Tome CI, numéro 373, 1er janvier 1913
Casanova, réponse à M. Adnesse1
Giacomo, entrouvrez pour moi la porte du séjour des ombres où vous reposez (si jamais on peut vous supposer en repos) et accueillez-moi. Je suis une ombre moi-même et mon premier soin a été de▶ vous chercher.
Pardonnez au nouveau venu s’il vous a distrait ◀de▶ votre douce causerie avec Homère et Horace entre lesquels il vous a aperçu dès son entrée dans le séjour des bienheureux.
J’ai tant de choses à vous dire que vous ignorez. Je vous apporte les dernières nouvelles ◀de▶ la terre où vous trouviez la vie si bonne et où nous avons tant vécu ensemble pendant vingt ans, vous en souvenez-vous ?
Je viens vous dire combien les humains s’occupent en ce moment ◀de▶ vous et exhument les souvenirs que vous nous aviez laissés. Ils s’ingénient à trouver les noms vrais des personnages dont vous ne donnez que les initiales ou que, par discrétion, vous dissimulez sous des noms ◀d’▶emprunt, et ils y arrivent, ma foi ! Ce sont des cris ◀de▶ joie et ils se communiquent leurs trouvailles. Ils ont pris un nom : les Casanovistes, comme il y a des Moliéristes qui enregistrent tout ce qui a trait au grand homme.
Il y a des déceptions, des discussions, on affirme, on doute on interprète, vous avez des croyants quand même, des fanatiques, ils ont la foi, vous êtes infaillible. On cherche à vous mettre en contradiction avec vous-même.
Tel constate que vous ne pouviez être à tel endroit à telle époque parce que cela ne concorde pas avec tel fait historique rappelé par vous, on cherche des minuties, des détails, enfin on s’amuse avec vous autant que Panurge en voyant sauter les moutons. Un des Casanovistes qui s’est le plus passionné est un nommé Aldo Ravà, un Vénitien comme vous. Imaginez qu’il a déniché à Dux les lettres ◀de▶ Manon Balletti, que vous prétendiez pourtant avoir données à une jeune fille, et les a publiées.
Ce rusé Ravà a intitulé sa publication : Lettres ◀de▶ femmes à Casanova. Or, vous savez que lettres ◀de▶ femmes, cela veut dire lettres ◀d’▶amour. Vous connaissant, vous jugez si nous avons été alléchés et si nous avons sauté sur le livre. Les lettres ◀de▶ la princesse Palatine sont des lettres écrites par une femme, mais ne sont pas des lettres ◀de▶ femmes. Cette sempiternelle écriveuse ◀de▶ Mme de Sévigné n’a ◀de▶ sa vie écrit une seule lettre ◀de▶ femme. Ravà, dans son ouvrage, a donc publié, en réalité, plutôt des lettres écrites à vous par des femmes, à part une seule qui vous a écrit ◀de▶ vraies lettres ◀de▶ femme. Ah ! pour celle-là, le titre est bien exact. Vous devez être fier ◀d’▶avoir été aimé ainsi.
La délicieuse enfant ! Voici que grâce à Ravà nous est apparu un petit être angélique traversant cet interminable défilé ◀de▶ gotons, ◀de▶ filles achetées par vous, bourse en main, ◀de▶ cabotines, ◀de▶ ballerines, ◀de▶ grisettes, ◀de▶ servantes ◀d’▶auberge, ◀de▶ fausses marquises, ◀de▶ gourgandines, y compris cette Lucrezia que vous avez tant aimée et qui vous a fait coucher pratiquement entre elle et votre propre fille à tous deux, y compris cette Henriette que vous avez tant aimée et que vous avez cueillie dans le lit ◀d’▶un vieux capitaine hongrois, y compris cette religieuse M. M. que vous avez tant aimée et sur laquelle vous êtes forcé ◀de▶ nous avouer que vous aviez le soupçon qu’elle faisait des passades pour la forte somme. Au milieu de cette chevauchée ◀de▶ ruts, ◀de▶ pourriture sexuelle, ◀de▶ dévergondage cynique, une blanche figure que vous nous aviez voilée a été découverte complètement par Ravà : c’est votre adorable Manon Balletti. Comme l’a dit si heureusement le Casanoviste Octave Uzanne dans un journal ◀de▶ Toulouse, c’est la symphonie en blanc majeur ◀de▶ Théophile Gautier (un poète que vous n’avez pu connaître et qui tournait joliment le vers), c’est une création ◀de▶ Beato Angelico.
Casanova, vous avez pris une habitude répugnante, c’est ◀de▶ nous faire entrer avec vous à l’hôpital des vénériens chaque fois que vous avez à vous repentir ◀de▶ vos écarts amoureux. Et Dieu sait si cela vous est arrivé souvent ! Vrai, ce n’est pas ◀de▶ bon goût, c’est trop ◀de▶ franchise, et vous n’y étiez pas obligé ; nous avons été forcés ◀de▶ vous suivre ; mais en sortant des salles pour respirer un peu ◀d’▶air non empesté, nous étions heureux ◀d’▶entrevoir la blanche figure ◀de▶ votre Manon en costume ◀de▶ novice traverser le jardin ; nous savons qu’elle n’a pas persisté et qu’elle s’est mariée. Vous aviez prêté à Ravà un ◀de▶ vos livres ◀de▶ chevet, le Portier des Chartreux, et, distrait que vous êtes, vous y aviez oublié pour marquer une page une photographie ◀de▶ première communiante. Ravà l’en a retirée et nous l’a montrée, c’était Manon Balletti. Oui, il est impossible que nous ne nous le figurions, le cher petit être ◀de▶ dix-sept ans, autrement que dans la pureté du blanc, c’est une âme, on ne la voit… Jacques, pardon, cela semble vous déplaire que je vous parle ◀de▶ Manon Balletti. Mais, je vois que vous avez quitté l’air ennuyé que vous avez pris quand je vous ai enlevé à votre promenade entre vos deux poètes… Vous songez au passé, les yeux dans le vide en m’écoutant. Eh bien ! parlons-en encore… On ne peut se la figurer qu’en longue chemise de nuit ; elle vous écrivait tous les soirs, en cachette ◀de▶ sa mère, après minuit, dans son lit. Elle vous écrivait comme une petite enfant. Il est difficile ◀de▶ lire quelque chose de plus jeune, de plus naturel, de plus ravissant comme candeur ◀de▶ sentiments, comme simplicité naïve, sans souci ◀de▶ la forme, ne craignant pas ◀de▶ se répéter. Ses lettres peuvent se résumer en une seule phrase courte, elle ne sait dire que celle-là : Je vous aime bien, aimez-moi de même. C’est l’appel à votre tendresse, toujours avec les mêmes mots. Elle est adorable. Elle mourait ◀de▶ sommeil en vous écrivant, la pauvre petite ! Ses lettres étaient longues et la terminaison toujours la même. Vous l’a-t-elle assez conjugué le verbe : aimer, au présent ! Allons, en avez-vous rencontré deux semblables dans votre vie amoureuse ?
— Je vous aime, aimez-moi.
— Je ne pourrai jamais cesser ◀de▶ vous aimer.
— Bonsoir encore, bonsoir, aimez-moi bien, je vais m’endormir en pensant à vous.
— Adieu, bonsoir, aimez-moi bien.
— Adieu, adieu, aimez bien votre petite amie.
— Bonsoir, je m’endors, vous voyez bien que j’écris encore plus mal qu’à mon ordinaire.
— Bonsoir, bonsoir, je vous aime bien, aimez-moi de même ; dormez bien, mon cher ami.
Et encore, vous qui êtes écrivain, dites-moi si un auteur qui composerait un roman par lettres pourrait trouver une phrase plus heureuse, plus délicate que celle-ci :
— Bonsoir, mon cher ami, il se fait tard et je me sens toute prête à dormir, mais comme vous savez que ce n’est pas tout à fait moi qui écris, je dormirais tout à fait que je vous écrirais encore et mon cœur veille toujours pour vous.
Jacques, entre nous, avouez que vous n’étiez pas digne ◀de▶ ce petit ange. Elle vous avait demandé ◀de▶ brûler ses lettres quand elle s’est mariée et elle vous avait renvoyé les vôtres avec votre portrait. Vous ne l’avez pas fait, et ce n’est pas gentil. Quand on quitte une femme ou qu’on en est quitté, l’usage et l’équité veulent qu’on agisse ainsi. Les Casanovistes se sont indignés contre vous en criant à l’indélicatesse. Eh bien ! j’ai pris courageusement votre défense, j’ai dit bien haut : tant mieux, et béni soit-il ◀de▶ s’être mal conduit. Mes frères casanovistes, c’est grâce à cela que nous pouvons connaître ce modèle ◀de▶ vertu et ◀de▶ charmes qu’il nous cachait presque. C’est grâce à sa faute que Ravà a pu dévoiler cette belle statue ◀de▶ marbre blanc au dessin si pur et la dresser, tranchant sur le fond enragé et priapique ◀de▶ son œuvre.
Je dis : enragé, et j’ai peut-être tort, car il y a, Seingalt, ◀de▶ bien divines pages dans votre jeunesse qui rivalisent avec celles des Confessions ◀de▶ Jean-Jacques à l’époque ◀de▶ la sienne. Je puis vous dire combien j’ai été attendri par ce petit garçon faisant porter sa table ◀de▶ travail auprès du lit ◀de▶ sa petite amie qui a une variole en suppuration. Or, je sais par métier quelle en est la pestilence, et on comprend qu’on ait autrefois abandonné ces malades. Vous, vous ne l’avez jamais tant aimée, et cependant, avec votre perspicacité précoce, vous vous étiez déjà rendu compte quelle petite vicieuse était en réalité Bettine. Je l’aime comme vous, cette Bettine, et j’ai eu une vraie joie ◀de▶ la voir réapparaître dans votre réfutation ◀de▶ l’histoire ◀d’▶Amelot. Vos premiers récits sont charmants ◀de▶ vérité et ◀de▶ naturel. Ces polissonneries avec les petites filles au milieu desquelles vous viviez, la satisfaction ◀de▶ vos curiosités mutuelles sont exposées sous une forme bien attrayante. Ici, nous pouvons tout nous dire, n’est-ce pas ? Eh bien ! mon mépris pour votre caractère est dépassé par l’admiration que j’ai pour votre organisation cérébrale, la richesse ◀de▶ vos ressources, la profondeur ◀de▶ votre philosophie et votre talent ◀d’▶écrivain. Il est une petite œuvre ◀de▶ vous, peu connue et qui m’a été livrée comme exemplaire unique (c’est une erreur, j’en connais six) par un homme ◀d’▶un grand mérite, M. Charles Henry, qui a été un Casanoviste remarquable dans sa jeunesse, et qui, le lâche, vous a abandonné pour la science. Ce travail, c’est la lettre à Snetlage, que personne n’a retouchée, qui, absolument ◀de▶ votre plume, pourrait être signée P.-L. Courier, le pamphlétaire le plus glorieux ◀de▶ la littérature française. Je vous en adresse devant vous, pour si peu que je sois juge, en humble homme du métier, les compliments les plus sincères et vous en exprime une satisfaction absolue : c’est un petit bijou.
Mais votre livre principal, mon cher Seingalt, a eu ◀de▶ singulières aventures qu’il serait trop long ◀de▶ vous coûter. Il a été traduit, rhabillé en français sur la traduction, écourté, expurgé, moralisé !!! J’ai lu une édition qui pourrait être laissée dans les mains ◀d’▶une première communiante ; les éditeurs l’ont coupé, taillé à leur fantaisie, ont ajouté, ont retranché, tous criant à l’envi sur l’estrade : Moi seul, moi seul, entrez, Messieurs, je suis le seul Casanova, je suis princeps, je suis original ! Le plus grand accident a été qu’on vous a mis entre les mains ◀d’▶un homme pour vous nettoyer et vous présenter dans le monde. Vous étiez assez malpropre, paraît-il. Dans son travail ◀de▶ nettoyage, il vous a parfois arraché la peau de façon à vous rendre méconnaissable. Il a parfois frotté la tache si fort sur votre vêtement qu’il l’a mis en lambeaux et l’a remplacé par un autre ◀de▶ son goût.
Il avait son goût, cet homme, il vous aurait, paraît-il, parfois présenté sous un costume ridicule, un éditeur vous faisait accueil et un autre vous repoussait. Vacarme dans le clan des Casanovistes. Quand on ne s’entendait plus, c’est Laforgue ! criait-on, c’est lui le coupable. Ah ! je vous assure que son nom a été braillé tant de fois que, s’il est ici, les oreilles doivent encore lui en tinter. A-t-on maudit sa mémoire ! l’infortuné ! lui en a-t-on fait porter assez, ◀de▶ responsabilités ! C’est surtout à propos du récit fantastique ◀de▶ votre évasion que le tumulte était et est encore le plus fort. Quand nous cherchions à débrouiller les mystères ◀de▶ votre vie, il était à peu près convenu qu’on travaillerait sur une même édition, que nous considérions comme la meilleure. Ainsi ai-je fait, quand j’ai voulu mettre fin à une légende dont l’invraisemblance avait trop duré et dont les conditions majeures, absurdes, choquaient le sens commun.
Adnesse m’a hautement reproché ◀de▶ ne m’être pas reporté à votre texte original. Il a parfaitement raison. Voilà encore Laforgue coupable, il aurait mis brassée quand vous aviez dit : longueur du bras. Je conviens que cela fait une terrible différence de plus ◀de▶ la moitié, puisque la brassée est ce que contient la longueur des deux bras réunis plus la largeur ◀de▶ la poitrine. Il a dit du plâtre et c’était ◀de▶ la chaux. Les maçons français ont une truelle en cuivre ayant une valeur et qu’ils emportent ; les cimentiers et les rejointoyeurs se servent ◀d’▶une truelle ◀de▶ fer et peuvent la laisser sur leur travail. Soit. Le maçon français monte son auge sur sa tête et a toujours besoin ◀d’▶une échelle forte ; je me suis trompé, il en est qui divisent la masse par petits seaux, je veux bien, je concède tout cela.
Laforgue m’a fait dire des bêtises, le diable soit ◀de▶ lui ! Quand on se mêle ◀d’▶écrire l’histoire, on se reporte aux textes originaux et non à des copistes maladroits ou à des faussaires ; je ne l’ai pas fait et j’ai eu tort, mais ce que je ne puis concéder… vous m’écoutez, Casanova… ce que je ne puis concéder à Adnesse, c’est votre grimpage sur le toit, qu’il conçoit, lui, c’est votre jeu ◀d’▶esponton au moyen duquel ◀de▶ la main droite vous amenez un peu à vous le bord ◀de▶ la feuille ◀de▶ plomb que vous saisissez ◀de▶ la main gauche, car c’est bien là le mouvement que vous avez décrit ? Et vous avez fait cela seize fois et vous aviez à traîner derrière vous cette brute, qui ne s’aidait pas du tout, je suis sûr.
Dieu ! que c’est comique !
Ah ça ! vous avez changé ◀de▶ chemise, au moins, là-haut, car vous aviez eu le soin ◀d’▶en emporter quelques-unes, vous vous êtes essuyé le visage avec un mouchoir ◀de▶ la demi-douzaine y jointe, car vous êtes un homme délicat, même en prison, et vous aviez un rude bagage sur les épaules, votre manteau (l’avez-vous mis au moins ? il fait froid en novembre), votre habit et 50 brasses ◀de▶ cordes.
Depuis que vous êtes une ombre, vous avez dû bien rire vous-même en n’entendant personne protester contre cette audacieuse fantaisie que vous avez eue quand, depuis que l’homme est sorti des cavernes, il a eu, sans avoir besoin ◀d’▶ingénieurs, l’instinct ◀de▶ couvrir son habitation dans un sens logique, même toutes celles ◀de▶ Venise, ◀d’▶avoir voulu que l’architecte du Palais le fit ◀d’▶une façon absurde, le tout pour y permettre le jeu ◀de▶ votre esponton. — Mais vous aimiez l’effet à outrance, étonner, épater comme ils disent aujourd’hui. — Vous l’avouez, du reste, avec une noble franchise dans vos Mémoires. — Ce défaut vous a amené parfois à faire des récits impossibles à croire, des malentendus, comme dit un Tarasconnais quand il est convaincu ◀d’▶un gros mensonge. Vous avez l’air ◀de▶ douter ◀de▶ ce que je dis, Dieu me damne ! Eh bien, je m’en vais mettre les points sur les i.
Mais vous n’avez plus que les forces ◀d’▶une ombre et je vous ai fatigué ; Jacques, j’aperçois sur la porte Mercure qui m’a amené et veut retourner rue de Condé, laissez-moi l’accompagner pour parler une heure à Adnesse. Je vous reviens bientôt.
Mon distingué contradicteur, c’est en revenant ◀d’▶Italie au commencement ◀d’▶octobre que, par votre article, j’ai appris que mon nom avait été prononcé dans la préface ◀de▶ la traduction ◀de▶ Salvatore di Giacomo que, naturellement, je n’ai pas eu la tentation ◀de▶ lire puisque moi, Français, j’avais le texte original français. Ce n’est pas à son invite, ignorée ◀de▶ moi, que j’ai répondu.
J’ai répondu à l’invite ◀de▶ ◀d’▶Ancona, qui, rendant compte du livre ◀de▶ Maynial, supposait bien que mes conclusions étaient conformes aux siennes, autrement, me priait ◀de▶ vouloir bien m’expliquer. Comme elles étaient précisément tout autres, j’ai tiré ◀de▶ mes tiroirs un vieux travail fait il y a treize ans, pour moi seul, parce que je ne suis pas publiciste et n’ai commis que quelques communications à l’Intermédiaire. Il était exactement comme vous l’avez lu, je n’y ai pas ajouté trente lignes nécessaires ◀d’▶actualité.
Vous et Ettore Mola, qui vient de m’envoyer son Fanfulla du 29 septembre, semblez croire que j’implique comme complices ◀de▶ l’évasion les Inquisiteurs.
Détrompez-vous, j’ai à peine fait allusion à cette possibilité, parce qu’un Italien, Barberini, prétend qu’un inquisiteur peut s’acheter, mais je ne vois pas bien Bragadin dans cette posture ◀d’▶acheteur, chuchotant dans un coin, complotant, discutant des moyens dans le langage ridicule que nos romanciers dits historiques prêtent à un Richelieu, à un Mazarin ou à Philippe de France régent. Bragadin était ◀de▶ trop grande naissance, trop haut placé, trop Vénitien, trop respectueux ◀de▶ lui-même pour se commettre petitement. Il n’a pas oublié qu’il était ◀d’▶une des quatre grandes familles ◀de▶ Venise, un des évangélistes avec les Giustiniani, les Cornari, les Bembi. Il a donné douze mille francs, et voilà tout. Là s’est borné son rôle ◀d’▶action, il a gardé sa dignité, il achetait, aux autres ◀d’▶agir. Tout s’est passé entre Casanova et Bassadona, pas d’autres complices. Bragadin n’a jamais parlé et Casanova a scellé ses lèvres ◀d’▶un cachet ◀d’▶airain. Quand donc, Salvatore di Giacomo, malicieusement, m’invite à prouver à propos de Bragadin, il sait bien que c’est impossible, il se moque, en vérité, il déplace la question. Pour Bragadin, j’ai dit soupçons, et pas moi seul.
Tous les Casanovistes les ont, sans les exprimer tout haut, vous, Fulin, ◀d’▶Ancona, Baschet, Lorédan Larchey, Maynial, les morts comme les vivants, di Giacomo peut-être. Il n’y a pas ◀de▶ question Bragadin, qu’on le laisse tranquille, il y a la question Casanova, qui reste entière et je l’ai à dessein bien précisé sur la couverture ◀de▶ ma brochure. Je vous la rappelle :
Mais le point qui importe est ◀de▶ savoir si la fuite nocturne sur les toits et à travers les salles du palais est arrivée comme elle est racontée.
A. D’ANCONA
J’ai possédé la réimpression ◀de▶ Bordeaux, l’ai lue il y a vingt ans, et, ne me doutant pas qu’il m’arriverait un jour ◀de▶ publier, l’ai donnée, pensant avoir l’évasion dans les Mémoires, où je supposais que Casanova l’avait insérée textuellement. Je n’ai donc pas choisi mon texte comme vous le supposez — le mien a été altéré, j’ai été trompé, votre rectification est juste. Quant à mes chiffres, je me rends sans défense. Votre estimation est exacte, ce n’est plus la distance vertigineuse ◀de▶ 25 pieds, c’est 4 mètres tout simplement, mais alors la question prend une tournure étrange, inattendue ; c’est ce ridicule petit chiffre ; nous vivons sous une hauteur ◀de▶ 3 mètres, élévation qui ne nous frappe pas ; nos enfants dans les gymnastiques ◀d’▶école sautent 4 mètres, ils retombent sur du sable, il est vrai. Pourquoi ne sautait-il pas dans le grenier ? Nos gredins modernes s’évadant font ◀de▶ ces sauts. Il avait peur ◀de▶ se casser une jambe ? Mais je lui avais fourni deux moyens : attacher sa corde à une œillère faite le long du chambranle ◀de▶ la mansarde ou la grille mise en travers ; il a bien pensé, un moment, à ce moyen, en se servant ◀de▶ l’échelle, mais il l’a repoussé ; je lui en offre un troisième, puisqu’il a toujours son esponton dont la pointe ne s’émousse jamais, un trou dans la plaque ◀de▶ plomb qui est en avant de la mansarde ; mais il préfère jouer sa vie, en cherchant, trouvant, traînant, introduisant cette courte échelle.
Mais enfin, comme j’ai dit, moi, nue énormité fausse, je vous cède l’échelle. Vous me laisserez bien la péripétie ◀de▶ l’homme suspendu sur ses coudes au bord de la gouttière et sa crampe vaincue comme un enjolivement à effet ? Non, vous ne voulez pas ?
Vous me faites observer que, montant sur un toit, vous pouvez introduire une lame sous les toiles. Eh ! certainement, et après ? y trouvez-vous une force pour vous élever plus haut ? Ce toit était humide, glissant, il y insiste plusieurs fois. Non seulement Casanova n’avait rien pour appuyer ses pieds, mais il traînait un poids mort de plus ◀de▶ 100 livres, le moine ; il lui fallait trouver une force, c’est son esponton qu’il enfonce dans une lame ◀de▶ plomb en ramenant l’instrument sur lui et par lequel il se guinde. Or cette lame ◀de▶ plomb était en réalité enfoncée ◀de▶ cinq centimètres (c’est l’estimation du couvreur) sous l’autre et Casanova la suppose en dessus.
Tenez, bien que j’aie dans mon jardin, depuis longtemps, vous le supposez bien, le vrai toit du palais et l’esponton ◀de▶ Casanova, je suis bon prince, je vous cède toute la scène sur le toit ; il l’a escaladé malgré sa façon absurde, il a trouvé l’échelle, l’a traînée, introduite au péril ◀de▶ sa vie, il a même eu sa crampe ; je vous cède toute la page la plus pathétique du récit, la pièce la mieux montée et la plus brillante du feu ◀d’▶artifice, je vous cède tout cela, et retournons dans la prison.
Dame ! là je ne puis plus rien vous céder, c’est la limite ◀de▶ mes concessions. Je ne vais pas chercher les interprétations des gens qui tiennent une plume ou la lancette du médecin, ce ne sont plus les récits ◀d’▶Alexandre Dumas, Paul Féval et autres romanciers fantaisistes mes avocats consultants, ce sont les ouvriers qui travaillent le bois, les menuisiers, tout le travail ◀de▶ l’esponton tant par les mains ◀de▶ Casanova que par celles du moine ; ces trous circulaires à diamètre limité ◀de▶ huit pouces sont faits sur du bois ; ils se déclarent incapables ◀de▶ l’exécuter dans ces conditions. C’est un travail ◀de▶ lame, ◀de▶ scie ou ◀de▶ râpe à bois. Rien qu’avec une râpe à bois il aurait pu, à la rigueur, avec beaucoup de patience, s’en tirer. À tel résultat correspond tel système ◀d’▶outils, pourvu toutefois qu’ils soient mis dans les conditions indispensables ◀d’▶usage. Si je vous donne un carré ◀de▶ montre sans la monture, vous pouvez renoncer à savoir l’heure autrement que par le soleil ; si je donne à un charpentier un fer ◀de▶ hache sans le manche ; il peut rester chez le marchand ◀de▶ vins ; à un bûcheron une cognée non emmanchée, il peut rester assis sur son fagot ; à un graveur sur bois un burin sans la pommette ◀de▶ buis sur laquelle il appuie sa main, il faut qu’il renonce à vous livrer une gravure ; l’unique outil ◀de▶ Casanova est une pointe qui n’a pu servir que ◀de▶ levier.
J’avais supposé en chêne la porte ◀de▶ la chancellerie et dit que l’instrument lisse non emmanché fuyait en arrière de sa main ◀d’▶autant plus loin que le coup était plus fort ; vous voulez qu’elle ait des panneaux ◀de▶ sapin encastrés dans un bois quelconque, je le veux bien avec vous ; alors, bien qu’il ne tienne pas son instrument par un manche, il peut ◀d’▶un bon coup défoncer le panneau, avec la paume ◀de▶ sa main, poussant, tirant, désarticuler facilement tout le panneau ◀de▶ son encadrement ; c’est le premier pavé qu’a extrait difficilement un paveur, tout vient ensuite sans effort ; mais alors il enjambe et renonce à ces pointes effroyables en tous sens à travers lesquelles il n’aurait jamais pu passer. Faites l’expérience avec un mannequin ◀d’▶atelier habillé, et vous vous en rendrez compte.
Et quand je vous aurai bien convaincu, comme je cherche à le faire, que tous ces trous circulaires faits sur du bois dans la prison sont impossibles, alors l’esponton et le morceau ◀de▶ marbre, bases ◀de▶ tout le récit, disparaissent, et, avec eux, les scènes du toit, les feuilles ◀de▶ plomb mises à l’envers, l’échelle, le bagage formidable et risible, mes 25 pieds et vos 4 mètres. Tout s’écroule comme un château ◀de▶ cartes. Vous touchez du doigt les mensonges et les invraisemblances. S’évanouissent ces ouvriers menuisier et serrurier, les deux plus bruyants du corps ◀de▶ métiers ◀de▶ la construction, qui, en deux heures, inaperçus, ayant apporté leurs matériaux entre leurs ailes ◀d’▶anges, avec des marteaux ◀d’▶ouate, des limes ◀de▶ velours, des scies ◀de▶ mousseline, n’ont pas attiré l’attention des membres du Conseil des Dix et des gens ayant affaire à eux qui sont au-dessous, dans la Bussola. Bassadona n’a plus à intimer le secret aux ouvriers et aux archers qui tous le gardent terrifiés sous sa menace (il oublie qu’il existe des bouches ◀de▶ lion pour les délateurs qui ne compromettent personne), il n’avait à menacer qui que ce soit, parce qu’il n’y a jamais eu ouvriers ou archers devant un trou qui n’existait pas. Disparaît la gasconnade ◀de▶ l’ongle que nous cassons, nous, si facilement, au moindre choc, mais qu’il a pu conserver si long, tout en faisant un travail ◀d’▶ouvrier au fond ◀d’▶un trou ◀de▶ 10 pouces ◀de▶ profondeur, et il le taille tout à coup en pointe n’ayant qu’une cuiller ◀d’▶ivoire ! Un chirurgien avec le plus affilé des bistouris y arriverait difficilement sans le casser. Il oublie que quelques lignes auparavant il a reçu un panier et un poulet dont il peut utiliser les os longs. Et comment, direz-vous ? mais avec le même instrument. S’envolent aussi les feuillets ◀de▶ cette correspondance quotidienne verbeuse, explicative. Puisque le moine, se mouchant trois fois, lui donne le signal que l’esponton a fait son œuvre, c’est donc qu’on pouvait s’entendre ◀de▶ cachot à cachot, et reconnaissez que le geôlier les laissait communiquer par le corridor.
Dans les états ◀de▶ frais produits par Fulin n’est pas celui du plombier, qui aurait dû aller remettre en place, ◀d’▶un côté, seize plaques ◀de▶ plomb depuis la gouttière jusqu’au grand faîte, ◀de▶ l’autre sept ou huit plaques depuis le toit ◀de▶ la mansarde jusqu’au grand faîte ; et c’est précisément le passage le plus fantastique ◀de▶ son récit, le plus impossible ◀de▶ ses actes.
Fulin dit : pour avoir fermé le trou par où l’on s’est enfui.
Or, au compte ◀de▶ Casanova, il y en a bien quatre : le trou où il démolit du bois pourri pour sortir dans la gouttière, le trou du plafond du moine, le trou dans le mur en briques qui sépare les deux cachots, et le trou du plafond ◀de▶ Casanova.
Qu’il se soit trouvé devant la porte ◀de▶ la chancellerie et qu’il l’ait démolie, ce n’est pas douteux ; il a certainement enfilé le grand escalier devant Andreoli stupéfait et descendu l’escalier des Géants. Mais comment s’est-il trouvé là ? C’est un secret que l’intéressé a emporté avec lui, que nos interprétations, nos discussions, nos petites trouvailles n’arriveront pas à percer, travail devant lequel ont reculé les deux plus forts, Fulin et ◀d’▶Ancona.
Que dites-vous encore ◀de▶ cette lettre ◀d’▶une page qu’en partant il éprouve le besoin ◀d’▶écrire dans son même style emphatique ? Et cela au moment ◀d’▶aller jouer sa vie dans une semblable entreprise ! Si poseur et ergoteur qu’on soit, on pense à autre chose, et il le fait dans une complète obscurité ! à l’encre ! ne sachant pas quand sa plume en manquait et où il en était ◀de▶ sa ligne !
Et cet esponton ◀de▶ fer qui s’améliore par l’usage ? Après la difficulté du terrazzo marmorin, ses facettes sont encore plus brillantes ! il en est émerveillé.
Toutes ces minuties, ces observations secondaires, ces mensonges qui se coudoient à chaque page, je ne les ai pas signalés dans mon travail parce qu’exposant et discutant en avocat les points majeurs, je les trouvais déjà assez ennuyeux pour l’auditeur. Je les estimais suffisants pour convaincre ; c’est contre la persistance ◀de▶ vos doutes que je vous les rappelle.
N’oubliez donc jamais la nature ◀de▶ charlatan gascon qu’il ne peut dépouiller. C’est le marchand ◀de▶ crayons Mangin avec son casque, c’est le vendeur ◀de▶ vulnéraire suisse faisant le boniment sur le devant ◀de▶ sa voiture en habit rouge galonné ◀d’▶or, c’est l’homme à l’éperon ◀d’▶or porté en sautoir avec un large ruban, c’est l’homme qui, prétend-il, allant se suicider pour une p…, va se noyer loin de chez lui avec les crosses ◀de▶ deux gros pistolets qui lui sortent des poches, entre dans une boutique acheter plusieurs livres ◀de▶ balles ◀de▶ plomb pour se rendre plus lourd, semblant crier aux passants : Retenez-moi ! Retenez-moi ! C’est le besoin ◀d’▶exagérer et ◀d’▶étonner.
Di Giacomo prétend que je suis le seul Casanoviste qui mette en doute la vérité du récit ◀de▶ l’évasion ; les lettres que je reçois depuis huit mois, et les articles ◀de▶ journaux que je n’ai pas demandés lui apprendraient que j’ai quelques compagnons, mais qui tous à la vérité partagent la désolation que j’ai avouée moi-même ◀d’▶y voir clair. C’est Tage Bull, ◀de▶ Copenhague, qui rend les armes, m’appelle impitoyable et se chagrine, en bon Casanoviste qu’il est ; c’est le comte Soulages de Marsac, qui, convaincu, veut fermer les yeux et croire quand même ; et d’autres.
Tous les jours on découvre des mensonges ◀de▶ Casanova ; il est historien le matin, et romancier le soir. C’est Catarelo y Mori en Espagne, qui n’utilise pas les Mémoires parce qu’ils lui paraissent faux ; c’est Azevedo, historien portugais, qui prouve la non-existence ◀de▶ Pauline, cette histoire au ton douceâtre et poncif peu dans la nature du soupirant ; il a relu les dépêches diplomatiques ; tout est ◀de▶ l’invention ◀de▶ Casanova en Hollande ; Dieu seul sait si le banquier Hope a eu une postérité féminine.
En Angleterre, c’est Bleackley qui a cherché dans les journaux dont Seingalt donne le titre et n’a rien trouvé sur l’histoire ◀de▶ l’appartement à louer et du perroquet, Esther et Pauline emportées ◀d’▶un seul coup2.
Casanova, je vous ai tenu parole, me voici. J’avais été voir un ◀de▶ nos Casanovistes dans une librairie où ils semblent s’être donné rendez-vous comme dans le champ clos réservé à leurs discussions. Voici les dernières qui s’élevaient à mon départ. Si, lors de votre premier séjour à Paris, vous n’auriez pas fait une petite apparition en Angleterre, dont vous n’avez jamais parlé ?
Qu’ils discutent, ça ne me louche plus, et je viens vers vous pour parler une dernière fois des Plombs ◀de▶ Venise.
Dans votre récit, je crois tout ◀de▶ votre captivité et pas un mot ◀de▶ votre évasion ; et pourtant, chose étrange, il n’est pas ◀de▶ Casanoviste qui l’admire plus que moi.
Je ne pouvais pas vous accorder ◀de▶ l’estime tout en reconnaissant votre immense valeur ; j’associais l’admiration que j’ai pour vous à celle que je ne puis refuser à ◀de▶ grands noms, savants, artistes, hommes ◀d’▶état dont les bronzes décorent nos places, les noms désignent nos avenues et dont le dossier secret et honteux est conservé dans les archives discrètes et inviolables ◀de▶ la préfecture ◀de▶ police.
Vous souvenez-vous ◀de▶ notre dernière entrevue ? J’étais si attiré vers vous, vous m’aviez été si utile dans la vie, j’avais puisé dans votre philosophie tant de leçons pour conduire la mienne, j’étais si peiné ◀de▶ voir un homme tel que vous, mes types préférés si rares, les encyclopédistes qui ont passé en revue toutes les connaissances humaines, en être arrivés à ce degré ◀d’▶abaissement, que j’ai cherché à relever ◀de▶ mon mieux, à donner une allure plus respectable à un mot qu’en somme nous n’aimons pas à prononcer parce qu’il touche à trop ◀de▶ choses malpropres ; je venais ◀d’▶épingler sur votre dos un papier avec un nom infamant, mais j’avais consenti à vivre avec vous depuis vingt ans ; je trouvais cruel, je trouvais laid (demandez à mes amis tout ce que j’entends par ce mot) ◀de▶ vous pousser ◀de▶ l’épaule dans la fosse commune. J’ai voulu jeter quelques fleurs sur votre tombe.
L’adieu que je vous ai fait, et que je croyais être le dernier, a été fait sous l’empire ◀d’▶une émotion sincère ; j’étais navré ◀de▶ vous quitter pour ne plus vous revoir ; le jeune débauché coupable a disparu, je n’ai plus vu que le vieillard, et moi, vieux, mais heureux, j’ai eu la vision ◀de▶ votre vieillesse si triste à Dux. Je me suis aperçu que j’avais autre chose que ◀de▶ l’admiration pour ce savant universel, pour le mathématicien, l’écrivain, le philosophe, le lettré, l’érudit, j’aimais l’homme, et Henri Roujon a bien deviné le lien qui nous unissait.
Si une portion ◀de▶ mon cœur a été à vous, c’est pour tous les mensonges ◀de▶ votre évasion qui avaient un but si noble et si généreux. Ce qui m’en frappe, c’est le côté moral. Ce n’est pas ◀de▶ m’émerveiller que, sans ressources, vous ayez fait tel et tel travail et ◀d’▶y avoir réussi, ce qui me fait oublier ◀de▶ vous tous les côtés mauvais, c’est cette préoccupation constante ◀de▶ votre ami qui n’a pas quitté votre pensée un seul instant. En suivant Bassadona, que vous aviez acheté, c’est cette inquiétude toujours présente : pourvu que mon Bragadin ne soit pas soupçonné. Vous l’adoriez, vous vous seriez jeté au feu pour loi, vous flattiez sa folie pour le rendre heureux, mais vous étiez plein ◀de▶ respect et ◀de▶ vénération pour ce vieillard par lequel vous aviez conscience ◀d’▶être aimé comme un fils et pour lequel vous n’avez jamais eu un geste ◀de▶ moquerie, causé par sa crédulité. Ce qu’il y a vraiment à admirer dans votre évasion, c’est ◀d’▶avoir eu l’idée ◀de▶ Balbi, non pas une création ◀de▶ romancier à joindre à votre roman, un être fictif, à existence discutable, sans nom, aidant à l’invention ◀de▶ votre machine, mais un vrai Balbi en chair et en os, indiscutable, un être que vous aviez jugé déjà, dont vous connaissiez l’égoïsme et le manque ◀d’▶initiative ; ce trait ◀de▶ génie inspiré par ce qu’il y a ◀de▶ meilleur dans l’homme, la tendresse et la reconnaissance pour ceux qui nous ont fait la vie heureuse, le souvenir du service rendu ; ce qui est beau et louable en vous, c’est cette résolution ◀d’▶emmener avec vous et quand même cet homme, que vous saviez ne pouvoir être pour vous qu’un embarras ou un danger, soutenu par cette pensée généreuse qui ne vous a pas quitté : Que mon père ne soit pas compromis, — pensée sublime dont vous avez escompté avec certitude le résultat heureux.
Que ceux qui vous méprisent avouent que vous avez été ce jour-là un homme ◀de▶ grand cœur.
Les Noces folles. Première partie (Suite) [II]3
VI
Ce fut un rêve. Toutes les nuits, j’allais trouver Lina, et nous nous adorions. Tous les matins, elle m’écrivait. Une longue lettre, une lettre ◀de▶ passion débordante, folle, qu’elle me jetait ◀de▶ sa fenêtre. Je passais la journée avec ma lettre…
Elle avait une âme admirable ◀d’▶Italienne, naturelle, spontanée, généreuse, créée pour l’amour, riche des plus grands et des plus profonds sentiments. Elle ne pouvait pas aimer avec modération. Si elle se donnait, c’était un don total, son être entier s’élançait vers l’être choisi, qui devenait son Dieu, sa foi, toute la vérité, toute la beauté, tout l’univers. Son amour était violent et superbe ; c’était un fruit poussé au bord de la mer sous un soleil ◀de▶ feu ; c’était le sentiment royal, effréné, qui devait naître dans cette créature absolument belle, et radieuse. Par sa façon ◀de▶ se donner à moi, j’avais été pris jusqu’au fond. Aucune incertitude, un élan inflexible. Nous nous retrouvions, nous étions prédestinés, elle m’avait tutoyé tout de suite, comme si elle me reconnaissait ; j’étais celui dont elle savait l’existence loin ◀d’▶elle, et qu’elle attendait.
J’avais dû d’abord, cependant, l’arracher à ses remords, lesquels, les premiers jours, la rendaient folle. Dès que je la quittais, elle tombait aux pieds ◀de▶ la Madone et se désespérait. Mais, bientôt elle avait oublié même cela, et j’étais devenu toute sa religion.
Pour moi, je ne réfléchissais pas : je m’abandonnais à l’ivresse. Jamais je n’avais ressenti un bonheur comparable à celui-là. Je ne savais où j’allais, et je ne cherchais pas à le savoir. Je jouissais ◀de▶ chaque minute, je la buvais. Je me sentais augmenté, grandi par cet amour. Je ne faisais plus partie ◀de▶ l’humanité. Je respirais dans un autre monde, au-dessus des hommes, pareil à un dieu, dans un astre où tout était rayonnant, où tout participait ◀de▶ la beauté ◀de▶ Lina.
Je conçois, maintenant, que je devais offrir un air singulier à ceux qui m’entouraient. Ma logeuse, que j’apercevais chaque jour, me considérait avec étonnement. Lorsqu’on me parlait, il m’arrivait ◀de▶ ne pas entendre ; ou, si je répondais, je m’arrêtais parfois tout net au milieu d’une phrase, et sans m’inquiéter ◀de▶ mon interlocuteur, je repartais dans mon rêve.
Le matin, je ne bougeais pas ◀de▶ chez moi ; je pouvais toujours ◀de▶ ma fenêtre la voir un peu et lui faire des signaux tendres. Elle m’avait dit, la nuit, où sans doute elle irait dans la journée. Je tâchais donc, après déjeuner, ◀de▶ me mettre sur son chemin, et ◀d’▶échanger avec elle une caresse des yeux, sans que la vieille femme qui l’accompagnait remarquât rien. Mais si, par hasard, le programme ◀de▶ sa promenade, par telle traverse fâcheuse, avait dû être changé, quel après-midi ◀d’▶impatience ! Je l’attendais, elle ne paraissait point : quelque retard ? une visite imprévue ? Elle ne venait toujours pas… Alors, je battais tout Naples à sa recherche ; j’étais désespéré. Ce furtif et rapide plaisir, que j’escomptais, ◀de▶ l’apercevoir une minute dans la rue, m’échappait. Un désappointement amer me desséchait l’âme. Sa lettre du matin, que je relisais avec passion, me consolait à peine. Mais la nuit, quand je la retrouvais, quel bonheur ◀de▶ lui dépeindre ma souffrance et ◀de▶ sentir qu’elle, autant que moi, avait souffert ◀de▶ notre séparation !
Le soir, il ne m’était plus possible ◀d’▶attendre dans ma chambre le moment ◀de▶ passer chez elle. Cela m’énervait trop ; j’eusse fini par installer ma passerelle avant l’heure, me faire voir ◀de▶ la ruelle, la compromettre. Je préférais donc rentrer tard, et lorsque l’instant ◀d’▶agir était venu.
Je tuais la soirée au dehors. Parfois, je trouvais au Café des amis que je m’étais faits là-bas. Ils me demandaient obligeamment des nouvelles ◀de▶ mes Survivances. Je ne pouvais leur avouer qu’il y avait beau jour que je n’avais plus touché une plume, sinon pour écrire des lettres ◀d’▶amour, et que, depuis des semaines, les Survivances, l’antiquité, Naples, le monde entier, tout cela ne comptait plus. Je ne pouvais pas leur dire que seule, seule pour moi, parmi toutes les choses ◀de▶ l’univers, ma Psyché existait ; que le reste, tous les hommes, toute la vie, s’était écarté autant ◀de▶ mon esprit que les plus lointaines étoiles… J’étais impatient ; je ne tenais pas en place ; j’eusse voulu que le temps passât, que l’horloge, fiévreusement, se mît à tourner avec la hâte dont battait mon pouls. Alors, je parlais, je parlais sans relâche, pour m’étourdir, pour me griser, pour oublier mon attente ◀de▶ chaque seconde, et j’improvisais des chapitres entiers ◀de▶ mes Survivances, lesquels chapitres, en vérité, devaient être extraordinaires. Je donnais des détails, j’expliquais à quel endroit je m’étais interrompu, ce matin, et le travail que je poursuivrais demain. Mais je pérorais avec une telle fureur, un enthousiasme si étrange m’animait, et parfois, je m’arrêtais si brusquement, mâchant mon cigare avec tant ◀d’▶agacement, que mes amis me regardaient en silence inquiets, et ne pouvant me dissimuler qu’ils me jugeaient bizarre, et qu’ils s’étonnaient qu’un sujet aussi froid que celui des Survivances pût avoir le don ◀de▶ m’exciter à ce point-là.
Mes meilleures heures — celles qui me paraissaient alors les meilleures, car, maintenant que je suis loin, hélas ! ◀de▶ cette époque, et que je n’ai plus ◀de▶ passion, mes instants ◀d’▶attente, où je pensais tant souffrir, mais pendant lesquels je vivais si ardemment, ne me paraissent pas moins beaux — mes meilleures heures, c’étaient celles où je rêvais. Alors seulement, je ne sentais plus que je l’attendais, que toute ma vie s’élançait vers elle, et qu’elle n’était pas là, près de moi. Je n’étais plus impatient. Les plus insignifiants détails me jetaient dans des rêves infinis ; tout, pour moi, devenait l’occasion ◀d’▶un départ pour je ne sais quel monde ◀de▶ poésie. Un mot, un geste, une couleur, un son, et je m’élevais loin de la terre. Je me rappelle un soir, où, parce que j’avais lu sur la couverture ◀d’▶un livre ce nom : « Marie de Hongrie », je songeai tout éveillé, durant combien ◀de▶ temps ? je l’ignore… D’ailleurs, je ne vivais plus parmi la réalité. Tout, dans mon existence, avait changé ◀de▶ valeur. Quoi demeurait important ? Rien, rien absolument ◀de▶ ce qui l’était avant Lina… Aucune réalité n’est plus, sans doute, pendant la passion. Mais qu’est-ce qui est réel ? qu’est-ce qui est vrai ? Le monde que voit un cœur transporté ◀d’▶amour est-il moins vrai que celui qu’examine l’esprit froid ? Pour chacun, c’est sa propre vision la seule réelle…
Ni Lina, ni moi, ne possédions plus l’exacte conscience ◀de▶ ce qui nous entourait. Nous vivions l’un dans l’autre, absorbés l’un par l’autre. L’unique réalité, c’était nous-mêmes. Et pour tous les deux également, il n’y avait plus ◀de▶« moi », il n’y avait qu’un « nous ». Elle faisait partie ◀de▶ mon être comme moi-même, et je faisais partie du sien comme elle-même. Aussi ne se pouvait-il pas que nous continuions à vivre ainsi, séparés l’un ◀de▶ l’autre plus ◀de▶ la moitié des jours, et, pendant cet espace, comme des corps sans âme. Elle me le disait la nuit, quand j’allais la voir ; elle me répétait combien les heures lui semblaient longues toute la journée sans moi, et elle se lamentait parce que la nuit, au contraire, le temps fuyait précipitamment. Il me semblait, à moi aussi, que je venais à peine ◀d’▶arriver, quand le moment ◀de▶ partir sonnait. Nous ne nous étions dit encore que quelques bribes ◀de▶ tout ce que nos cœurs avaient à se dire ; et nos interminables baisers ne nous avaient paru durer qu’un éclair. Mais comment faire ? Comment vivre ensemble, ensemble toujours, comme dans un rêve ?… L’épouser ! Impossible. Elle ne s’y trompait pas ; il ne me fallait pas songer à demander sa main à son père ; c’était un gentilhomme très fier ◀de▶ sa noblesse, et ◀de▶ sa noblesse napolitaine, qu’il tenait pour la meilleure ◀de▶ l’Europe. Pas une seconde, il ne se fût arrêté à la pensée ◀de▶ donner sa fille à un étranger, à un étranger inconnu et ◀de▶ moyenne fortune. Le propos lui en eût paru baroque et insultant.
Notre situation nous semblait donc affreuse. Nous montions parfois ensemble à ◀de▶ tels sommets ◀de▶ bonheur que, lorsque chacun, ensuite, se revoyait tout seul, en bas, il imaginait être tombé dans un abîme épouvantable. Nous nous exaltions sur notre malheur, nous en exagérions encore l’étendue. Non, nous ne pouvions pas continuer à vivre ainsi !… Pour elle, surtout, c’était intolérable. Elle avait peur ◀de▶ se trahir ; si sincère, si naturelle, si spontanée, elle ne savait pas mentir, elle ne savait point tromper. Sans cesse elle tremblait ◀de▶ se dénoncer elle-même, ◀de▶ révéler son secret à sa vieille bonne ou à son père. Et alors quel désastre ne s’en serait-il pas suivi ? À quelles extrémités se serait portée la fureur du marquis outragé dans son honneur ?… Mais comment dissimuler toujours ? Comment cacher que maintenant elle était une femme et que son âme était remplie par un grand amour ? Est-ce que cela ne se lisait pas dans ses yeux, sur son visage, à travers tous ses gestes ? Étaient-ils donc aveugles qu’ils ne l’avaient pas vu encore ? Mais ils ne le seraient pas éternellement, et un jour tout se découvrirait…
Aussi moi-même je ne vivais plus ; je songeais sans cesse à tout cela ; j’étais en proie à l’inquiétude. J’ignorais si, pendant la journée, Lina ne s’était pas trahie, si, le soir, je la retrouverais là comme la veille, si le marquis n’allait pas apprendre aujourd’hui toute la vérité. Mon bonheur me semblait fragile. Je craignais pour lui. Que je sois privé ◀de▶ Lina, pourrais-je encore vivre ?
Une nuit enfin, elle me proposa ◀de▶ l’enlever. Je tombai à ses pieds. Ainsi donc, par amour pour moi, elle voulait ruiner toute son existence ; rien ne l’arrêtait, ni les idées dans lesquelles on l’avait élevée, ni son éducation, ni sa foi religieuse ! Elle savait qu’elle serait déshonorée, que toute cette société hautaine, qui était la sienne, n’oserait, plus prononcer son nom, qu’elle porterait à son père, à ses frères, un coup atroce : elle passait par-dessus tout. Rien n’existait plus pour elle. Il n’y avait que moi au monde ! Nous nous enlaçâmes passionnément, et nous pleurâmes ◀de▶ bonheur…
Mais, chez moi, je réfléchis, ou, plutôt, je m’efforçai ◀de▶ réfléchir. Car je ne savais plus. J’étais abandonné à mes sentiments et j’agissais selon leur impulsion… Cependant, en face d’une conjoncture si grave, j’essayai ◀de▶ me reprendre, ◀d’▶y voir un peu clair, ◀d’▶employer encore mon jugement. S’il avait suffi ◀de▶ considérer seulement le présent, il n’y avait pas à balancer. Lina et moi, nous souffrions ◀de▶ ne posséder qu’un bonheur intermittent et toujours menacé : il fallait fuir… Nous partirions. Nous irions bien loin, et, perdus dans quelque délicieuse solitude, nous boirions jusqu’à la dernière goutte la douceur inouïe ◀de▶ nous adorer. Rien ne nous séparerait plus, nous serions entièrement l’un à l’autre ; nous passerions notre vie au milieu d’un Eden, dans le ravissement et la contemplation.
Voilà ce que je voyais pour le présent ; et seul dans mon lit, mais ne dormant pas, tandis que le matin grandissait, et que montaient déjà vaguement vers moi les premiers cris des marchands des rues, je sanglotais ◀d’▶émotion en considérant cette félicité… Si je n’écoutais que mes sentiments, je n’hésitais pas, nous partions. Mais c’est alors que j’essayais ◀de▶ rappeler ce qui restait en moi ◀de▶ raison pour envisager l’avenir. N’allions-nous pas commettre une folie, une irréparable folie ?…
Il me semblait que la passion que nous ressentions l’un pour l’autre était inépuisable, qu’elle ne prendrait jamais fin, que rien ne pourrait l’atteindre. Mais n’avais-je pas déjà entendu raconter l’histoire ◀de▶ grandes amours qui avaient fini misérablement ?… Il y a des gens qui disent que l’amour ne dure pas toujours. C’est sans doute absurde, et ceux qui disaient cela ne l’auraient plus jamais répété, s’ils avaient su ◀de▶ quelle façon Lina et moi nous nous aimions. Personne, peut-être, n’avait encore aimé comme nous aimions. Mais pourtant si, éloignée ◀de▶ Naples, où elle avait toujours vécu, séparée ◀de▶ son père qu’elle avait toujours vu, et ses amies perdues, et perdues toutes les choses parmi lesquelles elle avait respiré depuis son enfance, Lina allait les regretter !… Si, un jour, elle s’apercevait que je ne lui remplaçais pas tout cela… Dans sa situation, avec sa naissance, elle pouvait faire un magnifique mariage. Un jour, ne s’aviserait-elle point ◀de▶ tout ce qu’elle avait laissé, quand elle serait ma maîtresse, menant avec moi une existence sans éclat ?… Elle était jeune, candide et emportée par la passion : elle allait commettre un coup ◀de▶ tête ; ne s’en repentirait-elle point plus tard ? Et alors ne me reprocherait-elle pas ◀de▶ l’avoir entraînée, ou du moins ◀de▶ ne l’avoir point défendue contre elle-même ? J’allais la compromettre irrémédiablement, j’allais briser sa vie. Avais-je le droit ◀de▶ le faire ?… J’avais plus ◀d’▶âge qu’elle, j’avais vécu, j’avais ◀de▶ l’expérience : n’était-ce pas à moi ◀de▶ lui représenter d’abord tout ce que notre décision comportait ◀de▶ graves conséquences, ◀de▶ lui montrer où elle courait, et tout ce qu’elle laissait, et pour quel incertain ! ◀de▶ lui faire envisager enfin l’irrémédiable où allait nous précipiter notre fuite ? Oui, certes, je le devais.
Eh bien ! ce soir, je lui parlerais ! Malgré mon amour, malgré mon désir passionné ◀de▶ partir avec elle, je lui exprimerais d’abord tout ce que l’honnêteté m’ordonnait ◀de▶ dire.
VII
J’étais chez elle. Je n’avais point parlé encore. Dans les bras l’un ◀de▶ l’autre nous soupirions. Nous nous étreignions dans un embrassement sans fin, comme si nous nous retrouvions après des années. J’étais étendu ; elle se pressait contre moi, je la respirais… Dès que j’entrais dans sa chambre, je sentais son parfum me pénétrer, j’étais grisé… Une veilleuse brûlait sur la table, on distinguait à peine les choses. Nous nous taisions, nous écoutions, par la fenêtre ouverte, le grand silence ◀de▶ la nuit, auquel s’opposait en nous-mêmes un tumulte. Je dis à Lina, à voix basse : « Comme ton cœur bat ! » Elle me répondit par un baiser. Tout reposait ; seuls, elle et moi, au milieu du grand sommeil mystérieux, nous étions éveillés et ardents…
Or, du fond ◀de▶ la maison, des profondeurs muettes ◀de▶ la maison, un bruit me parut se lever. On eût dit que quelqu’un marchait. J’entendais, comme en rêve. Puis des craquements se succédèrent, des marches, un escalier qu’on monte. Je regardai Lina ; les yeux fermés, elle était loin ; elle écoutait en elle le mélodieux concert ◀de▶ son amour. Cependant, le bruit persistait, il se précisait, il se rapprochait. Et j’eus soudain conscience ◀de▶ la réalité : je me précipitai à bas du lit. Surprise, Lina s’était dressée, et elle me regardait avec effarement. Quelqu’un venait !… Je m’étais élancé vers la porte, pour donner un tour ◀de▶ clef à la serrure. Je n’en eus pas le temps. Déjà la porte s’était ouverte. Un homme en costume ◀de▶ soirée, tenant une lampe ◀de▶ la main gauche, et ◀de▶ l’autre un gros revolver ◀d’▶ordonnance, surgissait devant moi. Lina avait poussé un cri et s’était évanouie. Son père ! Je l’avais reconnu aux yeux, les mêmes beaux yeux qu’elle. ◀D’▶un regard, il avait tout compris. Il me visait. Moi, nu, sans arme. Ah ! j’étais perdu… ◀D’▶instinct, je jetai un coup d’œil à la Madone, puis toute ma préoccupation fut ◀de▶ faire bonne contenance, et ◀de▶ ne pas prêter à rire à ce vieux singe. Je le regardai en face. Le bras tendu, il avait braqué sur moi son revolver, je repense à cette minute, j’ai un frisson. Tout à coup son bras s’abaissa ; et il sourit :
— Bell’uomo ! dit-il. Cela m’ennuie ◀de▶ vous tuer… Après tout, j’ai le temps…
Il avait refermé la porte, puis il avait posé la lampe sur la petite table ; et singulier, insolite avec son habit noir et sa cravate blanche, il m’examinait sans gêne, promenant ses regards sur ma poitrine, mon cou, mes bras. Je le considérais de mon côté, sans broncher : un visage maigre et creusé, des cheveux gris, une moustache forte.
— Si vous voulez prendre la peine ◀de▶ passer une veste, dit-il, nous pourrons causer…
Il gardait son revolver à la main.
— Monsieur, fis-je, je n’aime guère qu’on se moque ◀de▶ moi. Si vous avez l’intention ◀de▶ me tuer, tirez donc tout de suite. Ce sera ◀de▶ meilleur goût que ◀de▶ faire auparavant des plaisanteries qu’il m’est difficile ◀de▶ relever.
— Eh ! signore, répliqua-t-il, vous me parlez sur un drôle ◀de▶ ton !… Mais je ne m’offenserai pas pour si peu. J’ai d’autres raisons ◀de▶ m’offenser, sans doute. Je ne désire pas plaisanter. Quant à vous tuer, ma foi, je ne sais plus. Je verrai tout à l’heure. Per Bacco ! êtes-vous si pressé ◀d’▶aller dans le royaume des ombres ?…
Il avait sorti ◀de▶ sa poche un second revolver.
— Vous excuserez tout cet armement, ajouta-t-il avec légèreté. Je rentrais ; j’ai entendu du bruit ; je croyais avoir affaire à des voleurs…
Pendant ce monologue, qui me parut étrangement long, j’avais exécuté machinalement ce que m’avait dit le père de Lina. J’avais revêtu ma veste — une petite veste ◀de▶ fil — et maintenant j’attendais.
— J’ai reconnu à votre accent que vous êtes étranger ; puis-je avoir l’indiscrétion ◀de▶ m’informer ◀de▶ votre nom ? me demanda le marquis en s’inclinant comme dans un salon.
Je me souvins alors ◀de▶ ce que sa fille m’avait dit, touchant sa superstition nobiliaire, et je me rappelai en même temps avec assez ◀d’▶à-propos que ma mère était ◀de▶ sang bleu.
— Vicomte ◀de▶ Gardanne, répondis-je.
— Vous êtes gentilhomme ? Ah ! c’est parfait ! — Il posa son revolver. — Me ferez-vous la grâce, monsieur le Vicomte, ◀de▶ me montrer le chemin par lequel vous êtes venu ici ? Cela m’intrigue…
Je le conduisis à la fenêtre. Il vit la planche qui traversait la ruelle.
— Puuit !…· Brave, fit-il, vous êtes brave.
Après un court silence, se retournant vers moi :
— Écoutez, monsieur le Vicomte, vous me plaisez, dit-il. Aussi vrai qu’il fait nuit, j’avais, il n’y a qu’une minute, la ferme intention.de vous tuer. Maintenant, j’y découvre bien des inconvénients ; le scandale d’abord, ma fille déshonorée… Puisque vous êtes si bien dans la maison, — (il dit cela sans me choquer, à la française) — vous savez sans doute qui je suis : Marchese di Baiano, colonel aux guides en retraite. — Je m’inclinai. — Vous aimez ma fille, Monsieur, dit-il en tournant les yeux vers Lina, qui était toujours inanimée sur le lit.
Je fis un signe de tête.
— Eh bien, Monsieur, voici le meilleur… D’ailleurs, si je ne vous tue point, en vérité, je n’aperçois que cette solution… Voici le meilleur : vous ferez Adelina di Baiano, ma fille, vicomtesse ◀de▶ Gardanne.
Il me demanda, là-dessus, qui je voyais à Naples. Je lui nommai certaines ◀de▶ mes connaissances. Il m’arrêta :
— Carrera, Giovanni Carrera… À six heures, il va au Caffetuccio, vous savez, Piazza Vittoria… Demain, soyez donc avec lui. Je passerai, je m’arrêterai, il vous présentera. Nous nous reverrons. Dans trois mois, monsieur le Vicomte, vous pourrez épouser ma fille.
Là-dessus, je le quittai ; je craignais un peu qu’il ne poussât la planche et me fît tomber dans la ruelle. On réputé bien traîtres les Italiens. Il vit mon hésitation. Mais il ne pouvait me faire sortir ◀de▶ chez lui ◀d’▶aucune autre façon. Il me donna sa parole qu’il ne toucherait à rien. En effet, je rentrai chez moi. Je me mis au lit, et, brisé par cette soirée, je m’endormis presque aussitôt.
VIII
Je me frottai les yeux. J’étais dans mon lit ; je venais de me réveiller. Peu à peu, je reprenais conscience, ma pensée se dépouillait ◀de▶ l’ombre ; la vie me ressaisissait. Tout de suite la scène ◀de▶ cette nuit s’était représentée à mon esprit, et je m’efforçais ◀de▶ savoir si cela s’était passé réellement ou en songe.
C’était fou… c’était un rêve… Oui, j’avais rêvé cela ! Mais en promenant machinalement mes regards à travers la chambre, je vis, allongée sur le sol, la planche qui me servait à passer chez Lina. Et je me rappelai la hâte avec laquelle j’avais tiré à moi cette planche, lorsque je m’étais enfin vu ici, sauf. Je me remémorai mon départ ◀de▶ la chambre ◀de▶ Lina, sous les yeux du marquis. Et tout me redevint tellement présent, avec des couleurs si vives, que je ne doutai plus. Je n’avais point rêvé. Cette extraordinaire scène s’était bien déroulée ainsi, cette nuit.
Je me levai. J’entrouvris ma fenêtre, et je regardai si celle ◀de▶ Lina était ouverte, comme chaque matin. Elle allait paraître ; elle allait me jeter un regard ardent et tendre. Mais non, ce matin, la fenêtre était close. J’éprouvai un malaise. Je la revis étendue sans mouvement sur son lit. Qu’avait fait son père après mon départ ?… Avait-elle repris ses sens ?… Et que se passait-il maintenant derrière cette fenêtre ?… J’étais anxieux ; je fixais ces vitres aveugles et ce mur qui me cachait ma Lina comme pour les traverser ◀de▶ mon regard. Je commençai ◀de▶ m’habiller lentement, absorbé dans mes réflexions. Je ne quittais presque pas ◀de▶ l’œil la fenêtre ◀d’▶en face ; mais tout demeurait immuable ; je regardais la petite plante qu’elle arrosait tous les jours, et qui, ce matin, avait l’air abandonné, inutile, des choses oubliées. Les pigeons, sur la terrasse, menaient leur existence quotidienne, le ciel était pur, le soleil rayonnant : mais tout cela me paraissait triste et sans raison ◀d’▶être.
Point ◀de▶ doute, elle était malade. Cette nuit, elle avait été renversée par une émotion terrible. Ah ! livide sur ses draps, inerte, comme morte ! À la suite ◀d’▶un choc semblable, une fièvre cérébrale parfois se déclare. Et moi, alors que je devrais être auprès ◀d’▶elle, le premier, à son chevet, rester là, condamné à ne rien savoir !… Quand elle avait ouvert les yeux, quand elle s’était rendu compte ◀de▶ ce qui s’était passé, quel désespoir et quel affolement ! Peut-être s’était-elle voulu tuer ? Que lui avait dit son père ?… Oui, que lui avait-il dit ?… Car enfin toute la scène ◀de▶ cette nuit était invraisemblable ; à présent que je l’analysais, elle m’apparaissait une comédie qui devait finir tragiquement. Non, rien n’en était possible, le marquis m’avait joué, il avait dissimulé ses vrais sentiments et feint. Notre situation n’avait point changé ◀de▶ la manière dont elle le semblait. Il était impossible qu’hier au soir nous fussions encore des amants tremblants, à l’amour précaire et qui se cache, un couple qui songe à rompre avec le monde entier, à fuir, et qu’aujourd’hui, que ce matin, nous fussions fiancés. Et pourquoi ? Parce que le père ◀de▶ la jeune fille que j’aimais nous avait surpris !… Non, cela était absurde. Il ne pouvait sortir ◀de▶ cet accident qu’une catastrophe, et nulle autre chose.
Sans doute, le père de Lina avait-il pensé à sauvegarder la réputation ◀de▶ sa fille, et renonçant, par crainte du scandale, à me tuer chez elle, il avait d’abord résolu ◀de▶ me faire quitter la maison sans éclat. Mais toutes ses paroles, ce projet ◀de▶ mariage, ses compliments, là, devant le corps ◀de▶ sa fille évanouie, et quand je venais de l’outrager gravement, il était clair que ce n’était qu’un jeu… Cet homme ne pouvait que me haïr et désirer ma mort. Quand j’étais parti, et qu’il n’avait plus été forcé ◀de▶ se contraindre, quel effrayant soupir ◀de▶ soulagement sa poitrine avait dû exhaler, et ◀de▶ quels regards ◀de▶ meurtre ses yeux noirs avaient sans doute brillé ! Pourvu que, dans sa colère, il ait épargné sa fille ! Mais si elle était encore vivante, c’était sûr : il avait décidé que nous ne nous reverrions jamais. Il allait l’envoyer dans quelque couvent, ou l’enfermer dans une propriété lointaine, au milieu d’une campagne abandonnée. Peut-être était-elle déjà partie ; et peut-être que cette chambre, dont je considérais la fenêtre close, était maintenant vide pour toujours. Celle qui faisait mon bonheur et toute ma vie roulait peut-être déjà loin d’ici, sur une route morne, en larmes, et m’appelant ◀d’▶une voix désolée. À cette pensée, devenu furieux, je donnais des coups ◀de▶ poing sur la table, et j’avais envie ◀de▶ tout briser. J’étouffais ◀de▶ mon impuissance ; j’aurais crié.
Ah ! quant à moi, j’aurais maintenant à me garder ! Le marquis dissimulait trop bien. Certes, il ne me provoquerait pas. Il tenait trop au silence ; il redoutait trop le scandale. Il chargerait quelqu’un ◀de▶ le débarrasser ◀de▶ moi ; la Camorra n’existait pas pour rien à Naples. Et j’étais en Italie, dans la, vieille patrie des bravis. Il n’était pas difficile ici, c’est probable, ◀de▶ trouver des gens pour faire cette besogne-là, bien, discrètement. Sans doute le marquis di Baiano y songeait-il déjà, naturellement et sans vergogne, tandis qu’il m’accablait ◀de▶ ses politesses. Il devait bien rire, à part soi, en voyant ce naïf étranger accepter pour argent comptant toutes les balivernes qu’il lui débitait. Ma foi ! ce n’était pas mal joué !
