P. de Lauribar, écrit de visu et d’après les
témoignages des officiers italiens est heureusement ◀d’▶un autre intérêt7 ;
l’histoire ◀de▶ la conquête et ◀de▶ la guerre y tient une large place, mais on y a consigné
des faits nombreux sur les régions diverses du Tigré et ◀de▶ l’Érythrée, les habitants et
les mœurs : et les Abyssins apparaissent ici ce qu’ils sont très réellement,
c’est-à-dire un peuple primitif et guerrier, haineux, fourbe et cruel, ayant certes les
qualités ◀de▶ ses défauts, la bravoure, le dévouement parfois à des chefs choisis, une
endurance extrême aux fatigues ◀de▶ ses expéditions continuelles, l’amour ◀de▶
l’indépendance et du sol. Mais ◀de▶ ce que l’empereur Ménélik, en nègre rusé, fit
confectionner des timbres et des monnaies en France, accorda quelques concessions ◀de▶
chemins de fer et montra un peu ◀d’▶amitié pour deux ou trois Européens, on nous
représentait volontiers l’Abyssinie « revendiquant sa place parmi les nations
civilisées », selon la formule du Protocole. Il en faut bien rabattre. Les chefs chouans
qui condamnèrent les douze cents ascaris des bataillons indigènes faits prisonniers à la
bataille ◀d’▶Adoua « à subir l’amputation ◀de▶ la main droite et du pied gauche, en
ajoutant la prohibition absolue ◀de▶ porter secours aux mutilés, non seulement comme
médication, mais ◀de▶ leur donner la moindre nourriture ou même à boire »
, ne
peuvent guère passer que pour des barbares. Il faut lire aussi les détails ◀de▶
l’opération faite avec ◀de▶ mauvais couteaux, imaginer les membres jetés en tas, le
bourreau se trompant et taillant le pied et la main du même côté, puis ces malheureux
abandonnés à leurs tortures durant une semaine à côté des morts auxquels il était
interdit ◀de▶ donner la sépulture. On a la vision sanglante des vieilles guerres
asiatiques. On se rappelle l’Assyrie et l’Égypte ancienne, avec leurs rois féroces ; et
Ramsès III assistant au dénombrement des mains coupées (Medinet-Habou) ; et les
prisonniers empalés ou dépouillés ◀de▶ leur peau que nous montrent les bas-reliefs ◀de▶
Ninive. — Notez que tout le secours qui pouvait être donné dans la circonstance
consistait en une cicatrisation au fer rouge ou l’immersion du membre amputé dans ◀de▶
l’huile bouillante pour arrêter l’hémorragie, et que des douze cents suppliciés, trois
cents à peine survécurent. — On peut trouver que c’est encore un beau chiffre,
d’ailleurs ; mais les Abyssins paraissent avoir la vie dure. Le fer rouge, qu’ils
emploient dans les bronchites et rhumatismes, doit être cité comme leur remède
héroïque ; et j’avouerai facilement que le procédé m’a laissé rêveur : — « On
l’applique sur les côtes, sur la poitrine ou les omoplates ; le patient est étendu par
terre et vigoureusement maintenu par quatre personnes au moins ; le médecin alors
applique un fer rouge sur la partie malade en la faisant pénétrer dans les chairs avec
la plus barbare indifférence ; généralement cette application se fait en deux ou trois
points, jusqu’à ce que l’opérateur entende un bruit semblable à celui que
produit une vessie gonflée que l’on fait éclater par la pression. Le malade se
tord dans des spasmes ◀d’▶agonie, l’écume jaillit ◀de▶ sa bouche, et enfin sous
l’impression ◀de▶ cette souffrance atroce dont la seule description fait dresser les
cheveux, perd connaissance ; cependant, ajoute notre texte, il n’hésite jamais à
recommencer l’opération si, quand ses blessures sont guéries, il ne se sent pas
soulagé du mal dont il souffrait. »
Mais on pensera bien qu’il y a d’autres singularités dans les habitudes ◀de▶ ce peuple, en majorité chrétien, et que des séries ◀de▶ pierres sonores entrechoquées appellent aux offices ; qui possède des moines volontairement emmurés pour acquérir le titre ◀de▶ saints ; qui croit au mauvais œil8 ; dort dans une posture recroquevillée et les genoux sous le menton9 ; se nourrit ◀d’▶une sorte ◀de▶ galette appelée sciro, faite pour les riches avec ◀de▶ la farine ◀de▶ pois verts ou ◀de▶ lentilles, pour les pauvres avec ◀de▶ la farine ◀de▶ fèves, ◀de▶ pois chiches ou le plus souvent ◀de▶ graine ◀de▶ lin. — À noter, dans les curiosités des usages que le chef, aux jours ◀de▶ réception, doit offrir trois fois plus ◀de▶ victuailles et ◀de▶ boissons qu’il n’est nécessaire ; par courtoisie les invités engloutissent tout et arrivent ainsi au dernier degré ◀de▶ la plénitude ; seulement il y a un maître des cérémonies dont la fonction consiste à maintenir la paix et la tranquillité ◀de▶ l’assemblée ; il se met debout au centre ◀de▶ la pièce, tenant une longue baguette, et crie à haute voix, de temps en temps : Toantè ! (silence)10.
