Tome XLV, numéro 157, janvier 1903
Les Revues.
Revue universelle : M. Péladan écrit sur le Vinci
et les sciences occultes
Étudier Léonard de Vinci à propos des Sciences
occultes, cela devait séduire le curieux esprit de▶ M. Péladan (la
Revue Universelle, 1er décembre). Le singulier ◀de▶ cette étude
est qu’elle montre l’universelle intelligence ◀de▶ Léonard très près ◀d’▶avoir subi la
séduction ◀de▶ ces « sciences » qu’elle discutait passionnément, réfutait et raillait
parfois, — tandis que M. Péladan parle « du caractère déraisonnable que, ◀de▶ tout
temps, la science occulte a revêtu, pour sa plus grande déconsidération »
.
Il écrit de plus :
« N’ai-je pas entendu ◀de▶ la bouche ◀d’▶un occultiste contemporain ce propos extraordinaire, lors des massacres ◀d’▶Arménie :
“Ces calamités étaient destinées à la France, mais nous avons retouché les clichés astraux, et les massacres ont eu lieu en Arménie !!”»
On sent bien que M. Péladan tient surtout contre les mauvais occultistes et qu’il
existe pour lui une science occulte pure, une vérité en soi, que le Vinci eût révérée,
s’il avait entendu autre chose que « des rêveries, légitimement
méprisées »
, — de la part de ceux qui prétendaient la lui révéler.
« Pour découvrir ce qu’un esprit aussi complexe pensait, il faut réunir ses divers aveux. On a déjà souvent dénaturé, par l’interprétation, bien des passages ◀de▶ ce maître. Par exemple, on a vu une négation religieuse dans cette prophétie :
“Dans toutes les parties ◀de▶ l’Europe, il se fera une grande lamentation pour la mort ◀d’▶un seul homme mort en Orient.”Et encore :“Beaucoup vendront en public et en paix des choses ◀de▶ grand prix, sans l’aveu du patron ◀de▶ ces choses.”Et aussi :“◀D’▶irréelles monnaies feront triompher leur détenteur.”» ◀De▶ ces boutades que doit-on inférer ? J’ai lu dans le carnet ◀d’▶un pieux écrivain, mort en bienheureux, cette phrase :
»
“Une seule injustice commise à Jérusalem a compromis à jamais l’idée ◀de▶ justice.” Quant à dauber sur les simoniaques et les fautes du clergé, cela ne prouve rien contre la foi ◀d’▶un artiste, sinon les cathédrales seraient l’œuvre ◀d’▶une légion ◀d’▶athées ? Au jugement dernier ◀de▶ l’Orcagna, il y a beaucoup de moines, ◀de▶ cardinaux parmi les réprouvés.» À Windsor se trouve un dessin si énigmatique qu’il n’a pas été commenté, je crois. À gauche, un aigle se dresse sur la boule du monde près du rivage ; une gloire ◀de▶ rayons l’entoure et une couronne à fleurs ◀de▶ lis plane sur la tête. À droite, une barque à voile dont le mât est un arbre touffu. Assis au gouvernail, un porc ou un ours dirige avec sa patte. L’aigle représente l’ancien parti gibelin, et la barque gouvernée par un animal, la barque ◀de▶ Pierre ou l’Église. J’y vois ◀de▶ l’irrévérence et non ◀de▶ l’incrédulité.
» Certes, il a la note réaliste, quand il (Vinci) dit :
“L’homme, comme l’animal, est un canal pour la nourriture, un lieu ◀de▶ sépulture pour les animaux, une auberge ◀de▶ mort, une gaine ◀de▶ corruption et il ne conserve sa vie que par la mort d’autres créatures”, mais il proclame“que l’Âme est indépendante ◀de▶ la matière et que notre corps est le sujet du ciel, comme le ciel est le sujet ◀de▶ l’esprit”. Pour lui, les sens sont terrestres, mais la raison s’élève au-dessus ◀d’▶eux quand elle opère. La vertu est le vrai bien ◀de▶ l’homme.“Comme une journée bien remplie nous prépare un paisible sommeil, une vie bien employée donne une douce mort.”Il ne supporte pas que des hypocrites blâment ceux qui dessinent et étudient les dimanches et les fêtes, et il s’écrie avec une éloquence :“Mais ils ne disent pas, ces censeurs, quel est le moyen ◀de▶ connaître l’opérateur ◀de▶ tant de choses admirables et comment aimer dignement un inventeur. Le grand amour naît ◀de▶ la grande connaissance ◀de▶ ce qu’on aime. Et ce que tu ne connais pas ou que tu connais mal, tu ne pourras l’aimer, et si tu l’aimes pour le bien que tu attends ◀de▶ lui et non pour sa suprême vertu, tu fais comme le chien qui remue la queue et fait fête, allant vers celui qui peut lui donner un os.”Ailleurs, il dit :“Je te bénis, Seigneur, d’abord pour l’amour que raisonnablement je dois te porter, ensuite parce que tu sais abréger ou prolonger la vie des hommes.”
M. Péladan conclut en ces termes ;
« Richter, qui a publié ◀de▶ nombreux extraits des manuscrits ◀de▶ Léonard, prétend que le maître est allé en Égypte et y a travaillé pour le sultan. Il aurait pris des Orientaux cette écriture allant ◀de▶ droite à gauche dont la lecture exige un miroir. Ce sont des imaginations gratuites : l’inventeur mettait par cette façon cryptographique ses innombrables inventions à l’abri ◀de▶ l’indiscrétion. L’académie qu’il fonda à Milan et dont nous reproduisons la marque ne cachait rien ◀d’▶hermétique. Ce grand artiste fut un piètre chimiste : les contemporains sont unanimes à raconter que ses plus belles œuvres ont été gâtées par sa manie ◀d’▶inventer des procédés nouveaux en technique. L’apôtre ◀de▶ l’expérience, au lieu d’employer les modes ◀d’▶exécution séculaires et éprouvés, s’obstinait à créer des drogues qui compromettaient ses chefs-d’œuvre.
» Quelle que soit l’admiration qu’excite le caractère ◀d’▶universalité, Léonard jurait été le plus grand maître des beaux-arts, en concentrant sur eux son activité. Nul homme ne s’est pareillement dispersé, et c’est toujours un grand désastre, quand un créateur ◀d’▶art perd ses soins dans les sciences.
» La faculté ◀de▶ créer est suprême. Toutes les découvertes ébauchées par le Vinci ont été accomplies, augmentées ; mais il n’a pas été fait un visage qui puisse soutenir le voisinage avec ses têtes rayonnantes ◀d’▶âme et ◀d’▶infini. On peut comparer la science à une pyramide : chaque pierre disparaît sous la nouvelle et toujours la dernière frappe l’esprit. L’œuvre d’art revêt un caractère ◀d’▶absolu. Un chef-d’œuvre ne cesse jamais sa beauté parce qu’il contient l’expression entière ◀d’▶une âme immortelle.
» En donnant les dessins et les opinions du grand homme sur les sciences occultes, je conclus que le titre ◀de▶ mage ne lui convient que par ses œuvres d’art et non par la méthode ◀de▶ son esprit. Si un seul instant ce prodigieux observateur du réel s’était laissé distraire par l’illuminisme, il en serait résulté un grand désordre. Le Vinci visionnaire et expérimentateur à la fois ne se conçoit pas. L’étendue ◀de▶ ses connaissances donne le vertige : il a touché à toute chose, avec une avidité incroyable ◀de▶ l’omniscience ; en cela il s’est satisfait. L’humanité ne lui doit ◀de▶ la reconnaissance que parce qu’il a dessiné et peint. Aux arts du dessin, il est vraiment le mage, celui qui enferme le mystère ◀de▶ l’âme sous une paupière et le fait étinceler au coin ◀d’▶une lèvre. Personne n’a poussé aussi loin l’expression spirituelle, et si quelques-uns se dépitent ◀de▶ ne plus voir en lui l’occultiste traditionnel, qu’ils aillent au Louvre affronter le regard du Saint Jean à mi-corps, son chef-d’œuvre. Dans ces yeux ◀de▶ paradis, la vraie magie ◀de▶ l’intelligence brille ◀d’▶un tel éclat que les autres regards semblent purement animiques. Il a nié la nécromancie et méprisé la hâblerie des spirites du xve siècle, mais il a su mettre sa propre intelligence dans ses figures et y incarner sa pensée infiniment subtile pour l’admiration et l’éblouissement des siècles.
» Le rationalisme revendique Léonard à juste titre comme l’ancêtre ◀de▶ la méthode expérimentale parmi les modernes ; et le mysticisme trouve, dans son œuvre, sa plus haute expression. Nul ne fut si savant et si vigoureux observateur ; nul aussi n’a fait pareillement rayonner sur un visage l’immortalité ◀de▶ l’âme. »
Lettres italiennes
Angelo Brofferio : I Miei Tempi
Tandis qu’on annonce pour les premiers mois ◀de▶ 1903 une belle moisson ◀de▶ romans et ◀de▶ nouvelles, ◀de▶ drames et ◀de▶ comédies, il faut donner un coup d’œil aux dernières publications. L’Italie possède des chefs-d’œuvre dont la majorité des Italiens ignore l’existence ; telles les Confessioni ◀d’▶un ottuagenario ◀d’▶Ippolito Nievo, un auteur mort tragiquement avant ◀d’▶atteindre sa trentième année ; tels ces Miei Ricordi par Angelo Brofferio, que les éditeurs Streglio et Cie de Turin viennent de faire paraître pour le centenaire ◀de▶ la naissance ◀de▶ cet homme éminent.
Angelo Brofferio, né le 6 décembre 1802 à Castelnuovo-Calcea (Piémont), n’était pas seulement un politicien et un avocat ◀de▶ premier ordre, mais notre littérature lui doit des poèmes, des comédies, des études admirables ; et ces Mémoires pleins ◀de▶ verve et ◀de▶ clairvoyance jettent une lumière nouvelle sur l’époque où les chansons populaires aidaient l’œuvre patriotique des Balbo, des ◀d’▶Azeglio, des Durando, etc., l’époque, enfin, où l’Italie était en proie à Metternich ◀d’▶un côté et à Gregorio XVI ◀de▶ l’autre.
◀D’▶un style sobre et vif, Angelo Brofferio peint les temps où se développèrent son enfance et sa jeunesse, et ◀de▶ temps à autre sa manière facile et débonnaire s’efface devant la vision ◀d’▶une patrie, au souvenir ◀de▶ ce que l’Italie attend ; l’auteur appartient à cette pleïade ◀d’▶écrivains, que nous n’avons pas eu le bonheur ◀de▶ connaître personnellement, qui, selon l’expression ◀de▶ F.-D. Guerrazzi, écrivaient un livre, ne pouvant pas livrer une bataille : et ses mémoires reflètent ce caractère ◀d’▶une loyale et rude simplicité qui forme un contraste si frappant avec nos écrivains ◀d’▶aujourd’hui. Alors on n’avait des pensées et des passions que pour le Risorgimento, et pour cet unique idéal on écrivait, on complotait, on mourait sur le champ de bataille ou au fond ◀d’▶une geôle. Aujourd’hui que nous n’avons aucune nécessité ◀d’▶être héroïques, nous ne sommes plus des héros ; nous vivons une vie apparemment plus paisible, quoiqu’on ait soigneusement remplacé l’idéal ancien par des fantômes modernes et des sensibleries souvent ridicules.
M. A. Antoniolli : Amor di sogno
On n’aurait jamais pensé à écrire en 1850 un roman tel que Amor di
sogno, Ie dernier succès ◀de▶ librairie ◀de▶ la saison. Son auteur,
M. A. Antoniolli, était presque inconnu jusqu’à hier ; il écrivait çà et là quelques
articles critiques, comme tout le monde, et des nouvelles honnêtement insignifiantes.
Son roman a été donc une révélation, que le public a su apprécier. Amor
di sogno expose le cas psychologique ◀d’▶une jeune fille, Edoarda, qui, fiancée à
un artiste étranger, Henri Kronberg, et follement éprise ◀de▶ lui, le voit partir pour
la Norvège. Dans la solitude qui l’entoure tout de suite, Edoarda se voue au culte ◀de▶
cet amour et ◀de▶ cet homme qui est loin, loin, et elle l’attend, car il a promis ◀de▶
revenir dans un an. Près ◀d’▶elle, un jeune homme, voisin ◀de▶ campagne, aime la jeune
fille depuis longtemps : Massimo est bien autre que Henri Kronberg : il ne vit pas
dans les nuages, il sent l’amour à l’italienne, un amour tout plein ◀de▶ passion, ◀de▶
transport, ◀de▶ dévouement, qui peut être aussi ennuyeux que celui des gens du Nord,
mais qui vaut en tout cas la peine ◀d’▶être goûté, en principe, du moins. Mais Edoarda,
peu à peu, sans en avoir conscience, finit par se créer un monde fantomatique, où la
figure idéale ◀d’▶Henri Kronberg domine : c’est son amour rêveur, son Amour
◀de▶ songe qui la possède toute. En vain, sa tante un jour lui annonce que
l’artiste s’est marié, là-bas, dans son pays : Edoarda l’attend ; il reviendra, il l’a
promis, il reviendra un jour, sans doute. Et elle n’a pas un regard pour Massimo,
nulle pitié pour son amour : elle poursuit un idéal nébuleux qui lui semble mille fois
plus enivrant que la passion mâle et saine ◀de▶ son jeune voisin. Mais un jour Henri
Kronberg revient en effet ; veuf, seul, repenti : et le choc immédiat entre cet homme
réel, cet amour humain, et le fantôme et l’idylle cérébrale qu’Edoarda avait envisagés
dans sa solitude, se produit irrémédiablement : celui qui est devant elle n’a rien ◀de▶
commun avec son rêve ; elle a aimé un homme qui n’existait pas, et aujourd’hui elle le
repousse avec horreur, puisqu’il résume toute une désillusion, un passé ◀de▶ folies
intellectuelles. Très probablement, dans ces trois ans ◀de▶ sommeil psychologique, le
dévouement muet et tendre ◀de▶ Massimo n’a pas été sans effet : en sortant ◀de▶ son rêve
maladif, en rentrant dans la réalité ◀de▶ l’amour, la jeune fille s’aperçoit bientôt que
Massimo occupe dans sa vie une place énorme ; et lorsque, sans aucun espoir désormais,
Massimo lui annonce qu’il va partir, Edoarda a un élan ◀de▶ passion : « Ne me
demandez rien ! dit-elle. Je ne sais, je ne sais… Je comprends que je mourrais loin
de vous !… »
Massimo l’embrasse, et dans les bras du jeune homme, Edoarda
goûte toute l’ivresse ◀d’▶un réveil, « Enfin ! Enfin !… C’est le réveil,
— dit-elle. — Ne parlez plus : je suis toute à vous !… »
C’en est fait ◀de▶
l’amour du rêve : l’amour réel, tendresse et sensualité, dévouement et possession,
chante son triomphe, dans ce jour tout ensoleillé ◀d’▶un doux automne italien…
Tel est le roman ◀de▶ M. Antoniolli, puisqu’il serait impossible ◀de▶ rendre compte des détails : sur ce canevas délicat et léger il a construit un fort et beau roman, qui place l’auteur parmi les jeunes les plus en vue. Le moment, d’ailleurs, était favorable à ce mélange ◀de▶ vérité et ◀de▶ rêve, parce que les maîtres des deux écoles commençaient à ennuyer le monde avec l’absolu ◀de▶ leur recette : ou toute la vérité jusqu’au dégoût, ou tout l’idéalisme jusqu’à faire dormir debout. M. Antoniolli, en s’éloignant et des uns et des autres, révèle dès à présent une personnalité ; il est trop juste ◀de▶ lui faire une place à part et ◀d’▶en attendre des œuvres originales et significatives.
Lucio d’Ambra : L’oasis
Bien divers est le cas ◀de▶ M. Lucio d’Ambra. Est-ce que ce nouveau roman, l’Oasis, marque un progrès dans la carrière ◀de▶ cet auteur ? J’en doute fort : je retrouve dans son dernier livre les mérites et les défauts ◀de▶ son premier roman, Il Miraggio. M. Lucio d’Ambra est un écrivain probe, soigneux, sans hardiesse, dépourvu ◀de▶ cette largeur ◀de▶ vues et ◀d’▶expression qui décèle tout un avenir ; il se plaît toujours au même sujet familial, qu’il traite ◀d’▶une main délicate, mais faible. Je crois qu’il n’osera jamais, en aucun sens ; poli et tendre, M. Lucio d’Ambra peut plaire, mais son œuvre est si discrète qu’on la suit sans soubresauts, qu’on l’oublie sans effort et sans regret. Il est dominé par la littérature française qu’il connaît ◀d’▶une manière étonnante : on n’a lu ◀de▶ lui que très peu ◀d’▶articles qui ne parlent pas ◀d’▶écrivains et ◀de▶ romans parisiens, car il est chez nous, parmi les jeunes, l’admirateur le plus têtu ◀de▶ tout ce qu’on imprime à Paris. Je crois que M. Félicien Champsaur a dédié à M. Lucio d’Ambra divers chapitres ◀d’▶un roman ; il a été quelque chose dans le Comité italo-français pour la commémoration ◀de▶ Victor Hugo, mais on chercherait en vain son nom dans les Comités qui se proposent ◀d’▶honorer les illustres écrivains italiens. Son corps est à Rome, tandis que son cerveau vit à Paris, et il voit tout, les hommes, les passions et la société, selon le dernier mot ◀de▶ la vie parisienne. Cela veut dire qu’il se rend impossible une originalité quelconque : M. Paul Bourget le hante ; dans un suprême effort il pourrait arriver à imiter M. Octave Mirbeau, s’il en avait l’âme dédaigneuse et violente. C’est dommage : je le considère comme un talent qui réclame un contre-poison des plus efficaces, ou il finira par faire parler français ses personnages romains.
Dans Miraggio, M. Lucio d’Ambra racontait l’adultère du mari ; un mari qui s’emballe pour une actrice et qui revient plus tard, désillusionné du mirage fallacieux, à son foyer : voici que, dans L’Oasis, l’auteur nous donne un pendant, avec l’adultère ◀de▶ la femme, Camille, qui abandonne sa maison, son mari et un petit enfant, pour suivre le meilleur ami ◀de▶ ce pauvre Maurice Clarena, lequel, dans le ravage ◀de▶ tous ses espoirs, dans le désert sentimental où la trahison ◀de▶ sa femme le jette brusquement, trouve son oasis, l’amour pour son enfant. La vie et la mort ◀de▶ cet enfant sont presque tout le roman ◀de▶ M. Lucio d’Ambra ; il aurait pu donner un chef-d’œuvre sur ce sujet si bon et si âpre à traiter, et à vrai dire les pages où le petit Plon-Plon se présente sont dignes ◀d’▶admiration. Mais le marmot vient à mourir, tandis que son père, dans la solitude ◀d’▶Albano, trouve et aime une Claire Bregh ; et alors, puisqu’il n’y a plus rien à faire, la femme ◀de▶ Maurice Clarena revient. L’homme, fou ◀de▶ douleur pour la perte ◀de▶ son enfant, avec l’âme et le cerveau vides, n’a plus l’énergie ◀de▶ repousser l’adultère. Il est seul ; il a peur du monde, ◀de▶ l’avenir ; il reprendra sa femme, il traversera avec elle la vie lourde et inutile, parce qu’il faut bien vivre ◀d’▶une manière quelconque, avec quelqu’un.
Le roman ◀de▶ M. Lucio d’Ambra est dédié à M. Hugues le Roux, et ses personnages lisent les livres ◀de▶ MM. Margueritte, admirent Verlaine et ils sont parfaitement stylés pour vivre au faubourg Saint-Germain.
Nouvelles
Je dois signaler encore un bon recueil ◀de▶ nouvelles, Falce, ◀de▶ M. Calandra, auteur aristocratique, dont je me rappelle un roman vraiment remarquable, La Bufera (l’orage) ; et un autre, Fumo e Fiamma, par Domenico Tumiati, que j’admire comme poète et auteur ◀de▶ ces Mélologues exquis dont la marche a été triomphale à travers toute l’Italie.
Sem Benelli : Ferdinand Lassalle, pièce en 4 actes
J’écris pour la première fois dans ces chroniques le nom ◀de▶ Sem Benelli ; il y reviendra souvent à l’avenir, j’espère, car je m’attends à ◀de▶ belles et fortes choses ◀de▶ lui : il est résolu dans sa vie, sincère dans son œuvre, indépendant et presque farouche. Un drame ◀de▶ lui en 4 actes, Ferdinand Lassalle, vient de signaler au public cet esprit si riche ◀d’▶observation et si aigu : le succès que la pièce a remporté à Florence, où le public et le moment (on était en pleine grève ouvrière) donnaient à la représentation tout le caractère ◀d’▶une vraie bataille, peut dédommager l’auteur des longues recherches historiques, fatigantes et minutieuses, que l’étude du temps lui imposait. La pièce ◀de▶ M. Sem Benelli, malgré le nom ◀de▶ son protagoniste, ne vise point à la question sociale ; il aurait été trop aisé ◀d’▶émouvoir le public avec des tirades fanatiques et des déclamations larmoyantes. Au contraire, l’auteur a choisi, ◀de▶ la vie du chef socialiste, les épisodes passionnels, et précisément cet amour mystérieux avec mademoiselle Donniges, qui coûta la vie à Ferdinand Lassalle. On retrouve dans la pièce ces personnages, Mlle Hélène Donniges, son fiancé Janko Rakovitz qui tua Lassalle en duel, Mme de Hatzfeld, et la tragédie se développe puissamment jusqu’à la mort du protagoniste, soigné dans ses derniers moments par les deux femmes, la comtesse de Hatzfeld et Mlle Donniges, qui lui ont été non moins lourdes que fatales. Je ne dirai pas que le drame ◀de▶ M. Benelli soit incontestablement un chef-d’œuvre ; lui le premier il s’en offenserait ; mais sans doute avec cette pièce il vient de révéler un tempérament complet ◀d’▶artiste, et malgré quelques lacunes il laisse entrevoir des facultés précieuses ◀de▶ psychologue. La pièce est bien taillée, les personnages peints ◀d’▶une main heureuse et sans hésitations ; cela permet donc ◀d’▶affirmer que M. Benelli est sur la voie juste et qu’il peut y marcher longtemps, de plus en plus sûr et libre.
Commémorations
Les Commémorations littéraires ◀d’▶Émile Zola ont été nombreuses : je dirais en franc italien, si le respect ne me retenait, qu’elles ont fini par rompere le scatole, par ennuyer le monde. M. Bovio à Rome, M. Giacosa à Milan, M. Fradeletto à Turin et beaucoup d’autres messieurs moins illustres en bon nombre d’autres villes ont parlé copieusement ◀de▶ la vie et ◀de▶ l’œuvre ◀de▶ Zola, pour se trouver tous d’accord en général et tous en désaccord en particulier. Je ne sais pas ce qu’ils ont dit, pour rester d’accord, à mon tour, avec tous ces historiens ◀de▶ la vie ◀d’▶hier ; mais je trouve un plaisir infini dans la certitude que personne ne pensera jamais à commémorer celui qui écrit ces lignes.
Tome XLV, numéro 158, février 1903
Musique.
Théâtre national ◀de▶ l’Opéra : Paillasses, drame lyrique ◀de▶ M. Leoncavallo
Je m’avoue assez ignorant des productions ◀de▶ la jeune école italienne intitulée vériste. J’ai trouvé jadis un attrait réel, encore qu’intermittent, à la lecture ◀de▶ Falstaff et ◀d’▶Otello du vieux Verdi, et, il y a bien une vingtaine ◀d’▶années, le Mefistofele de Boïto avait su séduire mon intransigeance wagnérienne. J’ai conservé ◀de▶ tout cela un souvenir dont je n’ose plus contrôler l’intérêt. Depuis, j’ai suivi ◀de▶ loin les efforts ◀de▶ feu Ponchielli et parcouru sans joie les oratorios honorables ◀de▶ M. l’abbé Perosi ; mais je n’ai jamais pu lire à la file plus ◀de▶ trois pages ◀de▶ M. Mascagni ; ◀de▶ M. Puccini, plus ◀de▶ six ; et sans me sentir le courage ◀de▶ prolonger ou ◀de▶ réitérer trop souvent l’expérience. Enfin, je le confesse à ma honte, avant ◀d’▶entendre à Royan, l’été passé, les Paillasses que vient de nous offrir l’Opéra, le nom même ◀de▶ M. Leoncavallo ne m’était parvenu que par la réclame tambourinée ◀d’▶une collaboration impériale. Je dois dire, pour mon excuse, qu’en ouvrant la plupart des partitions véristes, on est un peu dérouté par l’intrépide candeur ◀de▶ ce qu’on y rencontre dès l’abord. On comprend tout de suite que ces musiciens-là ne cherchent pas midi à quatorze heures. C’est le confortable sans-façon ◀d’▶heureuses natures, exubérantes à souhait, satisfaites ◀de▶ peu et naïvement contentes ◀de▶ soi-même. Comme on ne risque pas une méningite à persévérer un tantinet, on tourne la page, et ça recommence ou continue jusqu’au moment où on se demande si une naïveté ◀de▶ cette envergure ne serait pas plutôt ◀de▶ la fumisterie, et s’il ne s’agit pas, tout simplement, ◀d’▶une mystification musicale. Que nos excellents voisins me le pardonnent, mais j’ai grand peine à croire à la sincérité des compositeurs véristes italiens. Je ne puis imaginer qu’ils prennent au sérieux leur système et surtout son application ; qu’ils aient supposé un instant faire œuvre d’art en écrivant cette musique à la fin du xixe siècle et après ses conquêtes, dans la patrie ◀de▶ Palestrina, ◀de▶ Monteverdi, des Gabrielli, ◀de▶ Frescobaldi et ◀de▶ tant ◀d’▶illustres acteurs ◀de▶ l’histoire musicale. Si le contraire était vrai, si l’on devait reconnaître ici un « art » soi-disant « latin », il nous faudrait désavouer au plus vite un aussi compromettant cousinage, en rougissant ◀d’▶une filiation à qui on serait en droit ◀de▶ préférer toute autre, fût-ce l’iroquoise ou même l’anglo-saxonne. J’aime mieux penser que la phalange « vériste »se paie gentiment notre figure, — et cela, avec notre argent.