Je regardais toujours la fenêtre ◀de▶ Lina. Nul mouvement ne s’y trahissait. J’étais à bout ◀d’▶angoisse, et ◀d’▶impatience. Il fallait sortir, cela me détendrait les nerfs. J’irais jusqu’au restaurant ; et peut-être la marche, l’air ◀de▶ la rue, la vie autour de moi m’apporteraient-ils quelque idée, une façon ◀de▶ me renseigner sur le sort ◀de▶ Lina sans la compromettre.
… J’avais bien fait ◀de▶ sortir. J’étais allé dans un cabaret où je dînais parfois, et où la jeunesse dorée ◀de▶ Naples avait ses habitudes. Précisément j’y rencontrai Carrera et je m’assis à sa table. Il m’avait suffi ◀de▶ franchir le seuil ◀de▶ ma maison pour changer ◀d’▶humeur. Comment demeurer morose, taciturne et inquiet au milieu de l’éblouissement du jour, ◀de▶ l’allégresse des rues vivantes, ◀de▶ la beauté chaude des femmes et du bourdonnement ◀de▶ ruches joyeuses qui sortaient des maisons. La vie n’était plus qu’insouciance et clarté. Et quand j’entrai au restaurant, pénétrant parmi cette société aimable et légère, mes noirs soucis étaient déjà loin. J’échangeai quelques saluts, et, au milieu du bruit frivole des conversations, je me mis à attaquer avec un appétit, qui se déclara soudain formidable, le vermicelle aux vongole qu’on m’avait apporté. La joie ◀de▶ vivre renaissait pour moi. Peut-être ce soir quelque camorriste, chargé ◀d’▶une terrible mission par le marquis, me guetterait-il dans l’ombre ; en tout cas, pour l’instant j’étais tranquille ; le lieu était agréable, et quant au macaroni, excellent. Carrera, qui avait fini son repas, fumait ◀d’▶un air indolent. Des régates devaient se disputer le surlendemain. Nous nous mîmes à débattre les chances des clubs qui y participaient.
Je regardais mon compagnon, et je pensais que, cet après-midi, il devait me présenter au marquis de Baiano. Je n’avais pas songé à cela ◀de▶ la matinée. Cette idée du marquis faisait partie pour moi ◀de▶ la comédie qu’il m’avait jouée ; mais maintenant, redevenu optimiste, j’y croyais presque. Je cherchais une manière ◀d’▶apprendre à Carrera mon nom ◀de▶ Gardanne. Le mieux, ma foi, c’était ◀de▶ faire le bonhomme. Je lui dis donc du ton le plus naturel, que, depuis quelque temps, je me repentais ◀de▶ ne m’être pas fait connaître à Naples sous mon nom véritable. Je le regrettais en considérant les amis que je m’étais faits ici, toujours si obligeants à mon égard.
Carrera, très curieux, comme tous les Napolitains, dès le commencement ◀de▶ ce petit discours, m’observait avec l’intérêt le plus vif. Quel était ce mystère ?… Quand je lui eus avoué que j’étais vicomte ◀de▶ Gardanne, il donna les marques ◀d’▶une extrême satisfaction. Il ne pouvait naturellement comprendre qu’étant noble je l’eusse dissimulé. Mais, me sachant ◀de▶ belle race, il m’aimait tout de suite deux fois plus, flatté, heureux ◀de▶ me posséder pour ami. Je lui racontai que je n’avais pas dit mon nom, parce que j’étais venu à Naples pour travailler ; comme il se pouvait que ma famille eût des alliances ici, l’on m’eût invité, j’eusse été contraint ◀d’▶aller dans le monde ; c’est ce que je ne voulais point… Cependant, j’en étais au café. J’allumai une cigarette, tandis que Carrera prenait, à la napolitaine, des poses de plus en plus nonchalantes. J’allais, moi aussi, m’attarder, laisser en paressant tourner les heures, quand Lina reparut soudainement devant mon esprit. Alors je ne songeai plus qu’à rentrer chez moi pour voir si sa fenêtre était toujours close. Je dis à Carrera : « Peut-être à cinq heures, au Caffetuccio », et je le quittai.
Mais, à la maison, je retrouvai les choses dans l’état même où je les avais laissées. Aucun indice que rien n’eût bougé pendant mon absence. Ce fut une déception. Tout s’était arrangé dans mon imagination ; j’avais recouvré la paix, j’eusse presque nommé rêveries ◀de▶ lunatique mes craintes ◀de▶ la matinée. En revoyant le mur impénétrable qui enfermait Lina, mon anxiété reparut, et je retombai dans mes noires hypothèses, aussi vite que je m’en étais échappé tout à l’heure. On eût dit que la vie avait abandonné cette maison. Sa fenêtre, qui maintenant demeurait obstinément fermée !… Ah ! elle devait être loin ! Son père l’avait expédiée. Et quant à ce rendez-vous au Caffetuccio, il était évidemment bien inutile ◀de▶ me déranger. Le marquis s’amuserait encore s’il apprenait que j’avais eu la candeur ◀de▶ m’y rendre.
Je réfléchissais donc, assis devant ma fenêtre, tandis que l’ardeur du soleil décroissait peu à peu. Cependant, cinq heures approchaient ; je me décidai subitement à descendre au Caffetuccio. Qu’il y allât et ne m’y trouvât pas ?… S’il n’y avait eu aucun subterfuge dans la scène ◀d’▶hier ?… Je pris ma canne et mon chapeau et me précipitai…
J’avais retrouvé Carrera, nous prenions ensemble une glace à l’étroite terrasse du Café, en regardant passer les rares élégantes qui se trouvaient encore à Naples à cette époque avancée. Des officiers, des jeunes gens, arrivaient ◀de▶ Chiaia et traversaient la place Vittoria pour faire quelques pas devant la mer. Les beaux arbres ◀de▶ la Villa Nationale étaient enveloppés par les rayons du soleil baissant. J’étais nerveux et je cherchais à le cacher… Comme cinq heures sonnaient, le marquis di Baiano parut. Il était vêtu avec coquetterie et me sembla plus jeune qu’hier au soir. Il salua Carrera, qui se leva courtoisement à son approche. Comme il me regardait un peu, ◀de▶ la façon dont on regarde quelqu’un que l’on ne connaît point, Carrera lui demanda la permission ◀de▶ lui présenter son ami le vicomte ◀de▶ Gardanne. M. di Baiano me sourit fort gracieusement et me tendit la main. Il s’assit avec nous, demeura quelques minutes, fut charmant, s’inquiéta ◀de▶ savoir si je me plaisais à Naples, et, quand il partit, voulut bien me dire qu’il espérait que nous nous reverrions.
Lorsqu’il se fut éloigné, Carrera, qui ne s’était aperçu ◀de▶ rien — et comment eût-il pu se douter ◀de▶ l’extraordinaire comédie qui venait de se jouer devant lui ? — Carrera entama ses louanges. Il m’apprit que le marquis était un des meilleurs gentilshommes, et sa famille une des plus anciennes du royaume ◀de▶ Naples ; qu’il était riche, ce qui était assez rare dans l’aristocratie ◀de▶ ce pays, et qu’il avait un fils et une fille, l’un et l’autre ◀d’▶une grande beauté. Je savais mieux que lui que Lina était belle ; mais je l’écoutais paisiblement me la vanter, tout en pensant à elle. Son père, un si parfait galant homme, un si aimable seigneur, non ! il ne l’avait pas envoyée loin de Naples ! Pour quelle raison sa fenêtre, ◀de▶ toute la journée, ne s’était-elle pas ouverte ? je l’ignorais. Mais elle était là. Elle était là et en parfaite santé. Tout s’était bien passé. J’en étais sûr. Le marquis n’eût pas montré tout à l’heure cet air libre, dégagé, content, s’il avait nourri quelque souci à ce sujet. J’étais rassuré sur elle. Et pour ce qui me regardait, cet homme du monde au léger sourire, aux propos ◀d’▶une si fine politesse, ne méditait aucun projet sinistre. Il ne me haïssait point. Il n’allait pas soudoyer quelque affreux bandit pour me faire disparaître ◀de▶ la surface ◀de▶ la terre. Je souriais maintenant ◀de▶ mes inventions ◀de▶ la matinée.
Le crépuscule tombait peu à peu ; des lumières, une à une, s’allumaient. Tout devenait rêveur. Carrera, satisfait ◀de▶ sa journée, qui avait ajouté au nombre ◀de▶ ses amis un vicomte, et tout à fait féru ◀de▶ moi, me proposait ◀de▶ dîner avec lui au Pausilippe. J’acceptai. Je passai une soirée assez douce, et je rentrai chez moi pour me mettre au lit, la tête calmée, et prête à accueillir les plus jolis rêves.
IX
Le matin, en m’éveillant, je souriais à la vie. Je me mis à la fenêtre, tout enchanté du soleil et des colombes dans l’azur. Mon naturel, avec son fort penchant pour l’inconnu et le hasard, reprenait le dessus. Je tenais une belle aventure, j’étais heureux. Celle-ci me semblait plus belle encore, depuis que le père de Lina nous avait surpris. Elle se compliquait, elle devenait émouvante. Je ne pouvais plus du tout savoir comment elle finirait. J’étais de plus en plus livré au sort, et comme un enjeu dans la main ◀d’▶un joueur. C’est là ce qui me plaisait et me faisait battre le cœur. Mais, ce matin, je sentais que le chemin que je suivais était bon, quelque instinct me soufflait que je ne courais point ◀de▶ danger. Hier, pour que cette humeur noire m’eût tenu la moitié du jour, sans doute, en avais-je frôlé un. Aujourd’hui, tout me paraissait favorable, je n’avais point ◀d’▶inquiétude. La fenêtre ◀de▶ Lina demeurait close comme la veille. Je ne m’en souciais point ; je n’en voulais déduire rien ◀de▶ fâcheux. Une raison naturelle que j’ignorais, et voilà tout… Aussi, un peu plus tard, quand cette fenêtre s’entrouvrit, ne me sentis-je pas autrement surpris, ni ému. Je m’y attendais. Nul événement heureux, pour l’instant, ne pouvait m’étonner. La veille j’avais souffert ◀de▶ voir cette fenêtre fermée, aujourd’hui, elle s’ouvrait ; c’est ainsi que cela devait être. Et j’aperçus, au fond ◀de▶ la chambre, Lina, ma Lina, Lina, mon amour !… Elle me fit un signe ; puis, comme si elle eût entendu quelque bruit, disparut. Mais, ◀de▶ l’avoir vue, ma Lina, une seconde seulement, mon cœur se mit à chanter, et je sentis à travers mes veines glisser une force, un bonheur, un enthousiasme délicieux. Elle, vivante, florissante, et toutes ses craintes dissipées ! Elle, là, tout près et à moi ! Elle, et son amour frais et enivrant, elle, plus belle et plus jolie que toutes les femmes, elle, ma Psyché, elle, pareille à Diane !…
On frappa à ma porte. Ma logeuse entra. Elle me regarda, comme ◀d’▶habitude, avec application, en fronçant les sourcils. Elle s’efforçait ◀de▶ me comprendre, mais n’y parvenait pas. Elle, m’apportait une lettre. Je lus sur l’enveloppe mon nom : le nom du vicomte ◀de▶ Gardanne. Hier au soir, j’avais averti ma logeuse, en cas ◀d’▶un billet du marquis. Encore un trait ◀de▶ moi qui avait stupéfié la bonne femme… Et, précisément, c’était un mot du marquis de Baiano, qui m’invitait à le venir voir dans l’après-midi. Je souris : ainsi, comme je le pressentais, tout allait pour le mieux. Décidément, le père de Lina persistait dans le projet qu’il avait conçu et qu’il m’avait exprimé l’autre nuit. Tout à l’heure, je lui ferais ma première visite. Là-dessus, nous nous reverrions ; puis je me déclarerais. Notre accord deviendrait public, officiel, et, dans peu de mois, j’épouserais sa fille. Je me sentais l’âme légère. J’eusse envoyé des baisers au rayon ◀de▶ soleil qui glissait dans ma chambre, teignant toutes les choses couleur ◀de▶ bonheur. Mais, malgré que la conjoncture parût bien sérieuse, je ne pouvais m’empêcher ◀de▶ rire ◀de▶ cette façon qu’on avait ici ◀d’▶entrer par la fenêtre dans une grande famille. Il se montrait dans la conduite du marquis quelque chose ◀d’▶invraisemblable, et cela me paraissait ◀d’▶une fantaisie un peu vive. En vérité, j’étais curieux ◀de▶ ce qu’il me dirait tout à l’heure. Je m’habillai avec coquetterie, mais fort discrètement, car le peu que je l’avais vu m’avait persuadé qu’il y avait du goût chez cet homme-là, et qu’il remarquerait aussitôt la moindre erreur ◀de▶ toilette, comme le manque le plus léger ◀de▶ politesse. J’étais fort occupé par l’idée ◀de▶ ma visite, et je fus impatient et tel qu’une âme en peine jusqu’à quatre heures, moment que je m’étais fixé pour me présenter chez le marquis di Baiano.
Je m’acheminai donc alors vers la maison ◀de▶ Lina. C’était un palais ancien, dont la porte monumentale s’ornait ◀de▶ chaque côté ◀de▶ deux bornes sculptées, lesquelles figuraient une sorte ◀d’▶animal légendaire, à la gueule ouverte. Au-dessus ◀de▶ la porte, taillées dans le marbre, les armes des Baiano. Un portier en livrée se tenait sur le seuil. Il me précéda dans les escaliers ◀de▶ pierre qui dessinaient une large évolution. En montant, je m’émerveillais ◀d’▶entrer aujourd’hui par la porte, et avec honneur, dans une maison où j’avais pénétré si souvent à la manière des hirondelles ou des voleurs. Instinctivement, je cherchais à comprendre le plan ◀de▶ la construction pour savoir ◀de▶ quel côté se trouvait l’appartement ◀de▶ Lina. Cependant cette préoccupation ne m’interdisait pas ◀de▶ voir aussi ce qui m’entourait, et je remarquai, dans la grande cour autour de laquelle se développait l’escalier, une immense volière peuplée ◀d’▶oiseaux aux mille couleurs. Au premier étage, le portier me confia à un valet qui me conduisit, à travers vestibule et antichambre, jusqu’à un grand salon ◀de▶ parade, puis disparut pour aller m’annoncer à son maître.
La salle où je me trouvais était haute et vaste. Trois grandes fenêtres encadrées ◀de▶ rideaux ◀de▶ damas rouge l’éclairaient. Le parquet était ◀de▶ marbre, sauf dans le centre ◀de▶ la pièce, où une mosaïque ◀de▶ la Renaissance, imitation ◀de▶ l’antique, représentait Amphitrite et Neptune, sur leur char, traînés par des tritons à travers les flots. Au mur, était pendu un grand portrait ◀de▶ Ferdinand IV, le roi Nasone, sans doute donné par ce prince à quelque Baiano, haut personnage ◀de▶ sa cour. Des statues ◀de▶ marbre et des plantes vertes, des bahuts, ◀de▶ grands et pesants sièges anciens, tout un mobilier ◀de▶ famille, où se lisait toujours le même blason, et qu’on se transmettait sans doute ◀de▶ génération en génération depuis des siècles, garnissaient le salon. Cela offrait ◀de▶ la grandeur, ◀de▶ la majesté, avec quelque chose ◀de▶ froid qui provenait sans doute du dallage ◀de▶ marbre, nu et sans tapis… Mais une portière s’était soulevée, et le marquis apparaissait, un sourire bienveillant sur les lèvres, la main tendue. Deux petits fox pleins ◀de▶ vie le suivaient, qui se mirent à sauter sur moi, en poussant des murmures et des ronchonnements ◀de▶ joie : « Cuccia ! Cuccia !… » disait le marquis pour calmer ses chiens, qui finirent par se coucher à ses pieds.
— Vous êtes bien aimable ◀d’▶être venu me voir, monsieur le Vicomte. J’ai été heureux ◀de▶ faire votre connaissance, hier, au Caffetuccio. J’aime beaucoup les Français. D’ailleurs, je connais un peu la France… commença le marquis.
Je le regardais. J’avais peine à imaginer que cet homme, qui me disait des paroles si obligeantes, était le même que celui qui, il n’y avait pas encore quarante-huit heures, me tenait au bout du canon ◀de▶ son revolver, m’ayant surpris à moitié nu dans la chambre ◀de▶ sa fille. Mais, apparemment, la scène ◀de▶ l’autre nuit ne comptait plus ; elle était abolie, elle était retranchée ◀de▶ la suite des événements qui s’étaient réellement passés, elle n’était jamais arrivée. M. di Baiano ne me connaissait que depuis hier soir, et par Carrera. J’étais stupéfait du naturel avec lequel il s’exprimait, et j’essayais ◀de▶ me mettre à son ton. Il s’intéressait à ce que je lui disais sur Naples ; il m’écoutait dans l’attitude aisée et courtoise ◀d’▶un homme du monde.
Peu à peu, une grande gêne m’avait pris ; je m’attendais à présent à ce que le propos changeât soudain, et que, sans transition, le marquis me déclarât qu’il était à mes ordres, et qu’il me demandât mon jour et mon heure pour une rencontre. Cette idée nouvelle m’était venue à l’esprit, en effet, que, maintenant que nous nous connaissions publiquement, nous pouvions nous battre sans scandale. J’attendais donc qu’il entamât ce sujet, ce qui m’eût fort soulagé. Mais point. Avec le même accent ◀de▶ cordialité charmante, il me parlait maintenant ◀de▶ ses enfants, ◀de▶ son fils qui vivait à Rome, ◀de▶ sa fille. Il s’interrompit :
— Au fait, monsieur le Vicomte, vous ne connaissez point ma fille Adelina. Je m’en vais vous présenter à elle.
Interloqué, je le considérai en me demandant s’il n’y avait point dans cette phrase quelque intention ◀de▶ querelle. Ma foi, non. Aucune contrainte visible, un parfait naturel. Je ne voulais plus m’étonner ◀de▶ rien. Je m’inclinai donc, jouant mon rôle ◀de▶ mon mieux, et avec, comme lui, un sourire ◀d’▶homme du monde sur les lèvres, et en remerciant ◀de▶ l’honneur.
Il appuya sur un bouton. La vieille femme que je connaissais bien pour l’avoir souvent rencontrée dans la rue accompagnant Lina parut, à laquelle le marquis donna l’ordre ◀d’▶aller chercher sa fille.
J’attendais, ému. Revoir ici, devant son père, dans le salon ◀de▶ parade ◀de▶ son palais, ma maîtresse ! Quelle comédie se jouait ? Je me mordais les lèvres ; le marquis me regardait ◀d’▶un air indifférent, mais je sentais qu’il m’observait. J’entendis un pas léger glisser sur les dalles ◀de▶ marbre, et, par la grande porte du salon, dont les deux battants étaient restés ouverts, je vis avancer Lina, en robe ◀de▶ toile blanche, avec une grosse ceinture ◀de▶ soie noire. Elle baissait les yeux, elle était aussi blanche que sa robe. Elle entra dans le salon, et s’approcha ◀de▶ son père, toujours le regard fixé sur le sol. Alors M. di Baiano dit :
— Ma fille Adelina, monsieur le Vicomte de Gardanne.
Lina leva les yeux sur moi. Et je brûlai ◀de▶ me jeter à ses pieds. J’avais envie ◀de▶ lui demander pardon ◀de▶ ce qu’elle avait déjà souffert par moi. Son regard était toujours tendre et chargé ◀d’▶amour, mais il me semblait aussi ombré ◀de▶ honte. Les torsades ◀de▶ ses beaux cheveux étaient nouées avec un ruban noir comme celui ◀de▶ la ceinture… Cependant, Lina s’était assise. Les roses refleurissaient un peu sur son visage ; elle était moins pâle. Je vis qu’elle faisait un grand effort sur elle-même ; elle releva la tête avec fierté ; la honte ne convenait pas longtemps à ce noble sang. Elle se tourna du côté de son père et le regarda en face. Je restais silencieux, trop troublé pour oser parler. Enfin le marquis rompit les chiens ; comme si ◀de▶ rien n’était, impassible, admirable, il reprit la conversation. Il raconta à sa fille comment il avait fait ma connaissance hier au Caffetuccio, il lui répéta ce que j’avais dit tout à l’heure sur Naples ; il articula une foule ◀de▶ choses aimables sur les Français et sur moi-même. Et maintenant nous parlions musique, il me racontait que la saison du San Carlo avait été très belle cet hiver ; il me demandait quelles nouveautés on avait données à Paris, et comme il me citait un air ◀de▶ Pergolèse que je ne connaissais pas, sa fille se mit au piano et commença ◀de▶ le jouer. Elle chanta quelques phrases. Je remarquai que sa voix était ferme : nous n’étions plus émus ni les uns ni les autres.
Alors, me déclarant ravi ◀de▶ la réception qui m’avait été faite, et demandant la permission ◀de▶ revenir bientôt, je pris congé, saluant le marquis, et baisant respectueusement la main ◀de▶ Mlle di Baiano.
X
Je ne savais que penser ; je n’avais jamais vu personne mentir aussi bien que le père de Lina. J’examinais ses façons avec moi, son détachement, la simplicité et la spontanéité ◀de▶ ses propos. C’eût été à croire, en vérité, que l’autre nuit j’avais rêvé. Mais je n’avais point rêvé, je le savais bien. Alors, que signifiait cela ?… Et n’avais-je pas tout à craindre ◀d’▶un homme qui savait si parfaitement dissimuler ?… Comment serais-je jamais fixé sur ses vrais sentiments ? Ses projets, quels pouvaient-ils être ?… Je m’y perdais.
Cependant, à force ◀d’▶y réfléchir, je trouvai une explication dont il me fallut bien me contenter. Ce gentilhomme voulait effacer le souvenir ◀d’▶une nuit déshonorante en ne l’évoquant point, en ne la rappelant jamais à sa mémoire ; il l’exilait, autant qu’il était possible, ◀de▶ la réalité. Il fallait que cela n’eût pas été, cela n’avait pas été ! J’étais un cavalier français, j’aimerais peut-être sa fille, et peut-être qu’un jour je lui demanderais sa main : voilà ce qui était réellement. Cela seul était correct ; cela seul était possible ; cela seul était vrai. Je supposais que le sentiment ◀de▶ l’honneur le faisait agir, et je le jugeais beau et noble.
Mais il se produisit alors en moi quelque chose ◀de▶ singulier. Dès que j’eus la conviction que les choses se passeraient comme il l’avait dit, et que j’épouserais Lina, j’éprouvai une déception. Je fus tout à fait troublé.
J’étais heureux à l’idée ◀de▶ fuir avec elle, ◀de▶ vivre avec elle librement, dans l’exaltation ◀de▶ l’amour, en opposition à la société et aux lois. Je comptais présenter à Lina toutes les objections que je croyais ◀de▶ mon devoir ◀d’▶exprimer, mais je pensais bien qu’elle ne s’y rendrait pas et que nous partirions. J’étais heureux. L’idée du mariage, au contraire, me glaçait ; j’y distinguais je ne sais quelle contrainte du sentiment, je ne sais quel essai ◀de▶ régulariser, ◀de▶ canaliser la passion, laquelle est faite pour jaillir hors de toutes les règles, loin de toutes les lois, et qui est comme une source débordante. Il me semblait diminuer et froisser mon sentiment pour Lina qu’on le classât, et qu’il fût inscrit et consacré par les autorités ecclésiastiques et par les autres. Ces formalités me paraissaient s’introduire là où elles n’avaient que faire. L’amour était un sentiment sauvage et magnifique, qui ne regardait absolument que les deux êtres dont il s’était emparé, et qui devait se déformer, s’atténuer, se restreindre et n’être plus lui-même, si la société, l’approuvant, lui venait donner son assentiment, avec ses sourires mondains et ses propos médiocres.
Nous nous aimions, nous possédions un merveilleux secret ; il y avait entre nos deux vies un lien clandestin et inouï. Nous allions révéler cela à tout le monde, et cette passion dangereuse, défendue et embellie par le mystère, deviendrait alors quelque chose ◀de▶ licite, ◀d’▶ordinaire, ◀de▶ simple et ◀de▶ bourgeois ! C’était descendre du ciel sur la terre…
En aimant Lina, je courais un risque, je possédais un bien qui ne m’appartenait pas, j’étais un aventurier audacieux, avec un cœur ardent et prêt à tout. Maintenant, le risque serait fini : non seulement j’aurais le droit ◀de▶ l’aimer, mais encore le devoir ! Et c’était un autre que moi, maintenant, qui, s’il l’aimait, connaîtrait le danger et l’aventure ! Voilà ce qu’on me retirait : ma poésie et mon bonheur. Plus ◀de▶ mystère, plus ◀de▶ risque et plus ◀de▶ secret !…
Et j’avais besoin ◀de▶ Lina, je ne pouvais me passer ◀de▶ ses baisers, ◀de▶ sa chair divine, ◀de▶ l’entendre se plaindre et gémir ◀de▶ volupté dans mes bras. Ces fiançailles, combien ◀de▶ temps, deux mois au moins, elles dureraient !… Deux mois sans me trouver seul avec elle, tout ce temps sans qu’elle soit à moi ! Et je ne la verrais plus chaque matin à sa fenêtre. Et je n’entrerais plus la nuit, dans sa chambre, comme un voleur. Et je ne connaîtrais plus l’incertitude du lendemain, toutes ces craintes et toutes ces souffrances qui, à présent qu’elles m’étaient retirées, me paraissaient pareilles aux plus grandes délices !…
Cependant, à tous ces déplaisirs, il me fallait bien me résoudre. Et j’essayais ◀de▶ m’en fâcher moins, en me disant que l’aventure, tout de même, n’était pas terminée. Ce mariage à l’étranger, et ce mariage-là, surtout, était bien singulier… Je croyais tout fini, tout commençait peut-être ? Étais-je fixé au juste sur les intentions du marquis ? Est-ce que je connaissais le fond ◀de▶ sa pensée ?… J’étais loin, en somme, ◀de▶ me trouver dans une sécurité absolue. Quelle vengeance méditait-il ? Et, en admettant qu’il n’en préparât aucune, lorsqu’il apprendrait que je n’étais noble que par ma mère, qu’allait-il dire ?
Et puis, tout de même, ce n’était pas le mariage bourgeois, puisque les autres ne sauraient jamais l’histoire vraie ◀de▶ mes relations avec Lina. En face du monde, nous demeurions des complices : il y avait encore un secret, il y avait encore à dissimuler ; le roman subsistait.
Et d’ailleurs, quoi ! prenons les choses du mieux. Le marquis a raison, il a choisi le meilleur parti, c’est un homme sage. S’il eût été plus beau qu’il me tuât, il est excellent tout de même qu’il ne m’ait pas tué… Et enfin, maintenant, je vais pouvoir approcher Lina souvent, tous les jours, à tout instant. Et dès le mariage célébré, nous partons, loin de l’étiquette et ◀de▶ la représentation, loin de tous, seuls enfin, seuls et libres !
XΙ
Je me décidai à déménager. Il était mieux séant ◀d’▶habiter moins près de ma future femme. Et comme il me faudrait peut-être recevoir quelques visites, il était utile que mon installation fût décente. Je m’installai à Chiatamone, dans un palais où je trouvai à louer deux immenses pièces assez bien meublées. Ce souci ◀de▶ mon déménagement, encore qu’il s’agît simplement ◀de▶ transporter ◀d’▶une maison dans une autre mes bagages, me distraya et détourna le cours ◀de▶ mes réflexions. Mais que chargé ◀de▶ sentiments fut le dernier regard que je jetai à ma chambre, cette chambre dans laquelle j’avais été si heureux et où j’avais vécu des heures si folles ! J’allai à la fenêtre, je considérai les colombes ◀de▶ Lina, là-haut, sur le rebord ◀de▶ la terrasse, et sa fenêtre à elle ! Mon cœur se gonfla. Ah ! que ◀de▶ souvenirs !… Ah ! mon long regard sur la colline, sur les maisons étagées, sur Saint-Elme, sur tout ce décor qui avait entouré mon existence pendant ces beaux mois qui ne reviendraient plus jamais !… J’envoyai un baiser à tout cela, un baiser au passé. Adieu ! Adieu ! mon rêve ! adieu, ma folie !…
Cependant, dès que je fus entré dans mon appartement ◀de▶ Chiatamone, on eût dit que j’avais pénétré dans une nouvelle peau. Parbleu ! dans celle du vicomte ◀de▶ Gardanne ! Et soudain je compris ce que c’était ◀d’▶épouser la fille du marquis de Baiano. La magnificence ◀de▶ mon installation m’impressionna. En somme, je faisais un beau mariage. Qu’en penseraient mes parents ? Ils avaient, depuis beau temps, pris le parti ◀de▶ me considérer comme un fou et ◀de▶ ne plus même chercher à porter obstacle à mes fantaisies. Ils feraient bien un peu la grimace en voyant une étrangère entrer dans la famille, mais ne seraient-ils pas flattés qu’elle fût aussi noble et belle ?
Après tout, se marier ce n’était point tellement absurde. La vie ◀de▶ garçon est si souvent fâcheuse. Posséder une maison montée et ne plus vivre au restaurant !… Plus ◀d’▶une fois, déjà, j’y· avais songé. Les années passaient, je n’étais plus un petit jeune homme. Maintenant, tout allait bien encore, mais plus tard… On ne peut errer toujours ◀de▶ pension en pension, ◀de▶ table ◀d’▶hôte en table ◀d’▶hôte. On m’aurait proposé, il y a quelques mois, avant qu’elle ne fût ma maîtresse, ◀d’▶épouser Lina, il est probable que j’eusse été ravi, et il m’eût semblé que c’était le meilleur mariage que je pusse rêver. Maintenant qu’elle m’aimait, il n’était pas moins bon. Pourquoi donc alors le regretter ?… Passer ma vie avec elle, n’était-ce pas tout ce que je souhaitais ? Ensemble, aller ensemble au milieu du monde, à mon côté avoir toujours cette vraie merveille, mais que pouvais-je désirer de plus ? Fuir avec elle, oui, — mais après !… Ne nous en serions-nous pas repentis un jour ?… Et qu’importait donc ◀d’▶être mariés ? Puisque l’essentiel c’était ◀d’▶être toujours ensemble, toujours l’un à l’autre.
Voilà ce que je me disais maintenant que j’occupais un riche appartement dans la Via Chiatamone, maintenant que j’étais bien réellement le vicomte ◀de▶ Gardanne. Je ne redoutais plus qu’une chose : que le marquis, lorsque je lui avouerais toute la vérité, ne m’acceptât plus pour son gendre. Il se montrait toujours avec moi ◀d’▶une correction parfaite. Jamais il n’avait reparlé des circonstances dans lesquelles nous nous étions connus ; c’était toujours par Carrera, soi-disant, qu’il avait fait ma connaissance. J’allais lui rendre visite, et il me recevait avec une bonne grâce infinie. Mais il ne parlait point ◀de▶ nos projets. Et je dus, lorsque je jugeai le moment venu, lui adresser une demande en règle. Quand il eut entendu que je sollicitais la main ◀de▶ sa fille, le marquis de Baiano me remercia poliment ◀de▶ l’honneur que je lui faisais, et me dit, comme si ◀de▶ rien jamais n’avait été entre nous, me dit qu’il ne pouvait point me répondre, car il fallait d’abord consulter la principale intéressée. Mais je commençais à être habitué à ses façons. Adelina m’agréant pour époux, il consentit au mariage… C’est alors qu’il me fallut lui faire l’aveu que je n’étais Gardanne que par ma mère. Il prit la chose mieux que je n’osais l’espérer. Cet homme était décidément incompréhensible. Était-il vrai que je lui plaisais ? Que je lui plaisais au point qu’il pût tout tolérer ◀de▶ moi ? Avait-il pour l’Amour ce fond ◀de▶ respect napolitain, qui fait qu’on passe condamnation sur tous les actes qui viennent de lui, ou bien ce veuf, qui vivait en garçon, n’était-il pas fâché ◀de▶ se délivrer ◀de▶ l’embarras ◀d’▶une fille ? Je n’en sais rien, ma foi, et aujourd’hui encore, après des années, je ne suis guère plus avancé à son sujet. Cet homme-là m’est resté une énigme. Enfin, ni l’aveu ◀de▶ ma demi-roture, ni le compte ◀de▶ ma fortune, qui en somme était médiocre, ne le touchèrent, et le jour du mariage fut définitivement arrêté.
Je m’empressai ◀d’▶écrire à mes parents une longue lettre pour leur vanter la famille dans laquelle j’allais entrer, et ils m’envoyèrent leur consentement, s’excusant sur la longueur du voyage ◀de▶ ne pas assister à la cérémonie.
Je voyais Lina tous les jours. Elle était folle ◀de▶ bonheur, elle n’osait pas croire que c’était vrai, que, dans quelques semaines, librement et honnêtement, nous serions l’un à l’autre. Cela était trop beau. Elle avait peur. Comme elle avait le sentiment ◀d’▶avoir commis une grande faute en se donnant à moi, il lui paraissait injuste que cette faute la rendît heureuse. Elle avait péché, elle devait être punie ; elle serait punie un jour. Elle redoutait l’avenir. Mais elle n’y voulait point songer ; elle écartait les idées funestes. Ah ! pas ◀d’▶ombre sur son cœur !… Elle se livrait toute au présent.
J’allais la chercher le matin, et je la conduisais aux bains de mer du Pausilippe. J’étais fier ◀d’▶être à son côté et les regards ◀d’▶admiration qu’on lui adressait m’enivraient. Qu’elle était belle ! Le bruit ◀de▶ ses fiançailles avec un Français s’était tout de suite répandu dans la ville. Je connaissais bien les Napolitains, et je savais à quel point ils sont bavards et moqueurs, tout occupés du dehors, et passant leur vie à se conter les uns sur les autres mille petites histoires. Il fallait leur plaire. Je m’y appliquai, et je ne pense point que j’y réussis mal. Les amis du marquis, auxquels je fus présenté, ne semblèrent pas mécontents ◀de▶ moi. J’eus la fortune ◀d’▶avoir des mots ◀de▶ leur goût et qu’on se répéta. Enfin mon futur beau-père me parut enchanté.
Lina était plus amoureuse encore, parce que je plaisais, avec peut-être une pointe légère ◀de▶ jalousie, en me voyant aimable avec d’autres qu’elle. Mais son sens méridional ◀de▶ la sociabilité lui faisait comprendre et entièrement admettre mon attitude. D’ailleurs, la corvée mondaine fut assez légère. Presque tout le monde, heureusement, à cette époque ◀de▶ l’année, avait quitté Naples.
Le marquis, qui possédait une propriété à Castellamare, où il se rendait ◀d’▶habitude l’été, consentit pour nous à ne point l’ouvrir. Sa fille et moi le lui demandâmes ; ici nous nous sentions plus libres que là-bas, où nous aurions retrouvé toute la société.
Lina, ma fiancée !… Elle n’était plus ma maîtresse. C’était une jeune fille, et je me sentais pour elle un nouvel amour. On eût dit que jamais je ne l’avais possédée. Nous étions chastes. Mais il arrivait des moments, pourtant, où, nos regards se pénétrant, nos mains devenaient tremblantes, je voyais ses narines qui battaient un peu, je poussais un profond soupir ; et nous sentions tous les deux que le lien qui nous unissait nous tenait jusqu’aux entrailles ! Ah ! la serrer dans mes bras ! Ah ! manger tes lèvres que je désire follement ! redevenir des amants ! Mais la vieille bonne était derrière nous, elle ne nous laissait jamais seuls. Je me dominais, je m’écartais un peu de Lina, tandis qu’elle-même, épuisée, ◀d’▶un geste délicieux, baissait la tête.
Nous déjeunions quelquefois avec le marquis et. Lina, au restaurant, justement, des Promessi Sposi4, ◀d’▶où l’on découvre une vue si belle et si étrange sur les Champs Flégréens. Nous faisions des promenades en voiture. Le soir, parfois, il y avait fête sur la mer, le golfe était alors tout brillant ◀de▶ feu, couvert ◀de▶ barques illuminées, retentissant ◀de▶ musique et ◀de▶ chants. Une foule claire, aimable et animée, se promenait sur la Via Carracciolo, considérant avec plaisir ce spectacle.
Mais enfin le jour du mariage arriva. Il se célébra chez le marquis, dans le grand salon ◀de▶ parade. Un prélat ◀de▶ la famille ◀de▶ Baiano nous unit. Il y eut grande affluence. Lina, vêtue ◀de▶ satin blanc et ◀de▶ dentelles, était divinement belle. Elle était émue et très pâle.
XII
Retrouver ma maîtresse et ma reine ! Elle dont j’avais été exilé ! Elle que toujours je voyais si près et qui était loin et hors de portée comme un rêve. Quelles minutes celles où, libres enfin ◀de▶ nous-mêmes, elle m’ouvrit ses bras en me tendant sa bouche ! Nous croyions bien nous être élevés déjà ensemble au sommet du bonheur ! Non ! il existait encore des régions plus hautes. Je la serrais dans mes bras, j’eusse voulu l’entrer dans mon cœur, j’aspirais son souffle. Ah ! regoûter à la façon divine dont elle se laissait adorer ! La retrouver ! Quels transports ! quels cris ◀de▶ joie et quels gémissements ◀de▶ plaisirs !
Nous pénétrions dans un nouvel amour. Elle n’était plus l’amante furtive et secrète que je ne connaissais qu’à demi. À présent je la possédais tout entière, et mes raisons ◀de▶ l’admirer s’étaient multipliées. Je m’étais enrichi ◀de▶ mille attitudes, ◀de▶ mille gestes ◀d’▶elle, qu’auparavant je ne soupçonnais pas, et qu’elle m’avait livrés un à un, jour par jour, tandis que je la voyais chez son père, ou dans la rue près de moi, ou dans quelque maison amie. Toutes les expressions ◀de▶ son visage, tous ses sourires, comme toutes les nuances ◀de▶ sa voix, maintenant je les savais. Elle m’avait ravi ◀de▶ mille manières neuves, et chaque fois qu’elle m’avait révélé ◀d’▶elle-même quelque nouveau détail exquis, j’avais eu ◀d’▶elle un désir nouveau. Et maintenant, c’est elle que je possédais, elle telle qu’avant, ma maîtresse que j’adorais, et elle, cette créature nouvelle que je venais seulement ◀de▶ connaître. C’était la même et c’était une autre que mon imagination et mon cœur embrassaient. Et je m’exaltais à la pensée que la fleur parfaite pour laquelle tous les yeux n’avaient que regards étonnés, éblouis, ou enchantés, était à moi, à moi !
Nous partîmes pour la Sicile. ◀De▶ ce voyage, je conserve un souvenir inoubliable. Je n’imagine pas qu’autre vie que la mienne ait connu des minutes plus pleines, un épanouissement plus complet. J’étais dans toute ma force, dans la puissance et l’éclat ◀de▶ ma jeunesse, la créature que je jugeais la plus belle au monde et dont chaque mouvement me pénétrait l’âme et me portait dans une atmosphère supérieure, celle qui vraiment était une déesse, vivait à mes côtés. Nous voyagions dans le plus magnifique pays qui ait été créé sous le ciel. Enfin, l’été était radieux !…
Dans tout mon voyage, je n’aperçois rien qui ait été petit, qui ait diminué mon bonheur. Et si je pense au paradis, je n’y mets pas une autre joie que celle alors qui m’enivra.
Dans le paradis, pourtant, j’ôterais les crépuscules. Ces crépuscules qui déchirent les amants, qui mêlent un poison subtil à leurs délices, qui versent en eux une tristesse poignante, qui les font se serrer l’un contre l’autre avec angoisse, qui, silencieusement, leur disent que tout passe, étouffant soudainement la voix heureuse ◀de▶ leurs âmes. Ainsi, plus ◀d’▶une fois, quand nous étions étendus sur quelque promontoire, contemplant le spectacle sublime du soleil couchant sur la mer, Lina devenait pâle, elle me prenait la main. Et, levant sur moi ses beaux yeux que la mélancolie obscurcissait, elle murmurait : « Ah ! tu ne m’aimeras pas toujours ! » Et je devais la presser sur mon cœur, la rassurer et lui répéter ce mot plus grand que nous, hélas ! « Si ! toujours ! toujours ! toujours ! »
Je sentais son âme pleine ◀de▶ larmes et prête à déborder. C’est à cette heure-là encore que le remords et que la crainte s’emparaient ◀d’▶elle. Elle ne le disait pas, mais je le savais bien quand elle pensait : J’ai péché ; j’ai péché, je serai punie. Aujourd’hui je suis heureuse, un jour j’expierai !… Lorsque cette pensée déprimante la traversait, on eût dit que tout ◀d’▶un coup la fleur avait manqué ◀de▶ sève, sa tête tombait sur son épaule, elle pâlissait, elle était sans force. Et je lui parlais, j’essayais ◀de▶ la distraire, alors que, quelquefois, à moi-même le crépuscule avait glacé le cœur.
Ah Lina ! ma pauvre Lina !
Mais ces douloureux instants, peut-être qu’ils étaient nécessaires pour reposer notre bonheur, et lui donner le pouvoir ◀de▶ s’épanouir le lendemain avec une force renouvelée ! Oui ! quelles journées ◀de▶ lumière et ◀de▶ rêve ! Quels souvenirs embaumés pour m’y réfugier maintenant dans mes jours sans parfum… Je me rappelle certains matins sur la mer, quand tous les deux, assis à l’avant ◀d’▶un bateau, nous nous taisions, regardant, respirant, nous sentant jeunes, rafraîchis et purs, comme si l’aube s’était levée aussi en nous-mêmes. Nous entendions le petit murmure des eaux que fendait la proue, c’était une jolie musique. La mer était toute bleue, avec ◀de▶ légers bouillonnements le long du navire. Dans le lointain, on apercevait des montagnes parfaites. Autour de nous, sur le désert ◀d’▶azur, des nuées virginales flottaient, des brumes délicates, tendres, roses, pudiques. Nous naviguions dans le ciel et nous souriions ◀d’▶extase et ◀de▶ félicité…
Ma souple et gracieuse Lina était robuste. Nous faisions ◀de▶ longues promenades, des ascensions dans la montagne. Nous marchions sous le soleil, joyeux ◀de▶ ses chauds rayons qui nous épousaient. Elle éprouvait pour la nature un amour sain et fort. Quand elle se dépouillait ◀de▶ son aspect superficiel ◀de▶ correction anglaise, à la mode dans la société ◀de▶ Naples, elle en était tout près, ◀de▶ la nature, elle était vraiment la sœur des arbres, des plantes, des ruisseaux, des collines et des bêtes. Nous nous sentions sur le cœur du monde. Nous étions les enfants ◀de▶ la terre, comme les animaux et les fleurs, et nous étions animés du même souffle. Je me rappelle cette ascension dans la montagne ◀de▶ Taormine, jusqu’à un petit village, perché là-haut sur un pic. Les montagnards, poussant leur âne devant eux, nous croisaient dans le sentier. Nous montions, nous avions chaud, le rude soleil nous caressait, nous sentions sous nos pieds avec amitié la pierre dure. Parfois, nous nous arrêtions un moment. Et puis : allons ! encore un effort !… Nous arrivâmes au sommet. Des nuages passaient à travers le village en s’effilochant. Nous respirions largement. Il y eut une éclaircie, et soudain la Méditerranée, l’immense étendue des rivages, et les lignes souveraines des montagnes apparurent. C’était un paysage grandiose et serein, et nous le contemplâmes, nous le possédâmes avec bonheur.
L’âme ◀de▶ Lina vibrait, elle sentait la beauté. Et ce pays admirable, qui paraissait être le sien, dont elle semblait l’expression et auquel devait la rattacher une hérédité lointaine la transportait ◀d’▶enthousiasme. Ah ! quand je la voyais, moi couché dans l’herbe, et elle debout devant moi, dressée dans la lumière et se détachant sur le ciel, et pareille, vraiment pareille à Diane, elle Lina, encadrée par ce paysage immense et parfait, ah ! mon âme chantait alors un chant inouï ◀d’▶allégresse !
Je la revois à Syracuse, près de la mer où l’écho du chant des sirènes ne s’est pas encore éteint. Quand son pied frappait ce vieux sol tout pétri ◀de▶ beauté, un chœur ◀d’▶ombres harmonieuses se levait. J’entendais des voix s’élever au-dessus ◀d’▶une cité blanche immense. Je revoyais les trirèmes dans le port. Une foule grecque, noble et gracieuse, se pressait sous des portiques. Et l’admirable paysage candide s’animait. Elle redonnait vie à la fontaine Aréthuse et au fleuve Anapo. Et sur ses chaudes lèvres vivantes, je baisais l’antique beauté morte dont le rêve nostalgique fait trembler encore notre pensée.
Car Lina pour moi exprimait au physique l’idée ◀de▶ la perfection. Elle était pareille à ce pays ◀de▶ Syracuse. Je l’en sentais la fille. Et contempler les lignes du paysage ou bien celles ◀de▶ son visage et ◀de▶ son corps me purifiait également l’esprit.
Cependant l’été allait finir, les jours diminuaient. Ce n’était déjà plus l’apothéose. Je ne voulus pas voir mourir la belle saison, là où j’avais connu un bonheur si éclatant, un épanouissement si parfait. Ah ! qu’un regret n’aille pas maintenant troubler nos joies !
Nous retournâmes à Naples. Je voulais prendre congé du marquis avant que ◀d’▶emmener ma femme en France. Ce fut encore délicieux. Nous fîmes avec Lina des pèlerinages aux lieux charmants, où nous nous étions aimés. Déjà c’était le passé. Mais le présent n’était pas moins beau. Il était doux et enivrant. Nous parcourûmes la ruelle que naguère je traversais sur ma planche, et elle se serra contre moi en frémissant.
Mais quoi ! nous partions pour une existence nouvelle. Le monde où je la conduisais lui était inconnu, tout y était étrange et séduisant.
Elle éprouva pourtant un mouvement ◀de▶ tristesse au moment où le bateau qui nous emmenait en France perdit Naples ◀de▶ vue. Nous avions dépassé le Pausilippe, Capri, puis Nicida. Nous nous éloignions toujours, la terre avait disparu… Accoudée au bastingage, elle restait là songeuse, regardant l’horizon, où rien n’apparaissait plus que les flots ◀de▶ la mer. Où l’emmenais-je ? Vers quoi ?… L’avenir ! Quel avenir ?… Je la sentais émue, craintive, anxieuse… Alors je l’attirai à moi et je l’embrassai.
Ethnographie, folklore.
Memento [extrait]
M. Alan Ostler a été correspondant ◀d’▶un journal anglais chez The Arabs of Tripoli (8°, ill. Londres, John Murray, 10 h. 6) pendant la guerre italo-turque. Il n’est pas tendre pour les Italiens, mais plein ◀de▶ sympathie pour les Turcs et les Arabes. Pourquoi : il l’explique avec nombreux faits à l’appui. Ayant quelque expérience en matière de psychologie musulmane, je n’hésite pas à dire que ce volume compte certainement parmi les meilleurs sur ce sujet. Il y aurait à citer presque à chaque page ; le chap. xvii est consacré à la question des Berbères ; l’auteur a vu en Tripolitaine ◀d’▶intéressantes ruines romaines.
Les Revues.
Memento [extrait]
[…]
La Revue critique (25 novembre) : — « Les Leçons ◀de▶ Florence », par M. J. Longnon. […]
Lettres allemandes.
Memento [extrait]
[…]
Les lettres ◀de▶ Karl Stauffer-Bern, dont les Süddeutsche Monatshefte (décembre) poursuivent la publication sont toujours ◀d’▶un poignant intérêt. Cette fois-ci nous accompagnons le jeune artiste dans son voyage à Rome.
[…]
Lettres polonaises.
Kazimierz Chledowski : Rzym — Ludzie
baroku (Rome — Homme du barocco), H. Altenberg
M. Kazimierz Chledowski poursuit ses études ◀de▶ la Renaissance italienne. Après Sienne, la Cour à Ferrare, Rome — Hommes ◀de▶ la Renaissance, dont j’ai déjà rendu compte, il nous donne aujourd’hui un nouvel ouvrage : Rome : — Hommes du Barocco. C’est encore un travail ◀d’▶un amoureux ◀d’▶art, aussi riche en détails, aussi consciencieux et intéressant que les œuvres précédentes du même auteur. Ce qui attire le plus l’attention ◀de▶ M. Chledowski, ce n’est pas tant l’art lui-même que la vie, l’atmosphère ambiante où naît une œuvre d’art, l’homme qui la crée. L’auteur nous donne un tableau très curieux, très coloré et vivant ◀de▶ la cour des Papes au xviie siècle. Connaissant à fond l’époque d’après les documents authentiques, d’après les monuments et les œuvres d’art, il semble avoir vécu au temps ◀d’▶Urbain VIII ou ◀d’▶Innocent X, et on écoute sa voix avec le même intérêt avec lequel on aurait suivi le récit ◀d’▶un grand seigneur ◀de▶ la cour papale qui serait surgi du fond ◀de▶ sa tombe, souriant et plein ◀de▶ vie, pour nous raconter les choses dont magna pars fuit. Et on pardonne à l’auteur aisément certains détails superflus qui parfois nuisent à l’unité ◀de▶ son travail, comme on les pardonnerait à un causeur, érudit et aimable, qui nous tiendrait sous le charme ◀de▶ sa parole et ◀de▶ son geste.
L’auteur semble n’avoir ni préjugés, ni parti pris. Il ne se gêne pas pour aller jusqu’au bout dans ses conclusions. La vérité, telle qu’elle lui apparaît après des recherches patientes, est toujours pour lui « la plus grande amie ». Il n’hésite pas à souligner tout le mal que les empiétements ◀de▶ l’Église et des jésuites ont fait à l’art et à la culture au xviie siècle. Mais s’il est sévère pour certaines idées ou institutions, il n’a pour les défauts et les péchés des hommes qu’un sourire indulgent ◀de▶ philosophe.
Les ouvrages ◀de▶ M. Chledowski ont trouvé un public très large en Pologne ; ils ont trouvé des lecteurs bénévoles en Allemagne : je suis sûr que ces œuvres, traduites en français, auraient acquis à leur auteur ◀de▶ nombreuses amitiés en France.
Tome CI, numéro 374, 16 janvier 1913
Histoire.
Memento [extrait]
Ernest Daudet, Tragédies et Comédies ◀de▶ l’Histoire, récits des temps révolutionnaires d’après des documents nouveaux (Hachette, 3 fr. 50.) […] — Dans « Une révolution à Naples » (1798-1800), et dans « Une Mission diplomatique en Russie » (1799), M. Ernest Daudet retrace la carrière, récemment étudiée, du Marquis de Gallo, ce dévoué ministre des Bourbons ◀de▶ Naples dont le zèle sauveur méritait mieux, trompé et desservi qu’il fut toujours par sa Cour et notamment par la reine Marie-Caroline, dans toutes ses négociations, tant à Vienne qu’à Saint-Pétersbourg, ou qu’enfin auprès de Napoléon. Pour ces deux intéressantes études, M. Daudet a utilisé d’une part la « Correspondance inédite ◀de▶ Marie-Caroline, reine de Naples et ◀de▶ Sicile, avec le marquis de Gallo », publiée par le commandant Weil et le marquis de Somma-Circello, préface ◀de▶ M. H. Welschinger (Émile-Paul), et, d’autre part, des documents diplomatiques extraits des « Mémoires » du comte de Bray.
Les Revues.
L’Olivier : deux sonnets ◀de▶ M. Louis Le Cardonnel
[extrait]
L’Olivier (décembre) publie ces deux beaux sonnets inédits du poète Louis Le Cardonnel :
AMOUR.
[…]
RAVENNE.
À André Fontainas.
Toi que je n’ai pas vue, ô songeuse Ravenne,Tu me hantes toujours ! Car tout près de mourir,Aspirant, sans le dire, à son dernier soupir,L’Alighieri te vint, portant sa grande peine.Seul il avait marché, dans l’exil, sous la haine,Et Florence restait son incessant désir :En promenant partout leur fortune incertaine.
Musées et collections.
La collection Layard, ◀de▶ Venise, à la National Gallery
de Londres
La National Gallery de Londres va s’enrichir ◀d’▶une nouvelle précieuse collection, par suite du décès ◀de▶ lady Layard, veuve du célèbre diplomate et archéologue sir Henry Layard, qui avait légué à l’Angleterre toutes les œuvres d’art réunies par lui dans le palais Bianca Capello sur le Grand Canal. Il y a là, comme on sait, plusieurs morceaux ◀de▶ grande valeur, notamment le célèbre Portrait ◀de▶ Mahomet II peint par Gentile Bellini lors de son séjour à la cour du Sultan qui avait prié la Sérénissime République ◀de▶ lui envoyer un peintre fort habile5 (malheureusement ce portrait a été, depuis, fortement repeint) ; puis, l’Adoration des Rois Mages du même artiste, Le Départ ◀de▶ sainte Ursule de Carpaccio, une Madone ◀de▶ Cima da Conegliano, des Saints ◀de▶ Bartolomeo Montagna, une Figure allégorique du Printemps par Cosmé Tura, une Annonciation ◀de▶ Gaudenzio Ferrari, des Madones ◀de▶ Bonsignori et ◀de▶ Boccaccino, des Portraits par Moroni et par Moretto da Brescia, une Adoration ◀de▶ l’Enfant Jésus par Lorenzo Costa, une Pietà ◀de▶ Sébastien del Piombo, quelques Primitifs néerlandais, etc. : au total une quarantaine ◀d’▶œuvres choisies6. Le déplaisir des Italiens est grand ◀de▶ voir partir à l’étranger tant de belles œuvres ◀de▶ l’école nationale et une collection qui était une des parures ◀de▶ Venise ; aussi le Gouvernement italien fait-il jouer en ce moment tous les ressorts ◀de▶ sa diplomatie pour faire rentrer ces tableaux, malgré un décret rendu en 1906, dans la catégorie ◀de▶ ceux dont la sévère loi italienne ◀de▶ 1909 interdit l’exportation7.
Tome CI, numéro 375, 1er février 1913
Faust et saint Sébastien
Les œuvres littéraires ont ceci ◀de▶ particulier, qu’au contraire des œuvres scientifiques elles sont essentiellement fonctions ◀de▶ l’homme qui les crée. Alors que l’importance même ◀d’▶une découverte en fait la propriété ◀de▶ tous, et laisse peu de place à la personnalité ◀de▶ l’artisan, l’œuvre littéraire ne se saurait comprendre en dehors du poète qui l’enfanta, du milieu et du temps qui la virent naître. Ce sont ◀de▶ telles considérations qui nous ont amené à rapprocher ici le Martyre ◀de▶ saint Sébastien du second Faust.
De même que Goethe, ayant assisté au déclin ◀d’▶un siècle et à l’aurore ◀d’▶un autre, contemporain à la fois ◀de▶ la fin ◀de▶ la monarchie et ◀de▶ la chute ◀de▶ l’empire, après avoir exprimé dans Werther la « désespérance » (ce dont Musset lui fit plus tard un grief), chercha dans le second Faust à critiquer l’inanité des efforts métaphysiques ◀de▶ son temps, et à trouver une formule qui permît aux enlisés ◀de▶ cette agitation sans but ◀de▶ se ressaisir, de même M. d’Annunzio, après avoir célébré la Venise du passé, et dans ses Vierges aux rochers le lugubre effondrement des races anciennes, après avoir chanté la gloire du mécanisme qui enlève l’homme matériellement et moralement au-dessus ◀de▶ ses misères, de même M. d’Annunzio a cherché dans la glorification ◀d’▶un héros chrétien la contrepartie du négativisme nietzschéen douloureux qui régnait dans ses œuvres.
Les progénérés littéraires que domine et que mène l’instinct sexuel ne font qu’exprimer dans leurs œuvres les difficultés ◀de▶ cet instinct à se satisfaire. Cet instinct vise un but idéal et aspire à en conserver la jouissance. L’amour est donc un seuil que les poètes cherchent à atteindre, et leur pessimisme ne traduit souvent que l’impuissance ◀de▶ leurs efforts pour y accéder. Ils restent ainsi des amoureux perpétuels ◀de▶ l’amour en soi.
Mais de même que, comme le raconte P. Loti, dans les vieux temples ◀de▶ l’Inde se superposent les terrasses et les sanctuaires, ◀d’▶accès ◀d’▶autant plus difficile et ◀d’▶autant plus redoutable que l’on monte plus haut, ◀de▶ telle sorte que la plupart des fidèles restent en dessous du séjour où règnent les idoles du faîte, de même la plupart des poètes se contentent ◀d’▶aspirer sans cesse vers leur idéal et parfois ◀de▶ le saisir sans chercher plus haut une inspiration plus divine à leur génie. Goethe et ◀d’▶◀Annunzio▶ ont commencé tous deux par parcourir le cycle ◀de▶ l’amour humain, et ils en ont ressenti à la fois l’orgueil et le néant : Werther, il Fuoco, le premier Faust, Forse che si, donnent ◀de▶ manière égale l’impression ◀de▶ l’effort surtendu et ◀de▶ l’impuissance à rencontrer une formule définitive dans l’amour humain. Soit que l’effort fût trop puissant pour ne pas dépasser le but, soit que la nature elle-même du poète, trop foncièrement orgueilleuse, les ait empêchés ◀de▶ se plier à l’adaptation nécessaire, Faust, Stellio Effrena ne savent ni l’un ni l’autre conserver la femme qu’ils ont choisie et fuient tous deux vers des destinées nouvelles. Mais tandis que dans une occurrence semblable le simple poète, Musset, fait partir Octave désemparé, comme meurtri par une chute, et que l’amoureux dégringole les degrés du temple en attendant ◀de▶ se saisir à quelque nouveau mirage, Goethe et ◀d’▶◀Annunzio▶ se détournent comme des héros blessés en s’abritant sous le manteau ◀de▶ leur orgueil et s’évadent en montant plus haut.
Plus haut : c’est Dieu.
Or l’idée qu’un homme se peut faire ◀de▶ Dieu n’est que la projection extérieure ◀de▶ sa propre nature. Comme toute idée métaphysique, l’idée ◀de▶ Dieu subit lourdement l’influence du coefficient personnel et résulte ◀de▶ toutes les contingences ◀d’▶éducation, ◀de▶ milieu, ◀d’▶époque et ◀de▶ civilisation, où l’individu se trouve placé. Mais si l’œuvre, suivant les influences qui présidèrent à sa formation, est éminemment variable dans sa trame et dans son style, les grandes lignes en sont toujours les mêmes, car les problèmes du cœur humain sont ◀d’▶essence éternelle. Quels que soient le philosophe et la note personnelle qu’il imprime à son œuvre, toutes les productions ◀de▶ l’esprit humain nées dans ces conditions présenteront ◀de▶ telles analogies que, pour n’être point des redites, elles ne seront cependant que des répliques extrêmement comparables.
L’odyssée satanique du docteur Faust ou la course au martyre ◀de▶ l’illuminé Sébastien ne sont que l’histoire ◀d’▶un homme qui cherche à sortir du cadre étroit des limites ◀de▶ son milieu, à perpétuer sa vie en la liant indissolublement à quelque force éternelle.
Un premier élément ◀de▶ comparaison entre nos deux poètes est l’orgueil. Ils apparaissent tous deux comme des manifestations isolées ◀de▶ l’activité intellectuelle et du génie propre ◀de▶ leurs races, à des époques qui, comme nous le disions au début, sont assez analogues. Alors comme maintenant, au seuil ◀de▶ ces deux siècles successifs on peut retrouver les mêmes malaises. À la philosophie compliquée, impuissante, pessimiste ◀de▶ la fin du xviiie siècle en Allemagne, correspond le catholicisme étroit et fétichiste ◀de▶ la fin du xixe .
L’unité morale allemande était beaucoup plus avancée que l’unité politique, après les tourmentes successives ◀de▶ la révolution et ◀de▶ l’empire ; il y avait donc un malaise considérable, dû à la multiplicité des centres intellectuels et à leur séparation par des barrières conventionnelles et des régimes différents qui empêchaient les hommes ◀de▶ mentalités analogues ◀de▶ se rapprocher, et parfois même ◀de▶ penser librement ; d’autre part la forme politique elle-même ◀de▶ ces petits États ne pouvant justifier leur durée et la diversité ◀de▶ leurs formules respectives que par la minutie des détails, les manifestations ◀de▶ l’idée exigeaient, pour être un peu libres, une valeur assez grande ◀de▶ l’homme qui les soutenait pour que cet homme fût relativement affranchi des contingences et ◀de▶ la forme. La plupart des universitaires et par conséquent des intellectuels étaient ainsi bridés et retenus dans des cadres limitatifs ◀de▶ tout essor. Goethe, très affranchi, sentait profondément l’inanité des efforts ◀de▶ ce milieu, qui était pourtant un milieu pensant, et son émancipation philosophique fut à la fois la cause et l’effet ◀de▶ l’orgueil qu’il présenta toujours.
En Italie, l’unité politique est une chose réalisée ; l’unité intellectuelle est loin ◀d’▶avoir atteint à la même simplicité. Entre les provinces émancipées du Nord et ◀de▶ l’Adriatique et la mentalité obscurcie ◀de▶ la région romaine ou sauvagement superstitieuse du Sud, existent encore les mêmes différences qu’Edmond About signalait dans la Question Romaine ; ces différences sont suffisantes pour créer des courants ◀d’▶idées hostiles les unes aux autres, ◀de▶ véritables croisades intérieures propices elles-mêmes à des malaises excessifs se répercutant ◀de▶ l’une à l’autre extrémité. Les uns, très affranchis, ont sans cesse à se défendre contre l’agressivité déguisée et patiente ◀de▶ l’esprit romain ; les autres, encore asservis, sont sans cesse heurtés dans leur conservatisme ◀de▶ dogmes et ◀d’▶intérêts par les poussées libératrices des premiers. Il ne s’agit plus seulement des états du pape, et ◀de▶ la différence ◀de▶ vitalité respective des versants ◀de▶ l’Apennin, comme dans l’œuvre ◀d’▶About, mais ◀de▶ la diffusion ◀de▶ ce dualisme, qu’il signalait entre les deux côtés des montagnes, à toute la masse du peuple. L’homme qui pense risque donc infailliblement un conflit dès qu’il extériorise sa pensée, et devant l’inévitable attaque ne peut échapper à la géhenne commune qu’à la seule condition ◀de▶ trouver dans son orgueil un piédestal qui le mette assez haut pour dominer les foules.
L’orgueil est donc une condition nécessaire à la libre manifestation du génie chez les deux hommes qui nous occupent. Il leur fallait cette conception plus qu’humaine ◀de▶ leur personne pour échapper aux multiples entraves ◀de▶ leur milieu.
Tous deux sont les contemporains à la fois ◀d’▶un crépuscule et ◀d’▶une aurore ; tous deux
sont comme cet « homme dont la maison tombe en ruines ; il l’a démolie pour en
bâtir une autre »
… et « n’ayant plus sa vieille maison et pas encore la
maison nouvelle, ne sait ni où travailler, ni où reposer, ni où vivre, ni où
mourir »
. (A. de Musset, Confessions.)
Pour Goethe, c’est la fin du formalisme et le triomphe ◀de▶ l’esprit critique qui semble être la caractéristique mentale supérieure ◀de▶ son époque ; pour ◀d’▶◀Annunzio▶, c’est la lassitude ◀de▶ la critique et un fétichisme néocatholique qui représente la mentalité moyenne des classes affranchies par la fortune. Goethe est donc ◀d’▶origines chrétiennes profondes sur lesquelles ont réagi les idées philosophiques très anciennes ◀de▶ la Grèce et ◀de▶ Rome ; nous disons chrétiennes avec intention parce qu’il importe peu au point de vue général que le milieu ait été soumis au catholicisme ou au protestantisme dogmatique ; sa philosophie païenne est essentiellement contraire à l’un et à l’autre et le culte ◀de▶ la nature leur est aussi profondément étranger.
◀D’▶◀Annunzio▶ est ◀de▶ nature païenne, car le paganisme a imprégné assez longtemps les origines ◀de▶ son milieu pour que son génie soit fonction, non ◀de▶ la civilisation, mais ◀de▶ la terre italienne elle-même. Les instincts du premier sont conditionnés par une mentalité appartenant à des ascendants plus ou moins directs, le second est formé ◀d’▶une sève plus ancienne, émanée du sol et non ◀de▶ la race. Goethe est un païen par éducation, ◀d’▶◀Annunzio▶ l’est ◀de▶ naissance et tend à devenir le chrétien que Goethe a cessé ◀d’▶être. Il y tend parce que, sur cette nature, tout entière sentimentale, qui, en fait ◀d’▶analyse psychologique, ne peut fournir que des observations prises en lui-même, la fatigue détermine l’effort vers un repos que seule une idée ◀de▶ nature analogue à ce qui est la foi religieuse peut fournir.
Leur œuvre à tous deux portera donc nécessairement cette double empreinte à la fois ◀de▶ leurs tendances et ◀de▶ leurs origines, qui emporteront le paganisme ◀de▶ Goethe vers la véritable idée chrétienne qui est la bonté, et feront échouer le christianisme ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶ aux pieds des autels du seul dieu païen qui soit éternel : la beauté.
