Tome XXIX, numéro 109, 1er janvier 1899
Notices bibliographiques.
Vittorio Pica : Letteratura
d’▶eccezione, Milan, Baldini, 3.50
Le seul défaut ◀de▶ ce livre est dans son titre. Meilleur que « Les Modernes Byzantins », épigramme inconsciente qui avait naguère tenté M. Pica, Littérature ◀d’▶exception rend fort mal le sentiment littéraire que l’on éprouve devant les œuvres ◀de▶ Mallarmé, ◀de▶ Verlaine ou ◀de▶ Huysmans ; ◀d’▶exception, elles le furent ; tout ce qui est original est exceptionnel ; mais elles ne le sont plus que par leur valeur et ce qu’elles renferment ◀de▶ beauté singulière. Toute la littérature digne ◀de▶ nom, en somme, est exceptionnelle ; toute œuvre d’art est un miracle. Le contraire ◀d’▶exceptionnel est : vulgaire, commun, coutumier, ordinaire, normal. Normal, est-ce normal qu’a voulu dire M. Pica ? Il y a une littérature normale ? C’est difficile à comprendre. Suppose-t-on que Victor Hugo soit plus normal que Verlaine, ou moins exceptionnel ? Il est question dans le même volume ◀de▶ Barrès, ◀d’▶Anatole France : en quoi ces deux écrivains sont-ils plus anormaux que Benjamin Constant, Senancour ou Bernardin de Saint-Pierre ? Et Poictevin lui-même, l’est-il davantage que X. Doudan, ou Beckford, ou Fromentin ?
Inexplicable logiquement, Littérature ◀d’▶exception se comprend, si l’on n’a souci que du sens historique des mots, et si l’on se reporte à quelques années en arrière, quand l’évangile du jour commençait ainsi :
Et ces études en effet sont ◀de▶ l’histoire presque autant que ◀de▶ la littérature, l’histoire des talents en même temps que l’analyse des œuvres. Dans les deux cents pages qui traitent ◀de▶ Verlaine, puis ◀de▶ Mallarmé, rien n’est oublié, dates, citations, références ; les jugements, toujours motivés, sont précis et sûrs ; les portraits, agréables et ressemblants. Le reste du volume n’est pas rédigé avec moins ◀de▶ soin, mais la vérité y apparaît moins sûre, et cela est inévitable puisque la figure des vivants change à chaque jour ◀de▶ leur vie il y a néanmoins bien des traits qui ne seront plus modifiés dans les fusains que M. Pica nous donne ◀de▶ Poictevin ou ◀de▶ Huysmans et même ◀de▶ France et ◀de▶ Barrès. C’est qu’il connaît notre littérature, oui, mieux que nous-mêmes. Il la voit et la suit avec un recul qui débrouille des lignes pour nous maladroitement enchevêtrées ; de plus, c’est un esprit naturellement clair et clarificateur : son Mallarmé est un chef-d’œuvre ◀de▶ mise au point et ◀de▶ mise en lumière.
Avec M. Pica en Italie et M. Symons en Angleterre, la nouvelle littérature française a ses deux meilleurs critiques, ceux qui doivent inspirer le plus ◀de▶ confiance ; elle en a d’autres, et ◀d’▶excellents en presque tous les pays, jusqu’en Russie et jusque dans l’Amérique latine ; elle en a partout, hormis en France même. J’entends des critiques, non pas étrangers sans doute, mais extérieurs au mouvement littéraire qu’il faudrait apprécier. Ceux qui ont l’air ◀de▶ remplir ces conditions ne sont pas sérieux ; leurs jugements n’ont même pas ◀d’▶importance pratique ; il y a autour ◀d’▶eux un petit désert arabique et le sable seul s’émeut ◀de▶ leurs paroles. M. Pica, au contraire, a ◀de▶ l’autorité à la fois chez lui et chez nous, pour la rectitude ◀de▶ sa pensée, pour le charme ◀de▶ son style, pour la hardiesse aussi avec laquelle il défend, en art et en littérature, le droit à la lumière des beautés nouvelles.
Les Théâtres.
Représentations italiennes ◀de▶ M. Ermete Novelli
3 décembre : Première représentation ◀de▶ Pane altrui, dramma in due atti, ◀d’▶I. Tourgueneff. — 3 décembre : Première représentation ◀de▶ Gelosia, commedia in uno atto, di Th. Barrière. — 4, 5 décembre : Pane altrui. — 4, 5 décembre : Gelosia. — 6 décembre : Première représentation ◀de▶ Il Burbero benefico, commedia in tre atti, di Goldoni. — 6 décembre : Première représentation ◀de▶ Don Pietro Caruso, scene populari napolitane in uno atto, di Roberto Bracco. — 7, 8 décembre : Il Burbero benefico. — 7, 8 décembre : Don Pietro Caruso. — 9 décembre : Première représentation ◀d’▶Otello, dramma in cinque atti, di Shakespeare. — 10-12 décembre : Otello. — 13 décembre : Première représentation ◀de▶ Mia moglie non ha chic, commedia in tre atti, di Bernard e Valabrègue. — 13 décembre : Première représentation ◀de▶ le Bestemme di Cadillac, commedia in uno atto, di Berton. — 14 décembre : Première représentation ◀de▶ Papa Lebonnard, commedia in quattro atti, di Jean Aicard. — 15 décembre : Première représentation ◀de▶ Shylock, commedia, di Shakespeare, riduzione in quattro atti, di L. Suner.
Publications ◀d’▶art.
Julian Klaczko : Rome et la Renaissance :
Jules II, Plon, Nourrit et Cie
Le Jules II ◀de▶ M. Julian Klaczko est un livre ◀d’▶érudition et ◀de▶ pensée que j’ai eu grand plaisir et profit à lire. C’est ◀de▶ l’histoire agréablement écrite avec un bel amour ◀de▶ l’art dont parle l’auteur. M. Klaczko est un esprit sagace qui vaut surtout par des qualités solides ◀de▶ critique savante, pondérée et élégante.
Tome XXIX, numéro 110, 1er février 1899
Les Théâtres.
Représentations italiennes ◀de▶ M. Ermete Novelli
16-20 décembre : Shylock. — 21 décembre : Première représentation ◀d’▶Alleluja, dramma in tre atti, di Marco Praga. — 22 décembre : Alleluja. — 23-25 décembre : Otello. — 26 décembre : Première représentation ◀d’▶Amleto, di Shakespeare (2e acte). — 26 décembre : Première représentation ◀de▶ Dopo, dramma in due atti, di Augusto Novelli. — 27 décembre : Papa Lebonnard.
Tome XXIX, numéro 111, 1er mars 1899
Les Revues.
Memento [extrait]
[…]
Revue encyclopédique. — Giacomo Leopardi par M. Paul Sirven.
[…]
Tome XXX, numéro 112, 1er avril 1899
Musique.
La Résurrection du Christ, ◀de▶ don Lorenzo Perosi
(Ricordi)
Il y a six mois personne, en France, ne connaissait don Lorenzo Perosi, et, révélé aux Parisiens dans les premiers jours ◀de▶ mars, le voilà déjà célèbre et presque décoré. Autour de lui les discussions se passionnent ; honni des uns, il apparaît à d’autres tel le génie qui illuminera les derniers jours du xixe siècle. Des musiciens amis, de même école, de même chapelle ou petite chapelle, échangent à son sujet ◀d’▶aigres paroles, Pérosistes et anti-Pérosistes se déchirent comme autrefois Glückistes et anti-Glückistes (qui alors s’appelaient Piccinistes), comme hier Wagnériens et anti-Wagnériens, comme aujourd’hui d’autres clans, extra-musicaux, à désinences en … istes ou en … ards. Bref, dans le monde ◀de▶ la musique, il y a actuellement une affaire Perosi.
Que le jeune maëstro me pardonne un rapprochement qu’il aurait le droit, étant innocent ◀de▶ toute intrigue, ◀de▶ considérer comme grossièrement injurieux, mais l’assimilation est moins arbitraire qu’elle peut sembler tout d’abord. C’est en effet sans connaître une seule note ◀de▶ son œuvre, sans avoir compulsé les documents, je veux dire les partitions, sans avoir assisté aux répétitions à huis clos que, ◀d’▶avance, snobs et snobinettes se sont résolus à l’admiration quand même. N’était-il pas suffisant pour eux qu’il s’agît ◀d’▶un étranger, qu’un syndicat, non, un comité contenant des « personnalités en évidence » ait pris sa cause en main, que le chef de l’État et une partie du corps diplomatique aient promis ◀d’▶assister à son premier concert, et que le prix habituel des places ait été au moins doublé ? C’est bien là tout ce qu’il faut pour justifier un « mouvement ◀d’▶opinion », chez des gens qui manifestent leur passion pour la musique dans les seuls cas où il est élégant et ◀de▶ bon ton ◀d’▶en faire étalage, comme ils témoignent ◀de▶ leur goût pour la peinture en se montrant chaque année au Vernissage tandis qu’on ne les voit jamais au Louvre.
D’un autre côté, et non mieux informés, ont surgi des détracteurs : défiants par instinct contre toute réclame, n’ayant pas oublié Mascagni, et persuadés que jamais œuvres durables n’ont été bruyamment annoncées et acclamées dès leur apparition. Quelques-uns, dociles à ces idées, avaient en outre, par l’examen des ouvrages déjà publiés, confirmé encore leurs hostiles préventions ; une lecture superficielle ne leur ayant révélé qu’une musique pour ainsi dire improvisée et parfois rudimentaire, ◀d’▶harmonie pauvre et peu raffinée.
Enfin est arrivé le jour ◀de▶ l’audition.
Malgré l’ennui qui les a certainement accablés, en raison même ◀de▶ cet ennui peut-être — pour eux critérium ◀de▶ beauté — les premiers ont feint ◀de▶ rester fidèles à leur enthousiasme préconçu, les raisons auxquelles ils devaient leur opinion ne leur permettant guère ◀de▶ la modifier. Mais, parmi les autres, beaucoup ont été contraints ◀de▶ s’avouer que la musique est faite aussi pour être entendue, et que la lecture n’en saurait révéler tous les secrets. Sans nier certes les inexpériences et les maladresses ◀d’▶un orchestre peu cohérent, la sonorité indigente ◀d’▶un quatuor, qui, le plus souvent, se borne à doubler inutilement les voix, la constante monotonie des cuivres employés par masses ou en solistes, l’italianisme fâcheux ◀de▶ certaine phrase (noli me tangere…), l’impersonnalité ◀de▶ l’inspiration mélodique qui oscille entre Marcello, Palestrina, Bach, Haendel — les savants ajoutent Carissimi — sans excuser la puérilité ◀d’▶un Terremoto, vraie tempête dans un verre ◀d’▶eau, ou ◀de▶ quelques mesures sautillantes qui dépeignent Marie-Madeleine courant vers Simon-Pierre, ils ont compris cependant, au souffle ◀de▶ foi et ◀de▶ bonne foi qu’elle émane, qu’ils étaient en présence d’une œuvre digne ◀de▶ respect. Dès lors, ne lui tenant plus rigueur ◀de▶ la réclame qui les avait primitivement mal disposés, ils se sont pris à réfléchir, et à écouter sans parti pris, avec ingénuité ; et ils ont senti qu’un jugement consciencieux ne se pouvait borner à l’examen ◀de▶ la seule lettre musicale, car l’art pour lui-même n’apparaît pas ici le vrai but ◀de▶ l’auteur. Ils ont pensé alors à la mission que s’est imposée don Lorenzo Perosi : comme le Christ, il veut purifier le temple souillé en Italie, plus encore que chez nous, en dépit des sages décrets ◀de▶ la congrégation des rites, par une musique scandaleuse. Il tente dans son pays la réforme poursuivie par notre Schola de Saint-Gervais. Outre cette œuvre ◀d’▶assainissement, il en a entrepris une autre, véritable apostolat, dont il a déjà, au matin ◀de▶ sa vie, réglé toutes les étapes. Par la musique il veut répandre la Sainte Parole, et il a résolu, lui, prêtre, ◀d’▶illustrer l’Évangile en ◀de▶ nombreuses fresques sonores. Ces illustrations il les veut réaliser en croyant plus encore qu’en artiste. Pour lui, comme pour Palestrina, chaque phrase ◀de▶ musique doit correspondre à une phrase du texte sacré, il ne cherche pas à écrire des morceaux, il réprouve tout ornement inutile et bannit ◀de▶ son instrumentation, conçue volontairement en teintes plates, tout pittoresque, tout agrément étranger au sens même du verbe. Sans doute, il ne parvient pas encore à réaliser absolument ses aspirations, mais il mérite qu’on lui fasse crédit, car il est jeune, si jeune que certain critique, qui n’est pas un vieillard, le peut appeler familièrement : Lorenzo.
Il convient ◀d’▶ajouter aussi que sa Résurrection du Christ ne contient pas seulement des intentions. Don Lorenzo. Perosi n’a pas conquis nombre ◀d’▶indifférents ou même ◀de▶ détracteurs simplement par ce qu’il a voulu faire, mais parfois aussi par ce qu’il a fait déjà. Sa musique possède en effet, malgré ses défauts, une puissance particulière qui devait vaincre les plus obstinées résistances : l’expression dramatique ; et par ce mot il ne faut pas entendre, comme on le fait souvent, l’exubérance, la violence exagérée, le cri auquel on a si bien décerné le nom ◀de▶ « théâtral », mais l’expression juste du sentiment.
C’est ◀de▶ cette sincérité ◀d’▶accent que s’émeuvent les chœurs ◀de▶ la première partie, Crux fidelis et Recessit Pater noster ; l’introduction à la seconde partie où s’impose le thème ◀de▶ la Résurrection, et où par trois fois, comme à l’office du samedi saint, éclate solennel l’alleluia grégorien ; la rencontre du Christ et ◀de▶ Marie-Madeleine ; enfin, et par-dessus tout, l’apparition ◀de▶ Jésus parmi ses disciples et, après un long silence, l’impressionnante gravité ◀de▶ ses consolantes paroles Pax vobis.
Ces quelques pages ne suffisent pas, certes, à décréter cet oratorio un chef-d’œuvre et à saluer en don Lorenzo Perosi un génie, mais elles autorisent toutes les espérances. Qu’il marche donc dans la noble voie qu’il s’est tracée, qu’il consacre les dons merveilleux qu’il a reçus à la propagation ◀de▶ sa foi ; s’il parvient à libérer l’art religieux ◀de▶ son pays, et, par sa musique, à faire entendre ceux qui ont des oreilles et qui cependant n’entendaient pas, il aura accompli une œuvre grande et hautement belle. C’est en elle, je n’en doute pas, qu’il trouvera sa récompense, récompense plus douce à son cœur ◀de▶ prêtre que les enthousiasmes irréfléchis dont sa modestie et sa clairvoyance lui ont certainement dénoncé l’exagération.
Lettres italiennes
Ouf ! On peut enfin respirer un peu, après huit mois ◀de▶ politique militante, acharnée, et en attendant les autres mois, les longs mois, où la lutte ne sera pas moins tapageuse et entêtée. La bataille politique, chez nous, est devenue une mêlée aux coups furieux, aux armes empoisonnées ; depuis huit mois que je dirige un journal politique, j’ai trois procès en vue, et la pépinière se remplit toujours. Vous croirez que je suis anarchiste, ou socialiste du moins. Au contraire, ce sont ceux-là, aujourd’hui, qui nous attaquent ◀de▶ tous les côtés, et qui portent plainte contre ceux qu’ils appellent avec un mot intraduisible les forcaioli, c’est-à-dire les petits bourreaux, les dilettanti du gibet et ◀de▶ la corde. Je suis censé être parmi ces forcaioli et j’ai aux yeux de mes très ignorants confrères la tache ineffaçable ◀d’▶avoir été et ◀d’▶être avant tout un homme ◀de▶ lettres. Gare aux littérateurs, — aux jeunes, notamment, qui n’oublient pas leur fardeau ◀de▶ rêves superbes sur le seuil du journalisme quotidien !… D’ailleurs, il faut bien que messieurs les idiots s’y habituent doucement…
Et me voici, donc, dans un intermezzo, à respirer encore un peu ◀d’▶air frais, et à rendre compte à mes lecteurs, — ils m’auront oublié et ils auront bien fait, après tout, — ◀de▶ quelques livres choisis dans le tas qui est venu s’amonceler sur ma table.
Fotografie matrimoniali, par Neera, et Racconti popolari, par Vittorio Bersezio, parfaitement négligeables. Rééditions ◀de▶ vieux contes publiés jadis, bien jadis, dans les journaux littéraires.
Th. Neal : Studi di letteratura e ◀d’▶arte (Florence, Marzocco)
Studi di letteratura e ◀d’▶arte, par Th. Neal (Angelo Cecconi). C’est l’œuvre ◀d’▶un esprit paradoxal qui résume, en une vingtaine ◀de▶ chapitres, ses idées sur les types littéraires italiens et français. Il a, par exemple, une étude : Max Klinger et la peinture trop ambitieuse, dont on ne saurait dire s’il faut en admirer d’abord l’ironie sanglante ou la finesse perçante ◀de▶ la critique : ce pauvre M. Klinger, que les lourds Allemands sont en train d’adorer, en sort très mal à son aise. Le mérite principal ◀de▶ cette petite brochure, c’est qu’elle révèle chez son auteur un talent individuel, une intelligence cultivée qui a ses idées à elle, en dépit de la mode et des caprices ◀de▶ la foule. Cela n’empêche que je me garde ◀d’▶approuver tout le mal que M. Cecconi écrit ◀de▶ Paul Bourget et tout le bien qu’il pense ◀de▶ Felice Cavallotti, duquel j’ai eu l’honneur ◀de▶ présenter la silhouette il y a un an aux lecteurs du Mercure.
R. Quaglino : Dialoghi ◀d’▶esteta (Milan, Fratelli Treves)
Dialoghi ◀d’▶esteta, par Romolo Quaglino. C’est un recueil ◀de▶ discussions en forme de dialogues, que je déclare n’avoir pas compris, bien que l’édition soit fort élégante et rehaussée par une couverture symbolique ◀d’▶un goût adorable. M. Quaglino, — il est mon ami, et j’ai presque le devoir ◀d’▶en parler mal, — écrit sa prose comme ◀de▶ la poésie, en petites périodes rythmées. Il est curieux ◀de▶ noter que ce jeune socialiste est un artiste qui pousse l’aristocratie jusqu’à l’incompréhensibilité ; doué ◀d’▶un talent indéniable, dans une position sociale qui peut lui permettre bien des bizarreries, comme celle ◀de▶ se payer des éditions princières ◀de▶ ses œuvres, M. Quaglino s’est toujours gardé presque avec horreur ◀de▶ donner le livre clair, frappant, simple et profond. Il a l’imagination tortueuse, au service ◀de▶ laquelle il met quelquefois une forme enveloppée et nuageuse, ◀de▶ manière qu’il fatigue plus qu’il ne plaît. Je crois que son défaut c’est la recherche à outrance ◀de▶ l’originalité ; il s’arrêtera un jour sur ce chemin dangereux et il nous donnera un livre complet qui pourra honorer son nom et son talent.
A. Orvieto : La filosofia di Senofane (Florence, B. Seiben)
La filosofia di Senofane, par Angiolo Orvieto. Un autre jeune homme, riche, savant, poète et socialiste. Tandis que j’écris sur lui, il est aux Indes, sur le retour ◀d’▶un voyage, qui dure depuis le mois ◀de▶ novembre et qui ne prendra fin qu’en avril. Le livre dont je parle peut faire les délices des érudits, lourd qu’il est ◀de▶ notes et ◀de▶ discussions sur les théories philosophiques ◀de▶ Xénophane et sur les interprétations ◀de▶ Kern, ◀de▶ Zeller, ◀de▶ Freudenthal, etc. Tout en admirant la rare souplesse ◀d’▶esprit qui permet à M. Orvieto ◀de▶ passer tour à tour ◀de▶ l’art à la philosophie la plus abstruse, je le préfère dans son Velo di Maya, un recueil ◀de▶ vers lyriques dont plusieurs pièces sont absolument charmantes.
F. de Roberto : Leopardi (Milan, Fratelli Treves)
Leopardi, par F. de Roberto. J’ai presque risqué la vie, il y a deux mois, dans une polémique furieuse en défense de notre grand poète Leopardi, qu’un professeur ◀de▶ physiologie, élève, hélas ! ◀de▶ M. Lombroso, traitait fort mal, sous le prétexte de découvrir les sources mystérieuses ◀de▶ son génie mélancolique et profond. C’est pourquoi ce livre ◀de▶ M. de Roberto, qui, patiemment, avec une richesse admirable ◀de▶ détails, reconstruit la figure vraie du poète, m’est particulièrement cher : mais, en dehors de ces raisons subjectives et égoïstiques, le livre ◀de▶ M. de Roberto a été salué à son apparition comme un chef-d’œuvre ◀de▶ psychologie et ◀de▶ critique. Les admirateurs innombrables du poète ne pourront désormais se passer ◀de▶ cette biographie délicate dont M. de Roberto a voulu enrichir son important bagage littéraire.
A. Albertazzi : Ora e Sempre (idem)
Ora e sempre, par Adolfo Albertazzi, un bon roman, qui en style nerveux, rapide, quelquefois trop sec, nous présente une histoire passionnelle. Les personnages bien dessinés ; les positions claires et logiques ; l’action fort mouvementée. M. Albertazzi n’est pas encore un écrivain irréprochable et il offre le flanc à la critique par son dédain des excellences ◀de▶ la forme, dont nous sommes avides ; mais il a une vision nette ◀de▶ la réalité et une bonne méthode ◀d’▶exposition.
G. Cena : In Umbra (Turin, R. Streglio)
In Umbra, par Giovanni Cena, par un poète, et autour duquel on a fait grand bruit, il y a quelques années, en l’acclamant comme un jeune maître. Ce livre est sans doute remarquable, et son auteur connaît bien toutes les ruses et toutes les finesses ◀de▶ la poésie italienne ; mais c’est son caractère qui choque, ce caractère mi-larmoyant et mi-rhéteur que le socialisme platonique nous a façonné, et qui encombre désormais toutes les branches ◀de▶ la littérature. Comme je considère l’art comme tout à fait indépendant des conditions politiques et sociales du pays où il fleurit, je ne veux pas encourager M. Cena dans cette voie, où Ada Negri, qui l’a déjà suivie, s’est arrêtée dans un beau silence très proche de l’épuisement.
E. Vidari : La presente vita italiana (Milan, M. Hoepli)
La presente vita italiana, par Ercole Vidari, est une œuvre ◀de▶ haute politique, inspirée elle aussi par les circonstances actuelles ◀de▶ l’Italie. Livre plein ◀de▶ desiderata, ce qui démontre en M. Vidari un talent plus idéaliste que pratique, un écrivain en dehors de la vie politique vécue. Cela ne gâte rien ; ce qui est plus grave, c’est sa forme négligée et bourgeoise.