Quant à l’empereur Ménélik, que M. Buffet nous montrait au dernier Salon campé sur le
cheval du Maréchal Prim, c’est un gros homme chauve, très noir et très
grêlé, à la physionomie douce et intelligente, grand trousseur ◀de▶ filles devant
l’Éternel, l’air ◀d’▶un bon vivant et ◀d’▶un bavard, fort peu héroïque du reste, ayant en
horreur la guerre pour laquelle il ne se sent aucune aptitude, — et que nous trouvons
ici « s’agitant, on pourrait dire se roulant sur son divan, en montrant ses pieds
qui sont énormes et couverts ◀de▶ chaussettes en coton blanc »
.— Sa qualité
dominante, ajoute notre narrateur, est la bonté. Nous le croirons sur parole, et
l’empereur sera bien ainsi l’être le plus extraordinaire ◀de▶ son empire.
Pour les faits ◀de▶ l’occupation depuis 1885, on voudra bien consulter le livre même ◀de▶ M. de Lauribar. Mais on s’étonnera moins du désastre financier ◀de▶ l’Italie, engagée dans cette misérable entreprise, en lisant ces quelques lignes relatives à l’expédition du Tigré et à la marche sur Adoua :
« La Colonie n’offrant absolument aucune ressource, tout, entièrement tout, devait être emporté ◀d’▶Italie, jusqu’à l’eau potable, qui était expédiée ◀de▶ Naples dans des foudres ◀de▶ fer blanc faits exprès ; plusieurs navires étaient spécialement affectés à ce service ; les expéditions ◀d’▶eau avaient lieu tous les jours. L’eau à Massaouah est peu abondante et mauvaise ; les troupes dirigées vers les hauts-plateaux avaient à parcourir des régions complètement arides ; il fallait donc transporter des provisions ◀d’▶eau aussi bien que ◀de▶ vivres : tout cela se faisait à dos ◀de▶ mulet ; mais si on réfléchit à ce que représente ◀de▶ besoins un simple corps ◀de▶ 10.000 hommes, par exemple, en vivres, eau, vêtements, armes, munitions, nourriture et abreuvage des quadrupèdes, tout cela transporté à des distances immenses, par des chemins offrant des difficultés inouïes, on en demeure effaré. Quant aux prix ◀de▶ revient, ils atteignaient des proportions fantastiques ; chaque balle ◀de▶ foin rendue à destination des hauts-plateaux, achat, embarquement, transport, coûtait au gouvernement la somme ◀de▶ 80 francs !… »
Tome XXVIII, numéro 107, novembre 1898
Ésotérisme et spiritisme.
Vade-Mecum de
l’Électro-homœopathie, par le Comte César Mattei, 1 vol. in-18 br, Bologne
Le Vade-Mecum du Comte Mattei est un véritable guide pour se traiter soi-même par l’Électro-homœopathie. C’est un catalogue des maladies, avec, pour chacune ◀d’▶elles, l’indication des remèdes à employer. Il est précédé ◀d’▶un exposé succinct des Principes fondamentaux ◀de▶ l’Électro-homœopathie et ◀d’▶une étude sur la sphère ◀d’▶action des remèdes, les doses et modes ◀d’▶administration et sur les électricités et leur mode ◀d’▶emploi.