M. Leoncavallo apparaît, certes, le pince-sans-rire le plus étourdissant ◀de▶ la troupe. Les interviews nous l’ont montré accueillant, avec l’aisance qui convient, un succès que la claque et la direction ◀de▶ notre Opéra ont réussi à faire bruyant sans espérer le rendre durable. Imperturbable et bénévole, il disserte ◀d’▶une faconde napolitaine, où M. de Reszké, le Kaiser et M. Pedro Gailhard se mêlent à l’esthétique vériste et au système wagnérien comme au savoureux macaroni national, le jus ◀de▶ tomate et le parmesan. C’est tout à fait délicieux. On jurerait presque qu’il croit que c’est arrivé. Et, au fond, qui sait ? La blague est un jeu quelquefois traître. Le plus malin peut fort bien s’y mystifier soi-même avant les autres. Cela s’est vu ailleurs qu’à Tarascon. Il paraît que la muse ◀de▶ M. Leoncavallo déploya ses premiers essors au café-concert. Il doit y avoir bien longtemps. Aujourd’hui, dans certains ◀de▶ nos music-halls, on fait beaucoup mieux que Paillasses. C’est tout au plus si les successeurs ◀de▶ Rigo y pourraient glaner quelque « Valse lente » ou « bleue » propice aux digestions tout-parisiennes. Wagner introduisit la symphonie dans l’opéra ; les véristes y semblent vouloir installer le laender. Leurs amoureux soupirent, désespèrent et s’étreignent en cadence. Le stoïque Peau-Rouge riait en mourant, ils expirent sur ou après un air ◀de▶ valse. Cette propension chorégraphique n’est pas sans inconvénient chez des gens peu disposés à affronter la céphalalgie pour inventer des thèmes inédits. Si, dans le chœur initial ◀de▶ sa Cavalleria, M. Mascagni ne fit guère que paraphraser une danse chantée du Faust de Lassen (Der Schaefer putzte sich zum Tanz), M. Leoncavallo intercale tout bonnement, dans son « chœur des cloches », un motif ◀d’▶Espana — non pas ◀de▶ Chabrier, grands Dieux ! — ◀de▶ M. Waldteufel. Il est vrai que c’est une mélodie populaire, et M Leoncavallo, additionnant Louis XIV et Bonaparte, peut prétendre l’avoir directement transportée ◀d’▶Ibérie jusqu’en Calabre, en dépit des Pyrénées et des Alpes, pour la plus grande gloire du « vérisme ».
Peu de pièces, autant que Paillasses, ont abusé ◀de▶ la complaisance des reporters. Je ne sais plus où j’ai lu que c’est dans une réunion ultra-select, ◀d’▶aristocratie ducale ou princière, sinon sérénissime, que M. de Reszké conçut le projet ◀de▶ choisir l’élucubration ◀de▶ M. Leoncavallo pour utiliser les derniers débris ◀de▶ ce qui fut sa voix. Il s’en ouvrit aussitôt à son directeur qui faillit le serrer dans ses bras. S‘il faut ajouter foi, en effet, aux racontars des échotistes favorisés ◀de▶ ses confidences, M. Gailhard était alors cruellement embarrassé. « Le meilleur des ressources wagnériennes est actuellement exploité ; le répertoire du maître à peu près épuisé ; et il n’y a plus ◀de▶ musiciens français ! Que faire ? » interrogeait l’infortuné devant la pyramide grandissante des fours amoncelés. Et M. de Reszké lui répondit : « Italie ! Italie ! » — comme dans les Troyens. Il serait parfaitement oiseux et, même, impertinent à l’égard de l’art musical, ◀de▶ s’occuper trop longtemps ◀de▶ la… « musique » ◀de▶ M. Leoncavallo. On entend assez, d’autre part, combien le larynx demi-séculaire ◀de▶ M. de Reszké exige ◀d’▶indispensables ménagements. Pourtant si, par souci ◀de▶ son pensionnaire et pour renouveler son affiche, le Directeur ◀de▶ notre plus dispendieux théâtre national désirait inaugurer une saison ◀d’▶opérette dramatico-burlesque, il n’avait pas besoin ◀de▶ passer les monts. M. P. B. Gheusi lui eût bientôt confectionné le livret rêvé et, des compositeurs français, il en reste assurément quelques-uns pour lui fournir des partitions plus musicales que celle ◀de▶ Paillasses, et non moins clémentes à l’aphonie des ténors usagés. MM. Planquette et Varney sont bel et bien vivants, je pense, et M. Lecocq lui-même est peut-être encore ◀de▶ ce monde. Enfin il y a M. Ganne, dont la Marche lorraine sut fasciner jusqu’à l’auteur ◀de▶ Cavalleria rusticana. Mais il faut se garder ◀de▶ suspecter à la légère le patriotisme du bon Français ◀de▶ Toulouse qu’est M. Gailhard. Je vous le confie dans le tuyau ◀de▶ l’oreille, il doit y avoir là-dessous quelque combinaison ◀de▶ diplomatie internationale, inaccessible, par sa profondeur, aux humbles contribuables admis seulement à payer leur quote-part des 900 000 francs ◀de▶ la subvention. Ce ténor polonais, retour ◀d’▶Amérique, décidant chez des princesses ◀de▶ chanter à Paris l’ours ◀d’▶un croque-notes italien, copain ◀d’▶un empereur allemand, tout cela n’est pas clair. Le compliment inaccoutumé ◀de▶ M. Loubet au maestro expliquerait seul le dévouement ◀de▶ M. de Reszké, que l’on dit millionnaire, et son obstination méritoire à sacrifier, sur l’autel ◀de▶ la paix européenne, le résidu suprême ◀de▶ ses cordes vocales, au lieu de vivre tranquillement ◀de▶ ses rentes dans un ◀de▶ ses châteaux. Il n’en demeure pas moins évident, qu’en octroyant à un descendant des Romains une hospitalité déjà multitoulousaine, notre Opéra a doublement conquis, dans la république musicale, le titre et la fonction ◀de▶ Capitole, et, selon toute apparence, on peut presque assurer que celui-ci sera bien gardé.
Le « drame lyrique » ◀de▶ M Leoncavallo a été monté avec une sollicitude extrême à l’endroit de la susceptibilité des spectateurs. Au lieu d’une Calabre pouilleuse, ◀de▶ maigres oliviers tordus sur un sol brûlé, le décor offrait à la vue la fraîcheur ◀d’▶une vallée vosgienne, aux verts lointains estompés ◀de▶ brume. Dans un coin : le Guignol des Champs-Élysées, convenablement adapté aux dimensions du local, il n’est pas jusqu’à la mise en scène, où l’on ne dût constater une ambition visible à se rapprocher ◀de▶ la nature et atteindre peut-être à la « véristicité ». Les choristes ◀de▶ l’Opéra en ont une trop vieille habitude pour abandonner tout ◀d’▶un coup les formations bien alignées ◀de▶ l’« école ◀de▶ compagnie ». Mais, cette fois, ils rompent les rangs de temps en temps et s’élancent, çà et là, en échelons ◀de▶ tirailleurs, comme dans le « service en campagne » ; ils gesticulent même audacieusement. Enfin une bande ◀de▶ gosses organise une opiniâtre partie ◀de▶ saute-mouton au nez peu rassuré du souffleur et, puisque nous sommes au village, c’est avec une main dans sa poche et l’autre dans son gousset pendant vingt minutes, que Sylvio assiste à la comédie qui doit si mal finir. Sans doute, il y a mieux, mais c’est moins cher. Et puis, il faut savoir se contenter ◀de▶ peu, à l’Académie Nationale ◀de▶ Musique, pour tout ce qui se rapporte à la mise en scène. C’est un petit commencement ; il ne faut pas décourager la bonne volonté. Celle des interprètes mériterait un meilleur emploi. M. Delmas a poussé l’abnégation jusqu’à se rendre méconnaissable dans le rôle du hideux et méchant Tonio. Il en tire tout le parti humainement possible. Si l’on doutait encore ◀de▶ l’intervention occulte ◀de▶ la politique au sujet de Paillasses, la conduite ◀de▶ M. de Reszké suffirait à convaincre le plus incrédule. Chargé ◀d’▶incarner le personnage sympathique du drame, le noble ténor a cru devoir adopter, en se grimant, le masque ◀de▶ défunt M. le Président Mac-Kinley, et il joua Canio ◀d’▶une manière, en quelque sorte, internationale : mi-Yankee, mi-teutonne et, si j’ose cet accroc à l’arithmétique, mi-napolitaine, puisque c’est au pied du Vésuve, je crois bien, que les légendes s’accordent à placer la ville où naquit Polichinelle. Une grippe favorable, en retardant pour moi le soir capitolin, me valut le gracieux spectacle ◀de▶ Mlle Hatto (Nedda), charmant à la fois Parisiens et Calabrais sous le blanc travesti ◀d’▶une soubrette pseudo-Louis XV.
Tome XLV, numéro 159, mars 1903
Littérature.
Lucie Félix Faure, Les Femmes dans l’œuvre ◀de▶
Dante (Perrin)
— Voici un livre ◀d’▶érudition à la fois et ◀de▶ charme, Les Femmes dans l’œuvre ◀de▶ Dante. Elles y sont bien plus nombreuses qu’on ne le croit. Dante n’aima pas que Béatrice. Je ne parle pas des femmes en lesquelles il voulut personnifier, comme en Mathilde, quelque vertu, ou des héroïnes du devoir ou ◀de▶ la passion, Marcia, Francesca ; mais ◀de▶ celles qui vécurent ◀de▶ son temps et qui émurent son cœur : Monna Vanna, la Pietosa, Nella, donna Pietra, Gentucca, — et cette Casentine pour laquelle il fit une délicieuse canzone. L’auteur n’en oublie aucune. Étude excellente, mais où les citations ◀de▶ Dante ne sont peut-être pas assez nombreuses : de plus, il aurait fallu citer d’abord en italien.
Lettres anglaises
Maurice Hewlett : Little Novels of Italy, cr. 8°, viii-364 p., 6 s., Macmillan
Voici maintenant le livre ◀d’▶un païen ◀de▶ la Renaissance : Little Novels of Italy, le livre, et Maurice Hewlett, le païen. C’est une réimpression dont seront heureux tous ceux qui admirent le beau talent ◀de▶ l’auteur ◀de▶ Richard yea and nay. Ces petits romans ◀d’▶Italie sont, en réalité, cinq nouvelles assez longues dont les sujets sont empruntés à ce quinzième siècle qui fut en Italie si brillant. Ceux qui, dans l’Européen, lurent la Madonne du Pêcher auront une idée du style et du ton avec lequel Mr. Maurice Hewlett narre ces ravissantes histoires. Rien n’est plus frais et charmant que les amours ◀d’▶Angioletto et ◀de▶ Bellaroba dans le Jugement ◀de▶ Borso ; quelle idylle est plus gracieuse que celle ◀d’▶Ippolita et ◀de▶ Pilade ; quelle destinée est plus émouvante et trafique que celle ◀de▶ la Duchesse de Nona, et jamais poète fut-il plus atrocement maltraité que Messer Gino ? On peut faire à Mr. Maurice Hewlett quelques reproches ; surtout à propos de son style. Il est indéniable qu’il est parfois maniéré et recherché à l’excès, il a certains archaïsmes et tournures anciennes qui ne sont pus pour déplaire aux érudits, mais dont l’ordinaire lecteur pourrait s’impatienter ; à cela, on répond que Mr. Hewlett écrit certainement pour être là, mais il n’écrit pas pour le lecteur…
Katharine Hooker : Wayfarers in Italy, cr. 8°, viii-309 p., 12 s. 6 d.
Les petits romans ◀de▶ Mr. Hewlett font revivre une des plus belles époques ◀de▶ l’Italie ; pour connaître à présent l’Italie actuelle, il faut suivre Katharine Hooker. Ceux qui jamais n’y sont allés, ceux qui errèrent ◀de▶ ville en ville, ◀de▶ Gênes à Venise et ◀de▶ Milan à Naples, trouveront un égal plaisir à lire Wayfarers in Italy. C’est une relation ◀de▶ promenades, plutôt que ◀de▶ voyages, en Lombardie, en Toscane, dans les Marches, les Abruzzes, la Campagne Romaine, l’Ombrie, et ◀de▶ l’autre côté des Apennins, les rivages ◀de▶ l’Adriatique, Rimini, Ravenne, Sienne, jusqu’à Venise : trois cents pages des plus intéressantes, parce qu’elles sont simples, sans pédanterie, sans érudition ◀de▶ Baedeker, sans incidents particuliers, sans jugements téméraires, sans tous ces défauts qui rendent ordinairement insupportables les récits ◀de▶ voyage. L’Italie, Rome, Florence, Venise, et toutes ces petites villes qui vécurent au moyen âge et pendant la Renaissance ◀d’▶une vie si intense, si ardente ! Elles ont gardé presque toutes leur physionomie ◀de▶ jadis, les palais, les murailles, les monuments ◀de▶ tous genres qui furent les témoins ◀de▶ tant ◀d’▶événements. ◀De▶ fort belles et nombreuses illustrations vous les offrent à nouveau sous un ◀de▶ leurs aspects le plus pittoresque et le plus caractéristique. Les souvenirs vous assaillent devant ces beautés et un désir impatient vous saisit ◀de▶ retourner là-bas… la nostalgie du soleil et la lassitude ◀de▶ nos trop modernes capitales.
Échos.
La Poésie française en Italie
Dans ses trois dernières conférences-lectures ◀de▶ poésie française contemporaine, M. F. T. Marinetti a lu et analysé des poèmes ◀de▶ Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, José Maria de Hérédia, Gustave Kahn, Henri de Régnier, Maurice Maeterlinck, Laurent Tailhade, Paul Fort, Stuart Merrill, Pierre Quillard et Remy de Gourmont.
La prochaine conférence-lecture ◀de▶ M. F. T. Marinetti sera consacrée aux œuvres ◀de▶ Jean Moréas, Francis Vielé-Griffin et Émile Verhaeren.
Ces séances ◀de▶ poésie française contemporaine sont de plus en plus goûtées par un public ◀d’▶élite, et il faut louer M. Marinetti ◀d’▶en avoir eu l’idée.
Tome XLVI, numéro 162, juin 1903
Épilogues.
Persécutions : Galilée
Toute foi implique persécution ; là où il y a persécution, il y a croyance religieuse, il y a foi. On a vu un rudiment ◀de▶ la religion dans l’amour dévot et dévoué (ce sont mêmes mots) du chien pour son maître. Ce n’est pas déraisonnable. Le dévouement des hommes à une idée ou à un homme, à une vérité ou à un sentiment, c’est toujours religion. Les naïfs veulent s’affranchir et pensent avoir réussi, quand ils ont changé ◀de▶ collier. À quoi bon ? Il faut croire, puisqu’il faut vivre, et il faut persécuter ses ennemis, puisqu’il faut vaincre. Il y a la tolérance. Elle n’est praticable que pour des esprits ◀d’▶un scepticisme féroce à force ◀d’▶être méprisant, ou ◀d’▶une bêtise invulnérable à force ◀d’▶être épaisse. C’est tout de même un signe ◀de▶ supériorité qu’on ne voie pas en France bayer sur la même place les portes ◀de▶ cinq ou six temples rivaux : cela donnerait, selon les jours, des rixes, des huées ou des batailles ; cela donnerait surtout des batailles ainsi que l’histoire nous l’apprend avec surabondance. Quand un peuple n’est pas assez bête pour supporter l’exercice simultané ◀de▶ deux ou trois religions, l’État intervient, les supprime toutes moins une seule, ou bien édicté une loi ◀de▶ mépris, une loi ◀de▶ tolérance. Alors on peut traverser la place publique sans craindre les ricanements du délire religieux, ses injures ou ses coups. La tolérance est très estimée. C’est une grande vertu, disent ceux qui voudraient être tolérés. Traitez-nous avec pitié, avec mépris, c’est-à-dire avec tolérance, nous n’en demandons pas davantage. Donnez-nous la vie, rien que la vie, la vie toute nue et toute froide, monsieur le bourreau. La force qui tolère est sotte ; la faiblesse qui se veut tolérée est lâche. Il faut mourir noblement et savoir souffrir sans se plaindre l’injure dont on aurait accablé ses ennemis, si on avait été plus fort.
Bonne ou mauvaise, utile ou néfaste, la tolérance a toujours une fin, c’est quand le parti toléré a refait ses muscles et reposé ses nerfs. Il se réveille, attaque ses anciens vainqueurs. Ainsi il se forme une véritable loi ◀de▶ persécution alternative. Parfois, elle est simultanée : cela s’appelle guerre civile ou guerre religieuse, extrêmes déploiements ◀de▶ la folie humaine.
Le christianisme, cette religion ◀d’▶amour, renferme une grande force persécutive. Il est persécuteur au point ◀de▶ se dédoubler pour permettre, hydre, à ses tronçons ◀de▶ tse mordre les uns les autres, dans leur rage ◀de▶ vérité. Les Romains, ignorant la vérité, ignoraient le plaisir ◀de▶ molester ceux qui ne la possèdent pas. Ils ne devinrent persécuteurs qu’au contact des religions asiatiques et sous la pression ◀d’▶une insolence qui mettait l’empire en péril. Devenu la force à son tour, le christianisme persécuta longuement et savamment ses ennemis ; vaincu après des siècles ◀de▶ domination, il a légué sa manie à une force nouvelle, née, comme lui, ◀de▶ l’évangile, la Révolution. Les procédés chrétiens et les procédés révolutionnaires sont identiques, et cela se comprend, puisque les deux sectes ont les mêmes principes et qu’elles se croient pareillement en possession ◀de▶ ce talisman chimérique, la vérité. Dès que les chrétiens ou les révolutionnaires sont au pouvoir, ils allument des bûchers, dressent des échafauds. Qu’elle opère en Angleterre, ou en France, qu’elle soit franchement ou hypocritement chrétienne, la Révolution procède aux sacrifices qui font partie ◀de▶ son culte. En Angleterre elle brûle la maison et les manuscrits ◀de▶ Harvey ; en France, elle abat la tête ◀de▶ Lavoisier. Sa seule excuse est que l’Église lui avait légué ◀d’▶illustres exemples, et d’abord celui ◀de▶ Galilée.
Mais les hommes grossiers qui imitaient l’Église la dépassèrent ◀de▶ beaucoup en cruauté
et en obscurantisme inconscient. Ils brûlèrent et tuèrent sans savoir, au hasard,
incapables d’ailleurs ◀de▶ soupçonner ce qu’il y avait dans les papiers ◀de▶ Harvey, dans la
tête ◀de▶ Lavoisier. L’Église ici est fort supérieure ; elle savait ce qu’elle faisait.
Elle se montra d’ailleurs bien plutôt rusée que cruelle ; elle fut même courtoise. On
n’a jamais persécuté avec une telle politesse. Galilée n’a pas souffert en proportion ◀de▶
la gloire que lui a valu sa captivité. Son grand titre en effet à l’admiration des sots,
c’est ◀d’▶avoir été victime ◀de▶ l’Inquisition, comme s’il était jamais glorieux ◀d’▶être
victime, c’est-à-dire vaincu ! Galilée ne se jugeait pas victime ; il aurait eu honte
◀d’▶être victime. Son attitude vraie est fort différente : loin de se plaindre, il loua
les procédés ◀de▶ l’Inquisition à son égard, fâché ◀de▶ ses travaux interrompus, satisfait
qu’on le traitât dignement, qu’on lui assignât pour résidence durant le procès, non une
prison, mais un palais, et que les discussions fussent décentes. Il se vante peut-être
◀d’▶avoir moins souffert qu’il n’a souffert : admirable orgueil ! Suspect à l’université
impériale, Taine avait été exilé à Briançon, humilié dans son intelligence, frappé dans
ses intérêts : quelle belle occasion ◀de▶ se plaindre plus tard ! Nullement :
« Taine, dit M. Sorel, n’avait pas ◀de▶ goût à parler ◀de▶ ces temps
douloureux. »
Signe ◀de▶ grandeur. Comparer cette attitude à celle des humbles
politiciens victimes du Deux-Décembre.
Ce serait déjà énorme que Galilée eût risqué le martyre ; il est défendu ◀de▶ supposer
qu’il ait réclamé la pitié ◀de▶ ses contemporains ou ◀de▶ la postérité. Non, il avait même
pris ses précautions pour ne pas être martyr ; et on ne l’accusa point, on lui demanda
des explications. Il répondit sans faiblesse et sans vanterie. Dut-il se rétracter ? On
n’en sait rien. C’est peu probable, car ses affirmations avaient été indirectes et ◀de▶
pure hypothèse. On sait qu’il ne proféra point la phrase ◀de▶ mélodrame : E
pur si muove. Il dédaigne ◀d’▶insister. On n’avait pas, en ces temps-là, le
prosélytisme ◀de▶ la science ; et bien au contraire, la tendance était ◀de▶ cacher au
vulgaire les secrets ◀de▶ la nature. Que le peuple sache ou ignore les véritables
mouvements des astres, cela n’a aucune importance, une vérité ou une erreur étant
également inertes aux mains du peuple. « Après, vous m’apprendrez l’Almanach pour
savoir quand il y a ◀de▶ la Lune, et quand il n’y en a point. »
M. Jourdain est
fort raisonnable.
Galilée était un véritable savant. Il n’a donc affirmé qu’avec doute et avec dédain. Les dialogues contiennent le pour et le contre. Il croyait au système ◀de▶ Copernic et ses calculs en avaient augmenté la vraisemblance. Obligé ◀de▶ dissimuler, il le fit en souriant, cédant noblement à la bêtise, cette force, donnant une preuve mémorable du désintéressement des fiers esprits. Se désintéresser ◀de▶ la vérité, n’est-ce pas le suprême effort ? La grandeur ◀de▶ Galilée est là, et non dans son état légendaire ◀de▶ victime, et non dans un mouvement ◀de▶ colère, dans un mot ◀de▶ femme qui veut toujours avoir raison.
Voilà une belle histoire ◀de▶ persécution, et qui ferait penser que la civilisation n’a peut-être pas beaucoup gagné quand on substitua la justice du peuple à la justice ◀de▶ l’Église. Enfin, cela fait toujours plaisir ◀de▶ changer ◀de▶ tyrannie : il ne faut pas espérer davantage.
Notices bibliographiques
Vittorio Pica, Attraverso gli Albi e le Carterelle, 3 fasc. in-4°
M. Vittorio Pica, depuis quelques années, s’est donné tout entier à l’art. On a parlé ici ◀de▶ ses études sur l’Arte mondiale à l’Exposition ◀de▶ Venise. Il a continué ses recherches en deux séries. Dans la première, Attraverso gli Albi e le Cartelle (parmi les Albums et les Cartons), il passe en revue les dessins, gravures, lithographies des artistes les meilleurs et les plus singuliers ◀de▶ ce temps. ◀D’▶abondantes illustrations rendent ces beaux fascicules des plus agréables à feuilleter. Voici Odilon Redon et quelques-unes ◀de▶ ses plus belles œuvres, le satanique Rops, le fougueux ◀de▶ Groux, le fantastique Goya, Daumier, Gavarni, Forain, et les maîtres anciens, Callot, Raffet.
Les pages où il commente Redon sont ◀d’▶une critique très aiguë :
« Une des œuvres les plus étranges et les plus originales qui aient vu le jour dans ces vingt dernières années, c’est l’Album dédié au poète américain Edgar Allan Poë, ce conteur ◀de▶ génie, par le français Odilon Redon, l’artiste le plus bizarrement macabre que je connaisse, ce vigoureux dessinateur qui, en une série ◀d’▶abstruses et suggestives lithographies, a su fixer les plus terrifiantes hallucinations ◀d’▶un cerveau exalté par la fièvre ou l’opium. Pour donner une idée ◀de▶ l’originalité singulière ◀de▶ Redon, il suffira ◀de▶ décrire deux des compositions ◀de▶ cet Album.