Pour tous deux il est nécessaire ◀de▶ parcourir la même étape, celle ◀de▶ l’amour, dont nous avons déjà parlé. Faust devient amoureux ◀d’▶Hélène après un épisode dont nous retrouverons l’équivalent mystique et matériel dans ◀d’▶◀Annunzio▶. L’amour ◀d’▶Hélène, ◀d’▶un être à proprement parler immatériel ou, si l’on veut, fantômal, représente une réalité dont la partie objective est tirée tout entière ◀de▶ l’élément vivant du couple, c’est-à-dire ◀de▶ Faust. L’amour est donc assez puissant pour créer ◀de▶ toutes pièces l’objectivité du sujet aimé. Cela a toujours été vrai pour l’amour chrétien mystique. Les grands illuminés : sainte Thérèse, saint Antoine, saint François, Marie Alacoque, ont donné à l’objet divin ◀de▶ leur amour une réalité suffisante pour en être stigmatisés matériellement, c’est-à-dire pour pouvoir constater sur leur propre chair l’action qu’ils jugeaient divine. Là le phénomène matériel reste cependant unilatéral, tandis que Goethe a voulu que l’amour ◀de▶ Faust fût assez puissant pour que, sans qu’il soit nécessaire ◀de▶ faire boire à l’ombre ◀d’▶Hélène le sang ◀d’▶aucune brebis noire, elle eût cependant une existence réelle. Il est vrai que toujours l’amour a été créateur ◀de▶ mirages et que si les anciens l’ont voulu aveugle, c’est qu’il n’a besoin ◀d’▶aucun témoignage pour croire aux splendeurs ◀de▶ l’objet choisi ; mais ils ne l’ont guère jugé assez puissant pour transférer à la femme aimée la matérialité même ◀de▶ son amant. Faust aime Hélène et parce qu’il l’aime il en tire non seulement les mêmes sensations que ◀d’▶une femme réelle, mais encore en a un enfant : Euphorion.
Euphorion, ni ombre, ni vivant, constitue le lien auquel se rattache l’équilibre
instable du couple, tant qu’il restera dans les conditions adéquates à la vie matérielle
et aux lois ◀de▶ la pesanteur. Hélène, ainsi doublement attachée à la vie ◀de▶ la terre,
continuera à pouvoir donner à Faust les satisfactions ◀de▶ sa présence, mais Euphorion
— ombre et homme — sent le besoin ◀de▶ jouir des facultés ◀de▶ lévitation qui se rattachent
à l’une des constituantes ◀de▶ son être, et, malgré la prière ◀de▶ ses parents, s’envole et
se trouve entraîné vers le ciel, tandis que son enveloppe matérielle s’anéantit. Ainsi,
comme le dit Hélène, « le lien ◀de▶ la vie et ◀de▶ l’amour est déchiré »
, et,
comme son fils, elle retourne vers Perséphone.
La flèche ◀de▶ saint Sébastien échappe aussi aux lois ◀de▶ la pesanteur, et, parce qu’elle part vers le ciel sans retomber, donne le signal ◀de▶ la rupture du saint avec le passé plein ◀d’▶amour païen, d’ailleurs aussi indécis comme sexe que pouvait l’être celui ◀d’▶une ombre, et marque dans la vie du héros ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶ un épisode aussi important que la disparition ◀d’▶Euphorion dans la vie ◀de▶ Faust. Dans les deux cas, c’est le fait surnaturel qui vient décider ◀d’▶une vocation.
Je suis libre !Souvenez-vous. Je suis la cible !Espoir, et que je serai dignePlus éclatants.(Le Saint, p. 18.)
◀D’▶◀Annunzio▶ fait entrer Sébastien dans la période active ◀de▶ son amour mystique pour le Christ par une scène que nous retrouvons dans Goethe comme préparation à la rencontre ◀de▶ Faust et ◀d’▶Hélène. Tandis que les Mères voguent dans le domaine ◀de▶ l’irréel, ne voyant que ce qui n’est pas encore, les sept magiciennes ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶, attachées aux foyers ◀de▶ leur œuvre par des chaînes ◀d’▶or qui sont des chaînes mystiques, puisqu’elles se rompront plus tard à l’apparition ◀de▶ l’objet sacré, ne contemplent que ce qui représente le culte du passé. Le trépied que Faust va chercher équivaut au voile empreint ◀de▶ la Sainte Image que la fille malade des fièvres ; cache dans son sein : l’un et l’autre sont le fétiche devant lequel tout cède et tandis que l’Hadès rend ses ombres à Faust, le voile étendu fait s’ouvrir les portes ◀de▶ bronze et se rompre les liens qui rattachaient les magiciennes à leur culte païen.
L’une et l’autre scène, qui se terminent ◀d’▶une façon symétrique, ici par l’apothéose ◀de▶ la beauté païenne, là par la mainmise ◀de▶ la Vierge sur les domaines bleus ◀de▶ Samas, s’accompagnent ◀de▶ mouvements ◀de▶ foule sensiblement comparables, soit dans la cour du roi, qui s’agite autour de Méphisto, soit dans la tourbe des affranchis et des esclaves, qui hurlent dans la chambre magique.
Sébastien est donc entré dans le paroxysme ◀de▶ son amour pour le Christ avec la même fureur sacrée qui s’empare ◀de▶ Faust quand, armé du trépied, il frappe l’ombre ◀de▶ Paris pour lui arracher Hélène ; puis cette fureur tombe et le Saint se trouve devant l’empereur, comme Faust à la fin ◀de▶ sa carrière devant les problèmes auxquels Méphisto lui a donné la faculté ◀de▶ se consacrer, dans le royaume mystérieux créé aux dépens de la mer. À ce moment, tous deux ont abandonné le culte ◀de▶ la beauté païenne et se trouvent en présence de la même tentation ◀de▶ toute-puissance que leur offre le protagoniste.
Le rôle ◀de▶ l’Empereur et celui ◀de▶ Méphisto présentent en effet ◀de▶ grandes analogies. La toute-puissance ◀de▶ l’un et le satanisme ◀de▶ l’autre les rendent constamment présents au cours du développement ◀de▶ la pièce c’est la puissance impériale qui protège saint Sébastien, dans toute la première partie, contre le résultat ◀de▶ ses violations ◀de▶ la loi païenne, de même que chaque fois que Faust enfreint les lois sociales ou qu’il se trouve dans un mauvais pas, c’est la puissance satanique qui l’arrache au danger. L’envahissement ◀de▶ la Chambre magique, qui n’est que le résultat ◀d’▶un marché, parce que Sébastien a promis la guérison au préfet, risquerait, s’il n’était pas l’ami ◀de▶ l’empereur, ◀de▶ le faire considérer autrement que comme un thaumaturge ; de même Méphisto sauve Faust ◀de▶ l’imprudence qu’il commet devant la cour en voulant séparer Hélène et Paris, et lui évite l’accusation ◀de▶ sorcellerie.
L’Empereur tente saint Sébastien en lui offrant la divinité et Sébastien se laisse un instant séduire : ici ◀d’▶◀Annunzio▶ a cherché à rappeler la tentation du Christ quand Satan lui offre l’empire ◀de▶ la terre.
Cependant Méphisto a donné à Faust cet empire ◀de▶ la terre ; seulement il a peuplé cette terre ◀de▶ créatures ◀d’▶illusion, lui donnant ainsi une puissance analogue à celle dont l’empereur dispose sur les divinités ◀de▶ son temps.
D’ailleurs le rapprochement ◀de▶ Méphisto et ◀de▶ l’Empereur est encore plus facile quand on étudie la façon dont se terminent leurs interventions respectives. L’Empereur a condamné, mais regrette assez l’exécution pour permettre au saint des funérailles plutôt glorieuses, ◀de▶ telle façon qu’après l’avoir frappé au nom de la religion païenne il lui pardonne assez pour lui permettre ◀de▶ retrouver dans l’Hadès les honneurs nécessaires ; il ne veut pas en faire une ombre errante, soit qu’il eût été touché par l’héroïsme du jeune homme, soit que son scepticisme païen le laisse sans colères suffisantes devant le culte ◀de▶ ce qui, pour lui, n’est qu’un numéro de plus dans l’Empyrée. Méphisto, qui a longuement, à la suite de Faust, erré parmi les ombres ◀de▶ l’ancien monde, qui a beaucoup causé avec elles au hasard des aventures ◀de▶ son pupille, a fini par acquérir à leur école le même scepticisme dont l’empereur est imprégné, et ne fait qu’une vague résistance lorsque les anges viennent lui arracher l’âme ◀de▶ Faust, dont la damnation se trouve ainsi évitée par un geste analogue à celui qui a épargné aux mânes ◀de▶ saint Sébastien ◀d’▶être privés ◀de▶ sépulture. Méphisto et l’Empereur procèdent ainsi du même sentiment, ◀de▶ la même absence ◀de▶ certitude. Pour Méphisto, les choses vont même plus loin, puisque Goethe laisse vaguement entrevoir qu’il pourrait bien, à la longue, échapper lui-même à la condition satanique.
La mort des deux héros caractérise également un même mouvement ◀de▶ l’âme chez les deux poètes : Faust, plus réfléchi, âgé, fatigué ◀d’▶avoir tout essayé, tout vu, tout éprouvé, même l’amour asexué ◀d’▶Hélène, saint Sébastien, enthousiaste, grisé, exalté au point de vue mystique, ne conservent ni l’un, ni l’autre ce que nous pourrions appeler le leitmotiv qui a conditionné leur existence antérieure. Faust n’a demandé jusque-là à Méphisto que des jouissances matérielles ; il a bien touché à l’amour surnaturel ou, si l’on préfère, une formule qui est peut-être plus opportune, à l’amour en soi, il a bien éprouvé toutes les joies ◀de▶ la puissance humaine, mais il reste inquiet, et il suffit ◀d’▶un incident presque insignifiant en lui-même pour le ramener au point ◀de▶ départ. Après avoir écrasé par la sensation du néant des doctrines, fait un acte ◀de▶ foi négative en se vouant au satanisme, la sensation qu’il a du néant des réalités le ramène à faire, vers l’idée chrétienne, un mouvement qui est un acte ◀de▶ foi active, implicite. De même saint Sébastien parti ◀d’▶un milieu sentimental, formé tout entier par l’amour qu’il inspire aux archers ◀d’▶Émèse, peut-être après en avoir inspiré à l’empereur, s’évade dans le mysticisme chrétien, mais sans y perdre son essence asexuée, aimant le Christ comme les archers et les adoniastes l’aimaient lui-même. Ce qui le touche n’a rien à voir avec la doctrine philosophique du christianisme.
Ô fiévreuse, où les as-tu vues ;Ces choses ? Elles ne sont pasDans le livre,(Le Saint, p. 32.)
Il est tout entier empoigné par l’idolâtrie matérielle du Sauveur et s’émeut non ◀de▶ l’idée ◀de▶ rédemption, mais ◀de▶ celle du martyre et ◀de▶ l’automutilation par renonciation aux joies du monde. Ce que lui apporte la fille malade des fièvres n’est en rien la parole fraternelle, mais le signe matériel des souffrances du Sauveur, dont la valeur religieuse lui échappe, et dont il ne sait saisir que le seul symbole charnel.
Ils ont craché sur lui. Sa faceEst défigurée. Sur ses jouesCoulent les crachats et le sang.Sa bouche est livide et gonflée.Ses dents sont toutes ébranlées,Et ses paupières, et ses yeux,Hélas ! hélas !(Le Saint, p. 30.)
Il sort donc ◀de▶ l’amour païen, comme Faust ◀de▶ la philosophie chrétienne, pour trouver non une doctrine nettement opposée à celle qui lui servait ◀de▶ guide, mais une déformation ◀de▶ son état mental primitif. Le satanisme ◀de▶ l’un, le christianisme ◀de▶ l’autre, ne sont en somme que la confession déformée ◀de▶ leur foi primitive. Puis saint Sébastien retrouve le flamboiement ◀de▶ ses amours primitives dans la dernière scène qui le remet en contact avec la cohorte ◀de▶ ses amants. Sa mort et ses obsèques sont l’apothéose, non plus ◀de▶ son christianisme, mais ici encore ◀de▶ l’amour en soi, non sexué.
C’est que, en réalité, les auteurs ont un point commun que nous allons trouver dans
cette caractéristique amoureuse dont nous avons déjà dit qu’il leur avait fallu franchir
l’étape ◀de▶ l’amour féminin sans s’y briser pour accéder l’un comme l’autre au seuil ◀de▶
mystères plus voisins des dieux que des hommes. Goethe à 38 ans s’était échappé ◀de▶ la
cour grand-ducale ◀de▶ Weimar et ◀de▶ la tendresse berceuse ◀de▶ Charlotte de Stein pour aller
passer deux ans en Italie. Là il écrivit deux poèmes, deux élégies à propos d’un jeune
garçon qu’il avait rencontré à Rome et que, dit-on, il avait aimé. Qu’il fût arrivé à
cette imprécision ◀de▶ l’amour sous l’influence du milieu ou plus particulièrement, grâce
à l’effet que lui produisirent les œuvres ◀de▶ Michel-Ange, il n’en reste pas moins
certain que ce fut ◀de▶ sa part une véritable envolée vers le génie et vers la beauté
absolue. Plus tard, dans son « divan oriental », il se laissa aller à écrire des poèmes
que les uranistes revendiquent comme une œuvre unisexuelle. D’ailleurs il pratiquait
pour Antinoüs la même admiration que l’Empereur Adrien et l’empereur Frédéric et l’on a
pu dire (Raffalowich) que, à l’époque des Grecs ou ◀de▶ la Renaissance, « Goethe
aurait aimé l’homme et la femme sensuellement et également »
. C’est cette
unisexualité, nous disons intentionnellement uni et non homo, que nous retrouvons dans saint Sébastien où l’idée amoureuse s’indiffère
du sexe pour ne se rattacher qu’à la beauté.
Est-ce une honte,
Si ma vie brûle pour l’amour
………………………………………….
(P. 32.)
Amour, que je sois assouvie !Seigneur Amour, voici ma vie.(La Sainte, p. 35.)
Des profondeurs, des profondeursJ’appelle votre amour, élus !(Le Saint aux Archers, p. 48.)
Nous avons tué notre amour.(L’archer Sanaé, p. 48.)
L’idée ◀de▶ la Beauté, surhumaine et divine, domine toute la foule masculine et féminine qui s’agite dans la pièce. Les dieux païens, comme le Christ, s’effacent et tombent tour à tour devant elle. Or l’amour ◀de▶ la beauté en soi, ◀de▶ la beauté physique à l’exclusion ◀de▶ toute idée morale, n’a jamais été une idée chrétienne, et c’est pour cela que le paganisme ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶ et celui ◀de▶ Goethe se sont ainsi côtoyés et superposés malgré des points ◀de▶ départ et des civilisations entièrement différents. L’épisode ◀d’▶Hélène est à vrai dire celui où ce culte du beau asexué éclate le plus dans l’œuvre ◀de▶ Goethe, on trouve chez lui plus que dans ◀d’▶◀Annunzio▶ le souci du beau moral dans l’effort ◀de▶ civilisation que Faust tente à la fin ◀de▶ sa vie, mais la beauté est une chose tellement païenne que Goethe est obligé, pour ramener Faust dans les voies ◀de▶ la rédemption, ◀de▶ terminer sa vie par un retour à la bonté. Saint Sébastien n’est jamais bon. Il reste cruel, égoïste, sans altruisme dans l’amour, et c’est pourquoi, malgré la magie blanche dont l’entoure son poète, il ne peut finir qu’en paganisme. L’apothéose finale, logique dans Faust, est ici surajoutée ; Adonis ne peut monter au ciel chrétien.
Nous n’insisterons pas sur les moyens ◀de▶ magie blanche employés par les deux auteurs
pour donner au public la sensation du surnaturel. ◀De▶ cet ordre sont, par exemple, la
pluie ◀d’▶or en feu dont Méphisto arrose la foule et le brasier ◀de▶ la Cour des Lys sur
lequel le saint danse sans se brûler en mimant à la fois la « saltation guerrière
et la jubilation nuptiale »
. Ailleurs les moyens scéniques ◀de▶ Goethe ont plus
◀d’▶ampleur ; la course ◀de▶ l’homunculus à travers le monde païen, et sa disparition, par
la fusion amoureuse ◀de▶ son essence avec les éléments, aux pieds ◀de▶ Galathée, comporte un
symbolisme philosophique dont il n’est pas possible ◀de▶ retrouver la puissance dans
aucune des parties du Saint Sébastien. L’amour asexué, celui dont
Musset a dit qu’il entraîne les mondes dans leurs orbites, prend dans Goethe une allure
suffisamment sublime pour devenir divin. C’est l’Eros, antérieur à toutes les divinités,
qu’il symbolise ainsi, et son retour au paganisme est en somme une sorte ◀de▶ prière
supérieure adressée à l’essence mystérieuse des choses. Il embrasse ainsi tout le passé
et ce qui peut être tout l’avenir : le dieu inconnu.
Dans Saint Sébastien l’essor est moins puissant ; il n’est plus l’expression ◀de▶ la recherche anxieuse ◀de▶ l’éternel inconnu, mais l’effort vers la glorification suprême ◀de▶ ce qui n’est qu’un chapitre, très restreint dans le temps et dans l’espace, ◀de▶ l’histoire des Dieux. Saint Sébastien monte aussi haut que le peut porter la double décadence des deux Romes : la païenne et la chrétienne ; Faust, ni païen, ni chrétien, domine toutes les théocraties du haut ◀de▶ la critique, qui est la manifestation suprême ◀de▶ la liberté ◀de▶ l’homme.
Les Romans.
Henri de Régnier : Images vénitiennes,
Fontemoing
Réédition très luxueuse des visions ◀de▶ la ville des doges par Henri de Régnier, qui sut trouver, dans le somptueux décor convenu des coins ◀d’▶intimité ◀d’▶un charme tout nouveau et plus vraiment poétiques peut-être que les décors déjà tant chantés.
Littérature.
Collection des Plus Belles Pages : L’Arétin,
Notice ◀de▶ Guillaume Apollinaire, 1 vol. in-18, 3,50, « Mercure de France »
En tête ◀de▶ ces Plus Belles Pages ◀de▶ l’Arétin, M. Guillaume
Apollinaire a écrit une notice critique qui nous apporte quelques précisions sur la vie
et sur l’œuvre ◀de▶ ce Pierre, dit l’Arétin, qui, « à cause de sa gloire et ◀de▶ son
déshonneur, est devenu une des figures les plus attachantes du xvie
siècle…, les plus mal connues »
aussi. Il demeure
l’homme des postures, non pas à cause de ses sonnets, « mais bien grâce à un
dialogue en prose qu’il n’a point écrit et où on en indique 35 »
. Tandis qu’en
Italie les lettrés le voient ◀d’▶un mauvais œil, chez nous les gens du monde accouplent sa
mémoire à celle du marquis de Sade. M. Apollinaire apprendra à beaucoup que l’Arétin fut
un personnage, ami du Titien et ◀de▶ Michel-Ange :
Dans le palais qu’il habitait, écrit M. Apollinaire, se pressait chaque jour la foule des artistes, des disciples, des patriciens, des aventuriers, des ecclésiastiques, des mérétrices, des ganymèdes et des étrangers. L’Arétin plaisante et rit souvent à gorge déployée. Il est l’homme le plus libre du monde, il ne craint personne. Il reçoit des présents ◀de▶ tous les souverains. François Ier et Charles-Quint lui ont donné des chaînes ◀d’▶or, mais ne l’ont point enchaîné… Il ne ménage rien et dit hardiment sa pensée… Fléau des princes, il les flagelle par droit divin.
Mais, ceci déroutera davantage encore l’opinion fixée : l’Arétin n’était pas un
mécréant et on possède du curé ◀de▶ San Luca, sa paroisse, une attestation ◀de▶ sa mort
chrétienne. Si Jules III ne fit pas ◀de▶ lui un cardinal, ce fut pour des raisons plus
politiques que morales : « Celui qui écrivit tant ◀d’▶ouvrages pieux et les ornait
avec la reproduction ◀de▶ la fameuse médaille qui le proclamait Fléau des Princes était,
autant que bien d’autres, digne ◀de▶ la pourpre cardinalice et, n’eût été la bassesse ◀de▶
son extraction, n’aurait peut-être pas fait si mauvaise figure sur le trône
pontifical ! »
M. Apollinaire étudie ensuite l’œuvre ◀de▶ l’Arétin, son théâtre, que Molière et Corneille semblent avoir connu, ses ouvrages religieux qui eurent une vogue considérable, enfin ses Ragionamenti. À ce sujet, M. Apollinaire voudrait que l’on restitue à l’Arétin la paternité ◀de▶ quelques ouvrages comme la Puttana errante, etc., auxquels il lui paraît impossible que le Divin n’ait pas mis la main.
Dans son choix des œuvres M. Apollinaire ne nous donne pas les sonnets luxurieux, qui sont connus, qui sont même les seules œuvres vraiment connues ◀de▶ l’Arétin. Ceux qui les ignorent encore les trouveront dans l’Œuvre du Divin Arétin, à la Bibliothèque des Curieux, ouvrage que je ne connais pas d’ailleurs.
On trouvera ici ◀d’▶amples extraits des Ragionamenti, dialogue ◀de▶ courtisanes, des fragments bien choisis du théâtre, tragédie et comédie : l’Orazia, le Philosophe, la Femme ◀de▶ Cour, enfin des Lettres qui sont une des parties les plus importantes ◀de▶ l’Œuvre arétinesque ; c’est par ces lettres qu’il exerça cette grande influence sur l’opinion publique qui fit ◀de▶ lui le Fléau des Princes. Enfin, en Appendice, un essai ◀de▶ bibliographie arétinesque, traitant des éditions en italien, qui rendra service aux lettrés.
Constatant que beaucoup des écrits ◀d’▶Arétin sont encore obscurs, M. Apollinaire termine
sa savante et amusante notice, en souhaitant que les érudits italiens parvinssent
« à éclaircir un texte très agréable à la vérité, mais rempli ◀d’▶allusions à des
événements, à des coutumes, à des personnages dont le public n’a pas idée
aujourd’hui »
. Toutefois, ajoute-t-il, c’est avec justice qu’en son temps on a
écrit que le divin Pierre Arétin était
la règle ◀de▶ tous et la
balance du style
.
Archéologie, voyages
Antoine Hekler : Portraits antiques, Hachette, 40 fr.
Le très beau volume publié par la librairie Hachette, Portraits antiques, — recueil ◀de▶ planches donnant les principales statues historiques des époques grecque et latine, d’après les collections des musées ◀d’▶Europe et même ◀d’▶Amérique, s’ouvre par une étude intéressante ◀de▶ M. Antoine Hekler, mais que je ne puis que résumer brièvement. — La statuaire grecque, écrit l’auteur, commence par des effigies honorifiques, mais selon un type encore idéal, et l’un des plus anciens portraits qui nous soient connus est celui ◀de▶ Périclès. D’ailleurs, on ne représente alors les hommes que sous leur angle ◀de▶ beauté, si l’on peut ainsi dire ; le portrait du vieux poète Anacréon est tout conventionnel ainsi que celui ◀d’▶Homère, — figuré sous les traits ◀d’▶un homme vénérable, avec une longue barbe et des yeux clos pour indiquer la cécité. Au milieu du ve siècle et avec l’œuvre à peu près perdue ◀de▶ Démétrios, nous arrivons à des réalisations plus certaines ; on lui attribue une tête ◀d’▶Euripide, du musée ◀de▶ Naples ; l’art désormais représente la vieillesse, mais l’ennoblit volontiers. ◀De▶ l’an 440, environ, est l’hermès double ◀d’▶Hérodote et ◀de▶ Thucydide du musée ◀de▶ Naples, et le portrait devient réaliste, toujours avec une tendance à l’idéalisation, comme on le voit pour les bustes ◀de▶ Socrate. Le réalisme dès ce moment s’emploie dans la statuaire funéraire ; on commence aussi à traiter, dans les têtes, la chevelure et la barbe ◀d’▶une manière plus exacte (fin du ive siècle) ; les caractères individuels, les signes ◀de▶ l’âge s’accentuent : le Démosthène du Vatican est ◀d’▶une réalité saisissante. Mais les têtes ◀de▶ femmes resteront jusqu’à la fin des effigies conventionnelles, — Bérénice, Arsinoé, Cléopâtre — sauf peut-être dans les camées. La sculpture poursuivant toujours la ressemblance, en vint à employer le moulage des figures, bientôt des corps (école ◀de▶ Lysistrate) ; mais quand même la statuaire grecque, qui cherchait à traduire le caractère individuel, inclinait aussi à rapprocher l’individualité du type général.
L’art italien, avant la conquête ◀de▶ la Grèce, est pour ainsi dire nul, C’est l’art étrusque qui d’ailleurs disparaît, bientôt et laisse la place à la statuaire hellène. On nous montre d’abord les durs paysans du Latium aux faces énergiques et têtues, qui s’affadiront bientôt, et dès le commencement ◀de▶ l’époque impériale ne seront plus que les Romains ◀de▶ la décadence. Les portraits ◀de▶ femmes expriment la droiture, mais aussi l’intelligence plutôt bornée des matrones, — en somme la simplicité ; la grâce leur manque. Avec le siècle ◀d’▶Auguste, on voit survenir des visages fins, aristocratiques, ◀de▶ culture intellectuelle, plus intense, mais qui n’ont plus l’énergie et l’obstination des ancêtres. — Il est du reste curieux ◀d’▶étudier cette série nombreuse ◀de▶ portraits — encore que beaucoup demeurent anonymes — et ◀d’▶en rapprocher le geste des personnages, — par exemple les Empereurs, presque tous des fous ou des malfaiteurs que drape la pourpre impériale et dont Tacite, plus tard les bas commérages ◀de▶ l’Histoire Auguste, retracent la vie et le destin. Mais surtout, pour qui sait rapprocher, malgré le temps, les époques et la différence ◀de▶ civilisation même, les types humains, il est curieux ◀de▶ voir combien ces êtres si anciens physiquement se rapprochent ◀de▶ nous, — des gens que nous pouvons voir passer dans la rue et que d’ailleurs, le plus souvent, nous ne ferions pas asseoir à notre table. Parmi les Grecs, Démosthène a l’air ◀d’▶un orateur ◀de▶ club ; Zénon est un contremaître ◀d’▶usine ; Socrate porte la tête ◀d’▶un bistro ; Platon, ◀d’▶un député à la Chambre ; l’Aristote du musée ◀de▶ Vienne est un vieux pauvre et Diogène le Cynique, tout nu, aujourd’hui ne sortirait guère ◀de▶ son tonneau que pour être mené au poste. — Parmi les Romains, c’est une bien autre série : le gras Pompée ; Cicéron qui a la tête ◀d’▶un avoué ◀de▶ province ; César ; face tourmentée ◀d’▶ambition ; Auguste, avec l’expression ambiguë ◀de▶ l’homme qui a réussi ; puis, c’est le masque tourmenté ◀de▶ Vipsanius ; Titus, qui semble un gros garçon surfait ; Nerva, figure autoritaire ◀de▶ vieillard ; Adrien, avec le nez allongé, la bouche tombante ; le bellâtre Antinoüs, à la bouche méprisante ; les effigies ◀d’▶Antonin le Pieux, au regard ◀d’▶éberlué ; ◀de▶ Marc-Aurèle, solide gaillard breton qui a le physique ◀d’▶un portefaix ; ◀de▶ Caracalla, l’air mauvais avec son nez en cuillère ; ◀de▶ Gallien, le regard torve, enfoncé sous l’orbite, etc. — Pour ceux que les récits ◀d’▶histoire et les considérations générales n’intéressent que médiocrement il peut y avoir ◀de▶ l’intérêt, on le voit, à regarder ces images. Elles sont ◀de▶ toute beauté, nous le répétons avec plaisir, et l’ouvrage ne dépare nullement les collections ◀de▶ la maison Hachette.
Gabriel Faure : Sur la Via Emilia, Sansot., 5 fr.
M. Gabriel Faure a réuni en un volume, — dont l’édition est d’ailleurs remarquable — ses promenades sur la Via Emilia par Plaisance, Bologne et Rimini. C’était, comme nul ne l’ignore, sans doute, une des voies ◀d’▶accès ◀de▶ l’Empire romain, et à Plaisance débouchaient trois des routes principales des Gaules par Gênes, par Suze et le Petit Saint-Bernard. — On sait aussi, par les publications précédentes, le charme des récits et les délicates impressions qu’apportent les livres ◀de▶ M. Gabriel Faure. En suivant cette route antique comme un des plus beaux pèlerinages ◀d’▶art et ◀de▶ beauté qu’on puisse faire en Italie, il note, dès Plaisance, le Municipio, palais gothique ◀de▶ marbre blanc et briques vermeilles, et les aspects du Dôme qui est une belle église romane. Mais tout un tiers ◀de▶ la ville, vers le Pô, est entamé par les démolisseurs ; on modernise ici comme en France, — c’est-à-dire qu’on enlaidit sous prétexte de progrès, pour la joie ◀de▶ tous les imbéciles. — Entre Plaisance et Parme se trouve Borgo San Donnino, encore avec une cathédrale ◀de▶ style roman, puis le pont sur le Taro. Parme est la ville du Corrège — sur lequel M. Gabriel Faure donne des pages ◀d’▶agréable critique ; c’est ensuite Modène, qui garde, outre le Dôme, des coins ◀de▶ vieux remparts ; Bologne avec San Petronio et les admirables sculptures ◀de▶ Jacopo della Quercia ; la route ◀de▶ Rimini avec Imola, Faenza, Forli, — la campagne autrefois cultivée par les Romains, — Ferlimpoli, Césène, enfin Rimini avec San Francesco, la porte Aurea et le souvenir tragique des Malatesta. — Mais on parle peut-être un peu trop ◀de▶ peinture dans les livres ◀de▶ M. Gabriel Faure, et il y a tout de même, dans les villes, autre chose à voir que des tableaux. Pourtant le récit est ◀d’▶un bel enthousiasme. L’auteur semble toujours faire un voyage ◀de▶ noces, et c’est sans doute un ◀de▶ ses éléments ◀de▶ succès.
Art
Exposition ◀d’▶Art contemporain (Galerie Manzi et Joyant) [extrait]
À la Galerie Manzi et Joyant, une seconde exposition ◀d’▶art contemporain ; la première allait jusqu’à MM. Vuillard, Bonnard et Roussel. La seconde sélecte des artistes plus jeunes […] M. Bugatti rehausse l’exposition par ◀d’▶étonnantes silhouettes animales ; voici vraiment sans conteste possible le premier des animaliers ◀de▶ ce temps. On n’avait rien vu ◀de▶ tel depuis Barye. Mais si Barye, parfois amusé, est le plus souvent tragique, M. Bugatti saisit dans la vie animale le pittoresque, le rare et disons même le comique involontaire et gauche ◀de▶ la bêtise. La statuette ◀de▶ M. Bugatti est souple comme un instantané fixé en bronze. Il y a là un hippopotame bâillant, un kangouroo sautelant, des pélicans très amusants, un fourmilier étrange serré en une volute ◀de▶ grand style ; ces admirables amusements, je les préfère pour ma part à ces lions ◀de▶ M. Bugatti, qui se souviennent trop des frises où les rois ◀d’▶Assur les perçaient ◀de▶ flèches ; Bugatti est surtout un notateur extraordinaire ◀de▶ mouvements rares et rapides.
[…]
IVe Exposition du Groupe libre (Bernheim-Jeune, rue Richepanse) [extrait]
Le Groupe libre (chez Bernheim-Jeune, rue Richepanse) est une réunion ◀de▶ jeunes artistes sans grand point commun ◀d’▶esthétique, unis simplement par une réciproque estime et voisinant bien. […] Des peintures ◀de▶ M. Bucci saisissent par leur rapide vérité, par ◀d’▶harmonieuses colorations. Ce sont des points ◀de▶ la côte niçoise, et des images ◀de▶ Sardaigne ; parmi ces dernières, une belle évocation ◀d’▶église nue et populaire avec ◀de▶ sobres silhouettes ◀de▶ paysannes aux mantes éclatantes. On peut regretter que M. Bucci, qui occupe parmi nos plus jeunes aquafortistes une des premières places, n’ait point présenté, cette année, ◀de▶ ces coins du Paris populaire dont il traduit si bien l’esprit et le bouillonnement. […]
Lettres anglaises.
Memento [extrait]
L’anonymat perd tout autant ses droits dans The Quarterly Review […] une étude sur Leopardi, par Henry Cloviston […]
Lettres italiennes
Mort ◀de▶ E. A. Butti
Avec la mort ◀de▶ E. A. Butti, les « cénacles » italiens en général, et milanais en particulier, c’est-à-dire quelques salles ◀de▶ café connues et fréquentées pêle-mêle, à Rome, à Florence ou à Milan, par des journalistes plus ou moins repus et des écrivains plus ou moins errants, ont perdu une ◀de▶ leurs plus singulières figures. Ils ont perdu un causeur fin, caustique et paradoxal, et le plus étrange misanthrope amant ◀de▶ la société, que l’on puisse concevoir. La littérature italienne a perdu ◀de▶ son côté l’espoir ◀de▶ l’œuvre très puissante, du chef-d’œuvre hautain et profond qu’on avait le droit ◀d’▶attendre, et qu’on attendait, du talent le plus inquiet ◀de▶ l’Italie contemporaine.
E. A. Butti a été, et demeure, comme la plus émouvante personnification ◀de▶ l’inquiétude.
Fils ◀de▶ cette race plus germaine que latine, qui, aux pieds des Alpes et dans les plaines lombardes, s’acharne depuis des siècles à imposer son droit héroïque à la vie, il eut ◀de▶ sa race l’orgueil individualiste étroitement, douloureusement lié au plus inapaisable mysticisme.
S’il eût vécu au temps de Manzoni, en pleine et fière éclosion romantique, il eût été, comme celui-ci, un chrétien qui porte sa foi comme un agréable fardeau. Il a vécu dans une époque ◀de▶ trouble spirituel, qui dure, où l’affranchissement humain ◀de▶ toute croyance leurre l’esprit ◀d’▶un adolescent avec l’une quelconque des mirifiques promesses entassées dans les cours et les basses-cours positivistes. Mais tout le positivisme du xxe siècle, ou l’ensemble des systèmes fort divers et ◀de▶ fort différente utilité que l’on appelle ◀de▶ la sorte, n’est qu’un « allumeur » ◀de▶ soifs. E. A. Butti est mort ◀de▶ cette terrible soif qui l’a consumé peu à peu depuis sa jeunesse ; il est mort ◀d’▶avoir cru à la non-croyance, et ◀d’▶avoir cherché pendant tout le reste ◀de▶ sa vie les sources désaltérantes ◀d’▶un mysticisme qui s’égarait dans le spiritisme, dans la théosophie, et surtout dans la plus cruelle, la plus implacable analyse ◀de▶ soi-même. Il est mort en invoquant en vain le nom et les attributs ◀de▶ Dieu.
Toute sa raillerie amusée, son indulgence pleine ◀de▶ menace et ◀de▶ dédain, l’acuité spirituelle, très milanaise, ◀de▶ ses regards, jetés, en s’en moquant, sur la vie, n’ont pu le sauver. Il s’est abîmé au fond du gouffre spirituel ouvert depuis quelque vingt ans devant tout être dont la sensibilité à la moindre noblesse, c’est-à-dire le moindre hautain désintéressement dans la recherche et dans l’affirmation des choses ◀de▶ l’âme.
À ce point de vue, le talent réel et profond, quoique incomplètement réalisé, ◀de▶
E. A. Butti est souverainement représentatif ◀d’▶un état d’âme collectif qui n’est pas
qu’italien. Après son premier volume ◀de▶ critique, Ni haines, ni
amours, après l’expression passionnée ◀de▶, soi-même donnée avec prodigalité à
son roman l’Automate, paru en français aux éditions du Mercure, il mesura son angoisse, dans les Mémoires ◀d’▶Albert Sarcori, l’Anima, l’Âme, aperçu très émouvant des préoccupations mystiques qui
l’avaient saisi et enveloppé dans sa retraite temporaire ◀de▶ Sufurs, sur les bords du
Rhin. « Toute fierté est donc vaine, écrivait-il ; le Monde et la Vie ne
finissent certainement pas là où commence l’ignorance humaine ; au contraire, le
Vrai, le Vrai absolu peut commencer justement là où notre savoir
finit. »
Un des grands mérites, solitaires et méconnus, ◀de▶ E. A. Butti fut celui ◀de▶ s’être
efforcé, sur la scène italienne si pauvre, vers quelques « représentations
◀d’▶âme et ◀de▶ corps »
, selon le mot du réformateur ◀de▶ la Pastorale au
xvie
siècle. Il rêva ◀d’▶un théâtre italien ◀d’▶allure
pensive et ◀de▶ composition artiste, capable ◀d’▶indiquer les souffrances profondes et
actuelles ◀de▶ l’esprit humain, et ◀d’▶attirer vers elles des masses émues. Avec Flammes dans l’Ombre, il présenta aux Italiens l’ébauche ◀d’▶une scène
où tous les droits humains, ◀de▶ la chair et ◀de▶ la pensée, se trouvent exaltés. Et
lorsqu’il ne sourit pas amèrement avec des satires telles que le Géant et
les Pygmées, ou le Coucou, il voulut répandre sur les autres
un peu de son incertitude, un peu de son magnifique et cruel trouble en écrivant l’Utopie, la Course au plaisir, Lucifer.
Ceci donc restera ◀de▶ ce grand écrivain : son art, semblable à un miroir voilé, un miroir aux reflets quelque peu sataniques, du trouble ◀de▶ son temps. Il restera que ce philosophe incapable ◀d’▶atteindre à un système, ce poète incapable ◀d’▶atteindre à un style, aura donné à son pays les œuvres littéraires les plus profondes ◀de▶ ces dernières cinquante années, aura et le seul à répondre ainsi aux multiples appels que les grands cœurs mystiques répandent à travers le monde depuis, surtout, un quart ◀de▶ siècle, et que des phalanges ◀de▶ musiciens accueilleront, peut-être, dans la création ◀d’▶un culte nouveau. Il restera ◀de▶ E. A. Butti qu’il fut ◀de▶ ceux qui résistèrent au mirage étincelant du succès que les snobs internationaux et les artistes facilitaient considérablement aux esthètes virtuoses qui emboîtèrent le pas à M. d’Annunzio.
Lorsque le sort ◀de▶ la littérature italienne nouvelle sera affermi, on suivra la trace marquée par l’auteur ◀de▶ l’Âme. On suivra le rêve éperdu du dramaturge épris ◀de▶ la grande leçon tragique laissée par Villiers de l’Isle-Adam. La renommée ◀de▶ E. A. Butti grandira.
Et l’on se souviendra ◀de▶ son testament pathétique, si courageusement romantique, dans
lequel il a demandé des funérailles ◀de▶ pauvre. « Ni convoi funèbre, ni
discours, ni fleurs. Silence ! Ma vie fut douleur. Je prie Dieu que ma mort soit
paix. »
E. A. Butti a été jusqu’à sa fin un grand orgueilleux, a eu jusqu’à sa fin l’orgueil ◀de▶ son inquiétude.
Gabriele d’Annunzio : La Vita di Cola di Rienzo, Milan
Encore une fois le hasard ◀de▶ la librairie m’offre le loisir ◀d’▶un rapprochement, qui est absurde en soi. Cette fois-ci, je rapproche l’écriture ◀de▶ M. Charles Maurras ◀de▶ celle ◀de▶ M. Gabriele d’Annunzio, et Dante de Cola di Rienzo.
Deux biographies extrêmement littéraires viennent de paraître sur ces deux héros ◀de▶ l’histoire italienne. On peut les comparer, et les déclarer également belles, si l’on croit pouvoir comparer une vigoureuse créature vivante avec une admirable statue. M. Charles Maurras a donné une vibrante évocation ◀de▶ Dante, pour la préface à la traduction nouvelle ◀de▶ la Divine Comédie faite par Mme Espinasse-Mongenet ; et M. d’Annunzio vient de faire paraître, précédée ◀d’▶un prologue ◀de▶ l’auteur, un volume biographique sur Cola di Rienzo. Il serait inutile ◀de▶ confronter les deux « écritures » : M. d’Annunzio a cru devoir se conformer, en italien, aux règles ◀de▶ construction, ◀d’▶expression, ◀de▶ style, du xvie siècle florentin, le siècle ◀de▶ Machiavel et ◀de▶ Guichardin. M. Charles Maurras a écrit sa biographie dantesque dans un français net, vivant, riche ◀d’▶indications « musicales » neuves et inattendues.
La magie du style ◀d’▶annunzien nous présente un Cola di Rienzo tel qu’un styliste ◀de▶
la Renaissance, doublé ◀d’▶un grammairien, aurait pu le voir. L’écrivain déclare même
que son ambition n’est pas autre. Il s’efforce, dit-il, « ◀de▶ retrouver l’art
latin ◀de▶ la biographie »
. Il veut être un « portraitiste » ◀de▶ style ancien,
car « entre l’historien et le biographe grande est la différence, comme entre
le peintre ◀de▶ la fresque et le portraitiste. Le premier ne considère les hommes que
dans le plus vaste mouvement des faits complexes et dans les plus efficaces
accointances avec la vie publique ; le second ne le représente que dans les reliefs
les plus saillants ◀de▶ leur personne singulière. »
Il veut donc faire jaillir
◀de▶ son cerveau la figure totale ◀d’▶un homme illustre ou ◀d’▶un homme obscur, par
l’harmonisation toute particulière ◀de▶ certains caractères, par la valeur entière ◀de▶
certains accords et désaccords ◀de▶ tons ◀d’▶âme, découverte par lui, exprimés par lui
seul. Il pense à Boccace, à Machiavel, aux grands « anecdotiers » ◀de▶ l’histoire
italienne, du xiiie
au xvie
siècle. Son idéal est classique. La « chose » faite par les anciens,
laissée en paradigmes par les écrivains glorieux ◀de▶ sa langue, lui apparaît définitive
au milieu de la race, à tel point qu’il en imite la tournure et l’agencement des
phrases, et la sonorité, aujourd’hui rare, ou, comme on dit, archaïque, ◀de▶ certains
mots. Les biographies anciennes apparaissent ainsi à M. d’Annunzio semblables à des
formes que le génie a créées pour qu’elles durent comme la découverte des terres
inconnues. Il ne veut pas laisser ces formes évoluer, servir ◀de▶ chaînon, ou, si l’on
aime mieux, ◀de▶ semence pour des floraisons nouvelles, ainsi qu’il arrive réellement
pour toute « forme » littéraire comme pour toute « vérité » scientifique. Il ne veut
renouveler ni la matière, ni la manière ; à l’instar de certains sculpteurs, qui
foisonnent surtout en Italie, lesquels font encore des bustes à la
Donatello, et des médailles à la Pisanello, il veut évoquer des
êtres à la Villani ou à la Boccace…
Point ◀d’▶inspiration innovatrice donc, chez l’écrivain ; seulement, sa psychologie et
son style ont dans ce livre une énergie prodigieuse. Le livre est composé, on peut
dire, ◀de▶ deux « biographies » : celle ◀de▶ l’auteur lui-même, contenue dans le Prologue,
et celle ◀de▶ Cola di Rienzo. Dans l’une, l’écrivain évoque, sans grande émotion
apparente du reste, les souvenirs ◀de▶ son long et laborieux séjour dans sa ville
florentine. On sait — ou l’on ne sait pas, en France — que M. d’Annunzio joue devant
les Italiens le rôle ◀de▶ « l’exilé ». Nul ne l’a exilé, et nul ne le retient, fors sa
volonté ; mais le rôle est joli, quoique assez romanesque, et le poète semble s’y
complaire. Dans son Prologue il parle ◀de▶ ce qui fut sa villa, où il
« retrouvait, dit-il, sans effort, les mœurs et les goûts ◀d’▶un seigneur ◀de▶ la
Renaissance, entre chiens, chevaux et beaux atours »
. Et certaines pages
descriptives, où l’on retrouve le « paysage psychologique » ◀de▶ M. Barrès ou ◀de▶
M. d’Annunzio même, sont ◀d’▶une grande beauté.
La biographie ◀de▶ Cola di Rienzo abonde en ◀de▶ semblables pages. La vie du Tribun romain est représentée avec une opulence telle ◀de▶ détails choisis que la figure du Plébéien bondit devant nos yeux claire, précise, troublante, comme la suprême parole ◀d’▶un aveu. Vraiment, le livre tout entier résume et révèle les lignes physiques et psychiques ◀d’▶un homme, comme un visage ; tout le livre est un visage expressif, celui ◀de▶ Cola di Rienzo, coulé dans le bronze ◀d’▶une médaille. La proportion et l’équilibre du volume sont ceux ◀d’▶une médaille parfaite. On ne peut pas le considérer entièrement comme un essai au souffle large, à la Montaigne, ou bien au souffle court mais singulièrement intense, à la Carlyle ou à l’Emerson. Il y a un peu de tout cela dans cette « Vie ». Il y a surtout le désir ◀de▶ se rapprocher des grands chroniqueurs et annalistes italiens. Le rapprochement va jusqu’au pastiche, que l’auteur accentue en publiant des documents, faux ou vrais, du Saint-Office et ◀de▶ la décrépite et vaine « Académie ◀de▶ la Crusca » florentine, qui l’autorisent à publier son livre. Mais que ◀de▶ force, que ◀de▶ poésie suggestive, dans un si grand nombre ◀de▶ pages. Je crois être d’accord avec l’auteur, en aimant particulièrement les lignes consacrées à la mort ◀de▶ Fra Moriale.
Il dit : « Soulever à nouveau je voulais cette ville qui est vôtre, ô Romains. Injustement, je meurs. » Il s’approcha du billot, s’agenouilla par terre, posa la tête sur le bois, pour l’essayer ; puis il se leva et dit : « Je ne suis pas bien ! » Il se tourna vers l’Orient, et se recommanda à Dieu. ◀De▶ nouveau, il posa par terre les genoux, il embrassa le billot, et dit : « Dieu le sauve, Sainte Justice. » Il fit ◀de▶ la main le signe de la croix là où il était sur le point de laisser la vie, il embrassa le signe fait ; ôta le capuchon sombre, frisé ◀d’▶or, et le jeta. Comme la hache lui fut ajustée sur le cou, il dit : « Je ne suis pas bien. » Et il appela son médecin des plaies, qui se trouvait à côté de lui avec d’autres intimes. L’homme ◀de▶ l’art chercha la jointure ◀de▶ l’os, et l’indiqua au bourreau. Tout le peuple les entourait, suspendu, retenant la respiration ; les pâtres regardaient ◀de▶ loin, stupéfiés ; les tas ◀de▶ chanvre resplendissaient au soleil ◀d’▶août, au sommet des piques des cordiers. Le silence était si haut que l’on entendait les chèvres brouter dans les buissons. Coupée au premier coup, la tête sauta. Au jet véhément du sang, on connut la puissance ◀de▶ cette vie…
La geste du Tribun ◀de▶ Rome est évoquée dans tout le volume avec une semblable magie du style. M. d’Annunzio se conforme même au principe historique qui imposait une passion vive à tout chroniqueur : il semble animé ◀d’▶un si violent esprit ◀de▶ parti, hostile à Cola, que celui-ci n’apparaît que dans une grande laideur ◀de▶ corps et ◀d’▶âme.
Cependant, ce volume qui est, dans l’esprit ◀de▶ l’écrivain, le premier ◀d’▶une série consacrée aux Vies ◀d’▶hommes illustres et ◀d’▶hommes obscurs, pourquoi porte-t-il une date si récente ? Pourquoi M. d’Annunzio n’a-t-il pas poussé la « couleur locale », si l’on peut dire, jusqu’à le faire imprimer sur un papier mort, daté ◀d’▶une date lointaine ? Et pourquoi a-t-il cru encore une fois que le summum ◀de▶ l’art, le « suprême classique » est dans l’imitation des formes abandonnées par l’esprit ◀de▶ l’homme ? Pourquoi a-t-il poursuivi un tel grand travail ◀de▶ dilettante ?
Je sais que M. d’Annunzio n’est plus à l’âge où l’on se rénove, et qu’il est, au contraire, à celui où les penchants du passé deviennent des travers. Et c’est peut-être pour retrouver les anciennes formes du mélodrame italien qu’il s’offre à M. Puccini et se donne à M. Mascagni, ces maestri par lui si honnis jadis. Mais quel dommage que la Vie ◀de▶ Cola di Rienzo n’ait pas sollicité autrefois sa jeunesse créatrice !
Une préface ◀de▶ Charles Maurras à la Divine Comédie, Librairie Nationale
Toute autre ◀d’▶esprit, ◀de▶ forme, ◀de▶ vigueur et ◀de▶ vie, est l’évocation ◀de▶ Dante que M. Charles Maurras offre impérieusement à l’âme adolescente ◀de▶ ce que sera la grande France ◀de▶ demain. M. Charles Maurras a écrit un essai net, bref, profond, large ◀de▶ vues et ◀de▶ conséquences, en un mot très français, tel que les plus beaux esprits du grand siècle eussent aimé. Il ne l’a pas écrit dans une langue voisine ◀de▶ celle que Dante écrivit et parla, il ne l’a pas écrit en provençal ou en vieux français, pas même dans le français du dantologue Rabelais. M. Maurras a écrit une des plus belles biographies, des plus synthétiques, et pour cela même des plus complètes, que l’on eût souhaitées pour honorer le plus grand poète ◀de▶ la Chrétienté. Et sa langue simple et pleine, élégante et nerveuse, se cristallise dans des phrases qui étincellent et réchauffent.
M. Maurras n’a pas cru, à l’instar de M. d’Annunzio, que les modèles anciens sont des moules où il nous faut couler le bronze fondu ◀de▶ nos sentiments nouveaux. Il a composé un « essai » véritable à la française, c’est-à-dire au souffle inépuisable, et il a campé devant nos âmes émues une figure ◀de▶ Dante que nous ne connaissions guère. Après l’admirable « médaille » ◀de▶ Cola di Rienzo, voici un Colleone inattendu, aux reflets métalliques et menaçants. C’est une statue ◀de▶ Dante.
Le long masque aiguisé et creusé, dont la stylisation excessive peut aboutir à une véritable caricature, dégage, à l’examen, les signes ◀d’▶une sorte ◀de▶ supériorité générique antérieure aux distributions du destin. Sans le bonnet pointu, qui le classe déjà parmi les docteurs et les sages, la maigre effigie laurée ◀d’▶or pourrait servir à désigner tout autre maître des hommes, guide politique ou chef militaire : volonté ◀de▶ Jules César ou du grand Condé, idées ◀d’▶Aristote ou ◀de▶ Richelieu. Une destinée différente changerait peu de chose à l’accent décisif ◀de▶ ce visage supérieurement calme et dos, mais dont les traits crispés disent tant de passion : ingénieux, bien plus qu’inspirés et méditatifs. Le front haut, les tempes serrées, les joues creuses, une amère bouche abaissée qu’allonge encore la face, le grand œil reculé du profil aquilin, sous l’arcade proéminente font ressembler le dessin ◀de▶ ce caractère au type abstrait du maître entier, du chef essentiel, l’homme et non l’homme qui s’appelle Callias (modèle qui n’a pas été inventé au quinzième siècle et que le douzième avait déjà reçu ◀de▶ l’antiquité). La poésie aura été l’organe ◀de▶ Dante, et son moyen ◀de▶ l’exprimer ; mais sa fin primitive était ◀de▶ se porter en avant pour être suivi.
Depuis le grec Foscolo, qui fut un grand poète italien nourri du plus pur classicisme, nul n’avait vu avec une si intime compréhension la figure dantesque. M. Maurras dépasse d’un seul coup le travail ◀de▶ quelques centaines ◀de▶ biographes. Il voit en synthèse, et si Dante lui apparaît à la manière gigantesque avec laquelle Michel-Ange, qui venait de lire Homère, vit tout le genre humain, il ne se sert volontairement que ◀de▶ quelques lignes et ◀de▶ quelques couleurs ◀d’▶une surprenante sobriété, pour que le Gibelin se dresse devant nous sous l’espèce titanesque.
Nous le voyons ainsi dans sa royale unité sous ses aspects les plus opposés.
« Cette nature, écrit M. Maurras, est assez ample pour occuper et pour
combler, par exemple, les intervalles, du patriotisme florentin le plus ombrageux au
catholicisme universel le plus dégagé. »
Il n’y a pas contradiction, mais
correction et achèvement, dans ces alternances ◀de▶ la justice et ◀de▶ la pitié, des cris
◀de▶ colère et des larmes ◀de▶ miséricorde. Il est bon que le visiteur ◀de▶ la Cité dolente
arrose la voie qu’il descend ◀de▶ pleurs ◀de▶ compassion sur tant ◀d’▶infortunes sans terme,
mais il est ◀d’▶égale bonté que certains scélérats soient insultés par lui, ou même que
les traîtres aient la tête écrasée au passage ◀de▶ ses talons ; en ce cas, comme il le
déclare, « ce fut courtoisie que ◀de▶ leur être vilain ! »
M. Maurras donne nettement les raisons qui lui font proposer l’exemple et l’étude ◀de▶
Dante aux générations qui s’élèvent. Celui qu’il appelle « le plus intellectuel
◀de▶ tous les poètes et le plus émouvant »
, peut « guérir plusieurs des
défauts ◀de▶ ce jeune siècle et en stimuler les vertus »
.
◀De▶ ce maître suave, dur, irritable et puissant, les âpretés s’imposeront par un charme fait ◀de▶ raison et ◀d’▶éloquence, ◀de▶ musique et ◀d’▶amour. Debout et resserré dans sa longue cape sans plis, tel que l’évoque une iconographie assez véridique, il ne fera point grâce à la mollesse, à la dispersion, au vain rêve, à la fausse sensiblerie : mais le sentiment fort, l’idée vraie, l’image ferme et cohérente, les passions ardemment tenues ou menées ou utilisées, toutes les vertus, tous les biens qui le firent frissonner des pieds à la tête, sans faire osciller sa raison, ni hésiter son cœur, contribueront à faire entendre qu’il y a des façons ◀de▶ sentir sans faiblir, et que l’excès, l’abus sont ◀de▶ simples états ◀de▶ dégénérescence morale qui ramènent une âme fort au-dessous de son point ◀de▶ vigueur réelle et ◀d’▶intensité véritable. Quand les jeunes lecteurs auront vu ce poète ◀de▶ la volonté et ◀de▶ la raison fondre en larmes comme un enfant, pâmer comme une femme, retomber sur la terre comme un corps mort ou rire ◀de▶ bonheur au rayon ◀de▶ belles étoiles, il aura peut-être donné une idée juste des mystères du sentiment, sur lequel ils auront moins ◀de▶ chances ◀d’▶être abusés par les charlatans ◀de▶ toute origine.
À l’utile leçon ◀de▶ vérité antiromantique, ce Florentin en deuil ◀de▶ son bel San Giovanni, cet énergique cittadin della città partita ajoutera une sérieuse leçon ◀de▶ civisme.
Et M. Maurras, après avoir affirmé que « ces Français modernes, dont les pères
ont été trop heureux et qui ont besoin ◀d’▶être avertis ◀de▶ la gravité ◀d’▶une épreuve
que tout prépare, ne trouveront nulle part ailleurs ◀d’▶avertissement plus complet ni
aussi pressant »
, dresse encore une fois, contre le spectre barbare qui
menace et veut subjuguer toute une race, l’image souveraine ◀de▶ celle-ci, qui fut
maîtresse de l’Occident.
Cet évocateur a aussi un esprit ◀de▶ parti, ce fameux spirito di parte des farouches chroniqueurs florentins. Mais le noble feu qui le brûle dedans ne laisse rien apparaître, hors de ses lueurs, ne laisse rien sentir hors de sa bonne chaleur. La violence du foyer est cachée. Le statuaire a moulé la statue ◀de▶ Dante avec des mains fermes et pleines ◀d’▶amour, pour nous montrer l’homme médiéval, passionné et superbe, esclave et roi ◀de▶ sa chair comme ◀de▶ son esprit, dans tout le pathétique ◀de▶ sa plénitude. Il montre à des foules nouvelles le héros ◀de▶ la chrétienté, avec tous ses attributs prométhéides ◀de▶ maître ◀de▶ la flamme et du nombre, et ses attributs héraclides ◀de▶ vengeur humain désigné à la fois par les Dieux antiques et par la Providence contemporaine.
Ce n’est point la moindre originalité du biographe que ◀d’▶avoir élevé Dante, ◀de▶ nos
jours, sur la cime où se tiennent les grands moniteurs immortels ◀de▶ notre cœur à tous,
et ◀de▶ nous le montrer, ◀d’▶une manière si inattendue à l’entrée ◀de▶ la plus moderne ◀de▶
nos cités, comme le plus moderne ◀de▶ nos héros. Un grand cri ◀de▶ la race nous revient
aux lèvres, celui que poussaient les Initiés orphiques avant ◀d’▶entendre la parole ◀de▶
Pythagore : Révère les Héros bienfaiteurs, les Esprits demi-dieux…
Le plus fier et le plus noble des hommes ◀de▶ parti actuels vient de le prononcer sur le seuil ◀de▶ la Divine Comédie.
Giulio de Frenzi, L’Italiano errante, Casanova, Ricardi, Naples
Encore une biographie ◀d’▶un grand Italien : Casanova de Seingalt. Celui qui l’a écrite, est un « jeune », mais un jeune écrivain énergique et orgueilleux, qui peut se vanter ◀d’▶être un des inspirateurs et des chefs du parti nationaliste italien en pleine éclosion.
Eu publiant son livre sur Casanova, l’Italien errant, M. Giulio de
Frenzi apporte aux études innombrables sur l’incomparable chevalier ◀de▶ l’amour une
contribution fort remarquable. Il fait ressortir ce que ◀de▶ supérieurement beau et rare
enrichit le caractère ◀de▶ cet homme prestigieux, qui fut appelé le premier
des hommes modernes, et qui n’eut ◀d’▶autre rêve que ◀d’▶errer, « ◀d’▶errer à
travers toutes les castes ◀de▶ la société, ◀de▶ pénétrer dans les cours les plus
somptueuses, ◀de▶ tomber dans la boue des plèbes les plus basses, ◀de▶ se faire à la
compagnie des espions et des ruffians, ◀de▶ discuter ◀de▶ philosophie avec Voltaire, ◀de▶
forger ◀d’▶ingénieuses adulations pour Mme de Pompadour, ◀de▶
repousser avec un trait plus impertinent les traits ◀de▶ Joseph II d’Autriche, ◀de▶
partager avec les compères du tripot l’or mal gagné, ◀d’▶être tour à tour abbé,
officier, historien, antiquaire, diplomate, violoniste, publiciste, industriel,
financier, explorateur, poète, chimiste, mathématicien, espion. Essayer tous les
milieux et toutes les conditions, effleurer toutes les âmes, surpasser les limites
du temps et ◀de▶ l’espace — la Tradition et la Province — pour pouvoir vérifier dans
l’immense spectacle ◀de▶ la vie sociale les différences, et y connaître les inutilités
humaines : cette fièvre, inutile peut-être mais certes caractéristique, cette fièvre
moderne ◀de▶ l’instabilité et ◀de▶ la curiosité, agite plus que tout autre ◀de▶ ses
contemporains Jacques Casanova »
.
Et M. de Frenzi voit en lui le plus typique des Italiens errants qui répandirent au xviiie siècle à travers le monde leur intelligence étrange, diverse et féconde, après Joseph Balsamo, le sublime et encore méconnu Cagliostro, jusqu’à Goldoni et tant d’autres.
Ce livre ◀de▶ M. Giulio de Frenzi, romancier et critique ◀de▶ valeur et journaliste ◀de▶ particulière importance, est une œuvre belle consacrée à une des plus curieuses figures qui puissent résumer la sensibilité ◀de▶ plusieurs siècles. Car le nerveux et humain Jacques Casanova attend le grand artiste qui lui permettra ◀de▶ détrôner le romantique et insupportable Don Juan.
Échos.
La question des langues et les progrès ◀de▶ l’italien en Suisse
On discute beaucoup, en Suisse, les résultats du recensement ◀de▶ 1910. Contrairement à ce qu’on avait constaté en 1900, l’élément allemand a manifesté cette fois un pourcentage ◀d’▶accroissement plus élevé que l’élément français. Il ne faut pas s’en étonner : car, pour des raisons dans lesquelles il serait trop long ◀d’▶entrer, les chiffres accusés en 1900 pour le français étaient trop élevés. Dans l’intervalle, le patriotisme linguistique ◀de▶ l’élément allemand s’est réveillé : ◀d’▶où la différence qu’on note aujourd’hui.
Le fait le plus saillant est l’accroissement considérable ◀de▶ l’élément italien, dû presque entièrement à l’immigration. En 1900, on avait expliqué ce phénomène par les travaux du Simplon alors en cours et on déclarait qu’il était passager. Il n’a fait au contraire que se manifester avec plus ◀d’▶intensité. L’élément italien a presque doublé en 22 ans (155 000 en 1888, 221 000 en 1900, 301 000 en 1910), et les immigrants, à eux seuls, ont quintuplé.
Les colonies italiennes, composées surtout ◀d’▶ouvriers, s’essaiment le long des voies transalpestres — Simplon, Lœtschberg, Gothard, Albula — et sont nombreuses à leur débouché : Genève, Lausanne, Zurich.
Ces résultats sont commentés arec satisfaction en Italie, où le professeur bolonais Giorgio del Vecchio vient de lancer une idée originale : celle ◀de▶ faire adopter l’italien comme langue littéraire et scolaire par les populations romanches des Grisons.
L’italien est déjà la langue nationale des autres populations rhéto-romanes, celles du Tyrol et du Frioul. Il est certain que l’italien résisterait mieux à la germanisation, si rapide dans les Grisons, que les dialectes romanches, morcelés et socialement inférieurs. Mais malgré tant de bonnes raisons la proposition a peu de chance ◀d’▶aboutir, car elle froisse la fierté nationale des anciens conquérants ◀de▶ la Valteline.
Tome CI, numéro 376, 16 février 1913
Au pays ◀de▶ Circé
Ici même8, ◀de▶ textes odysséens rapprochés et coordonnés, d’ailleurs toujours pris au pied ◀de▶ la lettre, nous avons naguère fait jaillir cette conclusion que l’île d’Ischia, à l’entrée du golfe de Naples, avait été la Schérie homérique, patrie des Phéaciens et ◀de▶ leur jeune reine Nausicaa.
Malgré certains côtés mystérieux, ces « illustres navigateurs » ont, n’en déplaise aux modernes, l’allure très vivante. Que nous ayons abouti pour eux à une géographie reconnaissable et certaine, il n’y a là, en fin de compte, rien qui doive surprendre. À un peuple réel répond, comme on aurait dû s’y attendre, un pays réel.
Mais à côté de ces hommes ◀de▶ chair et ◀d’▶os, voici, en d’autres épisodes ◀de▶ l’Odyssée,
des êtres fantastiques. Les Laistrygons sont tantôt des humains, et tantôt des géants
hauts comme des montagnes, qui plus est, des géants anthropophages. Circé est une
magicienne terriblement inquiétante : ◀d’▶un coup ◀de▶ sa baguette, elle change les hommes
en pourceaux ; elle a d’ailleurs peuplé les abords ◀de▶ sa demeure ◀de▶ loups et ◀de▶ lions
enchantés, et son pouvoir va jusqu’à domestiquer les Saisons, jusqu’à en faire ses
propres servantes. Puis c’est la Nekuia et la maison ◀de▶ Hadès ; nous voici dans
l’Au-delà, au milieu des Ombres et des « têtes vides des morts »
. En ces
trois épisodes remplis ◀de▶ merveilleux, les sites ne vont-ils pas être purement
imaginaires ? N’est-ce pas une tentative vaine que ◀de▶ chercher à identifier la côte des
Géants, la terre ◀de▶ Circé et les régions Infernales ?
Il faut le savoir ; et pour cela soumettre les renseignements ◀d’▶Homère sur ces pays à la méthode ◀d’▶investigation qui a donné pour Schérie des résultats si nets.
Tout d’abord nous extrairons avec soin du texte tous les passages, tous les mots, pouvant se rapporter à la description des sites, aux noms des lieux, à la durée et à l’orientation des itinéraires ; nous n’en laisserons volontairement aucun dans l’ombre ; et pour tous nous nous efforcerons ◀d’▶arriver au vrai sens ◀de▶ l’auteur. Sur toute la ligne, nous serons homériste outrancier.
En cela, nous différerons grandement ◀de▶ certains homérisants ◀de▶ l’heure actuelle, qui ont cependant le courage ◀de▶ croire à des réalités géographiques dans Homère : par exemple Victor Bérard en France, Grühn et Dœrpfeld en Allemagne ; mais leur foi n’est pas assez robuste ; bien qu’ils aient promis ◀de▶ suivre Homère pas à pas, ils n’en font qu’à leur tête, négligeant ici les distances, ailleurs ne tenant pas compte des orientations, prenant avec les sites des libertés grandes, donnant aux textes des interprétations dans lesquelles l’imagination domine, ou bien déclarant interpolés, et partant sans valeur, les passages qui les gênent. Pour moi, je le répète, je m’efforcerai ◀d’▶être toujours et partout l’esclave du texte tout entier.
Ce premier travail conduira à des descriptions incomplètes sans doute, mais bien plus détaillées et bien plus caractérisantes qu’on n’imaginerait à première vue.
Nous chercherons ensuite à identifier chacune ◀de▶ ces descriptions. Or, l’examen des matériaux à utiliser nous convaincra que ce n’est pas là besogne au gré ◀de▶ nos caprices. Non seulement chaque site où nous croirons retrouver Ulysse aura à reproduire toutes les indications, vagues ou formelles, mises à sa charge ; mais encore il devra tenir compte des distances et des orientations, parfois imprécises, mais aussi parfois rigoureuses, qui le relient à ses voisins ; et, comme du pays des Morts nous distinguerons le fleuve Océan, ce sera sur quatre sites ainsi décrits et ainsi reliés qu’il faudra opérer ; et presque sur cinq, car la station ◀d’▶où est parti Ulysse pour le pays des Laistrygons aura aussi ses exigences : elle nous imposera au moins une distance maxima. En résumé, nous serons en face d’un ensemble très cohérent ◀de▶ détails et ◀de▶ conditions géographiques qu’il faudra identifier ◀d’▶un bloc, sous peine de ne rien identifier du tout. Notre situation sera tout à fait celle ◀d’▶un astronome ayant à retrouver non pas dans tout le ciel, mais dans une région céleste déterminée, une constellation décrite en termes clairs et bien indicateurs, quoique incomplets et peu scientifiques. Si la description est ◀de▶ pure imagination, l’astronome n’est-il pas voué à un échec certain et qui sera vite constaté ?