E. Zoccoli : Federico Nietzsche (Modène, G. T. Vincenzi e Nipoti)
Federico Nietzsche, par Ettore Zoccoli, à mon avis représente l’étude la plus complète qui ait paru en Italie sur le philosophe allemand. Absolument remarquable la lucidité avec laquelle l’auteur débrouille et expose toute la méthode ◀de▶ Nietzsche, de manière à en offrir une vision complète et sûre. Les Italiens qui ont entendu mille fois ce nom allemand, et qui, probablement, sans les traductions françaises du Mercure, se seraient bornés à apprendre qu’il était un philosophe et qu’il est fou, trouveront dans l’étude ◀de▶ M. Zoccoli cet ensemble ◀de▶ notices biographiques et ◀d’▶exégèses claires, limpides, qui leur servira ◀de▶ guide pour la compréhension du poète ◀de▶ Zarathoustra. Après avoir tâché ◀de▶ découvrir les causes du succès énorme que les théories ◀de▶ Nietzsche ont rencontré en toute l’Europe, je dirais presque dans le monde entier, M. Zoccoli esquisse ◀d’▶une main franche la vie ◀de▶ l’écrivain, puis développe sa philosophie, c’est-à-dire ses négations, que l’auteur distingue en négations abstraites, historiques et sentimentales, non sans s’arrêter longuement sur les théories esthétiques ◀de▶ Nietzsche.
Loin ◀d’▶être un admirateur inconditionné du philosophe qui a fait tourner la tête à bien des jeunes gens, M. Zoccoli dispute avec patience et les prémisses et les conséquences dernières ◀de▶ ce système philosophique, auquel il dispute vaillamment le terrain pouce par pouce.
C’est à la suite de cette œuvre très importante que M. Ettore Zoccoli, âgé ◀d’▶à peine vingt-cinq ans, a été élu membre ◀de▶ l’Académie des Sciences et des Lettres ◀de▶ Modène.
Tome XXX, numéro 113, 1er mai 1899
Archéologie, voyages.
P. Allard : Études ◀d’▶Histoire et
◀d’▶Archéologie, V. Lecoffre, 3.50 [extrait]
Les Études ◀d’▶Histoire et ◀d’▶Archéologie ◀de▶ M. P. Allard recèlent ◀de▶ très remarquables notices sur la Philosophie antique et l’esclavage ; sur les Archives et la Bibliothèque pontificales aux premiers siècles ; sur la maison romaine du ive siècle découverte et déblayée sur le Cælius par le P. Germano et connue sous le nom ◀de▶ Maison des Martyrs […].
Art ancien.
Les dessins du Pisanello
L’exposition temporaire des dessins du Louvre est consacrée, cette fois, à Vittore
Pisano. L’aubaine est rare ◀de▶ pouvoir étudier ces petites merveilles enfin réunies, et
si heureusement découvertes dans le recueil ◀de▶ Vallardi. Quelle reconnaissance ne
devons-nous pas à ce marchand milanais ◀de▶ nous avoir cédé le livre qu’il avait su
remarquer dans les archives ◀d’▶une « famille noble mais gênée qui habitait un
château proche de la ville… »
. Ce bon Vallardi en avait attribué toutes les
pièces au Vinci : une étude plus attentive a fait restituer au Pisanello celles qui lui
appartenaient, — le précieux recueil étant composé, ainsi que les analogues ◀de▶
l’Ambrosienne de Milan, ◀d’▶œuvres ◀de▶ Léonard, certes, mais d’autres encore, ◀de▶ Cesaro de
Sesto, notamment. Or, c’est dans la petite salle la belle manifestation ◀d’▶un des grands
◀de▶ ce xviiie
siècle italien à l’admirable floraison et au
merveilleux rayonnement, dont l’étude patiente fait découvrir, sous les génies que l’on
connaît, d’autres créateurs, — tandis que ceux-là même qui vous sont familiers étonnent,
chaque jour davantage, par l’ampleur ◀de▶ leur cerveau.
Vittore Pisano, ◀de▶ San Virgilio sur le lac ◀de▶ Garde, est certes un des plus grands. Et il ne survit aujourd’hui que par deux fresques à demi ruinées, celles ◀de▶ Santa Anastasia et ◀de▶ San Fermo à Vérone, un saint Georges à la National Gallery, un portrait ◀de▶ femme au Louvre, sur lequel je vais revenir, et quelques médailles, reste ◀de▶ la production mentionnée par les contemporains. Cela et ses dessins. Mais c’est assez pour affirmer une des plus hautes personnalités ◀d’▶art.
Puis, c’est le premier des médailleurs ◀de▶ la Renaissance, en date et en fait. Tous et
tout dérivent ◀de▶ lui, ou à peu près, et les Ferrarais, et les Florentins, et les
Mantouans, et les Napolitains, et ceux ◀de▶ Venise. Guarino, le précepteur ◀de▶ Lionel
d’Este, Tito Vespasiano Strozzi, Porcellio Pandoni de Naples le secrétaire intime
◀d’▶Alphonse V, ne tarissent pas ◀d’▶éloges. Le jeune marquis d’Este dit ◀de▶ lui :
« Pisanus omnium pictorum hujusce ætatis
egregius. »
Et à sa mort, Fazio écrit : « In pingedis
formis rerum sensibusque ingenio prope poetico putatus est ; sed in pingedis equis
cæterisque animalibus, periforum judicio, cæteros antecessit. Mantuæ ædiculum
pinxit… »
Et il y a tout le verbiage ◀de▶ Vasari.
Ce qui frappe, dès l’abord, à cette exposition du Louvre, c’est la quantité ◀d’▶études ◀d’▶animaux, oiseaux, chiens, chevaux, sangliers, si curieusement notés. C’est bien l’homme que Fazio célébrait pour son talent extraordinaire et particulier. Voici, à la pointe ◀d’▶argent sur vélin, à la plume ou à la pierre noire, entr’aperçus, finis minutieusement ou lavés ◀d’▶aquarelle, des têtes ◀de▶ chevaux, éludes ◀de▶ naseaux, ◀de▶ dents, ◀de▶ jambes, très réalistes et des plus curieuses ; puis une feuille ◀de▶ canards et ◀d’▶aigles ; puis, un renard, à la plume, et des singes avec des recherches ◀de▶ courbes très particulières, et des cigognes, et des pigeons, et un vieux cheval encore, fatigué, fourbu, dont l’œil et les naseaux creux sont ◀d’▶une vérité effrayante, et un marcassin, et une mule bâtée, et un cheval sellé, et des aiglons, un flamant, un paon, des lièvres, des lévriers, des oiseaux héraldiques, tout ce qui peut se trouver enfin au revers ◀d’▶une médaille, au cours ◀d’▶une allégorie.
Deux feuilles doivent être mises à part dans ces premières choses : des bœufs accouplés et une vache dont l’exécution fait penser à Durer, et des oiseaux fantastiques, des sauterelles parmi des calices ◀de▶ violettes, ◀d’▶un caractère véritablement étrange.
Ceci, c’est une partie, la moindre, ◀de▶ cette exposition. Il y a maintenant des figures, — et, à côté ◀d’▶elles, quelques exemplaires ◀de▶ médailles, malheureusement ◀d’▶une qualité relative, mais beaux encore.
L’homme fut peintre, médailleur, architecte à n’en pas douter, et eut cet universel et stupéfiant génie particulier aux créateurs ◀de▶ son époque. Et les dures conditions ◀de▶ la vie font que ce n’est que tard, très tard, qu’il commence à se manifester. Il naît vers 1380, meurt en 1456, et ce n’est qu’à soixante ans qu’il exécute sa première médaille, celle ◀de▶ Jean VII Paléologue. Avant, il court ◀de▶ ville en ville, ◀de▶ Maison en Maison, peignant ici, portraicturant là, se gîtant au hasard des guerres et des émois sanglants, au coin sûr où il pense ne recevoir trop ◀de▶ horions, se domestiquant avec cette passivité curieuse du temps, et rejetant son idéal, son rêve, bien au-delà des communes barrières. Quand on considère l’énergique profil que donne la médaille qu’on a faite ◀de▶ lui, ce nez rond, cet œil couvert et scrutateur, cette bouche réfléchie et ce menton volontaire, on se rend vite compte qu’on se trouve devant un entêté, un patient que les épreuves ne doivent rebuter facilement, que n’abattent les habituelles rancœurs ◀de▶ la vie. Et ◀de▶ fait, il va très haut et très loin, sans qu’aucune mauvaise chance paraisse assez forte pour le renverser.
Un des dessins du Pisan qui attire ◀de▶ suite est le croquis du Paléologue, la barbe en pointe, coiffé du haut chapeau conique. Il n’y a plus qu’un vague frottis tachant à peine le grain du papier : c’est la première idée ◀de▶ la médaille ◀de▶ l’Empereur ◀de▶ Constantinople qu’il exécuta à Ferrare en 1438, lorsque ce rêveur vint au concile tenter l’impossible mariage des deux Églises. Il faut rapprocher ◀de▶ ce croquis ces guerriers asiatiques et ces orientaux, exécutés évidemment d’après les personnages ◀de▶ la suite : rien n’est plus curieux que ces fourrures, ces écharpes, ces boucliers, ces chevelures longues dissimulant à demi ces masques tatares, expressifs et impressionnants.
Puis, voici, à la plume, une étude pour le médaillon ◀d’▶Alphonse V d’Aragon, et quatre petites médailles ◀d’▶un jeté extraordinaire, où Alphonse est couronné, en armure, agenouillé et tête nue brandissant l’étendard ◀de▶ l’archange Michel, avec des revers quadrilobés, écussonnés aux armes ◀d’▶Aragon, ◀de▶ Sicile et ◀de▶ Jérusalem, pleines ◀d’▶aigles aux ailes éployées et ◀de▶ couronnes royales inimaginablement fleuries.
Il y a, tout à côté de cette feuille, les deux grands profils ◀de▶ Philippe-Marie Visconti, duc de Milan, les cheveux ras sous le lourd bonnet, l’œil ouvert, et qui sont les études préparatoires ◀de▶ la médaille frappée vers 1441. Philippe-Marie Visconti était, au dire ◀de▶ ses contemporains, ◀d’▶une laideur repoussante : il n’a pas ici cette physionomie « terribile » dont le gratifie Lorenzo. Puis, voici encore une étude ◀de▶ jeune homme au type oriental, le vêtement entr’ouvert laissant voir le col, — trois têtes ◀de▶ femmes et des têtes ◀d’▶enfant, graves et réfléchies, — un jeune seigneur, ◀de▶ profil à droite, la chevelure touffue et relevée derrière la tête, à la mode des Malatesta.
Malatesta… Rimini… Fatalement, le Pisan devait, lui aussi, comme Matteo Pasti, comme Mino de Fiesole, comme Gentile da Fabriano, comme Léon-Battista Alberti et comme le Francesca, au cours de son aventureuse vie ◀d’▶artiste, échouer et rester à Rimini, où étaient Pandolpho et Izotta, l’Izotta des sonnets et des canzone, l’Izotta des Isottei, l’enchanteresse, la vraiment maîtresse du furieux, du fou et du poète.
Comme les autres, il exécute l’effigie des deux amants : ◀d’▶un côté, le profil ◀de▶ brute
nimbé des lettres lourdes SIGISMVNDVS PANDVLFVS . ◀DE▶ . MALATESTIS . ARIMINI .
FANI D.
et ◀de▶ l’autre, sous les cheveux hauts, comme en hennin, le grand front
et le sourcil arqué, l’œil enjoué, malicieux et spirituel, — l’œil dont ne peuvent
distraire ni la bouche sarcastique, ni le menton sensuel, l’œil ◀de▶ la dominatrice, ◀de▶ la
frêle et ◀de▶ la forte.
Voilà, avec le petit clerc aux cheveux en rond, à la face glabre, qu’il jette ◀d’▶une plume si sûre et si dure sur cette feuille où transparaissent des profils ◀d’▶aigles dessinés au verso, et le facies magistral ◀de▶ ce vieux à l’œil soupçonneux et à la bouche mauvaise, ce qu’il y a ◀de▶ remarquable à cette exposition, — avant, toutefois, ◀d’▶admirer et ◀d’▶essayer ◀de▶ déchiffrer la figure ◀de▶ femme qui la domine et l’emplit toute : je veux parler ◀de▶ cette inoubliable et captivante Cécilia Gonzagua qui revit là, entière, en un petit panneau peint, un croquis à peine indiqué (une femme vue à mi-corps assise ◀de▶ profil à droite, bandeau dans la coiffure, robe collante et transparente, à la pointe ◀d’▶argent sur vélin), et la médaille, ◀d’▶un style et ◀d’▶une beauté incomparables, dont je ne sais ◀d’▶analogue dans l’œuvre entier du Pisan.
Après le Paléologue, après Visconti, après Sforza, après Décembrio, après Piccinino, le Pisan devait exécuter l’effigie du seigneur ◀de▶ Ferrare, ◀de▶ Modène et ◀de▶ Mantoue. Il l’accomplit avec un rare bonheur. Même, il en fit sept différentes ; mais c’est toujours l’identique profil au front fuyant ◀de▶ poète, à la bouche expressive et dont le crâne aux belles courbes se modèle sous les cheveux ras et crépus. Les revers disent éloquemment le goût des arts et des lettres et l’amour ◀de▶ la paix du fils ◀de▶ Nicolas III et ◀de▶ Stella del Assassino. Les mots des légendes sont entremêlés ◀de▶ branches ◀d’▶olivier, parfois des hommes nus ◀de▶ l’âge ◀d’▶or portent sur leurs têtes des corbeilles pleines ◀d’▶épis ; ailleurs, c’est un vase ◀de▶ cristal qui contient, la branche ◀de▶ paix ; sur un autre, un enfant et un vieillard sont couchés au bord d’une mer calme, auprès ◀d’▶une galère dont les voiles se gonflent ◀d’▶une brise favorable… C’est que ce bâtard, qu’Uguccione Contrari avait imposé au peuple, était devenu, sous la direction ◀de▶ Guarino, un des princes les plus instruits ◀de▶ son époque. Les leçons ◀de▶ guerre ◀de▶ Braccio di Montone n’avaient porté ◀de▶ fruits, et sa cour était le rendez-vous des artistes, des poètes et des savants. Pisanello vint, qui, à son tour, fit les sept médailles. Pendant qu’il s’y embesoignait, mourut Madame Marguerite de Gonzague, femme ◀de▶ Lionel.
Elle laissait une sœur, Cécilia1, qui, quoique toute jeune, faisait déjà grand
honneur aux siens. Élève ◀de▶ l’universel Victorin de Feltre, elle savait à huit ans les
éléments ◀de▶ la langue grecque, ainsi que s’en assure le Camaldule en l’interrogeant, et
composait couramment des poésies latines : elle chantait « à voix ◀de▶
syrène »
et ne pouvait paraître sans qu’aussitôt sa beauté ne fît sensation.
Lionel qui pleurait Marguerite n’eut plus qu’un désir, la retrouver en Cécilia. Il y
avait là, pour un raffiné, une joie permise et quelque peu perverse, non exempte ◀d’▶un
peu ◀d’▶inceste, — et il se décide.
Il envoie à Cécilia une magnifique robe ◀de▶ fiancée, rehaussée ◀de▶ gemmes et ◀de▶ broderies ◀d’▶or, et taillée dans cette pourpre somptueuse dont Pandolfo Malatesta se vêtissait pour s’agenouiller devant la Vierge. Au cadeau symbolique venu de Ferrare, elle répond par cet autre symbole, son portrait, — ce petit panneau peint qui est là dans cette salle du Louvre et pour lequel elle pose devant le Pisanello : elle savait bien que son beau-frère le déchiffrerait. Il est impossible ◀d’▶imaginer quelque chose de plus délicat, de plus expressif, de plus mélancolique. Elle est là, ◀de▶ profil, l’œil à demi fermé laissant sourdre le regard droit, presque vague, un regard ◀de▶ songe, qui se pose, très au loin, à un horizon très reculé, sur une image presque immatérielle, les beaux cheveux enserrés par les bandelettes blanches des vierges. Comme elles, la robe est blanche, unie, et le manteau blanc aussi avec une broderie simple et des boutons sans emblèmes. La figure se détache sur des épais buissons fleuris ◀de▶ fleurs tristes, grands œillets ◀de▶ chartreux et ancolies, qu’aucune abeille bourdonnante ne butine, qu’aucun oiseau chanteur ne traverse, mais que tachettent ◀d’▶éphémères papillons au vol silencieux : des papillons ◀d’▶or jonchaient le sol des tombes ◀de▶ Mycènes… Enfin, elle s’est mis au corsage non la rose ou le lys, mais une petite branche ◀d’▶if avec sa baie rouge, l’arbre ◀de▶ sinistre augure ◀de▶ Virgile et ◀d’▶Ovide…
Lionel la laissa prendre le voile chez les Clarisses.
Elle devait, en outre, inspirer au Pisanello ce que je regarde, moi, comme son
chef-d’œuvre : la médaille ◀de▶ Cécile de Gonzague. À l’avers, le haut buste ◀de▶ la jeune
fille, le profil pur, l’œil noyé, les cheveux relevés et retenus par le ruban, le col
long, la poitrine à la ligne discrète et pure ; ceci bien au centre, quelque peu
hautain, très grave assurément, ◀d’▶un caractère profond, ◀d’▶une impressionnante
simplicité. Plus légères et plus fines que ◀de▶ coutume, les lettres cernent l’image :
CICILIA. VIRGO. FI LIA . IOHANNIS. FRANCISCI. MARCHIONIS . MANTVE.
Et au revers alors, dans un infini paysage que ferment des collines douces, une jeune
fille se dresse au corps gracile ◀de▶ vierge, aux seins menus, aux bras grêles, la main
appuyée sur le bouc-licorne couché à ses pieds, symbole ◀de▶ science et ◀de▶ pureté ; dans
le lointain un cippe avec ces mots : OPVS . PISANI . PICTORIS .
et une
date, — et tout en haut, éclairant cette scène, un mince croissant ◀de▶ lune… Jamais poète
ne fit surgir, avec plus ◀de▶ bonheur, du bronze lourd image plus captivante, ne fit
revivre plus prestigieusement dans le métal pesant, chant virgilien avec toutes ses
harmonies, son ampleur et sa suavité… chant que cette petite pédante ◀de▶ Cécilia récita
peut-être au Pisan :
Hinc alta sub rupe canet frondator ad auras ;Nec tamen interea raucæ, tua cura, palumbæ,Nec gemere aeria cessabit turtur ab ulmo…
Tome XXX, numéro 114, 1er juin 1899
Science sociale.
L’Antisémisme, par Lombroso (Giard et
Brière, 1899)
L’Antisémitisme ne rendra pas à M. Lombroso la réputation, plus
bruyante d’ailleurs que solide, que lui avait faite jadis l’Uomo
delinquente. M. Lombroso reste le type ◀de▶ ces savants brouillons, hâtifs et
superficiels, auxquels on ne peut reconnaître qu’un mérite ◀d’▶agitateur. Des idées qu’il
a lancées rien ne subsiste, ni le criminel né, ni le criminel atavique, ni le génie
dégénérescence, ni l’épilepsie larvée ; sa graphologie reste, mais elle n’est pas ◀de▶
lui, et l’arrêt ◀de▶ la Cour ◀de▶ Rouen l’a mis même en fâcheuse posture sur ce point. Quant
à l’opuscule dont je parle, il est la contribution que tout bon israélite (M. Lombroso
l’est) s’est cru obligé ◀de▶ donner à la littérature sur l’Affaire. On y lit, p. 103, que
« les Juifs, dans tous les cas, ne sont jamais arrivés à la même criminalité
méditée et sanguinaire démontrée par leurs ennemis dans le cas ◀de▶ Dreyfus, où non
seulement ils ne reculent pas devant la calomnie, mais encore dans le faux et
peut-être l’assassinat, etc. »
Eheu ! bassa latinitas.
Lettres italiennes.
Représentations des Tragédies modernes ◀de▶ Gabriel
d’Annunzio
La chronique littéraire italienne retentit ce mois ◀de▶ l’écho des batailles inattendues dont les œuvres dramatiques ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶ ont été saluées. À Naples, on a enterré la Gloria sous les cris ◀d’▶une foule furieuse ; à Palerme, Gioconda n’a pu se vanter ◀d’▶un accueil plus aimable ; à Munich on a bâillé pendant toute la représentation du Sogno ◀d’▶un mattino di primavera. On est arrivé, à Naples, jusqu’à se battre en duel pour ou contre la Gloria, et un étudiant a reçu un coup d’épée suffisamment incommode dans le flanc droit ; donner ou recevoir un coup d’épée pour une pièce qu’on ne considère pas comme digne ◀de▶ son attention, n’est-ce pas le nec plus ultra du donquichottisme oiseux ?
Mais l’âme humaine est pleine ◀de▶ mystères, disait mon professeur ◀de▶ philosophie ; et je suis enclin, pour lui faire plaisir, à classer les duels littéraires parmi les phénomènes mystérieux ◀de▶ la psychologie.
Toujours est-il que, comme je viens de vous l’apprendre, la Gloria de d’Annunzio, dont on attendait des merveilles, est lourdement tombée à Naples ; un désastre complet qui, pour ses proportions gigantesques, ne peut laisser dans l’âme ◀d’▶un artiste qu’une espèce ◀d’▶amère satisfaction. Ce qui est sans poids tombe sans bruit.
Au moment où j’écris, cette tragédie moderne n’a pas encore paru en volume : tout en me réservant donc ◀d’▶en parler la prochaine fois, après lecture, je crois pouvoir exposer, ici, pour le moment, quelqu’une des causes ◀de▶ cet insuccès définitif.
Et la première c’est que l’art dramatique ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶ n’est qu’une conception ◀de▶ son cerveau. Ses tragédies, on ne les voit pas ; on les entend raconter par les personnages, et quoique ces personnages parlent souvent une langue admirable, ils n’arrivent pas à nous donner l’impression directe ◀de▶ l’action ou du fait. Nous voyons avec les yeux ◀de▶ ces fantômes, qui, à leur tour, voient avec les yeux ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶ ; impression ◀de▶ troisième degré, impression nulle.
◀D’▶◀Annunzio▶ n’a pas voulu admettre que la scène a des exigences spéciales, et il y reste littérateur, artiste soigneux, ciseleur incapable du grand ensemble, amant du détail et négligent ◀de▶ l’ensemble.