« La première nous montre un ciel immense, enveloppant un paysage mystérieux et sombre, où miroite un étang planté ◀de▶ roseaux. Au-dessus, au milieu de ce ciel gris, s’élève, bizarre et insolite ballon, un œil immense désorbité, qui monte désespérément, portant, suspendu en guise de nacelle, un minuscule crâne atrophié. Cet œil, qui regarde l’infini, est-il un symbole ? se demande Jules Destrée, dans son intéressante étude des œuvres lithographiques ◀de▶ Redon. Le dessinateur a-t-il voulu montrer le néant angoissant des choses sur notre terre si tristement ténébreuse et monotone, l’aspiration perpétuelle et pourtant vaine ◀de▶ l’homme à expliquer le suprême problème des philosophies, et à scruter l’infini, l’atrophie, la dégénérescence, l’agonie ◀de▶ la pensée en ◀de▶ telles recherches sans espoir ? Peut-être. Mais pourquoi vouloir à tout prix une explication précise ? N’est-ce pas précisément le caractère des œuvres véritablement et hautement suggestives, ◀de▶ se prêter aux interprétations les plus variées, n’est-ce pas en cela que réside leur attirance singulière ?
« L’autre lithographie, qui nous donne une indicible impression ◀de▶ mystérieuse terreur, représente une énorme cloche qui sonne sans interruption en une atmosphère enténébrée qu’elle raye fantastiquement ◀de▶ stries lumineuses. Cette cloche est suspendue à une grosse poutre qui s’appuie on ne sait où ; deux épouvantables mains ◀de▶ squelette tirent violemment la corde et mettent en mouvement le bronze sacré. Du funèbre sonneur n’apparaissent que les épaules et les vertèbres, surmontées ◀d’▶une tête parcheminée, rigidement immobile et sans bouche, éclairée seulement ◀de▶ deux yeux luisants et terribles. Qu’annonce cette effrayante cloche ? La fin peut-être ◀de▶ ce monde vieilli, chargé ◀de▶ péchés, pourri ◀de▶ vices, et ◀d’▶une inguérissable corruption ?
« Non moins horriblement macabres, ces sept lithographies qu’Odilon Redon composa, il y a quelques années, et qui sont une si sincère interprétation du juré, cette étrange monographie du hardi penseur et écrivain ◀d’▶avant-garde, que se montre toujours, en art ou en littérature, en philosophie ou en sociologie, l’illustre sénateur belge, Edmond Picard. La première, qui sert ◀de▶ frontispice au volume, nous donne l’impression fantasmagorique ◀d’▶un crâne lancé inopinément dans l’obscurité. Elle interprète parfaitement la phrase qui la lui a suggérée : “
La muraille ◀de▶ sa chambre s’entr’ouvrait et ◀de▶ la fente était projetée une tête ◀de▶ mort1.” La seconde, où le grotesque se mêle au terrible, nous présente un minuscule squelette, au crâne glabre et chauve ◀de▶ gnome, aux oreilles ramifiées, se tenant en équilibre sur une branche ◀d’▶arbre, en une attitude ridiculement coquette. Dans la troisième, nous apercevons le protagoniste angoissé ◀de▶ la monographie, le juré poussé au suicide par le remords ◀d’▶avoir condamné un innocent, et qui s’abîme dans une mare fangeuse, les yeux fixés, en une expression ◀d’▶indicible épouvante, sur la tête osseuse et ricanante du spectre vengeur.« Afin de faire mieux connaître le singulier artiste français, il ne sera peut-être pas inutile ◀de▶ décrire quelques-unes ◀de▶ ses créations les plus récentes :
« Voici son “Serpent auréolé”. Dans un sanctuaire ténébreux, éclairé ◀de▶ profil par l’inquiétante lumière ◀d’▶une lampe suspendue à une chaîne ◀de▶ fer, on entrevoit, debout sur un piédestal en bois, une femme nue, autour de laquelle s’enroulent les monstrueux replis ◀d’▶un énorme serpent, dont la tête triangulaire, pend en bas, tandis que sa queue s’arrondit en auréole autour de la tête larmoyante ◀de▶ l’idole féminine.
« Voici “Pégase captif”, peut-être une des plus belles estampes ◀de▶ Redon, comme composition et merveilleuse opposition des tons noirs et blancs. Un homme minuscule traîne derrière lui, ◀d’▶une main vigoureuse, le colossal cheval ailé qui hennit en vain et cherche à se détacher. Voici encore le frontispice pour les “Fleurs du mal” ◀de▶ Baudelaire : ◀d’▶une corbeille en fer ciselé, ◀d’▶une étrange mais artistique facture, s’élève une touffe ◀de▶ fleurs bizarres et ◀de▶ feuilles épineuses, qui semblent prendre racines dans le cerveau ◀d’▶une cadavérique petite femme aux paupières douloureusement baissées. “La Fleur du marécage” : en un des paysages bourbeux et désolés, tant aimés ◀de▶ notre artiste, se dresse une mince tiare couronnée ◀d’▶une fleur ronde, qui n’est autre qu’une pâle figure humaine, aux yeux pensifs, et ◀d’▶une expression immensément triste.
« Outre ces quatre lithographies, il en est une série d’autres, aux titres mystérieux et terrifiants : “Araignée en pleurs”, “le Masque ◀de▶ la mort rouge”, “Embryons et polypes”, “Désespérance”, “Étrange jongleur”, “l’Idole astrale”, “Dans les boues primordiales”, “le Crâne béni” et d’autres semblables, pour lesquelles Redon a recouru aussi bien aux fantomatiques larves ◀de▶ la Magie qu’aux formes inconnues des infusoires et des bacilles, révélées aux savants par le microscope. Il n’a pas non plus négligé ◀de▶ cueillir sur les misérables faces humaines les rides les plus profondes ◀de▶ la douleur et ◀de▶ la maladie pour les reporter sur des tristes visages ◀de▶ femmes ou ◀d’▶enfants, précocement flétris, qu’il évoque énigmatiques et tremblants, en ses estampes, parmi les ténèbres inquiétantes et les chaotiques agitations des êtres en formation.
« L’œuvre ◀d’▶Odilon Redon, ◀d’▶un symbolisme qui, pour exprimer la profonde misère ◀de▶ l’homme et son avide aspiration vers l’idéal, a recours aux déformations imprévues mais logiques du vrai, à ◀d’▶incroyables créations ◀de▶ monstres, effleure parfois le grotesque et risque ◀de▶ devenir puéril, apparaît, dans sa complexité, en dehors de toute tradition et formule ◀d’▶art. À cause même ◀de▶ cela, il ne semblera pas extraordinaire ◀d’▶affirmer que non seulement son œuvre ne saurait être goûtée au premier contact, mais qu’elle est fatalement destinée à ne recueillir les suffrages que ◀d’▶un petit nombre seulement ◀de▶ ces esprits raffinés, qui trouvent un plaisir singulier à se faire les collaborateurs ◀de▶ l’artiste, à le découvrir et à ajouter à ses conceptions subtiles, sibyllines, et si originales. Ainsi l’a voulu l’auteur lui-même, puisque, dans ses aspirations aristocratiques, il s’est toujours efforcé ◀de▶ donner à tous ses albums un caractère exceptionnel ◀de▶ rareté, en ne les faisant pas tirer à plus ◀de▶ cinquante exemplaires, ordonnant qu’après un tirage aussi restreint les dessins fussent aussitôt effacés des pierres ».
L’Arte decorativa all’ Esposizione di Torino, 4 fasc. in-4°, Bergame, Istituto italiano ◀d’▶arte grafiche
Dans sa seconde série ◀de▶ fascicules, M. Pica examine — toujours avec le même luxe ◀d’▶images, — l’Arte Decorativa all’Exposizione di Torino, — l’Art décoratif à l’Exposition ◀de▶ Turin. Analyser un tel recueil ◀de▶ documents et jugements sur les œuvres et les artistes les plus divers est impossible. On préfère donner les conclusions mêmes ◀de▶ M. Pica sur les tendances actuelles ◀de▶ l’art décoratif qu’il a résumées en un synthétique épilogue.
« On a beaucoup parlé et beaucoup écrit en Italie, dit M. Pica, sur l’art décoratif ◀d’▶aujourd’hui, mais, au milieu des sarcasmes des fervents ◀de▶ la tradition et des enthousiasmes des fanatiques du nouveau, le public demeure perplexe. »
Cependant, s’il est difficile ◀d’▶affirmer qu’il existe un style nouveau ◀d’▶architecture, il est indéniable qu’il s’est produit un mouvement, large, prospère, varié ◀de▶ rénovation décorative. Et ce qui le prouve, ajoute M. Pica, c’est le nombre toujours grandissant des ralliés, qui, devinant la prochaine victoire, la glorifient. Et l’auteur est tellement convaincu ◀de▶ la vitalité ◀de▶ cette rénovation ◀de▶ l’art décoratif actuel qu’il croit que la meilleure propagande en sa faveur est ◀de▶ la faire connaître au public. Et c’est ce qu’il a fait dans ce volume, où il étudie les représentants les plus originaux et leurs œuvres les plus intéressantes et les plus caractéristiques dans chaque nation.
Selon M. Pica, la question ◀de▶ savoir si « oui ou non, il existe un style
véritablement moderne, ◀d’▶un caractère bien distinct et ayant un substratum commun
dans les diverses productions et les divers pays »
, est encore prématurée.
Ce n’est pas, en effet, dans l’agitation même ◀de▶ ce mouvement ◀d’▶évolution que l’on
peut le juger ; il y faut une certaine perspective. Contentons-nous donc ◀d’▶en étudier
les tendances diverses et encore incertaines. Ou remarque principalement deux
directions ou tendances contradictoires : les naturalistes, qui
imitent directement la nature, et les anti-naturalistes, qui
préfèrent s’en tenir aux combinaisons abstraites ◀de▶ lignes imaginées par leur
cerveau.
Il y a encore les aristocrates, pour lesquels l’art, d’après Grasset, n’est que la richesse ◀de▶ la forme ; et les démocrates, qui proposent ◀de▶ rattacher les tendances décoratives actuelles au mouvement social, préoccupés ◀d’▶unir la beauté à la simplicité pour obtenir le bon marché, ce qui est vraiment une bien inférieure conception.
Voici aussi les Cosmopolites et les Nationalistes, les uns rêvant un patrimoine commun ◀d’▶art, une fusion ◀de▶ tous les styles et ◀de▶ toutes les sources ◀d’▶inspiration ; les autres, qui croient que chaque peuple a ses nourritures esthétiques spéciales, désirent conserver leur physionomie et le génie ◀de▶ leur race, tout en s’essayant à ◀de▶ nouvelles réalisations artistiques.
Les traditionnalistes, qui sont les modérateurs, les réducteurs
nécessaires ◀de▶ toutes ces audaces, et qui maintiennent les caractères essentiels et
caractéristiques ◀de▶ l’esprit ethnique. « Il serait absurde et dangereux, dit
M. Pica, ◀de▶ trancher tout lien avec ces artistes, dans des pays qui ont, comme la
France et l’Italie, un passé glorieux : leur œuvre modératrice peut être très
profitable, pourvu qu’elle ne se change pas en réaction. »
Mais toutes les sympathies ◀de▶ M. Pica vont vers les anti-traditionnalistes, qui, « libérés des timides réticences et des
préjugés conventionnels, sauront rendre l’art nouveau toujours plus vivant et plus
original »
. Qu’ils sachent seulement ne pas perdre leur temps et leur talent
à rénover ce qui ne saurait être rénové, la règle essentielle des arts appliqués es la
perpétuelle subordination ◀de▶ l’ornementation à l’utilité pratique.
M. Pica termine par quelques conseils très judicieux, mettant les artistes en garde
contre les enthousiasmes irréfléchis : « Qu’ils se servent, dit-il, quand ils
le croiront convenable, des antiques modèles nationaux et des modernes modèles
étrangers, mais ne négligent pas l’étude attentive et consciencieuse ◀de▶ la nature,
s’efforçant ◀de▶ développer leur propre individualité, parce que, ainsi que le disait,
il y a plus ◀de▶ 70 ans, le maître japonais O’Kusai :
“Il ne faut pas
s’assujettir servilement aux règles indiquées, mais chacun doit faire ce que lui
dicte son imagination.”
»
Telles sont, sur cette question si importante, l’évolution artistique, les opinions ◀d’▶un maître ◀de▶ la critique d‘art.
Tome XLVII, numéro 163, juillet 1903
Les Journaux
Dante au théâtre (Le Temps, 19 mai)
Le même journal a recueilli, à propos du Dante ◀de▶ M. Sardou, ◀de▶ bien intéressantes observations ◀de▶ M. Gebhardt :
— « C’est une remarque que j’ai souvent faite que les écrivains ◀de▶ l’autre côté des Alpes et même les simples lettrés gardent quelque méfiance contre la France. Ce sentiment ◀de▶ réserve, qui tient en haleine la susceptibilité la plus vive à notre égard, est le fond ◀de▶ la nation italienne. Nous nous connaissons depuis trop longtemps, nous avons été trop souvent en contact pour ne pas savoir notre fort et notre faible. Nous sommes des frères qui, sans être ennemis, subissent, à leur insu, l’influence des mauvais souvenirs communs. Ainsi, les vieilles querelles laissent malheureusement des traces. Dans une ◀de▶ mes récentes leçons en Sorbonne, je rappelai à propos de Machiavel et ◀de▶ son jugement plutôt dur — quoique juste au fond — sur les Français (dans les Rittrati di Francia), la rencontre du Dante avec Hugues Capet, au XXe chant du Purgatoire. Le poète florentin met dans la bouche du roi de France ces paroles terribles :
Io fui radice della mala planta,Che la terra cristiana tutta aduggia,Si che buon frutto rado se ne schiantaDi me son nati i Filippi et i Luigi.» C’est moi qui fus la racine ◀de▶ la plante mauvaise qui couvre ◀de▶ son ombre toute la terre chrétienne, de sorte qu’elle ne porte que rarement un bon fruit… ◀De▶ moi sont nés les Philippe et les Louis. »
» Dante prête à Hugues Capet ses pensées, et ses pensées ne me paraissent guère bienveillantes. Il est inutile ◀de▶ citer Alfieri ; il ne nous aimait pas beaucoup et il l’a dit avec sa violence habituelle. L’Italien est fidèle à ses traditions : il froncera le sourcil si une main française touche à une ◀de▶ ses gloires. Et quand il s’agit du Dante, il criera volontiers au scandale.
» Tout bien pesé, j’estime que le poète ◀de▶ la Divine Comédie ne fournit à un auteur dramatique que des éléments insuffisants. Je ne vois pas les scènes à faire. La partie anecdotique sur le Dante est infernale et petite.
» La critique qui passe par des phases aussi inexplicables que le phénomène des marées est disposée tantôt à tout accepter sur un auteur, tantôt à tout repousser. Aujourd’hui nous voici à la deuxième phase : on rejette presque tout l’ensemble des faits qui se rattachent à la vie du Dante. On ne savait déjà pas grand’chose, maintenant on ne sait plus rien. Le voyage à Paris est révoqué en doute. Gaston Paris n’y croyait pas.
» Ainsi la figure du Dante s’éloigne vers les régions mystérieuses des légendes. Elle devient hiératique. Elle ne conserve que les traits qui lui donnent une expression religieuse. Le Dante est doublement sacré par ses malheurs et son amour. On ne voit en lui que le proscrit torturé par sa passion pour Florence et le poète ◀de▶ Béatrice. Placé si haut par l’admiration ◀de▶ ses fidèles, il ne saurait, sans risquer ◀de▶ perdre son caractère, être ramené aux proportions humaines. La Divine Comédie, voilà tout Dante. C’est un évangile que l’on doit commenter et vénérer. Il ne faut pas y chercher des sujets ◀de▶ drame.
» Le Dante reste le plus grand Italien du moyen âge. Il personnifie cette époque, qui fut une des plus glorieuses ◀de▶ l’Italie…
« Le Pape et l’Empereur, les “deux luminaires”, se complétaient l’un par l’autre. Le Dante a soutenu qu’ils étaient égaux en puissance : l’un s’appuyait sur son épée, l’autre sur son bâton pastoral. Mais le Dante comptait plus sur l’une que sur l’autre pour ramener en Italie la tranquillité et la prospérité. Sa lettre, après l’élection ◀d’▶Henri VII, s’explique ainsi da se et n’a rien ◀d’▶infamant pour la mémoire du poète. D’ailleurs, l’homme qui a jeté le cri douloureux :
Ahi serva Italia, di dolore ostello,Nave sanza nocchiero in gran tempesta… 2a été un patriote enflammé. »
Le latin, langue universelle (Vox Urbis, Kal Maüs)
On lit dans Vox Urbis, journal latin publié à Rome :
« Latinorum conventus Romæ die XVI Aprilis an MDCCCIII primum congregatus vehementer exoptat et poscit :
I) ut sermo latinus inter gentes universas communis habeatur et adhibeatur ad humanitatis commercium fovendum, augendum, tenendum ;
II) ut collegia cœtusque doctorum acta sua, compendio saltem, latine patefaciant ;
III) ut universi discipuli sermonem latinum ad colloquia advenarum, peregrinorumque conversationem, interrogantium, vel sciscitantium, in ludis etiam primariis discant ;
IV) ut ad hoc propositum facilius assequendum libelli ◀de▶ rebus quotidiani usus a peritis pura latinilate lucidi tersique scribantur. »
Lettres italiennes
Théâtre : Il Gigante e i Pigmei, par E. A. Butti
M. E. A. Butti a eu une idée hardie et géniale ; dans sa pièce en trois actes, Il Gigante e i Pigmei (Le Géant et les Pygmées) il a développé un drame passionnel dans un milieu littéraire. Ses personnages sont des hommes ◀de▶ lettres italiens bien connus ; trop connus, même, car le public et la critique ont immédiatement donné un nom à chacun, depuis Giosuè Carducci jusqu’à… Luciano Zuccoli, et, en oubliant soudainement l’œuvre d’art, des polémiques ont éclaté. Un auteur a-t-il le droit ◀de▶ porter sur la scène des hommes en vue ? Un acteur peut-il se déguiser parfaitement jusqu’à ressembler à Monsieur Tel ou Tel Autre ? Pour ma part, je trouve la question excessivement oiseuse : le public a toujours le droit ◀de▶ siffler une pièce et on peut bien concéder à l’auteur le droit ◀d’▶imaginer un Luciano Zuccoli quelconque et ◀de▶ le présenter sous la lumière qui lui plaît. D’ailleurs. M. E. A. Butti peut se vanter en ce genre ◀de▶ tentatives ◀d’▶un prédécesseur ◀de▶ quelque valeur : Aristophane ! Cependant, quoi qu’on puisse en penser, la pièce ◀de▶ M. E. A. Butti causa un vrai scandale : les choses les plus sottes ont été écrites à ce propos par les critiques les plus compétents, et on a conclu que si on peut permettre à un auteur en voie exceptionnelle ◀de▶ présenter au public les Pygmées, il est absolument immoral ◀de▶ lui mettre sous le nez un Géant. Je ne sais pas pourquoi cette manière ◀de▶ résoudre le problème m’a fait rire jusqu’aux larmes, en prévoyant qu’en ma qualité ◀de▶ pygmée je pourrais être exposé dans toutes les foires, en attendant ◀de▶ devenir un géant, ce qui, pour aujourd’hui, est loin de mes intentions. Toujours est-il que, sous le coup ◀de▶ ces discussions, la pièce en question n’eut pas ◀de▶ juges éclairés, et je pense que l’auteur a bien fait ◀de▶ publier son drame à la Librairie Nationale à Milan. On peut résumer en quelques mots le sujet ◀de▶ la pièce : Ascoli, le géant, le poète national, a épousé Olga Mirondi, une dame qui laisse quelque peu à désirer du côté des mœurs, quoiqu’elle sache écrire des vers admirés sinon admirables. Le poète vit avec sa femme Olga et une jeune fille, née ◀d’▶un mariage antécédent, et il ignore profondément ce que tous les littérateurs habitués ◀de▶ sa maison savent par expérience. Une nuit qu’il revient à l’improviste chez lui, il trouve dans sa maison un ◀de▶ ces jeunes hommes ◀de▶ lettres ; il le questionne, et l’écrivain lui répond qu’il se trouve là pour un rendez-vous non avec la femme du grand poète, mais avec sa fille. Ascoli lui impose ◀de▶ l’épouser au plus tôt. Le lendemain, la jeune fille, à qui le père reproche sa conduite scandaleuse, comprend tout à coup que cet intrus ◀de▶ la nuit se trouvait dans la maison pour un rendez-vous avec sa belle-mère, mais elle n’ose pas se défendre en accusant Olga, elle n’ose pas porter ce coup à son père adoré : elle baisse la tête, elle se résigne, elle épousera le littérateur qui était, qui est encore l’amant ◀d’▶Olga ; et le mariage a lieu réellement, le sacrifice s’accomplit au quatrième acte, tandis qu’Olga triomphe et sourit au bon génie ◀de▶ l’adultère… Il n’y a pas besoin ◀d’▶insister pour faire comprendre que cette pièce, personnages à part, est suffisamment scabreuse et discutable en soi-même ; je prévois si bien les objections des lecteurs que je ne m’arrête pas à les exposer pour mon compte. Mais la pièce est admirablement fraîche et amusante, les détails sont souvent délicieux, les personnages envisagés avec un humour caractéristique.
Il ne s’agit pas ◀d’▶un grand tableau, mais ◀d’▶une miniature, ou mieux encore ◀d’▶une aquarelle et je crois que M. Butti, en lui donnant celle valeur, pourra la classer honorablement dans la collection ◀de▶ ses œuvres.
[Théâtre :] la Vedova, par R. Simoni ; Maternità, par R. Bracco ; Ondina, par M. Praga ; I giorni più lieti, par G. Antona-Traversi
Tandis qu’on se perdait en potins ridicules à propos de cette comédie, M. Renato Simoni, un jeune journaliste presque inconnu hier, triomphait avec sa Vedova (La veuve) et M. Roberto Bracco s’imposait encore une fois avec sa Maternità ; d’un autre côté, M. Marco Praga, nom cher au public italien, rentré au théâtre après plusieurs années ◀de▶ silence, trouvait quelques difficultés à ressaisir le succès avec son Ondina, accusée sinon convaincue ◀de▶ prolixité et ◀de▶ bavardage ; et G. Antona-Traversi en faisant jouer I giorni più lieti (Les Meilleurs jours) goûtait un nouveau triomphe. Cette pièce est une satire souple, souriante, aiguë des tracas qui précèdent un mariage dans la haute société ; un tour ◀de▶ force ◀d’▶esprit et ◀de▶ nuances, car le sujet est bien peu de chose.
Sfinge : Dopo la vittoria
Parmi les romans qui ont vu le jour ces derniers mois, je dois signaler Dopo la vittoria (Après la victoire), par Sfinge. Cette jeune dame ◀de▶ l’aristocratie qui cache son nom sous un pseudonyme désormais transparent n’a pas eu toute l’audace que ses admirateurs lui supposaient. On peut avoir le courage ◀de▶ braver les préjugés ◀de▶ son monde, et en effet Sfinge n’a pas été arrêtée dans sa carrière par les considérations « talon-rouge » ◀de▶ son entourage habituel. Mais voici qu’au moment de rompre avec les conventions littéraires, elle n’y arrive qu’à moitié. Le roman que Sfinge vient de publier chez Treves de Milan est faux dans ses conclusions. Une comtesse de Geraci, follement éprise ◀d’▶un prince Partanna, veut purifier la passion ◀de▶ ce dernier ; elle se refuse à lui, quoiqu’elle meure ◀d’▶envie, et lui signale une œuvre ◀de▶ bonté à accomplir, la régénération morale et économique ◀de▶ ses paysans. Le prince Partanna, tout en lui obéissant, trouve le moyen ◀de▶ se laisser séduire par une fraîche et douce marquise Cybo ; puis, revenu et ◀de▶ son aventure, et ◀de▶ son œuvre ◀de▶ bonté, il obtient ◀de▶ cette comtesse céleste un baiser sur le front. Je peux galamment croire Sfinge sur parole, mais si j’osais mettre la galanterie ◀de▶ côté, je voudrais lui dire que cela n’arrive jamais dans le monde : l’homme qui se contente ◀d’▶un seul baiser est indigne ◀de▶ descendre ◀d’▶une longue série ◀de▶ guerriers et ◀de▶ conquérants. D’ailleurs, si jamais cela s’est passé réellement dans un coin quelconque, cela ne valait pas la peine ◀de▶ nous le raconter en gaspillant un trésor ◀de▶ talent, ◀d’▶esprit et ◀de▶ goût. Sfinge nous doit une revanche sous peu.
G. D’Annunzio : Le Laudi
À la même maison Treves ont paru Le Laudi de Gabriele d’Annunzio.