Or, chose curieuse, ces identifications se feront ; elles se feront après des recherches patientes, il est vrai, mais sans difficultés réelles ; elles se feront avec des lieux précis, déterminés, voisins les uns des autres, reliés comme il convient. Et ainsi les cadres où apparaissent les Géants, la Magicienne et les Morts du vieil aède, ◀de▶ l’aède ◀d’▶il y a bientôt trois mille ans, se résoudront, comme pour Schérie, en des réalités géographiques que l’on peut, au xxe siècle, voir ◀de▶ ses yeux, fouler ◀de▶ ses pieds et toucher ◀de▶ ses mains.
I. La côte des Laistrygons
A) Les données du texte
Il y a six jours et six nuits, sans interruption, que navigue Ulysse, depuis qu’il a quitté Éole. Il note cette particularité qu’il faut beaucoup ramer, au point que les matelots sont rebutés ◀de▶ ce travail pénible9. Puis :
Le septième jour, nous arrivons à la haute forteresse ◀de▶ Lamos et à Télépyle laistrygonienne ; en ce lieu, où un berger rentrant interpelle un berger sortant qui entend sa voix (un homme vigilant gagnerait leurs deux salaires à faire paître les vaches du premier et les blanches brebis du second ; car ils sont tout voisins, l’un cheminant vers le couchant, et l’autre vers le levant)10. Nous voici dans un beau port, entouré symétriquement à droite et à gauche par la roche dénudée11. Vers l’entrée, les rives se faisant face avancent, se rapprochent et ne laissent entre elles qu’un étroit passage. Nos navires s’y enfoncent, et s’amarrent les uns à côté des autres ; autour ◀d’▶eux, c’est calme plat : le flot est immobile. Pour moi, je reste seul en dehors : sur la lisière, j’attache mon câble à la roche. Puis je monte sur une hauteur bien découverte ; ◀de▶ là je n’aperçois, ni travaux des hommes, ni travaux des bœufs. J’envoie alors deux compagnons et un héraut reconnaître quels gens mangent le blé ◀de▶ cette terre. Ils suivent une route facile, où les chariots descendent le bois des hautes montagnes. En avant, ◀d’▶une cité, ils croisent une jeune fille qui va chercher ◀de▶ l’eau : c’est la fille du laistrygon Antiphatès, descendant vers Artakiè, la fontaine aux belles eaux où puisent les habitants. Elle leur indique la haute maison ◀de▶ l’anax son père. Dans cette noble demeure, les voilà en face d’une femme grande comme une montagne, et la terreur les saisit. Cette femme appelle en hâte son époux, qui était à l’agora. Saisissant un ◀de▶ mes hommes, Antiphatès le dévore. Puis il pousse un cri à travers la ville. À sa voix, les puissants Laistrygons accourent, ◀de▶ ci ◀de▶ là, innombrables ; non avec l’aspect ◀d’▶hommes, mais ◀de▶ géants. ◀De▶ la côte, ils lancent des roches meurtrières, et aussitôt parmi les vaisseaux c’est un affreux tumulte ◀d’▶hommes mourants et ◀de▶ nefs fracassées. Puis, perçant mes compagnons comme des poissons, ils les emportent pour un affreux repas. Pendant que s’accomplit ce désastre dans les profondeurs du port, je saisis mon épée, je coupe le câble ◀de▶ mon vaisseau, et j’ordonne à mes compagnons ◀de▶ se courber sur les rames ; ils font voler les flots dans la crainte de la mort. Ma nef s’échappe à travers une pluie ◀de▶ rochers ; toutes les autres avaient péri là-bas12 !
D’après cet étrange et pathétique épisode, que nous avons cité en entier pour que l’on puisse juger ◀de▶ notre « méthode ◀d’▶extraction », ce que nous avons à retrouver ici :
1° C’est d’abord une station qui soit à six journées entières ◀de▶ navigation à partir ◀d’▶Éole ; mais en tenant compte ◀de▶ ce fait qu’il faut beaucoup ramer, au point que les matelots en sont rebutés. Il suit ◀de▶ là deux choses : d’abord, ◀d’▶une façon certaine, que l’évaluation moyenne ◀de▶ la distance d’après le temps serait ici trop forte : on va à la rame une bonne partie ◀de▶ la route, et il est clair que l’on avance ainsi beaucoup plus lentement. En second lieu, si l’on recourt à un moyen ◀de▶ locomotion aussi pénible, n’est-il pas à croire que la voile serait peu pratique, et que par conséquent l’on se trouve dans une mer difficile, imposant des précautions ou ◀de▶ fréquents changements ◀de▶ direction ?
2° Notre point ◀d’▶arrivée doit être une « côte rocheuse des Palombes », ou un « écueil des Palombes », ou encore une « montagne des Palombes » ; comme le veut l’étymologie du terme transparent lais-trygonie 13, roche palombière ;
3° Puis sur cette côte, ou auprès de cet écueil, ou au pied ◀de▶ cette montagne, nous avons à découvrir une baie profonde et à entrée étroite : assez étroite pour être qualifiée ◀de▶ porte. « La Porte par où l’on pénètre au loin », tel est le sens non moins clair ◀de▶ télé-pyle 14 ;
4° Cette baie profonde est encadrée à. droite et à gauche par des rivages plus ou moins parallèles et rocheux, au moins sur une bonne partie ◀de▶ sa longueur ;
5° Elle est assez fermée pour que la houle y soit inconnue ;
6° Les piliers ◀de▶ la porte sont constitués par des roches se faisant face et se rapprochant ;
7° Il se pourrait que çà et là, sur les rives ◀de▶ la baie, des blocs éparpillés fissent songer à une bataille ◀de▶ géants lanceurs ◀de▶ rocs, comme les montagnes fendues évoquent dans les Pyrénées l’ombre ◀de▶ Roland ;
8° Non loin de l’entrée, s’élève une butte ◀d’▶où la vue porte au loin ; ce que le vieux français appelle une guette ou une gatte ;
90 A une certaine distance ◀de▶ tout cela, distance que le texte ne permet pas ◀de▶ préciser, jaillit une fontaine Artakiè ; ce qui peut se traduire par fontaine ◀de▶ l’Ours15 ;
10° La région comporte ◀de▶ hautes montagnes alors boisées ;
11° Néanmoins, dans le voisinage ◀de▶ la côte, les chariots cheminent facilement ;
12° Pour une raison à découvrir, les marins regardent les habitants comme apparentés à des géants mangeurs ◀d’▶hommes ;
13° Reste à trouver le sens des premières lignes relatives aux deux bergers. Jusqu’ici elles ont paru à peu près incompréhensibles.
Les uns y ont vu les courtes nuits ◀d’▶été des pays septentrionaux, les autres un régime pastoral, moitié diurne, moitié nocturne, qui ferait supposer un climat très chaud. M. V. Bérard a préféré y voir une allusion à un genre littéraire : la poésie bucolique en honneur au milieu d’un peuple ◀de▶ bergers. Mais ces diverses interprétations font ◀de▶ notre passage un hors ◀d’▶œuvre qui interrompt et retarde des indications topographiques dont ce serait tout à fait la place. Je fais l’hypothèse plus simple que, au lieu de retarder ces indications, il les commence : qu’il cherche à décrire une particularité ◀de▶ la rive par une naïve mise en scène, comme en imaginent volontiers les montagnards ou les riverains ◀de▶ la mer, à propos de roches qui présentent avec des êtres animés une ressemblance grossière ;
14° On pourrait voir dans le nom ◀de▶ Lamos une sorte ◀de▶ masculin du grec Lamia (monstre femelle mangeur ◀d’▶enfants vivants). Lamos signifierait ainsi anthropophage, et pourrait, comme d’ailleurs Lamia, être dérivé du sémitique laham (en hébreu, viande) ;
15° Sauf Antiphatès (contradicteur), qui paraît ne présenter aucun sens utilisable, je crois avoir extrait du texte tout ce qui est susceptible ◀d’▶une valeur topographique.
B) L’identification
La station odysséenne qui précède les Laistrygons, c’est l’île d’Éole. Dans un autre travail16, avec le plus grand géographe du monde antique, Ptolémée, j’ai placé l’île d’Éole à la pointe ◀de▶ la Sicile, dans les Ægades17 ; plus exactement à Marittimo, la plus occidentale du groupe. À cette autorité ◀de▶ premier ordre, j’ai alors ajouté une démonstration indépendante que je ne puis refaire ici18.
On sait que, parti ◀de▶ chez Éole pour sa chère Ithaque, Ulysse a été brutalement ramené dans l’ouest, jusqu’à son point ◀de▶ départ, jusqu’à Marittimo, par le vent du sud-est. Cette fois Éole lui « refuse le retour », tout en lui enjoignant ◀de▶ déguerpir au plus vite. Je fais l’hypothèse que, repris par le vent qui lui a fait longer la Sicile méridionale, Ulysse, bon gré malgré, continue dans la même direction, et arrive au midi ◀de▶ la Sardaigne. En fait, c’est toujours avec le vent du sud-est que le navigateur antique parti ◀de▶ Marittimo aborde en Sardaigne ; car c’est une grosse affaire ◀de▶ franchir pareille distance en haute mer, et l’on attend bon vent arrière pour se risquer. À partir du midi ◀de▶ la grande île, la ligne générale des rivages orientaux fait avec le vent du sud-est un angle trop prononcé, et la voile des nefs antiques rend peu dans ces conditions ; puis, quand on arrive au nord-est ◀de▶ la Sardaigne, les côtes profondément découpées, la mer peuplée ◀d’▶îles et semée ◀d’▶écueils font la navigation lente et pénible ; on est dans un vrai labyrinthe ◀de▶ passes et ◀de▶ détroits ; il est difficile ◀de▶ s’y reconnaître, et il faut constamment changer ◀de▶ direction. Voilà évidemment pourquoi nos gens rament beaucoup. Ainsi s’expliquent les six jours et six nuits demandés. Pour arriver au point où nous conduisons Ulysse, la première impression était que les deux tiers ◀de▶ ce temps pouvaient suffire.
Nous sommes en face du grand port militaire italien établi dans l’île de la Maddalena, mais sur la côte même ◀de▶ Sardaigne.
La mer, tout insulaire, que notre expédition traverse depuis quelque temps est étonnamment peuplée ◀d’▶oiseaux. Les Romains y ont connu un Columbarium promontorium.
Voici, à peine détaché ◀de▶ la Sardaigne, un îlot, ou plutôt un écueil qui porte aujourd’hui encore un nom intéressant : c’est le scoglio Colombo, la roche aux Palombes.
En arrière de cet écueil, s’ouvre dans la côte un long bras ◀de▶ mer étroit, appelé Porto Pozzo, le port du Puits. C’est une sorte ◀de▶ fjord qui s’enfonce profondément dans la terre jusqu’à plus ◀de▶ trois kilomètres. Très resserré à son entrée, où il n’a que trois cents mètres, il atteint à grand-peine une largeur double à deux kilomètres ◀de▶ là.
C’est un long couloir granitique avec des rives presque toujours parallèles, parfois nues et escarpées, parfois moins raides, herbues et parsemées ◀de▶ blocs.
Dans ce port du Puits, « bien que l’entrée soit au nord, il n’y a jamais
beaucoup de mer »
, disent les Instructions
nautiques
19.
Tout ceci répond étonnamment à la lettre ◀de▶ l’Odyssée.
Voici la « Porte par laquelle on pénètre au loin », la Porte profonde, signalée aux navigateurs par une roche des Palombes. La voici non seulement avec les traits décrits par Homère, mais aussi avec les noms connus du grand aède : Scoglio Colombo est la traduction ◀de▶ laïs-trygoniè (la roche colombière) 20. Port du Puits, « ou Porte profonde », c’est tout un : voyez comme naturellement les mots ◀d’▶enfoncement et ◀de▶ profondeur se sont tout à l’heure trouvés sous notre plume. Télépyle n’est pas une ville des environs qui restait à découvrir : c’est notre baie elle-même21.
À une dizaine ◀de▶ kilomètres dans l’est, au fond ◀de▶ l’anse ◀de▶ Palau, mouillage ◀d’▶accès plus facile, jaillit une source abondante, laquelle a longtemps alimenté en eau l’île de la Maddalena. Cinq kilomètres encore plus loin le capo ◀d’▶Orso dessine sur le ciel une silhouette ◀d’▶Ours très reconnaissable22 : aux gens ◀de▶ mer qui arrivent du sud, il signale l’aiguade voisine, qui devient ainsi l’aiguade ◀de▶ l’Ours, la fontaine Artakiè. La haute forteresse ◀de▶ Lamos pouvait s’élever sur un sommet ◀de▶ la Punta Sardegna ou des environs ◀de▶ San Pasquale. Entre ces deux points, une large région basse et peu accidentée s’étend ◀de▶ Porto Pozzo jusqu’à un sommet qui domine le cap de l’Ours ; les chemins qui la sillonnent sont « faciles » et en longues lignes droites. Mais tout le pays en arrière est montagneux, et encore à l’heure actuelle tellement boisé que Palau fait surtout l’exportation du charbon ◀de▶ bois.
Revenons à notre baie : le calme ◀de▶ ses flots, ses rives granitiques, le désordre des roches éparses çà et là sur leurs pentes répondent bien au décor supposé par Homère. La Punta Macchiamala, qui, sur sa rive orientale et à un kilomètre ◀de▶ l’entrée, domine les flots, ◀d’▶une centaine ◀de▶ mètres, à fort bien pu être la guette ◀d’▶où Ulysse a tenté ◀de▶ découvrir le pays. Si ◀de▶ là il n’a pas aperçu la ville ◀de▶ Lamos, c’est que, à plus ◀de▶ dix kilomètres peut-être, elle était trop éloignée. Aujourd’hui encore, ◀de▶ son sommet on découvrirait peu de travaux des hommes, peu de travaux des bœufs : des maquis, des pâturages, des bois, c’est à peu près tout l’horizon.
Examinons de plus près le goulet lui-même. Déjà étroit, il est encore resserré ◀de▶ chaque côté par une sorte ◀de▶ môle naturel qui projette dans la passe ses blocs éboulés. En travers ◀de▶ ce goulet, quelques écueils ajoutent encore aux difficultés ◀de▶ l’entrée. C’est Μ. V. Bérard qui le constate, et il a vu tout cela ◀de▶ ses yeux. Pourquoi donc a-t-il passé trop rapidement, et n’a-t-il pas saisi tout l’intérêt ◀de▶ ce qu’il voyait ?
Les blocs éboulés, qui au-dessus s’étagent sur les rives, sont, d’après son texte et ses photographies, des roches granitiques, dont le temps a émoussé, puis arrondi, les formes sur toutes les faces, et jusque dans leurs assises. Dans un beau désordre ◀de▶ flancs pansus et ◀de▶ croupes rebondies, elles semblent posées simplement sur le sol ; au milieu ou auprès des plaques ◀de▶ verdure qui couronnent la falaise, elles donnent assez bien l’illusion ◀d’▶un troupeau au pâturage. Or les vaches qui paissent sur le flanc du pilier oriental sont les plus grosses, et la carte ◀de▶ l’état-major italien les appelle précisément le Vacche, les Vaches, en conformité avec Homère, qui place le Bouvier ◀de▶ ce côté. Évidemment les seize roches à fleur ◀d’▶eau indiquées en face à l’occident par l’Hydrographie italienne, et leurs voisines qui sur la rive s’étagent au-dessus, ce sont pour le poète les Brebis qui descendent ◀de▶ la falaise en se dirigeant vers l’est, à la rencontre du troupeau ◀de▶ vaches.
Il semble certain d’ailleurs que l’imagination des pâtres ◀de▶ la Gallura voie toujours sur la rive occidentale les brebis homériques. Le cap dessiné par cette rive nord se termine par trois pointes qui s’appellent la Cunchedda, le Rocciu, et les Strupiddos. Or, en patois gallurien, une cunchedda c’est une ◀de▶ ces cavernes nombreuses dans l’île qui servent à loger le bétail ; le rocciu, c’est le bâton du berger (qui fait entendre le berger lui-même), et les strupiddos ce sont les pâturages clos où paissent les bêtes désentravées, le troupeau en liberté. En m’indiquant ces appellations, M. Sotgiu, le curé ◀de▶ San Pasquale, la paroisse voisine, a soin ◀d’▶ajouter que la pointe Cunchedda tire son nom ◀d’▶une grande caverne logeant effectivement des troupeaux. Évidemment, les deux autres noms ont été aussi suggérés par des détails du lieu.
Une étable sous roche, un berger debout sur la falaise, un troupeau éparpillé le long de la pente, n’y a-t-il pas là toute la partie occidentale ◀de▶ la scène homérique ? De plus, indépendamment ◀de▶ la convention vieille comme le monde qui fait ◀de▶ l’ouest la région ◀de▶ la nuit et ◀de▶ l’abri nocturne, voici une explication nouvelle, et plus simple encore, des vaches qui rentrent et des brebis qui sortent : vaches et brebis ont leur commune étable dans la grotte ◀de▶ la pointe Cunchedda. En résumé, voilà, parfaitement reconnaissables, les deux troupeaux marchant en sens contraire, l’un vers l’ouest et l’étable, l’autre vers l’orient et les pâturages ; les deux troupeaux qui sont tout proches et qu’un seul berger suffirait à garder.
Ce curieux exemple ◀de▶ la persistance des « lieux-dits », au sein de populations dont le travail est resté le même à travers les siècles, ne rend-il pas évidente et définitive notre identification ◀de▶ la Porte profonde ?
Et, du même coup, voici que nous comprenons tout à fait pourquoi les habitants ◀de▶ la côte des Palombes sont des géants anthropophages : nous avons mieux que les rocs lancés par des frondes prodigieuses ; la Sardaigne est en effet peuplée ◀de▶ monuments mégalithiques appelés ◀de▶ tous temps tumbas ◀de▶ los gigantes ; et dans les traditions locales, les géants hôtes ◀de▶ ces sépultures étaient associés aux Orci, monstres dévorateurs ◀d’▶hommes qui avaient construit les nuraghes. C’est là une raison de plus, et une raison décisive, pour établir en Sardaigne les géants anthropophages ◀de▶ Lamos. En même temps se légitiment le sens et l’origine sémitiques que nous avons attribués à ce dernier vocable : Lamos est une traduction plus phénicienne que grecque du vocable italiote Orcus. Il est d’ailleurs inutile ◀de▶ rechercher dans les traditions galluriennes des traces ◀de▶ l’appellation ◀de▶ Laistrygons ; c’était là une sorte ◀de▶ surnom ayant cours seulement parmi des marins, et les indigènes ne s’en sont jamais souciés. L’histoire ◀de▶ Cook et des premiers navigateurs en Océanie est pleine ◀d’▶appellations semblables dues à des incidents ◀de▶ voyage ; beaucoup sont aujourd’hui oubliées, même là où les habitants actuels sont ◀d’▶origine européenne.
II. La terre ◀de▶ Circé
A) Les données du texte
1° Écrasé par l’affreux désastre, Ulysse oublie ◀de▶ noter dans quelle direction s’éloigne sa barque, maintenant solitaire. Il n’indique pas non plus la durée ◀de▶ ce nouvel « errement » ; ◀de▶ cette dernière omission, on peut conjecturer, sans l’affirmer, qu’il lui faut peu de temps pour arriver chez Circé ;
2° Le pays ◀de▶ la magicienne est une île ; le héros le dit trois fois23 ;
3° Cette île se détache nettement ◀de▶ toute terre voisine : « la mer infinie
l’entoure de toutes parts comme une couronne24 »
. C’est donc une île ◀de▶ haute mer. Il ne
s’ensuit pas qu’aucune terre ne soit en vue : car l’épithète « infinie » est une
épithète homérique, une épithète ◀de▶ nature ;
4° Elle est plate : « elle gît basse25 »
, dit le texte dans une, expression
énergique. Voilà un trait bien original, car presque toutes les îles ◀de▶ la
Méditerranée sont montagneuses26 ;
5° Cela n’exclut pas certain mouvement ◀de▶ terrain ; et le poète indique dans Circé un vallon, des parties hautes, une guette rocheuse, et un lieu bien en vue27 ;
6° Notre île est assez petite ; ◀d’▶un point découvert où il est monté, et ◀d’▶où l’œil ne pouvait porter très loin, puisque ce point est, comme tout le reste, ◀de▶ faible altitude, Ulysse, nous le savons déjà, a vu l’île se découper de toutes parts sur les flots ; si elle s’était prolongée au loin dans une direction quelconque, les terres mêmes basses auraient ◀de▶ ce côté arrêté le regard ;
7° Cependant ce n’est pas un îlot ; car des habitants y vivent, et puisqu’elle est en haute mer, forcément ils vivent en partie ◀de▶ ses produits ;
8° Elle est donc favorable à la culture ;
9° On y boit du vin ; le plus probable est qu’il a été fabriqué sur place et que notre île produit ◀de▶ la vigne28 ;
10° Elle est d’ailleurs très boisée, et possède des massifs ◀de▶ chênes29.
Voilà pour les traits généraux ◀de▶ la terre ◀de▶ Circé. Les premiers suffisent à exclure le site traditionnel, le cap Circeo, au sud du Latium, groupe ◀de▶ sommets s’élevant à pic ◀de▶ la mer, dont le plus haut approche ◀de▶ six cents mètres, et qui est très largement soudé sur trois faces au continent. Comment Μ. V. Bérard tient-il pour ce site, qui répugne si manifestement à la topographie homérique30 ?
Passons maintenant aux traits spéciaux à telle ou telle partie du pays ◀de▶ la Magicienne :
11° Le port où débarque Ulysse se trouve en un point ◀de▶ l’île « où sont les
levers du Soleil et la maison ◀de▶ l’Aurore31 »
. La première expression désigne clairement
pour nous l’est ; la seconde le désigne non moins clairement dans la cosmographie
chaldéo-égyptienne32. Ajoutons que, aussitôt cette indication
donnée, Ulysse ensevelit sur la rive ◀de▶ ce même port un ◀de▶ ses compagnons, Elpénor,
c’est-à-dire dans les langues sémitiques « celui qui est vers la lumière33 ». N’est-ce pas là une façon ◀d’▶indiquer une fois
de plus l’orientation du port, peut-être même ◀de▶ nous en donner le nom en lui
fabriquant un héros éponyme ?
12° Ce port est, au moins en partie, une marine à échouage, puisqu’on y peut tirer les nefs sur le sable34 ;
13° Près de là, il y a une grotte s’ouvrant à quelques mètres au-dessus du flot.
Car Ulysse ordonne ◀d’▶y remiser non pas la nef elle-même qui est simplement amenée à
terre, mais « les agrès et le bien ◀de▶ l’équipage35 »
;
14° Non loin de ce même port, se dresse la guette sur laquelle est monté le héros à son arrivée et ◀d’▶où il a découvert toute l’île36 ;
15° Sur le chemin qui va ◀de▶ cette guette au port, on trouve un abreuvoir qui doit être un ruisseau ou, à la rigueur, une source, un simple point ◀d’▶eau37 ;
16° Près de là, Ulysse tue un cerf énorme. Il faudra expliquer ce cerf avec ses dimensions anormales sur lesquelles insiste Homère38, ce cerf subsistant dans une île restreinte à côté ◀d’▶habitants évidemment munis ◀d’▶armes ;
17° Notons encore que, au temps ◀d’▶Ulysse, l’établissement principal, le palais ◀de▶ l’Enchanteresse, est situé vers le centre ◀de▶ l’île39 ;
18° Et que du port on y arrive par une région basse, par un vallon40.
Nous voici donc en face de dix-huit indications qui ressortent toutes ◀de▶ la lettre du texte, et composent un ensemble ◀de▶ haute valeur laissant peu de place à une fausse identification.
Plus loin nous en trouverons une dix-neuvième, plus particularisante à elle seule que tout ce que nous venons de dire.
B) L’identification
Quand Ulysse est arrivé à Porto Pozzo, il venait du sud, et longeait la côte orientale ◀de▶ Sardaigne pour s’élever dans le nord. Lorsqu’il en repart pour aboutir à Circé, il est probable qu’il continue dans la même direction. Retourner sur ses pas serait d’ailleurs une folie ; ce serait aller se heurter ◀de▶ nouveau à l’inexorable Éole, qui lui « interdit le retour ». Nous chercherons donc d’abord l’île de l’Enchanteresse dans le nord, risque à nous rabattre, s’il le faut, sur d’autres directions.
Voici précisément au nord-nord-est ◀de▶ Porto Pozzo, à moins ◀de▶ deux journées ◀de▶ navigation, une terre qui répond fort bien à la description homérique ◀de▶ Circé ; c’est une île ◀de▶ l’archipel Toscan, située au-dessous ◀d’▶Elbe, une île aujourd’hui peu connue : Pianosa.
Elle se détache nettement ◀de▶ toutes les terres voisines : Elbe est à 14 kilomètres dans le nord, la Corse à 47 dans l’ouest, la côte ◀d’▶Italie à 70 dans l’est. Ce n’est pas une île ◀d’▶où l’on n’aperçoive aucune terre, mais on peut fort bien dire ◀d’▶elle que la mer l’entoure largement de toutes parts.
Comme son nom l’indique, elle est plate et basse. La Pianosa ◀de▶
nos jours était déjà Planaria dans l’antiquité, « De niveau
avec la mer, elle échappe pour cette raison aux navigateurs »
, disait
Pline l’Ancien.
Tandis que Elbe, Montecristo, la Corse et dans l’horizon la côte Italienne dressent leurs montagnes en pyramides ou en dômes prodigieux, Pianosa se rase au niveau des flots. Sur le pont du paquebot, pourtant bien modeste, ◀de▶ la Compagnie Rubattino, il semble que l’on soit au niveau de ses falaises. Et je n’oublierai jamais l’impression ◀de▶ radeau flottant qu’elle me fit un soir ◀de▶ novembre 1904, après le soleil couché, lorsque, du haut des collines ◀de▶ Marina di Campo, dans Elbe, je la vis, à travers une brume ◀d’▶or, se dessiner, sans plus de relief qu’une carte ◀d’▶atlas, sur la nappe azurée des flots41.
À côté de ses voisines, qui atteignent toutes plusieurs centaines ◀de▶ mètres, elle se tient entre des altitudes ◀de▶ huit à vingt-quatre mètres. Ses deux points culminants en ont seuls vingt-neuf.
Elle est ◀de▶ dimensions restreintes : sa superficie n’est que ◀de▶ dix kilomètres carrés.
Cependant elle suffit à nourrir une population. Son sol est entièrement cultivable et vraiment fertile. Actuellement elle fournit les principaux moyens ◀de▶ subsistance à huit ou neuf cents habitants42.
Elle est défrichée depuis quelques années seulement : mais naguère elle était, dans sa majeure partie, le domaine incontesté du maquis. Ses habitants ◀d’▶alors, étant surtout pêcheurs, et moins nombreux, se contentaient ◀de▶ quelques jardins maraîchers.
Deux lieux dits, inscrits sur la carte ◀de▶ l’état-major italien, rappellent des bois ◀de▶ chênes : c’est le poggio alla Quercia, et le campo ai Lecci. ◀De▶ tout temps ses vignes ont produit ◀d’▶excellent vin.
Quelque plate que soit notre île, elle présente des mouvements ◀de▶ terrain appréciables et suffisant aux exigences, d’ailleurs modérées, ◀de▶ nos textes. Nous venons de parler du poggio alla Quercia : « poggio » veut dire colline ; le « campo » ai Lecci est par contraste une plaine. Au surplus la carte indique d’autres lieux dits se rapportant aux reliefs du sol ; et les courbes du niveau, sans l’encombrer, y jouent leur rôle.
Le point central et découvert qui a porté jadis le palais ◀de▶ Circé pourrait fort bien être celui qu’occupent aujourd’hui les bâtiments du podere del Cardon, le principal établissement ◀de▶ Pianosa après le port, et le centre des défrichements essayés à différentes époques. Comme le palais ◀de▶ l’Enchanteresse, ces bâtiments sont reliés au port par un vallon ; c’est ici une dépression, encadrée à droite et à gauche par des pentes douces la dominant ◀d’▶une dizaine ◀de▶ mètres.
◀De▶ l’un des points culminants ◀de▶ vingt-neuf mètres dont nous avons parlé, ◀de▶ celui qui porte aujourd’hui un belvédère, on embrasse du regard Pianosa tout entière, et on la voit encerclée ◀de▶ tous côtés par l’azur des flots.
C’est sur la côte orientale que se place le seul port que possède actuellement l’île. Deux criques assez abritées le composent. Immédiatement à côté, vers le nord, une plage en demi-cercle, la cala San Giovanni, constitue une belle marine à échouage. Partout ailleurs les rivages sont escarpés, coupés à pic, et formés par des lignes trop droites pour être hospitaliers. À la simple inspection ◀de▶ la carte, on se rend compte que Pianosa ne peut avoir eu ◀d’▶autre port que le port actuel et la baie contiguë. Et, en fait, l’histoire ne lui en a jamais connu ◀d’▶autre. Placé sur la côte orientale, et en plein est ◀de▶ la masse ◀de▶ l’île, cet ensemble est à la lettre tourné vers l’aurore et le lever du soleil. Les marins antiques préférant les plages à échouage, c’est la cala San Giovanni qui a dû être le port homérique.
Tout près de là et dans le nord, un peu dans les terres, la butte rocheuse du Belvedere répond bien à la guette sur laquelle monte le héros pour découvrir le pays.
Sur le chemin du Belvedere, près des ruines romaines du palais ◀d’▶Agrippa, une des rares aiguades ◀de▶ Pianosa (il n’y en a que trois dans toute l’île) a pu être l’abreuvoir du Cerf.
Quant à ce dernier animal, ◀de▶ dimensions prodigieuses au dire ◀d’▶Homère, il se retrouve à Pianosa avec les susdites dimensions, mais ◀d’▶une façon imprévue au premier abord, à l’état ◀de▶ débris fossiles. Pianosa possède des brèches osseuses en assez grand nombre : elles sont à fleur ◀de▶ terre, ◀d’▶un accès facile, très riches en ossements, et ont dû, ◀de▶ tout temps, attirer l’attention des habitants. Or ces brèches renferment des bois ◀de▶ cerf très reconnaissables, mêlés à des restes ◀de▶ grands mammifères : ours, bœuf et cheval. Évidemment assez forts en ostéologie pour reconnaître des ramures ◀de▶ cerf, mais incapables ◀d’▶aller au-delà, les premiers habitants ◀de▶ Circé ont attribué au cerf les débris ◀d’▶animaux beaucoup plus grands, avec lesquels ils ont trouvé les ramures enfoncées et mélangées.
Les grottes sont nombreuses à Pianosa. L’une ◀d’▶elles, située à quelque distance au nord ◀de▶ l’anse sableuse, est connue sous le nom ◀de▶ Grottone (la grande caverne). Une autre s’ouvre sur le flanc sud du port actuel, à une certaine hauteur au-dessus du flot ; l’une et l’autre ont fort bien pu abriter les agrès ◀de▶ la nef et le bien ◀de▶ l’équipage.
Ajoutons une remarque suggérée par la carte ◀de▶ Pianosa. La baie la plus importante ◀de▶ la côte méridionale porte le nom ◀de▶ cala della Ruta. Or la ruta, c’est une plante fameuse en Italie, le peganum harmala ◀de▶ Linné, cette variété ◀de▶ rue que l’on appelle chez nos voisins ruta tout court, et qui est pour eux, principalement dans la région napolitaine, et aussi pour tous les orientaux, le grand remède au mauvais œil. J’ai établi ailleurs43 que ce devait être précisément la bienfaisante moly qui a préservé Ulysse des maléfices circéens. Le nom ◀de▶ notre baie n’en devient-il pas tout à fait intéressant ? Ne témoigne-t-il pas au moins, dans l’île, ◀de▶ traditions magiques ayant longtemps persisté ?
Mais ce n’est pas tout.
En relevant tout à l’heure les indications topographiques qui seraient à identifier, j’ai ◀de▶ propos délibéré laissé ◀de▶ côté un passage paraissant sans valeur pour nos recherches. Le voici :
J’envoie, dit le héros, des compagnons à la maison ◀de▶ Circé pour en rapporter le cadavre ◀d’▶Elpénor qui n’est plus. Nous coupons du bois, et sur le rivage, non loin du port, en un endroit où le sol se relève, nous l’ensevelissons en versant ◀d’▶abondantes larmes. Après avoir brûlé son corps et ses armes, nous entassons un tumulus, et nous le surmontons ◀d’▶une stèle ; puis au sommet du tumulus (pas ◀de▶ la stèle) nous dressons sa rame bien faite44.
Eh bien ! ce texte, qui paraît étranger à la topographie, n’est pas autre chose que la description ◀de▶ la principale curiosité naturelle ◀de▶ Pianosa !
Je m’en rendis compte en arrivant en face du port. J’eus alors la stupéfaction et le vif plaisir ◀de▶ découvrir ◀de▶ mes yeux, à ma gauche, et tout à fait sur la rive, la tombe ◀d’▶Elpénor. C’est une masse rocheuse dont l’aspect est vraiment celui ◀d’▶un monument funèbre antique ◀de▶ dimensions gigantesques. Sur une plateforme légèrement relevée, la roche dessine une butte renflée en forme de tumulus suffisamment régulier. Une tour rocheuse surmonte ce tumulus, un peu forte à la vérité pour une stèle. Sur le côté qui regarde le port, au pied ◀de▶ la tour, et à la hauteur où, dans les monuments ◀de▶ l’époque classique, se placeront les trophées, la roche détache un piédestal où Homère peut supposer que, deux siècles avant lui, Ulysse a planté la rame bien faite. ◀De▶ l’endroit où stationnent les paquebots en avant du port, il faut y regarder à deux fois pour se rendre compte que l’on n’est pas en face d’un monument élevé, au moins en partie, ◀de▶ mains ◀d’▶homme. Évidemment c’est l’aspect ◀de▶ cette roche qui a suggéré à l’aède l’épisode des funérailles ◀d’▶Elpénor.
Remarquons d’ailleurs que l’ensemble, quoique gigantesque, n’excède pas des dimensions maintes fois réalisées ; il a environ vingt mètres ◀de▶ haut sur vingt-cinq mètres ◀de▶ diamètre à la base. Le tumulus seul ne s’élève pas à quinze mètres. Homère n’a pas fait ici la faute de goût que se permettra Virgile en imitant ce passage. La tombe que le poète latin fait dresser à Misène par le pieux Énée est une montagne ◀de▶ quatre-vingt-douze mètres ◀de▶ haut sur un demi-kilomètre ◀de▶ long.
Pianosa répond donc, trait pour trait, au texte homérique ; elle présente non seulement les caractères généraux ◀de▶ l’île de Circé, mais encore tous ses détails, et surtout l’un ◀d’▶eux, le plus original et le plus particularisant que l’on puisse imaginer45.
Notre tâche est achevée à Pianosa ; quittons donc l’île sans tarder. Elle est d’ailleurs aussi peu hospitalière que possible aux honnêtes gens. Pour les autres, elle l’est trop à leur gré. Depuis quelques années, on l’a transformée en bagne. Et maintenant, comme Circé sa devancière, elle garde, pour une captivité dégradante et souvent perpétuelle, ceux que le destin jette sur ses rives. Ceux-là aussi, comme les prisonniers ◀de▶ la Magicienne, ont cessé ◀d’▶être des hommes !
III. Le Pays des Morts
A) Les données du texte
L’île de Circé, maintenant Pianosa, a partie liée avec le Pays des Morts, qui reste à découvrir. Car une distance et une orientation, indiquées ◀d’▶une façon claire, et aussi précise que le permet la notation ◀d’▶alors, la rattachent au fleuve Océan, qui est à proprement parler le vestibule ◀de▶ ce Pays. Si bien qu’il va falloir trouver l’Océan et les Morts non loin de Pianosa et dans des conditions strictes et difficiles à réaliser.
L’Océan. — La magicienne a déclaré au héros qu’il doit aller chez Hadès pour consulter l’ombre du devin Tirésias :
Ô déesse, s’écrie Ulysse, jamais sur une nef personne n’est allé chez Hadès ! Pour un pareil voyage qui donc sera mon pilote ? — Sur la route que tu auras à suivre, reprend Circé, pas n’est besoin ◀de▶ pilote ; à la sortie du port, dresse ton mât, tends ta blanche voile et assieds-toi. Borée conduira ta nef au but46.
Borée étant le vent du nord-est, c’est dans le sud-ouest qu’il mènera Ulysse, ou dans une direction voisine ; car l’orientation indiquée doit s’entendre avec une certaine latitude, Homère ne connaissant que quatre directions principales des vents.
Aussi précise que peut la donner l’aède, cette orientation était particulièrement embarrassante pour M. V. Bérard, qui place son pays des Morts, non pas au sud-ouest ◀de▶ sa Circé, mais à 90° ◀de▶ là, dans l’est-sud-est. Prudemment il a une première fois passé la difficulté sous silence47. Mais il jouait ◀de▶ malheur ; car il a cru, grâce à un contresens, retrouver cette malencontreuse orientation au départ du Pays des Morts48. Et alors il a bravement imprimé que l’on part non ◀de▶ chez les Morts, mais ◀de▶ chez les Laistrygons 49. N’est-ce pas une façon par trop simple ◀de▶ sortir ◀d’▶embarras ?
Sans se soucier des querelles ◀de▶ ses futurs commentateurs, le héros obéit à la
déesse. Il quitte le port circéen à l’aurore50. « Tout le jour, la nef voyage sur la mer ; jusqu’après le coucher du soleil, et l’heure où les
chemins s’emplissent ◀de▶ ténèbres »
, c’est-à-dire jusqu’à la nuit close. Et
ensuite elle est dans l’Océan
51.
Que représente une journée ◀de▶ navigation ainsi comprise ?
Environ dix-huit heures, pour deux raisons : d’abord les navigations homériques doivent se calculer en journées ◀d’▶été, parce que l’on ne navigue pas pendant la mauvaise saison. Puis, dans le cas particulier qui nous occupe, un trait montre bien que nous sommes au cœur ◀de▶ l’été : un compagnon ◀d’▶Ulysse a passé la nuit qui précède le départ sur le toit ◀de▶ la maison ◀de▶ Circé, où il est allé chercher le sommeil à cause de la chaleur52. Dans le nord ◀de▶ la mer tyrrhénienne où nous sommes et dans une île naturellement rafraîchie par la brise marine, on n’aime à dormir sur les toits que pendant la canicule. C’est donc bien une durée ◀de▶ dix-huit heures qu’il faut entendre ici.
Or, d’après l’ensemble des documents anciens, dix-huit heures ◀de▶ navigation représentent en vitesse moyenne cent dix kilomètres environ, et en vitesse maxima, encore assez fréquente, aux alentours ◀de▶ cent soixante kilomètres53.
C’est donc au plus à cent soixante kilomètres ◀de▶ Circé, et dans une direction voisine du sud-ouest, que nous devrons découvrir l’Océan.
Mais là, qu’aurons-nous à retrouver au juste ? Qu’était-ce que l’Océan dans la pensée ◀d’▶Homère ? Qu’est-ce que ce nom représentait pour ses contemporains ? L’Odyssée parle plusieurs fois ◀de▶ ses courants profonds et violents, mais c’est tout. Par contre, si nous interrogeons la géographie ◀d’▶alors, elle montre à l’occident ◀de▶ la Méditerranée, à un endroit où les terres du sud et du nord paraissent se rejoindre pour enclore définitivement cette mer, elle montre, dis-je, un détroit resserré et balayé par des courants violents, qui emportent, à ◀de▶ certaines heures, les nefs vers l’au-delà sans bornes. Dans les idées géographiques et religieuses ◀d’▶alors, ces courants appartiennent au gigantesque fleuve l’Océan, qui entoure le monde entier ◀de▶ ses eaux tumultueuses, et qui, à l’endroit où le Soleil se couche dans ses ondes, baigne les régions habitées par ceux qui sont allés dans les ombres du Couchant éternel.
Au-delà du détroit, les terres occidentales qui s’écartent vers le sud et vers le nord sont donc considérées comme le pays des Morts ; et le détroit aux grands courants est lui-même l’Océan et l’accès à ce pays.
Notre nef odysséenne, dont les courses précédentes se placent dans la mer ◀de▶ Tyrrhénie, reste bien loin du détroit ◀de▶ Gibraltar ; elle n’atteint donc pas l’Océan que nous venons de dire. Mais sans doute, ce sont des conditions analogues ◀de▶ lieu qu’elle trouve, et que nous devons retrouver après elle, aux frontières ◀de▶ cette mer Tyrrhénienne : des conditions analogues ◀de▶ lieu ayant suggéré des analogies ◀de▶ croyances.
Le site infernal. — Qu’est-ce que Homère indique au-delà ◀de▶ l’Océan ?
Trois choses : le peuple et la ville des Cimmériens, le havre ◀de▶ Perséphoneia, et le site proprement dit ◀de▶ l’Enfer ou plutôt ◀de▶ l’Évocation des Mânes.
Tout cela doit d’ailleurs se rencontrer à une distance faible du point où le héros pénètre dans l’Océan ; car sans doute, ici comme là-bas, l’Océan est le vestibule et le commencement des funèbres régions ; et, en fait, le récit paraît bien sous-entendre que la navigation océanienne est très courte54 : entré dans l’Océan à la nuit close, Ulysse débarque chez les Morts quelques heures après.
1° Parlons d’abord des Cimmériens.
Ce sont, dit le texte, des hommes enveloppés ◀de▶ ténèbres et ◀de▶ brumes : jamais le soleil ne les éclaire ◀de▶ ses brillants rayons, ni quand il monte dans le ciel étoilé, ni quand du ciel il redescend vers la terre ; sur ces mortels tremblants ◀d’▶effroi s’étend une funeste nuit55.
Qu’y a-t-il sous ces phrases imprévues et mystérieuses ?
Une conception étrangère à toute réalité, mais qui se rattache au système du monde tel que l’avaient imaginé les astronomes ◀de▶ la Chaldée et ◀de▶ l’Égypte, inaugurant la série des explorateurs en chambre. Les dernières régions ◀de▶ l’Occident, celles qui baigne le fleuve Océan, ne voient jamais le soleil. En ces régions déshéritées, la trajectoire ◀de▶ l’astre passe au-dessous de l’horizon, elle est souterraine ; le soleil s’emploie à éclairer non pas les Vivants, mais les Morts, habitants des profondeurs. Il s’ensuit que la surface ◀de▶ la terre n’a que les pauvres reflets ◀d’▶une lumière diffuse, et des ténèbres visibles. Tel est le lot lamentable qu’on imaginait sous les splendeurs du ciel tyrien pour les dernières terres occidentales.
Leurs voisines n’étaient guère mieux partagées. Un trait relatif au pays ◀de▶ la Magicienne l’a bien montré auparavant : Trois fois, pour Ulysse et son équipage, le soleil s’est couché sur l’horizon ◀de▶ Circé, et trois fois il s’est levé. Chaque soir et chaque ma tin le héros s’est rendu compte du phénomène, mais sans arriver à savoir dans quelle partie du ciel il se passait.
« Causons ◀de▶ la situation, mes compagnons, quelque terrible qu’elle soit ! dit-il le quatrième jour. Vous le voyez, pauvres amis, nous ne savons où est le Nord, où est l’aurore, ni où disparaît sous terre le soleil, ni où il s’élève au plus haut. Que faire en un pareil pays ? Pour moi tout est perdu56 ! »
Ce qu’Ulysse décrit là, c’est un ciel qui donne comme un autre la lumière du jour (il n’est pas question ◀de▶ ténèbres), mais sous lequel on ne peut s’orienter ; car le soleil lui-même reste invisible. On approche ◀de▶ l’Océan, et c’est précisément ce que cet état du ciel a pour but ◀d’▶indiquer ; mais on n’y est pas arrivé : voilà pourquoi le phénomène, terrible là-bas, se contente ici ◀d’▶être incommode.
Du ciel Circéen pas plus que du ciel Cimmérien, nous n’avons rien à tirer, au point de vue géographique ; cela est clair. Nous savons bien que l’un et l’autre n’ont jamais existé en dehors des imaginations chaldéo-égyptiennes. Ce qui se dit ici du bout du monde tyrrhénien, se dit ailleurs du bout du monde mauritanien, et s’est dit auparavant ◀de▶ tous les bouts du monde plus rapprochés du Nil qu’avaient, aux siècles précédents, admis nos astronomes.
Sauf le respect que nous devons à ces premiers ancêtres ◀de▶ la science, ce n’est là qu’un conte à dormir debout. N’empêche, par exemple, que, ◀de▶ toute la description Circéenne, M. Dörpfeld ne retient que cela : et il jette tout le reste par-dessus bord. Assaisonnées ◀de▶ commentaires fort érudits, ces quelques lignes lui font, sans broncher, établir Circé à l’extrême pointe ◀de▶ la Libye méridionale : sans doute au cap de Bonne-Espérance !
Voilà comment trop ◀d’▶imagination, s’ajoutant à un tri arbitraire des documents, arrive à gâter beaucoup de science. Garé ◀de▶ ces chimères par la sévérité ◀de▶ noire méthode, nous comprendrons que ces cieux étranges sont un accompagnement obligé des idées ◀d’▶Océan, ◀d’▶Extrême-Occident, ◀de▶ pays des Morts, une sorte ◀de▶ décor infernal, et nous n’en retiendrons rien au point de vue ◀de▶ nos recherches.
Sauf pourtant une remarque : rattachés l’un à l’autre par ce même enjolivement cosmographique, les pays ◀de▶ Circé et des Morts sont, dans la pensée ◀d’▶Homère, voisins l’un ◀de▶ l’autre, et appartiennent bien pour lui à une même région. Ainsi l’on prévient une objection possible, à savoir : que la navigation « surnaturelle » ◀d’▶un jour aurait pu mener Ulysse ◀de▶ la mer Tyrrhénienne aux extrémités du monde.
Mais il est grand temps ◀de▶ dire adieu aux ténèbres cimmériennes, et ◀de▶ nous occuper des réalités topographiques indiquées par Homère à coté ◀de▶ cette fiction.
Notons pourtant que l’étymologie du nom Cimmériens confirme bien nos explications et l’origine orientale que nous lui attribuons. Dans les langues sémitiques, le radical K. m. r. exprime l’idée ◀d’▶obscur, ◀de▶ ténébreux.
À ce nom, notre texte accole une épithète qui pourrait n’avoir pas ◀de▶ rapport avec
les ténèbres imaginaires du pays : ce sont, dit le texte, des gens « en proie
à la terreur, tremblants ◀d’▶effroi »
. N’y aurait-il pas là une allusion au
vrai nom des habitants du pays ? Il faut se le demander.
2° Passons maintenant au havre ◀de▶ Perséphoneia.
Il doit répondre à quatre indications. Il y faut évidemment une disposition ◀de▶ la côte présentant un port. Du large, un rivage « petit », c’est-à-dire bas et étroit, le signale au navigateur57. Non loin de la rive, s’élève un bois sacré dédié à Perséphoneia58, c’est donc un lieu ◀de▶ culte infernal. Notons encore que ce bois se compose ◀de▶ hauts peupliers et ◀de▶ saules stériles59.
3° Au-delà commence le site infernal proprement dit. Nous en connaissons plusieurs particularités topographiques.
On y rencontre d’abord l’Achéron. Le poète n’en dit rien ◀de▶ particulier. Mais l’antiquité a présenté ici et là, dans les pays grecs et latins, des sites infernaux et des pèlerinages à Pluton, dans le voisinage desquels elle plaçait un Achéron ; c’était toujours ou une rivière pestilentielle ou des marécages. Il semble qu’ici il faille préférer un marécage ou un lac fangeux ; car deux rivières s’y jettent, aussitôt après avoir mêlé leurs eaux. Ce confluent ◀de▶ deux rivières qui se réunissent si près ◀d’▶un marécage60 est tout à fait à noter.
◀De▶ ces deux rivières ou ruisselets (le terme grec laisse cette latitude), l’un s’appelle le Pyriphlégéton, c’est-à-dire le brûlant ; l’autre le Cocyte, c’est-à-dire le pleurant61. Le premier pourrait être caractérisé par une source chaude ; le second semble devoir être un ruisseau gémissant, un filet ◀d’▶eau courant sur une pente raide et caillouteuse, par conséquent un torrent à faible débit ; un grand torrent serait plutôt le tonnant ou le tempétueux.
Tout près du confluent des deux rivières, le héros rencontrera une roche remarquable62. Ce sera le lieu même ◀de▶ l’Évocation. Au moins dans une direction, ce lieu touchera à une prairie d’ailleurs couverte ◀d’▶asphodèles63. Pendant l’Évocation, ayant tourné le dos à l’ouest, Ulysse verra les Mânes surgir devant lui des eaux du fleuve principal64.
Voici donc, dégagée ◀de▶ la lettre du texte pour l’Océan et les Morts, une série ◀d’▶indications topographiques, dont la complexité serait bien embarrassante en cas ◀de▶ fausse identification, surtout si l’on se rappelle que le tout doit se grouper dans un espace restreint. J’insiste d’ailleurs sur ce que, en tout ceci, pas plus que pour Circé ou les Laistrygons, je n’ai sciemment rien omis, rien ajouté, rien présenté sous un jour inexact.
Ici encore, un simple coup d’œil sur les lieux, ou même sur une carte, suffit à constater que l’identification classique avec les Champs Phlégréens n’est pas soutenable. Aux Champs Phlégréens, il n’y a ni confluent, ni deux rivières, ni une rivière, ni roche remarquable, ni rien qui puisse être l’Océan avec ses courants profonds, en un mot rien qui soit homérique. Ce qu’il y a là, c’est tout autre chose : c’est un culte local ◀de▶ Hadès ou ◀de▶ Pluton à l’usage des premiers habitants ◀de▶ Naples, que Virgile s’est chargé ◀d’▶immortaliser.
Or, malgré cette absence ◀de▶ toute note homérique, Μ. V. Bérard accepte et défend l’identification traditionnelle. Pour faciliter sa tâche, il déclare d’ailleurs interpolés les vers qui le gênent le plus65 !
B) L’identification
L’Océan. — Nous avons quitté Pianosa ; contournant la tombe ◀d’▶Elpénor, nous cinglons vers le sud-ouest. Mais voici que, sur notre droite, se dresse, comme un rempart infranchissable, la muraille Corse, prolongée à perte de vue par la muraille Sarde. Cependant, tout à coup, dans l’interminable obstacle, une percée se fait ; entre les Lavezzi et les Razzoli, voici dans l’ouest des flots jusqu’à l’horizon. Les courants ◀d’▶un détroit resserré, des Bouches ◀de▶ Bonifacio, enlèvent la barque (par certains vents ils seraient au contraire assez forts pour lui barrer la route)66. À mesure qu’elle avance, l’horizon s’élargit, tandis que la moindre déviation à droite ou à gauche semble fermer la passe en arrière. Déjà les côtes occidentales ◀de▶ Corse et ◀de▶ Sardaigne s’écartent les unes vers le nord, les autres vers le sud, et bientôt elles abandonnent l’audacieux esquif, s’il pousse droit devant lui. C’est une mer nouvelle, c’est l’inconnu sans bornes !
Le site est tout à fait celui des Colonnes ◀d’▶Hercule, avec des dimensions moindres. Ici comme là-bas, après les courants ◀d’▶un détroit resserré, en face d’une mer infinie dans l’ouest, le navigateur antique a dû se croire arrivé à la fin des terres, au fleuve Océan, qui précède et baigne le Pays des Morts, et aux derniers rivages occidentaux qui constituent le funèbre séjour.
Au-delà des Bouches ◀de▶ Bonifacio, le fleuve Océan et les Morts ont donc pu fréquenter, au moins un temps, les côtes Sardes, et cela ◀d’▶autant mieux que la Sardaigne était dès lors couverte ◀de▶ milliers ◀de▶ nuraghes, édifices bizarres que les indigènes appellent encore des maisons ◀de▶ Pluton ou des Morts, domos ◀de▶ Orcu. Pour les étrangers qui débarquaient dans l’île, c’était tout un peuple voué aux cultes infernaux. Sans doute les Phéniciens ◀de▶ Mauritanie et ◀d’▶Ibérie apprirent bientôt à leurs frères ◀de▶ la mer Tyrrhénienne que l’Océan était beaucoup plus loin dans l’ouest ; mais la croyance primitive avait suffi à créer là une tradition qu’Homère devait par la suite mettre en œuvre. L’Océan tyrrhénien a donc baigné là les dernières terres connues des navigateurs tyrrhéniens ; comme l’Océan grec a baigné, en Épire, les dernières terres grecques67, comme l’Océan méditerranéen a baigné les dernières terres méditerranéennes68.
Les Bouches sont d’ailleurs à 150 kilomètres ◀de▶ Pianosa, et dans le sud-sud-ouest par rapport à cette dernière. Elles se trouvent donc tout à fait dans les conditions ◀de▶ distance et ◀d’▶orientation requises par le texte. La vitesse ◀de▶ la barque odysséenne est ici celle des navigations rapides ; il n’y a pas à s’en étonner ; on a vent arrière, et les conditions du voyage sont à peu près surnaturelles.
Les Morts. — Et maintenant, nous aussi, franchissons le détroit. Nous dépassons à notre gauche, sur la côte sarde, le cap della Testa, qui, dans l’antiquité, portait le nom ◀d’▶Erebantion, c’est-à-dire cap de l’Érèbe. N’était-ce pas l’annonce du pays où le couchant ne finit plus ?
À 40 kilomètres plus loin, toujours sur la côte sarde, voici bien, si l’on s’en rapporte à l’état actuel des lieux, ce qui a pu être la station ◀de▶ Perséphoneia.
Depuis l’embouchure du riu ◀d’▶Enas, c’est-à-dire depuis six à sept kilomètres, le rivage n’est plus constitué que par un cordon littoral assez bas, qui maintenant va s’abaissant encore, et disparaît bientôt en pointe amincie au milieu des flots. Il laisse alors place à l’estuaire du Coghinas, un fleuve modeste, quoique le second des fleuves sardes, qui se jette à la mer sous un angle très aigu. Doublons la pointe ◀de▶ sable qui appartient au fleuve autant qu’à la mer, et abordons sur la rive opposée.
Nous sommes à San Pietro, reste ◀d’▶un petit port ◀d’▶échanges dont l’église a été une cathédrale, et qui au moyen âge s’appelait Ampurias, peut-être Emporium à l’époque romaine69. L’estuaire du fleuve offrait un havre commode aux petits vaisseaux des anciens ; il va de soi que, sur ces grèves abritées, il est facile ◀de▶ tirer les nefs hors du flot. Remarquons en outre que, par son nom actuel, le site est sous le patronage ◀d’▶un saint qui détient les clefs du Paradis, et qui pourrait bien avoir bâti son église sur les ruines du temple ◀de▶ la déesse infernale pour christianiser une dévotion païenne : on sait que, aux premiers siècles ◀de▶ l’ère chrétienne, ces superpositions étaient chose courante.
Quand j’aurai ajouté que les alentours présentent ici et là des bouquets ◀de▶ peupliers et ◀de▶ saules caractéristiques des maremmes sardes, on me permettra ◀de▶ répéter que, dans l’état actuel des lieux, San Pietro répond très suffisamment à ce que nous savons ◀de▶ Perséphoneia.
Mais la vaste plaine ◀de▶ vingt à vingt-cinq kilomètres carrés qui s’étend en arrière n’est qu’un delta fluvial dû aux apports millénaires du Coghinas ; à sa place, vers la fin des temps quaternaires, un golfe largement ouvert s’enfonçait ◀de▶ sept kilomètres dans les terres, et le flot marin venait battre partout l’amphithéâtre ◀de▶ sommets qui l’encadrent au loin. Un correspondant, aussi obligeant qu’érudit, M. Benetti, inspecteur des fouilles et monuments pour la région, me fait observer qu’il y a vingt-cinq à trente siècles, notre delta était encore en formation et se limitait probablement au fond du golfe. Deux faits témoignent ◀de▶ cet état très différent des choses : au bas des montagnes les plus éloignées ◀de▶ la mer la station romaine ◀de▶ Juliola avait un port à tout le moins fluvial. Auparavant une station carthaginoise, peut-être même phénicienne, occupait Monte di Campo, plateau abrupt et isolé maintenant au milieu des marécages et à plus ◀de▶ 3 kilomètres du flot, sorte ◀de▶ Mont Saint-Michel définitivement enlisé. Dans cette citadelle, élevée par la nature et à peu près inabordable même par terre, des fouilles récentes ont mis au jour une nécropole contenant environ deux mille lampes et bustes ◀d’▶Astarté en terre cuite. Et la question se pose ◀de▶ savoir si Perséphoneia ne se placerait pas mieux à Monte di Campo.
Je n’y verrais pas ◀d’▶inconvénient. En tout cas, ces remarques nécessaires sur les siècles écoulés ne font qu’améliorer mon identification à deux points de vue. D’abord, ◀de▶ l’endroit où il vient de débarquer, Ulysse doit, d’après le texte, longer au moins quelque temps la rive marine avant ◀d’▶atteindre le théâtre ◀de▶ l’Évocation70. Aujourd’hui il lui serait difficile ◀de▶ trouver le rivage à suivre ; mais qu’il passe étroitement sur la grève ◀de▶ jadis entre le flot et le marais à partir de Monte di Campo, ou que, depuis San Pietro, il longe la falaise du golfe ◀d’▶alors, il réalise ici ou là cette partie du programme : dans les deux cas, il va un certain temps « le long du fleuve Océan » avant ◀d’▶arriver au monte Serra sur la rive occidentale du golfe.
Puis le fond ◀de▶ ce même golfe, envahi par tout ce que charrie le fleuve, déroule devant lui un Achéron à souhait. Actuellement la plaine, quoique partiellement asséchée, est couverte ◀de▶ marécages surtout au nord ; le Coghinas s’y éparpille à travers mille canaux vaseux ; et l’ensemble constitue une des régions les plus malsaines ◀de▶ l’île ; les amis du texte seraient déjà mal venus à se plaindre. Mais, dans le lointain du passé, nous avons mieux à leur offrir ; ce chaos ◀de▶ lagunes et ◀de▶ fondrières, ◀de▶ méandres stagnants et ◀de▶ marécages pestilentiels, ce chaos bouleversé à chaque crue du fleuve que présente un delta en formation, est bien fait pour contenter les plus difficiles.
C’est donc un Achéron ◀de▶ la meilleure marque que longe notre héros. Après les pentes du mont Serra, il traverse le site occupé maintenant par le village ◀de▶ Santa Maria. Il va bientôt atteindre le point origine du delta de plus en plus rétréci, et voici que devant lui grandit un sommet trachytique aux falaises escarpées et farouches : c’est la roche sur laquelle le moyen âge établira un château fort inexpugnable, le Castel Doria. Sans difficulté, Ulysse a franchi un ruisselet qui descend du flanc ouest ◀de▶ la redoutable montagne, ruisselet gémissant qui, au travers des rocs désolés, ◀de▶ cascade en cascade, ◀de▶ rapide en rapide, se fraie un chemin jusqu’au Coghinas, qu’il rejoint tout près de là. Le héros s’est avancé ◀de▶ quelques centaines ◀de▶ mètres encore, entre la montagne qui se dresse à sa droite et le Coghinas qui se rapproche sur sa gauche.
Bientôt le fleuve s’infléchit et lui barre la route. Il s’arrête, il est arrivé au lieu de l’Évocation.
Il a parcouru depuis San Pietro environ sept kilomètres, ou bien huit ou neuf à partir de Monte di Campo : distances permettant bien ◀d’▶emmener avec soi les brebis destinées au sacrifice71. Le Castel Doria est la roche qui marque la maison ◀de▶ Hadès ; le ruisselet gémissant, franchi tout à l’heure, est le Cocyte ; le Coghinas est le Pyriphlégéton. Dans la direction du confluent des deux rivières, éloigné ◀de▶ quelques centaines ◀de▶ mètres, et au-delà, s’étend une prairie couverte ◀d’▶asphodèles, la plante la plus apparente des pâturages ◀de▶ l’île. Si, avec le couchant derrière lui, le héros fait quelques pas en avant, il domine le Coghinas de façon à voir les âmes apparaître au-dessus des flots. Elles pourront ensuite errer sur la prairie à sa gauche.
Toutes les indications du texte sont remplies à la lettre. De plus, le site, plein ◀d’▶une mystérieuse horreur, est aussi infernal que possible. Non seulement Castel Doria avec ses trachytes noirs et ses escarpements est la plus terrifiante des montagnes ◀d’▶alentour, mais encore, sur son flanc, le fleuve, dont il est comme la sentinelle et le farouche gardien, sort en mugissant ◀d’▶un long couloir rocheux aux parois à pic, encore assombri jadis par ◀d’▶épais ombrages surplombants. Et ce n’est pas tout : au point précis où Ulysse est arrivé, jaillit du lit même du fleuve une source aux eaux brûlantes (74°) empestant l’air ◀d’▶émanations sulfhydriques. C’est du couloir enténébré et au-dessus ◀de▶ cette source effrayante que surgissent les âmes…
Nous voyons du même coup pourquoi notre fleuve s’appelle le Coghinas, en patois sarde le cuisant ; pourquoi, à l’époque romaine, c’était le Thermos, c’est-à-dire le très chaud, pourquoi enfin Homère l’avait déjà baptisé le brûlant, le Pyriphlégéton. Malheureusement nous ignorons le nom ◀de▶ notre montagne avant rétablissement du château ; ◀de▶ son côté, notre ruisselet gémissant ne porte plus que le nom ◀de▶ riu di Castello ; la construction des Génois a effacé tout souvenir antérieur. Sans doute notre Cocyte est bien modeste pour être une dérivation du Styx souterrain. Mais il a cela ◀de▶ commun avec le Simoïs et le Scamandre ; ces grands noms qui voisinent avec lui dans l’œuvre ◀d’▶Homère sont eux aussi des fleuves que l’on traverse sans s’en douter72.
Trouverions-nous, en terminant, une explication sarde à l’épithète « tremblants ◀de▶ peur » attribuée aux indigènes ? Il se pourrait.
À l’ouest du Coghinas s’étend la région occupée ◀de▶ toute antiquité par les Sassari, qui eux-mêmes prononcent leur nom Tatari. Et pour ce nom, l’historien Vico a déjà proposé la forme primitive Tartari, avec le sens ◀d’▶infernaux. ◀D’▶où une nouvelle raison ◀de▶ placer un pays des Morts dans notre région. Remarquons-le d’ailleurs, que Vico ait eu tort ou raison ◀de▶ proposer cette étymologie, la chose importe assez peu : le nom ◀de▶ Sassari a évoqué pour lui l’idée ◀d’▶habitants du Tartare ; cela suffit à montrer qu’il a pu en être de même pour des marins assurément moins lettrés.
D’autre part, l’étymologie grecque ◀de▶ Tartaros, nom ◀de▶ l’Enfer, paraît donnée par la répétition du radical ταρ, qui éveille l’idée ◀de▶ terreur et ◀d’▶effroi. Tartaros c’est donc étymologiquement le très effrayant. Ainsi s’explique à son tour l’épithète « tremblants ◀de▶ peur » appliquée par Homère aux indigènes.
Vico ne soupçonnait rien ◀de▶ notre thèse, mais il faisait un rapprochement entre le nom ◀de▶ Tatari et celui ◀de▶ Tartessos en Espagne, et supposait un établissement des gens ◀de▶ ce dernier pays au nord ◀de▶ la Sardaigne. Sa théorie avait d’ailleurs à sa disposition des arguments plus solides. En effet, si l’on regarde ◀de▶ près aux plus vieilles traditions gréco-sardes, ou plutôt sardo-phéniciennes connues par les auteurs, on remarque que certaines légendes, en particulier des légendes infernales, sont communes aux alentours du détroit ◀de▶ Gibraltar et au nord-ouest ◀de▶ la Sardaigne. En poussant cette étude, peut-être arriverait-on à démontrer non pas une invasion des Ibères ◀d’▶Espagne, mais une efflorescence sarde ◀de▶ mythes infernaux que les siècles suivants ont confondus avec les mythes infernaux ◀d’▶Ibérie ; ce serait la preuve ◀d’▶un enfer tyrrhénien en Sardaigne avant Homère et indépendamment ◀d’▶Homère ; ce serait ainsi une confirmation très intéressante ◀de▶ notre thèse.
En résumé, ◀de▶ tout cet ensemble il résulte que la toponymie et la topographie s’accordent à faire retrouver tout le pays homérique des Morts sur la côte nord-ouest ◀de▶ Sardaigne, aux alentours ◀de▶ l’embouchure du Coghinas.
Le Pays des Morts est donc bien là.
Comme le fleuve Océan est bien aux Bouches ◀de▶ Bonifacio.
Comme la terre ◀de▶ Circé est bien à Pianosa.
Comme la côte des Laistrygons est bien à Porto Pozzo.
Malgré sa complexité, le problème qui s’était posé devant nous est résolu.
Une fois de plus, la géographie homérique est sortie victorieuse ◀de▶ l’épreuve.
Et cette fois-ci l’épreuve était particulièrement redoutable73.
Histoire.
Memento [extrait]
Revue Historique ◀de▶ la Révolution française et ◀de▶ l’Empire (octobre-décembre 1912). […] Léon-G. Pélissier : Quelques documents des Archives ◀de▶ Venise (1792-1790). La suite ◀de▶ la Correspondance inédite ◀de▶ Marie-Caroline, reine des Deux-Siciles, avec le marquis de Gallo, publiée et annotée par M. le Commandant Weil. […]
Les Revues.