Il va sans dire que ces défauts ont été exagérés, dénoncés, pourchassés par les ennemis nombreux que ◀d’▶◀Annunzio▶ compte non seulement dans le monde littéraire, mais dans le monde politique aussi. Une interprétation malheureuse des personnages ◀de▶ la Gloria, qu’on a crue une tragédie à clef, a porté le coup ◀de▶ grâce. Selon cette interprétation, Bronte n’est que Crispi, Fiamma représente Cavallotti, etc. ; et les partisans ◀de▶ celui-ci, et les partisans ◀de▶ celui-là ont oublié au plus vite qu’ils étaient au théâtre et non dans un meeting ; cris, huées, sifflements sur toute la ligne. Mme Duse et M. Zacconi, les deux grands artistes qui jouaient la pièce orageuse, n’ont jamais vu, sans doute, un public plus acharné et plus irrévérent, et ils ont effacé à jamais la Gloria du répertoire ◀de▶ leurs tournées.
Quelques jours avant, un accueil presque également tumultueux saluait la Gioconda, à Palerme. Ici les étudiants ont pris parti contre ◀d’▶◀Annunzio▶, non pas au nom de l’art, mais au nom de la morale, ce qui donne à la bataille un coloris inattendu ◀de▶ ridicule. Et pour rehausser ce coloris, les étudiants ont envoyé aux journaux une lettre qui accentuait encore le sens ◀de▶ leur démonstration éthique. Il était si facile, au contraire, ◀d’▶accepter la morale, ou mieux le manque absolu ◀de▶ morale dans la tragédie ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶, et ◀de▶ combattre celle-ci sur le terrain ◀de▶ l’art dramatique ! Mais les jeunes gens aiment quelquefois les excentricités, et sur l’autel ◀de▶ la morale la Gioconda a péri.
Pour compléter cette notice, signalons encore un succès ◀d’▶estime à Rome, pour la même
Gioconda ; un public impartial (on en trouve, de temps en temps !),
sans aucune prévention politique, a goûté la tragédie, a salué avec enthousiasme
Mme Duse et M. Zacconi, les deux artistes incomparables, et enfin l’auteur. ◀D’▶◀Annunzio▶
ne sut pas résister à la tentation ◀de▶ recevoir en personne les applaudissements, et,
— remarquait l’Avanti, le journal des socialistes, — il se présenta
sur la scène, « tout luisant, du crâne à la pointe des bottines
vernies »
.
On ne lui pardonne pas, entre parenthèse, la contradiction patente où il se plaît depuis quelque temps. Après avoir lancé dans ses livres une mitraille ◀d’▶adjectifs dédaigneux et détonants contre la foule, il se fait un escabeau ◀de▶ cette foule pour entrer à la Chambre, parmi ceux qu’il appelait jadis les palefreniers ◀de▶ la Grande Bête ; mieux encore, il recherche cette Grande Bête pour lui jeter à la tête ses Tragédies ; la Bête siffle, voilà tout, comme il était à prévoir sans en faire l’expérience.
Mais on dirait que ces contradictions voulues ne sont pas trop favorables au poète. Comme homme politique on ne connaît ◀de▶ lui que son discours électoral : une oraison polie et étincelante déroulée devant un troupeau ◀de▶ paysans ébahis, qui n’y comprenaient mot. Il y parlait ◀de▶ la Beauté Éternelle, des mœurs anciennes, et d’autres choses simples en style prodigieux ; rien ◀de▶ moins électoral, enfin, que ce discours, rien de plus invraisemblable que les théories politiques du grand écrivain. Ses électeurs en tremblent encore…
Quant à son art dramatique, nous en savons quelque chose. Je suis loin ◀d’▶affirmer qu’on ne puisse pas rencontrer des pages superbes, magistrales, dans ces tragédies ; mais le théâtre ne se fait pas avec des pages.
P.-S. — Je parlerai la prochaine fois, outre ◀de▶ la Gloria de d’Annunzio, ◀de▶ diverses œuvres intéressantes ou importantes, telles que la Scuola del marito, par G. Antona-Traversi, il Genio, par Bovio, Contro quelli che non hanno e che non sanno, par M. Morasso, Mentre il secolo muove, par S. Sighele, etc., etc.
Tome XXXI, numéro 115, 1er juillet 1899
Archéologie, voyages.
Memento [extrait]
[…] Grâce aux sommes prodiguées par un archéologue anglais, le gouvernement italien a pu reprendre les fouilles du Forum. On a déjà découvert le tombeau ◀de▶ Romulus, comme il fallait s’y attendre. […]
Tome XXXI, numéro 116, 1er août 1899
Les Romans.
Mathilde Serao : Sentinelles, prenez garde à
vous ! Calmann Lévy, 3 fr. 50
Un pauvre forçat est amené en l’île de Nisida et, dans ce bouquet ◀de▶ verdure qui charme les yeux des étrangers venus à Naples pour s’aimer, se baigner, prendre l’air pur ◀de▶ la Liberté devant des flots bleus, la vie monotone des galériens s’écoule au seul bruit des cliquetis des anneaux ◀de▶ fer. Le directeur du bagne, bon militaire taciturne, a une femme et un enfant, deux créatures délicates qui s’étiolent en présence du funèbre mur ◀de▶ la prison. Le pauvre forçat pousse un jour la voiture du petit enfant, malgré la répugnance ◀de▶ la jeune femme. Ici, le romancier, très habile, a évité l’inévitable passion romanesque entre la femme du directeur et ce forçat, très jeune, très beau ; tout ◀de▶ tendresse calme et ◀de▶ tristesses contenues, ◀de▶ peur vague aussi ◀de▶ l’amour désespéré qui semble planer sur eux, les jeunes êtres s’oublient pour ne se voir qu’en l’enfant, et l’enfant meurt, probablement ◀de▶ cet étouffement volontaire ◀d’▶une passion… très naturelle après tout. Cette œuvre est fort belle, fort simple et révèle une grande puissance ◀de▶ conception chez la femme qui l’écrivit, car elle arrive à exprimer tout ce qui n’est pas dit et garde, par conséquent, toute sa saveur ◀de▶ mystère, malgré l’aisance naturelle du style.
Science sociale.
Le militarisme et la Société moderne, par
G. Ferrero, Tresse et Stock
Le militarisme n’en est pas moins un grand mal pour nous tous, comme le dit M. Ferrero,
dans un livre intitulé précisément : Le militarisme et la Société
moderne. — On comprend qu’il soit surtout mal vu des Italiens. Par pure vanité,
l’Italie s’est forgé un formidable outil militaire, ◀d’▶où des charges excessives, et ne
pouvant l’utiliser en Europe a voulu s’en servir en Afrique, ◀d’▶où des déboires excessifs
aussi. Mais est-ce une raison pour chercher noise à la nation-sœur ? M. Ferrero nous la
baille belle en opposant l’âme pacifique ◀de▶ l’Allemagne à l’esprit chauvin ◀de▶ la France,
en découvrant que la guerre ◀de▶ 1870 porta un grand coup au militarisme européen (nous
qui pensions, âmes naïves, que c’était juste le contraire !) et en couvrant ◀de▶ fleurs la
civilisation anglo-saxonne, qui pourtant, si elle n’est pas militariste, est diantrement
militaire et prête à partir en guerre pour Cuba aussi bien que pour Fachoda. Voilà,
entre parenthèses, qui gêne un peu l’axiome ◀de▶ l’auteur qu’il n’y aura plus ◀de▶ guerres
maintenant que les pays européens sont menés par des groupements sociaux ◀de▶ travailleurs
et non par des oligarchies ◀de▶ sybarites oisifs. C’est sans doute une oligarchie ◀de▶ ce
genre qui gouvernait la France sous le règne ◀de▶ Napoléon III, pour qui M. Ferrero est si
sévère. « Il importe peu, dit-il, que ce gouvernement ait parfois, comme en 1859,
suivi un but ◀de▶ progrès (vraiment cela importe-t-il si peu ?). Car ce n’est pas dans
ce but qu’il fit tant d’autres guerres (vraiment encore ?). »
Certes,
M. Ferrero a le droit ◀de▶ caresser « la douce idée » que son pays supplante bientôt le
nôtre à la tête ◀de▶ la civilisation latine, mais, tout de même, nous aurions souhaité
plus ◀de▶ tact dans l’âme ◀de▶ ce champion ◀de▶ M. Dreyfus (car il l’est, vous n’auriez pas
voulu qu’il ne le fût pas !). Je laisse ◀de▶ côté l’autre manie ◀de▶ l’auteur, son
anticléricalisme ; par sa bonne volonté en cette matière, M. Ferrero rappelle M. Henry
Bérenger.
Variétés.
Phrases sur l’Art
Il est très agréable, surtout en ces temps ◀de▶ rudes polémiques, ◀d’▶avoir une courtoise querelle, à propos d’un critique aussi judicieux que M. Vittorio Pica, avec un contradicteur aussi net que M. Federico de Roberto. Cela se passe ici, en Italie, en Russie, partout ; ici, puisque le texte réfuté analysait dans le Mercure 2 la Littérature ◀d’▶Exception ◀de▶ M. Pica ; en Italie, puisque c’est Flegrea qui inséra les intéressantes pages ◀de▶ M. de Roberto ; en Russie, car Tolstoï est un argument universel (il y a aussi son livre terrible sur l’Art) ; partout enfin, s’il y a partout des esprits (et je le crois) capables ◀de▶ se passionner pour une question où rien de plus grave n’est en jeu que ceci : y a-t-il deux sortes ◀d’▶arts, un art régulier, normal, accessible à tous, et un art exceptionnel, irrégulier, destiné à ne récréer qu’une élite ?
Deux arts : M. Pica le croit et aussi M. de Roberto ; plus patients que Tolstoï, qui n’en admet qu’un seul, — celui qui est intelligible au peuple.
L’une et l’autre opinion me semblent identiques au fond, c’est-à-dire fausses, car je crois que l’art est, par essence, absolument inintelligible au peuple. Qu’il s’agisse ◀de▶ Racine ou ◀de▶ Mallarmé, ◀de▶ Raphaël ou ◀de▶ Claude Monet, le peuple ne peut comprendre, artistiquement, ni un poème ni un tableau, parce que le peuple n’est pas désintéressé et que l’art, c’est le désintéressement. Pour le peuple, tout est dans le sujet du poème ou du tableau ; pour « l’intellectuel », tout est dans la manière dont le sujet est traité. Le peuple s’arrête devant l’Heureuse Famille ◀de▶ Greuze (ou quelque niaiserie ◀de▶ cet ordre) ; mais celui qui aime la peinture désire que les Greuze soient retournés contre le mur parce qu’ils gênent son œil amusé à une cruche ou à un chaudron ◀de▶ Chardin. Tous ceux qui se promènent dans les Musées ont pu faire ◀de▶ telles observations : jamais un visiteur ◀de▶ hasard ne prononça un mot qui trahisse une sensation ◀d’▶art ; ce qui chatouille ce brave homme ou cette jeune fille, c’est l’anecdote, c’est ce geste maternel ou amoureux, cette belle robe, ce beau cri ◀de▶ bravoure que profère dans la fumée l’homme à panache ; dans les poèmes, c’est l’anecdote encore et le sentiment : la poésie qui n’est pas lyrique, qui conte des histoires, est la seule qui ait jamais été populaire en aucun pays.
Il est donc bien indifférent, relativement au peuple, que telle œuvre d’art soit obscure ou lumineuse, puisqu’il ne la jugera jamais comme œuvre d’art, mais seulement comme œuvre dramatique, comme œuvre représentative ◀d’▶une action. Il comprend l’acte exprimé ou ne le comprend pas ; s’il le comprend il l’accueille ou le rejette pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’art, puisque l’art, indifférent aux actes, ne s’intéresse qu’à la manière dont l’acte est simulé. Des cochons à l’auge peuvent faire une œuvre d’art bien supérieure (ceci est, je pense, incontestable) à tel cadre où fleurissent les fleurs les plus fraîches ; ne mettez pas à même ◀de▶ choisir entre les deux toiles un homme sans éducation : si vous croyez, comme Tolstoï, à l’infaillibilité artistique du peuple, cela pourra vous donner des déceptions.
Il faut donc laisser le peuple ◀de▶ côté ; le peuple n’est pas fait pour l’art, ni l’art pour le peuple. Le peuple ne goûte pas l’exception, et, je le maintiens, l’art est une perpétuelle exception.
C’est sur ce mot exception que M. de Roberto a entamé sa querelle. D’accord avec M. Pica, il est persuadé que vraiment Verlaine est plus ◀d’▶exception que Victor Hugo ; et son critérium semble être ceci, que Victor Hugo plaît à un plus grand nombre ◀de▶ lecteurs que Verlaine. Victor Hugo, et M. de Roberto allègue des polémiques déjà vieilles ◀de▶ quelques années, aurait été, par des poètes et des critiques récents, relégué parmi les écrivains bons pour réjouir les masses, tandis que Verlaine était accueilli comme le miroir des âmes ◀d’▶élite et le diapason des sensibilités les plus neuves. Sans doute, mais cela prouve seulement que chaque génération se choisit un poète ; la nôtre aima Verlaine, comme celle ◀de▶ M. Coppée aimait Victor Hugo, mais elle n’aima pas Verlaine parce qu’il était plus ◀d’▶exception que Victor Hugo, elle l’aima, au contraire, parce qu’il était plus près de son cœur et ◀de▶ son intelligence, parce qu’il était, pour elle, plus clair, plus familier, plus éloquent. On donne aux poètes récents, aux écrivains innovateurs des noms génériques qu’il ne faut jamais prendre à la lettre. Ainsi l’expression ridicule, Décadents, l’expression obscure, Symbolistes, ont dérouté pendant bien des années des lecteurs pourtant attentifs et curieux ; ils crurent que Verlaine était vraiment pareil à quelque Affranchi ◀de▶ la Rome impériale aussi débauché ◀de▶ mœurs que ◀de▶ langage, amusé à corrompre et à torturer la belle langue que lui avaient léguée les sévères romantiques ; son éditeur, borné dans un commerce obscur, propageait sottement ce préjugé que les œuvres ◀de▶ Verlaine étaient des « curiosités littéraires » et il les vendait quasiment au poids ◀de▶ l’or, — et des Américains croyaient acheter des cartes transparentes ◀d’▶art ! La mort et deux années ont changé la manière ◀de▶ voir, même des Américains, et Verlaine est aujourd’hui dans le monde entier, — je parle du Verlaine expurgé ◀de▶ quelques excès — représentatif ◀d’▶un moment et ◀d’▶une nuance ◀de▶ la poésie française. Poète ◀d’▶exception cependant, il le fut ; il le fut, comme Hugo, car tout génie original est d’abord ignoré ou contesté par la foule ◀de▶ ses contemporains, en même temps qu’il est adoré dans un cénacle qui, peu è peu, devient l’Église universelle. Nul, en pays démocratique, n’entre ◀de▶ plain-pied dans la gloire ; et plus ce pays est cultivé, plus l’instruction moyenne y est répandue, plus la trouée est dure à tailler dans la muraille ◀de▶ l’indifférence.
Sans doute Verlaine est loin ◀d’▶avoir atteint le degré ◀de▶ gloire où est parvenu Victor Hugo ; il est même probable que son nom ne grandira plus et qu’il restera parmi les demi-dieux, comme Vigny, comme Baudelaire, et c’est en ce sens que M. Pica pourrait maintenir son terme « littérature ◀d’▶exception » ; mais à condition de ne plus lui donner qu’un sens tout extérieur, un sens hiérarchique, si je puis dire : Verlaine serait classé parmi ces génies malheureux qui n’ont su plaire que trop tard, quand presque tous les sourires étaient déjà distribués. Si, au lieu de Sagesse (et cela pouvait arriver), Verlaine avait écrit, sous la même inspiration ingénue, quelque « Année Terrible », il dormirait au Panthéon, on ne lui aurait pas marchandé un coin ◀de▶ gazon pour son buste, il ne figurerait pas dans la Letteratura ◀d’▶eccezione, — et pourtant cela serait le même Verlaine !
Jusqu’au-delà ◀de▶ 1845, Victor Hugo fut soumis par toute la critique « sérieuse » au régime que nous vîmes infligé pendant vingt ans à Verlaine, à Villiers de l’Isle-Adam et à Mallarmé, qui sont les Trois, notre Trinité. Victor Hugo paraissait — et était véritablement — exceptionnel à donner le frisson aux bourgeois libéraux, fanatiques ◀de▶ Béranger et encore émus au souvenir ◀de▶ Parny. Quel scandale à voir cette cathédrale gothique qui croissait comme un champignon monstrueux, écrasant ◀de▶ son ombre, ◀de▶ ses cloches et ◀de▶ ses pierres les humbles colonnades doriques ! Et quelles luttes pour protéger le monstre contre les fureurs ◀de▶ la tragédie ! Nous n’avons pas défendu avec assez ◀d’▶énergie nos monstres, et c’est pour cela que, écornés par les pierres, ils paraissent encore des monstres, alors que la foule devrait les regarder comme des dieux et venir les prier, aux jours ◀de▶ détresse.
Le dieu, en effet, est d’abord un monstre. L’accoutumance le divinise. Les timides
lettrés s’habituent à tout, même au génie, même à l’exception. Il est remarquable qu’en
ses romans, destinés en apparence au peuple, Victor Hugo ne fit jamais au peuple aucune
concession. Ses derniers vers représentent bien plus que les premiers tout ce que sa
fécondité verbale avait ◀de▶ magnifique et ◀d’▶exceptionnel. Une personnalité forte
accentue, avec les années, ses caractères particuliers ; mais, tandis qu’elle devient de
plus en plus différente, les hommes la voient de plus en plus conforme : cela est dû au
travail immense ◀d’▶imitation qui s’œuvre autour de tout génie avéré. Lorsque cinquante
poètes, dont quelques-uns avaient du mérite, eurent « fait du Victor Hugo », le monstre
se trouva adouci et comme aplani : le peuple des lecteurs passa sans peur la main sur
son dos devenu doux comme du marbre. Nous avons vu de même Verlaine popularisé par
l’imitation et, phénomène qui n’est même plus surprenant, puisqu’il est connu et
nécessaire, des poètes verlainiens fêtés et vantés an moment même que Verlaine était
encore raillé et rejeté parmi les « décadents ». C’est une erreur et une naïveté ◀de▶ dire
comme M. de Roberto, à propos de Verlaine, ◀de▶ Mallarmé et ◀de▶ quelques autres :
« Si l’opinion publique s’est modifiée à l’égard de ces écrivains, il faut
aussi noter qu’eux-mêmes ont fait le premier pas, en modifiant leur esthétique, en
atténuant leur singularité. »
Et il continue : « Il n’y a pas une
médiocre distance entre le Mallarmé impassible, parnassien et décadent ◀de▶ la première
manière, et le Mallarmé des derniers jours qui travaillait à un drame, lequel était
destiné — à qui ? À tous ! L’impassible ◀de▶ jadis disait à Théodore de Wyzewa : La
meilleure joie étant la compréhension du monde, cette joie doit être donnée à tous. Le
Poète doit restituer aux hommes cette félicité qu’il leur a empruntée. L’œuvre d’art
sera donc un drame, et tel que tous puissent le recréer ; c’est-à-dire suggéré par le
Poète et non directement exprimé par son génie particulier. »
Voilà ce que
M. de Roberto prend pour le programme ◀d’▶un drame populaire. Il faut bien peu connaître
Mallarmé pour ne pas y voir, au contraire, le programme ◀d’▶un drame ésotérique, tout en
allusions à la vie, où les idées seraient suggérées et non exprimées. C’est bien la pure doctrine ◀de▶ Mallarmé, celle d’après
laquelle il a écrit ses sonnets les plus délicieusement obscurs. ◀De▶ cette œuvre à
laquelle Mallarmé travaillait depuis plusieurs années, on n’a malheureusement rien
trouvé que des vers épars (à peine), des mots jetés sur des pages. Aurait-elle jamais
été écrite ? On n’en sait rien, mais il est certain que, réalisée, elle eût assez mal
répondu aux désirs ◀de▶ Tolstoï. Jamais sans doute Mallarmé ne fut absolument conscient ◀de▶
son obscurité ; il destinait à tous, non seulement ce drame rêvé, mais
ses poèmes et d’abord ses chroniques et ses conférences, si difficiles pourtant à goûter
pleinement. C’était l’illusion ◀de▶ cet homme trop intelligent ◀de▶ croire que les hommes
étaient à la hauteur ◀de▶ son oreille ; comme il comprenait la moindre nuance ◀d’▶idée
suggérée par un mot, il supposait tout esprit ◀de▶ bonne volonté capable du même effort
intellectuel. Il s’est souvent trompé, mais là où il voulut bien user ◀de▶ la syntaxe
commune, abandonner son système ◀d’▶allusions et ◀d’▶abréviations, Mallarmé n’est plus ◀d’▶exception que par le génie : il est le poète ◀de▶ la grâce et ◀de▶ la
limpidité matinale ; les idées ordinaires retrouvent par lui une fraîcheur qu’on ne
croyait plus possible ; il renouvelle tout ce qu’il touche, — don comme ◀de▶ fée : Hérodiade est peut-être le poème le plus pur, le plus transparent ◀de▶ la
langue française.
Comme Verlaine, comme d’autres, Mallarmé attendit longtemps un semblant ◀de▶ gloire, mais avec beaucoup de patience, semble-t-il. Il savait bien que, pas plus aujourd’hui que du temps ◀de▶ Racine, ce n’est le peuple qui fait les durables réputations. Je suppose que, dans l’état actuel ◀de▶ l’Europe, un livre ◀de▶ littérature véritable, ◀d’▶art sincère, ne peut pas conquérir un public beaucoup plus étendu qu’au xviie siècle. ◀De▶ Théophile de Viau, qui fut le poète le plus aimé ◀de▶ 1620 à 1680, on vendait à peu près une édition nouvelle tous les ans ; à ce taux-là un poète ◀de▶ nos jours serait qualifié ◀de▶ « populaire ». Ni Verlaine, ni Mallarmé n’ont eu pareille fortune. Il faut en conclure : ou que M. Pica a raison et qu’ils furent des poètes ◀d’▶exception, destinés à faire la joie ◀d’▶un petit nombre ◀de▶ malades intellectuels ; ou que le « public lettré », de plus en plus gâté par les journaux et la mauvaise littérature, n’a plus le goût assez sensible pour différencier le faux art d’avec l’art ingénu. C’est cette dernière conclusion que je désire adopter. Il me serait vraiment trop difficile ◀de▶ considérer, avec M. de Roberto, Verlaine et Mallarmé comme des « curiosités esthétiques » qu’il est parfaitement permis ◀de▶ ne pas admirer, « sans mériter pour cela ◀d’▶être confondu avec le vulgaire ». Le vulgaire, en effet, c’est, par excellence, tous ceux qui n’aiment ni Mallarmé, ni Verlaine, ni Villiers, ni Laforgue, — ni quelques autres qui ne sont pas encore descendus parmi les ombres. Je ne dirais pas cela en France, parce que j’aurais peur ◀d’▶entendre railler l’excès ◀de▶ ma naïveté ; mais l’article ◀de▶ M. de Roberto m’a prouvé qu’il était utile ◀de▶ le dire en Italie.