C’est un livre magnifique, imprimé en caractères rouges et noirs, rehaussés par des
dessins symboliques harmonieux et riches ◀de▶ Giuseppe Cellini. Le poème se compose ◀de▶
8400 vers divisés en vingt et un chants, dont chaque strophe se compose à son tour ◀de▶
vingt et un vers. Mes lecteurs français peuvent se passer ◀d’▶une analyse du poème : il
a une allure puissante, superbe et originale. Sa publication a scandalisé le parti
clérical, car ◀d’▶◀Annunzio▶ affirme encore une fois vigoureusement son caractère ultra
païen. Ce qui a choqué, entre autres choses les croyants est notamment ce passage, que
je traduis à la lettre : « La croix du Galiléen aux cheveux roux sera un jour
jetée aux sombres souterrains du Capitole et son règne dans le monde finira. Et
cette Mère vierge habillée ◀de▶ douleur, au cœur percé par les épées, s’évanouira
devant la Déesse qui reviendra ◀de▶ la mer dont elle est née, pure comme la fleur du
sel, portée par les zéphirs riches ◀de▶ pollen et ◀d’▶harmonie là-bas où débarqua un
jour son ancien fils avec le destin ◀de▶ Rome… »
Ce vœu, ◀de▶ voir la Madone
enfoncée par Vénus, n’était pas fait pour réjouir le monde catholique, et en effet une
tempête se déchaîna autour du poème et ◀de▶ son auteur. Après le scandale Butti, nous
avons eu le scandale ◀d’▶◀Annunzio▶, car les hommes n’ont pas encore appris que le seul
moyen ◀de▶ tuer un écrivain ou une idée c’est le silence. ◀De▶ cette manière, le poète,
qui ne comptait pas sur les ressources ◀d’▶une réclame ◀d’▶indignation, n’a fait qu’y
gagner et il peut dresser dès à présent un petit autel à Vénus, pour nous donner le
bon exemple.
G. Pascoli : Canti di Castelvecchio
M. Pascoli, après un long silence pendant lequel il s’était adonné complètement aux études philologiques et philosophiques, revient à la poésie. Son recueil Canti di Castelvecchio rassemble une série ◀de▶ poèmes inspirés par la campagne et par la vie des humbles qui peuplent les villages ◀de▶ la Toscane, où il oublie qu’il est né en Romagne. Ces nouvelles poésies sont presque toutes le pendant ◀de▶ ces autres qui ont paru il y a plusieurs années dans Myricæ, un livre très original qui donna rapidement à M. Pascoli une magnifique renommée ◀de▶ poète, et qui le fit préférer par bon nombre ◀de▶ lecteurs à M. d’Annunzio même. Mais désormais M. Pascoli, plus fort et plus libre, peut semer dans ses vers ces audaces ◀de▶ pensée et ◀de▶ forme vers lesquelles son talent ◀d’▶artiste exquis est irrésistiblement attiré. Les pauvres gens qui font son entourage ont un vocabulaire spécial, et on peut, en lisant les vers ◀de▶ M. Pascoli, imaginer le poète depuis le matin jusqu’au soir se promenant ◀de▶ chaumière en chaumière, en quête ◀de▶ mots vifs et descriptifs. Il sait exploiter cette vie naïve, il goûte les rythmes populaires, il étudie les refrains, il imite le gazouillage des oiseaux, et souvent, ◀d’▶un coup, par les choses et les sentiments simples ◀de▶ la terre, il arrive à des méditations et à des comparaisons profondes. Ses souvenirs personnels et les malheurs ◀d’▶une jeunesse bien triste le poussèrent à fuir le bruit des grandes villes modernes Il était encore enfant lorsque son père fut assassiné ; il connut la misère et la faim ; mais, loin de haïr les hommes, ceux mêmes qui lui ont fait tant de mal, le poète décèle pour tous une indulgence mélancolique, une douce tristesse pour l’incertitude ◀de▶ la destinée humaine. ◀De▶ temps à autre, soudainement, il plane sur ce petit monde qu’il connaît si bien et où est son royaume ; dans ce recueil dont je parle, un poème (le Bûcher) est absolument admirable et il restera dans l’histoire ◀de▶ notre poésie. Cette vision profonde ◀de▶ l’univers, ◀de▶ ses avatars, ◀de▶ la vie et ◀de▶ la mort, est digne ◀de▶ Shelley.
Tome XLVII, numéro 164, août 1903
Littérature dramatique.
Gabriele d’Annunzio : Les Victoires
mutilées, 3 tragédies (la Gioconda, la Ville morte, la Gloire),
trad. par G. Hérelle : Calmann-Lévy, 3 fr. 50
Et du Sud aussi répond à ces grandes voix qui, du Septentrion, ◀de▶ l’Est et du Couchant,
se croisent sur une tombe, un « latin épris ◀de▶ lumière »
(selon le cliché
inévitable) : ◀d’▶◀Annunzio▶.
L’exigence ◀d’▶Elisabeth devant Dorel, — l’impure Comnène l’exprime avec plus ◀d’▶emportement devant le tribun Ruggero Flamma : elle s’est donnée à lui sur le cadavre ◀de▶ son amant ; et, vivante effigie ◀de▶ la Gloire qu’il a conquise là ou plutôt qui l’a conquis, elle l’entraîne toujours plus haut, par un escalier ◀de▶ crimes, puisqu’il en faut. Selon le vœu par lui-même formé, elle le tuera avant qu’il ne se soit laissé abattre. Et, complice passée du coup justicière aux yeux de la foule éternellement éblouie, elle restera, comme il sied, inébranlée, au pinacle !
Ce cri enivré, et qui angoisse, ◀de▶ Flamma le tribun, du penseur Dorel en son cabinet ◀de▶ travail, ◀de▶ l’Acteur déchu parmi les clients ◀de▶ l’abri, ◀de▶ Solness, — ◀de▶ Nietzsche, — vous l’avez entendu monter des deux autres pièces insérées au volume des Victoires mutilées — lorsqu’on vous les analysait ici : la Ville morte, au premier acte énorme, funèbre et vraiment digne des Atrides, — la Gioconda, inspiratrice ◀de▶ beauté, mais que dépassera pourtant l’épouse tendre, Silvia, à sauver, au prix de ses frêles mains, la statue jadis inspirée par la courtisane et maintenant précipitée…
Tome XLVII, numéro 165, septembre 1903
Les Romans.
Luigi Capuana : Le Marquis de Roccaverdina,
Fontemoing, 3,50
Le Marquis de Roccaverdina, par Luigi Capuana.
Tome XLVIII, numéro 166, octobre 1903
Casanova à Dux. Un chapitre ◀d’▶histoire inédit
[I]
Les Mémoires ◀de▶ Casanova, bien qu’ils jouissent ◀de▶ la popularité
◀d’▶une mauvaise réputation, n’ont jamais obtenu, ◀de▶ ceux qui étudient sérieusement la
littérature et l’histoire, la justice qui leur est due. Et cependant ces Mémoires sont peut-être le document le plus précieux que nous possédions sur
le xviiie
siècle ; ils sont l’histoire ◀d’▶une vie
unique, ◀d’▶une personnalité unique, une des plus grandes autobiographies qui existent.
En tant que relation ◀d’▶aventures, ils sont plus intéressants que Gil
Blas ou Monte Cristo, qu’aucun des récits ◀de▶ voyages
imaginaires, ◀d’▶exploits ou ◀de▶ mascarades ◀d’▶événements qui furent écrits à leur
imitation. Ils racontent l’histoire ◀d’▶un homme qui aima la vie passionnément et pour
elle-même ; pour qui la femme fut, à vrai dire, la chose la plus importante au monde,
mais à qui rien ◀de▶ ce monde n’était indifférent. Le buste qui donne ◀de▶ lui l’idée la
plus vivante nous montre un visage plein ◀d’▶animation et ◀d’▶intelligence, ◀d’▶ardente
énergie et ◀de▶ calme ressource, le visage à la fois ◀d’▶un penseur et ◀d’▶un lutteur.
Aventurier, fort instruit, sans doute cabbaliste, agitateur politique affairé, joueur,
« né pour le beau sexe »
, comme il le dit lui-même, et né aussi pour
être vagabond, cet homme, dont on ne se souvient maintenant que parce qu’il a écrit le
récit ◀de▶ sa propre vie, était ◀de▶ cette rare espèce ◀d’▶autobiographe qui ne vécut pas
pour écrire, mais qui écrivit parce qu’il avait vécu et quand il ne put plus
vivre.
Ses Mémoires transportent le lecteur à travers l’Europe, donnant, sur maintes affaires et maintes gens intéressants, pendant deux tiers du xviiie siècle, des aperçus à côté qui ont ◀d’▶autant plus ◀de▶ valeur qu’ils sont presque accidentels. Giacomo Casanova, ◀d’▶origine espagnole et italienne, naquit à Venise le 2 avril 1725 ; il mourut au château ◀de▶ Dux, en Bohême, le 4 juin 1798. Durant les soixante-treize années ◀de▶ sa vie il voyagea, comme nous l’apprennent ses Mémoires, en Italie, en France, en Allemagne, en Autriche, en Angleterre, en Suisse, en Belgique, en Russie, en Pologne, on Espagne, en Hollande, en Turquie ; il rencontra Voltaire à Ferney, Rousseau à Montmorency, Fontenelle, ◀d’▶Alembert et Crébillon à Paris, Georges III à Londres, Louis XV à Fontainebleau, la grande Catherine à Saint-Pétersbourg, Benoît XII à Rome, Joseph II à Vienne, Frédéric le Grand à Sans-Souci. — Emprisonné par les Inquisiteurs ◀d’▶État dans les Piombi de Venise, il opère en 1700 la plus fameuse évasion ◀de▶ l’histoire. Ses Mémoires, tels que nous les avons, s’interrompent brusquement au moment où il espère obtenir un sauf-conduit et la permission ◀de▶ retourner à Venise après vingt ans ◀de▶ vagabondages. Il revint dans sa ville natale, ainsi qu’on le sait d’après des documents renfermés dans les archives vénitiennes ; il y revint comme agent secret des Inquisiteurs au service desquels il resta ◀de▶ 1774 à 1782. À la fin ◀de▶ 1782, il quitta Venise, et, l’année suivante, nous le trouvons à Paris où, en 1784, il fit, chez l’ambassadeur vénitien, la connaissance du comte Waldstein qui lui offrit ◀de▶ devenir son bibliothécaire à Dux. Il accepta, et passa les quatorze dernières années ◀de▶ sa vie à Dux, où il rédigea ses Mémoires.
Casanova mourut en 1798, mais on n’entendit aucunement parler des Mémoires (dans lesquels le prince de Ligne, à qui Casanova les avait lus,
trouva du dramatique, ◀de▶ la rapidité, du comique, ◀de▶ la philosophie, des choses
neuves, sublimes, inimitables même) avant 1820, lorsqu’un certain Carlo Angiolini
apporta chez l’éditeur Brockhaus, ◀de▶ Leipzig, un manuscrit intitulé : Histoire ◀de▶ ma vie jusqu’à l’an 1797, tout entier ◀de▶ la main ◀de▶ Casanova. Ce
manuscrit, que j’ai examiné à Leipzig, est écrit sur un papier jaunâtre et assez
grossier, du format ministre ; l’écriture recouvre le recto et le verso des pages qui
sont réunies par mains ; ici et là, la pagination indique que quelques feuillets ont
été omis ; ils sont remplacés par des feuillets ◀de▶ papier plus mince et plus blanc,
couverts ◀de▶ la belle écriture ◀de▶ Casanova qu’on ne saurait confondre. Le manuscrit est
lié en douze paquets, correspondant aux douze volumes ◀de▶ l’édition originale, avec une
seule lacune : les quatrième et cinquième chapitres du douzième volume manquent, comme
l’indique l’éditeur ◀de▶ l’édition originale, qui ajoute : « Il n’est guère
probable que ces deux chapitres aient été retranchés du manuscrit ◀de▶ Casanova par
une main étrangère ; tout nous incline à croire que l’auteur lui-même les supprima,
dans l’intention sans doute ◀de▶ les récrire, mais sans avoir trouvé le temps ◀de▶ le
faire. »
Le manuscrit se termine brusquement avec l’année 1774 et non pas
avec l’année 1797, comme le titre nous amènerait à le supposer.
Ce manuscrit, dans son état original, n’a jamais été imprimé. Herr Brockhaus, après avoir acquis le manuscrit, le fit traduire en allemand par Wilhelm Schütz, mais avec ◀de▶ nombreuses omissions et modifications et il publia, volume par volume, cette traduction ◀de▶ 1822 à 1828 sous le titre ◀de▶ : Aus den memoiren des Venetianers Jacob Casanova de Seingalt. Pendant que l’édition allemande était en cours ◀de▶ publication, Herr Brockhaus employa un certain Jean Laforgue, professeur ◀de▶ français à Dresde, à revoir le manuscrit original. Ce Jean Laforgue, selon ses idées du style élégant, corrigea le français vigoureux, bien qu’incorrect et mêlé ◀d’▶italianismes, ◀de▶ Casanova ; il supprima des passages qui, au point de vue moral ou politique, lui semblèrent trop libres, il changea les noms ◀de▶ certaines personnes ou remplaça ces noms par des initiales. Ce texte, ainsi révisé, fut aussi publié en douze volumes : les deux premiers, en 1826, les troisième et quatrième, en 1828, les quatre suivants en 1832 et les quatre derniers en 1838. La couverture des quatre premiers porte la marque ◀de▶ Brockhaus de Leipzig et ◀de▶ Ponthieu et Cie de Paris ; les quatre suivants, la marque Heidelhoff et Campé à Paris, et les derniers rien autre que : Bruxelles. Ces douze volumes sont uniformes et furent en réalité tous imprimés pour la maison Brockhaus. Cette édition, bien qu’elle soit loin de représenter le texte exact, est la seule qui fasse autorité et les références que j’indique au cours de cet article se rapportent à elle.
En feuilletant le manuscrit, à Leipzig, j’ai lu quelques-uns des passages supprimés
et j’ai regretté leur suppression ; mais Herr Brockhaus, le représentant actuel ◀de▶ la
firme, m’a assuré que leur nombre n’était pas considérable. Néanmoins, le dommage
causé, par les continuelles modifications ◀de▶ Jean Laforgue, à la vivacité du récit
tout entier est incalculable. J’ai pu comparer maints passages et j’ai rarement trouvé
trois phrases consécutives qui n’aient pas été touchées. Herr Brockhaus (dont je ne
saurais suffisamment reconnaître la courtoisie) eut l’amabilité ◀de▶ faire copier à mon
intention tout un passage qu’ensuite je collationnai et contrôlai mot à mot. Dans ce
passage, Casanova dit, par exemple :
Elle venait presque tous les
jours lui faire une belle visite
; le texte imprimé dit :
Cependant, chaque jour, Thérèse venait lui faire une visite
.
Casanova parle ◀de▶ quelqu’un qui avait, comme ◀de▶ raison, formé le projet ◀d’▶allier Dieu
avec le diable ; et, dans le texte, on lit : qui,
comme ◀de▶ raison,
avait saintement formé le projet ◀d’▶allier les intérêts du ciel aux œuvres ◀de▶ ce
monde
. Casanova nous déclare que Thérèse n’aurait pas commis un péché
mortel pour devenir reine du monde ; pour une couronne, rectifie l’infatigable
Laforgue. Il ne savait que lui dire devient : dans cet état ◀de▶ perplexité, et ainsi ◀de▶
suite. Il faut donc admettre que les Mémoires tels que nous les
avons ne sont qu’une sorte ◀de▶ pâle calque des vives couleurs ◀de▶ l’original.
Quand les Mémoires ◀de▶ Casanova parurent, des doutes furent émis sur
leur authenticité ; d’abord en 1827, par Ugo Foscolo dans la Westminster
Review ; puis par Quérard, qui passait pour une autorité en matière ◀d’▶écrits
anonymes ou pseudonymes ; finalement, par Paul Lacroix, le bibliophile Jacob, qui
insinua, ou plutôt exprima sa certitude que le véritable auteur des
Mémoires était Stendhal, dont il se figurait à chaque page
reconnaître « l’esprit, le caractère, les idées et le style »
. Cette
théorie, aussi absurde et aussi peu établie que celle qui attribue à Bacon le théâtre
◀de▶ Shakespeare, a été négligemment acceptée, ou eu tous cas admise comme possible, par
maints excellents érudits qui n’ont jamais pris la peine ◀d’▶examiner eux-mêmes la
question. Elle fut d’ailleurs réduite à néant par une série ◀d’▶articles ◀d’▶Armand
Baschet intitulés Preuves curieuses ◀de▶ l’authenticité des Mémoires ◀de▶
Jacques Casanova de Seingalt, et publiés en janvier, février, avril et mai 1881
dans le Livre que dirigeait alors M. Octave Uzanne. Ces preuves
furent corroborées par deux articles ◀d’▶Alessandro d’Ancona sur Un
Avventuriere del Secolo XVIII, qui parurent dans la Nuova
Antologia du 1er février et du 1er août 1882. Baschet n’avait jamais vu le manuscrit des Mémoires, mais il tenait ◀de▶ MM. Brockhaus tous les faits qu’il avançait et il
avait personnellement examiné, dans les archives vénitiennes, les nombreux documents
concernant Casanova. Un examen similaire fut fait vers la même époque par l’abbé
Fulin, et moi-même, en 1894, ignorant alors que la découverte était déjà faite, je la
refis à mon profit. L’arrestation ◀de▶ Casanova, son emprisonnement dans les Piombi, la date exacte ◀de▶ son évasion, le nom du moine qui
l’accompagna, tout cela est prouvé par des documents contenus dans les riferte ◀de▶ l’Inquisition ◀d’▶État ; il y a là les comptes pour les réparations
du plafond et des murs ◀de▶ la cellule ◀d’▶où il s’échappa ; les rapports des espions sur
la dénonciation desquels il fut arrêté pour sa dangereuse liberté ◀de▶ parole eu matière
◀de▶ religion et ◀de▶ moralité. Les mêmes archives possèdent quarante-huit lettres
adressées, ◀de▶ 1763 à 1782, par Casanova aux Inquisiteurs ◀d’▶État, et classées dans les
Riferte dei Confidenti, ou rapports des agents secrets ; la
première sollicitant la permission ◀de▶ rentrer à Venise, les autres donnant des
renseignements sur les immoralités ◀de▶ la ville, après qu’il y fut revenu — tout cela
◀de▶ la même écriture que les Mémoires. F. W. Barthold, dans Die Geschichtlichen Persönlichkeiten in J. Casanova’s Memoiren,
2 vols., 1846, avait déjà examiné une centaine des allusions que fait Casanova à des
personnages bien connus, démontrant la parfaite exactitude ◀de▶ toutes sauf six ou sept,
et, parmi celles-ci, il n’en attribuait qu’une seule à la charge ◀de▶ l’auteur. Baschet
et ◀d’▶Ancona continuèrent ce qu’avait commencé Barthold ; d’autres investigateurs, en
France, en Italie, en Allemagne, les suivirent, et deux choses sont maintenant
certaines, d’abord, que Casanova écrivit lui-même les Mémoires
publiés sous son nom bien que non pas textuellement sous la forme précise que nous en
avons ; et secondement, que, puisque leur véracité devient de plus en plus évidente à
mesure qu’on les confronte avec des témoins de plus en plus indépendants, il n’est que
juste ◀de▶ supposer qu’ils sont également véridiques lorsque les faits sont tels qu’ils
ne pouvaient être connus que ◀de▶ Casanova lui-même.
II
Pendant plus ◀de▶ soixante ans, on sut que Casanova vécut les quatorze dernières années ◀de▶ sa vie à Dux, qu’il y écrivit ses Mémoires et qu’il y mourut. Pendant tout ce temps, on discuta l’authenticité et la véracité des Mémoires, on fit ◀de▶ divers côtés des enquêtes sur Casanova, et personne ne prit jamais la peine, ou n’obtint la permission ◀de▶ faire ◀de▶ minutieuses recherches dans le seul endroit où, précisément, selon toute apparence, on devait trouver quelque chose. L’existence ◀de▶ manuscrits à Dux n’était connue que ◀de▶ quelques personnes et même la plupart d’entre elles ne la connaissaient que par ouï-dire ; c’est ainsi que me fut réservée la singulière bonne fortune ◀d’▶être le premier à découvrir, lors ◀d’▶un séjour chez le comte Waldstein, en septembre 1899, les très intéressantes choses contenues dans ces manuscrits. M. Octave Uzanne, bien qu’il n’eût pas lui-même visité Dux, s’était procuré des copies ◀de▶ fragments ◀de▶ ces manuscrits, qui furent publiés par lui dans le Livre en 1887 et 1889. Mais quand disparut le Livre, en 1889, le Casanova inédit prit fin, et n’a jamais, autant que je puis le savoir, été continué ailleurs. Hors la publication ◀de▶ ces fragments, rien n’a été tiré des manuscrits ◀de▶ Dux, et aucune description n’en a été donnée par aucun ◀de▶ ceux à qui il fut permis ◀de▶ les examiner.
Dès le moment où j’eus découvert l’existence des documents des archives vénitiennes, c’est-à-dire pendant cinq ans, je désirai vivement aller à Dux ; et c’est pendant l’été ◀d’▶il y a quatre ans, alors que je me trouvais chez le comte Lützow, à Zampach, en Bohème, qu’on m’en facilita obligeamment le moyen. Le comte Waldstein, le chef actuel ◀de▶ la famille, mit avec une extrême courtoisie tous ses manuscrits à ma disposition et m’invita à venir faire un séjour auprès de lui. Malheureusement, le matin même du jour où j’arrivai à Dux, il dut s’absenter. Il avait tout fait préparer pour moi et je fus reçu par un ◀de▶ ses amis, le Dr Kittel, dont je tiens aussi à reconnaître la courtoisie. Après une rapide visite du château, nous partîmes en voiture pour Oberleutensdorf, un schloss plus petit, près de Komotau, où résidait alors la famille Waldstein. L’air était vif et réconfortant, les deux chevaux russes filaient comme le vent, et nous roulions à toute allure dans des ténèbres inquiétantes, à travers une étrange contrée, noircie par les mines ◀de▶ charbon, à travers ◀de▶ sombres bois ◀de▶ pins où ◀de▶ farouches populations habitent dans des petites agglomérations minières. Parfois, nous croisions, sur la route, des hommes et des femmes revêtus ◀de▶ leurs habits du dimanche ; puis, un long espace ◀de▶ silence, et nous étions en pays découvert, galopant entre les champs immenses, enfermés dans un cercle ◀de▶ collines brumeuses que j’aperçus plus distinctement le lendemain matin.
Le retour à Dux fut une entrée triomphale. Nous traversâmes à toute bride la grande place pleine ◀de▶ gens venus pour le marché du lundi ; des ustensiles, des poteries, des légumes en tas par terre, sur les pavés inégaux, jusqu’à la grand’porte du château, laissaient libre à peine le passage ◀de▶ la voiture. J’eus la sensation ◀d’▶arriver dans un énorme édifice : tous les châteaux ◀de▶ Bohême sont grands, mais celui-là ressemblait à un palais royal. Situé au milieu de la ville, à la mode bohémienne, il s’ouvre derrière sur ◀de▶ vastes jardins donnant l’illusion ◀de▶ la campagne. Je passai ◀de▶ chambre en chambre, ◀de▶ corridor en corridor : partout il y avait des tableaux, partout des portraits ◀de▶ Wallenstein ou des toiles représentant des batailles dans lesquelles il avait mené ses troupes. La bibliothèque, qui fut formée, ou du moins arrangée par Casanova, et qui est demeurée telle qu’il la laissa, contient environ 25 000 volumes, dont quelques-uns ont une valeur considérable ; l’un des plus fameux ouvrages ◀de▶ la littérature tchèque, l’« histoire ◀de▶ l’Église » ◀de▶ Skala, existe manuscrit à Dux et c’est d’après ce manuscrit que furent imprimés les deux volumes publiés. La bibliothèque fait partie du musée qui occupe le rez-de-chaussée ◀d’▶une aile du château. Dans la première salle sont disposées décorativement des armes ◀de▶ toute sorte, couvrant ◀d’▶étranges dessins les murs et le plafond. La seconde salle renferme une collection ◀de▶ poteries recueillies par le Waldstein de Casanova, lors des voyages qu’il fit en Orient. ◀De▶ curieux jouets mécaniques, des ivoires sculptés emplissent la troisième salle. Finalement on arrive à la Bibliothèque qui occupe les deux salles du fond. Les rayons en sont peints en blanc et s’élèvent jusqu’aux voûtes basses du plafond qui est blanchi à la chaux. Dans le coin ◀d’▶une des fenêtres est pendu un beau portrait gravé ◀de▶ Casanova.
Après que j’eus visité tout le château, si longtemps la demeure ◀de▶ Casanova, je fus mené dans le bureau du comte Waldstein, où l’on me laissa avec les manuscrits. Je trouvai six casiers ◀de▶ cartons, ◀de▶ dimensions suffisantes pour contenir des papiers ◀de▶ grand format et sur le dos desquels se lisait : « Graff Waldstein-Würtenberg’sches Real Fideicommiss, Dux-Oberleutensdorf : Handschriftlicher Nachlass Casanova. » Ces casiers étaient placés debout, comme des livres, et ils s’ouvraient sur le côté. En les ouvrant l’un après l’autre, je vis des séries successives ◀de▶ manuscrits rassemblés confusément malgré un ordre apparent et une description fort généralisée du contenu. La plupart des manuscrits étaient ◀de▶ l’écriture ◀de▶ Casanova que je pus voir devenir, à mesure que les années passaient, de plus en plus tremblée. La majeure partie est en français, le reste, en italien. Le commencement ◀d’▶un catalogue ◀de▶ la bibliothèque, bien qu’on dise qu’il soit ◀de▶ lui, n’est pas ◀de▶ sa main ; peut-être fut-il écrit sous sa dictée. Il y avait aussi quelques copies ◀de▶ poèmes italiens et latins non tracés ◀de▶ sa main ; puis plusieurs gros paquets ◀de▶ lettres à lui adressées et embrassant une période de plus ◀de▶ trente ans. Presque tout le reste était ◀de▶ l’écriture ◀de▶ Casanova.