Memento. — […] L’Ode Alchimique, traduit ◀de▶ l’italien […].
Tome XXVIII, numéro 108, décembre 1898
Art ancien.
Le Bernin à Paris
L’Italie va célébrer le tri-centenaire du Cavalier Bernin, ◀de▶ ce Giovanni Lorenzo Bernini qui fit oublier aux Italiens du xviie siècle non seulement Michel-Ange, mais les géniaux bâtisseurs qui avaient peuplé ◀de▶ merveilles Rome, Florence, Milan, toutes les villes ◀de▶ la péninsule, et qui n’était, au demeurant, qu’un piètre artiste dont l’œuvre plein ◀d’▶afféteries, ◀de▶ boursouflures, ◀de▶ recherches fatigantes et vaines, restera comme la réalisation la plus haute du pompeux dans le mauvais goût, ◀de▶ la hardiesse dans la puérilité. Au surplus Lorenzo Bernini, le Cavalier, est jugé depuis longtemps et il ne reste que comme une figure amusante, indispensable, essentielle à cette seconde moitié ◀de▶ siècle. Ce fléau passa en France et faillit y causer ◀de▶ grands ravages ; seul ◀de▶ lui reste un buste, qui donna naissance aux frisures à la bernitte, morceau qu’il faudrait rechercher pour Versailles s’il n’y était, et je ne sais quelle « figure du Roy à cheval » autour de laquelle il s’était excité, appliqué, comprenant qu’elle « immortaliserait son nom », qu’il sculpta à Rome, qu’on fit venir de là-bas au prix de mille peines et dont le marbre se fendille maintenant dans un mélancolique bosquet, à l’extrémité ◀de▶ la pièce ◀d’▶eau des Suisses.
Il faillit toucher à notre Louvre, au vieux et admirable Louvre des Netezeau, des Du Cerceau, des Fournier, ◀de▶ Jehan Coing, ◀de▶ Pierre Lescot, ◀de▶ Jean Goujon et du Primatice, ◀de▶ tant d’autres bons et grands besoigneurs, italiens ◀de▶ la bonne veine, français non encore appauvris, à la vision nette et au cerveau fort. François Ier avait appelé Serlio et le Primatice, Louis XIV fit mander à Rome le Cavalier pour achever l’œuvre11. Le roi en était au goût du colossal, ◀de▶ l’emphatique et du redondant ; les combles en saillie, les vieux toits aux pentes aimables et à l’ardoise grise, ces grands combles aux profils élégants étaient déjà ◀d’▶un autre âge. Ces choses émouvantes qui caractérisent la maison ancestrale et que Du Bellay chante si joliment :
Plus me plaist le séjour qu’ont basty mes ayeuxQue des palais romains le front audacieux,Plus que le marbre dur me plaist l’ardoise fine.
Ces choses étaient solennellement condamnées comme « contraires à la bienséance ». Il faut donc l’homme dont Paul V avait dit qu’il serait le Michel-Ange du siècle et qui venait ◀d’▶achever le baldaquin ◀de▶ Saint-Pierre, la fontaine ◀de▶ la place Navone, la Baroccia, le Triton, les clochers du Panthéon, la façade ◀de▶ Barberini, la sainte Thérèse de Comaro, l’homme que quatre papes s’étaient légués, que s’étaient disputé Philippe IV, Charles Ier et le duc de Modène, qui, au grand contentement ◀de▶ tous épandait la faconde prétentieuse, précieuse et encombrante ◀de▶ son particulier génie, qu’Alexandre VII, escorté ◀de▶ seize cardinaux, allait visiter alors qu’il tenait le lit et qui écrivait les comédies pendant ses convalescences. Qu’étaient auprès de lui le vieux François Mansart et Libéral Bruant ?…
Cet homme-là n’était pas facilement déplaçable. Aussi, l’amener ne fut rien moins qu’une affaire ◀d’▶État, et une grave.