Et voilà où mène une querelle sur le titre ◀d’▶un livre ; — car il s’agit du titre : sur le livre même je suis d’accord avec M. de Roberto et avec tous les admirateurs ◀de▶ M. Vittorio Pica.
Tome XXXI, numéro 117, 1er septembre 1899
Léonard de Vinci
Homo minister et interpres naturae.
La première édition ◀de▶ la vie ◀de▶ Léonard de Vinci par Vasari différait quelque peu de celle que nous lisons aujourd’hui. Le peintre qui a fixé pour la suite des siècles le type extérieur du Christ nous y était présenté comme un hardi spéculateur, traitant légèrement les croyances ◀d’▶autrui, et mettant la philosophie au-dessus du christianisme. Mais on ne peut citer ◀de▶ lui aucune parole assez précise pour justifier cette impression ; elle eût d’ailleurs été en désaccord avec un génie dont un des traits principaux est une tendance à se perdre dans un mysticisme raffiné et plein ◀de▶ grâce. Ce soupçon n’était pour le monde que la façon consacrée par l’âge ◀de▶ formuler un jugement sur un homme ayant des pensées à lui seul, une indifférence hautaine, un mépris souverain des formes communes. Ce portrait, dans la seconde édition, est devenu, pour ainsi dire, plus vague et plus conventionnel. Quoi qu’il en soit, c’est toujours par un certain mystère qui plane sur son œuvre, par un élément impénétrable, sans égal dans les productions ordinaires des grands génies, que Vinci nous fascine, ou peut-être aussi nous déconcerte. Sa vie est une série ◀de▶ soudaines révoltes, avec des périodes pendant lesquelles il ne travaille pas du tout, ou à côté du but essentiel ◀de▶ son œuvre.
Par une étrange fortune, les œuvres sur lesquelles reposa sa renommée populaire, ou bien disparurent de bonne heure, comme la Bataille ◀de▶ l’Étendard, ou bien, comme la Cène, furent dénaturées par le travail ◀de▶ mains moins habiles.
Son type ◀de▶ beauté est si exotique qu’il fascine plutôt qu’il ne charme, et semble, plus que celui ◀de▶ tout autre artiste, refléter des idées, des vues et comme une esquisse du monde intérieur ; aussi Léonard apparut-il à ses contemporains comme le possesseur ◀de▶ quelque profane et secrète sagesse, de même qu’à Michelet et à d’autres il sembla avoir anticipé sur les idées modernes.
Il badine avec son génie, et toutes ses principales œuvres se pressent dans quelques années tourmentées du déclin ◀de▶ sa vie ; cependant, il est si obsédé par son génie qu’il traverse sans émotion les plus tragiques événements qui accablent son pays et ses amis, ainsi qu’un homme qui les rencontrerait par hasard au milieu de quelque mission secrète.
Sa « légende » constitue, avec les anecdotes bien connues qui l’entourent, une des vies les plus brillantes ◀de▶ Vasari. Les écrivains les plus récents n’ont fait que la copier, jusqu’à l’année 1804, où Carlo Amoretti y appliqua une critique qui n’en a laissé subsister presque aucune date, et en a modifié toutes les anecdotes. Les différentes questions ainsi soulevées sont dès lors devenues, l’une après l’autre, les sujets ◀d’▶une étude spéciale, et l’archéologie pure n’a plus grand-chose à faire en ce sens. À d’autres reste le soin ◀de▶ donner une nouvelle édition des treize livres ◀de▶ ses manuscrits, et ◀de▶ distinguer par une critique appropriée ce qui, dans les œuvres qu’on lui attribue, est vraiment à lui, ◀de▶ ce qui ne lui appartient qu’à moitié ou est l’œuvre ◀de▶ ses élèves. Mais une intelligence éprise des âmes étranges peut toujours analyser pour elle-même l’impression que lui donne ces œuvres, et tâcher par-là ◀d’▶atteindre à une définition des éléments principaux du génie ◀de▶ Léonard. La légende, élargie et corrigée par les critiques, peut parfois intervenir pour soutenir les résultats ◀de▶ cette analyse.
Sa vie se divise en trois périodes ; il passa trente ans à Florence, environ vingt ans à Milan, puis dix-neuf ans en courses ◀de▶ toute sorte, jusqu’au moment où il se laisse enfin aller au repos sous la protection ◀de▶ François Ier au château du Clou. Sa naissance est entachée ◀d’▶illégitimité. Piero Antonio, son père, était ◀d’▶une famille noble ◀de▶ Florence, les Vinci du Val d’Arno, et Léonard, délicatement élevé parmi les vrais descendants ◀de▶ cette maison, était l’enfant ◀d’▶amour ◀de▶ sa jeunesse, doué ◀d’▶une nature ardente et puissante, comme il arrive souvent en pareil cas. On le voit, dans son premier âge, fasciner tout le monde par sa beauté, improviser ◀de▶ la musique et des chansons, acheter les oiseaux captifs pour les mettre en liberté, tout en se promenant dans les rues ◀de▶ Florence, en amateur ◀de▶ costumes curieux et brillants, et ◀de▶ chevaux fougueux.
Dès ses premières années, il fit ◀de▶ nombreux dessins, ainsi que des modelages en relief dont quelques-uns, selon Vasari, représentent des femmes au visage souriant. Son père, voyant les promesses ◀de▶ ce précoce génie, emmena l’enfant à l’atelier ◀d’▶Andrea del Verrocchio, alors l’artiste le plus célèbre ◀de▶ Florence. Des chefs-d’œuvre s’y trouvaient pêle-mêle : des reliquaires, des pyxes, des images en argent pour la chapelle du pape à Rome, des curiosités du moyen âge, fraternisant étrangement avec des fragments ◀de▶ l’antiquité, qui venait seulement ◀d’▶être révélée aux hommes. Un autre élève se trouvait là, que Léonard a pu voir, un jeune homme dans l’âme ◀de▶ qui avait passé la lumière sereine et les illusions éthérées des soleils couchants ◀d’▶Italie ; c’était celui que l’on connut plus tard sous le nom ◀de▶ Pérugin. Verrocchio était un artiste du type primitif ◀de▶ Florence, à la fois sculpteur, peintre et ciseleur en métaux : il ne se bornait pas à faire des tableaux, mais décorait encore tous les objets du ménage et ◀de▶ l’église, vases à boire, troncs pour les aumônes, instruments ◀de▶ musique, les faisant tous beaux à voir, remplissant du reflet ◀de▶ quelque splendeur lointaine les voies communes ◀de▶ la vie ; des années ◀de▶ patience avaient tellement affiné sa main que ses œuvres étaient alors recherchées des pays les plus reculés.
Il advint que Verrocchio fut chargé par les frères de Vallombrosa ◀de▶ peindre le Baptême du Christ, et Léonard obtint ◀d’▶achever un ange dans l’angle gauche. C’était un ◀de▶ ces moments où le progrès ◀d’▶une grande chose — ici, celui ◀de▶ l’art italien — ruine le bonheur ◀d’▶un individu, dont le découragement et l’abaissement font faire à l’humanité, dans des personnes plus heureuses, un grand pas vers son succès final.
Car, sous l’extérieur gai du simple artisan bien payé, ciselant des broches pour les chapes ◀de▶ Santa Maria Novella, ou entrelaçant des barres ◀de▶ fer pour les tombeaux des Médicis, Verrocchio nourrissait le dessein ambitieux ◀d’▶agrandir les destinées ◀de▶ l’art italien par des connaissances plus étendues et plus approfondies ; ce projet n’était pas sans analogie avec les tendances, encore inconscientes, ◀de▶ Léonard. Souvent, en modelant une draperie, ou un bras levé, ou des cheveux jetés en arrière, il lui venait quelque chose ◀de▶ la manière plus libre et ◀de▶ l’humanité plus noble ◀de▶ l’âge qui suivit. Mais dans ce Baptême l’élève avait dépassé le maître ; Verrocchio se détourna comme bouleversé et comme si, après la vue ◀de▶ cet ange brillant, animé par la main ◀de▶ Léonard, ses chères œuvres ◀d’▶antan dussent désormais lui être un objet ◀de▶ peine.
On peut encore voir cet ange à Florence ; c’est comme un rayon ◀de▶ soleil dans l’antique tableau, froid et laborieux. Mais cette légende n’a que la valeur ◀d’▶une tradition, car l’art ◀de▶ peindre avait toujours été celui auquel Verrocchio attachait la moindre importance. Et de même qu’il anticipe en quelque sorte sur la manière ◀de▶ Léonard, Léonard, ◀de▶ son côté, rappelle jusqu’à la fin l’atelier ◀de▶ Verrocchio, aussi bien par son amour des beaux colifichets comme l’aiguière qui sert ◀de▶ miroir, ou la magnifique broderie qui entoure deux mains jointes dans la Modestie et la Vanité, que par sa recherche des reliefs, tels que ces camées qui, dans la Vierge aux Balances, pendent autour de la ceinture ◀de▶ saint Michel ; tant par une sorte ◀de▶ prédilection pour les pierres aux reflets variés, comme les agathes ◀de▶ Sainte Anne, que par une précision et une grâce hiératiques, qui font songer à un sanctuaire purifié et resplendissant. Au milieu de toute la finesse et la complication ◀de▶ son style lombard, ces caractères ne l’ont jamais quitté. Ils devaient se marquer beaucoup dans le tableau, aujourd’hui perdu, du Paradis, qu’il prépara comme carton ◀d’▶une tapisserie pour les métiers ◀de▶ la Flandre. Il y portait à la perfection le vieux style ◀de▶ la miniature florentine, en mettant avec minutie chaque feuille sur les arbres et chaque fleur dans le gazon, où se tenaient debout le premier homme et la première femme.
Et c’est précisément parce qu’il ne faisait que réaliser la perfection ◀de▶ ce style que ce tableau fit se développer en Léonard certain germe ◀de▶ mécontentement, enfoui, pour ainsi dire, dans les lieux secrets ◀de▶ sa nature. Car le chemin qui mène à la perfection est semé ◀de▶ dégoûts : et ce tableau, tout ce qu’il avait fait jusque-là pendant son séjour à Florence, avait après tout la légèreté ◀de▶ cet ancien style. Il fallait que son art, s’il devait être quelque chose dans le monde, rendît plus profondément la signification ◀de▶ la nature et le but ◀de▶ l’humanité. La nature était « la vraie maîtresse des plus hautes intelligences ». Aussi se plongea-t-il dans l’étude ◀de▶ la nature. Et en cela il suivit la méthode des hommes ◀d’▶étude qui l’avaient précédé ; il méditait sur les vertus cachées des plantes et des cristaux, sur les lignes que tracent les étoiles en se mouvant entre les cieux, sur les rapports qui existent entre les divers ordres ◀d’▶êtres vivants, et qui, pour des yeux ouverts à la vérité, les expliquent les uns par les autres ; pendant des années, pour ceux qui l’entouraient, il sembla comme écouter une voix qui ne parlait qu’à lui seul. C’est ainsi qu’il apprit l’art ◀d’▶approfondir un sujet, ◀de▶ poursuivre jusque dans leurs retraites les plus subtiles les sources ◀de▶ l’expression, la puissance ◀d’▶un génie intime dans tous les objets qu’il rencontrait. Il n’abandonna pas tout de suite, ni entièrement, son art ; toutefois, il n’était plus le peintre gai et objectif, à travers l’âme ◀de▶ qui, ainsi qu’à travers une vitre claire, les figures brillantes ◀de▶ la vie florentine passaient sur la blanche surface ◀d’▶un mur, ayant pris dans le passage je ne sais quel air plus doux et plus pensif. Il perdait beaucoup de temps à ◀de▶ curieux artifices ◀de▶ dessin, comme s’oubliant à tisser des études compliquées ◀de▶ lignes et ◀de▶ couleurs. Il était possédé par l’amour ◀de▶ l’impossible, il songeait à percer les montagnes, à changer le cours des fleuves, à élever dans les airs ◀de▶ grands édifices, comme l’église ◀de▶ San Giovanni, exploits dont la magie seule prétendait avoir le secret. Des critiques modernes voient dans ces efforts une anticipation sur les arts mécaniques ◀d’▶aujourd’hui ; pour lui c’étaient plutôt là des rêves, émis par un cerveau fatigué et toujours en travail. Deux représentations étaient fixées en lui avec une force particulière, ainsi que les reflets ◀de▶ certaines impressions qui l’eussent frappé dans son enfance au-delà ◀de▶ la mesure ordinaire : les sourires des femmes et le mouvement des grandes eaux.
Et par ◀de▶ telles études une certaine fusion entre deux extrêmes ◀de▶ beauté et ◀de▶ terreur se forma, comme une image visible et tangible, dans l’esprit ◀de▶ ce gracieux jeune homme ; cette image s’y fixa ◀de▶ telle façon que pour le reste ◀de▶ sa vie il ne s’en affranchit jamais ; et lorsqu’il l’entrevoyait dans les yeux étranges ou les cheveux des personnes croisées par hasard, il les aurait suivies dans les rues ◀de▶ Florence jusqu’au coucher du soleil : il nous a laissé quelques-unes ◀de▶ ces esquisses, qui sont pleines ◀d’▶une étrange beauté, cette beauté lointaine que comprennent seulement ceux qui l’ont soigneusement cherchée, ceux qui, partant des types reconnus ◀de▶ beauté, ont autant raffiné sur eux que ces types raffinent eux-mêmes sur le monde des formes communes. Mais étroitement mêlé à cette beauté on trouve aussi un élément ◀d’▶ironie ; de sorte que, soit pitié, soit mépris, il fait des caricatures ◀de▶ Dante lui-même. Des légions ◀de▶ grotesques défilent sous sa main avec une rapidité inouïe ; la nature n’a-t-elle pas ses grotesques, le rocher fendu, la lumière altérée du soir sur les routes solitaires, la structure ◀de▶ l’homme dévoilée dans l’embryon ou dans le squelette ?
Tout cet essaim ◀de▶ fantaisies se trouve réuni dans la Méduse ◀de▶ l’Uffizi. Cette histoire que conte Vasari ◀d’▶une Méduse plus ancienne, peinte sur un écu en bois, est peut-être une invention ; bien que, convenablement racontée, elle soit plus vraisemblable que tout autre point ◀de▶ la légende. Car il n’y est pas question du travail sérieux ◀d’▶un homme, mais ◀de▶ l’essai ◀d’▶un enfant. Ces lézards, ces lampyres et toutes ces petites créatures étranges qui hantent un vignoble italien évoquent le tableau complet ◀de▶ la vie ◀d’▶un enfant dans un village toscan, moitié château, moitié ferme, et sont aussi conformes à la nature que l’étonnement feint du père pour qui son garçon a préparé une surprise. Ce n’était pas pour s’amuser qu’il peignit cette autre Méduse, le seul grand tableau qu’il laisse derrière lui à Florence. Ce sujet a été traité ◀de▶ bien des manières ; Léonard seul l’atteint jusqu’au cœur même ; lui seul se le représente sous la forme ◀d’▶une tête ◀de▶ cadavre, exerçant toutes les puissances ◀de▶ la mort. Ce qu’on peut appeler la fascination ◀de▶ la corruption pénètre en chaque touche sa beauté, finie ◀d’▶une manière si exquise. Autour des lignes délicates ◀de▶ la joue la chauve-souris voltige inaperçue. Les serpents, rendus avec une merveilleuse délicatesse, semblent littéralement s’étrangler l’un l’autre dans une lutte farouche pour s’échapper du cerveau ◀de▶ la Méduse. La teinte dont la mort violente est toujours accompagnée se retrouve dans les traits ◀de▶ cette figure : traits singulièrement solides et majestueux, quand on les regarde à l’envers, habilement raccourcis, le tableau penché par le haut, et comme glissant en bas, ◀de▶ façon que le sommet soit en avant, pareil à une grande pierre blanche, contre laquelle vient se briser le flot des serpents. Mais c’est un sujet qu’il faut laisser aux beaux vers ◀de▶ Shelley.
La science ◀de▶ cet âge était toute ◀de▶ divination et ◀de▶ clairvoyance ; sans sujétion aux formules exactes ◀de▶ notre temps, elle essayait ◀de▶ faire ◀d’▶une vue instantanée l’équivalent ◀de▶ mille expériences. Des critiques modernes, ne pensant qu’au Traité ◀de▶ la peinture, que, cent ans après, un Français, Raphaël de Fresne, fit sortir, par une compilation soigneusement ordonnée, des manuscrits confus ◀de▶ Léonard, curieusement écrits ◀de▶ droite à gauche, suivant son habitude, ont imaginé un ordre rigoureux dans ses recherches. Mais cette rigueur était peu en accord avec l’inquiétude ◀de▶ son caractère ; et si nous nous le représentons comme un simple logicien qui subordonne le dessin à l’anatomie, et la composition aux règles mathématiques, nous n’aurons pas ◀de▶ lui la même impression que ceux qui l’entouraient. Penché sur des creusets, où il expérimentait avec des couleurs, essayant, par une étrange variation du rêve ◀de▶ l’alchimiste, ◀de▶ trouver, non pas le secret ◀d’▶un élixir qui prolongerait indéfiniment la vie naturelle ◀de▶ l’homme, mais plutôt le moyen ◀d’▶immortaliser les effets les plus subtils et les plus délicats ◀de▶ la peinture, il leur apparut comme le sorcier ou le magicien possesseur ◀de▶ secrets curieux et ◀de▶ connaissances occultes, vivant dans un monde dont il a seul la clef. La philosophie dont la sienne se rapproche le plus est, semble-t-il, celle ◀de▶ Paracelse ou ◀de▶ Cardan ; beaucoup de l’esprit ◀de▶ l’ancienne alchimie s’y retrouve encore, avec cette confiance dans la possibilité pour la science ◀de▶ trouver des chemins ◀de▶ traverse et des voies détournées. Pour lui la philosophie devait être quelque chose qui donnât une vitesse étrange aux recherches, comme une double vue, capable ◀de▶ révéler les sources dans le sol, ou l’expression dans la figure humaine, ◀de▶ distinguer des caractères occultes dans les choses communes ou extraordinaires, dans le roseau sur le bord ◀de▶ la rivière, ou dans l’étoile qui n’approche ◀de▶ nous qu’une fois par siècle. Jusqu’à quel point le but clair ◀de▶ l’artiste fut-il obscurci et la main fine du ciseleur embarrassée ? C’est ce que nous ne pouvons saisir que vaguement ; le mystère qui ne se lève jamais tout entier ◀de▶ la vie ◀de▶ Léonard est ici plus profond que partout ailleurs. Mais il est certain qu’il y a dans sa vie une époque où il avait presque cessé ◀d’▶être artiste.
L’année 1483 — celle qui vit naître Raphaël et fut la trentième ◀de▶ Léonard — est fixée comme la date ◀de▶ sa visite à Milan, par la lettre même où il se recommande à Ludovic Sforza, et offre ◀de▶ lui livrer, à prix ◀d’▶argent, ◀d’▶étranges secrets dans l’art ◀de▶ la guerre. C’est le Sforza qui fit mourir son neveu en l’empoisonnant lentement, mais qui cependant était si sensible aux impressions religieuses qu’il mêlait aux passions purement terrestres une espèce ◀de▶ sentiment mystique ; il avait pris comme emblème le mûrier, symbole, par son efflorescence tardive et son soudain épanouissement en fleurs et en fruits à la fois, ◀d’▶une sagesse qui économise toutes ses forces pour obtenir à l’occasion un résultat rapide et sûr. La renommée ◀de▶ Léonard l’avait précédé, et il était chargé ◀de▶ modeler une statue colossale ◀de▶ Francesco, le premier duc de Milan. Quant à Léonard lui-même, ce n’était pas du tout comme artiste qu’il venait, ni même comme quelqu’un qui se souciât ◀de▶ la renommée ◀d’▶artiste ; il venait comme joueur ◀de▶ harpe, ◀d’▶une curieuse harpe ◀d’▶argent qu’il avait faite lui-même, l’ayant bizarrement façonnée à la ressemblance ◀d’▶un crâne ◀de▶ cheval. L’esprit capricieux ◀de▶ Ludovic était sensible aussi au charme ◀de▶ la musique, et il y avait dans la nature ◀de▶ Léonard comme quelque chose ◀de▶ magique. Fascinant est toujours l’épithète qui le décrit. Il ne nous reste aucun portrait ◀de▶ sa jeunesse ; mais tout nous porte à croire que jusqu’à cette époque avait rayonné autour de lui, dans sa voix et dans son extérieur, quelque charme assez fort pour contrebalancer les désavantages ◀de▶ sa naissance. Sa force physique était considérable ; on disait qu’il pouvait courber un fer à cheval comme s’il eût été ◀de▶ plomb.
Le Duomo, cette œuvre des artistes transalpins, si fantastique aux yeux ◀d’▶un Florentin, habitué aux surfaces molles et unies des Giotto et des Arnolfo, était alors dans toute sa splendeur ; et en bas, dans les rues ◀de▶ Milan, passaient un peuple ◀de▶ gens aussi fantastiques, peuple mobile et visionnaire. Léonard était le dernier homme qui pût trouver un poison dans les fleurs exotiques ◀de▶ sentiment qui s’y épanouissaient. C’était une vie ◀de▶ péchés brillants et ◀d’▶amusements exquis ; Léonard devint un dessinateur fameux ◀de▶ spectacles ; prendre les choses telles qu’elles se présentaient à lui, voilà qui convenait merveilleusement aux qualités propres ◀de▶ son génie, composé presque également ◀de▶ deux sentiments, la curiosité et le désir ◀de▶ beauté.
Curiosité et désir ◀de▶ beauté — voilà les deux forces élémentaires du génie ◀de▶ Léonard, la curiosité étant souvent en conflit avec le désir ◀de▶ beauté, mais engendrant avec lui un type ◀de▶ grâce subtil et curieux.