Je pris d’abord les plus petits manuscrits, parmi lesquels je trouvai, pêle-mêle, des notes ◀de▶ blanchissage, ◀d’▶hôtels, des factures, des listes ◀de▶ lettres envoyées, des brouillons ◀de▶ lettres pleins ◀de▶ rature, des notes sur des livres, sur la théologie, les mathématiques, des calculs, des vers français et italiens, avec variantes, une longue liste ◀de▶ noms classiques qui sont ou non francisés, avec les raisons pour ou contre, « ce que je dois porter à Dresde », des titres sans rien qui suive, tels que : « réflexions sur la respiration, sur la vraie cause ◀de▶ la jeunesse, — les corbeaux », une nouvelle méthode ◀de▶ gagner à la loterie ◀de▶ Rome, des recettes parmi lesquelles une longue liste imprimée ◀de▶ parfums vendus à Spa ; une coupure ◀de▶ journal, datée ◀de▶ Prague, 25 octobre 1790, et relative à la trente-septième ascension en ballon ◀de▶ Blanchard ; des remerciements à quelque « noble donateur » pour le cadeau ◀d’▶une chienne appelée Finette, et un passeport pour M. de Casanova, Venetian, allant d’ici en Hollande, 13 octobre 1708 (ce passeport bon pour quinze jours) avec un ordre pour l’usage gratis ◀de▶ chevaux ◀de▶ poste ◀de▶ Paris à Bordeaux et Bayonne3.
Occasionnellement, on jette un coup d’œil sur sa vie journalière à Dux, comme dans
cette note, griffonnée sur un fragment ◀de▶ papier : « Je vous supplie ◀de▶ dire à
ma servante que c’est des biscuits que je veux manger trempés dans du vin pour me
fortifier l’estomac. Je crois qu’on en trouve ◀de▶ tous faits chez Roman. »
◀D’▶ordinaire, ces notes, bien que suggérées souvent par des nécessités purement
personnelles, se terminent par des considérations plus générales ; ou bien commencent
par des considérations générales et prennent fin avec la mention ◀d’▶un fait
particulier. Ainsi, par exemple, débute un fragment ◀de▶ trois pages : « Un
compliment qui n’est pas fait que pour dorer la pilule est une véritable
impertinence, et monsieur Bailli n’est qu’un charlatan, auquel le monarque aurait dû
cracher au visage, mais le pauvre monarque tremblait ◀de▶ peur. »
Un manuscrit
intitulé : « Essai ◀d’▶Égoïsme » daté : « Dux, ce 27 juin 1769 », contient au milieu de
réflexions diverses l’offre ◀de▶ louer son appartement contre une somme ◀d’▶argent
suffisant à « tranquilliser pour six mois deux juifs créanciers qui sont à
Prague »
. Un autre manuscrit est intitulé « Orgueil et sottise » et commence
avec une longue série ◀d’▶antithèses, telles que : « Tous les sots ne sont pas
orgueilleux et tous les orgueilleux sont sots. Plusieurs sots sont heureux, tous les
orgueilleux sont malheureux. »
Sur le même feuillet suit cet exemple :
« S’il est possible ◀de▶ composer un dystique latin ◀de▶ la plus grande beauté
sans savoir ni la langue latine ni la prosodie. Il faut examiner la possibilité, et
l’impossibilité, et après voir quel est l’homme qui se dit auteur du dystique, car
au monde il y a des hommes étonnants. Mon frère enfin doit avoir composé le dystique
puisqu’il le dit et puisqu’il m’a fait la confiance tête à tête. J’ai eu il est vrai
◀de▶ la difficulté à le croire, mais comment faire ? Ou il faut le croire ou le
supposer capable ◀de▶ dire un mensonge qui ne peut être dit que par un sot, et cela
est impossible, car toute l’Europe sait que mon frère n’est pas un
sot. »
Ici comme si souvent dans ses manuscrits, nous voyons pour ainsi dire Casanova penser sur le papier.
Pour rédiger cette espèce ◀de▶ journal intermittent, il se sert ◀de▶ fragments quelconques ◀de▶ papier, parfois, la page blanche ◀d’▶une lettre au revers ◀de▶ laquelle se lit encore l’adresse ; et c’est un trait caractéristique ◀de▶ l’homme à l’esprit infiniment curieux qu’était en réalité cet aventurier, qu’il y ait si peu de détails purement personnels dans ces notes occasionnelles. Fréquemment, elles sont entièrement abstraites ; d’autres fois, des jeux ◀d’▶esprit métaphysiques, comme la liste ◀de▶ quatorze « différentes gageures », qui commence ainsi :
« Je parie qu’il n’est pas vrai qu’un homme qui pèse cent livres pèsera davantage si vous le tuez.
« Je parie que si une différence doit y être, il pèsera moins.
« Je parie que la poudre ◀de▶ diamant n’a pas la force ◀de▶ tuer un homme. »
À côté de ces excursions fantaisistes dans le domaine ◀de▶ la science, il est des choses plus sérieuses comme la note sur l’algèbre :
« Avant l’année 1494, l’algèbre existait, mais elle n’était parvenue qu’à la solution des problèmes du second degré inclusivé. Les anciens n’avaient pas pu la pousser plus loin. »
Sur un autre bout ◀de▶ papier Casanova déclare :
« Je n’aime pas non plus les villes régulières, Turin, Nancy, Lille, Windsor. J’aime Venise, Rome, Florence, Milan, Constantinople, Gênes. »
Puis, il redevient abstrait et scrutateur, et il rédige deux pages, pleines ◀d’▶un savoir curieux et insolite, sur le nom du Paradis :
« Le nom ◀de▶ Paradis est un nom génésique qui indique lieu voluptueux : ce terme est persan. Ce lieu voluptueux fut fait par Dieu avant que de créer l’homme. »
On se rappelle que Casanova se querella avec Voltaire, parce que celui-ci lui avait dit franchement que sa traduction ◀de▶ l’Écossaise n’était pas bonne. Il est piquant ◀de▶ lire ces lignes justement indignées.
« Voltaire, le hardi Voltaire, dont la plume n’a pas ◀de▶ frein, Voltaire qui dévora la Bible, et ridiculise nos dogmes, doute, et après avoir fait des prosélytes ◀d’▶impiété, n’a pas bonté, étant réduit à l’extrémité ◀de▶ la vie, ◀de▶ demander les sacrements, et ◀de▶ mettre sur son corps plus ◀de▶ reliques que Louis onze n’en avait à Amboise. »
Voici une opinion qui se rapproche du ton des Mémoires :
« Une folle jolie, sage, et vertueuse tant qu’il vous plaira, ne doit point trouver mauvais qu’un homme séduit par ses charmes se mettre à l’entreprise ◀d’▶en faire la conquête. Si cet homme ne peut lui convenir par aucun rapport, quand même sa passion serait criminelle elle ne doit jamais s’en offenser, ni le maltraiter, elle doit être douce, le plaindre, si elle ne l’aime pas, et lui suffise ◀de▶ se tenir invinciblement attachée à son propre devoir. »
À l’occasion, il touche aux sujets esthétiques, comme dans le fragment suivant qui commence par cette définition libérale ◀de▶ la beauté :
« L’harmonie fait le beau, dit M. de S. P.4, mais la définition est trop courte, s’il croit avoir tout dit. Voici la mienne. Souvenons-nous que le sujet est métaphysique. Un objet véritablement beau doit paraître beau à tous ceux dont les yeux tomberont dessus. Voilà tout : on ne peut pas en dire davantage. »
Parfois, nous avons une anecdote et son commentaire, destinés sans doute à servir à la rédaction ◀de▶ cette dernière partie des Mémoires qui n’a jamais été écrite ou qui a été perdue. Voici une feuille volante, datée « ce 2e septembre 1791 », et intitulée « Souvenir ».
« Le prince de Rosenberg me dit en descendant l’escalier que Mme de Rosenberg étoit morte, et me demande si le comte de Waldstein avoit dans la bibliothèque l’illustration ◀de▶ la villa d’Altichiero, que l’Empereur avoit demandé en vain au bibliothécaire ◀de▶ la ville ◀de▶ Prague et lorsque je lui ai répondu qu’oui il fit un rire équivoque. Un moment après, il me demande s’il pouvoit le dire à l’Empereur. — Pourquoi pas, monseigneur ? Ce n’est pas un secret. Est-ce que S. M. viendra à Dux ? — S’il va à Oberlaitensdorf (sic) il verra Dux aussi, et il pourra vous la demander, car il y a un monument qui le regarde lorsqu’il étoit grand-duc. — Dans ce cas, S. M. pourra voir mes remarques critiques sur les planches égyptiennes.
« L’Empereur me demande ce matin VI 7bre comment je m’occupais à Dux et je lui ai répondu que je faisois une anthologie italienne. — Vous avez donc tous les Italiens ? — Tous, sire. — Voilà à quoi un mensonge attire. Si je ne lui avois pas menti en lui disant que je faisois une anthologie, je ne me serois pas trouvé dans la nécessité ◀de▶ lui mentir ◀de▶ nouveau en lui disant que nous avons tous les poètes italiens. Si l’Empereur vient à Dux, je me tue. »
« On dit que ce Dux est un endroit délicieux »
, écrit Casanova dans
une ◀de▶ ses notes plus personnelles, « et je vois qu’il peut l’être pour
plusieurs ; mais pas pour moi, car ce qui fait mes délices dans ma vieillesse est
indépendant du lieu que j’habite. Quand je ne dors pas, je rêve, et quand je suis
las ◀de▶ rêver, je broie du noir sur du papier, puis je lis, et le plus souvent je
rejette tout ce que ma plume a vomi. »
Dans une liasse, j’ai trouvé une histoire inachevée sur Roland, et une aventure avec des femmes dans une cave ; puis une « Méditation à mon lever du 19 mai 1789 », suivie ◀d’▶une « Courte réflexion ◀d’▶un philosophe qui se trouve dans le cas ◀de▶ penser à se procurer la mort. À Dux, sortant du lit, 13 Xbre 1793, jour dédié à sainte Lucie, mémorable dans ma trop longue vie ».
Un énorme paquet, contenant des cryptogrammes, est intitulé : « Loterie grammaticale », et il y a aussi le litre ◀d’▶un traité sur la « Duplication ◀de▶ l’Hexaèdre démontrée géométriquement à toutes les Universités et à toutes les Académies ◀de▶ l’Europe5 ».
On trouve encore des vers en quantité innombrable, français et italiens, à tous les états et atteignant parfois le degré ◀d’▶achèvement ◀de▶ ceux-ci, qui apparaissent dans une demi-douzaine ◀de▶ brouillons :
Solitude ! que tu m’es chère !
Puis c’est une quantité ◀de▶ manuscrits ◀d’▶une certaine longueur et plus ou moins
terminés : voici les manuscrits ◀d’▶une traduction ◀de▶ l’Iliade, in ottava
rima, publiée à Venise (1770-78) ; ◀de▶ l’Histoire ◀de▶ Venise ;
◀de▶ l’Icosameron, curieux livre publié en 1787, prétendant être
« traduit ◀de▶ l’Anglais » mais, en réalité, ouvrage original ◀de▶ Casanova ; Philocalies sur les Sottises des Mortels, long manuscrit encore inédit ; le
plan et le début ◀de▶ Le Polemarque ou la calomnie démasquée par la
Présence ◀d’▶esprit. Tragicomédie en trois actes, composée à Dux dans le mois ◀de▶ Juin
◀de▶ l’Année 1791, qui reparaît sous une autre forme dans le
Polemoscope ; la Lorgnette menteuse ou la Calomnie démasquée,
jouée devant la princesse de Ligne à son château ◀de▶ Tepliltz, en 1791. Voici un traité
en italien : Delle Passioni ; ◀de▶ longs dialogues tels que : le Philosophe et le Théologien, et Rêve : Dieu-Moi ;
il y a le Songe ◀d’▶un Quart ◀d’▶Heure divisé par minutes ; une très
longue critique ◀de▶ Bernardin de Saint-Pierre ; la Confutation ◀d’▶une
Censure indiscrète qu’on lit dans la Gazette ◀de▶ Iéna. 19 juin 1789 ; un autre
volumineux manuscrit, malheureusement imparfait, d’abord appelé l’Insulte, puis Placet au Public, et daté « Dux, ce 2e mars 1790 », se référant à la même critique ◀de▶ l’Icosameron et ◀de▶ la Fuite des Prisons. Ce dernier ouvrage,
l’Histoire ◀de▶ ma fuite des Prisons ◀de▶ la République de Venise, qu’on
appelle les Plombs, qui est la première esquisse ◀de▶ la plus fameuse partie des
Mémoires, fut publié à Leipzig, en 1788 ; l’ayant lu à la
Bibliothèque Saint-Marc, à Venise, je ne suis pas surpris ◀d’▶apprendre, d’après ce
document, que Casanova avait « laissé le soin ◀de▶ l’édition ◀de▶ ce petit livre à
un jeune Suisse, qui eut le talent ◀d’▶y mettre 100 fautes
◀d’▶orthographie »
.
III
Nous en arrivons maintenant aux documents qui se rapportent directement aux Mémoires ; parmi les papiers se trouvent plusieurs tentatives ◀de▶
préface, dans lesquelles on voit la préface actuelle prendre graduellement forme. L’un
◀de▶ ces brouillons est intitulé : Casanova au Lecteur, un autre, Histoire ◀de▶ mon Existence, et un troisième Préface.
Il y a aussi un bref et caractéristique Précis ◀de▶ ma vie, daté du
17 novembre 1797. Certaines ◀de▶ ces pages ont été imprimées dans Le
Livre, en 1887. Mais ◀de▶ beaucoup le manuscrit le plus important que j’ai
découvert et qu’apparemment je suis le premier à révéler, est un Extrait
des Chapitres 4 et 5. Il est écrit sur du papier semblable à celui sur lequel
les Mémoires sont écrits ; les pages sont numérotées 104-148 ; et
malgré le titre ◀d’▶Extrait, il paraît contenir, en tous cas, la plus
grande partie des chapitres manquants auxquels j’ai déjà fait allusion, les
chapitres IV et V du dernier volume des Mémoires. Dans ce manuscrit,
nous retrouvons Armelline et Scolastica dont l’histoire est interrompue par la fin
brusque du chapitre III ; nous retrouvons Mariuccia du volume VII, chap. 9, qui épousa
un coiffeur ; et nous retrouvons aussi Jaconine, que Casanova reconnaît comme sa fille
« beaucoup plus belle que Sophia que j’avais eue ◀de▶ Thérèse Pompeati que
j’avais laissée à Londres6 »
.
Voici un extrait des pages 107 et 108 :
« Nous y allons en pointe des pieds. Je vois deux lits ; dans un dormaient ses deux filles cadettes, dans l’autre je vois Guillelmin, et ma fille toutes les deux endormies sur leurs dos, toutes les deux jolies, et animées par des roses qui souvent ne brillent sur les joues ◀d’▶une fille ou ◀d’▶un garçon que quand il dort. La couverture laissait voir les poitrines des deux tendrons. Celle ◀de▶ ma fille était démeublée ; mais l’autre ressemblait aux bosses qu’on voit sur la tête ◀d’▶un veau, qui est à la veille ◀de▶ pousser des cornes. On ne voyait ni leurs mains ni leurs avant-bras. Quelle vision ! Quel prestige ! Mariuccia rit ◀de▶ mon admiration ; mais elle veut l’augmenter. Elle prend sur elle ◀de▶ soulever lentement la couverture, et elle étale à la convoitise ◀de▶ mon âme dans deux charmans simulacres un tableau que pour être nouveau il suffisait que je ne puisse pas m’y attendre. Je vois les deux innocentes qui ayant un bras étendu chacun sur leur propre ventre tenaient la main un peu courbée sur les marques ◀de▶ leur puberté, qui commençait à pousser. Leur doigt du milieu se tenait immobile sur une petite partie ◀de▶ chair ronde, et presque imperceptible. Ce fut le seul moment ◀de▶ ma vie dans lequel j’ai connu avec évidence la véritable trempe ◀de▶ mon âme ; et j’en fus satisfait. J’ai ressenti une horreur délicieuse. Ce sentiment nouveau me força à recouvrir moi-même les deux nudités ; mes mains tremblaient. Quelle trahison ! L’espèce en était aussi neuve que cruelle. Mariuccia n’avait pas un esprit fait pour en comprendre la grandeur. Elle avait trahi ◀de▶ bonne foi le plus grand secret ◀de▶ deux âmes innocentes dans le moment ◀de▶ leur plus grande sécurité. Elles auraient pu mourir ◀de▶ douleur, si elles se fussent réveillées dans le moment que je considérais leur belle attitude. Une seule ignorance invincible aurait pu les garantir ◀de▶ la mort ; et je ne pouvais pas la leur supposer. »
Peu de passages des Mémoires sont plus intimement caractéristiques ◀de▶ Casanova que celui-ci, reproduit exactement tel qu’il l’écrivit.
Il est curieux que ce très important manuscrit, qui comble une lacune dans les Mémoires, n’ait jamais été découvert par quelqu’une des personnes qui ont eu l’occasion ◀de▶ feuilleter les manuscrits ◀de▶ Dux. Cela s’expliquerait par le fait que le casier dans lequel je trouvai le document contient divers papiers qui n’ont aucun rapport avec Casanova. Ceux qui ouvrirent ce casier ne poussèrent probablement pas plus loin leurs investigations. J’ai fait part ◀de▶ ma découverte à Herr Brockhaus et j’espère voir les chapitres IV et V à leur place quand l’édition tant désirée du texte intégral sera publiée.
Un autre manuscrit que j’ai trouvé raconte ◀de▶ façon fort piquante toute l’histoire ◀de▶ l’onguent ◀de▶ l’abbé de Brosses ; la guérison des boutons ◀de▶ la princesse de Conti ; et la naissance du duc de Montpensier qui est relatée très brièvement et avec beaucoup moins ◀de▶ malice, dans les Mémoires (vol. III, p. 327). Les lecteurs des Mémoires se rappellent le duel ◀de▶ Casanova avec le comte Branicki à Varsovie en 1766 (vol. X, pp. 271-320), affaire qui eut un certain retentissement à l’époque et dont on trouve un récit dans, une lettre adressée par l’abbé Taruffi au dramaturge Francesco Albergati, lettre datée ◀de▶ Varsovie, 19 mars 1766, et citée par Ernesto Masi, dans sa Vie ◀d’▶Albergati, Bologne, 1878. Un manuscrit ◀de▶ la main ◀de▶ Casanova, à Dux, donne une version ◀de▶ ce duel, à la troisième personne, il est intitulé : Description ◀de▶ l’Affaire arrivée à Varsovie le 5 mars 1766. Dans la Nuova Antologia (vol. 67, p. 412) ◀d’▶Ancona, à propos du récit ◀de▶ l’abbé Taruffi, il relève ce qu’il considère comme une légère dissemblance : Taruffi appelle la danseuse, cause du duel, La Casacci, tandis que Casanova la nomme La Catai. Dans le présent manuscrit, Casanova parle ◀de▶ La Casacci ; La Catai est évidemment une des altérations arbitraires ◀de▶ M. Laforgue.
En tournant les feuillets ◀d’▶un petit manuscrit, mon regard fut attiré par ce nom : Charpillon, qui, comme s’en souviennent les lecteurs des Mémoires, est le nom ◀de▶ la harpie par qui Casanova souffrit tant à Londres, en 1763-64. Le passage débute ainsi :
« Je suis arrivé à Londres il y a six mois, et je les ai vues chez elles, et la jeune fille m’agaça avec ses charmes plusieurs fois vendus, et suspendit ma juste colère et mes prétensions pour vouloir être paié. A la fin, voiant qu’il n’y avait que des fripons au jeu qui faisait perdre l’argent à tou ceux qui y allaient et des manèges ◀d’▶infamies fondés sur ma commerce ◀d’▶amour illicite, revenu en moi-même, je les ai quittés. »
Ce manuscrit ajoute des détails à l’histoire racontée dans les neuvième et dixième
volumes des Mémoires et fait allusion à la rencontre avec les
Charpillon, quatre ans et demi auparavant, décrite dans le volume V, pages 482-85.
Toute la narration est faite sur un ton ◀d’▶indignation. Ailleurs, je trouvai une lettre
écrite par Casanova, mais non signée, se rapportant à une communication anonyme qu’il
avait reçue au sujet des Charpillon et se terminant par ces mots : « Mon
écriture est connue. »
Ce n’est qu’à la fin que je mis la main sur ◀de▶ gros paquets ◀de▶ lettres adressées à
Casanova et si soigneusement conservées que ◀de▶ petits fragments ◀de▶ papier sur lesquels
furent tracés des post-scriptum sont encore à leur place. On voit encore les sceaux au
dos ◀d’▶une grande partie ◀de▶ ces lettres, sur du papier qui a légèrement jauni avec
l’âge, laissant cependant l’encre presque toujours fraîche. Elles viennent de Venise,
Paris, Rome, Prague, Bayreuth, La Haye, Gênes, Fiume, Trieste, etc., et leurs adresses
portent autant ◀d’▶endroits divers, souvent « poste restante ». Beaucoup sont des
lettres ◀de▶ femme ; certaines, ◀d’▶une superbe écriture et sur du papier épais, d’autres,
sur ◀de▶ quelconques bouts ◀de▶ papier, péniblement tracées et mal orthographiées. Une
comtesse écrit sur un ton pitoyable, implorant du secours ; une autre proteste ◀de▶ son
amour en dépit des « nombreux chagrins »
qu’il lui a causés ; celle-ci
demande « ◀de▶ quelle façon ils vivront ensemble »
; celle-là se lamente
◀de▶ ce que la rumeur a couru qu’elle vit secrètement avec lui, ce qui peut nuire à sa
réputation à lui. Les unes sont en français, mais la plupart en italien. Mon cher
Giacometto, écrit l’une, Carissimo e amatissimo écrit une autre. Ces
lettres ◀de▶ femmes sont en grand désordre et elles auraient besoin ◀d’▶un soigneux
classement avant qu’il fût possible ◀de▶ se rendre compte ◀de▶ leur importance. C’est
ainsi que je trouvai des lettres ◀de▶ la même écriture, séparées par d’autres ◀d’▶une
écriture distincte ; beaucoup ne sont pas signées ou seulement ◀d’▶une initiale ;
beaucoup aussi ne sont pas datées ou seulement du jour ◀de▶ la semaine ou du mois. Il en
est un grand nombre datant ◀de▶ 1779 à 1786, signées « Francesca Buschini », nom que je
ne puis identifier ; elles sont écrites en italien et l’une ◀d’▶elles commence ainsi :
Unico Mio vero Amico. D’autres sont signées « Virginia B. » et
l’une ◀d’▶entres elles et datée ◀de▶ « Forli, 15 oct. 1773 ». Il y a aussi une « Theresa
B. » qui écrit ◀de▶ Gênes. J’éprouvai quelque difficulté à identifier toute une série ◀de▶
lettres en français, lettres très affectueuses et très intimes, habituellement sans
signature, et parfois signées « B. » La correspondante se désigne par : Votre petite
amie, ou elle termine par cette phrase, demi sourire, demi reproche : « Bonsoir
et dormez mieux que moi. »
Dans une lettre envoyée ◀de▶ Paris en 1759, elle
écrit : « Ne me croyez jamais que lorsque je vous dis que je vous aime et que
je vous aimerai toujours. »
Dans une autre, ◀d’▶orthographe défectueuse comme
ses lettres le sont souvent, elle dit : « Soyez seur que meauvais discours,
vapors, calomnie, rien ne pourra changer mon cœur qui est tout à vous et qui ne veut
point changer ◀de▶ maître. »
Or, il me semble que ces lettres doivent être ◀de▶
Manon Baletti et que c’est à elle qu’il est fait allusion dans le VIe volume des Mémoires. Nous y lisons (page 60) comment, le
jour ◀de▶ Noël 1759, Casanova reçut, ◀de▶ Paris, une lettre dans laquelle Manon lui
annonçait son mariage avec « M. Blondel, architecte du roi et membre ◀de▶ son
académie ». Elle retourne à Casanova les lettres qu’il lui écrivit et le prie ◀de▶ lui
rendre celles qu’elle lui adressa, ou ◀de▶ les brûler. Au lieu de se conformer à ce
désir, il permet à Esther ◀de▶ les lire, se proposant ◀de▶ les brûler après cela. Esther
le supplie ◀de▶ lui permettre ◀de▶ garder ces missives, promettant qu’elle « les
conservera religieusement toute sa vie »
. « Ces lettres étaient au
nombre de plus ◀de▶ deux cents et les plus courtes avaient quatre pages »
,
dit-il. Il n’en existe certainement pas deux cents à Dux, mais il me semble grandement
probable que Casanova fit un choix dans les lettres ◀de▶ Manon et que c’est cela que
j’ai trouvé.