Colbert vient ◀d’▶acheter la charge ◀de▶ Ratabon. Il écrit au Bernin pour lui transmettre
le désir du roi ◀d’▶avoir un dessin pour l’achèvement du Louvre, ceux qu’il possède ne le
satisfaisant pas. Craignant même ◀de▶ ne pas réussir, le ministre écrit également à Pierre
de Cortone, qui n’arrive à rien, car « le pouer huomo stropiato
della gotta »
, à Raynaldi et à Candiani, « gentilhuomo assai intendente ◀d’▶Architletura et di un gusto
straordinario »
. Après des négociations longues et difficiles, l’envoi
◀d’▶un premier projet non accepté et enfin l’élimination des trois autres concurrents, le
Cavalier, ayant reçu une lettre ◀de▶ la main même ◀de▶ Louis XIV, se décide à venir à Paris.
Et c’est ici que cela devient intéressant.
Le roi avait, parmi ses maîtres ◀d’▶hôtel, un certain Paul Fréart de Chantelou,
gouverneur du château du Loir, grand ami ◀de▶ Nicolas Poussin, qui avait été plusieurs
fois à Rome et y avait inévitablement rencontré le Cavalier, au faîte ◀de▶ sa renommée. Le
1er juin 1665, un laquais ◀de▶ Colbert va le chercher de la part du
roi, et lui dire, ainsi qu’il l’a écrit, que « le roi m’avait choisi pour aller
recevoir le cavalier Bernin, non pas en qualité ◀de▶ maître d’hôtel, mais comme envoyé
pour l’entretenir et l’accompagner pendant qu’il serait en France »
. Il est
fort embarrassé à cause de l’ambassadeur extraordinaire ◀de▶ Malte, qui arrive le
lendemain, que le roi traite et qu’il est seul à Saint-Germain pour cet extraordinaire.
Ma foi, Somellini sera reçu au petit bonheur ; lui, prend le carrosse ◀de▶ M. Colbert et
s’en va sur le chemin ◀d’▶Essonne. Villejuif, la Saussaye, le parc ◀de▶ Chevilly,
Belle-Épine, la Vieille Poste, sont autant ◀de▶ relais que l’on brûle impatiemment. À la
sortie de Juvisy, voilà sur la route un équipage ◀de▶ voyage ; il fait signe ◀d’▶arrêter :
◀d’▶une litière, un homme est descendu, ◀d’▶une taille médiocre, maigre, au visage rougeaud,
« le poil des sourcils fort long, le front grand, un peu cavé vers le milieu et
relevé doucement au-dessus des yeux. Il est chauve et les cheveux qui lui restent sont
crépés et très blancs… »
. C’est lui. Chantelou se précipite pour le
complimenter en français : l’autre ne comprend pas, — il le complimente alors en
italien, ils s’embrassent et les voilà dans le même carrosse, cette fois, qui font route
◀de▶ compagnie.
◀De▶ quoi croyez-vous que ces deux gaillards causent, l’envoyé du roi, l’ami du Poussin,
l’homme ◀de▶ goût, et le « divin maître » qui vient de traverser les graves et belles
provinces ◀de▶ France, à la vie si intense, si particulière et si nouvelle pour lui ; ◀de▶
quoi croyez-vous qu’ils causent à cette heure aimable ◀de▶ l’accueil, par ce beau jour ◀de▶
juin, au milieu des campagnes merveilleuses qui ourlent la rivière ? ◀De▶ ce Paris qui
gronde là-bas ? ◀De▶ ces maisons royales qui l’entourent ?… Ah, oui ! Ils causent du
« beau ◀de▶ l’architecture, qui consiste dans la proportion qu’on peut dire que
c’est une partie divine, puisqu’elle tient du corps ◀d’▶Adam, que la variété des ordres
◀de▶ l’Architecture a procédé ◀de▶ la différence du corps ◀de▶ l’homme et ◀de▶ la
femme… »
. C’est exquis.