Le mouvement du xve siècle fut double : ◀d’▶un côté la Renaissance, ◀de▶ l’autre aussi l’avènement ◀de▶ ce qu’on a appelé « l’esprit moderne » avec son réalisme, son appel à l’expérience ; ce mouvement comprend à la fois un retour à l’antiquité et un retour à la nature. Raphaël représente le retour à l’antiquité et Léonard le retour à la nature. Dans ce retour à la nature, il cherchait à satisfaire d’abord une curiosité sans limites, par les surprises perpétuelles qu’elle offre, puis un sens microscopique du fini, par sa finesse, par la délicatesse ◀de▶ ses opérations, par cette subtilitas naturae dont parle Bacon. Aussi le voyons-nous souvent en relation intime avec des hommes ◀de▶ science : avec Fra Luca Paccioli, le mathématicien, avec Marc Antonio della Torre, l’anatomiste. Ses observations et ses expériences remplissent treize volumes ◀de▶ manuscrits, et ceux qui savent juger le représentent comme anticipant ◀de▶ beaucoup, par une intuition rapide, sur des idées scientifiques plus avancées. Il expliqua la lumière obscure ◀de▶ la partie ◀de▶ la lune qui n’est pas éclairée ; il sut que la mer avait autrefois couvert les montagnes où l’on trouve des coquillages, et aussi que les eaux équatoriales se rejoignent au-dessus des régions polaires.
Celui qui a pénétré ainsi dans les lieux les plus secrets ◀de▶ la nature préférait toujours le plus lointain au plus proche, ce qui, par une apparence exceptionnelle, était un cas plus raffiné ◀de▶ la loi, les objets ◀d’▶une atmosphère singulière où se jouent des lumières variées. Il peignait les fleurs avec un bonheur si surprenant que divers critiques lui ont attribué une affection particulière pour certaines fleurs, comme Clément pour le cyclamen, et Rio pour le jasmin ; à Venise se trouve une feuille détachée ◀de▶ son carnet toute couverte ◀d’▶études sur les violettes et les roses sauvages. En lui apparaît pour la première fois le goût pour ce qui dans le paysage est bizarre ou recherché : pour les endroits creux pleins ◀de▶ l’ombre verte des rochers bitumineux, pour les récifs ◀de▶ trapp qui divisent l’eau en nappes bizarres ◀de▶ lumière : leur prototype exact se trouve dans nos mers occidentales ; enfin, pour tous les effets solennels ◀de▶ l’eau en motion ; on peut la suivre jaillissant ◀de▶ sa source lointaine parmi les rochers, sur la bruyère, dans la Madone aux Balances, passant, sous forme ◀d’▶une petite cascade, au calme traîtreux ◀d’▶une nappe dans la Madone du Lac, puis, à l’état ◀de▶ belle rivière sous les falaises ◀de▶ la Madone aux Rochers, lavant les murs blancs ◀de▶ ses villages lointains, puis glissant furtivement dans. la Joconde travers un réseau ◀de▶ ruisseaux séparés, pour se porter dans la Sainte Anne jusqu’au bord de la mer, cet endroit délicat où le vent passe sur la surface des eaux comme la main ◀de▶ quelque habile graveur, où les coquillages se trouvent amoncelés sur la grève et où les cimes des rochers que les ondes n’atteignent jamais sont verdies par l’herbe devenue fine comme une chevelure. C’est le paysage non pas du rêve ou ◀de▶ l’imagination, mais des endroits bien retirés et des heures choisies entre mille, avec un miracle ◀de▶ finesse. C’est ainsi qu’à travers le prisme étrange ◀de▶ sa vue les objets se présentent à Léonard ; ce n’est pas par une nuit ou par un jour ordinaire, mais comme sous la lumière faible ◀d’▶une éclipse, pendant quelque bref instant ◀d’▶aurore pluvieuse, ou à travers une couche ◀d’▶eau profonde.
Il ne se plongea pas seulement dans l’étude ◀de▶ la nature ; mais encore dans celle ◀de▶ la personnalité humaine, et il devint surtout un peintre ◀de▶ portraits, ◀de▶ figures rendues avec un art qu’on n’avait jamais atteint avant lui, et qu’on n’atteignit jamais depuis, vêtues ◀d’▶une réalité qui touchait à l’illusion, sur l’atmosphère sombre qui les faisait ressortir. Prendre un caractère comme il le trouvait, et en faire délicatement résonner toutes les cordes, voilà ce qui convenait à un si curieux observateur, à un inventeur si ingénieux. Aussi peignit-il les portraits des maîtresses ◀de▶ Ludovic, Lucretia Crevelli et Cecilia Galerani la poétesse, ◀de▶ Ludovic lui-même et ◀de▶ la duchesse Béatrice.
Le portrait ◀de▶ Cecilia Galerani est perdu, mais on a identifié celui ◀de▶ Lucretia Crevelli avec la Belle Ferronnière du Louvre ; la figure pâle et anxieuse ◀de▶ Ludovic reste encore dans la Bibliothèque Ambroise. En face est placé le portrait ◀de▶ Béatrice d’Est, en qui Léonard semble avoir surpris quelque indice ◀de▶ mort prématurée, la peignant sévère et grave, pleine ◀de▶ la pureté ◀de▶ la mort, en des vêtements tristes, couleur ◀de▶ terre, enchâssés ◀de▶ pierres pâles.
Parfois cette curiosité entrait en conflit avec le désir ◀de▶ beauté ; elle avait tendance à le faire pénétrer trop profondément sous l’extérieur des choses, qui est l’endroit où l’art commence et finit. La lutte entre sa raison, ses idées, ses sensations et son désir ◀de▶ beauté, voilà la clef ◀de▶ la vie ◀de▶ Léonard à Milan, avec son inquiétude, ses retouches incessantes, ses bizarres expériences ◀de▶ coloris. Que ◀d’▶entreprises il faudra laisser inachevées, que ◀d’▶œuvres il faudra recommencer ! Son problème était ◀de▶ transformer des idées en images. Ce qu’il avait réussi à faire jusque-là, c’était ◀de▶ se rendre maître ◀de▶ ce vieux style florentin, avec sa sensibilité naïve et bornée. Maintenant il fallait qu’il renfermât dans ce cadre étroit ces divinations ◀d’▶une humanité trop large pour lui, cette vision trop étendue du monde qui s’ouvre, faite seulement pour l’art grand et irrégulier ◀d’▶un Shakespeare ; et partout l’effort est visible dans le travail ◀de▶ ses mains : Cette agitation, ces délais perpétuels lui donnent un air ◀de▶ fatigue et ◀d’▶ennui. Il semble aux autres chercher un résultat impossible, faire quelque chose que l’art, que la peinture ne peut jamais faire. Souvent l’expression ◀de▶ la beauté physique parait ici ou là être forcée et gâtée par l’effort, comme dans ces lourds fronts allemands : trop allemands et trop lourds pour la beauté parfaite.
Car il y avait un trait ◀de▶ germanisme dans ce génie qui, comme disait Goethe, « s’était fatigué en pensant, müde sich gedacht. Quelle anticipation sur l’Allemagne moderne, par exemple, que ce débat sur la question ◀de▶ prééminence entre la sculpture et la peinture3 ! Mais entre lui et l’Allemand il y a cette différence qu’avec toute cette science curieuse l’Allemand se serait imaginé qu’on n’avait plus besoin ◀de▶ rien autre ; et le nom ◀de▶ Goethe lui-même nous rappelle combien il peut y avoir ◀de▶ danger pour l’artiste à posséder trop ◀de▶ science ; comment Goethe qui, dans les Affinités Électives et la première partie ◀de▶ Faust, transforme des idées en images, et réussit dans ◀de▶ telles transformations, n’a pas toujours su trouver le mot magique, et nous présente dans la seconde partie ◀de▶ Faust un amas ◀de▶ science sans aucune valeur artistique. Mais Léonard ne travaillera jamais avant de rencontrer le moment heureux — ce moment ◀de▶ bien-être, qui pour les hommes à l’imagination féconde est un moment ◀d’▶invention. Ce moment, il l’attend, les autres moments n’en sont qu’une préparation, ou un arrière-goût. Peu de gens font si jalousement cette distinction. ◀De▶ là tant de défauts, même dans l’œuvre la plus parfaite. Mais pour Léonard la distinction est absolue, et, à ce moment ◀de▶ bien-être, c’est l’alchimie complète : l’idée est frappée en couleur et en image : un mysticisme ténébreux se mêle à un mystère calme et plein ◀de▶ grâce, et la peinture plaît à l’œil en même temps qu’elle satisfait l’âme.
Cette curieuse beauté se manifeste surtout dans ses dessins, et particulièrement dans la grâce abstraite des lignes qui les bornent. Prenons quelques-uns ◀de▶ ces dessins et considérons-les un peu ; et d’abord, un ◀de▶ ceux qui se trouvent à Florence : les têtes ◀d’▶une femme et ◀d’▶un petit enfant, placées côte à côte, mais chacune dans son cadre particulier. D’abord il y a quelque chose ◀d’▶émouvant à reconnaître dans les courbes plus pleines ◀de▶ la figure ◀de▶ l’enfant, les lignes plus aiguës et comme plus éthérées ◀de▶ cette autre figure usée et vieillie, indice certain que ces têtes sont celles ◀d’▶un petit enfant et ◀de▶ sa mère. Le sentiment ◀de▶ la maternité est en effet caractéristique chez Léonard, et ce sentiment est souligné ici par l’effet presque comique des petites épaules arrondies ◀de▶ l’enfant. On peut remarquer une puissance ◀de▶ pathétique aussi grande dans trois dessins : celui ◀d’▶un jeune homme assis, dans une posture penchée, la figure dans ses mains, comme accablé ◀de▶ tristesse ; celui ◀d’▶un esclave également assis, mais dans une attitude contrainte et inclinée, en quelque bref intervalle ◀de▶ repos ; enfin celui ◀d’▶une petite Madone à l’Enfant, regardant ◀de▶ côté, à demi effrayée, tandis qu’un puissant griffon aux ailes ◀de▶ chauve-souris, une des plus belles inventions ◀de▶ Léonard, descend soudainement ◀d’▶en haut pour saisir un lion qui passe près ◀d’▶elle. Mais notez-y, comme appartenant plus spécialement à l’art, le contour des cheveux du jeune homme, l’équilibre du bras ◀de▶ l’esclave au-dessus ◀de▶ sa tête, et les courbes ◀de▶ la tête ◀de▶ l’enfant qui semblent dessiner l’intérieur du petit crâne, mince et fin, comme un coquillage ◀de▶ la mer, usé par le vent.
Prenons encore une autre tête, aussi pleine ◀de▶ sentiment, mais ◀d’▶une autre sorte, un petit dessin à la craie rouge, dont on se souvient certainement pour peu qu’on ait, au Louvre, examiné avec quelque soin les dessins des vieux maîtres. C’est une figure ◀de▶ sexe incertain, placée dans l’ombre ◀de▶ ses propres cheveux, la ligne ◀de▶ la joue qui touche cette ombre étant vivement éclairée, avec une pointe ◀de▶ volupté et ◀de▶ satiété dans les yeux et dans les lèvres. Un autre dessin semble représenter la même figure rajeunie : les lèvres en sont desséchées et fiévreuses, mais une grande douceur se dégage ◀de▶ la robe ◀de▶ l’enfant, ample et courte ◀de▶ taille, ◀de▶ son collier où pend la bulle, et ◀de▶ ses cheveux délicatement noués. Nous pourrions passer par le fil des idées que nous suggèrent ces deux dessins mis ainsi côte à côte, et, le poursuivant à travers tous ceux ◀de▶ Florence, Venise et Milan, construire une sorte ◀de▶ série, susceptible, plus que tout le reste, ◀de▶ mettre en lumière le type ◀de▶ beauté féminine particulier à Léonard. Filles ◀d’▶Hérodias, aux coiffures fantastiques étrangement nouées et tressées, afin de dégager l’ovale délicat ◀de▶ la figure, elles ne sont pas ◀de▶ la famille chrétienne, non plus que ◀de▶ celle ◀de▶ Raphaël. Ce sont les voyantes qui, ainsi que des instruments délicats, nous révèlent les forces les plus subtiles ◀de▶ la nature, et les modes ◀de▶ leur action, tout ce qu’il y a en elle ◀de▶ magnétique, tous ces états particulièrement délicats où des choses matérielles s’élèvent jusqu’à cette subtilité ◀d’▶opération qui en fait des choses spirituelles, et où le nerf le plus fin et la touche la plus vive peuvent seuls les suivre ; c’est comme si, en certains cas privilégiés, on les voyait travailler sur la chair humaine. Nerveuses, électrisées, défaillantes, toujours prises ◀de▶ quelque faiblesse inexplicable, elles semblent être sujettes aux états exceptionnels, sentir travailler dans l’atmosphère commune des puissances ignorées des autres, en devenir, pour ainsi dire, les réceptacles et les transmettre à nous par une chaîne ◀d’▶influences secrètes.
Mais parmi les têtes aux traits les plus jeunes il y en a une à Florence que distingua l’Amour : la tête ◀d’▶un jeune homme, peut-être celle ◀d’▶Andrea Salaino, le bien-aimé ◀de▶ Léonard, à cause de ses cheveux frisés et ondulés, belli capelli ricci e inanellati, et plus tard son élève favori et son serviteur. ◀De▶ tous les attachements aux contemporains, hommes ou femmes, qui ont pu remplir sa vie à Milan, celui-là seul nous est rapporté ; et, en retour Salaino s’identifia tellement avec Léonard qu’on a pu lui attribuer le tableau ◀de▶ Sainte Anne, au Louvre. Voilà qui nous montre bien la manière dont Léonard choisissait ses élèves : c’étaient des hommes que distinguait quelque charme naturel du corps ou ◀de▶ l’esprit, comme Salaino, ou une naissance illustre et des habitudes princières, comme Francesco Melzi, — des gens ayant juste assez ◀de▶ génie pour recevoir l’initiation à son secret, mais disposés à effacer pour cela leur propre individualité. Au milieu d’eux, retiré souvent à la villa des Melzi à Canonica al Vaprio, il mit la dernière main à ses manuscrits et à ses rapides esquisses, travaillant pour l’heure présente et seulement pour un petit cercle, peut-être surtout pour lui-même. D’autres artistes ont été aussi insouciants que lui ◀de▶ la renommée présente ou future ; mais c’était par oubli ◀d’▶eux-mêmes, ou parce qu’ils mettaient les fins morales ou politiques au-dessus des fins ◀de▶ l’art ; chez lui, cette culture solitaire ◀de▶ la beauté semble provenir ◀d’▶une sorte ◀d’▶amour-propre et ◀d’▶une indifférence dans l’œuvre d’art à tout ce qui n’est pas l’art lui-même. Des lieux secrets ◀d’▶un tempérament unique il rapporta des fleurs et des fruits étranges, et jusqu’alors inconnus ; pour lui, l’impression nouvelle qu’il fait naître, l’effet exquis qu’il arrive à produire sont des fins en soi, des fins parfaites.
Et les élèves ◀de▶ Léonard avaient si bien saisi sa manière que, malgré le petit nombre des œuvres authentiques du maître, il existe une foule ◀de▶ tableaux d’autres peintres à travers lesquels nous pouvons le voir avec certitude et étudier ◀de▶ très près son génie. Parfois, comme dans le petit tableau ◀de▶ la Madone aux Balances, où, sur le sein ◀de▶ sa mère, le Christ pèse les péchés des hommes avec les pierres du ruisseau, nous sentons une main assez rude si on la compare à celle du maître, et qui travaille sur une ◀de▶ ses fines suggestions ou ◀de▶ ses esquisses. Parfois, comme dans les sujets ◀de▶ la Fille ◀d’▶Hérodias, et ◀de▶ la Tête ◀de▶ Jean-Baptiste, les originaux perdus ont été sans cesse reproduits et transformés par Luini et par d’autres. Quelquefois, un original nous reste, mais c’est un simple thème ou motif, un type dont on pouvait modifier ou changer les accessoires ; et ces variations ne font que découvrir plus clairement le but ou l’expression ◀de▶ l’original. Il en est ainsi pour le Saint-Jean-Baptiste du Louvre — une des rares études ◀de▶ nu que fit Léonard — figure dont personne n’irait chercher dans le désert la chair brune et délicate et les cheveux ◀de▶ femme, et dont le sourire énigmatique nous fait saisir quelque chose qui dépasse ◀de▶ beaucoup le geste ou les circonstances. Mais la longue croix, semblable à un roseau, qu’il porte à la main, et qui suggère l’idée ◀de▶ saint Jean-Baptiste lui-même, s’affaiblit dans une reproduction ◀de▶ la Bibliothèque Ambroise, pour disparaître complètement dans une autre du Palazzo Rosso à Gênes. Si nous revenons ◀de▶ ce dernier tableau à l’original, nous ne sommes plus surpris ◀de▶ la ressemblance étrange ◀de▶ ce saint Jean avec le Bacchus suspendu tout près de lui, et qui rappelait à Théophile Gautier le propos ◀de▶ Heine sur les dieux déchus, qui, pour subsister, après le déclin du paganisme, se seraient faits serviteurs ◀de▶ la religion nouvelle. Nous reconnaissons une ◀de▶ ces inventions symboliques où le sujet visible n’est pas, à proprement parler, le but même du tableau, mais plutôt la matière ◀d’▶un processus ◀de▶ sentiments, aussi subtil et aussi vague qu’un morceau ◀de▶ musique. Personne ne s’est jamais rendu maître ◀de▶ son sujet comme Léonard, ni ne l’a plié plus habilement aux fins purement artistiques. Et ◀de▶ là vient que, bien qu’il manie presque continuellement des sujets sacrés, il est le plus profane des peintres ; la personne ou le sujet donné, saint Jean dans le désert ou la Vierge sur les genoux ◀de▶ sainte Anne, n’est souvent qu’un prétexte pour une sorte ◀de▶ travail qui nous conduit tout à fait en dehors de la portée des représentations conventionnelles.
Autour de la Cène, ◀de▶ sa ruine et ◀de▶ ses restaurations, toute une littérature s’est élevée, au milieu de laquelle brille particulièrement l’essai pensif ◀de▶ Goethe sur les tristes destinées ◀de▶ cette peinture. La mort en couches ◀de▶ la duchesse Béatrice fut suivie en Ludovic ◀d’▶une ◀de▶ ces crises ◀de▶ sentimentalisme religieux qui étaient chez lui comme organiques. L’église dominicaine, basse et sombre, ◀de▶ Sainte-Marie-des-Grâces avait été le lieu ◀de▶ dévotion favori ◀de▶ Béatrice. Elle y avait passé ses derniers jours, pleine ◀de▶ pressentiments sinistres ; puis il avait été presque nécessaire ◀de▶ l’en enlever par la force ; maintenant on y chantait cent messes par jour pour son repos. Sur le mur humide du réfectoire où suintaient des sels minéraux, Léonard peignit la Cène. On racontait cent anecdotes sur ses retouches et ses lenteurs. Elles le représentent refusant ◀de▶ travailler en dehors du moment ◀d’▶inspiration, méprisant tous ceux qui regardaient l’art comme une affaire ◀d’▶industrie et ◀de▶ règle pure, allant ◀d’▶un bout à l’autre de Milan pour donner un seul coup ◀de▶ pinceau. Il la peignit, non pas à la fresque, où tout doit être « impromptu », mais à l’huile, suivant la nouvelle méthode qu’il fut un des premiers à accueillir, parce qu’elle permettait ◀de▶ modifier tant de fois sa pensée, et ◀de▶ si bien raffiner pour atteindre à la perfection. Mais il arriva que sur un mur ◀de▶ plâtre nul procédé n’aurait pu être moins durable. Dans l’espace ◀d’▶une cinquantaine ◀d’▶années la peinture était tombée en ruines. Et aujourd’hui nous sommes obligés, pour la reconstituer, ◀de▶ nous reporter aux études ◀de▶ Léonard, surtout au dessin ◀de▶ la tête centrale qui se trouve au Brera, et qui, par un certain mélange ◀de▶ douceur et ◀de▶ sévérité dans les contours ◀de▶ la figure, nous rappelle l’œuvre monumentale ◀de▶ Mino de Fiesole.
C’était un autre effort que ◀d’▶élever un sujet donné au-dessus des représentations conventionnelles. C’était même un effort étrange, après toutes les fausses représentations du moyen âge, ◀de▶ voir le Christ non comme la pâle Hostie ◀de▶ l’autel, mais comme un homme qui prend congé ◀de▶ ses amis. Cinq ans après, le jeune Raphaël la peignit à Florence, au réfectoire ◀de▶ Saint-Onofrio, dans un style doux et solennel, mais encore avec toute l’incorporalité mystique ◀de▶ l’école ◀de▶ Pérugin. Vasari prétend que la tête centrale ne fut jamais achevée, mais fut-elle achevée ou non, ou l’effet est-il dû en partie à un certain effacement ? toujours est-il que cette tête centrale ne fait que couronner l’impression qui se dégage ◀de▶ toute la compagnie ; on dirait des fantômes au travers desquels on voit le mur, formes affaiblies comme les ombres des feuilles sur la muraille un jour ◀d’▶automne ; cette figure n’est que la plus faible et la plus spectrale ◀de▶ toutes. Elle évoque ce que l’histoire dont elle est le symbole est insensiblement devenue pour le monde, pâlissant de plus en plus à mesure qu’elle recule dans le lointain. La critique venait pour retrouver les originaux derrière les incorporalités mystiques, et voilà qu’elle restaurait non pas la réalité ◀de▶ la vie, mais ces ombres transparentes, esprits sans chair et sans os.
La Cène fut achevée en 1497 ; en 1498 les Français entrèrent à Milan. Est-il vrai ou non que les archers gascons se servirent ◀de▶ la statue ◀de▶ François Sforza comme ◀d’▶une cible pour leurs flèches ? on ne saurait dire : mais ce qui est sûr c’est que cette statue n’a pas survécu.
Ce que pouvait être en ce temps-là une telle œuvre, ◀de▶ quelle noblesse et ◀de▶ quelle vérité piquante elle pouvait être revêtue, on en peut juger par la statue équestre ◀de▶ Bartolomeo Colleoni coulée en bronze et que modela le maître de Léonard, Verrocchio ; il mourut, dit-on, ◀de▶ douleur, parce que la fonte venant à manquer par hasard, il ne put achever lui-même cette statue, qui se dresse encore sur la Piazza ◀de▶ Saint-Jean-et-Saint-Paul à Venise. Quelques vestiges ◀de▶ cette statue ◀de▶ Sforza peuvent se retrouver dans certains dessins ◀de▶ Léonard, et aussi, peut-être, par une circonstance singulière, dans une ville lointaine ◀de▶ la France. Car Ludovic fut fait prisonnier, et alla finir ses jours à Loches, en Touraine : on lui permit enfin, dit-on, ◀d’▶y respirer quelque temps un air plus frais dans une chambre ◀d’▶une haute tour, après ◀de▶ longues années ◀de▶ captivité dans les bas donjons, où l’atmosphère semble chargée des souvenirs barbares du temps féodal, et où l’on montre encore sa prison, aux murs couverts ◀d’▶étranges arabesques peintes en couleurs, attribuées par la tradition à sa main, qui se serait ainsi distraite un peu pour tromper la lenteur des années : ce sont ◀de▶ grands casques, des figures humaines et des morceaux ◀d’▶armure ; au milieu de tout cela, en gros caractères se trouve écrite la devise Infelix Sum : il n’est pas fantaisiste ◀de▶ voir là les fruits ◀de▶ profondes méditations sur tous les essais faits avec Léonard pour exécuter la figure armée du grand duc, qui les avait tant occupés tous les deux pendant les jours ◀de▶ sa bonne fortune à Milan.