Memento [extrait]
Le Divan (janvier) : — « Poèmes ◀d’▶Italie », par M. J. Semaize. […]
Lettres anglaises
Sir Henry H. Howorth : Gregory the Great, 12 s., Murray
Après avoir été préteur ◀de▶ Rome, Grégoire, qu’on surnomma le Grand (540-604), embrassa la vie religieuse. C’était à l’époque où la capitale ◀de▶ l’Empire Romain avait été transférée des bords du Tibre aux rives du Bosphore. Rome n’avait plus guère que 40 000 habitants, et en l’absence ◀d’▶un prince et ◀d’▶une autorité directe, l’évêque assuma peu à peu une sorte ◀de▶ domination administrative, embryon du pouvoir temporel ◀de▶ l’Église. Par la force même des circonstances, sans un plan concerté ◀de▶ sa part, saint Grégoire le Grand devint, beaucoup plus que le successeur ◀de▶ saint Pierre, le prédécesseur ◀d’▶Hildebrand, ◀de▶ Jules II et ◀de▶ Pie IX. Dans son remarquable livre Gregory the Great, Sir Henry H. Howorth retrace l’activité ecclésiastique ◀de▶ cet évêque ◀de▶ Rome qui envoya le moine bénédictin Augustin convertir l’Angleterre, et qu’on considère comme le véritable fondateur ◀de▶ la papauté médiévale ; c’est lui en effet qui fut le premier à soutenir la prédominance du siège ◀de▶ Rome, prédominance que ses successeurs ont fait tant ◀d’▶efforts pour confirmer. L’ouvrage est consciencieusement établi, avec une richesse anecdotique et légendaire des plus remarquables.
Edmund G. Gardner : Dante and the Mystics, 7 s. 6 d., J. M. Dent
Mr Edmund G. Gardner réunit sous ce titre : Dante and the Mystics, un certain nombre ◀d’▶études dans lesquelles il examine les aspects mystiques ◀de▶ la Divine Comédie, recherche l’influence qu’eurent sur Dante les mystiques depuis saint Augustin, et essaie ◀de▶ démontrer les tendances mystiques du poème par ses analogies avec les œuvres des contemporains et des maîtres subséquents ◀de▶ cette science ◀de▶ l’amour. Néanmoins, il s’est parfois écarté ◀de▶ ce but, comme lorsqu’il étudie les rapports ◀de▶ Dante avec saint Bernard et son attitude envers le mouvement franciscain. Malgré tout ce qui a été écrit à l’encontre, Mr Gardner admet l’authenticité ◀de▶ la lettre à Can Grande dans laquelle Dante ferait appel à l’autorité ◀de▶ saint Augustin, ◀de▶ saint Bernard et ◀de▶ Richard de Saint-Victor. Il faut reconnaître à l’auteur une connaissance approfondie ◀de▶ son sujet, et une vaste érudition pour tout ce qui regarde Dante et son œuvre ; de même, il connaît admirablement les travaux ◀de▶ ceux qui l’ont précédé dans ce domaine, et son savant ouvrage, qui n’est jamais touffu ni superficiel, restera une contribution importante à l’étude ◀de▶ Dante et ◀de▶ la Divine Comédie.
Tome CII, numéro 377, 1er mars 1913
Les Métiers ◀d’▶art dans le roman contemporain [extrait]
[…]
George Sand est, à notre connaissance, le premier écrivain qui emprunte au métier ◀d’▶art un thème ◀de▶ roman. C’est dans le cadre polychrome ◀de▶ Venise, ballottée entre le double amour ◀de▶ Musset et ◀de▶ Pagello, au cours de promenades émerveillées, qu’elle conçoit l’œuvre médiocre où ce thème est développé. Une visite ◀de▶ Saint-Marc la lui inspire et probablement aussi quelque anecdote contée dans un guide. Elle ne prend pas la peine ◀de▶ se documenter. Elle espère que l’imagination suppléera à la science.
Les Maîtres mosaïstes démontrent malheureusement le contraire. Ce roman est bâti sur un fait réel. Au xvie siècle, les frères Zuccati furent chargés ◀de▶ restaurer les mosaïques décorant les voûtes ◀de▶ Saint-Marc et ◀d’▶en exécuter ◀de▶ nouvelles. Eurent-ils à subir les avanies dont George Sand encombre leur carrière ? Furent-ils en lutte avec l’équipe rivale ◀de▶ Bianchini et en triomphèrent-ils ? Cela importe peu. La romancière s’étend sur les événements d’abord pour mouvementer son récit et surtout pour voiler son ignorance quasi totale des procédés successifs par quoi les artistes paraient ◀de▶ resplendissants symboles les murailles ecclésiales.
Au temps choisi par elle, la mosaïque n’a plus que ◀de▶ rares fidèles et des admirateurs dispersés. Les Zuccati ne peuvent aucunement être mis en parallèle avec ces moines anonymes, enivrés ◀d’▶amour chrétien, qui, aux premiers siècles ◀de▶ notre ère, illuminèrent, à Rome et à Ravenne, ◀de▶ représentations éclatantes le clair-obscur des chapelles et des basiliques. Ils besognent pour leur fortune et leur gloire, nullement pour magnifier les actes du Dieu qui se révéla aux rives ensoleillées ◀de▶ Judée. Ils ont abdiqué toute personnalité. Ils ne soumettent plus à l’approbation des jurys des cartons enluminés par eux-mêmes. Ils établissent leurs canevas d’après les dessins du Tintoret, du Titien ou du Pordenone. Ils sont ◀de▶ pauvres et bornés ravaudeurs. Leur art est près de mourir, peu à peu remplacé par la peinture à fresque. Ils le sentent. L’enthousiasme a déserté leurs cœurs.
Or George Sand., à l’époque où elle parcourt Venise, ne connaît point ces particularités. En outre, rien ne l’a préparée à saisir la splendeur ◀d’▶un art accessible seulement aux mystiques et aux initiés. Sous Louis-Philippe le goût français vacille singulièrement et l’éducation esthétique semble dévolue à quelques pensionnaires des Petites-Maisons.
C’est pourquoi, plantée comme un terme devant les mosaïques ◀de▶ Saint-Marc, les très anciennes que les Zuccati réparèrent, et les autres qu’ils bâtirent à lents coups ◀de▶ truelle, elle n’établit entre elles aucune différence et même volontiers préfère les secondes aux premières. Car le hiératisme ◀de▶ tous ces personnages aux mouvements inachevés et aux visages extatiques agrégés aux murailles ◀de▶ l’église, correspond aussi médiocrement à sa culture intellectuelle qu’à sa vitalité ◀d’▶amoureuse. Elle regarde ces personnages et les voit confusément. Sur les fonds ◀d’▶or, ils passent, fantômes mystérieux, vêtus ◀de▶ tuniques colorées, bientôt évanouis dans l’ombre grouillante ◀de▶ monstres apocalyptiques. ◀De▶ ci, ◀de▶ là, quelque figure ◀de▶ prophète ou ◀d’▶évangéliste, quelque roi mage, coiffé ◀de▶ la tiare aux gemmes resplendissantes, quelque saint nimbé ◀de▶ son auréole, quelque vierge aux yeux de lapis-lazuli l’intéressent par des détails que les smaltes précisent avec éclat. Une scène, la Résurrection ◀de▶ Lazare, la frappe parce que, contexturé ◀d’▶émaux blancs, le cadavre surgit tragiquement des ténèbres propices. Mais ni les douces graduations des nuances, ni la gamme délicate des ors, ni la pureté des lignes, ni le charme émané ◀de▶ cette foule biblique, ni l’harmonie contenue en ces tableaux que caressèrent les plains-chants palestiniens n’impressionne sa sensibilité.
En ses descriptions, la pauvreté ◀de▶ la langue égale la pauvreté du sentiment. La science qui fortifierait et enrichirait l’une, la foi qui communiquerait à l’autre la compréhension manquent à cet esprit boursouflé ◀de▶ romantisme. Elle feint assurément ◀de▶ posséder tout au moins la science. À l’entendre elle s’est soigneusement renseignée aux sources mêmes ◀de▶ l’histoire locale, dans les archives du Palais ducal. Cela paraît bien improbable, à l’instant où Musset se meurt et où, devant cette tombe ouverte, fleurit la tendresse ◀de▶ Pagello. Comment, en effet, soucieuse ◀d’▶exactitude, attribuerait-elle aux Vénitiens ◀de▶ cette époque, qui pervertirent l’art ◀de▶ la mosaïque, une habileté ◀d’▶exécution égale à celle des Byzantins et des Grecs ? Comment, si elle s’est livrée à une investigation parmi les paperasses, ose-t-elle vanter la maîtrise picturale des Zuccati qui, nous l’avons dit, furent les serviles copistes ◀de▶ quelques peintres illustres ?
◀De▶ toute évidence la bonne dame de Nohant se décèle ignare en qualité ◀d’▶historienne. Et c’est pire encore si nous examinons les pages où elle s’évertue à indiquer la technique du métier. Car jamais l’équipe des Zuccati ne nous est représentée accomplissant un geste précis ◀de▶ travail, clouant aux murailles les couches successives ◀de▶ ciment, composant, au préalable, dans ses ateliers, les décorations qui seront ensuite transportées dans la basilique. Nous la voyons, il est vrai, juchée sur ses échafaudages. Nous percevons le bruit ◀de▶ ses outils sans en discerner l’effet. Et si, par hasard, cette équipe opère devant nos yeux, c’est pour effectuer ◀de▶ colossales sottises, mélanger, par exemple, sur la surface murale, des cubes ◀de▶ pierre et ◀de▶ marbre avec des cubes ◀d’▶émail, obtenir, par des procédés inconnus des mosaïstes, des smaltes ◀d’▶or, rattraper, pendant la nuit qui, confondant les couleurs, rend la besogne impossible, le temps perdu en festins pendant le jour.
Incontestablement donc, en son livre, George Sand, par négligence ou par inaptitude, n’a pas su tirer du métier ◀d’▶art, intimement mêlé à la trame romanesque, ce qu’il pouvait lui fournir, dans ses manifestations ou dans ses résultats, ◀de▶ poésie et ◀de▶ couleur.
Le Mouvement scientifique.
G. Sarton : Isis, revue consacrée
à l’histoire ◀de▶ la science, Wondelgem-lez-Gand, 30 francs par an [extrait]
M. George Sarton consacre une nouvelle revue, Isis, à l’histoire ◀de▶ la Science. Le premier numéro (février 1913) comprend les articles suivants : […] les Mouvements browniens, par J. Guareschi, ◀de▶ Torino […].
Les Revues.
Montjoie ! revue nouvelle, son but
[extrait]
M. Ricciotto Canudo, qui traite ici, avec chaleur et compétence, des « Lettres italiennes », vient de fonder Montjoie ! « organe ◀de▶ l’impérialisme artistique français, gazette bi-mensuelle illustrée ». La nouvelle publication, marquée au sceau ◀de▶ Charlemagne, se réclame ◀d’▶une épigraphe choisie dans la chanson ◀de▶ Roland. Sous forme de salut au public, la direction expose son programme en ces termes
Une volonté mâle ◀de▶ renaissance caractérise — on l’a déjà remarqué — les efforts dispersés des générations nouvelles. Un groupe ◀d’▶écrivains, ◀de▶ musiciens, ◀d’▶artistes, appartenant à la même génération, ont souhaité créer l’organe ◀de▶ ralliement qui leur manque.
« Montjoie ! » est né ◀de▶ cette entente.
À tous ceux qui s’inspirent ◀d’▶un haut idéal, dans l’art et dans la vie, idéal défini par l’ambition ◀de▶ la race qui veut imposer au monde un type essentiel ◀de▶ culture, « Montjoie ! » offre, en pur éclectisme, une tribune ◀d’▶affirmation et ◀de▶ discussion.
Ruit hora.
Il nous faut nouer nos volontés ◀de▶ renaissance comme dans un faisceau ◀de▶ licteurs, signe ◀de▶ puissance et ◀de▶ menace devant les nouveaux Barbares qui dominent le monde moderne.
En créant non point une « revue », mais l’organe très vivant des énergies artistiques les plus dignes, nous obéissons au commandement très net ◀de▶ l’Heure présente, si trouble : donner une direction à l’élite.
[…]
Musique.
Opéra national : le Couronnement ◀de▶ Poppée, ◀de▶
Claudio Monteverdi
Le troisième « spectacle ◀de▶ musique » du Théâtre des Arts fut digne ◀de▶ ses aînés. Il les surpassa même en ampleur eurythmique en offrant, au lieu d’un fragment isolé, une intelligente sélection du Couronnement ◀de▶ Poppée résumant le chef-d’œuvre en un ensemble harmonieux et suffisamment complet en soi. Le Couronnement ◀de▶ Poppée est le Parsifal de Claudio Monteverdi. Le vieux maître était largement septuagénaire quand il le composa et il mourut quelques mois après sa représentation, dans la soixante-dix-septième année ◀de▶ son âge. On demeure vraiment stupéfait devant la jeunesse éternelle et la savoureuse verdeur ◀de▶ cet ouvrage ◀d’▶un vieillard et dont près de trois siècles nous séparent. L’harmonie, libérée décidément des conventions intellectuelles, fait ◀de▶ cette musique un langage humain et le plus pathétique. L’inspiration est ◀d’▶une incomparable souplesse ; l’expression, vérace, incisive, ◀d’▶un réalisme shakespearien. Malgré quelques velléités ◀d’▶airs à vocalises, où point l’aurore du bel canto, combien tout cela est plus près de notre sensibilité moderne que la déclamation pompeuse ◀d’▶un Lully et même que le lyrisme tout oratoire ◀d’▶un Rameau ! L’enthousiaste émotion des auditeurs en fournit la preuve éloquente : aucune des intéressantes restitutions qu’on doit au Théâtre des Arts n’obtint un aussi franc succès. Il faut féliciter M. Jacques Rouché ◀d’▶avoir eu l’idée ◀d’▶emprunter ce chef-d’œuvre au répertoire ◀de▶ la Schola, pour lui rendre une vie nouvelle et en vulgariser la beauté. Les décors et costumes ◀de▶ M. Charles Guérins y collaboraient heureusement, la direction ◀de▶ M. Vincent d’Indy assura l’excellence ◀de▶ l’exécution orchestrale et ◀d’▶une interprétation où Mme Croiza et Mlle Demellier se distinguèrent. Les chœurs eux-mêmes méritaient les plus sincères compliments, et le résultat ◀de▶ ces vaillants efforts associés pour un tel objet apparut ◀d’▶une qualité artistique qu’on rencontre bien rarement sur des scènes plus vastes et diversement subventionnées.
Tome CII, numéro 378, 16 mars 1913
À Figline
Science sociale.
Memento [extrait]
[…] Raffaele Ottolenghi : Voci d’Oriente, Lugano, édition du Cœnobium, 2 vol., 7 fr. Étude sur la naissance ◀de▶ l’idée chrétienne dans
le monde juif et sur l’élaboration du dogme chrétien. L’auteur, israélite ◀de▶ race, a mis
à profit sa connaissance profonde ◀de▶ la littérature talmudique. Son idée centrale, que
le christianisme ne descend pas du judéisme, mais est une religion spécifiquement
occidentale, me semble très juste au point de vue psychologique sinon historique, mais
je n’aperçois pas l’abîme qui séparerait les deux conceptions théocratiques ◀de▶
Iaveh-Sabaoth et du Dieu des armées ◀de▶ l’empereur Guillaume ; la « conquête
méthodique et implacable »
des Occidentaux n’a pas atteint celle dont le livre
des Juges nous raconte la sanglante épopée dans la terre ◀de▶ Chanaan. Le livre ◀de▶
M. Ottolenghi n’en est pas moins très curieux et il mériterait ◀d’▶être traduit.
Les Revues.
Memento [extrait]
La Revue du mois (10 février). — Sur Henri Poincaré ; l’« Œuvre mathématique », par M. Vito Volterra ; […]
Les Horizons (février). — Une scène du « Michel-Ange » ◀de▶ Fr. Hebbel.
[…]
La Revue hebdomadaire (8 février), — […] « Le Carnaval italien ◀d’▶autrefois », par M. Émile Magne.
[…]
Musées et collections.
Memento [extrait]
Nous avons plaisir à annoncer la publication du second volume consacré à Florence dans la belle collection des Musées ◀d’▶Europe ◀de▶ M. Gustave Geffroy (Florence : II. Paris, Nilsson ; in-4, 172 p., av. 169 fig.et 42 planches ; 15 fr.) Une nouvelle série ◀de▶ monuments et ◀de▶ chefs-d’œuvre défile sous nos yeux : c’est Or San Michele, l’église des corporations, avec les sculptures ◀d’▶Orcagna, ◀de▶ Verrochio, ◀de▶ Nanni di Banco ; le Carmine, avec les fresques ◀de▶ Masaccio, ce génie mort à vingt-sept ans, et celles du suave Masolino ; le palais Ricardi, avec les exquises peintures ◀de▶ Benozzo Gozzoli ; les Innocenti, avec les médaillons ◀d’▶Andrea della Robbia ; l’Annunziata, avec Andrea del Sarto ; Santa Maddalena dei Pazzi, avec le Pérugin ; Santa Trinità, avec Ghirlandajo ; San Lorenzo, avec Brunelleschi, Donatello et Michel-Ange ; puis, les trois grands musées qui complètent les collections des Offices : le Bargello, musée ◀de▶ la sculpture florentine, comme la galerie ◀de▶ l’Académie l’est ◀de▶ la peinture ; le palais Pitti, où les Florentins, les Vénitiens, et Raphaël, Titien, Rubens, Rembrandt, nous émerveillent tour à tour, sans compter la galerie des arazzi avec ses tapisseries florentines, flamandes et françaises ; enfin les délicieux jardins Boboli. Et ◀de▶ cet amoncellement ◀de▶ chefs-d’œuvre, que plus ◀de▶ 200 gravures mettent sous nos yeux, le délicat critique qu’est M. Gustave Geffroy excelle à tirer la leçon ◀d’▶histoire et ◀de▶ beauté qu’ils recèlent.
Nous avons jadis signalé ici74 à l’attention des amateurs et des historiens
la magnifique publication en fac-similé, entreprise par M. Victor Goloubew, des deux
livres ◀d’▶esquisses ◀de▶ Jacopo Bellini que possèdent le Louvre et le British Museum. Les
dessins du Louvre avaient été publiés les premiers, — quoique le volume portât le n° 11.
Nous avons plaisir à annoncer aujourd’hui l’apparition ◀de▶ la 1re partie, c’est-à-dire des dessins du Musée Britannique (les Dessins
◀de▶ Jacopo Bellini au Louvre et au British Museum : 1re partie. Bruxelles, G. van Oest et Cie ; in-folio,
134 planches avec notices et 5 p. ◀d’▶introduction ; 100 francs). Comme celui ◀de▶ Paris, le
livre ◀de▶ Londres semble avoir appartenu, après la mort du peintre, à son fils Gentile.
Tandis que celui du Louvre (trouvé à Constantinople au xviiie
siècle) y fut sans doute laissé en 1480, lorsque Gentile quitta la cour
du sultan, celui ◀de▶ Londres avait passé au frère de Gentile, Giovanni. L’Anonyme ◀de▶
Morelli mentionne ensuite sa présence en 1530 entre les mains du patricien Gabriel
Vendramin de Venise, riche amateur ◀d’▶art. Plus tard, il appartient à l’évêque ◀de▶
Vicence, puis au comte Bonoma Algarotti, puis, en 1802, au marchand Gianmario Tasso,
enfin à Don Giovanni Mantovani. C’est en 1855 que le British Museum l’acheta, pour la
somme ◀de▶ 400 napoléons ◀d’▶or. Les esquisses qu’il contient furent probablement exécutées
vers 1445 ; leur genre, leurs fréquentes analogies avec des œuvres des écoles padouane
ou ferraraise entre 1440 et 1450, certaines compositions retraçant des événements ◀de▶ la
cour ◀de▶ Lionel d’Este, enfin le filigrane du papier indiquent cette date, Jacopo, dans
ce recueil, écrit son érudit éditeur Μ. V. Goloubew, a fixé avec son crayon ce que les
chroniqueurs ferrarais ont rapporté jour par jour ◀de▶ « cette cour ◀de▶ Mécène où
l’esprit gothique, allié à un humanisme encore naïf, créait une fleur ◀d’▶art ◀d’▶un
charme tout particulier… Lionello aimait à jouir pleinement ◀de▶ la vie. Son esthétique
raffinée le portait vers les choses rares et gracieuses. C’est cela que nous
retrouvons en ces esquisses, où l’artiste se plaît à montrer des faucons ◀de▶ chasse,
des léopards et des singes, à célébrer la vie heureuse des villageois, à représenter
des combats ◀de▶ chevaliers en costumes antiques ou modernes devant des loggias
richement ornementées »
. À côté de ces études apparaissent des compositions
religieuses où souvent le décor semble être des vues ◀de▶ Venise. On voit quel est
l’intérêt ◀de▶ ce recueil. La reproduction qui nous en est donnée en fac-similés ◀d’▶une
fidélité impeccable nous rend sensibles, malgré les tons aujourd’hui pâlis ◀de▶ ces
esquisses, leurs qualités savoureuses et délicates. Tous les amis ◀de▶ l’art et les
travailleurs seront reconnaissants à M. Goloubew, à M. Marty, auteur ◀de▶ ces admirables
planches, et à l’actif éditeur G. van Oest, ◀d’▶un pareil régal.
Tome CII, numéro 379, 1er avril 1913
Ethnographie, folklore.
Memento [extrait]
Dr. G. Celos : Le Pain brié, in-18, ill., Paris, H. Jouve éd. ; Le Pain brié en Vénétie, in-18, ill., Paris, Jouve et Cie, éd.
Théâtre.
Memento [extrait]
[…] Grand Guignol : […] Les Ficelles, pièce ◀de▶ Giacosa, adaptation ◀de▶ M. Paul Géraldy et Mlle Darsenne.
Lettres allemandes.
Memento [extrait]
[…]
Les Süddeutsche Monatshefte poursuivent la publication des papiers posthumes du peintre-graveur Karl Stauffer-Bern. Après les lettres ◀de▶ famille, voici quelques vers écrits après la tragédie douloureuse dont le souvenir est resté dans toutes les mémoires. Ils ont été composés en prison à Florence et ensuite dans la maison ◀d’▶aliénés, où Stauffer fut interné avant ◀d’▶être acquitté par les tribunaux italiens. Le volume qu’Otto Brahm consacra à ce génial artiste et à sa fin prématurée donne des détails sur les circonstances du drame passionnel qui, il y a plus ◀de▶ vingt ans, eut un retentissement si considérable. Les poèmes livrés aujourd’hui à la publicité affirment un véritable talent ◀d’▶expression plastique. L’intensité dans sa manifestation des sentiments, malgré une certaine incohérence, est prodigieuse (février). […]
Zeitschrift für Bücherfreunde (février) fait paraître une étude ◀de▶ M. Walter Graeff sur l’introduction ◀de▶ la lithographie en Italie. Le premier établissement ◀d’▶industrie lithographique fut créé à Rome en 1805 par les frères Andreas et Giovanni Dall’Armi, fils ◀d’▶un banquier italien établi à Munich, qui collaborèrent avec un certain Raphaël Winter. L’auteur reproduit des estampes sorties ◀de▶ ces premières presses.
[…]
La Vie anecdotique.
Un livre invraisemblable
La revue italienne, la Voce, a publié, il n’y a pas longtemps,
quelques curieux renseignements sur un livre bien singulier. C’est le
Dizionario psyco-mystico publié par M. Nigro-Lico (Bologne, Soc.
lib. Mareggiani, 1912). Dans la préface, l’auteur considère que son livre, « est
appelé à rendre ◀de▶ grands services aux gens ◀d’▶études, parce qu’on y trouve
l’explication ◀d’▶un grand nombre ◀de▶ termes introuvables dans les
dictionnaires »
. Il n’a point tort et il aurait pu ajouter : « On y trouve des
définitions que l’on chercherait en vain dans tout autre lexique. »
Voici quelques-unes ◀de▶ ces curiosités :
« Circoncision, pratique mise en usage pour certains motifs religieux par les juifs et par les chrétiens.
« Coptes, chrétiens schismatiques ◀de▶ l’Égypte et ◀de▶ l’Abyssinie. Ils mènent une vie austère, mais souvent très autoritaire.
« Phlégéton, fleuve infernal auquel Dante fait allusion.
« Madeleine, nom… appartenant à deux personnages, que le fait ◀d’▶être honorés par l’Église chrétienne fait souvent prendre l’un pour l’autre. Une Madeleine est cette pénitente à laquelle saint Luc fait allusion dans l’Évangile et l’autre est sainte Marie-Madeleine, mère de Jésus.
« Walhalla, paradis des mahométans, destiné à ceux qui meurent en combattant. »
Tome CII, numéro 380, 16 avril 1913
Littérature.
Lettres ◀de▶ femmes à Casanova, recueillies par
Aldo Ravà, traduites ◀de▶ l’italien par Édouard Maynial, 1 vol. in-8, 5 fr.,
Michaud
On a fini par comprendre, écrit M. Aldo Ravà, que le casanovisme
n’est pas un tribut ◀d’▶hommage exagéré à un coquin ◀de▶ génie, mais le « désir
◀d’▶approfondir la connaissance ◀de▶ tant de petites anecdotes qui, rapprochées ◀de▶
personnages plus importants et ◀de▶ faits plus notoires, servent admirablement à
compléter le tableau ◀de▶ la vie du xviiie
siècle »
. M. Aldo Ravà nous apporte une importante contribution à
l’identification des Mémoires : il a découvert à Dux les lettres ◀de▶
femmes qui furent adressées à Casanova et que celui-ci conservait avec le plus grand
soin : « C’est une chose certaine, écrivait-il lui-même, qu’après mon départ pour
l’éternel repos quelqu’un prendra mes vieilles frusques et que tous mes carnets seront
soigneusement examinés par un héritier ◀de▶ rencontre et principalement les lettres que
j’aurai conservées. »
Parmi ces lettres, les plus curieuses, les seules vraiment belles, sont celles ◀de▶ Manon Balletti. Cela, c’est une révélation : il faut ajouter le nom ◀de▶ Manon Balletti à côté de ceux des amoureuses célèbres. Mais ces lettres, qui sont aussi très importantes comme document pour corriger la chronologie des Mémoires tels que nous les possédons, ont surtout l’intérêt ◀de▶ nous renseigner sur la véritable psychologie amoureuse et sentimentale ◀de▶ Casanova.
Le roman se termine brusquement et ◀de▶ façon inexplicable parle billet ◀de▶ rupture que Casanova a publié lui-même dans ses Mémoires. Mais ce billet, on est tenté ◀d’▶accuser Casanova ◀de▶ l’avoir inventé, quoiqu’il se donne dans l’aventure le rôle ◀de▶ vaincu.
Il y aurait une explication à cette brusque rupture ◀de▶ Manon, mais elle est peut-être calomnieuse : M. Paul d’Estrée a découvert récemment le journal ◀d’▶un inspecteur de police, où on peut lire :
Actrices. – Comédie Italienne | |||
Noms | Âges | Demeure | Amants |
Silvia Menozzi | 50 ans | Rue Montorgueil | Vit avec Casanova, italien, qu’on dit fils ◀d’▶une comédienne. C’est elle qui l’entretient. |
Casanova, si cette note ◀de▶ police est exacte, aurait tenté dans ses Mémoires ◀d’▶effacer
le souvenir ◀de▶ cette liaison avec la mère de Manon. Il a écrit sur la vertu ◀de▶ Silvia
Benozzi une page émue où il dit : « Sa conduite fut toujours sans tache. Elle
voulait des amis, jamais des amants… »
Ne peut-on pas supposer que, par
quelque indiscrétion ou par la correspondance laissée par Silvia, Manon apprit un jour
la liaison ◀de▶ sa propre mère avec son fiancé ? Cela expliquerait la rupture, après tant
de lettres passionnées où elle appelait Casanova son ami, son amant et son cher mari, et
lui jurait à chaque page, et presque à chaque ligne, une fidélité éternelle.
Échos.
Découvertes artistiques et fouilles à Rome
Une découverte imprévue a été faite récemment à Rome au cours de travaux effectués dans une chambre attenant à la chapelle ◀de▶ Nicolas V. Les ouvriers ont mis au jour des fresques ◀de▶ Fra Angelico, ◀d’▶une grande finesse et relativement bien conservées, qui avaient été murées derrière une paroi ◀de▶ briques. Ces peintures seront restaurées par le professeur Luigi Cavenaghi, préposé à la conservation des galeries du Vatican.
Les fouilles provoquent parfois des sacrifices regrettables au point de vue artistique. On démolit en ce moment, sur le Palatin, une fort belle villa historique, qui a été expropriée par le Gouvernement italien en vue des fouilles relatives au Triclinium des palais impériaux. C’est la villa Mills, qui appartenait jadis à la famille des Mattei, et qui fut ensuite achetée par un riche Anglais dont elle prit le nom. Elle avait un très beau portique ◀de▶ style ogival tertiaire avec des entablements et des corniches ◀d’▶une grande élégance.
Les fouilles ◀d’▶Ostie continuent toujours avec succès et font apparaître une ville beaucoup plus vaste qu’on ne le croyait naguère, et qui renfermait ◀de▶ nombreuses œuvres d’art : ce n’était pas seulement un port encombré ◀de▶ marchandises, ◀de▶ matelots et ◀de▶ débardeurs, mais une cité recherchée par l’aristocratie qui y avait fait élever ◀de▶ nombreuses maisons ◀de▶ plaisance. On a retrouvé, ces temps derniers, une intéressante Minerve victorieuse, et surtout une superbe tête ◀d’▶éphèbe, du plus pur art grec, attribuée à Calamidas, contemporain ◀de▶ Phidias.
Tome CIII, numéro 381, 1er mai 1913
Les Romans.
Eugène Montfort : Les Noces folles, B. Grasset,
3,50
Les jeunes auteurs sont rares qui consentent à parler ◀d’▶amour dans leurs livres, ◀d’▶amour tout nu, ◀d’▶amour tout cru et cependant ◀d’▶amour chaste ! Aujourd’hui il y a d’autres préoccupations littéraires. Certaines écoles découvrent l’art nouveau en amour, le nouveau jeu, qui consiste à se montrer tellement blasé sur les exercices sentimentaux que cela ressemble, au moins dans leurs expressions écrites, beaucoup plus à des théorèmes qu’à des mouvements naturels. Il faut presque du courage pour avouer qu’on s’intéresse aux battements du cœur. Des écrivains, peu ou point expérimentés, ont inventé les femmes bien modernes, les jeunes filles savantes, scientifiquement vierges ; mais instruites ◀de▶ tout ce qui peut être mis autour, elles se promettent, se reprennent et se déprennent avec une habileté ◀d’▶équilibristes japonais. Comme les filles du meilleur monde ont la mauvaise habitude ◀de▶ lire des romans pour savoir surtout ce qu’on portera cette année, elles ont fini par copier ces images ◀d’▶intellectuelles nées dans les imaginations ◀de▶ pauvres diables ◀de▶ littérateurs en mal ◀d’▶invitation aux petits fours mondains et elles sont devenues plus faisandées que le faisandage même ◀de▶ leurs créateurs. Alors, on ne va guère palpiter ◀d’▶amour chez ces enfants-là et les romans nature leur sont aussi étrangers que le pain complet dit ◀de▶ ménage. Est-ce pour cette raison que l’auteur des Noces folles est allé chercher son héroïne en Italie où, sans doute, les jeunes filles ne lisent plus ◀d’▶◀Annunzio▶ ? Mais dans quelle région ◀de▶ la France arriverait-on, aujourd’hui, à passer ◀de▶ sa fenêtre à celle ◀de▶ sa voisine, sur une simple planche posée en travers… ◀de▶ l’abîme des convenances sociales ou des préjugés ? Car plus les mœurs sont déplorables et plus les hypocrisies se compliquent des phrases ◀d’▶une inutile décence. On peut bien se permettre le tango en plein salon, mais ce simulacre ◀de▶ viol ne doit pas avoir ◀de▶ résultats, au moins pour les filles ◀de▶ la maison où l’on danse par invitation sur carton glacé et si la mode contraint les jeunes personnes à montrer les plus secrètes lignes ◀de▶ leurs académies et à marcher avec les précautions que doivent prendre les femmes qui sentent craquer leurs vêtements par derrière, par devant… on ne marche pas. Et voilà pourquoi nos filles sont muettes, je veux dire privées ◀de▶ tout esprit ◀d’▶initiative. Non seulement elles ne distinguent plus le beau ténébreux ◀de▶ leur couturier, mais encore elles préfèrent leur chauffeur à un garçon intelligent quand il s’agit ◀d’▶amour pur. Au reste, elles n’ont pas toujours tort, puisque la grande intelligence moderne est ◀de▶ tourner au mécanisme intégral. Eugène Montfort n’a pas reculé devant le fameux abîme, lui, il a posé courageusement sa planche, il a fait le pont et a enjambé toutes les précautions ◀d’▶usage sans se soucier des cris des familles éplorées. Le plus curieux, c’est que la famille, ◀de▶ haut lignage, en question n’a pas crié, justement parce qu’elle a senti que deux êtres assortis se cherchaient. Les familles, je parle des bonnes, ne se plaindraient jamais si elles se trouvaient en présence d’une union libre tendant au mieux. Ce ne sont que les unions tendant au pis-aller qui les révoltent. Et le sieur marquis de Baiano fait bien ◀de▶ se dépêcher ◀de▶ consacrer ce mariage au saut du lit après celui ◀de▶ la rue, plus dangereux. Eugène Montfort croit fermement à la jeune fille. Il lui sacrifie toutes ses intrigues et n’admet la passion vraie qu’entre deux êtres destinés au mariage naturel ou légal. C’est là une religion ◀d’▶auteur, ◀d’▶homme bien portant… et cette jolie mode-là est ◀de▶ nos jours la plus difficile, mais la plus élégante à porter.
Histoire.
Memento [extrait]
[…] Histoire ◀d’▶Italie. Période du Risorgimento, 1789-1870, par Georges Bourgin. […]
Les Revues.
Memento [extrait]
[…]
L’Indépendance (15 mars). — « Devant le Tombeau ◀de▶ Dante », par M. José Hennebicq. […]
Art.
Le Salon ◀de▶ la Société Nationale [extrait]
[…]
M. Libero Andreotti a une grâce souriante et un modelé neuf. […]
[…]
Lettres anglaises.
Memento [extrait]
Dans The Quarterly Review, […] Mr Thomas Ashby consacre un savant article à la campagne romaine. […]
Tome CIII, numéro 382, 16 mai 1913
Histoire.
Jean Lucas-Dubreton : La Disgrâce ◀de▶ Nicolas
Machiavel. Florence : 1469-1537, « Mercure de France », 3 fr. 50
Je veux dire tout de suite à M. Jean Lucas-Dubreton, uniquement connu ◀de▶ moi par son livre, La Disgrâce ◀de▶ Nicolas Machiavel, que cet ouvrage donne l’impression ◀d’▶une chose forte, pas commune du tout, — l’effort le plus soutenu sans doute pour saisir dans sa littéralité la figure encore si facticement abstraite ◀de▶ Machiavel. Cela sort ◀de▶ l’ordinaire. C’est mon impression personnelle, et je la livre à M. Lucas-Dubreton en lui souhaitant ◀de▶ la prendre exactement pour telle, c’est-à-dire sans trop ◀de▶ négligence comme sans trop ◀d’▶empressement.
Que M. Lucas-Dubreton n’ait pas jugé « indispensable ◀de▶ monter en chaire » pour parler ◀de▶ Machiavel, ce me semble à merveille. Relatées par lui, les principales paroles tombées ◀d’▶âge en âge du haut ◀de▶ cette chaire doctrinale et trop souvent métaphysique ne donnent effectivement pas à regretter que M. Lucas-Dubreton n’en ait pas ajouté quelque autre du même goût. Laissons les morales toutes faites.
D’autre part, toutefois, je dirai, écrivant sous l’impression ◀de▶ cette lecture, que
Machiavel ne donne pas non plus tellement au « goût ◀de▶ la haute cruauté, ◀de▶ la
férocité savante et aussi du paradoxe »
les satisfactions qu’a cru trouver la
fatuité intéressée ◀de▶ Stendhal. Il y a bien ◀de▶ l’abstraction encore, quoiqu’en sens
inverse, dans cette dernière attitude. Je crois pouvoir dire cela, bien que j’ignore le
frisson Stendhalien. Je l’ignore. Je ne m’en vante pas ; je ne m’en désole pas non plus.
Sous le rapport critique, je le regrette d’ailleurs : on ne sait jamais trop ◀de▶ choses,
on n’étend jamais trop son jugement, on ne le libère jamais trop. Pour Stendhal,
j’espère bien, sans tarder, ne plus le laisser bénéficier, dans mon esprit, ◀de▶ mon
ignorance même à son égard, — ◀de▶ ma demi-ignorance. Déjà certains traits descriptifs sur
la bataille ◀de▶ Waterloo, ◀d’▶une sécheresse singulière, et indubitablement véridiques,
m’ont averti. Je retrouverai chez lui, on me le dit, la même sécheresse (moins ou plus à la Machiavel qu’il ne se l’imagine) en présence d’autres grands
objets, ◀de▶ la France ◀de▶ 1830, par exemple. Mais, là, je ne serai plus aussi sûr ◀de▶ la
justesse du témoignage, ◀d’▶un témoignage porté par un homme trop enclin à ne voir nulle
part ◀de▶ sincérité. Il y a toujours moins ◀de▶ fausseté dans les choses qu’on ne se
l’imagine. En voir partout est une faiblesse. En ce qui concerne Machiavel, certes, je
ne range point parmi les sincères convenances morales ou critiques à juger avec
modération dans l’époque ◀de▶ 1830, un pauvre essai doctrinaire comme celui ◀d’▶Artaud de
Montor. Je ne sais si Stendhal a connu cet écrit : si, l’ayant connu, il n’en a rien daigné penser, il a eu raison. Mais, à l’opposite, sa propre
adhésion, — exagérée et mi-imaginative — à Machiavel semble perdre ◀de▶ sa valeur comme
leçon ◀d’▶historique véridicité à l’adresse de l’époque ◀de▶ 1830, si l’on se dit que, par
cette adhésion, Stendhal, en somme, fait le jeu ◀de▶ ses propres paradoxes bien plus que
celui ◀de▶ l’esprit ◀de▶ Machiavel. Il y a là du trop et ◀de▶ l’à-côté. Et, dans ces
conditions, l’on peut regretter qu’il ait trop lu Machiavel, selon le
fin reproche ◀de▶ Sainte-Beuve, cet autre désabusé cependant, reproche judicieusement
rapporté par M. Lucas-Dubreton. Répétons-le après la lecture ◀de▶ ce livre, il n’y a point
dans Machiavel tout ce qu’y a vu Stendhal : les égoïstes bourgeois ◀de▶ 1830 n’ont mérité
ni l’excès ◀d’▶honneur, ni l’indignité ◀d’▶avoir pour historiographe un transcendant
admirateur du Prince.
Ces réflexions, amenées par Stendhal, pourront être reprises, précisées, en quelque
autre occasion. Mais il en reste ceci que « la grande invention ◀de▶ la critique
machiavéliste au xixe
siècle »
ne peut
être, sans danger, — oui, vraiment, sans danger tant pour Machiavel
que pour nous-mêmes ! — attribuée à Stendhal. Calmons-nous ! elle est, cette « grande
invention », œuvre plus désintéressée ; l’œuvre, simplement, ◀de▶ la science historique,
◀d’▶historiens scientifiques tels que Macaulay (joignons-y, quoique doctrinaire, son
traducteur Guizot, et l’héritier ◀de▶ celui-ci en Histoire, Taine), pour qui, rappelle
fort opportunément M. Lucas-Dubreton, « Machiavel est tout bonnement un homme ◀de▶
son temps, c’est-à-dire un singulier mélange ◀de▶ contradictions, un grotesque
assemblage ◀de▶ qualité incongrues »
.
Bien que cela, et je le crois, soit peut-être trop simple en effet,
cela est aussi la manière ◀de▶ M. Lucas-Dubreton, qui s’est aidé des Lettres familières ◀de▶
Machiavel, grâce auxquelles « nous pouvons nous mettre au niveau de sa vie
quotidienne »
. La vie quotidienne ◀de▶ Machiavel ! On n’oserait en rêver, non
par timidité morale (que celle-ci se rassure !), mais par l’excès du travail analytique
imposé à l’imagination biographique ! Travail infiniment minutieux, en effet : rien ◀de▶
moins que… la désystématisation, dans les détails ◀de▶ la vie même, du monstre — après
coup ! — du monstre, a posteriori, ◀de▶ doctrine, ◀de▶ morale, qu’est Machiavel, même chez
Stendhal ! Cette désystématisation, ce déclassement, c’est là le tout, cependant. Il
faut restituer à Machiavel sa vie ; il faut restituer à sa vie ses idées. Idées ◀d’▶un vivant profond et douloureux ; explicables par ce
que la vie a de plus obscur, de plus menaçant, ah ! oui, et de plus négatif pour les
volontés en peine ◀de▶ salut ; idées où se surprennent les contradictions atroces, les
hésitations mortelles, les brisures inexorablement énigmatiques ◀d’▶un être conscient,
mortifié, meurtri jusqu’en sa dernière fibre par l’absurdité ◀d’▶une destinée sans merci.
Stendhalise qui voudra ! Moi, je ne vois pas ici l’homme fort. Que je remercie M. Jean
Lucas-Dubreton ◀de▶ m’avoir fait descendre au fond ◀de▶ cette misère ◀de▶ Machiavel !
Ce n’est d’ailleurs pas un plaintif, une « victime », que montre l’étude ◀de▶
M. Lucas-Dubreton. Il ne faut pas s’y méprendre : Machiavel, malgré sa « disgrâce » et
bien qu’à l’occasion « pleurard » (par politique), n’avait rien ◀de▶ ce qu’il fallait,
heureusement pour lui pour faire réellement figure ◀de▶ « victime », ◀de▶ « martyr ». Son
dur bon sens le gardait ◀de▶ ces humiliations abjectes. « Douloureux », « profond », oui,
mais, avec cela, et par-dessus cela, assez impassible, terre-à-terre, et jusqu’à en être
terne. Il ne s’émeut guère. À Rome, cet humaniste reste insensible. Il n’a rien vu dans
le « sanctuaire ». M. Lucas-Dubreton rappelle que l’on a nommé cela « son
merveilleux silence »
. Merveilleux, dans le sens ◀de▶ stupéfiant, peut-être.
Mais M. Lucas-Dubreton, lui, ne s’étonne guère : comme il connaît son Machiavel, il ne
cherche pas loin l’interprétation. « Il suffit ◀de▶ suivre Machiavel dans la
monotonie ◀de▶ sa misère. Il fait son métier, renseigne ses patrons, et le reste du
temps cherche ◀de▶ quoi vivre. »
Un point, c’est tout. Voilà l’homme littéral,
avec sa sécheresse. Ce même homme sans illusion, sans irradiation, demeure froid devant
Jules II, Gaston de Foix : inconvénients ◀de▶ l’inaptitude à se duper. Mais tout cela est
quand même appréciable, parce que c’est ◀de▶ tout cela aussi que, dans le malheur, dans la
douleur, sera faite l’endurance, et même quelque chose de plus, la fierté secrète ◀de▶
Machiavel. Le tragique parfois atroce ◀de▶ ses maximes est ◀d’▶un homme conscient des
duretés ◀de▶ son destin, et ravagé par ces duretés, ravagé, oui, jusqu’à telles bassesses
◀de▶ conduite (mêlées d’ailleurs ◀de▶ comportements fort dignes) : mais il n’est jamais le
tragique subalterne ◀de▶ la victime plaintive, du martyr démonstratif.
J’ai lu avec vive curiosité les pages relatives aux rapports célèbres du Secrétaire ◀de▶
la République florentine avec César Borgia. Elles sont écourtées, pour ce qui est des
explications historiques. À cet égard, M. Ch. Benoist est plus complet75. Mais M. Dubreton, qui
s’est attaché surtout au contenu psychologique ◀de▶ ces « grosses heures », a fait des
remarques intéressantes. « Ce que Machiavel a pris à Borgia de plus certain,
c’est ce sens ◀de▶ la définition humaine, cette faculté ◀de▶ précision brutale qui
illumine l’esprit : non la maxime, mais le portrait… »
D’ailleurs, « si
le Prince a enseigné Machiavel, il ne l’a peut-être pas transformé. Par artifice on a
construit deux Machiavel : avant, après Borgia. Borgia, c’est la maladie, le poison,
le virus qui transforme l’homme. ◀De▶ là ce Machiavel-Janus. »
M. Lucas-Dubreton
n’accepte pas tout à fait ce processus. Machiavel n’a-t-il été psychologue que dès ce
moment-là ? On en peut douter. « Du reste, le Prince qui naîtra plus tard, ce
surhomme nietzschéen, est-il bien le même que ce jeune homme au sang échauffé, au
visage flambant ◀de▶ pustules ? »
M. Lucas-Dubreton a sans doute eu raison ◀de▶ largement réserver ainsi la part ◀de▶
Machiavel dans la conception du « Prince ». À trop rapporter les maximes ◀de▶ cette œuvre
à César Borgia, on risquerait ◀de▶ les mal comprendre. L’œuvre appartient à Machiavel en
un sens très intime. Elle est le produit ◀de▶ sa vie, ◀de▶ son caractère et ◀de▶ sa carrière
aux prises avec les événements. M. Lucas-Dubreton a dégagé ce que l’on pourrait appeler
la racine « fonctionnariste » du Prince. Secrétaire ◀de▶ la République
florentine, diplomate, fonctionnaire infiniment capable, Machiavel, douze ans durant,
participe à l’administration ◀de▶ l’État. C’est un fonctionnaire républicain, pauvre, mal
payé, mais influent. Après le départ ◀de▶ Louis XII, une révolution chasse le gonfalonier
Soderini, ramène le Médicis. Machiavel est révoqué. Que devient alors ce livre du Prince, dont le germe sommeillait depuis le temps ◀de▶ César Borgia ? Non
par développement peut-être, mais par « mutation » brusque, il devient une étude des
relations du Pouvoir avec ses serviteurs. Qu’on note ceci : sous la République,
Machiavel étant en place, cette étude eût pu, qui sait ? aboutir à la fixation ◀de▶
quelque « statut des fonctionnaires », inspiré ◀d’▶idées républicaines. Mais, voyez le
changement (et, dans l’âme ◀de▶ Machiavel, la vacillation, la brisure) : le tyran revenu,
Machiavel révoqué, le livre assemble bien les éléments ◀d’▶un statut politique et
administratif ; seulement, tout, désormais, y est disposé en faveur du
Maître. Et pourquoi ? parce que, tel qu’il est à ce moment-là, le livre est celui ◀d’▶un
fonctionnaire révoqué, trop positif, trop averti, pour s’attarder aux fadaises des
vengeances vaines, et qui croit mieux faire en tâchant ◀de▶ retrouver sa place. Et pour
cela, il cherche à se rendre utile au maître, il lui enseigne « le moyen ◀d’▶être
plus sûrement le maître, trahit ses compagnons, sa classe, — exactement sa classe
◀d’▶humble fonctionnaire mal payé, — bref, redemande à crever ◀de▶ faim avec honorabilité
et décence »
. Voilà ! « Ce Machiavel, si retors et souterrain dans ses
conseils au Prince, moins cependant que ne le croient ceux qui ne l’ont pas lu, est le
plus naïf des serviteurs remerciés, dégommés. »
Ceci n’est pas beau, quoique poignant, quand on pense à l’homme et quelle intelligence,
quelle capacité c’était. Mais voici une deuxième ou troisième manière (en supposant une
première manière contemporaine ◀de▶ César Borgia), sous le jour ◀de▶ laquelle les plus
terribles pages du livre admettent une interprétation plus relevée, oui, presque
glorifiante. Devenu « le roman ◀de▶ l’Italie mourante »
, le livre affirme
le droit à la vie « en dehors de toute préoccupation métaphysique »
, la
légitimité du crime pour sauver l’homme et ce qui pour Machiavel est la raison ◀d’▶être ◀de▶
l’homme, l’État. ◀De▶ ce fait, il y a dans le livre « une passion patriotique toute
nouvelle »
, et ce fameux chapitre xviii, toujours réprouvé,
— « En quelle façon les Princes doivent garder leur foi »
, — qui fut
sans doute écrit par Machiavel en ces jours où l’Italie, lui-même, semblaient à jamais
perdus, — trouve sa naturelle explication, sa glorification même dans l’admirable :
« Libérez l’Italie des Barbares. »
C’est le moment choisi par
M. Dubreton pour combiner, à l’intention ◀de▶ son grand homme, une fin, une péroraison, où
s’ajoute, au chœur précédent des voix sombres, un buccin héroïque.
La longueur ◀de▶ ce compte-rendu montre à M. Jean Lucas-Dubreton l’importance attachée à son effort par une critique ◀de▶ bonne foi. Il y aurait encore maintes choses à dire : sur l’économie du livre, sur la mise en œuvre des divers écrits ◀de▶ Machiavel, sur l’étude des mœurs italiennes, sur l’humanisme, sur les exposés historiques (écourtés), etc. Qu’il me suffise ◀d’▶avoir rempli mon devoir à l’égard de ce livre, en appréciant ce qui me paraît être, dans ses pages drues, l’essentiel.
Les Revues.
Memento [extrait]
[…]
Les Soirées ◀de▶ Paris (avril). […] M. Ch. Perrès : « Ouna Ragazza. » […]
Musique.
Théâtre des Champs-Élysées : représentations
italiennes et concerts [extrait]
J’avoue ne pas être ◀de▶ ceux que scandalisa l’intermède ◀de▶ quelques représentations italiennes, dédiées par le Théâtre des Champs-Élysées à l’art du bel canto. Les pensionnaires ◀de▶ nos scènes lyriques subventionnées ne pourraient que tirer profit à ne pas en manquer une seule. Le lamentable état ◀de▶ la science du chant dans notre capitale suffirait à excuser, en manière ◀de▶ leçon, la reprise même ◀de▶ Lucie de Lamermoor, et chacun sait que le Barbier est un chef-d’œuvre. […]
La Curiosité.
Première vente Eugène Kraemer [extrait]
[…]
Deux grandes toiles ◀d’▶Hubert Robert : Une fête à la Villa Médicis et le Torrent sont montées à 100 200 fr., alors qu’une autre grande toile, la Campagne ◀de▶ Rome, restait à M. Gustave Laffon pour 10 100 francs.
[…]
Tome CIII, numéro 383, 1er juin 1913
Florentiæ dicatum
Histoire.
Lucien Romier : Les Origines politiques des Guerres ◀de▶
Religion. I : Henri II et l’Italie (1547-1559). Perrin et Cie, 20 fr.
Pensant que l’étude des origines des Guerres ◀de▶ Religion, qui, nous dit-on, s’est trop
poursuivie jusqu’ici sur le terrain confessionnel, moral, et non sur le terrain
politique, n’avait pas toujours saisi les faits réels, M. Lucien Romier s’est posé deux
questions principales : « Parmi quels événements et selon quelles causes s’est
achevée la période politique qui précéda les guerres ◀de▶ religion ? Quels furent, à la
fin ◀de▶ cette période (1559), les partis agissants et quelle ligne ont-ils
suivie ? »
Or, en 1559, les Guerres ◀d’▶Italie prennent fin. Ce sont donc les
causes ◀de▶ cette fin que M. Romier étudie ici, « en suivant surtout l’action des
partis français et en notant les signes ◀de▶ la période à venir »
. ◀De▶ là le
sous-titre : « Henri II et l’Italie » (1547-1555), qui précise, pour la première partie
offerte aujourd’hui au public, la portée du titre : Les Origines politiques
des Guerres ◀de▶ Religion.
Cette première partie, qui s’étend ◀de▶ l’avènement ◀de▶ Henri II jusqu’à l’abdication ◀de▶
Charles-Quint et à la trêve ◀de▶ Vaucelles, est donc une histoire ◀de▶ la politique
italienne du successeur ◀de▶ François Ier, dans sa lutte contre
Charles-Quint durant cette période. Cette politique, — qui elle-même a ses causes dans
les rivalités des partis à la Cour ◀de▶ France, rivalités préalablement retracées par
M. Romier, — se signale par les deux grandes crises qu’elle suscita en Italie : l’une
dont les Farnèse, protégés par le Roi contre le Saint-Siège, furent les bénéficiaires ;
l’autre provoquée par la protection du Roi sur Sienne (conséquence ◀de▶ l’influence des
Guises). Ce développement ◀de▶ la politique royale en Italie (M. Romier en a montré les
œuvres) fut arrêté par la paix ◀de▶ Vaucelles, suite ◀de▶ causes morales qui se retrouveront
lors du traité ◀de▶ Cateau-Cambrésis, par lequel la France, conclut M. Romier, dut
« payer ◀de▶ ses conquêtes le salut ◀de▶ l’orthodoxie catholique »
. D’après
ce rapide exposé, on peut voir déjà comment le Roi de France fut amené pour des raisons
politiques (auxquelles nous ne pouvons nous empêcher, jusqu’à plus ample informé, ◀de▶
trouver un caractère assez négatif) à se retourner, à l’intérieur, contre le
Protestantisme.
À plan nouveau documentation nouvelle. On n’a point nié le mérite ◀de▶ celle-ci en général. Les archives ◀de▶ Paris, Lyon, Turin, Milan, Venise, Mantoue, Parme, Modène, Gênes, Bologne, Lucques, Florence, Sienne, Rome, Naples, Innsbruck, Vienne-en-Autriche, ont livré des textes grâce auxquels M. Lucien Romier a pu raconter les faits avec maints détails probants. L’œuvre ◀de▶ M. Lucien Romier est une des rares synthèses importantes que nous ayons eu à signaler depuis longtemps. Qu’il nous suffise ◀d’▶en avoir indiqué rapidement l’économie.
Questions militaires et maritimes
Cap. Loizeau et E. V. Touchard, La Guerre des Balkans. Esquisse générale des opérations. La maîtrise ◀de▶ l’Adriatique, Berger-Levrault, in-8
Le cap. Loizeau, dans sa Guerre des Balkans, a tenté, avec moins ◀de▶ bonheur, une esquisse générale des opérations. Mais la seconde partie ◀de▶ cet opuscule, due à la plume ◀d’▶un ancien officier ◀de▶ marine et consacrée à la question ◀de▶ la Maîtrise ◀de▶ l’Adriatique, est curieuse par son ton passionné. On ne lira pas ces pages, en Italie, sans quelque frémissement.
Memento [extrait]
[…] Revue militaire des Armées étrangères (avril) : […] La Marine dans la guerre italo-turque. […]
Les Revues.
Memento [extrait]
[…]
La Revue critique des Idées et des Livres (25 avril) : — « Machiavel et l’opinion », par M. Jean Longnon. […]
Musées et collections.
Nécrologie : M. Pierpont-Morgan [extrait]
Le même Musée Métropolitain faisait peu après une grande perte dans la personne du célèbre milliardaire Pierpont-Morgan, un ◀de▶ ses trustees depuis 1888 et son président depuis 1904. Le dernier numéro du Bulletin du Metropolitan Museum, en reproduisant le portrait du défunt, mort le 31 mars dernier, rend un hommage ému et reconnaissant à celui qui fit tant pour l’enrichir.
[…] Parmi ces trésors ◀d’▶art, évalués plus ◀de▶ trois cent millions ◀de▶ francs, il faut citer particulièrement : […] des peintures ◀de▶ Raphaël (entre autres la Madone Colonna, achetée 2 millions et demi, et la Madone ◀de▶ saint Antoine de Padoue), du Pérugin, […] ; puis des manuscrits, parmi lesquels celui exécuté par Giulio Jovio pour le cardinal Farnèse ; […]. Il avait acquis en bloc la collection ◀de▶ porcelaines chinoises ◀de▶ M. Garland, celles ◀de▶ faïences italiennes ◀de▶ M. Gavet, […] celles ◀de▶ bronzes italiens ◀de▶ M. Seligmann […].
Lettres italiennes
Congé
Depuis quelque dix ans j’ai suivi les évolutions, les involutions, les révolutions ◀de▶ la littérature italienne, et j’en ai marqué ici les étapes, les victoires et les défaites. Aujourd’hui les impositions ◀d’▶un labeur de plus en plus vaste et la direction ◀d’▶une gazette ◀de▶ combat, Montjoie ! me forcent à m’arrêter devant les Alpes italiennes et à prendre congé des lecteurs ◀de▶ cette chronique.
Pendant ces dix dernières années, la littérature italienne s’est développée considérablement, en quantité sinon en qualité ◀de▶ production. Certes, on ne saurait saluer l’avènement, ni la naissance, ni la promesse ◀d’▶un nouveau ◀d’▶◀Annunzio▶, c’est-à-dire ◀d’▶un écrivain ◀de▶ talent qui résume en lui non seulement une ou plusieurs découvertes dans la façon ◀de▶ penser et ◀de▶ sentir, selon la formule ◀de▶ Paul Bourget, mais aussi l’affirmation et l’aspiration « en puissance et en fonction » ◀de▶ toute l’élite ◀d’▶un pays. J’ai parlé ici ◀de▶ la mort ◀de▶ plusieurs « grands hommes » ◀de▶ la troisième Italie, ◀de▶ ces nombreux tyrans ◀de▶ la pensée et du sentiment, qui dominent la volonté des générations neuves avec la force ◀de▶ leur pouvoir social, ◀de▶ leurs influences, ◀de▶ leurs relations, ◀de▶ leurs pressions, et imposent à ceux qui suivent le moule qui doit leur assurer le succès sans lutte. Plusieurs ◀de▶ ces « terribles vieillards » qui s’obstinent à ne pas mourir et à œuvrer jusqu’à leur dernier souffle ont disparu ◀de▶ l’horizon littéraire italien. D’autres restent encore. Mais la présence ou l’absence ◀de▶ E. de Amicis, ◀de▶ Fogazzaro, ◀de▶ Carducci, ◀de▶ Rapisardi, ◀de▶ Pascoli, ◀de▶ Mathilde Sérao, ◀de▶ Grazia Deledda, ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶ lui-même, ne semblent pas devoir exercer une notable influence sur les toutes dernières générations littéraires ◀d’▶Outre-Monts. Celles-ci, avec des cris éperdus qui font penser tour à tour à un délire ◀de▶ puissance qui ne sait s’exprimer et à un délire ◀d’▶impuissance qui ne peut s’exprimer suivent confusément les grands mouvements littéraires ◀d’▶« Oltr’Alpe », c’est-à-dire des Pays septentrionaux qui depuis quarante ans ont façonné l’âme artiste du monde, avec l’esthétisme anglais, le symbolisme français, le néoromantisme allemand et le psychologisme russe. L’Amérique aussi, à travers le collectivisme lyrique ◀de▶ Walt Whitman, a touché quelques cœurs ◀de▶ la Péninsule. ◀De▶ toutes ces influences, cependant, il ne reste pas ◀de▶ traces visibles dans l’œuvre littéraire italienne ◀de▶ la dernière heure. Point ◀de▶ traces visibles, c’est-à-dire point ◀d’▶œuvres remarquables. Ce qu’il reste, c’est l’énergie acquise par certains mouvements ◀d’▶ensemble, la vigueur ◀de▶ certains groupements, dont j’ai signalé la vitalité et préconisé la formation avant même leur éclosion, alors qu’ils n’étaient qu’une promesse.
Les milieux littéraires contemporains : Il Regno, Leonardo, La Voce, Lacerba, Poesia, Liriche
◀De▶ tous les centres lyriques ou simplement littéraires dont il nous a été donné ◀de▶ nous occuper ici, il en est qui ont assisté à la dispersion ◀de▶ leurs éléments, à l’absorption ◀de▶ ceux-ci par le néant ou par un parti plus large et ◀d’▶action directe ; d’autres résistent et persistent ; d’autres évoluent et se maintiennent, stériles ou féconds, sur leurs positions acquises. Le parti impérialiste (nationalisme ◀de▶ conquête) que j’eus l’honneur ◀de▶ signaler le premier en France, né autour du Regno ◀de▶ M. Enrico Corradini, est aujourd’hui un parti fort sérieux et actif, répandu dans les feuilles, soutenu par les quotidiens. L’intellectualisme outrancier et destructeur, mais vigoureux et juste, formé en petite phalange autour de M. Giovanni Papini et ◀de▶ son Leonardo, groupe aujourd’hui, divisé en deux branches, quelques écrivains autour du périodique La Voce, où se glorifie l’hégélisme du Sénateur Commandeur Benedetto Croce, et d’autres autour de la gazette libre et forte Lacerba, orientée dans le sens ◀de▶ toute l’innovation littéraire, philosophique et artistique, française et italienne. Le mouvement futuriste enfin, qui a pu donner à l’Italie nouvelle une importante anthologie poétique, put réunir déjà autour de Poesia les énergies violentes éprises des plus violents renouveaux. Citons encore Liriche, une revue anthologique romaine ◀de▶ poésie et ◀de▶ prose, où se retrouvent quelques talents intéressants et libres, sortis ou non ◀de▶ la défunte Vita Letteraria.
Évidemment, hors de ces groupements, les esprits solitaires font leur œuvre et la lancent à travers le pays. Et si la Musique et les Arts plastiques ◀d’▶extrême avant-garde ont une énorme peine à intéresser l’esprit des Italiens, la Littérature est, il faut le remarquer, plus heureuse. ◀De▶ ces talents solitaires, il me plaît ◀d’▶en citer un seul — et ils ne sont pas, du reste, fort nombreux : Gian-Pietro Lucini, qui vient de se séparer nettement des Futuristes, et qui reste un des maîtres les plus sûrs, peut-être le plus riche, et non seulement pour l’Italie, ◀de▶ la nouvelle harmonisation et ◀de▶ la nouvelle orchestration poétiques.
L’Italie littéraire nous apparaît ainsi en pleine germination, sinon en pleine éclosion. La fournaise des grands appétits nationaux embrase les espérances et les volontés. Une expression singulière, une « fleur ◀de▶ génie », peut s’épanouir ◀de▶ ce feuillage, solide sinon très touffu, que représentent les groupements où l’on peut remarquer les rythmes des tendances communes.
Le milieu littéraire des débuts ◀de▶ Gabriel d’Annunzio : La Cronaca Bizantina
Une semblable ardeur collective faisait frissonner les écrivains réunis à Rome, à la librairie ◀de▶ M. Sommaruga, à l’heure où la Cronaca Bizantina devait révéler et « lancer » l’adolescent ◀d’▶◀Annunzio▶, dont l’Italie officielle ou presque a fêté cette année le cinquantenaire.
La Cronaca Bizantina, fondée par l’éditeur infortuné Angelo Sommaruga en 1881, malgré son titre sceptique, qui s’avouait vain et « byzantin », fut dès ses débuts un organe ◀de▶ combats véhéments, un ◀de▶ ces organes irrespectueux, incendiaires, insoumis, destructeurs, où l’orgueil libre ◀d’▶une génération essaie sa force, aiguise ses armes, acquiert la conscience ◀de▶ sa valeur ou se laisse imposer celle ◀de▶ sa non-valeur. Ses collaborateurs se nommaient : Carducci ; Édouard Scarfoglio, qui épousa ensuite Mathilde Sérao et ne fut plus que journaliste et directeur du Mattino ; Chiarini, grand défenseur des renouveaux prosodiques ◀de▶ Carducci, et écrivain sans importance lui-même ; Nencioni ; Lorenzo Stecchetti, mystificateur heinien et baudelairien qui fit énormément ◀de▶ bruit en son temps ; Marradi, Mathilde Sérao, G. A. Césareo, etc. Gabriele d’Annunzio tomba, fort jeune, au beau centre ◀d’▶une ambiance artistique et fougueuse très bien préparée pour le recevoir. Son volume ◀de▶ vers Canto Novo (il avait déjà publié à seize ans un volume Primo Vere) l’imposa à l’admiration ◀de▶ la Cronaca, et, par elle, aux jeunes lettrés et poètes ◀de▶ la Péninsule. Il eut là ses débuts glorieux. Il avait dix-huit ans. Ensuite, la Cronaca Bizantina disparut dans le désordre ◀d’▶une retentissante faillite éditoriale. Elle représente pour l’Italie littéraire moderne ses « temps héroïques », quoiqu’elle n’eût point la vigueur, ni la fécondité rayonnante, des revues françaises ◀de▶ 1885. Au contraire de celles-ci, elle ne détermina aucun mouvement dans la pensée et dans l’expression lyrique du monde. Elle ne servit qu’à la cause prosodique ◀de▶ Carducci, ◀d’▶où ◀d’▶◀Annunzio▶ — nourri, au surplus, et très nourri, ◀de▶ littérature française parnassienne, symboliste et enfin vers-libriste — a pris l’élan ◀de▶ son lyrisme.
Ces débuts du plus grand poète italien vivant, qui n’a plus honte ◀d’▶écrire pour un mauvais musicien comme M. Mascagni, mais qui s’est donné la gloire nouvelle ◀d’▶écrire ◀d’▶austères tragédies françaises, étaient à rappeler à l’heure où ses compatriotes fêtent son entrée sur le seuil — oh, rien que le seuil ! — ◀de▶ la vieillesse.