Le Bernin avait fait, au reste, à travers la France un voyage extraordinaire. Il était
venu de Turin à la Verpillère en chaise à porteurs ; un carrosse à six
chevaux l’amena ◀de▶ Saint-Laurent à Guillottière, et il fait son entrée à Lyon, le
22 mai, où les échevins le reçoivent en corps et lui offrent le « vin ◀de▶ la
ville »
. Toute la route « fut fraische »
. Esbaupin écrit à
Colbert :
« Dans toutte la route jusques icy, il ne s’est trouvé ◀de▶ la glace qu’à Essaunne, Fontainebleau et à Chastillon, qui appartient à M. le Mareschal d’Albret… il serait à propos de tirer un ordre ◀de▶ mondit Mareschal, addressant à son concierge, ◀de▶ ne faire aucune difficulté ◀de▶ délivrer ◀de▶ la glace lorsqu’on lui en demandera pour le service ◀de▶ monsieur le cavalier Bernini, ◀de▶ laquelle on se servira pour ledit Montargis, me faisant fort que la bonne quantité que je feray voitturer ◀d’▶icy à Rouanne, pour mettre dans le batteau, nous conduira jusqu’à Briare ; et ainsy toutte notre routte sera fraische. »
Le lendemain ◀de▶ son arrivée, Colbert se présente chez lui, ne souffre pas qu’il se lève
et lui parle au lit ; le jour ◀de▶ la Fête-Dieu il voit le roi à Saint-Germain, à qui il
dit : « J’ai vu, sire, les palais des empereurs et des papes, ceux des princes
souverains qui se sont trouvés sur la route ◀de▶ Rome à Paris ; mais, il faut faire pour
un roi de France, un roi ◀d’▶aujourd’hui, de plus grandes et magnifiques choses que tout
cela. »
Puis il ajoute, en se tournant vers ceux qui faisaient cercle :
« Qu’on ne me parle pas ◀de▶ rien qui soit petit ! »
Mais Louis XIV a
peur ◀de▶ ce démolisseur, il tient à conserver ce qu’ont fait ses prédécesseurs, il a à
cela quelque affection, et, assez inquiet, il le prie ◀de▶ faire grand « sans
abattre leur ouvrage »
. Le Cavalier s’en retourne ravi ◀de▶ l’accueil et, en
plus, avec la permission ◀de▶ faire le fameux buste.
Puis, il visite Paris. Oh, peu de choses l’intéressent. Naturellement il s’extasie sur
la fresque Mignard au Val-de-Grâce, et dit des Tuileries. « Voilà une belle petite chose. »
Et pourtant il y a là, dans la Cité,
Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, l’hôtel de Bretonvilliers et celui des Ursins, le Grand
Châtelet, Saint-Germain-d’Auxerre, combien ◀de▶ « bastimens curieux »
du
Luxembourg à l’Hôtel Saint-Paul, ◀de▶ l’Hôtel de Luynes au Palais-Royal…
Le voilà au travail, décidé à frapper un grand coup. La cour du Louvre doit prendre la
forme ◀d’▶une croix grecque ; ce que Lescot et Ponce ont édifié disparaît presque en
entier. L’aménagement intérieur du nouveau palais ne l’inquiète pas : c’est affaire
« au grand mareschal des logis »
. Mais, la façade qu’il rêve s’élèvera,
l’effroyable et lourde façade ◀d’▶une platitude et ◀d’▶un manque ◀de▶ jet qui rappellent les
plus mauvaises constructions ◀de▶ la fin du Consulat et du commencement du Premier Empire,
ces maladroites, plates et gauches contrefaçons devant lesquelles se meuvent si
gentiment les incroyables ◀de▶ Carle Vernet : qu’on regarde avec attention les dessins qui
en sont restés, le médaillon ◀d’▶or du Cabinet des Antiques. Et la « fasçade du
costé ◀de▶ l’eau »
est toujours aussi plate, avec le même fenestrage stupide et
noir à force ◀d’▶ouvertures, aux mezzanines trop hautes, aux antiques déclamatoires et
uniformes qui somment les balustres du faîtage. C’est aussi sot que la « chapelle
royalle en pyramide »
que, l’an d’après, F. Dubois proposait ◀d’▶élever au
milieu du Louvre.
Tout à ses importants travaux, il sort peu, mais il reçoit beaucoup. Après M. de Benserade, menant Mme de Villars, jusqu’à Corneille, au Nonce et à Mlle de Saint-Christophe qui vient lui chanter des airs français ; parfois le Cavalier récite plusieurs endroits ◀de▶ ses comédies, et fort plaisamment, paraît-il. L’Académie vient le voir, en corps. Et Chantelou écrit :
« … Puis, ces messieurs s’en sont allés, le Cavalier les laissant au lieu où il était allé les recevoir…. Quelques personnes ont dit que l’Académie s’etoit plainte ◀de▶ ce qu’il ne l’avoit pas reconduite ; mais, il a traitée comme il fait des plus grands seigneurs, et comme il a traité M. Colbert même. »
Cependant son projet est prêt, et on va poser la première pierre que le roi scellera. Auparavant, il gratte du canif dans les joints ◀de▶ Notre-Dame pour analyser le mortier, qu’il trouve mauvais, et, comme il se défie des maçons parisiens, il fait venir ◀d’▶Italie, en grande hâte, des muratori. L’idée n’était pas heureuse. Voici ce que rapporte Perrault dans ses Mémoires.