Les dernières années ◀de▶ la vie ◀de▶ Léonard sont plus ou moins vagabondes. Durant sa vie brillante à la cour il n’avait rien économisé, et c’est dans l’indigence qu’il revint à Milan. Peut-être le besoin retint-il son esprit en éveil : les quatre années qui suivirent sont un transport ◀d’▶inspiration, une extase prolongée. C’est alors qu’il peignit les tableaux du Louvre, ses œuvres les plus certainement authentiques, qui viennent directement du cabinet ◀de▶ François Ier à Fontainebleau. Un ◀de▶ ses tableaux, la Sainte Anne, non pas la Sainte Anne du Louvre, mais un simple carton, aujourd’hui à Londres, suscita pour un instant une sorte ◀d’▶enthousiasme qui eût été plus naturel dans les temps reculés, où ◀de▶ bonnes peintures passaient encore pour tenir du miracle ; pendant deux jours une foule ◀de▶ gens ◀de▶ toute sorte passaient naïvement étonnés dans la salle où était exposé ce tableau, et donnaient à Léonard une idée du triomphe ◀de▶ Cimabuë. Mais son œuvre s’attachait moins aux saints qu’aux femmes vivantes ◀de▶ Florence ; car il passait toujours son temps au milieu du monde élégant qu’il affectionnait, et c’est dans les maisons ◀de▶ Florence, abandonnées peut-être un peu aux légères pensées par la mort ◀de▶ Savonarole — le dernier racontar qui circula (1869) fut sur une Mona Lisa nue qu’on aurait découverte dans quelque coin inexploré ◀de▶ l’ancienne collection ◀de▶ la famille ◀d’▶Orléans — c’est dans ces maisons qu’il rencontra
Ginevra di Benci et Lisa, la jeune et troisième femme ◀de▶ Francesco del Giocondo. De même que nous l’avons vu se servir des épisodes ◀de▶ l’histoire sacrée, non pour eux-mêmes, ni pour les rendre simplement par la peinture, mais comme ◀d’▶un langage symbolique pour ses fantaisies particulières, de même il manifeste son propre état d’âme en prenant une ◀de▶ ces femmes languissantes et en l’élevant comme Léda ou Pomone, comme la Modestie ou la Vanité, jusqu’au septième ciel ◀de▶ l’expression symbolique.
La Joconde est, dans toute la force du terme, le chef-d’œuvre ◀de▶ Léonard, et le type ◀de▶ son mode ◀de▶ pensée et ◀de▶ travail. Dans le domaine ◀de▶ la suggestion, la Melancholia de Durer seule lui est comparable ; et aucun symbolisme grossier ne vient troubler l’effet du mystère subtil et gracieux qui plane sur l’œuvre. Nous connaissons tous le visage et les mains ◀de▶ cette femme, assise sur son siège ◀de▶ marbre, dans ce cirque fantastique ◀de▶ rochers, comme en quelque rayon affaibli ◀de▶ la lumière sous-marine. Elle est peut-être ◀de▶ toutes les peintures anciennes celle que le temps a le moins altérée4. Comme il arrive souvent dans les travaux où l’invention semble toucher à ses bornes, il s’y trouve un élément ◀d’▶emprunt, et que le maître n’a pas inventé. Dans cet inestimable portefeuille qui fut autrefois aux mains ◀de▶ Vasari, étaient renfermés certains dessins ◀de▶ Verrocchio, des visages ◀d’▶une beauté si frappante que Léonard, dans sa jeunesse, les avait maintes fois copiés. Il est difficile ◀de▶ ne pas rapporter à ces dessins du plus vieux maître ◀d’▶autrefois, comme à son principe initial, le sourire insondable, toujours accompagné ◀de▶ quelque chose ◀de▶ sinistre, qui se joue sur toute l’œuvre ◀de▶ Léonard. D’ailleurs, ce tableau est un portrait. Depuis sa jeunesse, nous voyons cette image se développer peu à peu dans les productions ◀de▶ ses rêves ; s’il n’y avait pas ◀de▶ témoignage historique précis, nous croirions que c’était là sa dame idéale, personnifiée enfin, et rendue visible. Quel rapport y eut-il entre une Florentine vivante et cette créature ◀de▶ sa pensée ? Par quelles étranges affinités la personne et le rêve ont-ils pu se développer si éloignés et si rapprochés à la fois ? Présente dès l’origine sous une forme immatérielle dans l’esprit ◀de▶ Léonard, tracée faiblement dans les dessins ◀de▶ Verrocchio, elle se retrouve enfin dans la maison ◀d’▶Il Giocondo. Que cette peinture soit ◀de▶ la nature ◀d’▶un portrait, le fait est attesté par la légende qui veut qu’on ait eu recours aux moyens artificiels, à la présence ◀de▶ mimes et ◀de▶ joueurs ◀de▶ flûte pour prolonger sur le visage cette expression subtile. De plus, est-ce en quatre ans et par un travail patient qui ne fut jamais vraiment achevé, ou en quatre mois et comme par magie que cette image fut fixée ? on ne saurait le dire.
La figure, qui s’élève ainsi étrangement auprès des eaux, exprime tout ce que l’homme a pu désirer à travers un millier ◀d’▶années. Cette tête est celle où toutes « les extrémités du monde se rejoignent ». Les paupières sont un peu fatiguées. C’est une beauté qui semble façonnée ◀de▶ l’intérieur, c’est comme le dépôt, cellule à cellule, des étranges pensées, des rêveries fantasques et des passions exquises. Mettez-la pour un instant auprès ◀d’▶une ◀de▶ ces blanches déesses grecques ou ◀de▶ ces belles femmes antiques : comme elles seraient troublées par cette beauté, dans laquelle l’âme a passé avec toutes ses maladies ! Toutes les pensées et toutes les expériences du monde y ont gravé et moulé toutes leurs puissances ◀de▶ raffinement et ◀d’▶expression, le sensualisme ◀de▶ la Grèce, la concupiscence ◀de▶ Rome, la rêverie du moyen âge avec son ambition spirituelle et ses amours imaginatives, le retour du monde païen, les péchés des Borgia. Elle est plus vieille que les rochers parmi lesquels elle s’assied ; comme le vampire elle est morte maintes fois et elle sait les secrets du tombeau ; elle a visité les mers profondes, et elle en garde autour ◀d’▶elle la lumière affaiblie ; elle a acheté ◀d’▶étranges tissus aux marchands venus ◀d’▶Orient : comme Léda elle fut la mère d’Hélène la Troyenne, et, comme sainte Anne, la mère de Marie ; et tout cela n’a été pour elle que comme des sons ◀de▶ lyres et ◀de▶ flûtes, et n’existe que dans la délicatesse des lignes changeantes et colorées des paupières et des mains. La représentation ◀d’▶une vie éternelle ramassant en elle-même dix mille expériences n’est pas neuve ; et la pensée moderne a conçu l’idée ◀de▶ l’humanité comme le résultat et le résumé ◀de▶ toutes les forces ◀de▶ la pensée et ◀de▶ la vie. Or, Donna Lisa pourrait être présentée comme la personnification ◀de▶ l’idée moderne.
Pendant les années qu’il passe à Florence, l’histoire ◀de▶ Léonard est l’histoire ◀de▶ son art même : il est tout entier perdu dans ses nuages brillants. Son histoire extérieure recommence en 1502, par un voyage orageux qu’il fait à travers l’Italie centrale, en qualité ◀d’▶ingénieur en chef ◀de▶ César Borgia. Le biographe recueillant les notes détachées ◀de▶ ses manuscrits peut le suivre à toute heure ◀de▶ son voyage jusqu’au sommet ◀de▶ l’étrange tour ◀de▶ Sienne, qui regarde Rome, élastique comme un arc recourbé, jusqu’à la plage ◀de▶ Piombino, chaque lieu ◀de▶ son séjour paraissant agité comme en un rêve fiévreux.
Il lui restait à faire un autre grand travail, dont tout vestige disparut de bonne heure, la Bataille ◀de▶ l’Étendard, et où il avait pour rival Michel-Ange. Les citoyens ◀de▶ Florence, voulant décorer les murs ◀de▶ la Grand-Chambre du Conseil, avaient mis au concours un sujet qui devait être emprunté aux guerres florentines du xve siècle. Michel-Ange choisit pour son carton un épisode ◀de▶ la guerre ◀de▶ Pise, où les soldats florentins, se baignant dans l’Arno, sont surpris par le son des trompettes, et courent aux armes. Son dessin ne nous est parvenu que dans une vieille gravure, qui nous aide peut-être moins que ce que nous nous rappelons du fond ◀de▶ sa Famille Sainte ◀de▶ l’Uffìzi, à nous représenter ◀de▶ quelle façon surhumaine, capable ◀de▶ séduire le cœur ◀d’▶un monde plus ancien, ces figures ont dû surgir ◀de▶ l’eau. Léonard choisit un épisode ◀de▶ la bataille ◀d’▶Anghiari, où deux corps ◀de▶ soldats combattent pour un étendard. Son carton, comme celui ◀de▶ Michel-Ange, est perdu, et ne nous est parvenu que dans des esquisses, et dans un fragment ◀de▶ Rubens. Par les descriptions qui en ont été données, nous pouvons y démêler quelque effort pour atteindre au terrible ; c’est ainsi que les chevaux mêmes s’y déchiraient ◀de▶ leurs dents ; et pourtant bien différent est un fragment ◀d’▶un ◀de▶ ses dessins à Florence : c’est un champ onduleux ◀de▶ belles armures, où la ciselure des bords court ◀de▶ droite à gauche comme un rayon ◀de▶ soleil. Michel-Ange avait vingt-sept ans ; Léonard en avait plus ◀de▶ cinquante ; et Raphaël, jeune homme ◀de▶ dix-neuf ans, qui visitait alors Florence pour la première fois, venait les regarder faire.
Nous l’apercevons encore à Rome en 1514, entouré ◀de▶ ses miroirs, ◀de▶ ses fioles et ◀de▶ ses fourneaux, faisant ◀d’▶étranges jouets ◀de▶ cire et ◀de▶ vif-argent qui semblaient animés. L’hésitation qui l’avait hanté toute sa vie, et l’avait rendu semblable à un homme sous le charme, pesait alors sur lui avec une double force. Personne n’avait jamais porté si loin l’indifférence politique ; sa philosophie avait toujours été ◀de▶ « fuir devant l’orage », il est pour ou contre les Sforza, suivant les fluctuations ◀de▶ leur fortune. Et cependant voilà que dans la société politique ◀de▶ Rome il venait ◀d’▶être soupçonné ◀d’▶avoir des sympathies cachées pour les Français. Cela le paralysait ◀de▶ se trouver entouré ◀d’▶ennemis ; aussi se tourna-t-il entièrement vers la France, qui l’avait longtemps désiré.
La France était sur le point de devenir plus italienne que l’Italie même. François Ier, comme Louis XII avant lui, fut attiré par la finesse ◀de▶ l’œuvre ◀de▶ Léonard : la Joconde se trouvait déjà dans son cabinet, et il offrit à Léonard le petit château ◀de▶ Clou, avec ses vignobles et ses prairies, dans la vallée plaisante ◀de▶ la Masse, au pied des murs ◀de▶ la ville ◀d’▶Amboise, où, surtout dans la saison des chasses, la cour résidait fréquemment. « À Monsieur Lyonard, peinteur du Roy pour Amboyse », — tel est l’en-tête ◀de▶ la lettre ◀de▶ François Ier. Cet événement ouvre dans l’histoire ◀de▶ l’art une perspective des plus intéressantes, où, par un curieux mélange ◀de▶ lumière, l’art italien s’évanouit pour fleurir en France sous une forme exotique.
À l’égard de la mort ◀de▶ Léonard, deux questions restent entières, après bien des recherches archéologiques ; d’abord celle ◀de▶ la forme exacte ◀de▶ sa religion, puis celle ◀de▶ savoir si François Ier assistait à ses derniers moments. Elles sont l’une et l’autre ◀de▶ bien peu ◀d’▶importance pour l’étude du génie ◀de▶ Léonard. Les dispositions ◀de▶ son testament touchant les trente messes et les grands cierges pour l’église ◀de▶ Saint-Florentin n’ont rien que ◀de▶ tout à fait ordinaire, leur objet véritable étant purement immédiat et pratique : et dans nulle doctrine religieuse ces cérémonies hâtives ne pourraient tirer à conséquence. Nous en ferons abstraction en étudiant comment un homme qui avait toujours brûlé ◀d’▶un si vif amour ◀de▶ la beauté, mais qui l’avait poursuivie toujours dans des formes si définies et si précises, les mains, les fleurs, les cheveux, portait ses yeux sur les régions vagues ◀de▶ l’au-delà et ressentait la dernière ◀de▶ ses curiosités.
Histoire, sociologie.
E. Rodocanachi Bonaparte et les Îles
Ioniennes, Alcan, 5 fr.
C’est l’histoire ◀de▶ ces îles dans toute la période qui s’étend depuis la première et provisoire occupation française, en juin 1796, jusqu’à la décision du congrès ◀de▶ Vienne, qui attribuait à l’Angleterre le protectorat des « États-Unis des Îles Ioniennes », en 1815.
Le livre débute par une peinture des mœurs corfiotes sous l’indolente, formaliste et famélique domination vénitienne. Désireuse seulement ◀de▶ maintenir les populations dans une ignorance salutaire, la Sérénissime République respecte ses coutumes orientales et sauvages : pour empêcher les jeunes gens ◀d’▶aller s’instruire en Italie, elle avait inventé ◀de▶ vendre des diplômes que les moins savants acquéraient moyennant une redevance fort modique.
Quand les Français débarquent dans l’île, à la suite de la grande flibusterie qui livra la République Vénitienne à Bonaparte, il se passa une ◀de▶ ces scènes si fréquentes alors, et que l’emphase des discours ne parvient pas à rendre complètement ridicules. Le général Gentili et le poète Arnault, commissaire civil, exaltent l’ère ◀de▶ bonheur qui va s’ouvrir pour les Ioniens, la soudaine renaissance des descendants ◀d’▶un peuple illustre, et l’évêque grec, l’Odyssée à la main, dit aux Français : « Connaissez par ce livre ce que nous avons été. » Dans ses instructions, Bonaparte avait d’ailleurs permis à Gentili ◀de▶ parler aux habitants « ◀de▶ la Grèce, ◀d’▶Athènes et ◀de▶ Sparte ». Certains passages ◀de▶ sa correspondance nous font voir l’importance qu’il attachait à la possession ◀de▶ ces Îles. Toujours hanté ◀de▶ son rêve turc, il y voyait autant ◀de▶ cailloux où poser le pied pour franchir l’Adriatique.
Malheureusement, survint l’expédition ◀d’▶Égypte. L’Italie était occupée ◀de▶ nouveau par les troupes autrichiennes, la flotte française anéantie, les escadres alliées russes et turques, après avoir réduit les lies secondaires, mettaient le siège devant Corfou. L’enthousiasme des indigènes avait fait place à l’hostilité. La défense fut longue et obstinée, et mérite ◀de▶ prendre place dans l’histoire des sièges célèbres. Un marin échappé ◀d’▶Aboukir, le capitaine Joysle, s’y distingua. Sur la côte voisine, Ali, pacha ◀de▶ Janina, faisait pressentir, par ◀de▶ subtils guets-apens et ◀d’▶imposants massacres, quelle serait un jour sa gloire. Le commandant, général Chabot, un ci-devant devenu consciencieux révolutionnaire — rara avis — doit se rembarquer avec les débris ◀de▶ sa garnison.
Tiraillés entre les deux vainqueurs, russes et turcs, les lies jouissent ◀d’▶un semblant ◀d’▶indépendance, jusqu’en 1807, date où le traité ◀de▶ Tilsitt y renvoie les Français. Instruit par l’expérience, Napoléon entame dans Corfou les moyens ◀de▶ défense qui devaient rendre la place imprenable. Il avait tout prévu, sauf l’ordre ◀de▶ Louis XVIII enjoignant au général Douzelot ◀de▶ rendre la place ◀de▶ Corfou aux autorités anglaises le 21 juin 1814.
« Voilà comment, dit l’auteur, les Îles Ioniennes passèrent en 15 ans des Vénitiens aux Français, des Français aux Turcs, des Turcs aux Russes, des Russes aux Français ◀de▶ rechef, puis finalement aux Anglais, après avoir failli être attribuées aux Autrichiens, sans qu’on ait jamais cessé pendant tout ce temps ◀de▶ proclamer leur indépendance. »
Notices bibliographiques.
L’America Vittoriosa, par Ugo
Ojetti. Milan, Treves, in-18, 3 fr.
Voici un livre dont, malgré son succès en Italie et en Allemagne, on a très peu parlé en France. Il est pourtant fort intéressant et par le talent ◀de▶ l’auteur, qui est un des meilleurs écrivains italiens ◀d’▶aujourd’hui, et par cette opposition : l’Amérique, pays très neuf, vue par l’Italie, pays très vieux. M. Ojetti n’est pas ébloui ; il juge. Rarement très sévère, il est assez souvent ironique. Il n’est pas dupe. La vantardise yankee amuse ce romain dont l’imagination est capable ◀d’▶aller bien au-delà ◀de▶ tous les pouffismes anglo-saxons. Mais il ne dénigre pas ; il est sans parti pris ; il regarde, il s’amuse et on s’amuse avec un tel compagnon. Sa perspicacité ◀de▶ vieux civilisé est assez cruelle ; ◀d’▶un coup ◀d’▶ongle, il fait éclater le vernis ◀de▶ vertu dont ces gros naïfs croient nous éblouir, et il constate : il n’y a qu’un péché en Amérique, le scandale. Cependant l’Amérique anglaise n’est pas, au degré ◀de▶ l’Angleterre, l’esclave ◀de▶ l’opinion.
Stuart Mill, qui a écrit des pages si belles et si amères sur la tyrannie ◀de▶ l’opinion qui réduit presque à néant toutes les prétendues libertés anglaises, aurait dû reconnaître en Amérique un certain esprit ◀de▶ tolérance. Il y a des libertés, aux États-Unis, et, jusqu’à un certain point, celle des mœurs. Il y a aussi des conventions agréables et commodes : jusqu’au scandale, tout Américain, mâle ou femelle, est réputé vertueux, biblique et évangélique. Si le scandale se produit, la brebis est déclarée galeuse et sacrifiée.
Les États-Unis de l’Amérique du Nord constituent-ils une nation ? À peine. C’est un empire romain qui attend l’heure des craquements et des séparations. À Chicago, les Allemands sont trois cent mille ; une grande partie du reste est suédois, polonais, italien, canadien-français, anglais. La langue anglaise, au total, ne représente guère, dans cette ville ◀de▶ deux millions ◀d’▶habitants, que la moitié ◀de▶ la population. La grande puissance est l’allemand. Qu’on se figure la ville ◀de▶ Munich tout entière enfoncée dans Paris comme un bloc immense englobant quatre arrondissements. Les Allemands forment aux États-Unis une véritable nation qui, un jour, nécessairement, acquerra une existence politique. Un autre coin, le nord ◀de▶ la Nouvelle-Angleterre, est entamé par l’élément canadien-français. Le Maine envoie déjà à Washington un ou deux députés élus comme Français par des Français. Dans cette partie des États-Unis, la population diminue dans des proportions singulières. Depuis trente ans, d’ailleurs, l’Amérique ne croit que par l’immigration ; l’Anglo-Saxon ◀de▶ la Nouvelle-Angleterre est à peu près stérile ou tend à le devenir. Or, chaque vide est comblé par un paysan canadien ; le Canada français descend sur le Maine avec la régularité ◀d’▶un glacier. Il y aura une Allemagne de Chicago à Pittsburg et une France de Québec à Boston. La part ◀de▶ l’Amérique anglaise sera encore très belle et immense. Il est curieux ◀d’▶observer que dans toutes les parties du monde on retrouve l’Europe et ses principales races prêtes à reprendre, sous ◀de▶ nouvelles latitudes, les luttes ◀d’▶où l’Europe même sortit jadis : l’Afrique, l’Asie, l’Amérique sont des Europes en formation.
La vraie Amérique pour les poètes, c’est quelques noms : c’est Emerson, Whitman, Poe. M. Ojetti a fait un pèlerinage au tombeau ◀d’▶Edgard Poe, à Baltimore. Le cimetière est situé près ◀d’▶une église catholique, qui était alors fermée parce que c’était l’été et que les fidèles, la plupart riches, étaient aux bains de mer ; dans le cimetière une vingtaine ◀de▶ tombes, sans croix ni ornements, massives, en pierre rouge ou grise, étendues dans une sorte ◀de▶ pré où la poussière alternait avec quelques touffes ◀d’▶herbe jaune. La tombe ◀de▶ Poe est un petit monument en forme ◀d’▶autel antique ; une lyre est sculptée ◀d’▶un côté ; ◀de▶ l’autre on voit le médaillon du poète avec ces mots : Edgard Allan Poe. Rien de plus. La figure est dure, sèche ; les yeux enfoncés, le menton saillant ; à la bouche, deux plis amers. C’est le Poë de Griswold, remarque M. Ojetti. Et les cars passent en faisant sonner leur cloche ; des « lunes » électriques s’allument. Personne ne sait, parmi les humains ◀de▶ Baltimore, qu’il y a là les restes ◀d’▶un grand poète ; cette idée d’ailleurs n’aurait aucun sens pour une foule américaine. Cependant, au-delà du cimetière, un mur se dresse où est inscrit l’enseigne ◀d’▶un bar et, ◀de▶ sa tombe grise et abandonnée, le visionnaire ◀de▶ l’épouvante pourrait lire ces mots fatidiques :
LIQVOR
Ce détail n’est pas consigné dans le livre ◀de▶ M. Ojetti. Il ne l’a su lui-même qu’en développant longtemps après une photographie où la tombe ◀de▶ Poe se surmonte implacablement ◀de▶ cette auréole. Peut-être y a-t-il là quelque chose, non pas ◀de▶ mystérieux, mais ◀de▶ nécessaire. Je tiens ◀de▶ l’amitié ◀de▶ l’auteur une épreuve ◀de▶ cette image où l’au-delà se rejoint si brutalement au présent : elle est le frontispice posthume ◀d’▶une œuvre qui est le traité ◀de▶ la logique du rêve.