Le théâtre
Et c’est encore lui qui reste le plus grand poète dramatique ◀de▶ son pays, car les pauvres tentatives ◀de▶ M. Sem Benelli, auteur ◀d’▶une Gorgona très récente, par laquelle il s’efforce à son tour ◀de▶ créer un théâtre national ◀de▶ fable et ◀d’▶esprit antiques, ne valent pas encore les véhémentes évocations ◀de▶ l’auteur ◀de▶ la Nave. Et dans l’attente ◀de▶ génies dramatiques nouveaux, l’initiative ◀de▶ M. Achille Ricciardi ou ◀de▶ M. Romagnoli est sur le point de doter l’Italie ◀de▶ quelques grandes scènes ◀de▶ plein-air — à l’instar du « Plein-Air » français ◀d’▶il y a dix ans.
La Vie anecdotique.
Une répétition ◀de▶ « La Pisanelle »
J’ai eu l’occasion ◀d’▶assister à une répétition ◀de▶ La Pisanelle, au théâtre du Châtelet. ◀De▶ la pièce, rien à dire, sinon qu’elle m’a paru n’être qu’un drame romantique à contrastes violents, nonnes et ribaudes, princes et ruffians, toute la lyre. Cependant, les acteurs sont capables ◀de▶ faire réussir cette pièce, où l’auteur a dissimulé autant ◀de▶ ficelles qu’il en faut pour entortiller le public.
Un personnage mérite une mention spéciale, parce que les spectateurs n’auront point à l’applaudir. C’est le metteur en scène, M. Meyerhold. Il s’est déjà fait en Russie une très grande réputation et se donne, je crois, comme novateur dans l’art théâtral. ◀De▶ l’avis ◀de▶ ceux qui ont vu M. Francis de Croisset, M. Meyerhold lui ressemble parfaitement. Il ne sait pas un mot ◀de▶ français. Malgré cela, il parvient à diriger plus ◀de▶ 250 acteurs ou figurants dont il ne parle point la langue. Le geste suffit à M. Meyerhold, qui fonde tout l’art théâtral sur la mimique. Il se démène, tempête, hurle, rugit, fait recommencer cinquante fois ◀de▶ suite le même mouvement aussi bien à Mlle Rubinstein, à M. de Max ou au simple figurant. Il parvient ainsi à donner beaucoup de vie aux attitudes scéniques.
Pendant que j’assistais à cette répétition, à laquelle l’auteur n’assistait pas, on
pratiqua dans le texte une jolie coupure dont M. d’Annunzio peut remercier les dieux.
C’était une nonne, qui s’écriait : « Je viens de fourrer mon pied
dans la mare. »
Et, ma foi, je ne crois pas avoir mal entendu.
Tome CIII, numéro 384, 16 juin 1913
Art.
Exposition Giovanni Fattori (Excelsior)
La Galerie Excelsior contribue à nous faire mieux connaître feu Fattori, que les organisateurs décorent du titre ◀de▶ maître impressionniste italien.
La dévotion qu’on porte universellement aux maîtres des grandes époques italiennes a masqué à l’histoire ◀de▶ l’art et à l’admiration publique les périodes moins anciennes ◀de▶ l’art italien. Depuis l’époque taxée ◀d’▶âge ◀de▶ décadence du Guide, les réhabilitations utiles seraient nombreuses, et si l’on a été injuste pour le xviiie italien, plus près qu’on ne le croit du xviiie français on a été aussi très ignorant ◀de▶ la peinture du xixe italien et des plus récents efforts. Le culte naïf et exagéré dont fut l’objet Segantini ne rachète pas cette ignorance et plutôt l’épaississait mettant hors pairs avec excès cet honnête artiste. S’ensuit-il que Giovanni Fattori fût un maître impressionniste et qu’il ait devancé l’art français ? Au vrai il n’y eut en Italie qu’un maître impressionniste, M. Zandomeneghi, et ce fut à l’occasion spéciale ◀de▶ l’Exposition ◀de▶ 1889. Degas, Monet, Pissarro, Raffaëlli y étaient jetés à des hauteurs ◀de▶ plafond telles que leurs œuvres apparaissaient ◀d’▶en bas comme des timbres-poste apposés sur des piliers géants. Mais M. Zandomeneghi, impressionniste glorieux exclus ◀de▶ la section française comme impressionniste offusquant, profita ◀de▶ sa nationalité italienne pour apparaître à la section italienne avec un large et superbe panneau ◀de▶ huit œuvres. Ce n’est point que, pour n’être point un initiateur, Fattori soit sans talents, ni son grand tableau des Maremmes sans accent. ◀De▶ cette exposition comme du beau livre aux nombreuses reproductions qu’a publié récemment M. Ghiglia, se dégage un bon artiste, sage, doux, épris ◀de▶ rendu serré. Il est bon peintre et beau graveur, on a raison ◀de▶ le tirer ◀de▶ l’oubli, mais l’impressionnisme demeure bien un mouvement français né à Paris avec Corot et Courbet comme aïeux et créé par les grands artistes français que l’on sait, et si l’Italie y a part capitale, ce ne serait que par les influences ataviques chez J.-F. Raffaëlli. Encore une fois, cela n’empêche pas M. Fattori ◀d’▶être un bon peintre comme le furent aussi Morelli ou Crémona qui nous sont peu connus… et puis il y a les Futuristes qui ne nous laisseront pas ignorer les phases nouvelles ◀de▶ l’art italien. Et qui pourrait leur donner tort ! Ceux-là se datent eux-mêmes et avec justesse ◀de▶ l’impressionnisme français.
Tome CIV, numéro 385, 1er juillet 1913
L’Idylle vénitienne
I. À l’Inconnue
Où êtes-vous, à cette minute, ô voyageuse que j’attends ?
Sur quelle page ◀de▶ l’atlas faut-il que je cherche le lac, la forêt couronnée ◀d’▶or, la plaine vêtue ◀de▶ pampres, la petite ville blottie sous l’automne, qui se mirent, au passage, dans les vitres ◀de▶ votre wagon, tandis que mes désirs vous appellent ?
J’ignore ◀d’▶où vous venez, chère étrangère, et si vous êtes blonde ou brune, et quel goût, sur votre bouche, a votre âme. Mais je sais que je vous reconnaîtrai tout de suite, parmi la foule, aux Giardini, devant San-Marco, sur la terrasse du Lido… Vous serez celle qui me plaira le plus… Et vive la belle aventure !
Vous, bercée par la chanson des rails, le front au carreau, les yeux perdus dans le ciel fugitif, vous ne rêvez pas ◀d’▶amour. Vous ne songez qu’à l’Enchanteresse, toute blanche, là-bas, au bout du voyage, et qui vous sourit du seuil ◀de▶ la mer… Vous ne songez qu’aux palais ◀de▶ marbre, aux campaniles roses où nichent, côte à côte, les ramiers et les angélus, aux barcarolles, aux sérénades… Et cela suffit bien, pour l’instant !
Surtout, ne vous arrêtez pas en route… N’écoutez pas votre mari qui veut dormir, cette nuit, à Milano, et vous montrer, demain, le Musicien ◀de▶ l’Ambrosienne et l’Homme à la Hallebarde ! Ils ont le temps !… Au lieu que, moi, je me sens défaillir… je suis là, tout pâle, à penser à vous, à me dire : « Quel sera son nom : Sonia, Gretchen ou Kate ?… Aura-t-elle, comme un ruban bleu, sur ses seins menus, cette veine dont je raffole, et, dessous, le cœur innocent, le cœur tendre, le cœur en sucre qu’il faut à mon cœur ? »… et je mords le coin ◀de▶ mon mouchoir, je jette ma cigarette, je grelotte, j’ai chaud, j’ai mal…
Vite, vite, petite proie !
II. Prélude
Il n’y avait plus, dans le bar ◀de▶ l’hôtel, que moi — près de la fenêtre — et elle — devant la table des magazines.
Je m’amusais à parler seul, comme quand on rêve. Je disais : « Une dame est là, en face de moi… une dame qui regarde l’Illustrated-London… et qui boit une tasse ◀de▶ thé… et qui a ◀de▶ jolis yeux bleus, une jolie bouche rouge, un joli visage fin, un joli corps svelte et fragile… une dame que j’aimerais ◀d’▶embrasser… »
Mais elle ne comprenait rien ◀de▶ tous ces mots, sans doute… Le journal qu’elle tenait ne tremblait même pas dans ses mains… « Les Anglaises, pensai-je, déçu, sont si rarement polyglottes ! »
Et j’ai achevé mon cocktail… j’ai fumé des cigarettes… j’ai chantonné un petit air triste.
Cinq minutes… Dix minutes… Un quart d’heure…
Enfin, elle s’est levée. Elle a sonné. Le barman est venu.
— Combien vous dois-je ? lui a-t-elle demandé, à voix très haute, en français, presque sans accent.
Et ses yeux, soudain, ont cherché mes yeux. Elle a souri.
Puis, très vite, elle s’en est allée.
III. Un rien
Elle était là, tout près, pendant la régate, dans la gondole voisine ◀de▶ la mienne, avec son mari et ses sigisbées.
Je regardais ses pieds menus… Je regardais sa cheville, un petit coin ◀de▶ sa cheville, à peine visible au ras de sa jupe.
Elle s’en est aperçue. Elle a rougi… Mais, doucement, doucement, en cachant sa main sous son réticule, elle a un peu levé sa robe.
IV. Symptôme
Moi aussi, j’étais invité à ce bridge, à bord de ce yacht.
Dès mon premier pas sur le spardeck, elle m’a vu… et, aussitôt, à la dérobée, — vite, vite, — elle a ouvert son petit sac, en a sorti sa glace ◀de▶ poche, s’y est mirée, une seconde, et, ◀d’▶un geste furtif, a mis en ordre son tour ◀de▶ cou, son collier, ses cheveux, ses cils…
V. Silence
Nous étions seuls, dans le salon ◀de▶ l’hôtel, côte à côte.
Je lui disais : « Je vous aime !… Mes lèvres ont envie ◀de▶ vous !… Quand saurai-je comment sont vos seins, vos jarretières, vos baisers ? »
Mais elle ne répondit pas.
On n’entendait que le bruit menu des perles ◀de▶ son sautoir sur sa gorge haletante.
VI. Découverte
Un instant, pour nouer son voile à sa tête blonde, elle est restée immobile, un genou ployé, le pied droit sur la dernière marche, le gauche dans la gondole.
Au-dessous ◀d’▶elle, le canal dormait, lisse et clair comme un miroir.
Maintenant, je sais qu’elle est brune et qu’elle se teint les cheveux.
VII. I Sonetti lussuriosi
— Le vilain livre ! m’a-t-elle dit, en me le rendant, ce matin… Vous aviez raison ◀de▶ ne pas vouloir me le prêter… Je n’en ai lu, d’ailleurs, que les quatre premières lignes. Cela m’a suffi !… Tenez… reprenez-le, vite ! Il me brûle les doigts !
Francesco Marcolini, rival des Aldes, l’imprima. Marco-Antonio Raimondi, copiant Giulio Romano, l’orna ◀de▶ seize gravures. Mais quelle bouche, fine et fardée, dessina ce petit arc rose — encore humide — au bas de la dernière page ?
VIII. À San-Zanipolo
Ils dorment, couchés dans leur gloire !
Ci-gît le fameux Dandolo !
Ci-gît Tommaso Mocenigo, vainqueur du Dalmate, du Hongre et du Bougre !
Ci-gît Vendramin, l’impavide !
Ci-gît Bertuci Valieri qui défit le capitan-pacha, lui confisqua ses étendards, et put forcer les portes Dardanelles !
Ci-gît Antonio Veniero qui prit Durazzo et quantité ◀d’▶îles !
Ci-gît Michele Morosini qui prit Vicence et Bellune !
Ci-gît Orsino, comte de Petigliano, qui prit Brescello, Guastalla, Rovigo, Mantoue, Feltre, et mainte autre place forte !
Ci-gît Aloïso Trevisano, fils, frère et neveu ◀de▶ Doges, qui mourut, étant encore au collège, non sans avoir pris la petite fleur ◀de▶ ses deux cousines — Angélique, la joueuse ◀de▶ luth, et Violante, la nonnette !
IX. Le verre peint
La Rosalba, délaissant, pour un jour, ses pastels, a fait naître, ◀d’▶une seule goutte ◀d’▶or, au flanc ◀de▶ ce verre à liqueur, les neuf Muses.
Robe flottante, cheveux épars, elles courent, la main dans la main ; et, comme, au creux du cristal, j’ai versé un peu ◀d’▶eau-de-vie ◀de▶ Dantzig, on dirait qu’elles dansent la ronde autour ◀d’▶un tout petit lac, jonché ◀de▶ feuilles ◀d’▶automne.
X. L’épitaphe
Dénouez le bouquet ◀de▶ violettes que j’ai glissé à votre ceinture… Effeuillez-le… Jonchez-en ce tombeau ! Jetez des fleurs à cette fleur !
HIC LILIUM JACET
1740-1758
Elle s’appelait Zerlina, sans doute, ou Cattina, ou Zulietta… Elle avait, pour sûr, le visage fin, la taille souple, la gorge ronde ; et, cependant, Pietro Longhi n’a pas fait son portrait… Bernis, en un tendre acrostiche, n’a pas célébré ses fossettes… Seingalt n’a pas baisé sa bouche !
C’était un petit lys blanc…
Chaque soir, tandis que, dans sa chambre, elle récitait sa prière, le bruit lointain du carnaval ou le chant des sérénades lui arrivaient à travers la vitre, mêlés au clair de lune. Un instant, elle se taisait, penchait la tête, tendait l’oreille, frissonnait un peu, puis reprenait son oraison.
Elle a dû mourir doucement, bien sage, bien calme et avec, aux lèvres, un gentil sourire… ◀De▶ quoi aurait-elle eu peur ? Le ciel l’attendait, si proche ! Ne s’était-elle pas, la veille, confessée ◀de▶ toutes ses fautes… ◀d’▶avoir, une fois, respiré trop longtemps une rose… ◀de▶ s’être trouvée jolie, en se regardant à la glace… ◀d’▶avoir laissé la brise, — un jour ◀d’▶été, sur le balcon, — soulever le bas ◀de▶ sa jupe, frôler ses genoux et, comme une main fraîche et furtive, caresser sa chair secrète… ?
XI. Le condottiere
Une maritorne a médit ◀de▶ vous ?… Qu’importe !
Voyez, devant San-Zanipolo, Bartolomeo Colleoni…
Main aux rênes, tête haute, il va, malgré pluie et bourrasque, son chemin éternel, et ses yeux, dardés sur son grand rêve, ne voient même pas les pigeons qui, tout le jour, le long de ses bras invincibles, alignent leurs petits cacas.
XII. Ad augusta per angusta
Hélas, il était fermé !
— Vous voyez… chuchotait-elle… je ne vous avais pas menti ?… Non ! n’essayez pas ◀de▶ le déchirer ! Laissez-le tranquille !… Laissez-moi tranquille… je vous en prie… laissez-moi tranquille !
Mais, comme le gondolier regardait ailleurs, et que son mari, les yeux au ciel, comptait les astres, elle a pris, dans son sac ◀d’▶or, ses ciseaux à ongles et, sous sa robe, en souriant, me les a glissés dans la main…
XIII. La dînette
À Torcello, pour goûter sur l’herbe, elle a acheté des pralines, un plein petit réticule ◀d’▶humbles pralines rouges.
Assise à côté de moi, elle s’amusait à les poser, une à une, entre mes lèvres.
J’avais faim.
— Encore ! Encore ! lui disais-je, aussitôt la bouche vide.
— Attention ! répondait-elle… Il n’en reste plus que sept… que six… que cinq… que quatre… que trois… Il n’en reste que deux, à présent !… Il faudra en être économe ! Il ne faudra pas les croquer ! Il faudra les sucer tout doucement, ces deux-là !
Et elle a ouvert son corsage.
XIV. Un peu de mythologie
Ça l’amusait !
La nuque au dossier du fauteuil, les yeux mi-clos, elle souriait, surprise et ravie.
— Vos baisers, soupirait-elle, vos baisers, c’est drôle, se sont faits tout menus ! Ils grimpent le long de ma jambe, à présent, comme un petit insecte agile !
Zeus ne s’est-il pas mué en fourmi, pour atteindre la nymphe Klitoris ?
XV. Hélas !
Tout le jour, je vous ai toute à moi, à moi seul, rien qu’à moi, dans mon palazzino… Il y a tant de choses à voir, à Venise, tant de Tintorets, tant de Véronèses, qu’il faut bien que vous quittiez l’hôtel, aussitôt que paraît l’aurore, et n’y rentriez qu’à la brune ? Votre mari l’a, enfin, compris !
Mais, dès la première étoile, il redevient votre maître… Il s’assied à table, près de nous ; il nous accompagne à la sérénade ; il vous emprisonne, hélas, dans sa chambre ! Et je suis Werther ; vous, Charlotte !… Et je monte mon escalier en pleurant… Et j’ai envie ◀de▶ mourir… J’ouvre mon dictionnaire ◀de▶ rimes… je cherche, dans Mac-Ferson, quelque triste lied à traduire… je m’accoude à ma fenêtre… je parle ◀de▶ vous à la brise, au silence, au clair de lune… j’écoute les campaniles chanter, ◀de▶ leur voix narquoise, les heures qui nous séparent…
Que ne vous ai-je connue au temps heureux du solstice estival, où la nuit, du bord du crépuscule à la lisière ◀de▶ l’aube, n’est plus qu’un petit pont ◀de▶ jade, tout petit, entre deux rivages roses !
XVI. L’épisode ◀de▶ Paolo et ◀de▶ Francesca
Bravant le sourire du lift et des caméristes, je m’étais, au sortir du lunch, faufilé dans sa chambre… Un petit rhume, depuis la veille, la tenait couchée… Comment vivre un jour, sans la voir !
— Partez vite !… Je vous en supplie, partez vite ! hoquetait-elle, tandis que je baisais son front, ses cheveux, ses tempes… Partez vite !… Il n’est allé qu’à Padoue, en auto… Il a dû prendre, à Mestre, pour rentrer, le train ◀de▶ deux heures… Il arrivera dans cinq minutes !
Mais je m’étais assis au bord de son lit, je furetais dans ses dentelles, je lui parlais à voix basse…
— Écoute… écoute ! chuchotais-je. Écoute ! Laisse-moi t’expliquer…
— Vous n’y pensez pas ! Vous devenez fou !… Ici ?… ici ?… Vous auriez cette audace ? D’ailleurs, le voilà… le voilà ! J’entends du bruit dans le couloir !
Et l’on a frappé à la porte.
— Un télégramme, signora ! criait un groom dans la serrure…
La dépêche ouverte, le bambino reparti, elle a battu des mains, joyeuse ; elle a mis ses bras autour de mon cou ; elle a posé ma tête sur l’oreiller, contre la sienne…
— Regardez… regardez !… disait-elle… C’est ◀de▶ lui… C’est ◀de▶ mon mari… Regardez : « Une panne. Ne rentrerai que… »
Et nous ne lûmes pas plus avant.
XVII. L’itinéraire
Au dire du vieux Pausanias, la route que suivaient, pour atteindre le temple ◀de▶ Cnide, les pèlerins ◀de▶ la déesse Cypris, gravissait, d’abord, deux collines, ◀d’▶égale hauteur et marquées, à leur sommet, ◀d’▶une borne milliaire rose ; puis, redescendue dans la plaine, elle gagnait, après maint méandre, une petite pelouse en pente, qui, tout droit, menait au sanctuaire…
Mes baisers, — ô mon amie, ô ma Cypris, — mes baisers sont vos pèlerins !
XVIII. Croquis
Sur ses cheveux ◀d’▶or, sa toque ◀de▶ chinchilla, — comme un nuage léger au-dessus ◀d’▶un soir vermeil…
Sur sa gorge, son rang ◀de▶ perles, — comme des gouttes ◀de▶ rosée, le long ◀d’▶un fil ◀de▶ la Vierge, entre deux boutons ◀d’▶églantine…
Sur le tapis, à ses pieds, son jupon, ses dentelles, sa chemise, — comme une corbeille ◀de▶ fleurs blanches autour ◀d’▶une statue ◀d’▶albâtre.
XIX. Tourisme
Je vous ai promenés, mes yeux, parmi toutes les splendeurs du monde !
Vous avez vu le temple illustre où le sourire ◀d’▶Athéna Polias dort, éternel, dans l’ombre des colonnades, comme une fleur entre les pages ◀d’▶un livre ! Vous avez vu les sources ◀d’▶Ilissus couler, goutte à goutte, ainsi que des larmes, sur le visage rose ◀de▶ l’Hymette ! Vous avez vu l’île enchantée où croissent les cyclamens sous les pas ◀de▶ Nausicaa ! Vous avez vu le ciel ◀d’▶Orient, jonché ◀de▶ colombes et criblé ◀de▶ minarets ! Vous avez vu les mers étincelantes… les fleuves farouches… les jardins, les forêts, les lacs… et la Jungfrau, et l’Elbrous, plantés, tels des poignards, dans l’azur !
Je vous croyais à jamais repus… et, pourtant, vous ne connaissiez pas le paysage — la plaine blanche… la petite oasis, là-bas, au bout de l’horizon — qu’on aperçoit, quand on pose la tête sur la gorge ◀de▶ mon amie !
XX. Nuage
Au-dessus ◀de▶ son front, dans la buire, une fleur se pavanait.
— Pourquoi rester comme ça, disais-je… pourquoi rester, la joue sur la table, à faire la mine, à bouder ? C’est donc fini, nous deux ? On est donc brouillés… bien brouillés… brouillés pour toujours ?
— Oui, pour toujours… pour toujours !
Mais je lui ai parlé à l’oreille… et elle a répondu : « Je vous déteste ! »… elle a répondu : « Je vous pardonne ! »… elle a répondu : « Je t’adore ! »
Ce fut tout un roman ◀d’▶amour, chaste et triste, en trois petits chapitres, — une minute, — à l’ombre ◀d’▶une rose.
XXI. Une scène
À quoi bon mentir ? Je t’ai vue… je vous ai vus !… Si ! si ! je vous ai vus !… Il avait son air rêveur, comme toujours… Il faisait le beau et l’indifférent… Alors, tu t’es approchée et, haletante, tu as baisé ses mains, son front, sa bouche…Pourquoi nier ?… Tu croyais l’Accademia déserte… et j’étais là… je t’avais suivie… je te surveillais… Ah ! vilaine… vilaine et vicieuse !
Passe encore ◀d’▶embrasser l’autre, son voisin, l’Antonello da Messina, qui, lui, est un homme, un gaillard robuste et râblé… Mais ce gamin, ce potache ! Le Saint-Georges ! Le Saint-Georges de Mantegna !
Du propre !
XXII. L’heure triste
Le bateau rose du soir, au bout de la mer bleue, s’incline et chavire… Dans la pergola, l’étoile du berger — regarde ! — a l’air ◀d’▶être un fruit vermeil, suspendu à la clématite…
C’est le moment ◀de▶ pleurer notre larme quotidienne ! Mets ton chapeau… ouvre tes bras… serre ma tristesse contre ta tristesse… dis : « À demain ! À toujours ! À toujours ! »… et, avant de baisser ta voilette, laisse-moi lire, dans tes yeux, — pour que je puisse, cette nuit, quand je serai seul, me la réciter, — une ligne ◀de▶ ton âme… ◀de▶ ta pauvre âme nostalgique et tendre comme un sonnet ◀d’▶Albert Samain !
Géographie politique.
Ernest Lémonon : L’Italie économique et
sociale (1861-1912), Félix Alcan, 7 fr.
Si M. Garzon, dans son ouvrage sur l’Amérique latine, a suivi la méthode descriptive, illustrée ◀de▶ graphiques et ◀de▶ tableaux statistiques, M. Ernest Lémonon, auteur ◀de▶ L’Italie économique et sociale, 1861-1912, a préféré la méthode historique. Cette méthode a des avantages. Elle permet ◀de▶ déterminer assez exactement les influences subies par le mouvement économique, notamment les influences politiques ; elle favorise d’ailleurs l’expression des idées générales. En revanche, elle nuit à l’objectivité, parfois même à la clarté. Au lieu de réunir tous les faits économiques et gouvernementaux en ◀de▶ grandes périodes ◀d’▶activité et ◀de▶ dépression, mieux eût valu, semble-t-il, que M. Lémonon les étudiât séparément, quitte à les grouper par la suite dans ses conclusions.
M. Lémonon, en effet, n’a pas distingué moins ◀de▶ six périodes ◀de▶ 1860 à 1912. Une
période ◀d’▶activité jusqu’en 1873, une crise provoquée en 1873 par la concurrence des
pays neufs, et se prolongeant jusqu’à 1878 ; une reprise ◀de▶ 1878 à 1887 ; une nouvelle
crise, causée par les lois protectionnistes en 1887 ; un renouveau ◀de▶ 1898 à 1907 ;
enfin une dernière dépression qui persiste actuellement. Le caractère factice ◀de▶ cette
division apparaît nettement dans le chapitre consacré à la crise économique ◀de▶ 1887.
S’il est exact qu’à partir de cette époque l’agriculture, le commerce extérieur, le
budget, la rente, la monnaie accusent un abaissement considérable en regard des années
précédentes, nul ne peut nier que, par contre, la grande industrie textile et
métallurgique a dû sa réussite à ce que M. Ferrero a nommé « le coup de main,
protectionniste »
. Je sais bien que M. Lémonon, avec beaucoup ◀d’▶Italiens,
conteste l’utilité ◀de▶ l’établissement ◀de▶ l’industrie dans la Péninsule ; je sais aussi
que la bourgeoisie lombarde, qui domina en Italie, n’a eu en vue que son intérêt
personnel en imposant au gouvernement le tarif ◀de▶ 1887. Il n’en est pas moins hors de
doute que, pour un pays à population aussi dense, l’établissement ◀de▶ la grande industrie
était ◀d’▶une impérieuse nécessité.
À s’en tenir à l’aspect extérieur ◀de▶ la nouvelle Italie, toute grandiose et rajeunie, à
considérer les chiffres sans les soumettre à l’examen, rien qui ne soit magnifique
commerce extérieur imposant, touristes nombreux, épargnes des émigrants, adressées à la
mère-patrie, budgets en excédent, tout cela se reflète dans le cours ◀de▶ la rente, qui
est la plus ferme ◀de▶ l’Europe. Le fond des choses est moins brillant, et devrait retenir
la confiance. M. René Bazin écrivait en 1894 : « L’État, les, provinces, les
communes n’imposent pas la terre, ils la dépouillent. »
Cela est resté vrai.
L’Italie est arrivée à l’extrême limite ◀de▶ la compression fiscale ; et par le monopole
des assurances, elle vient ◀d’▶entamer ses dernières ressources. Écrasée ◀de▶ charges
militaires, engagée dans une politique impérialiste au-dessus ◀de▶ ses forces, elle ne
peut plus subvenir à ses travaux publics, si nécessaires surtout dans le Midi, et,
désormais, elle n’a plus un centime à consacrer aux dépenses sociales.
Il est vrai que pour améliorer le sort des travailleurs, l’État italien s’en remet à la bienfaisance privée, à l’action sociale individuelle. Celle-ci, par la création des banques, populaires, des coopératives ◀de▶ crédit et ◀de▶ consommation, a en effet donné des résultats remarquables, et c’est un chapitre bien intéressant que celui où M. Lémonon fait l’historique ◀de▶ ces coopératives. Mais, en travers ◀de▶ ce mouvement réformiste, est un courant, révolutionnaire large et violent dont les grandes grèves ◀de▶ 1904 à 1908 ont permis ◀de▶ mesurer la puissance. Mieux instruits ◀de▶ leur intérêt véritable, les. syndicats, semble-t-il, adhéreraient maintenant au réformisme, vers où les Chambres du Travail et la C.G.T. commencent elles-mêmes à incliner. Cependant les. socialistes révolutionnaires restent très forts, et ils ont encore triomphé des réformistes au Congrès ◀de▶ Reggio-Émilie ◀de▶ juillet 1912.
Tome CIV, numéro 386, 16 juillet 1913
Les Romans.
Jean de Quirielle : La Joconde retrouvée !
Méricant, 3 fr. 50
Que n’a-t-on pas dit, écrit, inventé sur cette disparition toujours inexplicable ◀de▶ la célèbre toile du Vinci ? Cette transposition ◀de▶ la peinture en chair, ◀de▶ la personnification vivante ◀d’▶une femme sortant du cadre pour vagabonder dans le siècle quelques siècles après sa naissance dans les arts est une amusante supposition. Hélas ! Si belle puisse être l’héroïne ◀de▶ cette aventure, nous n’y retrouvons pas notre ancienne Joconde et le vol ou la destruction, mettons la volatilisation du chef-d’œuvre n’en demeure pas moins une honte ineffaçable pour le gouvernement ◀de▶ la République. Lorsqu’on songe que ◀de▶ farouches révolutionnaires, après des rois soi-disant négligents, ont su respecter la beauté ◀de▶ la Joconde, on est écœuré ◀de▶ la presque indifférence ◀de▶ ses gardiens actuels. C’est eux qui l’ont, le sourire ! On a parlé des privautés du duc de Morny ! Un amoureux trop ardent vaut mieux peut-être que des reproducteurs trop protégés. Le siècle des photographes est le plus vilain ◀de▶ tous les temps.
Les Revues.
Memento [extrait]
[…]
La Phalange (30 mai) : — M. Renard : « La Gloire du Comacchio. » […]
Art.
1re Exposition ◀de▶ sculpture futuriste ◀de▶ M. Umberto
Boccioni (Galerie La Boëtie)
On doit toute la vérité à un artiste tel que M. Umberto Boccioni ; cette vérité, j’ai eu le plus vif plaisir à l’écrire lors de la première exposition des peintres futuristes à Paris. Des œuvres comme la Rafle et la Ville qui monte dénotaient chez M. Boccioni peintre un artiste extrêmement doué et ◀d’▶une puissance ◀de▶ réalisation peu commune. Il n’était pas douteux qu’on voyait à cette exposition en MM. Boccioni, Russolo, Severini et Carrà des peintres très remarquables. À l’actif ◀de▶ chacun ◀d’▶eux il y avait au moins une toile qui prouvait qu’ils savaient admirablement leur métier ◀de▶ peintre avant de se créer un corps ◀de▶ doctrine nouvelle. C’était donc l’indication très nette que, capables ◀de▶ s’imposer en se servant des techniques anciennes, ils ne faisaient qu’évoluer vers le mieux, à leur sens, en créant un procédé nouveau. M. Boccioni expose actuellement des sculptures et je lui dois encore toute la vérité, ou du moins toute la sincérité, car je puis fort bien me tromper et être simplement dérouté par la nouveauté ◀de▶ son effort ; je crois qu’il fait fausse route. Je retrouve bien dans ces essais ◀de▶ dynamisme des forces, son relief et sa vigueur, mais je n’en vois pas l’emploi rationnel. Je sais bien que M. Boccioni obéit à des théories très logiquement déduites, si l’on admet son point ◀de▶ départ. Mais voilà, il y a le point ◀de▶ départ. Si les reflets ont une vie composée et interpénétrable, en est-il de même des formes ? Je ne le pense point. La science qu’on peut évoquer pour dire leur pénétrabilité ne dit pas que cette pénétration s’exerce par masses solides. De plus il est fâcheux qu’un artiste tel que M. Boccioni condescende à ces petits jeux ◀de▶ juxtaposition ◀de▶ matière ◀d’▶art et ◀de▶ matériaux vulgaires qu’ont pratiquée et bien à tort, hors l’exemple des mieux doués, quelques enfants perdus du cubisme. Il ne sera jamais artiste ◀de▶ mêler à la glaise ou ◀de▶ coller sur la toile du verre, des cheveux, du bois découpé. Cela n’empêche pas qu’un buste comme celui que M. Boccioni appelle l’Anti-gracieux ne puisse être construit que par un homme ◀de▶ talent, ◀de▶ science et ◀de▶ verve, et, comme je le disais plus haut, ses synthèses ◀de▶ dynamisme constituent des morceaux rares et difficiles à faire aboutir ; et l’élan qu’il leur donne leur communique une grâce véritable ; mais sa volonté ◀de▶ suivre dans l’espace les formes ◀d’▶un objet fini et inerte, comme une bouteille, ne peut le mener à l’œuvre ◀d’▶art. C’est un premier chef antiplastique. C’est un saut dans l’invisible et ce n’est point un bond vers une harmonie. M. Boccioni n’en est, je crois, qu’à une étape ◀de▶ sa recherche et nul doute qu’une prochaine exposition ne nous montre des réalisations moins exaspérées et partant supérieures. Je comprends fort bien cet impérieux désir ◀de▶ neuf ; mais il me semble bien que M. Boccioni est à côté de sa voie. Il est trop subtil et trop artiste pour ne point la retrouver.
Échos.
Les « Lettres ◀de▶ Femmes à Casanova »
Les « Lettres ◀de▶ Femmes à Casanova »
Dans sa chronique du 16 avril dernier, M. Jean de Gourmont rend compte ◀d’▶un ouvrage :
Lettres ◀de▶ Femmes à Casanova, dont le compilateur, M. Aldo Ravà,
aurait découvert à Dux cette correspondance amoureuse, et
« parmi ces lettres, les plus curieuses, les seules vraiment belles, celles
◀de▶ Manon Balletti »
.
M. Aldo Ravà ne nous fait là aucune révélation. Le Mercure de France a signalé et publié en partie ces lettres il y a bientôt dix ans. Dans le numéro ◀d’▶octobre 1903 Mr Arthur Symons, le poète anglais bien connu, parlait longuement du séjour ◀de▶ Casanova au château du Comte Waldstein, et, au cours de son article, il donnait pour la première fois les plus curieux passages des lettres ◀de▶ Manon, qu’il avait copiées à Dux même.
Voulez-vous avoir l’obligeance ◀de▶ rappeler ce fait et sa date pour la chronologie casanoviste, et croire à mes meilleurs sentiments.
Tome CIV, numéro 387, 1er août 1913
Tripoli après la conquête
Tripoli, pendant le cours du siècle dernier, semble avoir vécu méditative et dédaigneuse, à l’écart des autres ports barbaresques.
Elle menait une existence silencieuse et médiocre à l’abri ◀de▶ ses remparts. Il a fallu tout l’effort ◀d’▶une puissance latine pour écarter les voiles dont elle se couvrait et faire apparaître en pleine lumière la belle cité musulmane, indocile jusqu’alors aux sollicitations ◀de▶ l’Europe.
Tripoli ! Nom harmonieux, plus harmonieux encore lorsque les Italiens lui prêtent la sonorité cadencée ◀de▶ leur langue ! Nom qui, pendant plus ◀d’▶un an, a retenti des Alpes en Sicile dans un frémissement ◀de▶ gloire et ◀d’▶énergie patriotiques, a fait éclore sur les lèvres des poètes mille strophes glorieuses et sur la guitare des artistes mille chansons, nom devenu aussi habituel sur les enseignes des magasins et destiné à l’être sans doute autant sur les plaques indicatrices des rues que ceux ◀de▶ Victor-Emmanuel et ◀de▶ Garibaldi !
Depuis longtemps, l’Italie avait porté ses regards sur ces territoires ◀d’▶Afrique
voisins ◀de▶ la Sicile, et Crispi avait synthétisé dans une phrase répétée souvent les
visées péninsulaires sur la province ottomane : « Si même la Tripolitaine était
un désert, une roche stérile, la bannière ◀d’▶Italie y devrait flotter au soleil, au
vent, à la tempête, avec cette devise : ◀De▶ ce pays l’Italie ne peut se
passer ! »
Il y a six ans je débarquai à Tripoli sur un navire français au cours ◀d’▶une rapide croisière en Méditerranée. J’y débarque aujourd’hui sur un navire italien venu de Syracuse. À part quelques bateaux ◀de▶ guerre attristant les flots ◀de▶ l’obscurité ◀de▶ leur couleur grise, rien ne semble changé.
« Voyez comme la ville est une belle et grande cité italienne », me disait à bord un jeune officier, en me désignant l’assemblage des constructions peintes à la chaux vive et qui semblent sortir ◀de▶ la mer. Me parlant ainsi, il me tendit sa jumelle pour mieux apercevoir les détails ◀de▶ la cité. Je dus alors me rendre à la réalité. Sur un mur dominant le port, je vis, gigantesquement imprimée, une réclame pour un vermouth ◀de▶ Turin bien connu.
Le port ◀de▶ Tripoli est une grande rade naturelle peu sûre et qui ne permet pas ◀de▶ débarquer lorsque la mer est houleuse.
Les canots nous mènent à terre avec rapidité, malgré le nombre considérable des bagages qui les encombrent. Quelle n’est pas ma surprise, lorsque, au débarcadère, parmi la foule, j’aperçois, comme dans les grandes villes ◀d’▶Europe, le portier ◀d’▶un hôtel en redingote grise. Voici déjà la civilisation des palaces et des grands hôtels odieuse parfois sur le continent, précieuse en terre africaine lorsqu’elle peut vous assurer un minimum ◀de▶ confort et ◀de▶ propreté, loin des mauvaises odeurs ◀d’▶huile rance et ◀de▶ friture si particulières aux villes arabes.
Sur la ruelle qui, ◀de▶ plusieurs mètres, domine la mer, on aperçoit le panorama admirable ◀de▶ la rade. ◀D’▶un côté, le château, l’ancien Palais du Gouverneur, ◀de▶ couleur rouge ; ◀de▶ l’autre le fort Hamidieh, à moitié ruiné par les obus italiens ; plus loin le fort espagnol. Tout cet ensemble ◀de▶ constructions est limité par une forêt ◀de▶ palmiers s’étendant à perte de vue et striant ◀de▶ ses troncs presque noirs le ciel qui se teint ◀de▶ rayons éclatants au crépuscule. Dans les rues, rien n’est changé depuis la chute ◀de▶ la domination ottomane.
Là, les types les plus divers et les accoutrements les plus différents forment un heureux contraste ◀de▶ tons et ◀de▶ couleurs : des Arabes, des Juifs, des Nègres du Fezzan aux formes robustes, des Bédouins du désert dépenaillés, des Maltais, des Italiens aux gestes vifs, des Siciliens indolents, des Turcs portant le fez et gardant malgré leur défaite l’aspect fier propre aux sujets du Commandeur des croyants passent près de nous. Des soldats, des officiers se promènent, flânant comme ils le feraient sur les Cascines ou sur le Pincio. Ils sont revêtus ◀d’▶uniformes gris, fort élégants et fort pratiques, possédant un degré ◀de▶ visibilité minime. Des mahométanes, le visage voilé, des Juives aux fausses nattes, au costume gracieux, aux écharpes multicolores, vaquent à leurs affaires. C’est l’habituelle physionomie des rues musulmanes, silencieuses, malgré le nombre des passants. Seules les devantures des boutiques nous montrent que nous sommes en pays conquis. Tous les noms des villes et des provinces ◀d’▶Italie servent ◀d’▶enseignes. Voici le bar Roma, le bar Trinacria, l’Épicerie Palermitaine, la Boucherie Florentine. Chaque commerçant péninsulaire proclame ainsi la gloire ◀de▶ sa cité ou ◀de▶ sa région.
Les Italiens certes ont encore peu bâti et n’ont changé en aucune manière la physionomie ◀de▶ la ville. Aussi sont-ils obligés parfois ◀de▶ se contenter ◀d’▶édifices aux dimensions restreintes et ◀de▶ confortable médiocre pour y loger leurs administrations. J’ai vu à Tripoli plusieurs fontaines ornées du chiffre hamidien qui, en un instant, ont évoqué à mon esprit ◀de▶ lointains souvenirs ◀de▶ Stamboul ou ◀de▶ Brousse. L’une ◀d’▶elles, située sur une petite place voisinant la rue principale, est ◀de▶ proportions importantes, construite suivant le goût turc ◀d’▶il y a trente ans, alors que les artistes du Bosphore s’efforçaient ◀d’▶allier le style islamique aux ornements lourds et contournés ◀de▶ l’époque Louis-Philippe. Elle sert aux besoins ◀de▶ la vie ◀de▶ ce quartier important ◀de▶ la cité. Les femmes arabes et juives, les soldats y vont puiser l’eau bienfaisante, plus précieuse que partout ailleurs dans ces pays brûlés par les ardeurs du soleil. Les Turcs constructeurs ◀de▶ fontaines ont beaucoup de respect pour l’eau, seule boisson permise par la loi prophétique. À Constantinople ils l’entourent ◀de▶ tous les soins possibles. Ils connaissent les sources par leurs noms et propagent leur gloire dans les cantons les plus éloignés ◀de▶ l’Empire.
Après avoir passé devant la tour dite ◀de▶ l’Horloge, on entre dans un quartier plus moderne, dans une grande rue bordée ◀d’▶un côté par le château du Gouverneur, vaste construction ◀de▶ l’époque espagnole, peinte en rose, et dont les tons harmonieux s’aperçoivent distinctement lorsqu’on arrive par la mer. Des boutiques, ◀de▶ grands magasins bordent la chaussée.
A l’est ◀de▶ la ville, les maisons commencent à devenir plus rares, les palmiers semblent surgir ◀de▶ la poussière des rues et, dans toute sa fraîcheur et sa simplicité ◀de▶ lignes et ◀de▶ couleurs, l’oasis apparaît.
Plus loin de la mer, après les souks et les magasins européens, s’étend la cité indigène aux rues resserrées et fraîches, où le soleil trouve à peine l’espace nécessaire pour promener ses rayons. De temps en temps encore quelques enseignes italiennes, ◀d’▶épiciers, ◀de▶ bouchers et ◀de▶ marchands ◀de▶ tabac, mais on sent ici que l’islam règne en maître. Des mosquées nombreuses aux belles portes ◀de▶ faïence, mais à l’extérieur un peu nu, avec l’habituel minaret. Des maisons dont les murs n’ont point ◀d’▶ornements et qui s’offrent aux regards du passant dans la simplicité ◀de▶ façades toutes semblables. On y sent une existence intérieure secrète et mystérieuse. Si l’indigène vit souvent dans la rue, dans sa demeure il dérobe au regard de l’infidèle son foyer comme il lui cache les pensées ◀de▶ son esprit. De temps en temps les portes s’ouvrent et se referment lourdement. À peine ai-je le temps ◀de▶ jeter un regard fugitif à l’intérieur des cours, où des formes blanches semblent se reposer.
À côté du quartier arabe s’élève le harah ou ghetto. Il couvre une partie importante ◀de▶ la ville, trop exigu cependant pour les quatorze mille israélites ◀de▶ Tripoli. J’y suis allé un vendredi matin. On se préparait à fêter le Sabbat. ◀De▶ toute part une vie intense, qui nous console du silence arabe. Ses habitants semblent travailler à l’intérieur des maisons. Quelques demeures bien construites, bien tenues, flattent les yeux ; mais aussi, par contraste, quelle misère lamentable et quelle pitié ! Dans certaines cours, des familles entières sont parquées, sans souci ◀de▶ l’âge ou du sexe, couchant côte à côte. Les toitures laissent pénétrer l’eau, les portes se disjoignent et les terrasses menacent ruine. Tout le luxe a été conservé pour les maisons ◀de▶ prière, les synagogues, où ces exilés ont, pendant les persécutions, réfugié leurs espoirs aux côtés ◀de▶ l’arche sainte.
Tripoli est le type même ◀de▶ la ville barbaresque à peine modernisée au contact ◀de▶ la civilisation. Le devoir ◀de▶ la nation conquérante était ◀d’▶y accroître l’hygiène et le confort, ◀de▶ construire ◀de▶ nouveaux établissements et ◀de▶ nouvelles voies sans nuire à l’aspect charmant ◀de▶ la cité indigène.
Ma première visite, au débarquement, a été pour le Consul ◀de▶ France. Je l’ai trouvé dans sa demeure confortable, située dans la ville indigène. L’importance ◀de▶ notre consulat est extrême, car trois ou quatre cents juifs et arabes tunisiens et algériens, protégés et sujets français, vivent à Tripoli ; ◀de▶ là parfois ◀de▶ nombreuses difficultés et ◀de▶ nombreuses interventions de la part de notre agent.
Après quelques minutes ◀d’▶entretien, le consul fait héler une voiture par un ◀de▶ ses cawas fezzanais. Nous allons rendre visite à son Excellence le général Ragni, gouverneur ◀de▶ la Tripolitaine, dont la résidence est établie dans le château rouge, où demeuraient les valis ottomans. Sans nous faire attendre, le général vient nous trouver dans la grande salle faisant suite à son cabinet.
C’est un homme encore jeune, ◀de▶ taille moyenne, bien prise, l’œil vif derrière les lorgnons et s’exprimant correctement en français. Nous le félicitions pour la belle victoire que viennent de remporter les armées italiennes sur le Baruhni, ancien député du Djebel, qui, à la tête des Arabes, s’oppose à la pénétration des troupes italiennes : « Je suis content, nous répond-il, en usant ◀de▶ notre langue, cela roule, cela marche. Par malheur, le Baruhni nous a échappé. Il s’est réfugié sans doute à Nelut ou du côté de la Tunisie. » Le général est heureux ◀de▶ voir que l’on s’intéresse en France à la Tripolitaine et il souhaite que l’union latine se réalise bientôt dans cette Afrique du Nord où, au temps jadis, les Romains avaient su établir des colonies prospères et riches.
Le général Ragni possède le titre ◀d’▶Excellence. Ses pouvoirs ne s’étendent que sur une partie ◀de▶ la Libye. La Cyrénaïque forme une autre province dont la capitale est Benghazi. Malgré sa proximité ◀de▶ l’Italie, la Libye est considérée comme un territoire colonial. Les fonctionnaires militaires ou civils qui y sont envoyés sont mis à la disposition du ministère des Colonies, nouvellement créé.
Le gouverneur est investi des pouvoirs les plus absolus. Il nomme à tous les emplois civils. Il a le contrôle ◀de▶ la presse, soumise à la surveillance ◀de▶ la censure aimable, mais vigilante, ◀de▶ l’autorité militaire. Un seul journal paraît dans la ville : la Nuova Italia, feuille ◀de▶ petit format, mais bien rédigée et suffisamment au courant des affaires ◀d’▶Europe. Le général a succédé comme gouverneur ◀de▶ la Tripolitaine à son collègue Caneva, aujourd’hui généralissime ◀de▶ l’armée italienne. La méthode des deux chefs dans la conduite des opérations semble différente. Le général Caneva avait adopté le système ◀de▶ la temporisation et ◀de▶ l’avancement sage et lent hors de la ville. Il gagnait le terrain kilomètre par kilomètre sur les Turcs. ◀De▶ là, chez certains ◀de▶ ses compatriotes, un peu de nervosité, ◀d’▶impatience qui se traduisaient par des plaintes : « Nous piétinons. Nous sommes arrêtés. Le général n’use pas comme il le devrait ◀de▶ l’enthousiasme offensif ◀de▶ nos soldats. » En Europe aussi l’on s’étonnait ◀de▶ voir une armée aussi considérable arrêtée par des bandes arabes unies à quelques réguliers turcs. Il apparaît cependant que la tactique du général Caneva a eu ◀de▶ bons résultats. On ne conquiert pas des pays aussi vastes que la Tripolitaine et la Cyrénaïque, plus grands que la Tunisie et l’Algérie réunies, comme on va à l’assaut ◀d’▶une ville européenne. Il est nécessaire ◀de▶ s’établir d’abord dans tous les ports côtiers et cela même n’est pas toujours facile, car il faut disperser ses efforts, en diminuer ainsi l’étendue et l’effet utiles. De plus il faut peu à peu habituer les troupes européennes à la pratique ◀de▶ la guerre coloniale, les aguerrir contre le climat, le soleil, parfois aussi contre le manque ◀d’▶eau.
À l’heure actuelle, les Italiens emploient, pour dominer cet immense territoire le système ◀de▶ la pénétration armée avec des moyens pacifiques.
C’est pour eux le seul moyen ◀de▶ s’emparer ◀de▶ l’ex-vilayet, sans grandes dépenses ◀de▶ vies humaines. Tous les jours, les chefs ◀de▶ territoires lointains, même ceux qui règnent sur les nègres du Fezzan aux extrêmes confins ◀de▶ la colonie, viennent à Tripoli faire leur soumission ou engager des pourparlers avec le gouverneur. Ils retournent ensuite dans leurs tribus, émerveillés ◀de▶ la puissance italienne. Séduits aussi par des présents habilement faits ils deviennent pour les péninsulaires ◀de▶ précieux auxiliaires dans leur expansion.
Les dernières troupes turques ont quitté ce pays qui assurait au Sultan ◀de▶ Constantinople une porte ouverte sur ce mystérieux continent noir où vivent tant ◀d’▶adorateurs du prophète, depuis la Méditerranée jusqu’aux parages des grands lacs du centre ◀de▶ l’Afrique. Il y a quatre mois à peine que la garnison ◀de▶ Ghat, composée ◀d’▶un officier et ◀de▶ 76 hommes, est arrivée sur la côte. Après cent vingt jours ◀de▶ marche, ces soldats ont pu contempler la ville ◀de▶ Tripoli, devenue étrangère pour eux et où sans doute quelque temps auparavant ils avaient abordé pour y servir leur maître le Commandeur des croyants. Là-bas dans le désert, à plus ◀de▶ 1 000 kilomètres ◀de▶ la côte, ils avaient appris par une lointaine rumeur les événements ◀de▶ la Méditerranée et ils avaient continué, dans ce coin perdu ◀de▶ l’Afrique, à maintenir le prestige et les droits du calife. Alors que la paix était conclue, alors que l’Italie avait été reconnue officiellement comme dominatrice ◀de▶ la Tripolitaine, ils étaient toujours restés fidèles à leur consigne militaire.
Un jour, l’ordre leur vint de quitter l’oasis qu’ils habitaient dans l’exil ◀de▶ leurs fonctions éloignées. Ils comprirent la raison ◀de▶ cet ordre. Ce n’était pas un changement ◀de▶ garnison, mais un départ ◀de▶ la terre ◀d’▶Afrique. Loin de se réjouir à la vue du foyer retrouvé et ◀de▶ la Turquie prochaine, ils sentirent un immense émoi s’emparer ◀d’▶eux. C’était non seulement en ces lieux l’éclipse ◀de▶ leur nationalité, mais aussi la défaite ◀de▶ leur foi. Leur retour à Tripoli fut un martyrologe sans fin. Mal nourris, mal équipés, bravant les sarcasmes des indigènes surpris ◀de▶ cette retraite et ignorant les nécessités internationales, ils gagnèrent la côte. Ils furent cantonnés près de Zanzour, aux environs ◀de▶ Tripoli. Là, pas ◀de▶ fonctionnaires turcs pour les recevoir. Ils retrouvaient italienne cette contrée qu’ils avaient laissée ottomane. Après un dur voyage, ils ne pouvaient acquérir le repos moral tant mérité. Un jeune Turc, dont le père avait été un haut fonctionnaire du vilayet, vint les trouver, les saluant au nom du vicaire impérial récemment nommé, représentant le sultan dans ses attributions religieuses. Les paroles ◀de▶ bienvenue qui leur furent adressées leur rendirent l’espoir. Rectifiant la position, splendides ◀d’▶allures, ils adressèrent en signe ◀de▶ respect le salut militaire à l’envoyé ◀de▶ Sa Hautesse. Bientôt ils durent quitter le pays définitivement. Ils traversèrent la ville, la tête haute, en rangs serrés.
Le Gouvernement italien avait pris soin ◀de▶ leurs personnes. Il les fit embarquer sur un navire à destination de la Turquie où ces soldats, vaincus sans combattre, devaient retrouver l’occasion ◀de▶ lutter encore pour la défense du rêve islamique dont la Tripolitaine avait vu le déclin.
J’ai eu l’occasion ◀de▶ m’entretenir avec quelques descendants ◀de▶ ces Turcs importés en Afrique et qui mêlent parfois en eux le sang ◀de▶ la race arabe à celui ◀de▶ lointaines populations ◀de▶ Trébizonde ou ◀de▶ Bagdad. Ils ont gardé dans leur attitude toute la fierté ◀de▶ maîtres qui ont dû céder la place à ◀de▶ nouveaux occupants. Ils accusent à peine le sort, sachant que la volonté humaine est incapable ◀de▶ s’opposer au courant sans cesse renouvelé des événements ◀de▶ l’histoire. L’effort ottoman reprenant dans le cours du xixe siècle la terre ◀de▶ Tripolitaine était si peu dans l’habitude ◀d’▶un peuple qui ne cherche point à rendre la vie aux choses qui se trouvent sur le seuil ◀de▶ la mort qu’il semble avoir usé en terre ◀d’▶Afrique tous les germes ◀de▶ puissance qu’il avait en lui. Le descendant des vainqueurs, vaincu à son tour, laisse à peine échapper ◀de▶ ses lèvres le nostalgique regret ◀de▶ la domination perdue. Il se contente ◀de▶ regarder avec indifférence les Italiens qui passent à ses côtés. « Il y a trop ◀de▶ figures nouvelles, me disait l’un ◀d’▶eux. Je quitte ce pays. »
Les Turcs n’ont rien fait pour conserver la Tripolitaine. Les différents valis envoyés ◀de▶ Constantinople ne cherchaient pas à introduire des réformes dans la colonie. Ils eussent d’ailleurs été mal jugés sous le régime hamidien. Lorsqu’un fonctionnaire devenait suspect au Sultan, qu’il avait excité ses craintes, soit par son libéralisme, soit par son indocilité, et qu’il n’était point nécessaire ◀de▶ lui faire perdre la vie, on l’envoyait à Tripoli. C’était pour lui l’exil. Beaucoup de ces administrateurs étaient des hommes honorables, épris ◀d’▶idées modernes. Beaucoup d’autres étaient des fonctionnaires indélicats que le gouvernement ottoman avait cru nécessaire ◀d’▶éloigner, parfois sur les plaintes ◀d’▶ambassadeurs européens.
Aussi était-il difficile à la Tripolitaine gouvernée par des fonctionnaires pleins- ◀de▶ rancune contre leur souverain ◀de▶ faire des progrès appréciables et ◀de▶ se mettre sur le même rang ◀de▶ civilisation que les pays ◀de▶ l’Afrique du Nord.
La défense même du territoire n’avait pas été organisée. À quel nombre se montaient les troupes ◀d’▶occupation en Tripolitaine ? Cinq ou six mille hommes, semble-t-il, d’après les données les plus précises, étaient chargés ◀de▶ la surveillance ◀de▶ cet immense pays. Les munitions leur manquaient et les chefs qui les commandaient, braves soldats d’ailleurs, étaient ◀de▶ la plus notoire incapacité ! Il y avait là des lieutenants vieillis sous le harnais et ◀de▶ soixante ans ◀d’▶âge. La solde des officiers et des soldats était payée non sans ◀de▶ grands retards et cette pratique du gouvernement turc augmentait encore le dénuement des troupes. Quant aux moyens ◀de▶ défense, ils étaient inexistants. Les canons étaient ◀de▶ portée minime, les ouvrages et les fortifications incapables ◀de▶ résister à l’attaque ◀d’▶une artillerie moderne. Un camp avait été établi non loin de la cité, mais à proximité ◀de▶ la mer, offrant une cible facile à des navires ◀de▶ guerre croisant près de la rive.
Quant aux forces maritimes, elles étaient inexistantes. L’empire avait trop peu de navires pour protéger ses propres côtes. Il ne pouvait donc songer à défendre celles ◀de▶ sa colonie. Au surplus, la pauvre marine turque était ◀de▶ qualité inférieure. Depuis la naissance ◀de▶ la navigation à vapeur et la création des cuirassés, il semble que la grande race des marins ottomans ◀d’▶autrefois ait disparu.
On raconte à loisir à Constantinople l’histoire suivante qui, véridique ou non, précise bien l’état des connaissances maritimes des Turcs. Sous l’ancien sultan, la reine Victoria devait visiter l’île de Malte. Comme l’Angleterre avait à plusieurs reprises soutenu l’intégrité ◀de▶ l’empire ottoman et que Sa Hautesse désirait rendre hommage à la souveraine, il décida ◀d’▶envoyer un navire ◀de▶ guerre pour la saluer. Le navire partit. Pendant un mois il négligea ◀de▶ donner ◀de▶ ses nouvelles. On le crut perdu et le gouvernement consterné s’apprêtait à prendre le deuil ◀de▶ ses marins, lorsqu’un jour on le vit réapparaître au large ◀de▶ la Marmara. Il jeta l’ancre dans la Corne ◀d’▶Or et le capitaine aussitôt débarqué alla rendre visite à son maître. Celui-ci, heureux ◀d’▶apprendre que le navire était sauvé, s’enquit auprès du marin ◀de▶ son voyage et ◀de▶ la façon dont il avait été reçu par les autorités britanniques. Embarrassé le capitaine répondit par une exclamation à son maître : « Malta ioch ! Malta ioch ! » « Malte n’existe pas. Il n’y a pas ◀de▶ Malte ! » Le malheureux n’avait pu trouver le chemin ◀de▶ Malte.
À Tripoli, seul un petit navire représentait la puissance navale ◀de▶ la Turquie. C’était un stationnaire, capable seulement ◀de▶ stationner et qui n’eût pas risqué un petit voyage sur mer. Dès le début des hostilités, les marins le coulèrent et gagnèrent le rivage. On se souvient cependant ◀de▶ la visite que fit, il y a quelques années, un vaisseau ◀de▶ guerre qui devait se couvrir ◀de▶ gloire dans la guerre balkanique et relever l’honneur ◀de▶ la marine ottomane : le Hamidieh. La population fut surprise ◀de▶ constater qu’il y avait des navires ottomans capables ◀de▶ franchir la longue distance qui sépare le Bosphore des côtes ◀de▶ la Libye. Elle fêta avec enthousiasme le commandant et les officiers. Ceux-ci répondirent à ces amabilités par un bal donné à bord. Ils étaient tous imbus ◀d’▶idées maritimes britanniques, élevés dans les écoles ◀d’▶Angleterre ou dirigés par des instructeurs anglais. Le croiseur avait belle apparence, était propre et bien tenu. L’équipage semblait plein ◀de▶ cœur, habile, et rompu aux pratiques ◀de▶ la navigation. À bord, lorsqu’arriva le vali, la marche nationale turque fut jouée par l’orchestre, ainsi d’ailleurs que le God save the King. Privée ◀de▶ toute défense utile, la Tripolitaine devait tôt ou tard succomber aux attaques ◀d’▶une grande puissance européenne. L’état ◀d’▶anarchie dans lequel se débattait le pays ne pouvait durer. Il était illogique qu’au commencement du xxe siècle un pays si rapproché du continent restât si mystérieux, éloigné ◀de▶ toute influence civilisatrice, au point ◀de▶ paraître plus lointain que les pays les plus éloignés ◀de▶ l’Afrique.
Le dernier vali, Ibrahim pacha, avait essayé ◀de▶ réagir contre l’état ◀d’▶anarchie dont périssait sa province. C’était un homme ◀d’▶un certain âge, ◀de▶ race albanaise, très énergique, ancien soldat des guerres turco-russes et turco-grecques, apprécié à l’état-major ◀de▶ Constantinople. Il étudia beaucoup de projets, émit ◀de▶ belles idées, mais n’eut ni le temps, ni le loisir ◀de▶ les exécuter. L’Italie, depuis quelques années, avait développé son influence dans le vilayet. Son commerce y était supérieur à celui ◀de▶ toutes les autres nations. Or, Ibrahim pacha, bon administrateur, était un diplomate ◀de▶ deuxième ordre. Au lieu de temporiser avec les Italiens, ◀de▶ se montrer favorable à leurs désirs, ◀de▶ les traiter comme méritaient ◀de▶ l’être des voisins influents, il s’appliqua à créer des incidents. Il se conduisit envers eux tantôt avec insouciance, tantôt avec brutalité, négligeant les invitations du consul ◀d’▶Italie ou agissant à son égard sans observer les règles ◀de▶ courtoisie élémentaire. Certes, à cette époque, si le gouvernement ◀de▶ Rome l’eût voulu, le prétexte du coup ◀d’▶éventail eût été facilement trouvé. Il aima mieux agir à Constantinople, auprès du grand vizir Hakki pacha, qui, naguère, avait été le titulaire ◀de▶ l’ambassade ◀de▶ Rome. La Turquie rappela Ibrahim pacha et ainsi la Tripolitaine fut privée du meilleur ◀de▶ ses défenseurs. Quelque temps après le départ du gouverneur, l’Italie déclarait la guerre.
Chef suprême ◀de▶ l’administration civile et militaire, le gouverneur ◀de▶ la Tripolitaine a sous ses ordres un préfet assisté ◀d’▶un Conseil ◀de▶ Préfecture. L’organisation ◀de▶ la colonie est copiée sur celle ◀d’▶un département italien. Les bureaux ◀de▶ la Préfecture sont situés dans une petite rue voisine ◀de▶ la Banque ◀d’▶Italie. Là toute l’administration politique et judiciaire ◀de▶ l’ex-vilayet a son séjour. Au milieu de la foule des indigènes et des Européens qui vont et viennent, je pénètre dans une grande cour où, ◀d’▶un côté, sont les tribunaux, ◀de▶ l’autre les bureaux ◀de▶ la Préfecture. Les magistrats sont un peu à l’étroit dans leurs chambres ◀de▶ justice, mais le préfet est bien logé, si j’en juge par le bureau somptueux où je fus reçu par son aimable chef ◀de▶ cabinet.
Depuis la prise ◀de▶ possession ◀de▶ la Tripolitaine, l’administration civile n’a pas moins travaillé que l’administration militaire. Elle se trouvait dans un pays neuf, mais où les usages locaux avaient force ◀de▶ loi, étant supérieurs même à l’embryon ◀d’▶organisation tentée par les fonctionnaires ottomans. Les Italiens, nouveaux venus dans la politique coloniale ◀de▶ l’Afrique, devaient agir avec tact et mesure, de manière à ne point froisser les convictions religieuses qui pénètrent tous les actes ◀de▶ la vie civile des indigènes et à établir des lois régulières et des règles ◀de▶ gouvernement précises. En outre, plusieurs populations allaient vivre côte à côte : des Arabes, des Juifs, des italiens, des sujets étrangers jouissant jusqu’alors ◀d’▶un régime privilégié puisque habitant un pays ottoman.
Il fallait donc sans tarder instituer des tribunaux capables ◀de▶ donner toute sécurité aux Italiens aussi bien qu’aux étrangers et aux indigènes. On décida que les juges italiens seraient seuls compétents pour juger correctionnellement et civilement presque toutes les. affaires intervenant entre qui que ce fût. On créa plusieurs chambres ◀de▶ Tribunal civil et une Cour ◀d’▶appel. Les Indigènes et les Israélites sujets italiens et non citoyens sont soumis en ce qui concerne leur statut personnel au Tribunal du Cadi et au Tribunal rabbinique. Ainsi les droits religieux des Arabes sont respectés. Il eût été, en effet, injuste qu’un juge italien appliquât la loi issue du code Napoléon à des Mahométans qui ont une conception ◀de▶ la vie si différente ◀de▶ la nôtre. En Italie, par exemple, le divorce n’existe pas et il est fréquent dans les pays ◀d’▶Islam. Pour les Juifs, la situation est tout autre, rien dans leurs mœurs et dans leurs coutumes ne s’oppose à ce qu’ils recourent au juge européen. Ils sont monogames et, n’était l’impossibilité ◀de▶ divorcer, leur loi particulière s’accorderait en tous les points avec la loi italienne.
Établir des tribunaux pour protéger les propriétés, telle est la première institution nécessaire dans un pays neuf où les contestations naissent facilement à la faveur des changements économiques. Créer ◀de▶ bonnes écoles, c’est satisfaire aussi le besoin impérieux ◀de▶ maintenir l’instruction chez les fils des nouveaux occupants et chercher à répandre la civilisation elles idées du pays conquérant chez les indigènes.
Les nouveaux possesseurs ◀de▶ la Tripolitaine résolurent ◀d’▶organiser dès leur entrée dans l’ancienne province turque un régime ◀d’▶organisation ◀de▶ l’instruction publique. En effet, le nombre des Italiens était fort important, puisqu’il dépasse le chiffre ◀de▶ 14 000 âmes dans la ville. Il y avait parmi eux des enfants, fils ◀de▶ commerçants et ◀de▶ fonctionnaires auxquels il était nécessaire ◀de▶ donner une instruction aussi complète et aussi soignée que dans la Métropole. Des fils ◀d’▶étrangers vivaient en outre à côté ◀d’▶eux et la grande nation qui venait de s’établir sur le sol ◀d’▶Afrique avait le devoir ◀de▶ leur permettre ◀de▶ développer leurs connaissances et ◀de▶ leur donner tout au moins les premiers rudiments ◀d’▶instruction élémentaire. De plus, les Israélites aptes à comprendre avec facilité les notions ◀de▶ la pédagogie européenne devaient trouver dans les écoles italiennes un moyen rapide ◀de▶ s’assimiler les connaissances et la science ◀de▶ leurs nouveaux maîtres.
Les Indigènes, eux aussi, mis en contact journalier avec leurs maîtres européens, devaient apprendre leur langue pour faciliter leurs offres ◀de▶ services et leurs échanges commerciaux. Il est certain que chez la plupart d’entre eux existe une grande animosité pour les roumis conquérants, mais, peu à peu, devant la bienveillance péninsulaire et la large compréhension ◀de▶ leurs mœurs qu’ont les autorités italiennes, cette défiance disparaîtra, faisant place sinon à une affection sincère, qui ne peut naître dans le cœur ◀d’▶un Arabe envers un Chrétien, tout au moins à une entente résultant ◀d’▶une vue plus large ◀de▶ leurs intérêts matériels.
L’organisation ◀de▶ l’instruction publique à Tripoli a été copiée sur celle des grandes cités ◀de▶ la péninsule. On a créé d’abord une école technique et une école commerciale où les élèves peuvent apprendre les notions utiles à l’exercice ◀de▶ leur profession future. La bourgeoisie coloniale aura, elle aussi, ses établissements ◀d’▶instruction, par la création ◀de▶ plusieurs écoles royales élémentaires pour les garçons et pour les filles.