Mais, quoi qu’il en soit, je fus assez heureux pour découvrir le paquet ◀de▶ lettres
que je cherchais anxieusement : les lettres ◀d’▶Henriette, dont la perte a été déplorée
par tous ceux qui se sont occupés ◀de▶ Casanova. Henriette, on se le rappelle, apparaît
pour, la première fois à Cesena, en l’année 1748. Après leur rencontre à Genève, elle
reparaît avec un romanesque à propos, vingt-deux ans plus tard, à Aix en Provence ; et
elle écrit à Casanova proposant « un commerce épistolaire »
, lui
demandant ce qu’il a fait depuis son évasion et promettant ◀de▶ faire ◀de▶ son mieux pour
lui raconter tout ce qu’elle a vu et tout ce qui lui est arrivé pendant ce long
intervalle. Après avoir cité cette lettre, Casanova ajoute qu’il lui a répondu,
acceptant cet échange ◀de▶ correspondance et lui racontant brièvement ses vicissitudes ;
qu’elle lui relata à son tour, en une quarantaine ◀de▶ lettres, toute l’histoire ◀de▶ sa
vie. « Si elle meurt avant moi, j’ajouterai ces lettres aux présents Mémoires,
mais aujourd’hui elle vit encore, et toujours heureuse, bien que vieille
maintenant. »
On n’a jamais su ce qu’il advint ◀de▶ ces lettres et pourquoi
elles ne furent pas ajoutées aux Mémoires. J’en ai retrouvé un grand
nombre, quelques-unes signées ◀de▶ son nom ◀de▶ femme, tout au long : « Henriette de
Schnetzmann, » et je suis porté à croire qu’elle survécut à Casanova, car une des
lettres est datée ◀de▶ Bayreuth, 1798, année ◀de▶ la mort ◀de▶ Casanova. Elles sont
particulièrement charmantes, ces missives, avec un mélange ◀de▶ malice et ◀de▶
distinction, et je citerai le début et la fin ◀de▶ la dernière lettre que je parvins à
trouver. Elle commence : « Non, il est impossible ◀de▶ bouder avec
vous »
, et se termine : « Si je deviens vicieuse, c’est vous, mon
mentor, qui me rendez ainsi et je jette mes péchés sur vous. Encore, si j’étais
damnée, je serai votre très dévouée amie Henriette de Schnetzmann. »
Casanova avait vingt-trois ans quand il rencontra Henriette ; et, alors qu’il en a
soixante-treize, elle lui écrit, vieille aussi, comme si les cinquante années qui se
sont écoulées étaient effacées ◀de▶ sa mémoire fidèle. Combien ◀d’▶amants plus discrets et
moins volages ont eu, malgré les changements, une constance pareille à celle dont
témoigne cette correspondance ? Et ne suggère-t-elle pas un aspect ◀de▶ Casanova qui
n’est pas tout à fait celui du monde ? Selon moi, elle révèle l’homme réel, qui,
peut-être, entre tous, comprit le mieux ce que Shelley voulut dire quand il parle ◀de▶
« l’amour véritable qui diffère en ceci ◀de▶ l’or ou ◀de▶ l’argile que, divisé,
il n’est pas séparé »
.
Mais bien que naturellement les lettres ◀de▶ femmes m’aient surtout intéressé, elles ne
formaient qu’une certaine proportion ◀de▶ la masse ◀de▶ correspondance que je feuilletai.
Il y avait des lettres ◀de▶ Carlo Angiolini, celui qui plus tard apporta le manuscrit à
Brockhaus ; ◀de▶ Balbi, le moine qui s’évada des Piombi avec
Casanova ; du marquis Albergati, auteur, acteur et excentrique, dont il est question
dans les Mémoires, du marquis Mosca, « homme ◀de▶ lettres
distingué que j’étais anxieux ◀de▶ voir »
, nous dit Casanova dans le même
volume où il décrit sa visite aux Mosca, à Pesaro ; ◀de▶ Zulian, le frère ◀de▶ la duchesse
◀de▶ Fiano ; ◀de▶ Richard Lorrain, « bel homme, ayant ◀de▶ l’esprit, le ton et le
goût ◀de▶ la bonne société »
, qui vint s’installer à Gorizia en 1773, pendant
que Casanova s’y trouvait ; du procurateur Morosini, dont il parle dans ses Mémoires comme ◀de▶ son « protecteur » et l’un ◀de▶ ceux par qui il obtint
la permission ◀de▶ retourner à Venise. Son autre « protecteur », l’avocador Zaguri, avait, dit Casanova, « depuis l’affaire du marquis
Albergati, entretenu une correspondance très intéressante avec moi »
; et,
◀de▶ fait, je découvris un paquet ne contenant pas moins ◀de▶ cent trente-huit lettres ◀de▶
lui, pendant une période qui va ◀de▶ 1784 à 1798. Une autre liasse contient cent
soixante-douze lettres du comte de Lamberg. À propos de sa visite chez ce dernier, à
Augsbourg, en 1761, Casanova écrit dans ses Mémoires :
« Je passais très agréablement mes soirées chez le comte de Max de Lamberg qui résidait à la cour du Prince-Évêque avec le titre ◀de▶ grand-maréchal. Ce qui m’attachait particulièrement au comte Lamberg, c’était son talent littéraire. Érudit ◀de▶ premier ordre, instruit au suprême degré, il avait publié plusieurs ouvrages fort estimés. J’eus avec lui un échange ◀de▶ lettres qui ne prit fin qu’à sa mort, il y a quatre ans, en 1792. »
Casanova dit qu’à sa seconde visite à Augsbourg, au début ◀de▶ 1767, il « soupa
avec le comte Lamberg deux ou trois fois par semaine »
, pendant les quatre
mois qu’il y séjourna. C’est ◀de▶ cette année-là que part la correspondance que je
trouvai ; elle se termine en effet l’année ◀de▶ la mort du comte, en 1792. Dans son Mémorial ◀d’▶un Mondain, Lamberg parle ◀de▶ Casanova comme ◀d’▶« un
homme connu en littérature, un homme ◀de▶ profond savoir »
.
Dans la première édition, qui est ◀de▶ 1774, il se lamente ◀de▶ ce qu’« un homme
tel que M. de S. Galt »
ne soit pas encore rentré en grâce auprès du
gouvernement vénitien, et dans la seconde édition, ◀de▶ 1770, il se réjouit du retour ◀de▶
Casanova à Venise. Puis, il y a des lettres ◀de▶ Da Ponte, le même qui, dans ses Memorie scritte da esso (1829), relate l’histoire des curieuses
relations ◀de▶ Casanova avec Mme d’Urfé, des lettres ◀de▶ Pittoni, ◀de▶
Bono, et d’autres mentionnés en diverses parties des Mémoires et
◀d’▶une douzaine d’autres qui n’y sont pas mentionnés. Les seules lettres ◀de▶ cette
collection qui aient été publiées sont celles du prince de Ligne et du comte
Kœnig.
IV
Casanova nous dit, dans ses Mémoires, que, pendant les dernières
années ◀de▶ son séjour à Dux, il n’avait réussi à empêcher la mélancolie noire ◀de▶
dévorer sa pauvre existence ou ◀de▶ lui faire perdre l’esprit, qu’en écrivant dix ou
douze heures par jour. Les manuscrits ◀de▶ Dux, si abondants, nous montrent avec quelle
persistance il était à l’œuvre sur une variété extraordinaire ◀de▶ sujets, outre les
mémoires et les divers livres qu’il publia au cours de ces années-là. Nous le voyons
jetant sur le papier tout ce qui lui vient à l’esprit, pour son amusement et
certainement sans la moindre pensée ◀de▶ publication ; engageant ◀de▶ savantes
controverses ; écrivant des traités sur ◀d’▶obscurs problèmes mathématiques ; composant
des comédies pour être jouées devant les voisins du comte Waldstein ; écrivant des
vers en deux langues, avec, à vrai dire, plus ◀de▶ patience que ◀de▶ succès ; composant
des dialogues philosophiques où Dieu et lui-même étaient les interlocuteurs, et tenant
à jour une correspondance étendue, à la fois avec des hommes distingués et des femmes
délicieuses. Son activité cérébrale jusqu’à l’âge ◀de▶ soixante-treize ans est aussi
prodigieuse que l’activité qu’il dépensa à vivre une vie multiforme et inénarrable.
Comme dans la vie tout ce qui vivait l’intéressa, de même, dans sa retraite, chaque
idée l’attire séparément, et il leur fait accueil avec la même impartialité dont il
fit preuve eu accueillant ses aventures. La passion s’est intellectualisée et n’en
reste pas moins passionnée. Il veut tout faire et rivaliser avec tous ; et ce n’est
qu’après avoir passé sept ans à accumuler des connaissances mêlées et à exercer en
maintes directions ses facultés qu’il se retourne pour jeter un regard sur sa vie
passée et la revivre dans sa mémoire tout en narrant ce qui l’a le plus intéressé.
« J’écris dans l’espoir que mon histoire ne verra jamais le grand jour ◀de▶ la
publication »
, dit-il, ne le pensant guère, nous pouvons en être sûrs, même
pendant le moment ◀d’▶hésitation qui naturellement peut lui venir. Mais si jamais un
livre fut écrit pour le plaisir ◀de▶ l’écrire, ce fut celui-là ; et une autobiographie
écrite pour soi-même ne peut vraisemblablement qu’être sincère.
« La vérité est le seul Dieu que j’ai jamais adoré »
, dit-il ; et nous
savons maintenant combien véridique était cette affirmation. Dans cet article je n’ai
fait que résumer les plus importantes confirmations ◀de▶ son exactitude quant aux faits
et aux dates ; le nombre pourrait en être indéfiniment accru. Dans les manuscrits nous
en trouvons ◀d’▶innombrables et la principale valeur ◀de▶ leur témoignage c’est qu’ils ne
nous disent rien que nous n’ayons déjà pu connaître, si nous avions simplement cru
Casanova sur parole. Mais, il n’est pas toujours facile ◀de▶ croire les gens sur parole,
quand ils écrivent sur eux-mêmes, et le monde a fort répugné à prendre Casanova tel
qu’il se représente. Un a particulièrement refusé ◀de▶ croire qu’il disait la vérité,
quand il nous raconte ses aventures avec les femmes. Mais les lettres contenues dans
ses manuscrits nous montrent les femmes ◀de▶ Casanova lui écrivant avec toute la ferveur
et la fidélité qu’il leur attribue, et elles nous le montrent sous la figure ◀d’▶un
amant tout aussi fervent et fidèle. Dans chaque fait, dans chaque détail, comme dans
l’impression intime qu’ils laissent, ces manuscrits font comparaître devant nous un
Casanova absolument semblable à celui des Mémoires. En retrouvant
Casanova chez lui, ce fut comme si je retrouvais un vieil ami, qui m’était déjà
parfaitement connu, avant ◀d’▶entreprendre mon pèlerinage à Dux.
Tome XLVIII, numéro 167, novembre 1903
Musique.
Opéra-Comique : La Tosca, ◀de▶
MM. Sardou et Puccini
Nos bons voisins ◀d’▶Italie nous ont envoyé leur jeune reine. C’est très gentil ◀de▶ leur
part, d’autant qu’elle est monténégrine et jolie. Qu’ils y aient ajouté leur petit roi
et son grand plumet, je n’ai rien à en dire ici ; mais ils devraient bien garder leur
musique. Ce n’est pas que M. Puccini ne se distingue avantageusement ◀de▶ ses confrères
« véristes ». Il possède une routine ◀de▶ métier, une « élégante » habileté ◀d’▶écriture et
◀d’▶orchestration dont MM. Mascagni et Leoncavallo se manifestent candidement dépourvus.
Mais on paraît être bigrement en retard au-delà des Alpes. M. Puccini nous arrive avec
un bagage un peu défraîchi. « C’est notre Massenet, à nous !… »
,
déclarait à son propos un impresario romain récemment interviewé. Et voici que cet homme
intrépide nous rapporte la Tosca MM. Sardou et Massenet à la fois : ce
serait la résurrection des morts. Malheureusement, il y a belle lurette que Michel-Ange
est enterré, qui s’essaya assez glorieusement au sujet, et il faut venir de bien loin
pour ignorer que le jugement dernier et définitif est rendu à l’égard de telles ombres
illustres mais obstinées. Nous dûmes donc resubir la Tosca, retraduite
◀de▶ l’adaptation transalpine en un français original où le poète Paul Ferrier affirme une
confiance plutôt désarmante aux vertus intrinsèques ◀de▶ la rime :
Ah ! je respire !Fut-il terreur pire ?
et une rare, encore qu’opiniâtre témérité ◀d’▶enjambement :
C’était pour……………………………………………GuetteLa Tosca, dis-lui en cachette……Fais mieux ! Porte-lui cetteLettre !……
Mais, outre M. Massenet, M. Puccini connaît aussi Gounod et Meyerbeer. Il doit même avoir entendu une ou deux fois le premier acte des Maîtres Chanteurs. Au vieux mélo dont nous avions joyeusement oublié les ficelles il incorpora la salade ◀de▶ souvenirs adroitement travestis, et la confiture ◀de▶ ses inspirations… personnelles, si j’ose dire. Il en résulte un singulier méli-mélo auquel on ne saurait toutefois refuser une certaine homogénéité, due sans doute à l’inconsciente et adéquate connivence des tendances associées. À quelque point de vue que ce soit, je m’avoue incapable ◀de▶ découvrir un rapport perceptible entre la Tosca et ce qu’on peut se permettre ◀d’▶appeler un art dramatique ou musical. Avec ses gros effets ◀de▶ torture, ◀de▶ poignard et ◀de▶ fusillade, entrecoupés ◀de▶ romances roucoulées, c’est grossièrement puéril, prétentieux ou fade, — et ça tient ◀de▶ la place. Le plus mauvais des nombreux ouvrages que nous annonce M. Carré vaut probablement autant, sinon mieux, que la Tosca. Était-il bien urgent ◀d’▶aller chercher ailleurs une œuvre au moins médiocre, et ◀de▶ lui sacrifier quelques soirées, alors que tant de nos jeunes ou vieux compositeurs attendent, et que le retour ◀de▶ M. Jean Perrier nous promet la reprise impatiemment désirée ◀de▶ Pelléas ?
L’interprétation fut, en somme, excellente. Si M. Beyle joue mal, il chante bien. Que M. Dufranne chante ou joue, son talent le démontre digne ◀d’▶un emploi meilleur que le rôle du pantin-policier Scarpia. Mlle Friché, que nous céda Bruxelles, est pavée ◀de▶ bonnes intentions. Cette jeune et agréable personne jouit ◀d’▶une mimique exubérante et ◀de▶ regards démesurés où la prunelle implore et poursuit vainement l’abri ◀d’▶inaccessibles paupières. La voix est puissante et belle. Le temps et l’étude ne peuvent manquer ◀d’▶être favorables à une bonne volonté aussi sincère, aussi impétueuse, secondée par ◀d’▶évidents dons naturels. La direction ◀de▶ M. Messager, la mise en scène ◀de▶ M. Carré, les décors ◀de▶ Jusseaume sont ce qu’ils sont ◀d’▶ordinaire et, dans l’espèce, parmi les plus précieux atouts ◀de▶ la Tosca. Oserai-je pourtant une menue réserve ? Il y a au dernier tableau, indécis d’abord dans le clair-obscur auroral, un gros bêta ◀de▶ nuage énorme qui ressemble vaguement au dragon ◀de▶ l’Apocalypse et qui, jusqu’à la fin ◀de▶ l’acte, pendant que le drapeau du Château Saint-Ange clapote au vent du matin, reste immobile, implacable et figé dans sa lourde masse, se colore et s’éclaire peu à peu, pour se détacher enfin, brutal et toujours pétrifié, sur un ciel ◀d’▶un bleu cru, opaque, terne et criard, exaspérant et invraisemblable. Ce n’est, certes, pas un ciel ◀d’▶Italie, mais c’est peut-être un ciel ◀d’▶opéra « vériste ». — Serait-ce un symbole ?
Échos.
Casanova
L’article ◀de▶ M. Arthur Symons, sur les papiers inédits ◀de▶ Casanova, publié dans le dernier numéro du Mercure, a provoqué ◀de▶ divers côtés des observations que nous sommes heureux ◀d’▶enregistrer parce que, outre qu’elles sont justifiées, elles furent courtes et bienveillantes. Mais nous avons été surpris ◀de▶ trouver dans une revue une sorte ◀de▶ notice maladroite fort mal rédigée, sur un ton ◀de▶ persiflage balourd et grossier, ordinairement réservé aux journalistes les plus vulgaires.
M. Symons a été à Dux ; il a longuement examiné les manuscrits laissés par Casanova,
et, dans son article, il en énumère quelques-uns, « mais ◀de▶ beaucoup le manuscrit
le plus important que j’ai découvert et qu’apparemment je suis le premier à révéler
est un Extrait des chapitres 4 et 5 »
, dit-il, et jusqu’ici nul n’a prouvé
avoir connu cet extrait avant M. Symons, ni avoir publié les curieux fragments qu’il en
donne.
Les « Casanovistes » sont nombreux, et depuis une quinzaine ◀d’▶années on s’est beaucoup occupé ◀de▶ Casanova.
M. Alessandro d’Ancona et M. Octave Uzanne possèdent la copie ◀de▶ tous les papiers qui sont à Dux ; le premier, ◀de▶ tout ce qui est écrit en italien ; le second, ◀de▶ tout ce qui est écrit en français. M. d’Ancona doit publier l’ensemble ◀de▶ ces papiers, et M. Uzanne, qui se propose toujours ◀de▶ tirer parti ◀de▶ la correspondance ◀de▶ Casanova, continuera quelque jour la publication commencée jadis dans Le Livre, où fut reproduite la photographie ◀d’▶un buste ◀de▶ Casanova, par lui-même. Ce buste, qui représente Casanova jeune, fut découvert par hasard au musée du Belvédère, à Vienne, par M. Octave Uzanne.
Dès 1886, M. Gustave Kahn, qui, lui aussi, était allé à Dux, publia dans La Vogue quelques-uns des manuscrits examinés en 1899 par M. Arthur Symons. Dans le tome Ier de La Vogue, pages 100 et suiv., parut le Précis ◀de▶ ma vie, publié complètement pour la première fois. Tome Ier, p. 144 : Aux beaux cheveux ◀de▶ Thérèse ; tome II, p. 144 : Passe-temps ◀de▶ Jacques Casanova de Seingalt pour le Carnaval ◀de▶ l’an 1792 ; tome II, p. 164 : L’Icosameron ; page 168 : Essai ◀d’▶égoïsme ; tome III : Le Polémoscope, pp. 29-36 ; 124-130 ; 247-252 ; 282-288 ; 318-323 ; Lettre ◀d’▶Empolème, pp. 267-281 ; 299-317. Plus, une étude sur Casanova dans la Revue Indépendante.
À ce propos, M. Arthur Symons nous écrit ◀de▶ Venise :
« I never saw more than a casual number of La Vogue, and I did not know that M. Gustave Kahn had published some of MSS. of Casanova. I am delighted to hear it, and shall try to get the numbers containing them. At the same time, I do not gather from. M. Beaunier’s note (Le Figaro, 3 octobre) that M. Kahn published or described any of the extracts from letters addressed to Casanova or the other personal memoranda, by which, so far as I know, I have been the first to authenticate various disputed points in connection with the Manoirs. »
D’autre part, M. Henri Albert nous signale un ouvrage ◀de▶ Victor Ottmann : Jakob Casanova von Seingalt, sein Leben und seine Werke ; Stuttgart, 1900. Privatdruck der Gesellschaft der Bibliophilen. C’est une bibliographie fort bien faite des ouvrages ◀de▶ Casanova et ◀de▶ ce qui a été publié sur lui. La bibliographie complète comporte 78 numéros, mais celle du manuscrit n’est pas complète et ne donne que six numéros. M. Henri Albert a rendu compte ◀de▶ ce volume dans le Mercure de France ◀de▶ mai 1901.
En Angleterre, M. Havelock Ellis a donné dans Affirmations (1897) une admirable étude sur Casanova, et récemment, les éditeurs Chapman and Hall publiaient deux volumes ◀de▶ passages choisis des Mémoires, traduits excellemment par une dame qui a préféré garder l’anonyme.
Enfin, M. Pierre Dufay nous a communiqué une brochure ◀de▶ 140 pages dont il a surveillé la réimpression, entreprise par le Dr Guède. La brochure est dédiée à M. Charles Henry, directeur du Laboratoire ◀de▶ Physiologie expérimentale à la Sorbonne, et elle porte comme titre : A Léonard Snetlage, docteur en droit ◀de▶ l’Université ◀de▶ Gœttingue, Jacques Casanova, docteur eu droit ◀de▶ l’Université ◀de▶ Padoue (1797). On la trouve à Paris à la librairie Thomas, 6, place ◀de▶ la Sorbonne.
Voici la préface du Dr Guède :
« En 1899, la lecture ◀d’▶articles sur un des personnages des Mémoires ◀de▶ Casanova, que je travaillais depuis nombre ◀d’▶années, me fit me présenter chez leur signataire, M. Charles Henry, ◀de▶ qui j’étais absolument inconnu. — Après m’avoir mis en mains, comme casanoviste, ses notes nombreuses et inédites sur le personnage, M. Ch. Henry, que des préoccupations scientifiques entraînaient, alors, dans une autre voie que celle que je suivais, me fit don ◀d’▶un manuscrit précieux, relié et portant sur son dos :
LEONARD SNETLAGE, J. CASANOVA.
« C’était la copie exacte, page pour page et ligne pour ligne avec tous les signes accessoires dessinés dans la publication, ◀d’▶un curieux ouvrage ◀de▶ l’aventurier, que M. Charles Henry avait fait copier à la Bibliothèque ◀de▶ Dresde, et dont il n’existe que cet unique exemplaire.
« J’ai cru devoir ne pas laisser tomber dans l’oubli cette étrange production ◀de▶ l’aventurier, et M. Charles Henry ayant présenté Giacomo sous une forme inattendue : Casanova mathématicien, révéler aux casanovistes nos frères, la singulière et si riche organisation cérébrale ◀de▶ cet Italien qui se montre, dans les pages qui vont suivre, linguiste et grammairien français. »
L’original ◀de▶ la copie ◀de▶ l’exemplaire ◀de▶ Dresde appartient actuellement à M. Pierre Dufay, bibliothécaire ◀de▶ la ville ◀de▶ Blois.
Quand les Casanovistes pourront-ils lire le texte exact des Mémoires ? Tant de bonnes volontés pourraient s’unir pour publier enfin les Mémoires conformes au manuscrit que détient Herr Brockhaus, ◀de▶ Leipzig.
Tome XLVIII, numéro 168, décembre 1903
Les œuvres religieuses et philosophiques ◀de▶ Giovanni Segantini
À onze heures vingt minutes ◀de▶ la nuit, le jeudi 28 septembre 1899, dans un chalet isolé des Alpes ◀de▶ l’Engadine, à 2700 mètres ◀d’▶altitude, vainement entouré des siens et ◀de▶ deux médecins accourus à la première nouvelle du danger, s’éteignit, après une courte et brusque maladie, l’un des artistes les plus originaux et les plus grands ◀de▶ notre époque, l’un des rares qui ne se bornèrent point à croire que tout l’art consistât à exercer à la perfection un métier. Et cependant Segantini, avant que de s’adonner à la spéculation, pouvait prétendre avoir assez fait : n’était-il pas le premier peintre, et le seul jusqu’ici, qui eut donné une image vraiment complète ◀de▶ la grandeur, ◀de▶ la poésie écrasantes ◀de▶ l’Alpe et ◀de▶ la beauté morale aussi bien que physique ◀de▶ la dure vie ◀de▶ tout ce qui vit là-haut, l’homme et l’arbuste, les troupeaux et l’edelweis ? Cela n’avait pas suffi et un élan irrésistible l’avait poussé à l’effraction du château des idées. À l’heure même où le poète inspiré des Anges ◀de▶ la vie et des Mauvaises mères s’en allait, sans s’en douter, enlevé par une péritonite foudroyante, n’avait-il pas avec lui, sur ce sommet du Schafberg où il mourait, la composition centrale ◀de▶ son imposant Triptyque ◀de▶ la Nature ? Il n’était monté une dernière fois si haut que pour contrôler avec la plus scrupuleuse exactitude un effet qu’il avait vu cent fois ; tant il lui importait ◀de▶ demeurer strictement formel dans l’expression des réalités dont il revêtait ses concepts, et plus que jamais dans le résumé définitif qu’il avait cherché ◀de▶ cette nature où il vivait, soit cette œuvre grandiose qui ne devait figurer à l’Exposition universelle, hélas ! qu’inachevée.
Né dans une condition infime, le 15 janvier 1858, à Arco dans le Trentin, le plus grand peintre ◀de▶ l’Italie moderne, le seul qui se puisse opposer à ces esprits ornés dès leur bas-âge : les Puvis de Chavannes, les Gustave Moreau, les Arnold Bœcklin, eut une enfance extrêmement agitée. On dirait un roman ◀de▶ Dickens. Elle a été trop souvent racontée pour que nous nous y attardions et toutes les revues ◀d’▶art ont cité plus ou moins du fragment autobiographique où le maître avait narré, avec un humour souriant et attendri, eu même temps qu’une verve un peu italienne, sa fuite ◀de▶ Milan lorsque son père l’y eut abandonné et son séjour chez ◀de▶ braves paysans lombards qui firent ◀de▶ lui un petit porcher. On sait moins son purgatoire dans une sorte ◀de▶ maison ◀de▶ correction ◀de▶ Milan où il retapa les vieux souliers, ses débuts chez un barbouilleur ◀de▶ fausses fenêtres et ses déboires, mêlés ◀de▶ succès, à Brera ; à peine davantage sa disparition dans les campagnes ◀de▶ la Brianza, la fondation ◀de▶ sa famille et ◀de▶ sa renommée. Le fil interrompu se retrouve lorsqu’il s’agit ◀de▶ retracer sa graduelle ascension ◀de▶ la montagne, son séjour à Savognino dans les Grisons, puis alternativement à Maloja dans l’Engadine et à Soglio du val Bregaglia, enfin sa mort inattendue au faîte ◀de▶ l’Alpe et ◀de▶ la célébrité.