« Les murateurs bâtirent à leur manière, deux murs ◀de▶ 5 à 6 pieds de haut, sur lesquels ils firent une voûte ◀de▶ la même construction que les murs, c’est-à-dire des moëllons posés à l’aventure. Nos entrepreneurs élevèrent des murs ◀de▶ la même hauteur et construisirent au-dessus une voûte ◀de▶ la même forme et figure que celle des Italiens avec les mêmes matériaux, mais employés à la manière qu’on le pratique en France. L’hiver ayant passé sur ces deux édifices, la voûte italienne tomba ◀d’▶elle-même au premier dégel, et la française demeura ferme et se trouva plus forte qu’elle n’était quand ils l’achevèrent. Les murateurs furent fort étonnés et ils s’en prirent à la gelée, qui avait tout gâté, comme si c’était une chose fort extraordinaire qu’il gelât en hyver. »
Enfin, le 17 octobre, le roi descend dans les fondations creusées au Louvre ; le Cavalier lui présente la truelle et le bassin ◀d’▶argent où est le mortier, le roi scelle la pierre qui recouvre la médaille ◀de▶ Varin et s’en va. Mais ici, il faut encore lire Chantelou :
« La cérémonie finie, le roi s’en est allé. Le Cavalier et le signor Mathie qui a toujours été auprès de lui durant qu’elle a duré, s’en sont allés au carrosse avec l’abbé Butti. Cependant il s’est élevé une contestation pour tous ces outilz. Pietro, qui est au signor Mathie, les voulait avoir, tenant la truelle et tiraillant pour avoir le marteau des mains ◀de▶ Villedot ; Bergeron voulait lui ôter cette truelle, l’estafier du Cavalier l’en empêchait. Il est survenu force gens pour les entrepreneurs. J’ai dit aux uns et aux autres que M. Colbert réglerait cela ; qu’ils laissassent ces outilz aux mains du Cavalier, ce qu’ils refusoient ◀de▶ faire. Alors, je leur ai dit ◀de▶ me les bailler à moi, comme en dépôt, en attendant que M. Colbert en eut décidé. J’ai donc apporté ses outilz dans le carrosse du Cavalier. Après cette contestation, il y en eut d’autres, car le roi ayant fait largesse, ◀de▶ cent pistoles, en pièces ◀de▶ 50 s., ◀de▶ 15 s., et ◀de▶ 5 s., qui ont été jetées dans la fondation, ç’a été une meslée furieuse ◀de▶ manœuvres, ◀de▶ travailleurs et mesme ◀de▶ soldats pour ramasser cet argent. »
Comment les Perrault, Le Vau, Le Brun s’assemblèrent pour hâter le départ du Bernin et empêcher que son œuvre prît corps, cela est fort intéressant, mais dépasserait le cadre ◀de▶ cet article. Quoi qu’il en fût c’est Perrault, lui-même, qui porta au Cavalier, la veille ◀de▶ son départ, les trois mille louis ◀d’▶or, en trois sacs, que Louis XIV envoyait à l’architecte, cela en plus ◀de▶ la pension ◀de▶ 12.000 livres par an et du brevet ◀de▶ 1.200 livres pour son fils.
◀De▶ retour à Rome, il déclarait à Beneditti qu’il avait reçu plus en six mois du roi qu’en vingt ans des papes : ce qui ne l’avait pas empêché ◀de▶ reprendre à ses gens les gratifications royales, et ◀de▶ donner libéralement trente sous à la vieille servante du Palais Mazarin pour la remercier ◀de▶ ses soins, et ◀de▶ ramasser soigneusement la pièce que celle-ci, furieuse, lui avait jetée au nez.