Des écoles primaires existent aussi qui, prenant les élèves à la classe enfantine, parachèvent leur instruction jusqu’au moment où ils sont capables ◀de▶ passer un examen analogue à notre certificat ◀d’▶études. L’élément ouvrier n’a pas non plus été oublié et le gouvernement, imitant en cela l’exemple donné par d’autres nations européennes dans leurs colonies, a voulu développer l’habileté professionnelle des artisans et rajeunir la vieille tradition des petites manufactures indigènes par la mise en œuvre ◀d’▶une technique meilleure. Des maîtres italiens enseignent aux Arabes l’art ◀de▶ faire des tapis et un établissement a été institué à cet effet.
Si, pendant longtemps, l’Italie avait contribué par ses écoles à répandre dans ces pays ignorants les bienfaits ◀d’▶une instruction nécessaire, à côté ◀d’▶elle, d’autres organismes avaient vécu et prospéré. Pendant tout le cours du siècle dernier ce fut l’honneur ◀de▶ la France ◀d’▶avoir fait briller sur ces rives lointaines quelques lumières empruntées à la civilisation occidentale. Liant indissolublement leur foi religieuse à leur foi nationale, les congrégations dans tous les pays ◀d’▶Islam avaient établi des missions ◀d’▶enseignement, et le gouvernement français, quelles que fussent les opinions qui le dirigeassent, avait compris que dans ces pays, où la foi religieuse est à la base ◀de▶ la vie et accompagne l’homme dans toute son existence pour répandre un peu de civilisation et ◀de▶ douceur, seuls pouvaient besogner des religieux.
Il y a entre le christianisme et l’islam un fossé trop profond. La foi des Musulmans puisée dès le berceau est trop vive pour permettre à leurs idées ◀de▶ prendre une autre voie à la suite de prêches et ◀d’▶oraisons. Aussi les pères, tout en n’abandonnant pas le but primitif ◀de▶ leur établissement dans les contrées islamiques, se consacraient-ils plus encore au travail ◀de▶ l’enseignement et ◀de▶ la bienfaisance. Quelle n’a pas été ma surprise lorsque, au cours ◀d’▶un voyage en Asie-Mineure, j’ai entendu des jeunes Musulmans ignorant même le grec et l’arménien, langues dont l’usage aurait pu leur être familier, me saluer en français. À Aidin, en Asie-Mineure, à Alep, loin de tout centre chrétien, j’ai entendu des enfants indigènes pousser des exclamations françaises au cours de leurs jeux. À Tripoli, le portefaix débarquant mes bagages s’adressa à moi dans un français fort correct, bien supérieur à celui qu’emploient nos débardeurs des ports.
Nous avions à Tripoli une école ◀de▶ garçons dirigée par les frères marianistes. Elle était très fréquentée et huit frères, jouissant chacun ◀d’▶une pension infime ◀de▶ six cents francs, enseignaient les jeunes indigènes et travaillaient par leurs efforts à maintenir le prestige ◀de▶ notre langue et ◀de▶ notre drapeau. À côté de l’école était un hôpital où les indigènes, quelle que fût leur confession, recevaient des soins gratuits. Aujourd’hui ces œuvres n’existent plus. Combattus par les capucins italiens et les écoles laïques de même nationalité, les frères ont quitté ces lieux où ils avaient rêvé ◀de▶ servir encore longtemps leur patrie. Ils se sont d’ailleurs inclinés devant l’inévitable nécessité. Nous avons en effet abandonné nos droits sur Tripoli. Nous sommes heureux ◀de▶ voir cette colonie limitrophe ◀de▶ nos provinces africaines appartenir à une grande nation de même race et ◀de▶ mêmes tendances civilisatrices que la nôtre. Nous avons conclu des accords et sommes décidés à les respecter ; or, les Italiens auraient pu prendre ombrage du maintien ◀de▶ la mission catholique française. Elle s’est éloignée et elle a bien fait. Elle pourra là-bas, en Asie-Mineure, dans cette Syrie et dans ce Liban où depuis si longtemps notre influence est prospère, contribuer à la rendre plus forte encore pour le plus grand bien ◀de▶ la culture nationale.
Si les frères marianistes se sont pendant longtemps voués à Tripoli avec courage et persévérance aux œuvres ◀d’▶enseignement, ils ont été secondés par les sœurs. Elles appartiennent à la congrégation ◀de▶ Saint-Joseph de l’Apparition.
Dans ces pays où la condition ◀de▶ la femme est plus misérable que celle ◀de▶ l’homme, où, claustrée dans le harem des familles bourgeoises, considérée comme une véritable bête ◀de▶ somme dans les familles pauvres, estimée seulement comme instrument ◀de▶ plaisir ou comme prolongatrice ◀de▶ la race, elle ne joue aucun rôle dans la vie sociale, les sœurs qui voulaient instruire les petites filles se heurtaient à des préjugés nombreux.
Les catholiques même et les israélites qui, inconsciemment, s’étaient imprégnés du reflet des idées musulmanes, hésitèrent tout d’abord à confier leurs filles à des étrangères et à les tenir éloignées pendant quelques heures du foyer paternel. Il a fallu toute la persévérance des religieuses pour mener leur œuvre à bien. Aujourd’hui encore, elle est particulièrement prospère. Près de deux cents filles y reçoivent sans distinction ◀de▶ religion une instruction profitable. La plupart des classes se font en français. La plupart des religieuses étaient françaises ; mais les sœurs italiennes et maltaises prennent leur place et dans peu de temps sans doute l’influence péninsulaire sera prépondérante dans leur établissement.
À Tripoli, la population juive, nous l’avons vu, est considérable.
Aussi l’Alliance israélite a-t-elle établi une école ◀de▶ filles et ◀de▶ garçons sous la direction ◀d’▶un directeur et ◀d’▶une directrice nés au Maroc et naturalisés français.
M’étant dirigé vers l’établissement ◀de▶ l’Alliance et m’étant trompé ◀de▶ route, je m’adressai à une bande ◀de▶ petits garçons jouant aux billes près du port : « L’école ◀de▶ l’Alliance », leur demandai-je. Ils me regardèrent étonnés, puis l’un ◀d’▶eux, ayant réfléchi un instant, me répondit : « Vous voulez sans doute dire l’école française. En ce cas, je vais vous y mener, un ◀de▶ mes camarades y fait ses études. » Ainsi l’établissement ◀d’▶instruction israélite n’était pas connu sous son appellation générique. On accolait à son nom un autre nom qui, dès l’abord, me renseignait sur sa renommée dans la ville.
L’aimable directeur, M. Lévy, me fit les honneurs du local situé près du quartier israélite ou harah. Les classes, bien aménagées, reçoivent la lumière comme dans toutes les maisons tripolitaines par des fenêtres et des portes donnant sur une grande cour. Le style et l’arrangement des salles ◀d’▶études sont les mêmes qu’au Maroc et dans l’Asie ottomane. Des devises au mur, des cartes ◀de▶ géographie et des cartes pédagogiques provenant toutes ◀d’▶une grande maison d’édition parisienne, des tables et des pupitres comme dans nos écoles. À notre arrivée les écoliers se lèvent, mus comme par un ressort. Le directeur les fait asseoir et se prépare à les interroger. Dès les plus basses classes, je suis étonné ◀de▶ la précision et ◀de▶ l’intelligence avec lesquelles ils répondent à nos questions. Quel est le plus grand événement ◀de▶ l’histoire ◀de▶ France au xviiie siècle ? demande-t-on à un bambin ◀de▶ 12 ans, frisé et l’air mutin. Il réfléchit un instant, puis répond : « C’est la révolution française, ou bien la venue au pouvoir ◀de▶ Bonaparte. » J’admire le discernement ◀de▶ cet enfant qui, ignorant les résultats ◀d’▶événements dont on lui a beaucoup parlé et dont il n’a pu faire la comparaison, propose à notre choix deux grands faits ◀de▶ notre histoire.
« Quel est le plus grand roi d’Italie au xixe siècle ? » interroge le directeur. « Victor-Emmanuel, Charles-Albert, Humbert », répondent les enfants en chœur : et l’un ◀d’▶eux désirant trouver un autre nom murmure avec hésitation, comme s’il n’était pas bien sûr ◀de▶ dire la vérité : « Garibaldi. » Je prie un garçon ◀de▶ 14 ans ◀de▶ me citer le nom ◀d’▶un grand poète dramatique français. Il s’écrie aussitôt : « Il y en a plusieurs, Racine, Corneille et Victor Hugo. » Non content de m’avoir répondu, il ajoute : « Entre les deux premiers, Monsieur, il y a une différence. Racine peint les hommes tels qu’ils sont, Corneille tels qu’ils devraient être. »
Plus ◀de▶ 150 garçons suivent les cours ◀de▶ l’Alliance. Ce n’est certes pas là le contingent ◀de▶ toute la jeunesse israélite ◀de▶ la ville. Beaucoup parmi les enfants vont aux écoles italiennes. Beaucoup d’autres fréquentent les écoles purement bibliques dites établissements du talmud Torah ; d’autres, enfin, ne vont point du tout à l’école.
L’établissement ◀de▶ l’Alliance donne l’instruction à plus ◀de▶ 250 fillettes et jeunes filles. ◀De▶ petites élèves depuis l’âge ◀de▶ 5 ans jusqu’à la quinzième année étudient dans les classes ou récitent des leçons sous la surveillance ◀de▶ maîtresses et ◀de▶ monitrices. Le tableau est plein ◀de▶ pittoresque. Beaucoup de jeunes filles ont conservé la charmante coiffure et le costume coloré des femmes israélites.
J’ai constaté que chez elles, par un singulier rapprochement, Victor Hugo et Malherbe sont pareillement en honneur et c’est avec le même accent chantant qu’elles déclament quelques strophes des Feuilles ◀d’▶Automne ou les Stances à du Perrier sur la mort ◀de▶ sa fille.
Le gouvernement italien a déjà satisfait aux besoins primordiaux ◀de▶ la vie administrative et intellectuelle ◀de▶ l’État colonial en créant une justice nouvelle et en établissant des écoles. Il convient ◀d’▶examiner maintenant les mesures originales qu’il a prises en ce qui concerne l’utilisation des indigènes comme force armée. Il n’est pas douteux que le manque ◀de▶ troupes arabes pendant la campagne a beaucoup nui à l’Italie. Les métropolitains, moins acclimatés, moins endurcis aux fatigues ◀d’▶une campagne sur un sol parfois désertique, souffrant ◀de▶ la soif, ignorant la tactique ◀de▶ combat des Arabes, devaient au début ne point rendre des services comparables à ceux qu’auraient rendus des troupes africaines bien exercées.
Le gouvernement, dans un espace ◀de▶ temps très court, a créé deux bataillons ◀de▶ soldats indigènes à pied et un escadron ◀de▶ cavalerie. Il semble que ces troupes, peu habituées encore à la discipline européenne, soient un bel embryon ◀d’▶une organisation plus importante.
« Allez visiter la caserne ◀de▶ nos gendarmes, m’avait-on dit de toutes parts dès le premier jour ◀de▶ mon arrivée, vous verrez des soldats ◀d’▶élite remarquablement conduits et vous comprendrez quelles ressources pour l’organisation ◀de▶ notre armée coloniale peuvent présenter les indigènes. »
Sur le conseil ◀de▶ quelques fonctionnaires, j’allai rendre visite au major chef des carabiniers, le comte Caprini.
Ce dernier, parmi tous les officiers ◀de▶ la colonie, est un des rares qui depuis longtemps ait une connaissance profonde ◀de▶ l’Islam turc, ◀de▶ ses coutumes et ◀de▶ ses idées. C’est un homme jeune encore, ◀d’▶une belle allure.
« Nos Zaptiés, me dit-il (nous leur avons conservé leur nom turc), sont ◀de▶ véritables agents ◀de▶ police et vous comprendrez mieux la difficulté qu’il y a eu à organiser ces troupes lorsque vous saurez que les règles qui régissent la gendarmerie italienne ont été copiées sur les vôtres. Les carabiniers du Piémont jouaient presque le même rôle que les gendarmes français, en sorte qu’il n’a pas été facile ◀de▶ donner à des indigènes la notion précise ◀d’▶attributions si différentes ◀de▶ leurs idées habituelles. » Le major continua en me montrant le grand avantage qu’il y aurait pour la France à posséder à ses côtés un voisin décidé à assurer l’ordre dans des pays naguère encore à la merci ◀d’▶un sursaut soudain ◀d’▶anarchie : « Vous verrez, me dit-il, les nuages entre nos deux nations se dissiperont bientôt et ◀de▶ concert nous pourrons travailler sur ces rives africaines à une œuvre ◀d’▶expansion civilisatrice. J’ai bien connu en Crète ainsi qu’à Salonique vos officiers, et j’ai vu combien nous étions capables ◀de▶ sympathiser. Parmi toutes les décorations que je possède, celle à laquelle j’attache le plus ◀de▶ prix, c’est votre Légion ◀d’▶honneur. Elle m’a été donnée avec le cérémonial habituel. J’ai reçu l’accolade ◀d’▶un des vôtres et j’en suis particulièrement heureux, surtout lorsque je me souviens que cet ordre a été créé par Napoléon. Un soldat peut-il éprouver une plus grande joie que ◀de▶ voir sur sa poitrine briller la décoration que le grand Empereur accordait à ses braves ? »
Sur ces mots, nous nous sommes quittés et j’ai compris qu’avec des hommes aussi pleins ◀de▶ bonne volonté que le major Caprini la bonne entente entre les deux nations latines pourrait être facilement rétablie.
La caserne des Zaptiés est située dans un faubourg de Tripoli assez loin du centre.
Sous la conduite du lieutenant et du sous-lieutenant qui viennent ◀d’▶arriver, nous jetons un coup d’œil ◀d’▶ensemble sur les chambrées. Elles sont propres et bien tenues, formées par ◀de▶ petits locaux réunis les uns aux autres et séparés par ◀de▶ petites cours. Là, les Zaptiés ont leurs couchettes que la plupart mettent par terre, suivant l’habitude indigène.
Les chambrées sont limitées par ◀de▶ grandes cours, où sont les écuries, et par un grand jardin avec un puits ◀d’▶un côté et ◀de▶ l’autre une sorte ◀de▶ piscine où l’eau coule belle et pure, sur la pierre. Les Zaptiés, que nous surprenons dans le labeur ◀de▶ leur vie quotidienne, se livrent à des travaux différents. Les uns, dans les écuries bien aménagées, pansent et soignent les chevaux, d’autres, accroupis par terre en plusieurs groupes autour ◀d’▶un instructeur européen et parfois indigène, apprennent des rudiments ◀d’▶italien. Le grand jardin compris dans l’intérieur ◀de▶ la caserne est cultivé avec art. Tous les produits ◀d’▶Europe y poussent ; petits pois, haricots, choux, etc… C’est une belle oasis dont les tons nuancés reposent les yeux des couleurs trop crues du sol et du ciel.
Le corps des Zaptiés est recruté avec soin parmi des Arabes jouissant ◀d’▶une bonne moralité et ◀d’▶une bonne conduite. Il se compose ◀d’▶environ 800 hommes. Il est commandé par un capitaine assisté ◀d’▶un lieutenant, ◀d’▶un sous-lieutenant, et ◀de▶ 14 sous-officiers et est divisé en 4 pelotons ◀de▶ soldats, dont l’âge maximum est ◀de▶ 55 ans, et en 3 pelotons ◀de▶ recrues. À 18 ans l’indigène, réunissant des conditions ◀de▶ santé et ◀de▶ moralité, peut poser sa candidature au poste ◀de▶ Zaptié. C’est pour lui une carrière rêvée, à laquelle auparavant il n’eût jamais songé. En effet, des hommes qui gagnaient péniblement leur vie en effectuant des labeurs parfois durs et qui, bien souvent, avaient ◀de▶ la difficulté à trouver du travail, reçoivent une paye ◀de▶ 2 fr. 50 par jour.
À côté des organisations ◀d’▶État, qui seront chargées ◀d’▶administrer et ◀de▶ veiller à la sécurité ◀de▶ la province, il ne faut pas négliger l’œuvre importante ◀de▶ l’Administration municipale.
Les services municipaux ◀de▶ Tripoli sont dirigés par une commission nommée par le gouverneur et instituée par un décret du 6 février 1912. Elle est composée ◀de▶ 3 membres, dont un indigène, président. Les deux autres membres sont des fonctionnaires italiens mis par le ministère ◀de▶ l’Intérieur à la disposition du ministère des Colonies. Le maire président est S. E. Hassuna pacha, descendant des princes Karamanli, qui furent les maîtres de Tripoli avant la domination turque.
Son rôle, il faut l’avouer, est assez borné.
C’est un homme ◀d’▶une grande ignorance, sachant à peine lire et écrire. On comprend donc que son opinion n’ait point une valeur telle qu’on soit obligé ◀de▶ s’incliner devant ses avis. Ses collègues seuls ont la charge ◀de▶ prendre des décisions importantes.
« Nous avons déjà beaucoup travaillé, me dit l’un ◀d’▶eux. La besogne a été difficile. Il fallait développer tout d’abord l’hygiène ◀de▶ la ville, lui donner ◀de▶ la lumière, apporter à la voirie publique des soins particuliers. C’est ce que nous avons essayé ◀de▶ réaliser avec un budget minime. » Dans ces pays musulmans, où la vie ◀de▶ la cité se continue fort avant dans le soir, il était nécessaire ◀de▶ faire ◀de▶ Tripoli une ville claire. Un éclairage à l’acétylène fut l’un des premiers soucis ◀de▶ la nouvelle commission municipale.
Du temps des Turcs, aussi bien d’ailleurs qu’aux premiers moments ◀de▶ l’occupation italienne, l’hygiène publique laissait à désirer. Le choléra y régnait à l’état endémique.
L’administration italienne a consacré une somme importante ◀de▶ 140 000 lires à la bonne tenue des rues ◀de▶ Tripoli. Elle a organisé un service ◀de▶ balayage automatique semblable à celui des grandes agglomérations européennes.
L’abatage particulier, par le peu de soin qu’y apportaient les indigènes, était aussi une source possible ◀d’▶épidémies. La commission municipale a consacré une somme ◀de▶ 25 000 lires à la construction ◀d’▶un abattoir provisoire.
Aux premiers coups ◀de▶ fusils afflua en ville une quantité considérable ◀d’▶indigènes : arabes, berbères, nègres, population nomade sans feu ni lieu, et que la faim chassait ◀de▶ l’oasis et du désert. Ces misérables, ne trouvant plus ◀de▶ subsistances dans les lieux fréquentés par eux autrefois, devenaient des foyers ambulants ◀d’▶épidémies. Il était nécessaire, dans l’intérêt ◀de▶ la santé publique, que le gouvernement prît des mesures pour enrayer le fléau. Aussi rassembla-t-il sur un même espace ◀de▶ terrain ces Barbares, formant ainsi une ville ◀de▶ tentes et ◀de▶ baraques ; mais beaucoup parmi ces malheureux, habitués à l’air libre et au repos sous le ciel, s’emparèrent pendant la nuit des instruments ◀de▶ fer ou ◀de▶ bois servant à consolider leurs abris et disparurent. D’autres nomades revinrent et prirent leur place et le gouvernement décida alors ◀d’▶établir dans l’oasis, non loin des portes ◀de▶ Tripoli, un campement ◀de▶ Bédouins. Sous un soleil ◀de▶ plomb, au milieu de la chaude atmosphère ◀de▶ l’oasis qui nous enveloppe comme un manteau brûlant, des tentes se profilent à perte de vue. Il y a là, nous assure-t-on, près de 8 000 nomades rassemblés.
Quelle pouillerie, quelle misère et quelle déchéance ! Mais l’horizon est si clair, les arbres ont des tons si chauds, la route est si blanche ◀de▶ poussière que toute cette crasse ne semble pas sale et que ce grouillement humain donne une impression ◀d’▶agitation pittoresque et ◀de▶ gaieté. Au milieu du camp quelques fontaines s’élèvent. Les femmes arabes et les négresses y vont puiser l’eau pour les besoins ◀de▶ leurs tentes conjugales. Là, mieux que partout ailleurs, j’ai vu la femme indigène dans ses attitudes et ses travaux. Contact curieux que nous interdit l’emprisonnement dans les harems ou le passage rapide dans la rue. Les tentes sont rapprochées les unes des autres, se touchant presque. Il faut se baisser jusqu’à terre pour jeter un coup d’œil furtif à l’intérieur. À ce moment on entend ◀de▶ petits cris et ◀de▶ petits gazouillements. Ce sont les femmes qui, effarouchées à la vue des Européens qui les regardent, se préviennent mutuellement avant de se blottir dans le coin le plus sombre ◀de▶ leur demeure nomade. La tente. C’est là que se passe toute leur vie. Cet abri entend les premiers vagissements ◀de▶ l’enfant qui naît, comme il entend le dernier soupir du mourant. Il brave les intempéries, le vent chaud du désert, la bise du djebel, le sable que l’ouragan porte avec lui et qui se heurte à son obstacle ◀de▶ toile avec un bruit pareil à celui ◀de▶ la grêle dans nos climats. À la longue il a pris des teintes grises et jaunes et ◀de▶ loin se confond avec le désert. Les Arabes ont pour lui un amour semblable à celui du paysan ◀d’▶Europe pour sa chaumière. Ils dédaignent les murs et les cloisons. Que leur importe ◀d’▶être bien protégés contre la pluie qui tombe et le vent qui mugit ! Écartez ◀d’▶eux la furie des éléments, vous écartez la liberté.
Il semble que toute l’Italie, éprise du charme nouveau ◀de▶ sa politique africaine, ait trouvé dans sa colonie la guérison des maux qui l’accablent encore. Dès le début ◀de▶ la conquête, de toutes parts ce fut un frémissement ◀de▶ gloire et un regain ◀d’▶énergie. L’Italie prolongeait ses territoires au-delà des mers. En plein Islam, l’effort péninsulaire allait porter ses fruits. Tripoli peu connue était pour beaucoup comme un pays ◀de▶ rêve où le travail devait recevoir la juste rémunération ◀de▶ sa valeur. Il n’était plus besoin ◀d’▶émigrer en Amérique, ◀d’▶y établir un foyer, ◀d’▶y constituer des familles qui, souvent, au bout de deux générations, oublieraient leur patrie primitive. Il n’était plus besoin ◀d’▶envoyer des ouvriers dans tous les pays ◀d’▶Europe faire des routes, percer des tunnels, extraire du minerai pour des nations étrangères. Le repos forcé sur la terre natale du travailleur sans ouvrage et du cultivateur sans champs allait aussi cesser.
Il y avait à Tripoli un port à établir, quelques établissements industriels et quelques maisons à construire. Beaucoup ◀d’▶ouvriers s’embarquèrent pour l’Afrique, mais bientôt ils trouvèrent ◀de▶ terribles rivaux dans les indigènes. Ceux-ci s’étaient ralliés promptement dans la ville et dans l’oasis au nouveau régime et ils n’hésitèrent pas à prêter le travail ◀de▶ leurs bras aux ingénieurs et aux architectes. Le prix ◀de▶ la main-d’œuvre était en moyenne ◀de▶ 60 à 80 centimes par jour sous le régime turc. Il atteignait maintenant la somme ◀de▶ deux francs. L’espoir ◀d’▶un gain si considérable et si peu habituel avait tari chez les Arabes les sources ◀de▶ l’indolence et fait naître dans leur cœur le désir du travail bien rémunéré. Aussi, les terrassiers, les maçons, les menuisiers italiens, plus exigeants, devaient, par le jeu des lois économiques, céder la place à leurs rivaux autochtones.
La crise commerciale a suivi la crise ◀de▶ la main-d’œuvre. Le commerçant comme l’ouvrier a pensé trouver aussi la fortune dans la nouvelle Afrique. Pendant longtemps les marchandises ont afflué dans le port ◀de▶ Tripoli. C’était toute la journée un mouvement considérable sur « la marine ». On déchargeait les envois ◀d’▶Italie et les caisses succédaient aux caisses, encombrant les barques ◀de▶ passage. Les « facchini » firent ◀de▶ belles affaires. Les commerçants furent moins heureux. Là encore, beaucoup d’entre eux avaient été imprudents et l’offre dépassait la demande. Il fallut vendre à bas prix et les faillites suivirent.
Tripoli, devenue dans son cadre islamique une ville européenne, offre-t-elle par ses ressources, par celles des environs, par sa situation, des garanties ◀de▶ prospérité évidente ? Les auteurs les plus compétents ont traité cette question et abouti à des conclusions différentes. Au point de vue industriel, cette ville, pas plus que toutes les autres cités ◀de▶ l’Afrique du Nord, ne deviendra une grande agglomération industrielle. L’eau et le charbon, ces sources vivifiantes ◀de▶ prospérité, par quoi se meuvent les machines et les métiers, font défaut. Si Tripoli doit prospérer, c’est par le commerce et la culture.
J’ai entendu bien des paroles contradictoires prononcées à ce propos, aussi ne veux-je donner une opinion que sur les pays que j’ai pu visiter. ◀De▶ Tripoli jusqu’au djebel Yffren, du djebel Gariana au plateau ◀de▶ Tarhouna, c’est-à-dire ◀de▶ la côte jusqu’au pied des montagnes du Nord, sur un espace ◀d’▶un peu plus ◀de▶ cent kilomètres, il est certain que l’aspect du pays est désertique. ◀De▶ grandes oasis, telles que celles ◀de▶ Zenzour et ◀de▶ Tadjourha, sont si verdoyantes, si pleines ◀d’▶admirables palmeraies et ◀de▶ bosquets qu’elles font ressortir mieux encore le désolant aspect des sables tripolitains qui les environnent.
Il semble cependant que l’on ne puisse pas comparer ces terrains à ceux du Sahara désolé, car nous avons pu constater, en certains endroits, que cette nudité apparente cachait parfois une fertilité remarquable. En effet, sous le sable, et quelquefois à la surface du sol, se rencontrent des couches ◀d’▶humus propres à la culture. Avec l’eau que fournissent les puits, il est possible ◀de▶ féconder ce pays, dont les indigènes n’ont jamais su tirer parti. La présence ◀de▶ ruines romaines, villes, fermes fortifiées et châteaux, indique qu’une vie intense régnait dans ces lieux aujourd’hui tristes et solitaires. Autrefois ces pays étaient boisés. ◀De▶ grandes forêts les recouvraient et, mystérieuse attirance des arbres sur l’eau du ciel, il y pleuvait souvent. Les Arabes, dans leur rage destructrice, ont anéanti tous les bocages sylvestres et se sont plu à créer le désert et la tristesse là où si longtemps avaient dominé l’opulence et la joie. Si le nouveau régime reboise le pays, s’il enseigne aux indigènes ◀de▶ nouvelles méthodes ◀de▶ culture, il est possible que dans ces contrées désolées la vie reparaisse. L’humus semble prêt à produire ◀de▶ belles moissons et les professeurs ◀d’▶agriculture italiens font observer avec raison (pour citer un cas topique) que la plage du golfe de Castellamare, en Sicile, recouverte ◀de▶ sable marin jusqu’à la profondeur ◀d’▶un mètre et demi, est cependant toute plantée en vignes qui fournissent le vin le plus alcoolisé du monde. Ainsi, il ne faut pas désespérer ◀de▶ voir un jour les environs ◀de▶ Tripoli couverts ◀de▶ jardins et ◀de▶ bosquets et l’oasis s’étendre au milieu du sable comme une immense tache verte fertile et bienfaisante. Mais pour que cette œuvre soit accomplie, il faudra des efforts continus et courageux. Les colons ou les indigènes devront suppléer à l’eau qui manque en créant des puits. Les arbres pousseront ◀de▶ nouveau. Peut-être alors le régime atmosphérique changera-t-il ?
Avec enthousiasme et non sans raison, je crois, des Italiens m’ont montré la situation ◀de▶ la capitale ◀de▶ la Libye, seule agglomération importante ◀de▶ la côte, séparée par 480 kilomètres seulement ◀de▶ Syracuse. « Tripoli, ajoutèrent-ils, est pour nous la clef du centre africain. Si certains ◀de▶ vos auteurs ont pu dire que la France a comme frontière du nord la Manche et ◀de▶ l’autre le lac Tchad, nous pouvons contempler aussi avec fierté l’étendue ◀de▶ nos territoires. Nous touchons ◀d’▶un côté aux Alpes et nous atteignons presque sans aucune solution ◀de▶ continuité le mystérieux Soudan. » Il n’est pas douteux que ces paroles contiennent une grande part ◀de▶ vérité. La Libye peut devenir une importante voie ◀de▶ trafic avec l’Afrique centrale. Tripoli est, en effet, dans le prolongement direct ◀d’▶une ligne droite partant du lac Tchad dans les environs du Kanem et aboutissant à la Méditerranée. Nos sujets du Ouadaï, du Borkou, du Tibesti sont rapprochés ◀de▶ la colonie italienne et il est plus court pour eux ◀d’▶atteindre Tripoli que Gabès. Ils font en prenant le premier itinéraire une économie ◀de▶ près de 500 kilomètres.
« Si vous voulez connaître la physionomie ◀de▶ notre effort militaire et civilisateur à Tripoli, il est indispensable que vous parcouriez les environs ◀de▶ la ville, que vous visitiez les champs ◀de▶ bataille et les oasis qui entourent la capitale ◀d’▶une couronne touffue ◀de▶ palmiers. » Telles furent les paroles à plusieurs reprises prononcées devant moi. Comme je m’enquérais sur la difficulté qu’il y avait à gagner ces lieux hier encore aux mains des Arabes : « N’ayez crainte, me répondit-on, le chemin de fer vous conduira. » Je crus un moment à une fantaisie ◀de▶ mes interlocuteurs, mais bientôt je dus me rendre à l’évidence. À l’est ◀de▶ Tripoli, au seuil ◀de▶ l’oasis, une petite gare est établie. Le sifflet des locomotives ébranle ◀de▶ ses sonorités aiguës l’air calme et chaud ◀d’▶un matin ◀d’▶Afrique. La paix a été conclue il y a six mois à peine et déjà des voies ferrées sont établies, portant les voyageurs à plus ◀de▶ 50 kilomètres ◀de▶ la cité.
Les chemins de fer ◀de▶ Libye ont encore un réseau peu développé, mais qui mène les voyageurs jusqu’aux limites des terres occupées par les Italiens depuis quatre mois. La voie ferrée accompagne la conquête. Quatre lignes unissent la capitale à l’oasis ◀de▶ Tadjourah à l’est ◀de▶ Tripoli, à l’oasis ◀de▶ Zanzour à l’ouest, au sud à Aïn Zara et à Azizié l’ancien quartier général des Turcs, qui se trouve à plus ◀de▶ 50 kilomètres ◀de▶ la ville. L’autorité militaire a la haute direction des chemins de fer ◀de▶ Libye. C’est elle qui donne les billets et les passeports nécessaires à la visite des oasis.
C’est le matin, ◀de▶ 6 heures 1/2 à 7 heures 1/4, qu’ont lieu les départs. L’oasis repose encore au milieu des dernières fraîcheurs que lui porta la nuit. ◀De▶ tous côtés on voit des groupes silencieux ◀d’▶Arabes en bournous passer comme des spectres blancs dans la lumière naissante.
Les locomotives halètent. Les caporaux vérifient les billets. Des officiers, des fonctionnaires, des soldats montent dans les wagons, analogues à nos voitures ◀de▶ troisième classe, mais plus largement aérés. Le train s’ébranle et bientôt, après avoir dépassé le chaos vert ◀de▶ l’oasis peuplée ◀de▶ tentes, le désert apparaît ◀de▶ couleur jaune avec parfois une maigre végétation. Les rails du train y tracent comme un double sillage noir nettement perceptible jusqu’à une distance éloignée. La voie suit la côte et non loin de nous apparaît la mer plate et lisse comme un cristal bleu sombre insensible aux vagues ◀de▶ poussière. Partout du sable et du sel, désolantes perspectives pour le travailleur agricole ! Sur la piste, à notre côté, passe une compagnie ◀de▶ bersagliers. Ils marchent gaiement, presque en ordre, malgré le soleil accablant. Leur but est Gargarech, lieu illustré par un combat sanglant. Là un fort s’élève en ras du sol. C’est une redoute construite en pierres et protégée par des crochets ◀de▶ fer. Les officiers, les soldats souhaitent le bonjour à leurs camarades qui voyagent. Ils demandent des nouvelles ◀de▶ la ville et viennent recevoir des lettres ou des paquets.
Après quelques arrêts, nous arrivons à Zanzour. La gare est éloignée ◀de▶ l’oasis et aux côtés du camp militaire. Là, sous le commandement ◀d’▶un major, plusieurs compagnies tiennent garnison. Certains officiers ont pris séjour ici depuis quelques mois déjà et un capitaine y a créé un jardin expérimental. Les cultures les plus diverses apparaissent. J’ai vu pousser dans un petit espace ◀de▶ terrain des carottes, des tomates, des choux, des pois, des radis, des salades, des épinards, du tabac, du blé. Le jardin est protégé par des haies ◀de▶ palmes contre le vent ◀de▶ la mer. « Vous voyez bien, me dit l’aimable officier, que l’humus ◀de▶ Tripoli est fécond et que ◀de▶ beaux fruits, des légumes, des arbres et plantes pourront naître sur ce sol considéré jusqu’ici comme un désert. » Certes, avec du travail il semble que l’on puisse fertiliser cette terre abandonnée par les Arabes, mais l’humidité manque. Il faut creuser des puits et souvent l’eau n’apparaît point. Alors il est nécessaire ◀de▶ remplacer les puits et les rivières par des bonbonnes venant ◀de▶ l’oasis et contenant le liquide désiré. On pense quels frais et quels efforts réclame une culture entreprise dans ◀de▶ pareilles conditions. Il apparaît que si le pays n’est pas complètement un désert, il importe ◀de▶ ne pas se laisser aller à la fantaisie ◀de▶ certains géologues qui le considèrent comme le paradis rêvé des agriculteurs italiens.
Vers Azizié, la route est aussi monotone. Aux stations, malgré la chaleur accablante, c’est une ruée joyeuse ◀de▶ soldats et ◀d’▶Arabes égayant par leurs cris le silence du désert.
C’est l’eau que l’on attend avec impatience et que l’on salue avec joie, l’eau que le train, messager ambulant des puits ◀de▶ l’oasis, porte au désert altéré. À Azizié, la voie ferrée se termine. Au pied ◀d’▶une colline dominée par un fort apparaissent des tentes, plus loin, autour de la casbah, aujourd’hui la demeure du résident italien, se pressent quelques maisons. Ce sont les premières qu’il nous est donné ◀de▶ voir depuis notre départ ◀de▶ Tripoli.
Un restaurant et un marchand ◀de▶ tabac sont les seuls magasins ouverts dans le village.
Je suis revenu ◀d’▶Azizié vers Tripoli sur un camion militaire. On ne saurait croire quels services peut rendre ce mode ◀de▶ communication utilisant les pistes plates qui s’étendent pendant plus ◀de▶ 100 kilomètres autour de la ville. Le résident ◀d’▶Azizié avait pris place près du chauffeur. J’étais dans la voiture à côté du Kaïmakan arabe ou sous-préfet, auquel les Italiens ont conservé son titre et ses fonctions.
Pendant deux heures l’automobile fit son service sans incident, mais vers le milieu ◀de▶ l’après-midi ses roues, embarrassées dans le sable, refusèrent ◀d’▶avancer. Nous essayâmes ◀de▶ changer ◀de▶ piste, mais la nature du sol était partout la même, aussi dûmes-nous pousser le camion pendant près ◀d’▶une centaine ◀de▶ mètres. Vers le soir, marchant à une allure moins vive qu’au début, nous vîmes les palmiers voisins ◀de▶ Tripoli. L’auto ralentit encore sa vitesse et au milieu d’un tourbillon ◀de▶ poussière nous entrâmes dans l’oasis.
Je ne sais si partout aux environs ◀de▶ Tripoli la terre sablonneuse répondra par la fertilité au travail des agriculteurs, mais je pense que le commerce, grâce une sécurité inconnue jusqu’ici, prospérera dans ces lieux où régnaient naguère la désolation et la crainte. Les trafiquants soudanais retrouveront, dans le territoire ◀de▶ l’ancien vilayet, la route la plus courte vers la Méditerranée. Les Italiens ne sont certes pas encore les maîtres ◀de▶ l’immense territoire que leur a cédé la Turquie, mais avec méthode ils agrandiront tous les jours leurs zones ◀d’▶occupation. La France, malgré des dissentiments passagers, considère avec joie la besogne ◀de▶ pacification accomplie par sa voisine ◀d’▶outre-mont.
Bientôt sans doute, du Maroc occidental aux frontières ◀de▶ l’Égypte, les deux nations latines pourront réaliser cette paix romaine qui a réuni autrefois les pays ◀de▶ l’Afrique septentrionale dans un même essor ◀de▶ prospérité et ◀de▶ civilisation.
Questions militaires et maritimes.
Memento [extrait]
[…] Journal des Sciences militaires : […] L’armée italienne dans la guerre italo-turque. […]
Les Revues.
France-Italie
Le but ◀de▶ cette nouvelle revue
France-Italie, revue mensuelle, a paru pour la première fois le 1er juillet.
Le Comité France-Italie a été constitué, en juillet 1912, sous la présidence ◀de▶ M. Stéphen Pichon, sénateur, et les vices-présidences ◀de▶ MM. Barthou, député ; Lavisse, ◀de▶ l’Académie Française ; Dervillé, Président du Conseil ◀d’▶Administration ◀de▶ la Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée, et Luchaire, directeur ◀de▶ l’Institut Français ◀de▶ Florence, à l’effet ◀d’▶établir, sur des bases plus larges et plus stables, les relations matérielles et morales des deux pays voisins.
Le Siège du Comité, dont le Secrétaire Général est M. Ernest Lémonon, et les Trésorier et Trésorier-adjoint MM. Camille Cerf et Bernheim, a été établi à Paris, 20, rue Chalgrin (avenue du Bois ◀de▶ Boulogne).
Le Comité se propose :
1. ◀De▶ travailler au développement des relations matérielles entre la France et l’Italie.
2. ◀De▶ faciliter les rapports intellectuels et moraux entre le public des deux pays.
3. Plus spécialement, ◀de▶ faire connaître en France l’Italie contemporaine.
Un Office ◀d’▶études économiques, sociales et juridiques, destiné à suivre le mouvement économique italien, un Office ◀de▶ relations et ◀d’▶informations destiné à donner tous les renseignements ◀de▶ nature à faciliter les échanges avec l’Italie, enfin, la Revue mensuelle France-Italie destinée à faire connaître exactement, en France, le mouvement politique, économique, social, littéraire et artistique ◀de▶ l’Italie, sont les organes principaux par lesquels le nouveau Comité essaiera ◀de▶ réaliser le programme qu’il s’est tracé.
On ne saurait trop admirer un tel programme. Il est, depuis des années, celui ◀de▶ M. Julien Luchaire qui a fondé ce précieux « Institut français ◀de▶ Florence », prototype ◀d’▶œuvres analogues établies ailleurs, à l’étranger, pour y exciter des échanges intellectuels avec notre pays.
L’opinion dans les deux pays, par M. Lucien Luchaire
La réalisation ◀de▶ M. Luchaire est considérable. Sous la conduite ◀de▶ cet homme éminentissime, la revue France-Italie ne peut que rendre ◀d’▶inappréciables services. Lui-même y traite ◀de▶ « l’Opinion » considérée dans « les relations entre la France et l’Italie ». Il nous apprend beaucoup :
Tantôt la France représente pour les Italiens un centre ◀de▶ désordre en Europe, par les excès ◀de▶ son démocratisme ou par ceux ◀de▶ son chauvinisme, menacée d’ailleurs ◀de▶ la ruine par sa stérilité ; tantôt, au contraire, elle est la nation éternellement jeune, toujours prête à rebondir ◀de▶ ses faiblesses, toujours riche en idées et en initiatives généreuses. Il est curieux que la façon ◀de▶ juger la France soit une des raisons qui peuvent, à un moment donné, diviser le public italien en deux camps ; certes une pareille chose ne pourrait se voir en France à l’égard de l’Italie, ni ◀d’▶aucun antre pays.
On sait d’ailleurs que l’Italie, depuis deux ans, est dans une période ◀de▶ vive excitation ◀de▶ l’esprit national. Sa susceptibilité à l’égard de la France comme d’ailleurs à l’égard de toutes les autres grandes nations ◀d’▶Europe, s’en est accrue. Moins que jamais, on ne pourrait supporter, de la part de la France, le moindre geste qui pût rappeler les temps déjà très lointains où l’Italie acceptait, d’ailleurs toujours à contrecœur, l’hégémonie française. Plus que jamais on en veut à la France ◀de▶ ne pas connaître assez bien l’Italie ; plus que jamais on voit dans le chauvinisme français un ennemi.
Cependant, malgré tout cela, malgré les tentatives faites pour accentuer méthodiquement ces défiances, la masse publique italienne est encore loin ◀d’▶être défavorable à la France. Dans sa conscience nouvelle ◀de▶ grande nation, dans sa vision ◀d’▶une Europe où l’Italie apparaît désormais comme grande nation, elle conçoit instinctivement l’entente franco-italienne comme naturelle, peut-être comme nécessaire.
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Il faut bien dire un mot enfin des événements ◀de▶ l’an dernier, bien que ◀de▶ part et ◀d’▶autre on ait manifesté une sincère et très sage intention ◀de▶ les oublier. Quelles traces, ont laissé en fait dans l’opinion publique les difficultés franco-italiennes ◀de▶ 1912 ? Le public français en a été en somme très peu affecté, sauf un mouvement ◀de▶ violente mauvaise humeur, dirigé, bien plus contre la Triple Alliance en général que contre l’Italie en particulier. Il avait vu ◀d’▶un œil plutôt favorable le débarquement ◀de▶ l’armée italienne en Tripolitaine ; les critiques à la conduite des opérations furent dans les journaux français beaucoup moins âpres qu’ailleurs ; le Français était en général prêt à condamner la contrebande sur la frontière tunisienne, s’il avait pu être certain du fait. La sentence du tribunal ◀de▶ La Haye est passée récemment comme inaperçue, et de même le renouvellement ◀de▶ la Triplice n’avait, en aucune façon, surpris ni ému l’opinion publique. En somme, les événements ◀de▶ l’an passé, en ce qui concerne la France, n’auront point eu ◀de▶ mauvais résultats puisqu’ils n’en auront point eu ◀d’▶autre que ◀d’▶appeler l’attention ◀d’▶un certain nombre ◀de▶ personnes sur la question franco-italienne et ◀de▶ grouper des bonnes volontés jusqu’alors éparses.
Le public italien a été au contraire profondément et longuement remué par les incidents ◀de▶ 1912. L’impression générale a été une profonde désillusion. On a cru voir dans la violente réaction française l’indice ◀d’▶une hostilité latente ou, tout au moins, ◀d’▶une profonde indifférence à l’égard de l’Italie. Le public italien, violemment rejeté ◀de▶ l’autre côté, en voulut à la France ◀de▶ l’être ; la surprise et le sourd mécontentement causés dans certains milieux, tout d’abord par le renouvellement prématuré ◀de▶ la Triple Alliance, rejaillirent encore sur la France.
Cependant, pour les raisons que j’ai dites plus haut, malgré ◀de▶ sérieux obstacles, l’équilibre se rétablit ici aussi. Encore une fois, les deux opinions se retrouvent l’une en face de l’autre, disposées à s’entendre, comme incertaines.
La poésie italienne ◀d’▶aujourd’hui par M. B. Crémieux.
M. Benjamin Crémieux écrit sur « la poésie italienne ◀d’▶aujourd’hui et quelques poètes ». Ici, encore, nous trouvons ◀de▶ précieux renseignements généraux.
Il faut le confesser tout net : à l’heure présente, le meilleur ◀de▶ l’activité italienne n’est pas consacré aux belles-lettres, et les nouvelles générations témoignent à leur endroit ◀d’▶un goût fort médiocre. Carducci racontait que l’ambition ◀de▶ sa quinzième année fut ◀de▶ publier un sonnet dans un Almanach poétique, et à dix-huit ans, Ugo Foscolo faisait représenter à Venise sa première tragédie ; aujourd’hui, au sortir du lycée, un Italien, en veine ◀d’▶écrire, compose plus volontiers un essai critique qu’un poème, et se montre plus soucieux ◀de▶ s’imposer au public par la force ◀de▶ sa dialectique que par la puissance ◀de▶ son imagination ou la richesse ◀de▶ sa sensibilité.
Les revues ◀de▶ jeunes gens sont presque toutes des revues ◀de▶ culture (la Voce de Florence en est le prototype), et renferment beaucoup plus ◀d’▶études critiques, ◀d’▶exposés théoriques, ◀d’▶examens historiques que ◀d’▶œuvres purement littéraires. Ces publications s’accordent à reconnaître que la besogne intellectuelle la plus urgente est ◀de▶ redonner à l’Italie une pensée originale et forte, digne ◀de▶ la grande nation qu’elle est devenue ; et la plupart de leurs collaborateurs témoignent ◀d’▶un mépris ◀de▶ la rhétorique, ◀d’▶une précision, ◀d’▶une connaissance réaliste des choses et des hommes, tout à fait remarquables.
Il est bien symptomatique aussi que le maître le plus écouté — le plus combattu aussi — et par conséquent le plus lu, depuis la mort ◀de▶ Carducci, ne soit pas un poète, un créateur, mais bien M. Benedetto Croce, historien, philosophe et avant tout critique.
Il faudrait des pages pour expliquer le développement ◀de▶ cet état d’esprit ennemi ◀de▶ l’académisme et ◀de▶ l’éloquence. Du moins, peut-on dire que ce dédain des vaines idéologies, des phrases trop bien faites76, ◀de▶ l’art pour l’art, est une forme du traditionnel mépris des Italiens pour les choses qui ne servent à rien, et du goût pour le concret dont M. Giolitti donne présentement l’exemple à ses compatriotes.
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Le miracle ◀d’▶éclectisme accompli par ◀d’▶◀Annunzio▶ ne semble pas devoir se renouveler. Lui seul pouvait faire rendre un son ◀d’▶éternité aux fugaces sensations ◀d’▶une âme infiniment moderne et raffinée qu’il s’est plu à moduler, lui seul pouvait imprimer une plasticité classique aux images les plus hardies, les plus neuves, les plus « musicales ». Lui seul, enfin, a été capable ◀de▶ faire servir l’antique poésie italienne à exprimer quelques pensers nouveaux.
Aussi le débat qui partage les poètes italiens est-il nettement circonscrit entre anciens et modernes, et ne laisse guère ◀de▶ place à des solutions modérées ou partielles, comme chez nous, par exemple. Les Anciens représentent l’admiration totale ◀de▶ Carducci et ◀de▶ Pascoli, — le respect ◀de▶ la forme dure et mesurée et ◀de▶ la vieille langue classique, — le goût ◀de▶ l’anoblissement du réel, ◀de▶ la poésie historique, du vers bien frappé, l’acceptation ◀de▶ la rhétorique de préférence à la platitude ou au prosaïsme. Les Modernes, au contraire, affichent leur lassitude des formes académiques, ◀de▶ la poésie érudite et livresque :
Prends l’éloquence et tords-lui le cou,
diraient-ils volontiers ; ils proclament leur besoin ◀de▶ spontanéité et ◀de▶ sincérité aussi bien dans la forme que dans le fond. Ils visent à l’expression la plus directe possible ◀d’▶émotions vraiment ressenties (et non point inventées et non point stylisées). La poésie familiale et bucolique ◀de▶ Pascoli, — les Laudi de d’Annunzio — la poésie française depuis Baudelaire et Verlaine jusqu’à Francis Jammes, sans oublier Rimbaud, Laforgue, Samain et Charles Guérin — tel est le legs qu’ils acceptent du passé, tels sont les trois tremplins dont ils prétendent se servir pour sauter loin et haut.
Art.
Henry Caro-Delvaille : Le Titien (Félix Alcan)
Dans la même collection, un Titien de Caro-Delvaille est un joli livre ◀de▶ peintre, ◀d’▶une forme un peu lyrique, mais très attrayante. M. Caro-Delvaille ne dédaigne pas ce système ◀de▶ l’ancienne critique à la Théophile Gautier qui est ◀de▶ décrire le tableau, et il s’en tire très joliment et s’en sert pour éclairer les détails techniques ; c’est un livre écrit avec soin et tout à fait intéressant.
Musées et collections.
Un nouveau Donatello au Musée national ◀de▶
Florence
Une bonne fortune bien plus grande est échue au Musée national du Bargello à Florence : aux nombreuses et célèbres créations ◀de▶ Donatello qu’on y admirait déjà, vient de s’ajouter une autre œuvre capitale : le Saint Jean-Baptiste en marbre, exécuté vers 1425 pour la famille des Martelli à Florence, et qui, depuis cette époque, n’avait pas quitté leur demeure. Entre les nombreuses images du Précurseur que Donatello a sculptées, — l’exquis bas-relief du jeune saint Jean au Bargello, le fier adolescent du Campanile ◀de▶ Florence, le maigre ascète en route pour le désert, ◀de▶ nouveau au Bargello, le prédicateur hirsute et sauvage du Dôme ◀de▶ Sienne, — la figure ◀de▶ la casa Martelli est particulièrement charmante par sa conception (c’est ici un gracieux éphèbe, qui va servir ainsi ◀d’▶intermédiaire entre les deux autres Saint Jean du musée) et par le naturel et la simplicité ◀de▶ la pose et ◀de▶ l’expression. M. Pierpont-Morgan en avait offert trois millions à la famille Martelli. Celle-ci, avec un désintéressement et un patriotisme qui l’honorent, a préféré réserver l’œuvre du grand statuaire florentin à l’État italien, qui l’a payée 400 000 lire.
Lettres américaines
William Roscoe Thayer : The Life and Times of Cavour, deux vol. 7 dollars 50 cents ; Boston, Houghton Mifflin
The life and times of Cavour, par William Roscoe Thayer, nous
montre une fois de plus que les historiens américains ont consacré une partie ◀de▶ leurs
travaux et ◀de▶ leur talent à faire connaître les grands exploits européens. Ces deux
volumes superbes, chacun ◀de▶ six cents pages, sont une étude des plus récentes sur
l’unité italienne, un sujet qui ne paraît jamais vieillir. Dans sa préface, M. Thayer
nous dit : « Pendant un quart ◀de▶ siècle, depuis que le plan ◀de▶ cette biographie
était fait, j’ai eu la très grande chance ◀de▶ connaître personnellement plusieurs des
survivants ◀de▶ la période cavourienne, des représentants, hommes et femmes, ◀de▶ tous
les partis, des témoins qui m’ont donné la clef ◀de▶ certains faits non publiés encore
et des éclaircissements sur des événements restés obscurs. »
M. Thayer a été
très aidé aussi par cet autre historien américain, M. Nelson Gay, ◀de▶ Rome, qui est une
autorité pour tout le Risorgimento italien. Assez curieusement, une des difficultés
éprouvées par M. Thayer a été la traduction exacte des lettres ◀de▶ Cavour, car,
« bien qu’il écrivit, nous dit-on, avec une précision remarquable, il ne
faisait souvent aucune attention à la syntaxe »
, et les lettres du
commencement ◀de▶ sa carrière sont en général « trop ornées ◀de▶ toutes les fleurs
◀de▶ rhétorique du romantisme »
. Parmi ceux que l’auteur remercie pour leur
assistance sont Émile Ollivier, Gubernatis, Lombroso, Ferrero, Fogazzaro et le
petit-fils ◀de▶ Macaulay, Mr Trevelyan, qui, en Angleterre, est une des meilleures
autorités. Cette biographie est écrite dans un esprit très favorable à Cavour et à
l’Italie alors que tous deux étaient engagés dans « la plus extraordinaire et
la plus merveilleuse lutte pour la liberté des temps modernes »
, et
« parmi les champions ◀de▶ la liberté, aucun, depuis le commencement ◀de▶ cette
lutte, n’eut une plus noble vision ◀de▶ sa beauté, aucun ne se confia à elle plus
entièrement, aucun ne la servit plus loyalement et plus sagement que ne le fit
Camillo di Cavour »
. Les livres importants en Amérique sont célèbres pour
leurs bons index et celui-ci n’est pas une exception à cette règle excellente. Les
45 pages en deux colonnes et petits caractères ◀de▶ l’index ◀de▶ cet ouvrage sont ◀de▶
Mr George B. Ives, un expert dans ce genre ◀de▶ travail et qui, je puis le dire en
passant, s’est fait une spécialité des traductions en anglais ◀de▶ Balzac, Daudet et
George Sand. Il s’y trouve aussi une excellente bibliographie, des tables
généalogiques, des cartes et beaucoup ◀d’▶intéressantes illustrations.
Memento [extrait]
[…] The Nation, ◀de▶ New-York, 29 mai : M. Luigi Villari, ◀de▶ Florence, fils ◀de▶ l’historien, une étude sur Giuseppe Belli, le poète du patois romain. […]
Tome CIV, numéro 388, 16 août 1913
Les Romans.
Bernard Marcotte : Les Fantaisies bergamasques,
« Temps présent », 3 fr. 50
Arlequin, vendeur ◀d’▶étoiles, et le docteur de Bologne et la dame Asphodèle devraient parler en vers. Aussi bien en trouve-t-on quelques-uns ◀d’▶oubliés parmi la prose. Ce genre ◀de▶ contes est élégant et léger, mais pourquoi le commencement logique ◀de▶ ces histoires se place-t-il au milieu, dans la fête à Bergame ?
Histoire.
Charles Vellay : Le Problème méditerranéen,
Berger-Levrault, 1 fr. 25
Combien la politique internationale, dans le bassin méditerranéen, s’est compliquée depuis l’expédition ◀de▶ 1830, c’est ce dont on peut se faire une idée en lisant l’étude ◀de▶ M. Charles Vellay sur Le Problème méditerranéen. Les susceptibilités anglaises étaient, en 1830, le seul gros obstacle ; maintenant, c’est toute une foule ◀de▶ « points de vue » à concilier. Point de vue anglais : toujours Malte, Malte avec un potentiel très élargi, l’Égypte (l’Algérie au besoin aussi, on vient de le voir plus haut) et Gibraltar, Gibraltar qui domine actuellement la question ◀de▶ Tanger et même des côtes méditerranéennes du Maroc, car l’Espagne, incapable autant qu’elle est vaniteuse, est bien aise ◀d’▶avoir eu l’Angleterre derrière elle dans son Riff. Puis voici le point de vue allemand ; qu’est-ce que peut bien être le point de vue allemand dans la Méditerranée, ce point de vue extra-historique, ce point de vue sans race si l’on peut dire ? Mais tournez les regards vers le bassin oriental ◀de▶ la Mer latine, considérez là les affaires ◀de▶ l’Islam en débâcle, les protectorats possibles, et vous comprendrez que le Teuton louche ◀de▶ ce côté. Le point de vue italien, maintenant : il serait bien difficile à l’Italie, comme à qui n’a qu’une fenêtre, ◀de▶ n’avoir pas ◀de▶ point de vue sur la Méditerranée ; l’Italie a son souci dans l’Adriatique (◀d’▶actualité tout récemment), et encore, désormais, vers Tripoli et les Syrtes, utiles contre la menace ◀de▶ Malte et ◀de▶ Bizerte. N’oublions pas, maintenant, le point de vue austro-hongrois : Adriatique, Mer Égée, le Drang nach Osten, enfin ; ni le point de vue russe : sortir ◀de▶ cette bouteille (à l’encre) ◀de▶ la Mer Noire, ouvrir ce goulot, ou cette « glotte » spasmodique, des Détroits. Enfin, pour le bouquet, le point de vue français, à travers tout cela, ◀de▶ Tanger aux côtes ◀de▶ la Syrie. On voit quel échiquier ! Remercions M. Charles Vellay ◀de▶ nous en avoir montré, autant qu’il se peut, les complications.
Philosophie.
G. Matisse : La Pensée répond-elle à une mise en jeu
◀d’▶énergie, 1 broch., Zanichelli, Bologne
C’est une conception toute mécaniste ◀de▶ l’activité mentale que M. G. Matisse développe dans sa brochure : La Pensée répond-elle à une mise, en jeu ◀d’▶énergie ? Il réfute les conséquences spiritualistes que certains philosophes ont cru pouvoir tirer des expériences ◀d’▶Atwater et fait rentrer les lois ◀de▶ la pensée dans celle ◀de▶ l’énergétique universelle. Il s’élève en particulier contre la théorie finaliste ◀de▶ l’instinct.
Archéologie, voyages.
Joseph L’Hôpital : Italica, Perrin,
3 fr. 50
Avec l’ouvrage ◀de▶ M. Joseph L’Hôpital, Italica, impressions et souvenirs, nous avons un bon livre ◀de▶ choses vues et senties, appréciées et raisonnées ; des paysages ◀de▶ Toscane ; des choses sur Milan, Venise, Bologne, Florence surtout, qui tient une grande place dans le récit, — des aspects ◀de▶ la ville, la cathédrale, les édifices divers — de même qu’il avait évoqué les splendeurs et l’épopée guerrière ◀de▶ Venise en des pages enthousiastes, et Bologne où l’on conserve toujours sur une chaise dorée, la noire et hideuse momie ◀de▶ sainte Catherine, qui attend, en toute quiétude, le grand jour ◀de▶ la Résurrection. L’auteur a spécialement noté l’extraordinaire vitalité ◀d’▶un art spirituel à Florence, malgré les désordres ◀de▶ son histoire, et dans les nombreuses pages qu’il consacre à ses descriptions, indique non seulement la figure des édifices, mais jusqu’à la couleur et la patine du temps. Ses meilleures pages ainsi sont sur les choses ◀d’▶art, beaucoup sur la peinture ◀de▶ la grande épopée italienne. — Mais à propos de peinture, il indique aussi les méfaits des restaurateurs ◀de▶ tableaux, qui gâtent trop souvent les œuvres qui leur sont confiées. Il faut bien convenir d’ailleurs que ce n’est pas seulement en Italie.
Lettres anglaises.
Philip H. Wicksteed : Dante and Aquinas,
6 s., J. M. Dent
Mr Philip H. Wicksteed a fait, en 1911, un cours sur les idées philosophiques et théologiques sur lesquelles se base la Divine Comédie et il publie, à présent, en un substantiel volume, les données principales ◀de▶ ce cours. Pour étudier la théologie médiévale, on possède deux guides merveilleux : saint Thomas d’Aquin, théologien, philosophe et surtout homme ◀d’▶Église ; et Dante Alighieri, poète, prophète et surtout laïque. Dante considère la foi chrétienne comme la force qui vivifie toute l’activité humaine ; saint Thomas d’Aquin considère toute l’activité humaine, tous les événements ◀de▶ ce monde comme des manifestations ◀de▶ la vérité chrétienne. Se basant sur ce fait que Dante n’est ni un reclus, ni un théologien professionnel, mais un laïque qui a vécu pleinement au milieu des vicissitudes humaines dont il eut sa large part, et qu’il a trouvé dans sa foi chrétienne et dans sa passion spirituelle la signification profonde et totale ◀de▶ sa foi, l’Allemand Karl Vossler proclame que Dante est le plus parfait représentant ◀de▶ la doctrine chrétienne. Mr Wicksteed expose quel est le sens ◀de▶ l’œuvre ◀de▶ Dante, en faisant ressortir ses traits distinctifs sur l’arrière-plan des idées reçues ◀de▶ son temps et en rattachant ses opinions et ses idées à un ensemble ◀de▶ théories philosophiques et théologiques contemporaines. Ce livre : Dante and Aquinas, habilement composé, sera fort utile à quiconque veut lire la Divine Comédie sans que le sens lui en échappe par trop.
Lettres néerlandaises.
Memento [extrait]
Citons encore […] une traduction assez médiocre par William Davids du livre du prof. Hauvette : Dante, inleiding tot ◀de▶ studie van ◀de▶ divina comedia (Dante, Introduction à l’Étude ◀de▶ la Divine Comédie).
Tome CV, numéro 389, 1er septembre 1913
Histoire
P. Bigot, architecte : Plan en relief ◀de▶ Rome impériale (IVe siècle ap. J.-C.)
Plus qu’à Berck, royaume du sable et du vent, je voudrais, cette année, villégiaturer à Rome. J’y trouverais, quoique à l’excès sans doute, ce qui manque un peu ici : la chaleur, et surtout, — tel est proprement mon rêve présent, — j’y aurais le bonheur ◀de▶ suivre des « traces antiques ». Cet historique et d’ailleurs anodin désir, je l’ai senti se ranimer en moi, vieille marotte, en contemplant, il y a peu de temps, au Salon des Champs-Élysées, l’œuvre admirable ◀de▶ l’architecte P. Bigot : Plan en relief ◀de▶ Rome impériale (ive siècle ap. J.-C.). ◀D’▶éducation, ◀de▶ première éducation tout au moins, je suis un Méditerranéen (cela est bien égal au lecteur, mais, par ce temps ◀de▶ vacances, il me passera quelques souvenirs personnels). Ma première jeunesse s’est écoulée en Orient, terre saturée ◀d’▶histoire, où les montagnes elles-mêmes semblent quelque « fabrique » faisant le fond ◀d’▶un tableau historique. Pour l’écolier imaginatif qui apprend là-bas l’Histoire du monde méditerranéen, l’Histoire romaine surtout, nul climat plus suggestif. Ah ! cette Histoire romaine ! Je me servais du bon vieux bouquin ◀de▶ Duruy, ce manuel si bien fait, et si alerte, si vivant. On l’a remplacé, ◀de▶ nos jours, par ◀de▶ la marchandise « perfectionnée » comme il sied, mise au goût ◀de▶ l’époque, lequel, en Histoire, est, bien entendu, sérieux, pratique, sans plus rien ◀de▶ cette espèce ◀de▶ complaisance amusée envers le sujet, qui fait le ragoût du résumé ◀de▶ Duruy. On l’a remplacé, mais, qu’on m’en croie, on n’a pas fait mieux. Je sais : il faut bien que le commerce marche, le commerce ◀de▶ la librairie universitaire, qui change les auteurs tous les cinq ans et remanie les éditions ◀d’▶un même auteur tous les ans. Et le commerce marche : les parents des élèves en savent quelque chose ! Passons. Pour l’Histoire romaine ◀de▶ Duruy, voici comme les choses avaient lieu. Elle ne m’intéressait qu’à partir des Guerres puniques. Les Rois Brutus, Lucrèce, Clélie, Horatius Coclès, Porsenna, les Samnites, même les Décemvirs, tout cela me laissait froid. Froid est le mot : car je crois, dis-je, qu’il s’y mêlait une question ◀de▶ climat. En effet, l’étude ◀de▶ ces premiers chapitres coïncidait avec les mois ◀d’▶hiver, lesquels, là-bas, sont souvent pluvieux, venteux, gris. La couleur, la radieuse couleur méridionale, ne revenait tout à fait qu’avec la chaleur : c’était le moment aussi où l’Histoire romaine m’apparaissait dans sa lumière, dans son atmosphère. L’on dépassait les Guerres puniques, l’on arrivait à la conquête ◀de▶ l’Orient, ◀de▶ cet Orient où j’étais. En ces douces et légères semaines du printemps oriental, j’associais, je ne sais pourquoi, en une même sensation, le bonheur physique ◀de▶ me sentir vêtu ◀de▶ toile fraîche et ◀de▶ respirer les premiers œillets ◀de▶ la saison, avec les primes délices ◀de▶ l’imagination historique éveillée dans l’étude ◀d’▶une civilisation qui en était, elle aussi, à son premier rayonnement. Mais l’époque ◀de▶ la plus forte suggestion était celle des grandes chaleurs, à partir de la mi-mai. Alors, je me trouvais en plein dans le climat ◀de▶ ces civilisations méridionales ◀de▶ l’antiquité. Et cela coïncidait, d’autre part, avec leur apogée. En juin et juillet, c’était l’étude ◀de▶ l’Empire. C’était, dans le silence des jours brûlants, la Paix Romaine… Griserie historique, évocation, fascination ! Mystère ◀de▶ l’âme et des sens ! Comment dire que les puissances du climat me faisaient épuiser idéalement toutes les sensations contenues dans le mot « Thermes » ou « Tepidarium », par exemple ; comment dire que ces sensations étaient pour moi l’abrégé ◀de▶ toute la physiologie, ◀de▶ tout l’esprit ◀d’▶une civilisation, ◀d’▶une société ? Cela est difficile à expliquer, et pourtant c’est le vrai moyen ◀de▶ comprendre une époque. Quiconque, en histoire, si peu que ce soit, n’associe pas la sensation à l’étude, — sensations occidentales, comme Augustin Thierry et Chateaubriand (ce dernier, méridional aussi), sensations orientales comme Flaubert, — n’est pas un historien, ne verra jamais rien.