Les Journaux.
Stendhal et Mathilde Dembowsky (Temps,
29 juillet)
Matilde ou Metilde Viscontini, milanaise, femme du général Dembowsky, fut un des amours
malheureux ◀de▶ l’inflammable Stendhal. En 1816, elle demeurait à Milan « dans la petite
rue San Maurilio. Stendhal écrit ◀d’▶elle, dans Rome, Naples et Florence
(ce curieux livre où il s’occupe d’ailleurs surtout ◀de▶ Milan), qu’elle
« ressemblait à la charmante Hérodiade de Léonard de Vinci »
. Mais sans
doute c’était son amour pour elle qui la transfigurait à ses yeux, car M. Barbiera, qui
a pu voir plusieurs ◀de▶ ses portraits, nous affirme qu’elle n’avait rien ◀de▶ commun avec
les inquiétantes héroïnes des vieux peintres lombards ; elle n’était pas même proprement
jolie, mais ses traits étaient à la fois très nobles et très doux. Peut-être, après
cela, Stendhal s’était-il mis en tête que toutes les Milanaises devaient ressembler aux
femmes ◀de▶ Léonard, de même qu’on voit aujourd’hui des délicats pour affirmer que toutes
les dames anglaises ressemblent aux figures ◀de▶ Burne-Jones. » Stendhal, qui ne put la
fléchir et qui semble même lui avoir été fort antipathique lui adressait cinq ans après
l’avoir rencontrée la curieuse lettre dont on nous a donné les brouillons dans les Souvenirs ◀d’▶égotisme : « Puis-je espérer, à force ◀d’▶amour, ◀de▶
ranimer un cœur qui ne peut être mort pour cette passion ? Mais peut-être suis-je
ridicule à vos yeux ? Ma timidité et mon silence vous ont ennuyée, et vous regardez
mon arrivée chez vous comme une calamité. »
Et, en effet, des témoignages
recueillis par M. Barbiera on peut conclure en toute vraisemblance que le pauvre
Stendhal était « ridicule » aux yeux de Mathilde ; ce dont, au reste, le chroniqueur
italien se réjouit pour l’honneur ◀de▶ la dame, car, « si seulement elle avait
concédé à son amoureux une des bonnes paroles qu’il lui mendiait, croit-on que la
chose se serait longtemps maintenue dans une sphère aussi poétique »
?
Nous savons par Stendhal lui-même qu’en juin 1821 il s’enfuit ◀de▶ Milan, « le
désespoir dans l’âme, à cause de Métilde, et songeant beaucoup à se brûler la
cervelle »
. À Paris, où il se rendit, son seul plaisir était ◀d’▶aller aux
soirées ◀de▶ Mme Pasta, pour y entendre parler le dialecte ◀de▶ Mathilde : « Pendant
tout un été, j’ai joué au pharaon jusqu’au jour, chez Mme Pasta, silencieux, ravi
◀d’▶entendre parler milanais, et respirant l’idée ◀de▶ Mathilde par tous les
sens. »
Que n’avait-il, avec tant de flamme, la belle prestance, les yeux
noirs et les cheveux au vent du général Dembowsky, ou encore ◀de▶ ces conspirateurs
italiens pour qui Mathilde paraît avoir ressenti, jusqu’à la fin ◀de▶ sa vie, une
sympathie toute particulière ? Que ne ressemblait-il pas à Hugo Foscolo, qu’elle est
allée voir et consoler dans sa prison, au fond ◀de▶ la Suisse, sans que d’ailleurs
M. Barbiera puisse admettre les légendes scandaleuses dont cette charitable visite a été
l’occasion ? Mais Stendhal était bien forcé ◀de▶ se résigner à n’être que ce qu’il était,
un « Milanais » ◀de▶ seconde main. Et jamais plus il ne devait revoir cette femme, dont
l’amour, nous dit-il, « avait été jusqu’à lui donner une vertu comique : la
chasteté »
. Quatre ans après son départ ◀de▶ Milan, en 1826, Mathilde Dembowsky
mourut à trente-huit ans.
« Métilde mourut : donc, inutile ◀de▶ retourner à Milan », écrit Henri Brûlart
dans son autobiographie. Mais trois ans après la mort ◀de▶ la bien-aimée, nous le
trouvons ◀de▶ nouveau installé dans la capitale lombarde : ou plutôt non pas installé,
mais empêché ◀de▶ s’installer ; car à peine avait-il trouvé un logement et sans doute
projeté ◀de▶ faire un brin ◀de▶ cour à sa nouvelle logeuse qu’un décret ◀de▶ la police
autrichienne lui enjoignait ◀de▶ refermer ses malles et ◀de▶ quitter à jamais le
territoire milanais. »
Cet article, qui est ◀de▶ M. de Wyzewa, est rédigé
d’après les documents réunis par M. Barbiera, érudit italien, dans son livre récent Figures et figurines du siècle qui meurt.
Tome XXXII, numéro 118, 1er octobre 1899
Savonarole et l’épreuve du feu
L’action que les hommes héroïques exercent sur la masse apparaît aux yeux de celle-ci revêtue ◀d’▶un caractère surnaturel. L’homme médiocre ne saurait se rendre compte du pouvoir que possède l’homme vraiment fort : le sentiment intérieur ◀de▶ ce pouvoir lui manque, rien en lui ne donne la mesure ◀de▶ cette force. Aussi est-il porté à lui attribuer une origine extra-humaine et à croire ◀d’▶essence divine ou diabolique l’être qui dispose ◀d’▶une telle force. Le héros, s’il veut continuer à exercer son ascendant sur les âmes, est obligé ◀d’▶entretenir cette croyance, ◀de▶ jouer le rôle ◀d’▶agent ◀de▶ la providence, ◀de▶ consentir à ce caractère ◀de▶ merveilleux que l’on veut prêter à toutes ses actions. Souvent même il le fait involontairement, il finit par s’imaginer qu’il appartient réellement à un monde supérieur, il subit à son tour la suggestion ◀de▶ la foule. Là réside l’inévitable péril ◀de▶ sa situation : le jour où ses ennemis auront réussi à faire douter ◀de▶ sa puissance, où les circonstances auront ébranlé son crédit, le peuple pour prix ◀de▶ sa foi réclamera ◀de▶ son idole un miracle authentique, un miracle matériel, visible, palpable.
Dès que le héros a révélé sa nature purement humaine, il est abandonné ◀de▶ tous, et ses adorateurs deviennent ses ennemis les plus acharnés, car ils sont honteux, humiliés ◀de▶ s’être laissé subjuguer, jusqu’à perdre possession ◀d’▶eux-mêmes, par un homme, par leur semblable !
Ces réflexions viennent spontanément l’esprit ◀de▶ qui étudie la vie du prédicateur dominicain Savonarole et recherche les causes ◀de▶ sa perte5.
Savonarole apparaissant à la fin du xve siècle en pleine Renaissance au milieu du peuple florentin, le subjuguant soudain, le dominant pendant quelques années au point ◀de▶ l’amener à changer complètement ◀de▶ genre ◀de▶ vie demeure, même pour nous, fascinant et mystérieux. Que l’on se représente le peuple florentin tel qu’il était à cette époque, fin subtil, spirituel, assez sceptique, amoureux ◀de▶ la beauté, artiste et politicien avant tout. Qu’on se l’imagine énervé par plus ◀d’▶un demi-siècle ◀de▶ domination médicéenne, — domination très effective, mais qui cherchait à se dissimuler en refusant tout titre princier, — avant perdu le goût ◀de▶ la liberté au milieu d’incessantes fêtes, inconscient, à cause de l’éclat qu’il répandait autour de lui, ◀de▶ sa faiblesse croissante. Que l’on songe ensuite à la transformation profonde que subit, quatre années durant, ce peuple subjugué par la seule puissance ◀de▶ la parole du prédicateur dominicain, que l’on se figure Florence devenue mystique, chantant des chants religieux, dansant sur ses places des danses sacrées au lieu des folles rondes du carnaval, Florence libérée, se donnant un gouvernement entièrement démocratique et proclamant roi Jésus-Christ. Et l’on sera tenté ◀de▶ crier au miracle et ◀de▶ voir dans ces troubles événements ◀de▶ la fin du xve siècle la manifestation ◀d’▶une puissance surhumaine. À l’analyse cependant l’on reconnaît la cause principale ◀de▶ cette apparente transfiguration. Le peuple florentin avait une imagination vive, plastique, toujours active, prompte à donner une forme concrète aux abstractions, une imagination visionnaire et hallucinante6. Il ne croyait guère à Dieu, mais il croyait à l’influence ◀d’▶une foule ◀de▶ puissances occultes sur la destinée des hommes. Il croyait à l’astrologie, à la géomancie, à la chiromancie, aux esprits, aux démons, aux sorciers. Il était prêt à voir le merveilleux en toutes choses7.
La première fois que Savonarole vint prêcher à Florence, en 1482, il n’obtint aucun succès : toutes les qualités extérieures ◀de▶ l’orateur lui manquaient : il n’avait ◀d’▶élégance ni dans le geste, ni dans la diction, il ne possédait aucune des qualités qui séduisent un auditoire : sa parole ardente et rude était trop différente du verbe orné et précieux des prédicateurs en vogue pour qu’il ne choquât pas au premier abord les Florentins amoureux ◀de▶ la forme. Ce fut la petite ville ◀de▶ San Gimignano qui s’émut la première à sa voix. Il prêcha ensuite avec un succès croissant ◀de▶ 1486 à 1489 en Lombardie et à Gênes. Peu à peu, il devenait plus éloquent, il se perfectionnait et s’assouplissait sans rien perdre ◀de▶ son feu naturel. Quand il revint à Florence, il n’y était plus inconnu ; le fameux Pic ◀de▶ la Mirandole, qui l’avait rencontré à Reggio, éprouvait ◀de▶ la sympathie et ◀de▶ l’admiration à son égard ; bien des Florentins étaient désireux ◀d’▶entendre ce nouveau prophète dont la foi violente devait paraître un extraordinaire phénomène, une chose imprévue et par là même attirante à ce monde spirituel, railleur, sceptique.
Les circonstances servirent admirablement Savonarole. En 1492, Laurent de Médicis mourait, laissant un fils sans énergie, tout adonné aux plaisirs, incapable ◀de▶ maintenir intact la puissance acquise par son père et ◀de▶ se mouvoir habilement au milieu des difficultés croissantes ◀de▶ la situation. La même année commence le règne du plus scandaleux des papes ◀de▶ la Renaissance, Alexandre VI (Roderic Borgia). Deux ans plus tard, Charles VIII descend en Italie et son armée y porte partout la terreur et la confusion.
Ces événements se succédant avec rapidité bouleversaient les esprits et enflammaient les imaginations. Savonarole trouvait enfin le terrain propice à sa prédication. Il se plut à exalter jusqu’à l’angoisse les craintes qui hantaient l’âme du peuple. Il suscitait ◀de▶ terribles et vengeresses visions : il vaticinait au nom d’un Dieu sévère que la corruption et les iniquités ◀de▶ l’église révoltaient et dont la sainte colère allait se décharger sur l’Italie maudite pour punir ses peuples impies et ses prélats hypocrites.
Étonné par cette foi fougueuse qui semblait si sûre ◀d’▶elle-même que l’on eût dit que tous les arcanes des temps à venir lui étaient directement révélés, et bientôt saisi, secoué, emporté, bouleversé, le peuple ◀de▶ Florence, hier encore insouciant et frivole, trembla, pleura, sanglota, hurla, se tordit les mains comme s’il avait entendu soudain sonner le clairon du jugement suprême. Terrifié par l’image ◀de▶ ses péchés, il eut soif ◀de▶ pénitence, et renia sa vie antérieure, brilla les instruments ◀de▶ ses plaisirs, ses objets ◀de▶ luxe, les parures dont il était vain, réforma complètement le gouvernement, s’humilia, pria, jeûna.
Savonarole, devenu prieur du couvent des dominicains ◀de▶ Saint-Marc, fut, pendant quelques années, maître ◀de▶ l’âme ◀de▶ Florence. Sa volonté forte et constante s’imposait à la cité, et tout dans le gouvernement et dans la vie publique se faisait sous son inspiration. Le nombre ◀de▶ ses religieux augmentait sans cesse, et des érudits et des artistes, naguère familiers des Médicis, devenaient ses admirateurs et ses partisans. L’on conçoit aisément qu’il se soit fait illusion, qu’il n’ait pas deviné ce qui se passait en réalité dans l’esprit populaire : il crut que ses idées étaient comprises intégralement, que les cœurs s’épuraient, que le souffle divin inspirait les âmes, que Florence allait devenir le reflet ◀de▶ cette Jérusalem céleste dont l’éclat idéal emplissait ses visions.
Il se trompait : ce n’étaient point ses idées ni sa religion que le peuple aimait, c’était lui, le farouche prédicateur qui le faisait frémir ◀d’▶émotions inconnues, lui, le voyant qui lisait dans l’avenir, lui, le prophète inspiré ◀de▶ Dieu, qui avait prédit ◀d’▶extraordinaires événements et dont certaines prédications s’étaient réalisées contre toute attente. L’on espérait ◀de▶ lui des choses inouïes, surhumaines. L’on voulait être transporté toujours plus haut dans l’exaltation, dans le ravissement, ressentir des frissons nouveaux, palpiter, vibrer encore. L’on voulait du merveilleux, l’on désirait des miracles. Ceux-là mêmes qui recevaient sans cesse ses enseignements, les moines ◀de▶ Saint-Marc, ne le comprenaient pas plus que les apôtres ne comprenaient le Christ ; ils prenaient ses paroles au pied ◀de▶ la lettre, matérialisaient sa pensée, ne pénétraient pas dans l’intimité ◀de▶ son âme.
Les causes profondes ◀de▶ la perte ◀de▶ Savonarole résident dans ce malentendu entre la foule et lui. Ses ennemis eurent-ils pleine conscience ◀de▶ la situation, virent-ils clairement le péril que courait Savonarole, reconnurent-ils le moyen ◀de▶ ruiner sûrement son pouvoir ? L’on ne saurait l’affirmer ◀d’▶une manière absolue. Mais on est porté à le croire, tant leur habileté fut grande, tant leur coup fut bien porté. Ils lui opposèrent un moine franciscain, qui du haut ◀de▶ la chaire le proclama hérétique, le défia ◀d’▶entrer dans le feu pour prouver la vérité ◀de▶ ses prophéties et ◀de▶ certaines ◀de▶ ses assertions8. Le moment était bien choisi : Florence se trouvait dans une situation difficile par la faute de Savonarole qui ne cessait ◀de▶ révéler la corruption ◀de▶ la cour pontificale et des hauts dignitaires ◀de▶ l’Église et ◀d’▶appeler sur Rome la colère céleste. Le pape Alexandre VI l’avait réprimandé, puis excommunié, et menaçait ◀de▶ jeter l’interdit sur Florence si on ne lui livrait pas Savonarole. Une telle mesure eût lésé bien des intérêts commerciaux9. Savonarole ripostait en démontrant la non-valeur ◀de▶ l’excommunication par la nature même des motifs qui avaient déterminé le pape à la lancer. Plus hardi que jamais, il s’attaquait directement à Alexandre VI, l’accusait ◀de▶ simonie, montrait qu’il avait littéralement acheté le siège pontifical, déclarait son élection nulle et voulait le faire déposer par un concile.
L’épreuve du feu, cet absurde « jugement ◀de▶ Dieu », fut bien accueillie ◀de▶ part et ◀d’▶autre : les adversaires ◀de▶ Savonarole y voyaient un moyen commode ◀de▶ se débarrasser ◀de▶ lui, bien que, au fond, ils n’eussent pas la certitude ◀de▶ le faire périr ainsi, tant il en imposait même aux esprits sceptiques ; ses partisans croyaient tenir enfin le miracle espéré qui devait rendre confiance aux chancelants, rétablir le crédit ébranlé ◀de▶ Savonarole, confirmer aux yeux de tous sa mission divine. Lui ne releva pas le défi. Tout ce qu’il avait dit était conforme aux dogmes ◀de▶ l’Église ; en déclarant l’excommunication lancée contre lui non valable, il avait étayé son opinion ◀de▶ raisons solides ; il attendait qu’on lui en opposât ◀de▶ meilleures. Au fond il doutait, peut-on croire, ◀de▶ l’opportunité ◀de▶ l’épreuve : c’était tenter Dieu que ◀de▶ lui demander un miracle. Il n’avait plus la foi brute, entière, aveugle des simples : il raisonnait et discernait10. Toute la région mystique ◀de▶ son âme était trouble, ténébreuse, le regard ◀de▶ sa conscience n’y pouvait pénétrer ; cet esprit, ordinairement si net, si résolu, était vague et chancelant dès qu’il était question du caractère merveilleux, miraculeux ◀de▶ sa mission. Il était certainement visionnaire, mais il ne savait quelle portée attribuer à ses visions ; devait-il leur donner une signification purement symbolique, ou pouvait-il les considérer comme des inspirations directes ◀de▶ Dieu ? Il semble qu’il n’ait jamais pu se mettre d’accord avec lui-même à ce sujet.
Tous les moines ◀de▶ Saint-Marc s’offrirent aussitôt spontanément à entrer dans le feu pour prouver la vérité et la sainteté des doctrines ◀de▶ leur prieur. Des laïques également voulaient tenter l’épreuve.
Le prédicateur franciscain se récusa, protestant qu’il ne voulait entrer dans le feu qu’avec Savonarole11. Mais l’on décida un autre franciscain à accepter l’épreuve12 : il devait avoir pour adversaire le dominicain Fra Domenico da Pescia, l’un des disciples favoris ◀de▶ Savonarole.
L’expérience devait avoir lieu le 7 avril 1498. Ce jour-là, non seulement tous les Florentins, mais un grand nombre ◀de▶ gens ◀de▶ la campagne et des cités environnantes, affluaient vers la place ◀de▶ la Seigneurie, avides ◀d’▶assister à un si extraordinaire spectacle. Les adversaires ◀de▶ Savonarole venaient pour voir sa témérité confondue ; ses amis, dans l’espérance qu’un retentissant miracle rendît sa sainteté évidente à tous ; le reste des gens, par frivolité ◀d’▶esprit et désir ◀de▶ nouveauté13. La place, les fenêtres des maisons, les toits mêmes étaient noirs ◀de▶ monde.
Les moines ◀de▶ Saint-Marc arrivèrent processionnellement en chantant le psaume « Exsurgat Deus et dissipentur inimici ejus » : Savonarole en tête portait le Saint-Sacrement. Ils se rangèrent dans la Loggia dei Lanzi, séparés des franciscains par une cloison. À côté de la Loggia quelques centaines ◀d’▶hommes armés, prêts à défendre Savonarole si l’on tentait ◀de▶ s’emparer ◀de▶ lui ; sous le tetto dei Pisani14, une troupe ◀de▶ « compagnacci », adversaires acharnés ◀de▶ Savonarole. Entre le tetto dei Pisani et le palais ◀de▶ la Seigneurie s’élevait le bûcher.
Fra Domenico était prêt à subir l’épreuve, mais son adversaire ne se montrait pas. Pour gagner du temps les franciscains se mirent à soulever toutes sortes ◀d’▶objections : ils prétendaient que la chape rouge ◀de▶ Fra Domenico avait été ensorcelée par Savonarole, qu’il devait la retirer. Après quelque résistance il y consentit. Mais les autres vêtements du dominicain pouvaient également été ensorcelés : il fallait qu’il s’en dépouillât.
Savonarole cède encore. Fra Domenico doit se rendre au palais ◀de▶ la Seigneurie en compagnie ◀d’▶un autre frère afin d’échanger ses vêtements contre les siens. Le temps passe : la foule attend toujours le spectacle promis, elle s’impatiente, elle ne comprend point pourquoi l’on tarde davantage. Elle bruit et houle. Les compagnacci en profitent pour provoquer un tumulte et essayent ◀de▶ s’emparer ◀de▶ Savonarole, mais ses partisans le défendent vigoureusement et les repoussent. Il y a un moment ◀d’▶accalmie ; la Seigneurie cependant ne décide rien, ne donne aucun ordre. Pour comble ◀de▶ maux, soudain une pluie terrible tombe, accompagnée ◀d’▶éclairs et ◀de▶ violents coups ◀de▶ tonnerre. Le peuple tient bon et se laisse mouiller. Il attend, il attend toujours le grand, le merveilleux spectacle qu’on lui a promis. Plus il l’attend, plus il le désire. Maintenant il le veut, il l’exige, il faut qu’on le lui donne à l’instant. Qui dira à quel degré s’élève la férocité ◀d’▶une foule qui est restée des heures durant dans l’attente ◀d’▶un cruel et passionnant spectacle, et dont une ondée vient encore accroître l’énervement ? Si son espoir est frustré, jamais elle ne pardonnera à celui en qui elle verra la cause ◀de▶ sa déception.
Entre temps les franciscains élevèrent ◀de▶ nouvelles difficultés. Ils ne voulaient point consentir à ce que Fra Domenico entrât dans le feu avec le Saint-Sacrement, alléguant que si l’hostie brûlait, le doute et la confusion entreraient dans l’âme des simples. Cette fois, Fra Domenico et Savonarole résistèrent : invoquant l’autorité ◀de▶ saint Thomas, ils répondirent que les espèces pouvaient être consumées, mais non le Sacrement même : une longue discussion s’ensuivit entre les moines des deux ordres. Le soir tombait : la Seigneurie décida que l’expérience n’aurait pas lieu. Les dominicains se retirèrent en bon ordre, chantant « Saluum fac populum tuum, Domine ». Une troupe ◀d’▶hommes armés les protégeait. Partout sur leur passage on les insultait. Les uns criaient : « frappez-les, pourquoi attendre ? » d’autres : « il est temps » ; d’autres les appelaient : « excommuniés, bigots, hypocrites, sodomites. » La foule était ivre ◀de▶ colère ; on eût dit que Savonarole n’avait plus ◀d’▶amis ; ses anciens partisans ne le soutenaient plus ; il avait trompé leur attente, le miracle n’était point venu et leur foi chancelait. Pourquoi s’était-il attardé en discussions inutiles ? Pourquoi n’était-il pas lui-même entré dans le feu ? C’était sur lui qu’on faisait retomber toute la faute : l’épreuve n’avait pas été faite à cause de lui.