Nous ne voudrions étudier ici que la période et les œuvres les plus significatives ◀de▶ son existence ; les œuvres où sa personnalité s’affirme avec le plus ◀d’▶éclat et le plus complètement, à une période où, définitivement maître ◀de▶ sa manière — une manière, rappelons-le après M. de la Sizeranne, toute nouvelle, à lui toute spéciale, nullement impressionniste, mais alliant tout l’acquis des recherches impressionnistes à une fermeté du dessin, une netteté des contours et une conscience du détail dignes des vieux Maîtres — il peut enfin développer sa pensée totale dans des formes ◀de▶ son invention, auxquelles les particuliers éclairages des étés et des hivers alpestres prêteront une atmosphère nouvelle, dont seuls quelques rares peintres suisses, Auguste-Henry Berthoud notoirement, eurent, avant Segantini, une à peine juste aperception, du reste non sans mérite, eu égard surtout au milieu. Mais pour bien se rendre compte ◀de▶ la carrière parcourue si vite par cet artiste généreux et si tôt enlevé, il faut pourtant, ne fût-ce qu’une minute, avoir pris contact avec quelque feuillet du début, et pourtant une minute aussi s’arrêter aux grandes pages où l’artiste, en puissance plénière, maîtrise les jeux et contre-jeux compliqués ◀de▶ son imposante technique. Seulement ainsi nous aurons la mesure des bien autres progrès encore que lui fit accomplir le penseur ; seulement ainsi sera rendu sensible l’admirable crescendo, sans nulle solution ◀de▶ continuité, qui régit l’œuvre et la pensée ◀de▶ Segantini.
Le point ◀de▶ départ d’abord. Qui ne le connaîtrait pas estimerait peut-être à sa juste valeur le point ◀d’▶arrivée, mais non à son juste mérite. À vrai dire, on ne pouvait imaginer, à l’heure ◀de▶ ses débuts, quel artiste ◀de▶ génie devait prendre son essor vers la montagne : les virtualités ◀d’▶un remueur ◀d’▶idées et ◀d’▶un créateur ◀de▶ formes n’y sont nullement.
Il s’agit, dans les tableautins ◀de▶ cette époque, — en général très lâches ◀d’▶exécution, très sommairement ébauchés, — ◀d’▶anecdotes pastorales, mais où le côté anecdotique est sauvé par le sentiment, éprouvé et exprimé sans mesquinerie et d’ailleurs poétisé par l’état ◀de▶ rêverie dans lequel Segantini se complaisait à Pusiano. Voici une petite sanguine, grande comme la main ; une jeune paysanne, en sabots, assise à terre, est occupée à tondre un mouton ; l’intérêt jaillit du contraste entre la veulerie ◀de▶ la masse inerte, la passivité ◀de▶ la bête qui se laisse manier, et l’intelligence active des mains fouillant et taillant la grasse toison. Le groupe est ◀d’▶une forte plasticité que l’on remarquera souvent chez Segantini ; il s’inscrirait avec énergie et agrément dans un médaillon décoratif en vigoureux relief à la Della Robbia, L’artiste qui a su voir cela, certes, est déjà à la hauteur ◀de▶ Millet, à qui plus tard (1885) des esprits superficiels le compareront ; erreur explicable seulement par ce désir ◀de▶ découvrir ◀de▶ subtiles analogies qui, souvent, distrait même les plus érudits des grandes lignes essentielles. M. William Ritter a fait justice ◀de▶ cette comparaison fallacieuse, et établit que Segantini avait réalisé toutes ses œuvres pastorales ◀de▶ la Brianza (1880-84) sans avoir jamais eu connaissance ◀d’▶aucune œuvre ◀de▶ Millet et sans qu’aucun critique se fût avisé ◀de▶ prononcer à leur sujet le nom ◀de▶ Millet (voir, entre autres, les comptes-rendus ◀de▶ l’Exposition ◀de▶ 1889), que ces œuvres-là n’ont aucune similitude avec celles ◀de▶ Millet et qu’au moment où, monté dans l’Alpe, Segantini arrive à son dessin filamenteux, c’est uniment pour traduire la nouvelle facture ◀de▶ ses tableaux, dont ses dessins furent des ressouvenirs, des variantes, et jamais des études préparatoires.
Plus loin, une ◀de▶ ces aquarelles très italiennes ◀de▶ virtuosité et ◀de▶ ragoût, où le hasard semble toujours prêt à déjouer l’artiste : un motif auquel nous a accoutumés un autre peintre pastoral, primesautier celui-ci comme jamais ne l’a été Segantini, le maître roumain, M. N. I. Grigoresco. Une fille des champs, affalée tout du long dans l’herbe, dans le plantureux foin lombard, arque ◀de▶ ses bras étendus une gaule glissée derrière ses épaules. Une volonté ◀de▶ coquetterie sourd du visage trop gracieux, agace dans les chevilles trop fines, dans les pieds croisés, que l’on prêterait volontiers à une bergère ◀de▶ Florian ou ◀de▶ Watteau. Le coloris est plutôt sombre, presque sale, à peine éveillé par un peu de rouge au corsage Point ◀de▶ ciel. La fillette, en somme, donne à peiner que le débutant a voulu plaire ; sans doute même a-t-il visé la vente. Mais il est plus grave ◀de▶ constater qu’il se croit sûr ◀de▶ lui ; il est beaucoup moins attentif et appliqué devant la nature que le maître aux yeux humbles et à la pensée concentrée des périodes suivantes ; celui-ci ne risquera plus un trait ◀de▶ pinceau que l’esprit tendu sur le modèle. Toutefois ce sérieux inné, cette gravité dont Mme Segantini a écrit qu’il ne se départissait jamais, l’ont empêché ◀de▶ réussir le dessus ◀de▶ bonbonnière, si facile dès que l’on aborde ces thèmes où la sensiblerie et la romance guettent sournoisement l’artiste. Il ne faut par exemple rien moins à un Grigoresco que ses souveraines qualités ◀de▶ plein air, ◀de▶ distinction naturelle, ◀de▶ pureté, ◀de▶ naïveté savante, pour être amené, lorsqu’il évoque les silhouettes idylliques ◀de▶ ses pastoures des Carpathes, à réaliser une synthèse ◀de▶ poète, une œuvre ◀de▶ haute envergure, toute imbue ◀de▶ la poésie du sol natal, quelque chose enfin qui fasse penser à une sorte ◀de▶ Virgile roumain.
Remarquons ensuite une tentative ◀de▶ sujet historique, une page sombre, ◀d’▶une horreur et ◀d’▶une grandiloquence proches, tout à la fois, ◀de▶ certaines pièces ◀de▶ la Légende des siècles et ◀de▶ certaines imaginations ◀de▶ Barbey d’Aurevilly. Le cadavre ◀d’▶un héros gît nu sur un catafalque, ◀de▶ face, en un raccourci pire que mantégnien, dont rien n’atténue l’implacable justesse et n’excuse le tour ◀de▶ force, voulu pour lui-même, que l’artiste (il venait de travailler pour quelque argent, dans l’amphithéâtre ◀d’▶un hôpital ◀de▶ Milan, aux dessins ◀d’▶une publication médicale) a entrepris avec cette passion éperdue ◀de▶ résoudre les plus ardus problèmes ◀d’▶une perspective, alors neuve des Paolo Uccello et des Andrea del Castagno. Encore une fois, c’est ◀d’▶un dessin impeccable, mais ce n’est pas beau. À droite quelques cierges ; au fond pend une draperie bleu armoriée ; au rebord ◀de▶ la couche funéraire tendue ◀de▶ rouge, derrière la chevelure rousse ◀de▶ ce mort à l’ossature noueuse et obtuse qui raconte le tyranneau féodal, l’homme ◀de▶ proie, un visage ◀de▶ femme, douloureux et songeur, mais ◀de▶ femme endurcie pour n’avoir jamais été heureuse et n’avoir jamais vécu que ◀de▶ l’orgueil ◀de▶ sa maison, sur deux mains rêches s’appuie. Tout est là ◀d’▶une dureté, ◀d’▶une roideur, ◀d’▶une sévérité bien moyen-âge italien ; c’est tragique sans attendrissement, dénué au possible ◀de▶ toute pitié segantinienne, c’est surtout ◀d’▶un orgueil inaccessible auquel ajoute, — et même est-ce là sa seule excuse, — l’orgueil du tour ◀de▶ force accompli. Souvent Segantini sera plus ambitieux, mais orgueilleux il ne l’a été que là. Cette pièce est unique dans son œuvre. Cependant il paraît, — on l’a su après la catastrophe du Schafberg, — que, dans l’arrière-fond ◀de▶ sa pensée, le maître préparait un cycle historique dont, s’il s’était réalisé, la filiation eût pu se poursuivre depuis cette chambre ardente, germe avorté désormais, qui laisse l’imagination béante comme devant ces lamentables préparations anatomiques qui auraient pu devenir un Shakespeare ou un Wagner.
Ailleurs, une énorme feuille ◀de▶ papier, déchirée à tort et à travers, étude taxée d’abord ◀de▶ barbouillage et aujourd’hui seulement recueillie comme chose très précieuse, vendue bien plus que son pesant ◀d’▶or, montre un magnifique dessin ◀de▶ vache, aux crayons rose, roux et blanc, sur fond ◀d’▶or balafré par les vastes taches gouachées des dunes ◀de▶ neiges, invétérées à l’ombre sur un sol ◀de▶ dégel. Ce n’est qu’une vache, mais toute dessinée au trait et avec combien ◀d’▶amour… Les voici à l’œuvre les mains et les yeux humbles dont parle ◀d’▶◀Annunzio▶ à propos de Segantini. Le grand artiste qui a tracé ces linéaments fidèles et réfléchis s’est fait petit devant le modèle, il en a tiré ce à quoi jamais un orgueilleux n’aurait atteint, — nous en voyons les preuves à toutes les expositions, partout. Il y a dans ce mufle rose, non seulement la couleur et le grain ◀de▶ la carnation, mais comme la chaleur et la vie ◀de▶ l’haleine ; il y a dans ces yeux la résignation, et pourtant l’appel à la caresse, ◀d’▶une âme captive. Que nous voilà loin de l’éléphant ◀de▶ Rembrandt à l’Albertina de Vienne, ou du rhinocéros copié en bête curieuse par Albert Dürer ; que nous voilà même loin de la vache ◀de▶ Potter si admirée ◀de▶ Fromentin. Cette vache-ci a été aimée par Segantini le temps qu’en a duré le dessin ; il a été hanté par la pensée, que ses écrits ont si souvent exprimée dans la suite, ◀de▶ tout ce que les pauvres animaux domestiques endurent pour nous, qui nous appelons les rois ◀de▶ la création et n’en sommes que les bourreaux, et ◀de▶ notre éternelle ingratitude à leur égard. Et son émotion est sensible partout dans cet admirable dessin mutilé, sans doute par des mains ◀d’▶enfants… les mêmes mains qui, aujourd’hui grandes, l’ont restauré… posthume !
L’été ◀de▶ 1899 fut le dernier du pauvre Segantini.
Et une dernière fois il assiste à la fenaison, cette fête ◀de▶ l’année sur l’Alpe. Il en a laissé plusieurs dessins ; mais voici que, reprenant une ébauche abandonnée depuis longtemps, il donne ◀de▶ ce sujet sa formule définitive. Fait neuf dans l’histoire ◀de▶ la peinture alpestre, nous avons beau nous trouver dans l’Alpe, la ligne ◀d’▶horizon est très bas et les montagnes n’ont droit qu’à un petit espace. Ce que Segantini a voulu créer ici, c’est encore une fois un poème ◀de▶ tournoyante lumière et ◀de▶ chaleur, fixer les derniers feux au zénith du soleil disparu derrière une terre déjà drapée ◀d’▶un peu de nuit, effet fugitif, difficile et rare entre tous. Le ciel entier pourrait presque passer pour le sujet du tableau, tant il en occupe la majeure partie, et tout autre peintre ◀de▶ scènes paysannes, M. Jules Breton, par exemple, se serait gardé comme du feu ◀d’▶une telle mise en place. Mais nous savons déjà, par d’autres œuvres, que le feu des soleils couchants est une gloire d’entre toutes celles ◀de▶ Segantini ; si l’on supprime, selon la convenance normale, tout le génie et le feu nouveaux dont resplendit ce tableau ; si l’on enlève le grand nuage violâtre et celui en tournesol ◀de▶ clarté chair, immédiatement les personnages se haussent et ne sont plus réduits à l’humilité ◀de▶ condition, leur lot dans l’Alpe ; la terre, en s’élevant sur la toile, s’abaisse dans la réalité représentée : ce n’est plus le haut plateau, c’est la vaste plaine basse ; ce n’est plus la distance ◀de▶ la terre au zénith comme diminuée, le ciel comme rapproché, senti plus spacieux autour de soi, et surtout ce n’est plus le Segantini constamment « découvreur ».
Ici apparaît merveilleusement évident son appoint personnel au domaine ◀de▶ l’art : la compréhension la plus serrée, momentanément définitive, ◀de▶ l’Alpe qu’il abaisse à l’horizon pour mieux donner le sentiment ◀de▶ l’altitude d’une part ; et, ◀de▶ l’autre, une vision du ciel neuve après tant de maîtres dont les ciels sont célèbres ; puis la facture ; enfin, une composition inattendue et des types ◀de▶ femmes et ◀de▶ bestiaux qui stylisent en beauté les plus humbles acteurs ◀de▶ la plus rude vie… Tout y est ennobli par cette facture même ; et le certain goût du bizarre qui y règne annonce un esprit qui voit la nature avec d’autres yeux que les simples yeux ◀de▶ la chair. C’est peint, comme toujours, sur toile préalablement dorée, et tout le grenu ◀d’▶or des fonds se discerne et retient un peu de lumière dans l’annonce ardoisée ◀de▶ la nuit sur les pics, dans les trous ◀de▶ neige, sur les arêtes ◀de▶ la montagne, dans l’interstice des bribes ◀de▶ foin et des brins ◀d’▶herbe, en sorte que tout est à la fois clair et foncé, ferme et léger, bien dans l’air et la pénombre, consistant et vibrant. Jamais la nature n’a été plus victorieusement forcée dans le mystère ◀d’▶une ◀de▶ ses heures les plus délicates.
Appellerons-nous étude le tableautin qui ne représente qu’une chèvre tétée par son biquet, sur un fond ◀de▶ sol, sans ciel ? Non, c’est un portrait, au même titre que le meilleur ◀de▶ Segantini, celui si caractéristique, dit « ◀de▶ la dame de Berlin ». Portrait ◀de▶ bêtes, il est vrai, mais portrait quand même. Cette chèvre et ce chevreau, entre toutes chèvres et tous chevreaux, sont aussi inoubliables qu’entre tous les autres portraits ◀de▶ Lenbach, par exemple, Dœllinger ou Gladstone. Du poète, cette petite toile donnerait peut-être ce que l’humble rameau peut suggérer ◀de▶ l’arbre ; mais dût-elle seule survivre, elle suffirait à justifier l’admiration que nous inspire le métier ◀de▶ Segantini ; le peintre subsisterait. Il y aurait là en tous cas ◀de▶ quoi établir la réputation ◀de▶ mieux qu’un Potter ; il est vrai que c’est peu pour un Segantini. La patience la plus amoureuse vient au secours ◀de▶ l’impressionnisme là où chez les autres cet impressionnisme s’arrête, épuisé par le triple effort ◀de▶ sa fraîcheur, ◀de▶ sa lumière et ◀de▶ sa couleur. Ici tout cela se trouve aussi, mais est-ce que cela compte pour un tel artiste ? Il va sans dire que cela y doit être ! Mais avec bien d’autres choses encore ; et le vrai miracle c’est justement ce qui y est en plus, ces vertus ◀de▶ précision, ◀d’▶exactitude, ◀de▶ labeur probe, enfin toutes les énergies honnêtes des maîtres ◀d’▶autrefois. S’il y a, comme dans tous les tableaux ◀de▶ cette dernière période, le continuel poudroiement ◀d’▶or entre chaque grain ◀de▶ couleur sèche et poncée, il y a aussi, entre les jeunes touffes ◀d’▶herbe et les vieux hérissons ◀d’▶éteule, ◀de▶ menus trous noirs, ◀de▶ fines fissures ◀d’▶ombre qui pénètrent la masse végétale jusqu’au sol, en disent l’épaisseur et en assurent le relief puissant. Parmi les impressionnistes, pas un, jamais, ne s’est avisé ◀de▶ simplement dessiner avec soin les mille riens qui constituent un sol. Même observation quant au pelage des deux bêtes, traité presque poil à poil, avec quelle largeur pourtant ! Puis voyez l’œil ◀de▶ la chèvre, dont on compterait presque les cils : est-il assez vivant, et sa profondeur assez vivement exprimée ? « Mère pleine ◀d’▶amour », dit le titre et il signifie que pourtant Segantini n’a pas vu là l’occasion ◀d’▶un simple portrait ◀de▶ petit bétail. Aussi, revenez à l’expression ◀de▶ cette bête retournant un peu son museau vers la croupe ◀de▶ son petit… Qui a su démêler une telle expression ◀d’▶amour maternel dans le velu ◀de▶ cette blanche face animale n’a encore accompli qu’un bien petit miracle lorsqu’il acquérait tant de merveilleuses qualités ◀de▶ facture ; et qui possédera ce morceau, décidément, ne possédera pas qu’une œuvre ◀de▶ peintre, mais bien aussi ◀de▶ poète.
Un admirable morceau ◀de▶ peinture encore, cette tête ◀de▶ paysanne buvant au creux ◀de▶ sa main le jet brisé ◀d’▶une fontaine ◀de▶ montagne. C’est aussi puissant, frais et rose que la tête ◀de▶ femme alitée intitulé Pétale ◀de▶ rose.
Comme dans ce fameux pétale ◀de▶ rose, une fermeté et une simplicité magistrales évoquent le souvenir ◀de▶ Velazquez. Mais elles sont bien loin les petites infantes aux atours moins fanés que leur race… Tout ici déborde ◀de▶ santé et a la fraîcheur et la vie chantante des torrents ◀de▶ montagne. ◀De▶ nouveau cette forte luronne s’enlève sur un fond ◀de▶ pâturage et ◀de▶ sol, sans le moindre ciel. Il faudrait insister derechef sur le moindre fétu ◀de▶ paille, la moindre butte ◀de▶ terre ou ◀de▶ gazon ◀de▶ ce sol ; en outre ici nous devrions nous attarder à l’analyse ◀de▶ qualités plastiques et à un don ◀de▶ mise en scène, ◀de▶ coupe du motif, qui ravissent les statuaires. Mais les œuvres ◀d’▶idéalité nous appellent. Ce morceau ◀de▶ maîtrise parfaite où, en plein labeur interrompu sous l’accablant soleil ◀de▶ midi, une soif presque animale s’étanche, ceci particulièrement ne rentre dans noire sujet que pour y remplir son rôle ◀de▶ jalon ; mais nul mieux que lui ne montre le peintre qui ne saurait rien apprendre de plus, le peintre dont la peinture doit sans conteste s’assimiler à celles des plus grands, l’artiste hors pair enfin et impossible, semblait-il, à imaginer avant l’apparition ◀de▶ Segantini : un Velasquez qui serait en même temps un Claude Monet.
L’installation à Maloja (1894) marqua dans l’œuvre ◀de▶ Segantini l’heure ◀de▶ la prédominance absolue des préoccupations ◀de▶ la pensée sur celles ◀de▶ la pure et simple représentation des réalités contingentes ; c’est l’apogée ◀de▶ son génie ◀de▶ peintre et ◀de▶ son génie ◀de▶ penseur.
Il n’en est pas moins évident que pour bien comprendre l’enchaînement ◀de▶ ses œuvres selon les idées, c’est de plus haut qu’il faille reprendre.
Parmi les plus belles œuvres selon la vie que le maître avait produites pendant l’heureuse période ◀de▶ sa jeunesse, au bord des lacs ◀de▶ la Brianza, la dernière inaugure aussi la période ◀de▶ Savognino ; c’est à peine installé là-haut qu’il en donne une réplique où, pour la première fois, il emploie sa technique nouvelle, des vernis et siccatifs ayant poussé au noir les versions précédentes, dont l’originale peinte à Pusiano. Il s’agit ◀de▶ l’Ave Maria a trasbordo, une œuvre symbolique au premier chef.
On connaît le tableau. M. de la Sizeranne l’a décrit à la Revue des
Deux-Mondes. Dans tout le rayonnement ◀d’▶un soleil couchant reflété par le lac,
une barque presque débordante ◀de▶ moutons passe, au moment où tinte l’Angelus au clocher,
là-bas. Alors le passeur s’incline sur ses rames et la pastoure sur son enfant. C’est
tout, et c’est ◀d’▶une grandeur admirable ; presque tout l’espace appartient au soleil et
à son embrasement dans le ciel et dans son reflet. La barque flotte dans l’immensité.
Voilà qui est ◀d’▶un peintre ; mais voici qui est, en plus, ◀d’▶un penseur : ce qui évoque
ici la salutation angélique, ce n’est pas qu’il faille deviner, comme l’a dit M. de la
Sizeranne : « Qu’à la fine fleur du clocher qui monte là-bas fleurit la fleur ◀de▶
l’Angelus »
, mais c’est qu’au son ◀de▶ l’Angelus la mère, s’inclinant sur son
enfant pour la prière et lui murmurant à l’oreille les paroles ◀de▶ l’Ave Maria, apparaît elle-même une Madone et montre en quelque sorte ce qu’évoque le
clocher avant même qu’on y ait pris garde, à ce clocher. L’Angelus de
Millet montre simultanément : deux paysans en prière et le clocher, cause ◀de▶ cette
prière ; L’Ave Maria de Segantini montre d’abord qui
l’on prie, ensuite que l’on prie, et pourtant cela aussi, simultanément, plus même que
simultanément si possible, puisque c’est par le même groupe. En effet,
le clocher n’a qu’une importance secondaire ; dans un petit dessin postérieur, reproduit
à la Gazette des Beaux-Arts (article ◀de▶ M. W. Ritter, 1er avril 1898), le clocher et le ciel ont disparu, l’horizon est muré par les
montagnes : et l’évocation ◀de▶ la Madone existe encore, du seul fait ◀de▶ cette femme
priant, inclinée sur la tête ◀de▶ son enfant et devenue Madone elle-même.
« Ce jour-là, nous ne lûmes pas davantage. »
Le Segantini de l’Ave Maria se refuse pour l’heure à pénétrer dans le monde entrevu.
D’autres travaux immédiats. Alla Stanga de la Galerie de Rome, le Labour ◀de▶ la Pinacothèque ◀de▶ Munich, l’achèvement ◀de▶ la conquête ◀de▶ sa
technique l’en détournent. Pas pour longtemps. Une grande préoccupation domine peu à peu
toutes ses pensées. Il sait qu’il a coûté la vie à sa mère, qu’elle ne s’est jamais
remise ◀de▶ lui avoir donné le jour, et partout autour de lui il surprend la vie naissant
◀de▶ la mort. N’est-ce pas la maternité qui est en quelque sorte le principe ◀d’▶une œuvre
comme l’Ave Maria ? Bientôt le thème ◀de▶ la Madone,
◀de▶ la Mère, ◀de▶ la Vie va rejaillir sous une autre
forme. Le simple monde extérieur ◀de▶ l’Alpe à cette altitude est si frappant, si
frappante aussi la nouveauté des choses qui entourent l’artiste, ◀de▶ l’hiver dans les
neiges, qu’il les peint d’abord par pur enthousiasme pour la beauté ◀de▶ leur apparence.
Mais en même temps qu’il travaille si longuement, si patiemment aux mêmes endroits,
voici qu’il épie les menus mystères ◀de▶ la vie qui renaît, et qu’il a tout le loisir ◀d’▶y
réfléchir. Le printemps est-il là ? Dans une course où il gravit un sommet il voit ◀de▶
bas en haut, détachée sur le ciel bleu, une fleur, une fleur si harmonieuse, si
ornementale qu’il en veut faire un tableau ; la voilà qui s’agrandit à ses yeux ; sur
cette tige, c’est toute une efflorescence ◀de▶ sa pensée qui s’épanouit : la tige sera un
tronc, les feuilles deviendront des branchages, le calice une femme, — vase ◀d’▶élection,
rose mystique, dit l’Église dans les Litanies ◀de▶ la Vierge, — et au fond ◀de▶ la fleur,
dans le giron ◀de▶ la femme, le pollen aura fructifié en un adorable enfant tenant une
pomme qui ne sera plus celle du Péché originel. Fleur de l’Alpe, dit
un titre : il dit le décor extérieur ; l’Enfant divin, dit un autre,
et il offre à l’adoration des Chrétiens la seule Madone alpestre qui se puisse
réellement évoquer dans les vallons ◀de▶ ce labyrinthe montagneux qui va ◀de▶ N.-D. des
Ermites à N.-D. de Maria-Zell : Fruit ◀d’▶amour affirme un troisième
titre, caractéristique ◀d’▶une nouvelle étape ◀de▶ la pensée ◀de▶ Segantini et mêlant l’idée
◀de▶ l’amour divin, manifesté en le mystère ◀de▶ l’Incarnation, à celle qui est devenue
l’axe ◀de▶ sa philosophie et le centre ◀de▶ sa morale à lui, l’orphelin ◀d’▶autrefois,
aujourd’hui le célébrant passionné ◀de▶ toutes les gloires ◀de▶ la maternité et, du même
coup, le tortionnaire des mères dénaturées qu’il assimilera, dans le châtiment, à celles
qui empêchent l’œuvre ◀de▶ la maternité, aux luxurieuses. Et alors apparaît un quatrième
titre, nœud gordien ◀de▶ l’enchevêtrement ◀de▶ pensées auxquelles s’adonne Segantini : l’Ange ◀de▶ la vie.
Extérieurement, ces représentations sont comme arc-boutées par des œuvres réalistes. L’arbre qui deviendra la tige ◀de▶ la fleur alpestre, le support ◀de▶ la mère, n’est-d pas en germe dans l’arbrisseau tordu ◀de▶ l’Alpe en mai, penché protecteur sur le groupe du chevreau tétant sa mère ? Le voici, dans le Midi sur l’Alpe, assez fort pour qu’une pastoure s’y appuie. Et la surprise sur le fait, quelque jour, ◀d’▶une bergère ainsi adossée contre l’un ◀de▶ ces souffreteux petits arbres estropiés ◀de▶ la montagne, n’a-t-elle pas été le trait ◀de▶ lumière ?
En honnête homme, puissant ◀de▶ corps et ◀d’▶esprit, et en homme qui vit en pleine nature, témoin journalier des leçons que donnent souvent les animaux, Segantini ne conçoit pas l’idée ◀de▶ l’amour séparable ◀de▶ l’idée ◀de▶ famille, et les préludes idylliques du poème humain l’intéressent moins que la poignante épopée ◀de▶ la lutte pour la vie qui en est la suite, moins que le drame final dont le douloureux et inoubliable Retour au pays natal et La Foi réconfort ◀de▶ la Douleur parlent si éloquemment. Dans l’Ange ◀de▶ la vie, la mère réchauffant le petit rejeton toujours prêt à retourner là ◀d’▶où il vient, était l’héroïne du tableau. Dans il frutto ◀d’▶amore, l’été ◀de▶ l’Alpe a succédé au printemps. Dès lors l’enfant ◀de▶ l’amour, l’enfant divin, le Christ qui s’incarne par amour ou l’amour qui s’incarne en un Enfant Jésus — toutes les interprétations sont la bonne — devient le héros ◀de▶ la composition ; dès lors le bonheur radieux ◀de▶ la mère contemplatrice, et l’arbre couvert ◀de▶ feuilles, et sur l’alpage des agnelets qui tètent leurs mères, — rappel du motif principal dans certaines variantes, — sont autant ◀de▶ concordances appropriées qui se complètent et s’enchaînent les unes les autres.
Nous n’essayerons pas ◀d’▶établir les variantes : nous avons vu tant de fois depuis Paris 1889 paraître ce motif dans les œuvres exposées par Segantini un peu partout, nous l’avons vu tant de fois reproduit et il a tellement séduit non seulement tous ceux qui, dans un public, se sentent des entrailles ◀de▶ père ou ◀de▶ mère, mais tous les affamés qui recherchent la trace, dans l’art contemporain, ◀de▶ sentiments religieux, que nous sommes tentés ◀de▶ croire qu’il s’est agi à peu près chaque fois ◀de▶ répétitions.
Un vrai cycle des mères — les chèvres, les brebis, les vaches comme les pastoures — naît à Pusiano dès les débuts ◀de▶ Segantini et arrive à la plénitude ◀de▶ sa formation à Savognino. Nous n’avons pas à nous en occuper ici. Les idées parallèles sur l’amour, la génération, la luxure, le châtiment des mauvaises mères et ◀de▶ celles qui échappent à la maternité, atteignent à leur épanouissement formel dans l’œuvre réalisé à Maloja.
Si Segantini a parlé du Nirvânah au sujet de ses tableaux des Luxurieuses et des Mauvaises mères, dans une lettre du
2 mai 1891 : « Les luxurieuses que je châtie dans un Nirvânah ◀de▶
neiges et ◀de▶ glaces »
, il faut l’imputer à un poème bouddhique dont on
lui procura la traduction italienne ◀de▶ M. Illica, alors que ses
compositions étaient déjà connues, et il n’est nullement besoin ◀d’▶avoir pénétré
les arcanes du bouddhisme, ◀de▶ connaître la philosophie du Nirvânah, pour goûter ces
allégories et les comprendre sans explication. Que si, d’autre part, on tient, — et nous
sommes les premiers à comprendre qu’on y tienne, — à savoir explicitement la pensée ◀de▶
l’artiste, nous n’admettons pas qu’on nous la présente comme difficile et pas davantage
qu’on taxe cette peinture ◀de▶ littéraire : ce sont, balancées à l’air glacial ◀d’▶un
purgatoire dantesque, que suggérait à Segantini le décor même ◀de▶ sa vie, les luxurieuses
et les infanticides, toutes celles qui ont péché contre la maternité, condamnées à
l’allaitement ◀de▶ petits êtres appendus comme des fruits aux arbres morts ◀de▶ l’hiver,
jusqu’à une expiation ou une résurrection que le tableau n’indique pas, mais qui sera
peut-être le printemps, à la fonte ◀de▶ toutes ces neiges. C’est l’éternel mythe ◀de▶ la
nature, tour à tour mère et marâtre, donnant la vie et la mort, et
captive ◀de▶ son crime ◀de▶ mort jusqu’à ce qu’elle l’ait expié par une nouvelle vie.
Mais la peinture doit se passer ◀d’▶explication, dira-t-on. On l’a dit très souvent ; il n’en est pas moins vrai qu’il n’y a pas une peinture au monde qui n’ait eu son explication, à commencer par toutes les allégories, depuis la Calomnie ◀d’▶Apelles. Et si les deux porteurs ◀d’▶une coquille dont pend à mi-corps un homme tenant un serpent ◀de▶ Giovanni Bellini à l’Académie ◀de▶ Venise, et la Mélancolie ◀de▶ Durer et la Primavera de Botticelli ne sont pas obscures, nous prétendons que le cycle des Mauvaises mères est limpide comme ◀de▶ l’eau ◀de▶ roche. Entrez à l’Académie ◀de▶ Florence, dans cette salle ◀de▶ la Galerie antique et moderne qui se pourrait appeler désormais la Salle des Snobs, et où vous trouverez les lourds fauteuils ◀de▶ velours rouge sans cesse occupés par l’extase ◀de▶ quelques anguleuses Anglaises. Admettons que vous ignorez même le titre ◀de▶ la trop célèbre allégorie toscane ; que comprenez-vous ? Faut-il commencer à regarder à gauche, au centre, ou à droite ? Ici une sorte ◀de▶ cadavre verdâtre s’enlève, soufflant ◀de▶ l’air ; puis une femme, presque étreinte par lui, expectore des fleurs ; puis une autre grande femme sourit, la robe parée des mêmes fleurs ; ensuite trois grâces aux tuniques diaphanes ; puis une sorte ◀de▶ Pâris-Mercure, distrait, semble abattre des fruits avec une alumelle. Prétendez-vous que ce soit plus intelligible que les visions ◀de▶ Segantini ?
Voici tout d’abord le tableau nocturne, lunaire ; les Alpes géantes et noires bornent les champs ◀de▶ neiges ; les formes pâmées et pénitentes, leurs ombres sinistres rabattues sur la neige, passent dans leurs longs voiles et dans leurs chevelures dénouées, comme flottantes dans leur remords. C’est la version ◀de▶ Liverpool, ◀de▶ la galerie Valker, titrée : le Châtiment des luxurieuses. Leur mouvement est tel qu’il répercute les attitudes ◀de▶ leur passé pécheur, et leur groupement contradictoire indique à la fois l’attirance et la répulsion qu’exerce sur les pauvres ombres le souffreteux petit arbre, tordu à l’image des dolentes apparitions qu’amène la bise sifflante, l’arbre ◀de▶ vie — sur lequel séjournait autrefois l’Ange ◀de▶ la vie, — le nœud ◀de▶ serpents noirs ◀de▶ ses ombres rabattues aussi sur le sol. Impossible ◀de▶ rêver nuit ◀d’▶hiver plus fantastique et plus froide… Vint ensuite une traduction rosâtre et bleuâtre, à la crue lumière matinale, où l’artiste ne reculait plus devant l’étalage au plein jour des plus expressives hardiesses réalistes destinées à clairement expliquer sa pensée. C’est la Mauvaise mère. Et l’on vit plus nettement dans les rameaux ◀de▶ l’arbre éploré, l’enfant appendu, devenu comme la petite tête suceuse et gourde ◀de▶ l’arbre lui-même, désireux ◀de▶ sève ; et la mère captive ◀de▶ son remords, ◀de▶ son expiation, se tord au vent tiède du dégel qui fait onduler derrière elle sa chevelure ◀d’▶or et ◀d’▶argent. Et tout au loin, vers la pente et l’abîme, ce sont d’autres arbres et d’autres enfants, mais dont la tête surgit ◀de▶ la neige et qui donnent plus carrément encore l’idée du crime, taudis qui ; pour retenir la mère flottante au vent, l’arbre, entre elle et l’enfant, se convulse et tend déjà à cette apparence sinistrement anatomique ◀d’▶un cordon ombilical qu’il prendra dans la version lunaire.
On peut considérer cette œuvre comme la synthèse totale des hivers alpestres ◀de▶ Segantini. Et ce nouvel Ange ◀de▶ la vie, endeuillé ◀de▶ tous les voiles noirs des remords et offrant ses seins avec tant ◀d’▶amour et un tel désir ◀d’▶expiation, la plus superbe créature que Segantini ait dessinée et peinte, pourrait être présenté désormais comme le type parfaite la femme chez le maître. Il existe une version nocturne ◀de▶ ce même tableau, combiné avec certains éléments ◀de▶ celui des luxurieuses : les mauvaises mères y avancent par groupe ◀de▶ trois vers chaque arbre. L’héroïne principale offre la magnifique gorge ◀de▶ son puissant corps, si bien fait pour la maternité, à la caresse lunaire, et l’arbre semble ployer, élastique, sous le poids ◀de▶ ces grandes créatures noires qui l’assiègent et pendent à ses branches comme ◀d’▶étranges et ténébreux fruits ◀d’▶ivoire et ◀de▶ crêpe.
Mais toujours obéissant à cette force impulsive qui ne lui laisse pas ◀de▶ répit avant qu’il ait épuisé tout ce qu’une idée peut fournir à son art et qui le contraint à la poursuivre dans ses directions diverses, dans ses concordances spirituelles et matérielles, chrétiennes et hindoues, Segantini éprouve maintenant le besoin ◀de▶ nous montrer la mère douloureuse à qui le fruit ◀de▶ ses entrailles est arraché sans qu’elle en comprenne le motif ni puisse en tirer consolation ailleurs que du ciel ; le voilà qui nous donne La Foi réconfort ◀de▶ la Douleur. La sainte Face du Christ sur le voile ◀de▶ sainte Véronique, au milieu d’une croix, semble présider à la paix neigeuse du cimetière abandonné, sauf par le couple éploré. Tous ceux qui avaient suivi le cortège s’en vont là-bas à travers les frimas, tout noirs, un à un, comme autant ◀d’▶illusions perdues, tandis que rodent les corbeaux sur la neige ; et dans le ciel, qui s’entr’ouvre au faîte du tableau comme au tympan des portes ◀de▶ cathédrales pour dominer les jugements derniers, deux anges recueillent pieusement le petit cadavre, dénué ◀de▶ tous les langes terrestres… Nous n’avons pas besoin ◀de▶ rappeler quel triomphe a été pour Segantini l’exposition ◀de▶ cette œuvre en 1896 à Munich. Faut-il insister toujours sur ce fait que plus sa conception agite ◀de▶ pensées graves et exige ◀d’▶attention et ◀de▶ réflexion, plus l’exécution est limpide, soignée, sévère envers elle-même et capable ◀d’▶irrésistiblement ramener à l’artiste les simples réalistes qui ne pardonneraient pas à un peintre voulant exprimer des pensées ◀de▶ ne pas, avant tout, savoir bien peindre… ce qui n’est pas tout à fait dénué ◀de▶ raison. Attardons-nous à la beauté des anges, les premiers ◀de▶ Segantini, à la lourdeur moelleuse ◀de▶ leurs immenses ailes… L’artiste, plus sage et vraisemblable que tant d’autres, a compris que, pour enlever des êtres ◀de▶ cette proportion, il fallait des ailes en conséquence et non point ◀de▶ ces ailerons étriqués, empruntés à des volatiles ◀de▶ basse-cour, auxquels nous ont accoutumés tant de ridicules tableaux ◀de▶ sainteté. Reconnaissez aussi dans ses décents atours ◀de▶ mère en deuil, gantée ◀de▶ noir, la bonne servante, la fidèle Baba, des tableaux réalistes ◀de▶ jadis. Tout à l’heure nous verrons son type s’idéaliser encore et devenir celui ◀d’▶un ◀de▶ ces anges qui, pour le moment, là-haut lui enlèvent son fils. Et nous, assistant à cette transfiguration ◀d’▶un type prolétaire que nous avons vu occupé aux plus rudes étaux plus humbles besognes, nous comprendrons ◀de▶ moins en moins le reproche fait à Segantini ◀d’▶avoir emprunté ses anges à Sir Edward Burne-Jones. Ni le type, ni les ailes, ni le mouvement, ni les proportions, ni surtout la couleur, alors quoi ?
L’amour ! L’amour et le printemps ! Les rhododendrons en fleurs !
Toute cette série ◀d’▶œuvres ◀de▶ douleur épuisée, Segantini veut se rajeunir en une qui soit un resplendissement ◀de▶ jeunesse, ◀de▶ lumière et ◀d’▶ivresse printanières, un coup ◀de▶ théâtre ◀de▶ clarté, ◀d’▶amour et ◀d’▶enchantement.
L’Amour à la fontaine ◀de▶ vie n’est pas une réédition du thème qui a préoccupé tant ◀d’▶artistes depuis la Renaissance jusqu’à aujourd’hui où, alors même que Segantini méditait son tableau, des peintres tels que MM. Hans Sandreuter à Bâle et Veith à Vienne reprenaient la donnée commune. Il ne s’agit, chez le maître alpestre, aucunement ◀de▶ la Fontaine ◀de▶ Jouvence. C’est un hymne éclatant et clair, comme un chant ◀d’▶alouette dans un ciel ◀d’▶été, à la gloire ◀de▶ la jeunesse et ◀de▶ l’amour, une œuvre blanche et immaculée comme Seraphitus-Seraphita, une œuvre comme l’Alpe seule pouvait en inspirer. Lui et elle, vêtus ◀de▶ triomphales tuniques ◀de▶ lin blanc qui laissent transparaître la beauté et la force ◀de▶ leurs jeunes corps, semblables à des archanges qui entreraient dans le royaume des cieux, à travers une lande toute fleurie ◀de▶ rhododendrons et toute encerclée ◀de▶ resplendissantes montagnes qui semblent en pierreries, ils s’avancent vers une abondante source ◀d’▶eau vive, la fontaine gardée par l’ange grave et mystérieux, tout blanc sous l’accolade ◀de▶ ses ailes immenses, la plus magnifique paire ◀d’▶ailes qu’ait jamais rêvée artiste épris ◀de▶ blancheur et ◀de▶ réalité.
Ses chefs-d’œuvre, pendant toute cette période, tombent à coups si drus dans les Expositions et les Musées que toute l’Europe centrale laisse à la fois échapper le cri ◀de▶ : Segantini ! On n’entend plus que son nom ◀d’▶Amsterdam à Vienne, ◀de▶ Milan à Berlin et ◀de▶ Bruxelles à Munich. C’est à Dresde que fut révélé ce transcendant Amour à la fontaine ◀de▶ joie, d’abord exposé lors de la fête ◀de▶ l’Art et des Fleurs en 1898 à Florence, où il passa presque inaperçu… Il fut acquis depuis à Pétersbourg.
Pour son couple élyséen, le maître entrevoyait un danger. Leur beauté était trop grande
pour que, par la volupté, ils ne fussent tentés ◀de▶ dériver vers le chenal au courant
irrésistible ◀de▶ la luxure. Il fallait les prévenir, leur montrer la Source
du mal et leur apprendre où se fait la bifurcation du bonheur et du péché. Cet
étrange carrefour, Segantini le situe, comme tout le reste, dans son Alpe éternelle,
éternellement belle et nouvelle, dont dix labeurs comme le sien n’eussent pas, à son
gré, suffi à épuiser tous les aspects. Et ce point exact où le péché s’embranche, il le
découvre dans le moment où la femme prend pour elle-même conscience ◀de▶ sa beauté. Dès
qu’elle ne se mire plus dans les yeux ◀de▶ l’aimé, dès qu’elle veut pour soi seule être
belle, c’est la vanité qui est là… « Si tu te regardes trop dans le miroir,
disent aux enfants les vieilles bonnes ◀de▶ chez nous, tu verras le diable. »
Segantini n’a pas été chercher plus loin.
Au pied ◀de▶ verdoyants dévers, aux confins ◀de▶ grandes forêts ◀de▶ sapins, dont à mi-côte la lisière remplace le ciel que l’artiste ici refuse même matériellement à sa pécheresse, un ◀de▶ ces bassins minuscules et limpides que les Slovaques, dans les Carpathes, appellent « œil-de-mer », est le théâtre ◀de▶ l’amoureuse contemplation ◀d’▶elle-même à laquelle se livre une svelte, gracieuse et narcisséenne jeune femme. Elle éploie sa chevelure rousse au-dessus du miroir naturel et, sur le rythme en quelque sorte ◀de▶ cette toison ◀d’▶or ou même en son reflet, apparaît ◀de▶ la vasque, se tortillant, un monstre bien extraordinaire. Il ne s’agit pas encore ◀d’▶une « imposante machine ◀de▶ mort » comme l’Hydre ◀de▶ Moreau, mais seulement ◀d’▶un petit dragon pour dômes, ◀d’▶un épagneul ou ◀d’▶un carlin d’entre les guivres. Rugueux, multicolore, exactement approprié à cette nature ◀de▶ rochers affouillés et ◀d’▶arbustes gélifs, il se contorsionne et se convulsionne, vibrionnaire, ivre du plaisir ◀d’▶être né et ◀d’▶avoir désormais à empoisonner le monde. Renversé sur le clos à l’endroit de l’image ◀de▶ la jeune femme, il en imite bestialement les grâces ; il se fait mignon, spirituel, coquet à sa façon ; il veut plaire…, la salamandre ◀de▶ la coquetterie est encore très gentille, elle a pour elle l’avenir… Si jamais une histoire du dragon en art, depuis ceux ◀de▶ Piero di Cosimo jusqu’à ceux ◀de▶ Gustave Moreau et ◀de▶ Bœcklin, tente un curieux, celui ◀de▶ Segantini qui, parmi ceux des peintres, paraîtra au premier abord l’un des plus étranges, à plus ample réflexion et les convenances du milieu mieux étudiées, se démontrera bientôt l’un des plus normalement organisés et ◀d’▶une création assez spirituelle pour doser également la sorte ◀de▶ teneur qu’il peut inspirer et les ingénieuses significations que son rôle est avant tout ◀de▶ comporter. Ce n’est ici que la source du mal. Le monstre enfantin doit exciter plus ◀de▶ curiosité que ◀d’▶effroi ; il lui est permis ◀d’▶avoir sa séduction et il faut, la première surprise passée, qu’il paraisse assez amusant pour qu’une femme puisse se complaire à ses yeux, à la vivacité ◀de▶ ses électriques ondulations, à la phosphorescence ◀de▶ ses yeux dardés vers elle à fleur ◀d’▶eau, à sa tête en grelot, à son rire ◀de▶ crapaud, à sa poitrine et à ses courtes pattes mimant une possibilité ◀d’▶étreinte, aux irisations ◀de▶ son échine squameuse dans la limpidité ◀de▶ la source glacée, aux circonvolutions ◀de▶ sa queue évocatrice des fascinations du vieux serpent ◀de▶ la Genèse. — Le problème ◀de▶ faire sentir sans aucun ciel, sans aucune atténuation ◀de▶ la couleur, presque en l’absence ◀de▶ toute perspective aérienne la profondeur ◀d’▶une poche ◀de▶ pâturage, l’éloignement ◀de▶ la lisière des forêts, est ici résolu avec le même prestige que dans les Vaches attelées, demeurées presque inaperçues du public à Paris en 1889 tout en obtenant des jurés la médaille ◀d’▶or. Mais nous extasierons-nous sur le détail précieux du sol, à la fois réaliste et décoratif, sur la croûte ◀de▶ roc au-dessus ◀de▶ l’œil ◀de▶ mer où baigne la « salamandre ◀d’▶enfer » ou sur le délicieux buisson ◀de▶ rhododendrons ◀de▶ l’angle à gauche, alors que nous avons passé, presque sans nous y arrêter, sur le sol ◀de▶ la Fontaine ◀de▶ vie qui, tout entier, est une merveille ?
Et maintenant, ce qui n’était qu’une première phase ◀de▶ l’œuvre ◀de▶ Segantini selon ce qu’il rêvait encore édifier, est close. Arrivé là, il veut en un ensemble établir le bilan ◀de▶ son existence et tout résumer en une grande synthèse. Puis il se lancera dans les nouvelles compositions auprès desquelles tout son travail jusqu’ici ne paraîtra, dit-il, — lui qui ne fit jamais ◀d’▶études, — que des études préparatoires. On sait le reste : il s’attelle au triptyque ◀de▶ la Nature, ◀de▶ la Vie et ◀de▶ la Mort… Et la mort l’y attend et le happe… Peut-être un jour donnerons-nous, en même temps qu’une lueur sur ses projets ◀d’▶avenir, l’analyse et les dessous ◀de▶ cette entreprise gigantesque. Qu’il nous suffise pour aujourd’hui ◀d’▶avoir étudié le majestueux cycle ◀de▶ tableaux qui avait précédé et ◀d’▶avoir fait passer sous les yeux du lecteur ce qui demeurera la plus grande gloire ◀de▶ Segantini.
Les Théâtres.
Théâtre Victor-Hugo : les
Masques, drame en un acte, ◀de▶ Roberto Bracco, traduction ◀de▶ M. Lécuyer (6
novembre)
Roberto Bracco a écrit ◀de▶ meilleures pièces que les Masques. Ce petit drame, pourtant, ne laisse pas que ◀d’▶être assez habilement conduit, et il est joué avec émotion par MM. Bauer et Bourny.
Art moderne.
Exposition Zandomeneghi. — Galeries Durand-Ruel
M. Zandomeneghi doit plaire infiniment aux personnes que déconcertent et inquiètent les grandes audaces intransigeantes et qui, tout de même, voudraient bien « être dans le mouvement ». Son art, gracieux sans distinction, éveillé, averti sans initiative, qui a tout vu et qui se souvient ◀de▶ tout, traduit en langue généralement compréhensible les façons ◀de▶ dire ◀de▶ plusieurs maîtres dont l’originalité ne fit pas la fortune.
Bleu et rose, tout est bleu ou rose, tout est rose et bleu chez M. Zandomeneghi, les femmes, les fleurs, les oranges et les pommes. Tout est doux, lisse et rond. Ce n’est pas le parti pris qui manque, ici. Mais ce parti, l’auteur, avant de le prendre, consulta trop ◀de▶ personnes, entre celles, du reste, je dois le dire, qu’il convient le mieux ◀d’▶écouter.
On comprend que, tel, il obtienne la faveur publique, recueillant le résultat d’autres efforts.
Le sien, le sien propre, pourtant, il faut le démêler, sous tant ◀d’▶impressions diverses, et je le trouve dans l’harmonie ◀de▶ sa composition. Il y a beaucoup ◀d’▶adresse, il y a aussi ◀de▶ la nature. Le tableau Au théâtre est, en ce sens, tout à fait remarquable. Ne vous arrêtez pas à ce que garde ◀de▶ rebutant la vulgarité des types et ◀de▶ l’exécution. Elle n’est point intéressante en soi, celle vulgarité, parce qu’elle n’est point furieuse, ironique non plus, vengeresse nullement. Le peintre n’en fut pas blessé, et sa main laborieuse s’agita patrialement dans l’atmosphère que respiraient ces quatre femmes fausses ◀d’▶élégance, aux roturières ligues. Mais voyez comme leurs attitudes se composent mélodiquement, quel fond grave donne aux trois jeunes femmes en pleine lumière — roses et bleues — la dame en noir, mûre, un peu en retrait et qui supporte, ◀de▶ ses tons éteints et solides, les chantantes colorations entre elle et nous intervenues.