Dès lors il était perdu ; le lendemain même les compagnacci, maîtres du terrain, sûrs désormais ◀de▶ l’impunité, insultent les gens qui vont à la cathédrale entendre le sermon ◀d’▶un dominicain, tuent des passants dont l’air dévot leur déplaît, courent par les rues appelant aux armes, criant : « à Saint-Marc » ! Ils arrivent au couvent ; l’église était pleine ◀de▶ monde : c’était le dimanche des Rameaux. Ils en chassent les fidèles à coups ◀de▶ pierre. Seuls une trentaine ◀d’▶hommes tiennent bon et s’arment, décidés à résister jusqu’au bout ; quelques moines en font autant malgré les admonestations ◀de▶ Savonarole. Mais les assiégeants l’emportent par le nombre et la Seigneurie vient encore à leur aide en faisant proclamer un décret déclarant rebelles les citoyens qui défendaient Saint-Marc. La vaillance des assiégés était telle que les premiers compagnacci qui avaient réussi à pénétrer dans les cloîtres avaient été mis en fuite. Les moines saisissaient pour se défendre tout ce qui leur tombait sous la main ; ils frappaient les assaillants ◀de▶ leur crucifix, les poursuivaient avec des torches enflammées. Mais il fallut enfin céder à la force du nombre : la Seigneurie elle-même envoyait des renforts aux assiégeants. L’on s’empara ◀de▶ Savonarole et ◀de▶ Fra Domenico que l’on conduisit au palais public : la foule, ivre, exaltant ◀d’▶une joie atroce, les injuriait au passage : on les frappait, on leur crachait à la figure ; au moment où Savonarole entrait au palais, un inconnu lui porta par derrière un coup de pied en s’écriant : « Voilà le siège ◀de▶ tes prophéties. »
Le procès des dominicains fut mené rondement : on n’épargna rien pour les noircir dans l’esprit public. Savonarole fut soumis à la torture : il n’y résistait pas, tombait en défaillance, délirait. On notait précieusement les soi-disant aveux qui lui échappaient. Mais malgré les efforts des tortionnaires, tout chef grave ◀d’▶accusation manquait. Il fallut falsifier les interrogatoires, inventer ◀de▶ toutes pièces les dépositions. On dut recommencer deux fois le procès ; le mensonge était si flagrant, la fourberie si évidente que la vérité risquait ◀de▶ se faire jour. Heureusement pour les juges, l’opinion publique était à ce moment si délibérément contraire à Savonarole qu’elle était prête à considérer comme paroles ◀d’▶évangile toutes les calomnies répandues sur son compte. On n’eut pas ◀de▶ peine à faire croire qu’il s’était parjuré, qu’il n’avait été qu’un imposteur. Le peuple accepta bénévolement tout ce qu’on lui racontait et assista passivement à l’atroce montée au calvaire ◀de▶ l’homme dont il était naguère si enthousiaste ; des moines ◀de▶ Saint-Marc même se laissèrent convaincre ◀de▶ la culpabilité ◀de▶ leur prieur et implorèrent le pardon du pape en rejetant sur Savonarole la responsabilité ◀de▶ leur conduite. Savonarole n’a point fait un vrai, un authentique miracle ; Savonarole n’est point le prophète inspiré par Dieu ; Savonarole n’est qu’un homme. Et c’est pour cela que la foule ne peut lui pardonner ◀d’▶avoir pris sur elle un si grand ascendant, c’est pour cela que les hommes vulgaires lui en veulent ◀de▶ s’être laissé fasciner par lui.
Savonarole et deux ◀de▶ ses moines, Fra Domenico et Fra Salvestro, furent condamnés à être pendus et brûlés. L’exécution eut lieu le 23 mai 1498, à l’endroit même où le bûcher avait été élevé le jour ◀de▶ l’épreuve du feu. Ceux qui gardaient au fond ◀de▶ leur cœur quelque affection pour Savonarole, ceux dont la foi était ébranlée, mais non détruite, vinrent assister au supplice avec le secret espoir ◀de▶ voir se produire enfin le miracle tant désiré. Un instant leur âme frémit ◀de▶ joie : le vent chassait les flammes, les empêchait ◀d’▶atteindre le corps ◀de▶ Savonarole que l’on distinguait tout entier au-dessus ◀d’▶elle ; mais bientôt elles se redressèrent et étreignirent leur proie.
Longtemps après la mort ◀de▶ Savonarole, les « piagnoni15 » demeurèrent étourdis, paralysés, sans force. La plupart désavouèrent leur maître, les autres n’osaient plus se montrer. Mais graduellement la foi revint à beaucoup d’entre eux : la sincérité, la droiture ◀d’▶âme ◀de▶ Savonarole demeuraient, en dépit des calomnies répandues à profusion, évidentes pour quiconque n’était pas aveuglé par l’intérêt ou par la passion. Ses prédictions continuaient à se réaliser : Charles VIII était mort encore tout jeune ; l’Italie était accablée ◀de▶ maux ; les invasions étrangères se multipliaient et la maladie nouvelle apportée par les Espagnols, la syphilis, s’était répandue avec une rapidité effrayante. Les plus exaltés des « piagnoni » prétendaient que les reliques ◀de▶ Savonarole et le vin bénit par lui faisaient des miracles. Ils considéraient leur maître comme un maître digne ◀d’▶être canonisé. Pendant le xvie siècle, il y eut un véritable culte ◀de▶ Savonarole16.
Les fidèles ◀de▶ ce culte furent en même temps les plus acharnés défenseurs ◀de▶ la liberté du peuple. Les institutions établies sous l’inspiration ◀de▶ Savonarole persistèrent tant que dura la république florentine. Lorsque les Médicis eurent établi définitivement leur pouvoir, les « piagnoni » demeurèrent rebelles et s’efforcèrent longtemps encore ◀de▶ réveiller les souvenirs ◀de▶ la liberté ◀d’▶autrefois : aussi les ducs les tenaient-ils en suspicion. Ce furent surtout des motifs politiques qui agirent sur la cour ◀de▶ Rome lorsque, sous Paul IV, en 1558, on essaya ◀de▶ faire mettre à l’index les œuvres ◀de▶ Savonarole, mais la commission chargée ◀de▶ les examiner dut reconnaître la parfaite orthodoxie des doctrines qu’elles contenaient et ne fit ◀de▶ réserves qu’à l’égard de deux livres. On continua donc à imprimer librement la plupart des sermons et traités. Le pape Clément VIII était admirateur ◀de▶ Savonarole comme l’avait été Jules II : il fut question sous son règne (1592-1605) ◀de▶ la canonisation ◀de▶ Savonarole. Mais il est peu probable que le pape ait eu des intentions fort précises à cet égard. Les choses en restèrent là. Le culte ◀de▶ Savonarole s’éteignit peu à peu. Cependant il garda jusqu’au siècle dernier des adorateurs assez fervents pour parsemer religieusement ◀de▶ fleurs à chaque anniversaire ◀de▶ sa mort l’endroit où s’était élevé son bûcher.
Il ne m’appartient pas ◀de▶ mentionner ici les discussions interminables entre protestants et catholiques auxquelles a donné lieu dès le xvie siècle, mais tout particulièrement à notre époque, l’interprétation des doctrines ◀de▶ Savonarole. Le seul but ◀de▶ mon étude était ◀de▶ montrer, les rapports ◀de▶ Savonarole et du peuple florentin, l’influence qu’ils exercèrent l’un sur l’autre et ◀d’▶indiquer les principales causes ◀de▶ l’élévation et ◀de▶ la chute du grand prédicateur dominicain.
Les Journaux.
Bibliographie des Mémoires ◀de▶ Casanova (L’Intermédiaire, 29 août)
L’ Intermédiaire est, bien plutôt qu’une revue, un journal ◀d’▶information, ◀d’▶enquêtes et ◀d’▶histoire littéraires. L’analyse ◀de▶ ses articles les plus intéressants trouvera naturellement place ici. Le numéro du 22 août contient une notice excellente sur les Mémoires ◀de▶ Casanova ; la voici tout entière, Casanova ayant maintenant presque autant ◀de▶ fidèles que Stendhal :
« Casanova de Seingalt. — Bibliographie ◀de▶ ses Mémoires. Voici le relevé des éditions :
i° Mémoires sur les 50 dernières années du xviiie siècle. Tomes I et II. Paris, 1830. Imprimerie Cosson — il n’a paru que ces 2 volumes.
2° Édition la seule complète, dit l’éditeur. Paris, 1833-1837, 10 vol. in-8, chez Paulin.
3° Bruxelles, 1833. J. D. Méline. 10 vol. in-18, édition complète, dit l’éditeur.
4° Nouvelle édition Paulin, en 4 vol. in-12. Paris, 1843. Imprimerie Béthune et Plon.
5° Bruxelles. J. Rozez, 1860 et 1863, 6 vol. in-12 et en 1871, 6 vol in-8.
6° Paris, chez Garnier frères, 8 vol. in-8 (1879), et in-18, 1880, avec table analytique.
Les deux hommes qui se sont le plus occupés ◀de▶ Casanova, Armand Baschet, en France, et le professeur ◀d’▶Ancona, en Italie, ont travaillé, le premier, sur l’édition ◀de▶ Rozez, portant comme sous-titre Édition originale, la seule complète, et qu’il considérait comme la meilleure, le second sur l’édition ◀de▶ Garnier portant comme sous-titre Nouvelle édition collationnée sur l’édition originale ◀de▶ Leipsick.
Or, ces deux éditions qui, à part les coupures ◀de▶ chapitres différentes avec des en-têtes ◀de▶ chapitres différents (on ne voit pas pourquoi), courent exactement les mêmes jusqu’au dernier tiers du 5e volume ◀de▶ Rozez, diffèrent totalement à partir de ce moment jusqu’à la fin, non seulement dans la rédaction, mais pour les faits et la conclusion des incidents dans lesquels apparaissent les personnages.
Rozez donne des histoires ridicules qui semblent être ◀de▶ l’invention ◀de▶ l’éditeur, et qui ne se trouvent pas dans Garnier. En revanche, ce dernier donne des pages et des détails charmants ◀de▶ voyage, des enthousiasmes pour la France, des réflexions ◀de▶ haute philosophie, des incidents graveleux et cyniques, bien dans l’esprit ◀de▶ l’écrivain, et qu’on ne trouve pas dans Rozez.
Les Mémoires ont été primitivement édités par Brockhaus. Cette édition a été traduite en allemand, et c’est sur l’allemand qu’a été retraduite en français l’édition suivante, fort difficile à trouver :
MÉMOIRES
du vénitien
J. Casanova
de Seingalt
Extraits ◀de▶ ses mémoires originaux publiés
en Allemagne
par G. de Schutz
PARIS
Tournachon-Molin, libraire,
rue Saint-André des-Arts, n° 47,
1825.
Imprimerie ◀de▶ A. Henry
rue Gît-le-Cœur, 3.
Naturellement, cette édition est à éviter, bien qu’elle contienne des choses assez précieuses :
i° Un avertissement ◀de▶ l’éditeur français.
2° Un extrait des Mémoires du prince de Ligne, mais très écourté et tiré du tome XV ◀de▶ l’édition ◀de▶ Vienne.
3° Une préface ◀de▶ l’éditeur qui est un jugement fort bien fait du caractère ◀de▶ l’homme et ◀de▶ l’œuvre.
Cette édition est expurgée ◀de▶ tous les tableaux licencieux qui accompagnent les amours ◀de▶ Casanova, à un tel point que, par moments, le récit devient inintelligible, quand on y rencontre la naissance ◀d’▶un enfant dont il parle, et que le lecteur n’a trouvé auparavant qu’un baiser sur la bouche, ravi presque furtivement. L’ouvrage, s’il ne peut être donné en prix dans les pensionnats ◀de▶ jeunes filles, peut, en tout cas, entrer dans toutes les bibliothèques ◀de▶ famille.
Casanova y est un petit saint, très dévot, et déplorant les erreurs ◀de▶ sa jeunesse.
Par compensation, on trouve dans cette édition des détails fort curieux sur les formes, les usages, les habitudes ◀de▶ l’époque qui étaient évidemment dans le texte original ◀de▶ Brockhaus, conservés dans la traduction allemande, et maintenus dans la retraduction française. Or, ces détails ne se retrouvent plus ni dans Rozez, ni dans Garnier.
Arrivée au 8e vol., la publication porte ce titre :
MÉMOIRES
du vénitien
J. Casanova de Seingalt
Publiés en Allemagne et traduits
par M. Aubert de Vitry
Traducteur des Mémoires ◀de▶ Gœthe, etc.
PARIS
Tournachon-Molin
1828
Ce 8e volume débute par un avertissement du traducteur (extra-religieux et moral), l’avertissement se termine par un :
N. B. — Un onzième volume, publié en Allemagne depuis l’impression ◀de▶ cet avis, nous offrira la continuation ◀de▶ son séjour en Espagne… etc.
L’Édition entière ◀de▶ Tournachon-Molin est formée ◀de▶ 14 vol. 1825-1828, 1829.
Un casanoviste qui voudrait avoir les Mémoires complets, devrait donc être armé ◀de▶ ces trois éditions, et alors même il n’aurait pas encore les Mémoires ◀de▶ Casanova puisque Brockhaus, avant de publier ce manuscrit, l’avait fait retoucher par le professeur Laforgue chargé ◀de▶ le mettre sous une forme plus française, et ◀d’▶en élaguer les expressions trop crues que le Vénitien avait jugé pouvoir employer.
Que M. Killer fasse donc avec moi des vœux pour que les Brockhaus se décident à nous donner un jour le texte exact et intégral ◀de▶ cette merveille. »
Tome XXXII, numéro 119, 1er novembre 1899
Publications ◀d’▶art.
Jean Schopfer : Voyage en Italie, Perrin,
3,50
M. Jean Schopfer ordonne selon une méthode personnelle les étapes ◀d’▶un Voyage idéal en Italie. Son livre ne manque ni ◀de▶ logique, ni ◀de▶ largeur ◀de▶ compréhension et non plus ◀de▶ sûreté concise dans les vues ; il siérait ◀d’▶y trouver davantage ◀de▶ fantaisie et ◀d’▶enthousiasme. Ce n’est pas là le véritable « voyage idéal », celui qui vous plonge ◀d’▶extase en extase, qui vous prend follement les yeux et le cœur. M. Jean Schopfer, encore que rempli ◀de▶ louables désirs, est resté trop professoral : il nous a rogné la part du rêve.
Tome XXXII, numéro 120, 1er décembre 1899
Sciences.
Une chaire ◀de▶ médecine au xve
siècle, par Ferrari (Alcan)
Nul plus que M. Henri-Maxime Ferrari n’était autorisé à fouiller dans le passé ◀de▶ la médecine : il y était même obligé de par son origine qui le fait descendre ◀de▶ Jean-Mathieu Ferrari du Grado, qui illustra au xve siècle l’université ◀de▶ Paris et dont la renommée était telle qu’il lui fut demandé des conseils pour soigner le roi Louis XI.
Sous le titre ◀de▶ Une chaire ◀de▶ médecine au xve siècle, il nous trace un tableau ◀de▶ la vie universitaire et ◀de▶ l’état ◀de▶ la médecine au moyen âge en France et en Italie, et fait surtout aux travaux ◀de▶ son ancêtre des emprunts des plus curieux, surtout parmi les fameuses « Consultations ».
Musique.
Théâtre lyrique ◀de▶ la Renaissance : La Bohème,
comédie lyrique en quatre actes, poème et musique ◀de▶ R. Leoncavallo
Infiniment plus polis que leur confrère septentrional sont les musiciens méridionaux qui, eux, accueillent nos invitations avec gratitude. Deux Bohèmes italiennes sont actuellement dans leurs meubles à Paris. L’une s’est réinstallée à l’Opéra-Comique, l’autre vient de pendre très gaîment la crémaillère à la Renaissance, et leurs heureux pères, MM. Puccini et Leoncavallo, ne dissimulent pas leur satisfaction ◀de▶ les voir si confortablement établies.
La première, ◀de▶ sa lecture ◀de▶ Mürger, a surtout retenu l’épisode ◀de▶ Mimi ; depuis un an elle conte l’agonie touchante ◀de▶ la pauvre grisette, et convie le public à venir pleurer à sa dernière quinte ◀de▶ toux ; et le public ne se lasse pas ◀de▶ venir, et ne se lasse pas ◀de▶ pleurer. La seconde, sans négliger certes la célèbre poitrinaire à qui elle accorde deux actes, en donne un à Musette, et disperse notre attention sur tous les autres personnages non moins célèbres du roman : Phémie, Schaunard, Marcel, Colline, Rodolphe, Barbemuche, et le Vicomte Paul, qu’elle nous présente presque sur le même plan.
Que font-ils chez elle ? — Bien que l’art soit le dernier ◀de▶ leurs soucis, ils mènent tous ce que les bourgeois appellent la vie ◀d’▶artistes. Comme tels, au vrai sens du mot, ils sont pitoyables. Nous ne pouvons juger la peinture ◀de▶ Marcel, mais Schaunard, à moins qu’il n’ait été calomnié par M. Leoncavallo, nous apparaît bien médiocre musicien. Leur intelligence, leur activité s’emploient uniquement à molester leur propriétaire ou leurs voisins, à imaginer des farces ◀d’▶atelier et des subterfuges pour éviter ◀de▶ payer leur terme ou leurs consommations au café Momus. Bref, pour eux, le désordre est le seul effet ◀de▶ l’art.
À les suivre dans leur existence cahotée, la musique bondit et rebondit, avec abnégation, avec déférence, n’ayant garde ◀de▶ s’imposer. M. Leoncavallo a adopté les principes du vérisme, c’est-à-dire qu’il s’efforce ◀de▶ peindre la vie réelle ; or, dans la vie réelle, la musique, en tant que musique, existe bien rarement : il l’oblige donc à s’effacer, presque toujours. Un des rares moments où il lui rend ses droits et la voix, c’est lorsque Musette est invitée à chanter quelque morceau. Mais là encore il demeure esclave ◀de▶ ses conventions. Musette a peut-être, et modiste, ce qu’elle chante devra donc ne pas s’élever au-dessus ◀de▶ l’esthétique habituelle ◀de▶ ses compagnes ◀d’▶atelier, et, en fait, sa valse est apte à réjouir toutes les modistes passées et présentes (ne préjugeons pas les futures) et à conquérir les suffrages ◀de▶ Mimi la fleuriste et ◀de▶ Phémie la teinturière.
Sans doute on objectera que c’est là une parodie, comme certaine cabalette alla Rossini, ou certaines citations assez heureusement déformées ◀de▶ Meyerbeer, semées au cours de l’œuvre. Mais ne sont-ils pas aussi des parodies ces chants ◀d’▶amour ◀de▶ Marcel, ◀de▶ Rodolphe ou du Vicomte Paul, où se perçoit comme un fidèle écho des pires romances sentimentales ? En leur honneur M. Leoncavallo s’est résigné à une concession au moins une fois par acte. Pour les mettre en lumière, la musique s’attarde à des morceaux en quelque sorte traditionnels, ◀de▶ ceux que les contempteurs du public déclarent faits pour lui ; et, très à découvert, les phrases ◀de▶ désespérante banalité, aux harmonies flétries, aux cadences fatiguées pour être passées par trop ◀de▶ mains se succèdent doublées en unissons, ou à l’aigu par des violons exaspérés, soudées les unes aux autres par ◀de▶ pénibles successions chromatiques, ◀de▶ plates suites ◀de▶ sixtes, ou ◀d’▶énervants enchaînements ◀de▶ septièmes diminuées. Parodie que tout cela, peut être, parodie du mauvais style italien et des ariosos ◀de▶ café-concert ; mais alors tout est parodie, et la partition entière n’est qu’une vaste parodie.
En toute justice, cependant, il faut avouer qu’à la représentation on n’éprouve pas cette sensation avec une telle rigueur. Comme un prestidigitateur dont les tours se succèdent si rapidement que les yeux ont peine à les suivre, et que le raisonnement s’essouffle en vain à en pénétrer le secret, M. Leoncavallo sait, mieux que tout autre, par l’abondance ◀de▶ ses gestes et la volubilité ◀de▶ ses paroles, priver l’auditeur ◀de▶ tout essai ◀de▶ réflexion. Magistralement doué du don ◀de▶ mouvement, il projette autour de lui une sorte ◀de▶ vertige hypnotique auquel les sujets les plus volontairement récalcitrants sont contraints ◀de▶ céder. Après quelque essai ◀de▶ résistance, quelque effort ◀d’▶analyse, ils se laissent entraîner dans la ronde épileptique ◀de▶ personnages dont l’outrance semble la vie normale. Ils sentent bien que la musique est sacrifiée inutilement — songeant aux Maîtres Chanteurs si vivants avec elle, et par elle — qu’elle n’existe même plus, réduite au rôle ◀de▶ bruit ◀de▶ coulisse ou ◀de▶ trémolo des Ambigus ; que l’auteur se contente ◀de▶ noter les sentiments ◀de▶ ses héros, quels qu’ils soient, et dans une forme adéquate à leur réalité parfois vulgaire, et que jamais il ne s’efforce ◀d’▶en styliser l’expression, ce qui, cependant, apparaît le but même ◀de▶ l’art — la photographie sans retouche étant presque travail ◀de▶ manœuvre. N’importe, l’effet s’impose brutal, comme à coups ◀de▶ poing. Il en est comme ◀de▶ ces théâtres ◀de▶ farce ou ◀de▶ drame grossiers, où l’on s’abandonne au rire ou à l’émotion poussés parfois jusqu’aux larmes, tout en se le reprochant, et dont on sort avec une intense sensation ◀de▶ vide, ◀de▶ « néant vaste et noir ».
On ne s’est pas ennuyé certes, mais on ne ressent nul désir ◀de▶ passer une seconde soirée dans les mêmes conditions. Fatigué comme si, soi-même, on avait hurlé dans la cour ◀de▶ Musette, fait le coup ◀de▶ broche ou le coup de balai avec les locataires, débité des boniments et vendu ◀de▶ l’orviétan, moins que toute autre on éprouve la curiosité ◀d’▶ouvrir la partition. Ce n’est pas ◀de▶ l’art à tête reposée, mais, une fois de plus, reconnaissons sans difficulté que c’est un art à en griser plus ◀d’▶une.
L’accueil a été quasi triomphal, et il convient ◀de▶ s’en réjouir pour MM. Milliaud, dont les efforts méritent cette récompense — pour les artistes qui se sont donnés ◀de▶ tout cœur et ◀de▶ toute voix à leurs rôles — et aussi pour l’auteur dont il est permis ◀de▶ ne pas approuver l’esthétique, mais dont il faut reconnaître qu’il marche avec adresse et maestria dans la voie qu’il s’est tracée. Il est juste aussi ◀de▶ le louer parce qu’il s’est montré nationaliste convaincu, en demeurant absolument, foncièrement italien ; sachons-lui gré enfin ◀d’▶avoir courtoisement déclaré qu’il acceptait avec reconnaissance l’hospitalité ◀d’▶un théâtre parisien, devenu en quelque sorte à ses yeux la cathédrale ◀de▶ Reims où lui, presque roi déjà en son pays, recevrait le sacre définitif.