Devant l’œuvre ◀de▶ M. P. Bigot, je me suis un peu retrouvé l’enfant et l’adolescent ◀d’▶autrefois. J’ai passé là des après-midi fécondes. J’ai retrouvé là, — moins ingénue qu’aux temps fabuleusement lointains du vieux Duruy, ou ◀de▶ l’aimable Fabiola, ce jeu ingénieux du bon Wiseman ; moins puissante qu’aux jours, plus proches ◀de▶ la première lecture ◀de▶ Salammbô (où, à défaut ◀d’▶autre chose, il y a un climat, comme il n’y en a jamais eu dans aucun livre), — j’ai retrouvé là, diminuée quant à la sensibilité, mais, compensation, accrue quant à l’intelligence, la rare jouissance ◀de▶ l’historien contemplant, dans la distance infinie des siècles, l’actualité même ◀de▶ la vie, ressuscitée ! Le plaisir, la magie, dont on ne sait ce qu’elle est le plus : philosophique ou artistique, c’est ◀de▶ se dire que la manière, totalement perdue en fait, dont des hommes ont vécu, elle est là, grâce à l’évocation scientifique, elle est là, flagrante. Le vaste oubli se dissipe et la vie ◀de▶ nouveau se lève en sa jeunesse, comme avant les âges et les âges qui ont passé sur elle. Une des plus inoubliables impressions intellectuelles ◀de▶ l’enfant qui n’existe que dans le présent, c’est quand l’Histoire, pour la première fois à son tour, lui fait lier deux idées ; c’est quand la notion du passé historique se crée et s’ajoute tout à coup au sentiment du présent, c’est, enfin, quand il se dit, tressaillant, qu’à un éloignement colossal dans le temps il y a eu des hommes tout comme en ce moment, il y a eu des civilisations, des grandes villes, des rues avec des fracas, des cris, des foules, toute une jungle ◀d’▶effervescences sous le soleil, sous ce soleil ! Heureux qui pourrait garder, dans sa fraîcheur et jusque dans sa puérilité, cette faculté ◀d’▶émerveillement, que je ne sépare pas du sens même du réalisme en Histoire. Elle seule est précieuse dans la pratique des sciences historiques, et c’est elle seule que les sciences historiques doivent servir.
C’est ce que je me répétais devant cette saisissante résurrection ◀de▶ Rome par
M. P. Bigot, c’est ce que je me redisais avec ferveur, le cœur plein, pour un moment,
◀de▶ la belle naïveté ◀d’▶autrefois. On eût pu rire à me voir courbé tout au niveau du
Plan, m’introduisant, par la pensée et par le regard, à l’intérieur de la Ville ;
cherchant à voir les choses comme elles se seraient présentées à quelqu’un qui aurait
été dans les rues mêmes ; laissant aller mon œil sur les déclivités
◀d’▶Alta Semita, ◀de▶ Suburre, ◀de▶ l’Argilète ; considérant, au fond ◀de▶ la perspective,
l’agglomération monumentale des Forums impériaux, et, par-delà encore, entre les deux
acropoles inégaux du Capitole et du Palatin, le noyau grouillant du Vélabre. Un bon
juge, Guglielmo Ferrero, m’écrit, à propos du Plan ◀de▶ M. Bigot, qu’il a vu et admiré à
Rome : « C’est une des œuvres les plus originales que l’archéologie ait
produites à notre époque ; un chef-d’œuvre ◀d’▶érudition, ◀d’▶intuition, ◀de▶ patience et
◀d’▶esprit synthétique, — cet esprit synthétique qui est si rare chez les
archéologues. »
Parmi les remarques saugrenues ou candides qui ne manquaient pas autour de moi — (« Bien, vrai ! ce n’est pas moi qui aurais eu la patience ! » — « Et la roche tarpéienne ? où est-elle ? » — « Monsieur, pouvez-vous m’indiquer la Via Selecta, vous savez cette rue où on pouvait se promener seul, se recueillir… » — Et deux vieilles dames demandaient inlassablement : « Mais je ne vois pas le Vatican ; le Vatican, Monsieur, où est-il ? »), — une réflexion me frappa. Elle était ◀d’▶un jeune homme ◀de▶ mise modeste, ◀de▶ physionomie distinguée :
« Tous ces monuments… on ne voit qu’eux. On dirait qu’il y en a plus que ◀de▶ maisons. Cela donne l’impression qu’il n’y avait pas assez ◀de▶ monde pour jouir ◀de▶ tous ces monuments. » Énormes monuments publics pour une immensité ◀de▶ gens toujours hors de chez eux : vue juste sur Rome. Et de plus, s’il était permis ◀d’▶adresser une légère et respectueuse critique ◀d’▶ensemble à l’œuvre ◀de▶ M. Bigot, ce jeune homme l’aurait formulée. Certes, il y avait à Rome assez ◀de▶ monde pour garnir toutes ces immenses bâtisses publiques. Assez, et plus qu’il n’en fallait ; la preuve en est dans ces colossales superstructures qu’on avait dû ajouter au Grand Cirque, quitte à l’enlaidir ainsi que les quartiers avoisinants. Mais tout de même les agglomérats ◀de▶ maisons, d’ailleurs si savoureusement imaginés d’après les données topographiques, semblent un peu réduits. Au fait, cela ne saurait être une critique, car mon jeune homme ignorait peut-être que M. Bigot a dû se borner à reproduire en général les parties centrales ◀de▶ la Ville, qui sont les plus monumentales, mais qui ne font que la moitié, en réalité, ◀de▶ la Rome totale. Il manque toute une périphérie, grande au moins comme celle ◀de▶ Paris à partir des boulevards extérieurs. ◀D’▶où ◀d’▶énormes agglomérations ◀de▶ maisons (vers l’« agger » ◀de▶ Servius Tullius, par exemple) nécessairement sacrifiées. Le résultat peut être, et est, l’impression éprouvée par mon spectateur ; mais à la réflexion, cela ne saurait, disons-nous, constituer une critique. Toutes les caractéristiques ◀de▶ la Rome impériale sont contenues dans les parties reproduites, et c’est l’essentiel. Pas absolument toutes, cependant. Ainsi, dans les éliminations auxquelles a dû se résoudre M. Bigot, si l’on n’a pas à trop regretter les thermes ◀de▶ Dioclétien (les édifices ◀de▶ ce genre ne manquent pas dans la reconstitution actuelle), on se passe moins aisément ◀de▶ quelques parties ◀d’▶une haute originalité, telles que les Castra Prætoria, derrière le Quirinal (il est vrai que Constantin allait les détruire, ou même les avait déjà détruits ou démantelés ?)77, et l’Emporium, au bord du Tibre, passé l’Aventin. Rome impériale sans l’Emporium, c’est un peu Londres sans les Docks. Mais ces légers regrets, que M. Bigot a dû, d’ailleurs, être le premier à éprouver, n’enlèvent rien à la haute, très haute valeur ◀d’▶une œuvre unique en son genre, infiniment précieuse, dont on va, je crois, faire le moulage en bronze, ce qui sera accomplir le vœu très légitime ◀de▶ son éminent auteur.
M. Cagnat : À travers le Monde romain, Fontemoing, 3 fr. 50
M. R. Cagnat, dans cette série ◀d’▶essais qui sont les Conférences par lui faites, depuis 1904, au Musée Guimet, nous mène, en guide aussi aimable que savant sans encombrant bagage ◀d’▶érudition, À travers le Monde romain. Dans les essais intitulés : « Figures ◀de▶ Romaines au déclin ◀de▶ la République » et « Figures ◀d’▶impératrices romaines », nous retrouvons ◀de▶ vieilles connaissances : la mère des Gracques, Fulvie, femme ◀d’▶Antoine, Clodia, sœur du fameux Clodius ; Livie, Julia Domna, Julia Masa, Sœmias, mère d’Héliogabale, Mammée, mère d’Alexandre Sévère. Citons, dans ces deux morceaux, parmi les choses moins connues ou même inconnues, la longue inscription donnant, sous forme ◀d’▶éloge funèbre, avec maints détails précis, la vie ◀d’▶une matrone à l’époque agitée du second triumvirat ; et le chiffre des gens ◀de▶ la maison ◀d’▶Auguste : 6 000, « chiffre extraordinaire », en effet, supérieur à celui ◀de▶ la Cour ◀de▶ Louis XIV, bien que le dixième ◀de▶ ce chiffre (600) représente le nombre des serviteurs ◀de▶ Livie il serait intéressant ◀de▶ connaître les attributions des serviteurs ◀d’▶Auguste : cela jetterait un jour sur l’administration ◀de▶ l’Empire : y avait-il donc déjà une « bureaucratie » aussi nombreuse et spécialisée que l’implique un tel chiffre ?
Je signalerai, parmi les autres essais, les pages pleines ◀d’▶intérêt, ◀de▶ détails précieux, sur « le Commerce et la propagation des Religions dans l’Empire Romain ». Celui-là fut un des plus actifs véhicules ◀de▶ celles-ci. Ayant mentionné les grands entrepôts commerciaux ◀de▶ l’antiquité, Délos, Alexandrie, Pouzzoles, parlé des cultes qui s’y établirent à la suite des commerçants des diverses nations méditerranéennes (dans les « stations » que ceux-ci y occupaient ; les « fondachi » du Moyen-Âge, les « fondoucks » des pays ◀d’▶Orient), M. Cagnat nous montre la réitération, en grand, du même fait à Rome, à mesure que le commerce s’y développa, que plus ◀de▶ marchandises, venues ◀de▶ tous les points du monde romain, s’accumulèrent sur les quais du Tibre, à l’Emporium, et qu’enfin la population commerçante étrangère s’accrut sur l’Aventin, puis surtout, plus tard, dans le Transtévère (Sanctuaire oriental ◀de▶ l’ancien domaine ◀de▶ Furrina, sur le Janicule). Comme les autres religions ◀de▶ l’Orient, le Christianisme eut, dès avant saint Paul, ce mode ◀de▶ propagation. Dès le règne ◀de▶ Claude, il y avait, des Chrétiens, au Transtévère, parmi les commerçants et les gens des petits métiers. Là, le culte ◀de▶ « Chrestus » ne fut probablement, au début, qu’un culte oriental entre bien d’autres qui étaient importés, différencié seulement des autres par ◀de▶ certaines nuances morales ; pour le surplus, le culte ◀d’▶étrangers que les cultes des vieux Romains laissaient, comme ils laissaient les gens des autres nations établis à leurs côtés, indifférents, et à qui étaient nécessaires avant tout « leurs dieux nationaux ». Il faudra l’ardent génie ◀de▶ saint Paul et la persécution ◀de▶ Néron pour individualiser puissamment cette importation religieuse. La place me manque pour analyser et commenter comme il faudrait les autres essais ◀de▶ cet agréable volume. Que du moins leurs titres indiquent leur intérêt : « Un pèlerinage à Némi » (la nymphe Egérie, la grande Diane d’Aricie, et autres souvenirs) ; « la Sorcellerie et les Sorcières chez les Romains » ; « la Vie ◀de▶ garnison et la religion des soldats dans l’Empire romain » ; « Naufrage ◀d’▶objets ◀d’▶art dans l’antiquité » ; « les Romains et la conquête ◀de▶ l’Afrique du Nord ».
Les Revues.
Memento [extrait]
[…]
Le Correspondant (25 juillet) : […] « Florence Nightingale », par Mme Dora Melegari.
Les Journaux.
Deux portraits du Louvre (La Liberté,
9 août)
Il y a au Louvre, au sommet ◀de▶ l’escalier Daru, auprès de la Victoire de Samothrace, deux fresques ◀de▶ Botticelli aux couleurs un peu effacées. Mais on n’oublie jamais l’expression grave et triste ◀de▶ ces figures, quand on les a une fois regardées. Qui sont ces personnages ? Quelle fut leur vie, joyeuse ou tragique ? M. Robert de la Sizeranne nous l’apprend dans un des chapitres ◀de▶ son livre : les Masques et les Visages à Florence et au Louvre, et M. Étienne Charles a résumé dans La Liberté, en un article intitulé Deux Portraits du Louvre, ce qui concerne cette question. Après nous avoir rappelé que ces fresques, peintes sur les murs ◀de▶ la villa Tornabuoni, près de Florence, pour célébrer le mariage ◀de▶ Giovanna Albizzi avec Lorenzo Tornabuoni, en 1486, furent détachées en 1882 et transportées au Louvre, l’auteur fait une description ◀de▶ ces peintures et nous donne sur les deux personnages ces précisions.
La fresque ◀de▶ gauche représente Giovanna Albizzi :
Giovanna Albizzi — la « Bella » Vanna, comme on l’appelait — appartenait à l’une des meilleures familles ◀de▶ la Toscane, unie aux Médicis par des liens ◀d’▶amitié, elle était l’une des onze filles ◀de▶ Maso degli Albizzi, podestat ◀de▶ Prato, gonfalonier ◀de▶ justice, ambassadeur à Rome, dont le palais s’élevait dans le plus aristocratique et le plus beau des quartiers ◀de▶ Florence. Elle avait grandi dans la société des humanistes et des peintres. Son fiancé, Lorenzo Tornabuoni, lui-même humaniste distingué, réputé pour son érudition et fort versé dans la connaissance des médailles antiques, était, dit M. Robert de la Sizeranne, « le plus beau jouvenceau, le plus riche et le plus élégant cavalier ◀de▶ Florence ».
Le mariage fut un grand événement. Laurent de Médicis, le Magnifique, voulut qu’il fût célébré à la cathédrale ; toute la noblesse ◀de▶ Toscane y assista et l’ambassadeur ◀d’▶Espagne auprès du Saint-Siège tint à être présent à la cérémonie. Cent jeunes filles des plus grandes familles et quinze chevaliers en armures ◀de▶ tournoi firent escorte à Giovanna Albizzi, et, le soir, Florence fut en fête. Botticelli et Ghirlandajo firent ◀d’▶elle des portraits qui sont célébrés, et Niccolo Fiorentino modela son image jolie et dolente sur une médaille. Sur la fresque qui est au Louvre, Botticelli a représenté, au bas, à droite, un petit amour soutenant un écusson, symbole du premier-né qui perpétuera le nom et les armes des Tornabuoni. En 1488, la naissance ◀d’▶un second enfant coûta la vie à la « Bella Vanna » ; elle avait vingt ans. Politien lui prête cette plainte tragique dans l’épitaphe qu’il composa pour elle : « Noblesse du sang, beauté, fils, richesse, amour conjugal, esprit, distinction des manières et ◀de▶ l’âme, toutes ces choses m’ont faite heureuse, mais toutes ces choses, les cruelles Destinées, pour me rendre la mort plus amère, me les ont montrées plutôt que données ! » ◀De▶ quel émouvant commentaire Politien, sans le vouloir peut-être, n’a-t-il pas ainsi souligné l’angoissant mystère ◀de▶ la fresque peinte par Botticelli !
Voici la fresque ◀de▶ droite, telle que la décrit M. de la Sizeranne :
En regardant bien, on finit par apercevoir le profil ◀d’▶une sorte ◀de▶ séminariste, un jouvenceau en soutane, qu’une jeune femme, aux airs penchés, amène par le bout des doigts vers un aéropage ◀de▶ femmes assises en demi-cercle, dans quelque bois sacré… Il a l’air ◀d’▶un jeune homme timide qu’une protectrice présente à un comité ◀de▶ dames chargé ◀de▶ décerner quelque prix. Il se trouve que c’est justement cela, ces dames étant la Philosophie, la Musique, l’Astronomie, la Grammaire, la Rhétorique. Elles lui décerneront le prix des belles-lettres, le prix ◀d’▶élégance, le prix ◀de▶ goût et ◀de▶ tact en belles médailles qu’il collectionne pour Laurent le Magnifique, enfin le prix ◀de▶ la jeunesse, qui est le plus enviable ◀de▶ tous.
Ce jeune homme timide, aux cheveux blonds qui s’échappent ◀d’▶une toque rouge, qui est plutôt une calotte, vêtu ◀d’▶une robe bleue à rayures rouges et ◀d’▶un manteau rouge agrafé sur l’épaule droite, c’est Lorenzo Tornabuoni que les Florentins nommaient « le miroir ◀de▶ l’élégance ».
En 1497, onze ans après qu’il avait fait peindre cette fresque sur les murs ◀de▶ sa villa, neuf ans après qu’il eût perdu sa femme, il se trouva engagé dans une bien fâcheuse aventure. Entre temps, les Médicis, ses protecteurs, avaient été chassés ; et Savonarole, qui n’était ni un humaniste ni un artiste, triomphait par la force populaire. Il fut accusé ◀d’▶avoir, avec quatre autres gentilshommes, conspiré pour rouvrir aux Médicis, ses maîtres et ses amis, les portes ◀de▶ Florence. Il fut mis à la torture, condamné à mort, ainsi que ses quatre co-accusés, et, quoiqu’on sût « l’Italie tendrement émue pour celle noble tête, pour cette jeune tête ◀de▶ savant et ◀d’▶humaniste, toute meublée des trésors ◀de▶ la Renaissance », décapité. Il périt victime ◀de▶ sa fidélité à son souverain et ◀de▶ la haine ◀d’▶un démagogue chez qui l’amour ◀de▶ l’humanité — qui, à l’occasion, se traduisait par des sentences ◀de▶ mort — n’allait pas avec celui des humanités. Il avait vingt-neuf ans.
Après avoir lu ces lignes, nous retournerons, au Louvre, interroger le visage ◀de▶ ce couple tragique dont Botticelli a immortalisé l’éphémère aventure.
Art.
M. Marcel Reymond : ◀De▶ Michel-Ange à Tiepolo, Hachette,
3,50
Dans une importante série ◀d’▶études intitulée ◀de▶ Michel-Ange à Tiepolo, M. Marcel Reymond étudie les périodes ◀d’▶art italien consécutives à la Renaissance et notamment Io développement ◀de▶ l’art architectural romain, il y caractérise ce qu’il appelle l’art ◀de▶ la Contre-Réforme, formule ◀d’▶art religieux opposée à la ligne païenne ◀de▶ la Renaissance et tente ◀de▶ redresser les opinions qui taxèrent ◀d’▶époque ◀de▶ décadence des temps ◀d’▶évolution intéressante et consciente. Il dira :
En résumé, le Baroque fut l’art ◀d’▶utiliser les formes antiques en les transformant pour les rendre aptes à l’expression ◀d’▶idées nouvelles ; c’est un style moins classique, moins pur que celui ◀de▶ la Renaissance, mais plus novateur, plus moderne, plus fécond : l’art ◀de▶ la Renaissance, par des tendances à une imitation trop servile, liait les mains des architectes : le Baroque les affranchit : l’art ◀de▶ la Renaissance ne pouvait se prêter qu’à des effets limités : avec le Baroque, dont Michel-Ange fut le véritable initiateur, on va pouvoir tout dire ; c’est vraiment le point ◀de▶ départ ◀de▶ l’art moderne.
La grande critique, la seule que l’on adresse aux maîtres ◀de▶ l’art baroque est celle-ci ; vous avez été affolé ◀de▶ changement, vous avez cru que, pour faire œuvre ◀de▶ beauté, il fallait faire œuvre ◀de▶ nouveauté et vous n’avez pas eu la sagesse ◀de▶ vous en tenir à ce que les grands artistes du passé avaient créé, aux règles que leur expérience avait tracées.
C’est là le point essentiel du désaccord. Les classiques sont les défenseurs du principe ◀d’▶autorité, ◀de▶ la tradition, du maintien des formules, le Baroque c’est la liberté. ◀De▶ tous les mots qu’il a dits, beauté, joie, tendresse, familiarité et ceux ◀de▶ santé robuste, ◀de▶ force et ◀de▶ majesté, le mot qui nous reste le plus cher est celui ◀de▶ liberté.
Une étude sur l’art romain du xviie
siècle donne à
l’auteur l’occasion ◀d’▶étudier le Bernin, Borromini, Carlo Rainaldi, Pierre de Cortone et
le père Guarini ; l’art du Bernin est bien caractérisé dans sa volonté ◀d’▶accumuler le
luxe, les matières précieuses, la beauté décorative, ◀de▶ faire jaillir la vie au
détriment de l’austérité. Si l’art ◀de▶ la Contre-Réforme voulut faire simple et austère,
les papes du xviie
siècle voulurent un art plus orné, et
comme beaucoup ◀d’▶églises n’étaient point terminées, ils les continuèrent en les
modifiant. « C’est ainsi que leurs premiers désirs furent ◀de▶ décorer la basilique
◀de▶ Saint-Pierre, qui, au xviie
siècle, n’était
qu’une immense masse ◀de▶ pierre, telle que les maçons l’avaient faite et sans qu’aucun
artiste eût été encore appelé pour l’embellir. La plus grande partie ◀de▶ la vie du
Bernin a été consacrée à ce prodigieux effort. »
Sur le Bernin comme sur
l’Algarde, ce livre est très renseignant. Un livre est d’ailleurs toujours très
intéressant, quel que soit son principe, qui analyse des périodes, que, sans raison
autre qu’un certain souci ◀de▶ sobriété un peu pauvre, affublé du nom ◀de▶ classicisme, on a
voulu considérer comme ◀de▶ second plan et taxer ◀de▶ mauvais goût. Les arguments ◀de▶
Théophile Gautier et ◀de▶ Baudelaire sur les époques dites ◀de▶ décadence sont toujours
justes. Les époques où l’on suit monotonement les traditions, les canons ◀de▶ simplicité,
les époques où l’on se borne à refaire ingénieusement les vieux modèles sont toujours
inférieures, quel que soit l’assentiment général qui classicise leurs productions. Il
n’est ◀de▶ belles et séduisantes productions qu’aux époques qui se cherchent, aux périodes
où des artistes épris ◀de▶ nouveauté font le procès ◀de▶ la tradition, l’épurent, la
compliquent et l’enrichissent.
Musées et collections.
Au Musée du Louvre : un nouveau Signorelli
Le Conseil des Musées nationaux, cette fois, mérite tous nos remerciements, et les plus chaleureux. Ses votes viennent de doter le Louvre ◀de▶ deux œuvres importantes — dont l’une est un merveilleux chef-d’œuvre — ◀de▶ deux maîtres jusqu’ici mal représentés dans nos galeries : Luca Signorelli, et Rogier van der Weyden. Du premier le musée ne possédait qu’une peinture vraiment authentique : la petite prédelle ◀de▶ la Naissance ◀de▶ saint Jean-Baptiste 78 (n° 1525) ; mais c’était bien peu pour donner une idée ◀de▶ l’art robuste ◀de▶ l’auteur des célèbres fresques ◀d’▶Orvieto. Le Saint Jérôme pénitent qui vient ◀d’▶être acquis — à très bon compte — ◀d’▶une collection particulière est infiniment plus caractéristique ◀de▶ cet âpre génie. Nu et maigre, se détachant à mi-corps au-devant ◀d’▶un lointain paysage rocheux, le saint, dans un audacieux raccourci que montrent identique plusieurs figures ◀de▶ la fresque des Élus à Orvieto, lève ses regards au ciel (où une main postérieure et peu habile a malheureusement ajouté un petit Christ en croix planant obliquement au-dessus ◀de▶ la tête dressée), et ses yeux brillent ◀d’▶une sombre ferveur, tandis qu’il se frappe la poitrine ◀d’▶une énorme pierre. Le dessin serré, aigu, ◀de▶ ce visage aux modelés saillants, ◀de▶ ce torse décharné, ◀de▶ ces mains osseuses, la tonalité sourde ◀de▶ cette peau tannée par les intempéries, donnent à cette apparition un accent sévère et puissant merveilleusement en harmonie avec le sujet et singulièrement émouvant dans sa fruste grandeur, surtout si l’on fait abstraction par la pensée (les restaurateurs du Louvre, plus scrupuleux que ceux des musées allemands — rappelez-vous l’aventure ◀de▶ l’autel Baumgartner de Munich — ne veulent pas se résoudre à cette suppression qui entraînerait la réfection du ciel) du malencontreux crucifix, pour ne voir que cette sombre et ardente figure, ravagée par la pénitence et par le feu intérieur qui couve sous cette enveloppe charnelle aux tons ◀de▶ cendre.
Lettres allemandes
Frauenbriefe an Casanova (Erinnerungen, vol. XIV) ; Munich, Georg Müller, 8 M. 50
Ce volume, analysé déjà ici même à propos d’une édition française qui en a été publiée, mérite cependant qu’on s’y arrête encore un moment. On sait que c’est M. Aldo Ravà qui, le premier, fit paraître à Milan, l’an passé, les Lettere di donne a Giacomo Casanova. Elles étaient en italien et en français. M. Gustave Gugitz en a donné une version allemande, pour les incorporer, en les augmentant ◀de▶ nombreux documents nouveaux, à la grande édition des Mémoires, entreprise par l’éditeur Georg Müller, ◀de▶ Munich, et dont elles forment le quatorzième volume.
Casanova avait toujours pensé que les nombreuses correspondances, conservées aux Archives ducales ◀de▶ Dux, serviraient un jour ◀de▶ pièces justificatives aux assertions formulées dans l’Histoire ◀de▶ sa vie :
È cosa urta, écrivait-il, che dopo il mio passaggio agli eterni riposi, qualcuno prenderà i miei rimasti cenci e che tutti i miei scartafacci saranno dal avventizio erede esaminati, et fra questi principalmente le lettere che avrò conservate… oggi io vivente posso senza vana gloria consolarmi che mi verrà almeno dopo la morte fatta dai miei contemporanei quella giustizia che non mi fecero mai.
◀De▶ fait, l’image du célèbre aventurier nous apparaît quelque peu différente ◀de▶ celle que nous laisse le récit ◀de▶ ses aventures, si nous la reconstituons d’après les épîtres retrouvées dans ses papiers. Le galant en quête ◀de▶ bonnes fortunes, le roué aux succès faciles, passant ◀d’▶une intrigue à l’autre, sans transition, sans chagrins intimes, le pilier ◀de▶ maisons ◀de▶ jeu et ◀de▶ maisons ◀de▶ plaisir, fait ici, le plus souvent, figure ◀de▶ confident et ◀de▶ protecteur, ◀de▶ bon oncle arrangeur ◀d’▶affaires, plutôt bon homme qu’homme dangereux.
Ceux donc qui s’imagineront retrouver dans ces lettres une sorte ◀de▶ complément des
Mémoires seront profondément désillusionnés. On y chercherait même
vainement les lettres que Casanova a cru devoir reproduire dans le récit ◀de▶ ses
aventures. À plusieurs endroits, il cite des textes. Il ajoute même généralement :
« Au moment où j’écris, j’ai sous les yeux… »
Que sont devenues les
épîtres enflammées que l’auteur des Mémoires dit lui avoir été
adressées ? Les a-t-il brûlées ou bien, pour le besoin ◀de▶ son œuvre, avait-il inventé
des textes qui n’ont jamais existé ? À part les lettres ◀de▶ Manon Balletti, qui
constituent un charmant petit roman et qui nous révèlent en effet Casanova sous un
aspect nouveau, toutes ces correspondances apparaissent comme le fatras le plus
insipide. À passer en revue les noms des héroïnes, une nouvelle désillusion nous
attendait, du reste. M. Arthur Symons avait cru voir à Dux, parmi les manuscrits qu’il
a consultés, les lettres ◀d’▶Henriette (voir North American Review,
septembre 1902). Or, il s’agit ◀d’▶une autre Henriette que celle des Mémoires, ◀de▶ Henriette de Schnuckmann, qui ne rencontra Casanova qu’en
1786.
M. Ravà a cependant fait une trouvaille, une seule, il a identifié Caton M., dont il est question au chapitre iii des Mémoires et dont il publie des lettres datées ◀de▶ Vienne en 1789. On conviendra que c’est assez maigre. Mais les casanovistes seront néanmoins enchantés ◀de▶ trouver dans ce volume une série ◀de▶ portraits des correspondantes ◀de▶ Casanova d’après des documents du temps, ainsi qu’une curieuse silhouette ◀de▶ femme inconnue, retrouvée à Dux, et sous laquelle il n’a pas été possible ◀de▶ mettre ◀de▶ nom.
Memento [extrait]
[…]
L’œuvre ◀de▶ Grazia Deledda est analysée par M. Herbert Slegemann dans le Literarisches Echo (1er août). […]
Tome CV, numéro 390, 16 septembre 1913
Les Romans.
Canudo : Les Transplantés, Fasquelle,
3 fr. 50
Il n’y a guère que les étrangers pour nous faire bien connaître Paris ! Voici Trismat, jeune et pauvre Italien, qui vient dans notre capitale, après avoir vu rouge à Rome, pour parler ◀d’▶or, parmi toutes les grisailles ◀de▶ cette somptueuse ville où il pleut toujours, été comme hiver, et nous décrire, surtout, ses côtés illuminés par les plus fastueuses orgies. (Dans orgie il y a or, même quand on n’a pas le sou !) Le pauvre Trismat promène avec lui sa vie intérieure, une belle hallucination poétique le tenant toujours en éveil devant les possibles fabuleux. Un monôme ◀d’▶étudiants lui paraît la pittoresque reconstitution ◀d’▶une généreuse émeute. Il rencontre des courtisanes dans les moindres petites femmes, voit des déesses assises aux tables ◀de▶ café, des dieux tonnants dans le plus vulgaire des pitres ◀de▶ brasserie et des débauches impériales du temps des Césars dans un bal ◀de▶ rapins. Le journal, le très ignoble quotidien, lui semble l’agora, le forum, un minaret ◀d’▶où le muezzin aux amples poumons crie au peuple la volonté ◀de▶ l’heure qui passe et quand il s’aperçoit qu’on y égare les manuscrits, ça ne le décourage pas trop. Il aime les roses, les couchers ◀de▶ soleil ensanglantés, l’Homme qui marche ◀de▶ Rodin (dont la tête s’est d’ailleurs perdue à trop contempler le siècle des machines) et les salons ◀d’▶aviation bien supérieurs aux salons ◀de▶ peinture. Je ne pense pas qu’il puisse devenir fou, perdre la tête comme le marcheur célèbre, mais il transplante en notre pays un peu terne une fleur brillante ◀d’▶exagération qui nous donnera la force ◀de▶ respirer certains miasmes sortis des trop promptes germinations du futur chez nous. Il y a des engrais très suffocants. Que si on y ajoute des parfums ◀de▶ roses latines, ça sera probablement plus agréable, sinon moins désagréable. L’Italie est en train de rénover la France. Voyez les écoles futuristes, toutes les étranges évolutions du dessin nous arrivant des pays où l’on avait l’habitude, la trop ennuyeuse coutume ◀de▶ puiser aux traditions antiques ! Et lorsqu’on aura enfin anéanti des deux côtés les chefs-d’œuvre classiques, nous aurons un âge ◀d’▶or, je veux dire un renouveau si complet ◀de▶ tous nos sens que le portrait ◀d’▶une danseuse dansera réellement au milieu de son cadre et que chaque fois que le soleil se couchera, du pont des Arts nous verrons tout Paris s’incendier très véritablement, ce qui fournira bien du travail aux ouvriers maçons sans ouvrage le lendemain. Et que vous dirai-je ◀de▶ l’intrigue du Transplanté ! Elle est une interaction, pour parler la langue ◀de▶ l’auteur ? Naturellement le héros Trismat ne pouvait que voir Hélène dans chaque femme, pour parler la langue du Satan ◀de▶ Faust. Hélène Saïvine est une ◀de▶ ces créatures extraordinaires, transplantée du salon où l’on cause dans les saturnales des Quat-Z’arts et fort capable ◀d’▶y montrer ses jambes. (Le pendant du marcheur ◀de▶ Rodin !) Elle est belle, fière, généreuse, et tombe noblement si on peut tomber ainsi. Elle mourra ◀d’▶aller trop vite comme il convient à la femme moderne et elle sera brûlée… comme elle aura brûlé toutes les étapes. J’aimerais, parce que j’ai le caractère mal fait, un brin moqueur, en ma qualité ◀de▶ vieux Français, très entiché ◀de▶ la petite existence comme dans un fauteuil, à démontrer au jeune Trismat que son Hélène est une simple aventurière beaucoup plus capable ◀de▶ mettre à mal des fils ◀de▶ famille que ◀de▶ diriger le temple ◀de▶ la musique ; mais après tout s’il la connaît mieux que moi (j’entends au sens ◀de▶ la Bible), je ne vais pas chercher à le désillusionner. Paris, en sa qualité ◀de▶ ville ◀de▶ plaisir, plaît aux étrangers amoureux ◀de▶ bruits et ◀de▶ lumières artificiels. Paris fait oublier la nuit. Alors, les étrangers dorment le jour, ils ne voient peut-être pas les détails qui nous choquent. Voici donc Paris, le Paris hospitalier qui nous montre en chaque étranger un Dieu bienfaiteur ◀de▶ notre misérable humanité, un Trismat halluciné, illuminateur et joli poète.
Histoire
Quelques pièces relatives à la vie ◀de▶ Louis I, duc d’Orléans, et ◀de▶ Valentine Visconti, sa femme, publiées par M. F. Graves, Honoré Champion, 7 fr. 50 [extrait]
[…] Sur les affaires ◀d’▶Italie, citons (n° XLIII) les « Instructions des ambassadeurs français envoyés vers le pape pour la création ◀d’▶un royaume ◀d’▶Italie pour le Duc d’Orléans, 1393 » ; et sous le no LXXXVII, le « Don fait par Charles VI au duc d’Orléans ◀d’▶une somme ◀de▶ 300 000 francs ◀d’▶or, en dédommagement des villes ◀de▶ Gênes et ◀de▶ Savone, 1396 ». […]
Casanova à Paris, avec notes, additions et commentaires ◀de▶ Gaston Capon. Jean Schmit, 7 fr. 50
Voici, recueillie par l’érudition ◀de▶ M. Gaston Capon, la chronique des exploits ◀d’▶un des plus notables et ingénieux bambocheurs ◀de▶ ce Paris galant du dix-huitième siècle : Casanova, Casanova lui-même, type légendaire, sorte ◀d’▶Hercule-Arlequin, Hercule pour la galanterie, Arlequin pour l’intrigue. Ou encore Scapin-Priape. J’imagine que M. G. Capon a tiré ce choix ◀de▶ souvenirs, étiqueté par lui : Casanova à Paris, du fatras posthume primitivement publié en 10 volumes à « Leipsick ». Se souvient-on que ce fatras « licencieux » fut mis à l’Index à Rome ? Vers 1830, époque où cette publication battait son plein, ils avaient assez peu ◀d’▶esprit à Rome pour faire cela. À moins que quelque coup ◀de▶ batte posthume ◀de▶ notre Arlequin n’ait amené, pour des raisons n’ayant rien ◀de▶ commun avec la religion, les prélats ◀de▶ la Sacrée Congrégation à prendre cette mesure. Avec un tel diable, — même en terre, — on ne sait jamais. Ce serait à voir. M. Gaston Capon a, pour sa part, et dans le cadre qu’il s’est choisi, vu, vérifié maintes choses ◀de▶ ce Casanova. Il y en avait, dans ces choses, ◀d’▶assez fortes, ◀d’▶assez extraordinaires, même, et comme inventées à plaisir en apparence, pour faire suspecter la véracité des Mémoires. Le labeur critique auquel s’est livré M. Gaston Capon, pour la partie relative aux séjours à Paris, procure à l’histoire et aux lecteurs aimant que leur plaisir ne soit pas frelaté le bénéfice ◀d’▶une identification aussi complète et constante que possible, en ce qui concerne les détails ◀de▶ cette existence parisienne ◀de▶ Casanova. Ces détails peuvent prendre ainsi, sous le rapport de l’histoire des mœurs, une valeur ◀de▶ caractère certaine, et c’est surtout ce service rendu par l’édition savante ◀de▶ M. Gaston Capon que je devais signaler, — l’amusement, ici, se recommandant ◀de▶ lui-même, ce qui est fort heureux.
Les Revues.
Memento [extrait]
La Revue ◀de▶ Paris (15 août) : […] — M. J. Rambaud : « Fra Diavolo et le commandant Hugo. »
[…]
France-Italie (1er août) : — M. Lionel Dauriac : « La Musique et la psychologie musicale dans l’opéra ◀de▶ Verdi. — M. G. Soulier : « Raphaël et les fresques du Cambio. » — « Réponses à une enquête sur la culture italienne en France. »
Les Journaux.
Le sixième centenaire ◀de▶ Boccace (L’Opinion,
30 août)
M. André du Fresnois se demande, dans l’Opinion, s’il convient ◀de▶ laisser aux Italiens, qui s’apprêtent à célébrer le sixième centenaire ◀de▶ Boccace, tout le soin ◀de▶ sa gloire posthume. Boccace, qui appartient à l’humanité, dit-il, a des liens particuliers avec la France. C’est ce qu’il expose dans son article :
Je ne songe pas seulement au hasard qui le fit naître à Paris, en 1313, ◀d’▶un Toscan et ◀d’▶une mère dont on ne sait rien, sinon qu’elle était probablement parisienne. Mais toute notre littérature, du quinzième au dix-neuvième siècle, témoigne ◀de▶ son prestige et ◀de▶ son influence. Et l’on compte trop ◀d’▶italianisants, parmi nos jeunes poètes, pour que sa mémoire risque ◀de▶ sombrer dans l’oubli.
Le mariage, qui devait être fécond du vigoureux esprit gaulois avec la douceur italienne, est conclu dès l’aube du quinzième siècle ; et déjà, grâce à l’humanisme italien, truchement tout désigné entre l’antiquité et notre race, la raideur scholastique s’assouplit et s’anime. Les rapports sont incessants entre les deux peuples, et se marquent dans l’esprit comme dans les mœurs. Des œuvres ◀de▶ Boccace, dont le Décameron, avaient été traduites dès 1414 par Laurent de Premierfaict, et les conteurs des Cent nouvelles nouvelles, vers le milieu du siècle, s’inspirent largement ◀de▶ Boccace comme du Pogge. Mais c’est un peu plus tard que l’heureuse conjonction porte son fruit. Les guerres ◀d’▶Italie ouvrent aux Francs le paradis terrestre, la contrée ◀de▶ grâce et ◀de▶ courtoisie, dont les enchantements font rêver toutes les têtes. Un nom, un nom charmant ◀de▶ femme, évoque cet émerveillement ◀de▶ la gaie science, cet appétit des ciels lumineux. Or, Marguerite de Navarre contribua plus que personne à la renommée du conteur florentin.
Sa gaîté spontanée et robuste se plaisait aux propos ◀de▶ Boccace. « Je croy, dit-elle par la bouche ◀d’▶une des dames qu’elle a mises en scène, je croy qu’il n’y a nul ◀de▶ vous qui n’aît leu les Cent nouvelles ◀de▶ Bocace, nouvellement traduictes ◀d’▶ytalien en François, que le roy François, premier ◀de▶ son nom, Monseigneur le Dauphin, Madame la Dauphine, Madame Marguerite font tant de cas, que si Boccace, au lieu où il estoit, les eut peu oyr il debvait resusciter à la louange ◀de▶ telles personnes. » Elle fit plus que le vanter : elle l’imita, dans la forme, autant que dans l’esprit ◀de▶ son merveilleux ouvrage, cet Heptameron qui, achevé, eût été un autre Décameron.
Après avoir rappelé la vogue du conteur florentin tout le long de notre histoire littéraire, M. du Fresnois conclut :
Il n’est pas ◀d’▶auteur étranger plus étroitement mêlé à l’histoire ◀de▶ notre littérature. Shakespeare, dont la renommée eut deux phases éclatantes, au dix-huitième<siècle et à l’époque romantique, n’exerça point une influence si directe, et le goût espagnol laissa, tout compte fait, dans la littérature française, moins ◀de▶ traces que le goût italien.
Mais ces preuves historiques ◀de▶ l’importance ◀de▶ Boccace peuvent fournir une justification, non la raison vraie ◀de▶ l’hommage qu’il importe ◀de▶ rendre au conteur ; et cette raison ◀de▶ l’aimer, c’est qu’il est infiniment aimable. Il a le cœur naturellement bon, et il mettait au service ◀de▶ son cœur un esprit ingénieux. On lui connaît deux vertus fort rares chez un auteur : la modestie et le dévouement à ses émules. On lui connaît aussi la vertu suprême : il savait admirer. Nul n’a plus fait que lui pour la gloire ◀de▶ Dante et pour la gloire ◀de▶ Pétrarque. Il y a un scrupule extrêmement touchant dans le zèle qu’il emploie à s’effacer devant eux, à ne choisir pour matière où exercer son talent que des thèmes laissés en friche par ces deux grands hommes qui représentent le génie et la culture. Mais il n’ignore pas que les Muses gardent quelques sourires pour ses humbles travaux. Il sait les limites ◀de▶ son art ; il en sait aussi le mérite. Il proteste contre le grief ◀d’▶immoralité dont on voulut d’abord écraser son ouvrage, et il proteste avec mesure. Son plaidoyer eût pu servir à travers les siècles, mieux que toute l’éloquence des avocats, aux écrivains tourmentés par l’éternelle hypocrisie des censeurs. Parce qu’il avait l’esprit libre ◀de▶ tout dessein qui ne contribuât au service ◀de▶ la beauté, il parla avec bonheur ◀de▶ la liberté ◀de▶ l’art, et du but où tendait le sien : la peinture ◀de▶ la vie, sans souci ◀d’▶édifier ni ◀de▶ corrompre, une esthétique aussi simple n’est funeste que si l’artiste n’a point ◀d’▶amour pour cette vie qu’il se propose ◀de▶ peindre. Ce n’est pas le cas ◀de▶ Boccace. Je viens de relire quelques-uns ◀de▶ ses contes. Assurément il y avait chez leur auteur ◀d’▶abondantes sources ◀de▶ poésie intime, une âme ◀d’▶une grande richesse et ◀d’▶une grande vivacité. C’est pourquoi cet amateur ◀de▶ vieux livres reste toujours jeune ; c’est pourquoi nous reconnaissons sur son œuvre les couleurs ◀de▶ la vie.
Il est sans doute inutile ◀de▶ rendre un hommage officiel à Boccace, mais puisque, à propos de ce sixième centenaire, son nom vient ◀d’▶être évoqué en France, relisons ses contes ◀d’▶un si souriant réalisme : cela nous reposera ◀de▶ l’actuelle littérature spiritualiste.
Tome CV, numéro 391, 1er octobre 1913
Échos.
Publications du « Mercure de France » [extrait]
[…]
l’italie septentrionale vue par les grands écrivains et les voyageurs célèbres, premier ouvrage ◀de▶ la collection Le Trésor du Tourisme, publiée sous la direction ◀de▶ M. Christian Beck : Le Piémont, Milan, Venise, Florence, l’Ombrie, préface par Teodor de Wyzewa, 1 vol. in-16, 3,50.
[…]
Tome CV, numéro 392, 16 octobre 1913
Les Revues.
Memento [extrait]
La Revue hebdomadaire (20 septembre) : […] — « Boccace », par M. E. Rodocanachi. […]
Les Entretiens idéalistes (septembre). — M. Fernand Divoire : « Dante en Flandre. »
[…]
Musique.
Opéra. — Les Joyaux ◀de▶ la Madone,
musique ◀de▶ M. Wolf-Ferrari
Il paraît que les Joyaux ◀de▶ la Madone ont eu beaucoup de succès en
Allemagne, en Angleterre, en Amérique et sans doute aussi en Italie. N’étaient ces
précédents, prometteurs ◀de▶ recettes, on se perdrait en conjectures pour expliquer la
présence impromptue ◀de▶ cet ouvrage sur les planches ◀de▶ notre Opéra subventionné. Les
Directeurs ◀de▶ celui-ci ont peut-être eu pourtant l’espérance un peu téméraire. Ils se
sont évertués à la réaliser, et ce qui les concernait dans l’aventure mérite ◀de▶
chaleureux éloges. On contempla bien rarement en l’endroit une mise en scène aussi
soignée à toutes sortes ◀d’▶égards. Ces Joyaux ◀de▶ la Madone nous ont
valu d’abord une stupéfaction peu ordinaire. Les choristes mâles ◀de▶ la maison
s’étaient-ils par hasard grimés ? En tout cas, pour une fois, on ne les reconnaissait
plus. On cherchait vainement telle lippe moustachue, tel bouc ◀de▶ tout repos, telle panse
tonnelée, tel nez fleuri ou tel double menton convaincu, tous et chacun aussi
traditionnels et familiers que le lustre et le trou du souffleur. Ils étaient si bien
déguisés que, toujours pour une fois, ils avaient l’air des gens qu’ils étaient censés
représenter. Que n’en font-ils autant pour Tannhaeuser et Lohengrin ? Et, pour comble, ces gens marchaient, remuaient, couraient,
gesticulaient. À peine en croyait-on ses jeux. Assurément tout ne fut pas parfait : on
ne change pas comme ça notre Opéra en un tournemain. Mais, malgré quelques maladresses,
on pouvait presque, par moments, s’imaginer être chez M. Albert Carré. Il y eut au
premier acte, et dans un fort joli décor, ma foi ! ◀d’▶amusants grouillements ◀de▶ foule
napolitaine et ◀de▶ non moins amusants cortèges où on était tout étonné ◀de▶ sourire
franchement ◀d’▶un réalisme plus ingénu que caricaturé. L’orgie des Camorristes, au
dernier tableau, apparut réglée ◀de▶ façon tout exceptionnelle. La danse s’y mêlait si
naturellement à l’action et aux chants qu’on ne remarquait pas l’intervention spéciale
du corps ◀de▶ ballet : chose qui n’advint certes jamais à l’Opéra, ◀de▶ mémoire ◀d’▶abonné
septuagénaire. Bref, tout cela formait, dans l’ensemble, un spectacle vivant si
inaccoutumé en ce morne édifice que sa nouveauté seule lui garantirait volontiers le
succès rêvé par MM. Messager et Broussan. La pièce elle-même, du moins par certains
côtés, contribue à cette impression tutélaire. Sans doute, le livret des Joyaux ◀de▶ la Madone, inspiré par un fait-divers, reste un fait-divers à la
scène. Néanmoins avec son intrigue heurtée et sa brusque psychologie vériste, il n’est
pas plus mauvais, en somme, qu’un tas d’autres livrets du répertoire et, par contraste
au milieu d’eux, le modernisme ◀de▶ ses costumes n’est peut-être pas moins propre à piquer
la curiosité que la singularité ◀de▶ l’ambiance où il nous transporte. C’est bien
probablement la première fois que la rampe ◀de▶ notre opulent Opéra éclaira des héros en
complet veston, coinçant un humide mégot ◀de▶ cigarette aux lèvres, s’enfilant du macaroni
et avalant des demi-setiers. Quoique, surtout au second acte, tout le tragique ◀de▶
l’histoire s’avérât plutôt fastidieux, cet imbroglio ◀de▶ névrose, ◀de▶ crapule et ◀de▶
dévotion n’était pas sans quelque saveur, sous cet aspect, dans la solennité poncive du
mausolée Garnier. Le librettiste fut d’ailleurs fort bien servi par la majorité des
interprètes en y comptant les chœurs et figurants, et admirablement par l’un des
protagonistes. M. Vanni Marcoux, qu’on regrettait depuis Mona Vanna,
est un ◀de▶ ces artistes ◀de▶ l’ordre ◀de▶ Jean Périer et Vieuille, qui sauveraient l’honneur
dans la pire déroute en assurant une retraite par échelons agrémentée ◀de▶ l’illusion ◀de▶
la victoire. Il a merveilleusement composé une équivoque silhouette ◀d’▶apache alcoolique
et dégingandé, cynique et naïf, menteur et amoureux sincère, canaille et pieux à la
Vierge. Avec une belle voix ◀de▶ salon dépourvue ◀de▶ médium, Mlle Andrée Vally, que l’émotion paralysait peut-être un peu, ne s’en est pas trop
mal tirée pour ses débuts et a très suffisamment secondé ses partenaires. Les deux
autres, à la vérité, n’ont guère pu que défendre des rôles bien ingrats, mais M. Vanni
Marcoux est un superbe comédien qu’on ne se lasserait pas ◀d’▶aller voir et c’est sur lui
surtout que repose la pièce. Mise en scène, décors, interprétation, sujet et livret
même, à tous ces points de vue on eût évidemment pu, sans invraisemblance, escompter à
Paris le succès brillamment remporté ailleurs. Malheureusement, il y a la musique ◀de▶
M. Wolf-Ferrari. J’ai grand peur que notre public ne l’avale pas sans grimace, et même
le public ◀de▶ Paillasses et ◀de▶ la Tosca. Le programme
nous apprenait que M. Wolf-Ferrari fut directeur du Conservatoire ◀de▶ Venise. On se
demande avec angoisse ce qu’il y put bien enseigner à ses élèves. Mais un amateur sans
talent a pourtant quelquefois des idées. M. Wolf-Ferrari en est aussi dénué qu’il
regorge ◀de▶ platitude. Sa musique, si on ose ainsi s’exprimer, est la plus vide et la
plus assommante qu’on ait jamais ouïe où que ce soit. Le programme nous révélait encore
que M. Wolf-Ferrari, « né ◀d’▶un père allemand et ◀d’▶une mère italienne »
,
cultive aussi la peinture, la poésie, et « s’adonne à la philosophie par amour
des hautes pensées »
. S’il a tant de cordes à son arc, que n’en décroche-t-il
celle ◀de▶ la musique ? Il n’a que l’embarras du choix pour faire sûrement mieux quoi
qu’il fasse, et éviter peut-être ◀de▶ se ridiculiser, — du moins chez nous.
Lettres italiennes
[Littérature italienne]
Je me dispense des préambules usuels. Je dirai seulement que le nouveau signataire ◀de▶ ces chroniques pourra, étant sur place, être vraiment renseigné sur les forces réelles et vivantes ◀de▶ la littérature italienne. Il croit, qu’on ne pourra pas le taxer ◀d’▶indulgence — son passé et son présent ◀de▶ polémiste excluent tous les soupçons — mais il tiendra à révéler avec sympathie toutes les tentatives nouvelles qui surgiront en Italie. Il portera surtout son attention sur la littérature des jeunes — la seule, en ce moment, qui mérite l’honneur ◀d’▶être connue et appréciée à l’étranger.
La mort a pris beaucoup ◀d’▶écrivains ◀de▶ la vieille génération (Carducci, Rapisardi, Fogazzaro, Pascoli, Graf, etc.) et ceux qui restent (Guerrini, Mazzoni, Marradi, etc.) ont tout à gagner ◀de▶ notre silence. La génération littéraire qui a succédé, les écrivains qui ont dépassé maintenant la quarantaine, sont, pour la plupart, des journalistes adroits et ambitieux qui ont fait des nouvelles, des romans, du théâtre, des essais politiques ou littéraires pour se hausser au-dessus ◀de▶ leur position intellectuelle ou bien pour augmenter leurs revenus. Ils s’appellent Morello, Zuccoli, Corradini, Ojetti, Angeli, et ils semblent sinon des frères au moins des cousins. Ils sont très lus et bien payés — et c’est tout. Il y en a qui affichent des aspirations louables vers l’art : tel Benelli, avec ses machines théâtrales, ou Beltramelli, avec ses contes régionalistes, mais ils sont tombés bientôt, comme leurs confrères et amis, dans la fabrication ◀de▶ la littérature ◀de▶ rapport. Il y a aussi, à leurs côtés, les fournisseurs attitrés des théâtres bourgeois (Giannino Antona-Traversi, Marco Praga, Sabatino Lopez, etc.) et les femmes auteurs (Mmes Sérao, Negri, Deledda, etc.), mais il vaut mieux ne pas s’y arrêter, au moins pour le moment.
Je ne parlerai pas ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶, qui appartient, et pour bien des côtés, à cette génération dont j’ai parlé (on a imprimé cette année un gros recueil ◀de▶ ses anciens articles ◀de▶ journal). ◀D’▶◀Annunzio▶ s’est transféré dans un pays plus riche, où il peut se donner, avec tranquillité, à ses goûts ◀de▶ mosaïste, ◀de▶ parfumeur et ◀de▶ tapissier. Il est très habile dans ces métiers-là et tous les jeunes Italiens intelligents lui souhaitent une brillante série ◀de▶ bonnes affaires. Il daigne, quelquefois, laisser tomber des bribes dépareillées ◀de▶ son travail dans son ancien pays. Le Corriere della Sera les recueille religieusement dans sa troisième page et ils font le secret ennui ◀de▶ tous les bourgeois ◀de▶ l’Italie du nord et du centre. Personne, surtout en Italie, où nous avons pu goûter, dans sa musique native, son lyrisme toujours mêlé, mais parfois puissant, ne méconnaît les « belles pages » que ◀d’▶◀Annunzio▶ a données à la littérature italienne. Mais presque tout le monde, aujourd’hui, est forcé ◀d’▶admettre que ◀d’▶◀Annunzio▶ a donné tout ce qu’il pouvait donner, qu’il est tombé dans le démarquage ◀de▶ soi-même ; et qu’il est désormais réduit à masquer avec ses décorations ◀de▶ styliste riche et lourd le vide frénétique ◀de▶ son âme. Les jeunes écrivains italiens sont très fâchés qu’à l’étranger on regarde encore cet exilé volontaire comme le représentant ◀de▶ l’esprit et ◀de▶ l’art italiens. Je sais qu’on voulait rédiger une protestation en règle : on ne l’a pas encore faite, mais elle viendra. Il est certain que ◀d’▶◀Annunzio▶ est très loin de notre esprit : beaucoup plus loin que d’autres écrivains d’ailleurs plus âgés que lui.
Il y aurait plutôt quelques mots à dire des survivants ◀de▶ notre école naturaliste : Verga, Capuana, ◀De▶ Roberto. Mais s’ils vivent toujours ils ne travaillent presque pas. Depuis dix ou quinze ans, ils n’appartiennent plus à la littérature militante.
Restent les jeunes. Je mets ◀de▶ côté les isolés, dont je parlerai au fur et mesure qu’ils publieront quelque chose ◀de▶ remarquable, et je me bornerai à signaler — pour donner une espèce ◀d’▶orientation aux lecteurs — les groupements où sont réunis, à cette heure-ci, les esprits les plus intéressants ◀de▶ notre génération.
Le premier n’est pas, à proprement parler, un véritable groupement. Il s’agit ◀de▶ quelques jeunes poètes qui ne sont pas organisés en école, qui n’ont pas lancé ◀de▶ manifeste littéraire, qui peut-être ne se connaissent même pas, mais qui se ressemblent beaucoup et que les critiques appellent, en bloc, les poètes crépusculaires. Guido Gozzano est le plus connu, bien qu’il ne soit pas le plus nouveau. Il a débuté, il y a cinq ans, avec la Via del Rifugio, et a réuni l’année dernière ses poésies sous le titre ◀de▶ Colloqui. Maintenant, il s’est retiré sur les bords ◀de▶ la Méditerranée, où il prépare un poème didactique sur les papillons. Sergio Corazzini a été révélé après sa mort (il est mort très jeune) et son œuvre se résume dans un petit recueil ◀de▶ poèmes. Il avait publié ◀de▶ son vivant le Piccolo Libro Inutile, que ses amis seuls avaient admiré. Umberto Saba, juif ◀de▶ Trieste, auquel nous devons deux volumes : Poésie ; Coi miei occhi, a chanté les nostalgies ◀de▶ sa ville et ◀de▶ sa race — et ses tristesses ◀de▶ mari. Marino Moretti est surtout le poète ◀de▶ son enfance : dans les Poesie scritte col lapis et dans Poesie per ridere, il évoque ses souvenirs ◀de▶ gamin et ◀d’▶écolier. F.-M. Martini lui ressemble comme un frère dans ses Poesie Provinciali.
La poésie ◀de▶ ces jeunes gens est une poésie ◀de▶ seconde main, très lasse, très mélancolique, très enfantine. Il y a des couvents ◀de▶ jeunes filles, des sons ◀de▶ cloches dans les soirs, les dimanches désolés, les petites maisons silencieuses ◀de▶ la province, la nostalgie des temps vieillots (dix-huitième siècle, ou 1850), les désillusions résignées ◀de▶ ces sceptiques faux naïfs, ◀de▶ ces ratés ◀de▶ l’art et ◀de▶ la vie. Ces poètes ont lu Laforgue et Jammes et surtout Rodenbach. Mais ils sont aussi les descendants ◀de▶ Pascoli : ils sortent du côté pathétique, mièvre et casanier du poète ◀de▶ Myricae. Ils n’ont pas beaucoup de choses à dire, et ils semblent déjà fatigués ◀de▶ leurs petits sentiments, ◀de▶ leurs visions mesquines et doucereuses. Ils manquent ◀d’▶âme et ◀de▶ souffle et cela les sauve au moins du défaut perpétuel ◀de▶ la poésie italienne : l’emphase. Ils ont le mérite ◀d’▶avoir brisé, bien que timidement, la tradition classique, païenne, renaissance, qui nous opprimait. Leur filet ◀de▶ voix est mince, mais il représente quelque chose ◀de▶ nouveau dans le train-train héroïque et sensuel ◀de▶ la poésie ◀de▶ notre pays.
Plus large et plus important, surtout au point de vue culturel, est le groupement qu’on appelle Vociano, car il a son foyer à Florence autour de la revue la Voce.
La Voce a été fondée en 1908 par M. Prezzolini, dans le but ◀de▶ réunir les meilleures forces qui s’étaient manifestées dans les dix années précédentes ◀de▶ renouvellement spirituel. Elle voulait accueillir des esprits différents ou même opposés, mais libres et hardis avant tout et soucieux ◀d’▶une réorganisation ◀de▶ la culture nationale. Elle n’était pas une revue simplement artistique et littéraire, comme la plupart de celles qui poussent chaque semaine en Italie : elle s’est occupée aussi, et avec ardeur et compétence, ◀de▶ philosophie, ◀de▶ politique, ◀de▶ questions pratiques.
La Voce a entrepris plus ◀d’▶une campagne impopulaire et souvent elle a réussi à imposer ses vues. Je rappellerai, pour les lecteurs français, les batailles victorieuses pour la sculpture ◀de▶ M. Rosso et la peinture impressionniste française, dont elle a organisé, à Florence, la première exposition italienne. Son attention a été tournée souvent du côté de la France. M. Soffici, un ◀de▶ ses rédacteurs le plus féconds et le plus avertis, a tâché ◀de▶ percer l’effrayante ignorance artistique ◀de▶ nos compatriotes en faisant connaître et admirer la peinture française moderne, ◀de▶ Courbet jusqu’aux cubistes (son livre sur le Cubisme, édité par la Voce, a été enlevé en quelques semaines). Il a publié aussi un excellent essai sur Rimbaud, qu’on pourrait lire avec profit même en France. M. Prezzolini, l’actif directeur ◀de▶ la Voce, vient de publier (chez Treves, à Milan) un gros livre, très renseigné, sur les Français du vingtième siècle. M. Piero Jahier a fait connaître parmi nous l’œuvre ◀de▶ Paul Claudel et a traduit le Partage ◀de▶ Midi et l’Art poétique.
Mais la Voce, bien qu’elle ait pris au sérieux son rôle, qui est ◀d’▶informer les Italiens des grands courants étrangers plus modernes, visait surtout à créer un nouvel état d’esprit dans toutes les branches ◀de▶ la vie italienne. Elle voulait exercer une fonction ◀de▶ contrôle sur tous les partis et les écoles sans se soumettre à personne. Elle se proposait ◀de▶ renseigner, ◀de▶ clarifier, ◀de▶ mettre au point. Elle s’est spécialisée dans toutes les grandes questions ◀de▶ culture qui touchent à la vie quotidienne et à la vie sociale : problème du Midi ; réforme ◀de▶ l’instruction populaire et supérieure ; éducation sexuelle ; modernisme ; libérisme. Elle a continué la lutte contre le journalisme, l’académisme et le positivisme que le Leonardo avait déjà engagée et poursuivie, et n’a pas oublié les questions artistiques et littéraires pures. Elle a révélé trois ou quatre jeunes écrivains très personnels et dont j’aurai à reparler, Scipio Mataper, par exemple, l’auteur du Mio Carso ; Giovanni Boine, Piero Jahier, Fernando Agnoletti, sans compter les aînés (MM. Papini, Prezzolini, Soffici), dont elle a contribué à répandre les noms et les idées.
Maintenant l’influence ◀de▶ la Voce est affaiblie. On a ajouté à la revue une librairie et une maison ◀d’▶éditions qui marchent assez bien, mais la fraîcheur et l’enthousiasme des premières années ont disparu. Elle n’est plus à l’avant-garde. Elle est devenue sérieuse, professorale, pratique. Disons le mot : plus bourgeoise.
Un autre mouvement, beaucoup plus révolutionnaire et génial, a pris sa place dans l’attention ◀de▶ la jeunesse : le mouvement futuriste, allié avec celui qui est représenté par la revue Lacerba. J’en parlerai la prochaine fois.
Memento
À signaler, en ce moment, la résurrection ◀d’▶un écrivain très remarquable et qu’on n’avait pas assez estimé pendant sa vie : Alfredo Oriani, romancier, historien, penseur. ◀De▶ son vivant il avait des difficultés à trouver des éditeurs pour ses livres : on le lisait très peu. Aujourd’hui on est en train de réimprimer son œuvre entière. Voy. La lotta politica in Italia (Florence, Libreria della Voce, 1913, 3 vol.) — Vortice ; Disfatta ; Gelosia, romans (Bari, Laterza, 1913, 3 vol.).
La Vie anecdotique.
Futurisme
M. Ardengo Soffici, rallié ◀de▶ l’année dernière au futurisme, rédige, dans Lacerba, qui paraît à Florence, un Journal ◀de▶ bord qui lui a valu ◀de▶ recevoir dernièrement ◀de▶ ses amis la lettre recommandée suivante, que je traduis :
Très cher Soffici,
Nous t’écrivons très préoccupés ◀de▶ beaucoup ◀d’▶on-dit qui courent et qui, bien que nous les combattions par solidarité, concordent cependant avec notre opinion personnelle que nous gardons pour nous. Ces on-dit se résument en ceci. Ton « Journal ◀de▶ bord » est épouvantablement sentimental, malgré le grand génie qu’il contient. Carrà ajoute que dans chaque numéro, tu pourrais finir par ces mots : Je cherche une maîtresse. Boccioni est prêt à t’ouvrir son harem et même à te tenir la chandelle. Russolo bercerait ta volupté avec son plus bruyant craqueur [un des instruments du nouvel Art des Bruits] et nous, nous concluons en affirmant que tu constitues un cas excessivement grave ◀d’▶engorgement spermatique et ◀de▶ diarrhée cardiaque. Nous t’embrassons sachant que nos embrassements ne te guériront point ◀de▶ l’angoisse avec laquelle tu songes à l’introuvable divine amie vêtue ◀de▶ mélancolie violâtre. [Ici l’écriture change.]
Deboleeee !
tu me dégoûtes profondémentFais-toi des…, ne nous romps pas le…,
Russolo Carrà.
F.-L. Marinetti.[Autre changement ◀d’▶écriture.]
Mélancolie, nymphe gentille
Ma vie
Je te consacre.
Zanella, abbé de Vicence,
maître de Fogazzaro
Saintes Huiles rances
très bonnes.
Boccioni.
[Changement comme au-dessus.]
Tu es en train de réhabiliter Fogazzaro !
Vomissant : Ton Carrà.
M. Soffici a promis ◀de▶ se corriger.
M. Carrà, qui est un peintre futuriste dont ses amis disent beaucoup de bien, me paraît être encore le futuriste dont l’estomac est le plus délicat, ce qui vaut mieux que ◀d’▶en manquer.
Lorsque, après son mariage avec la fille du Prince des poètes, M. Gino Severini se rendit à Milan pour comparaître devant le tribunal qualifié pour juger son crime ◀de▶ mariage, il dut attendre quelques jours au bout desquels il comparut devant ses juges en compagnie de sa jeune femme ; parmi les juges se trouvaient, plaisanterie ◀d’▶un goût douteux, deux dames charmantes, paraît-il, et qui sont ◀de▶ ferventes adeptes ◀de▶ l’amour libre. Les accusations furent violentes. Severini et sa jeune femme, pâles tous les deux, les écoutaient, non sans impatience.
La scène monta bientôt à un diapason si élevé, si effrayant même que la jeune mariée éclatant en sanglots se jeta dans les bras ◀de▶ son mari qui, héroïquement, fit le geste ◀de▶ vendre chèrement sa vie pour défendre contre des amis sans pitié sa compagne élue, mais l’émotion avait été si forte que Severini s’évanouit.
Devant cette scène sublime ◀d’▶amour conjugal, les futuristes assemblés ne purent se contenir. Changeant brusquement ◀de▶ langage, ils firent tous leurs efforts pour réparer le désordre dont ils étaient cause. Il n’était plus question ◀de▶ jugement ni ◀de▶ condamnation, lorsque, dans un hoquet épouvantable, M. Carrà demanda la parole. Il se tenait debout avec peine, embrassant une colonne au centre du lieu où l’on se trouvait. Il commença ainsi ◀d’▶une voix tonnante :
« Le mariage… »
Aussitôt il tomba en vomissant, on l’emporta bientôt cuver sa sainte ivresse et les futuristes purent finalement absoudre le mariage ◀de▶ Gino et ◀de▶ Jeanne Severini.
Tome CVI, numéro 393, 1er novembre 1913
Les Journaux.
Les Mémoires ◀de▶ Casanova et Stendhal
(l’Intermédiaire des Chercheurs et Curieux, 10 octobre)
On persiste à vouloir attribuer à Stendhal les Mémoires ◀de▶ Casanova. Il semble singulier, écrit M. Octave Uzanne, dans l’Intermédiaire des chercheurs et curieux, qu’une semblable légende puisse encore persister dans l’esprit des Bibliophiles avisés. Voici quelques précisions qui détruiront définitivement cette étrange légende.
Le Casanovisme est, à cette heure, une religion bizarre, imprévue, en progression constante, qui compte ◀d’▶innombrables adeptes et fervents dans le monde entier. Casanova a su s’attirer autant ◀de▶ commentateurs que naguère Voltaire ou Rousseau en comptaient vers 1828 à 1840. Ce ne sont point des fantaisistes, bien au contraire, mais des érudits ◀de▶ la plus rare valeur et du meilleur esprit.
Les textes des nombreux papiers ◀de▶ Casanova, dont les originaux se trouvent à Dux sont, tour à tour, publiés, annotés pour la plus grande gloire ◀de▶ notre aventurier qui ne saurait désormais être taxé ◀d’▶imposteur, au point de vue ◀de▶ la véracité ◀de▶ ses écrits. Le génie étrange et multiple ◀de▶ ce surprenant sacripant apparaît chaque jour plus complexe et plus déroutant. Sa correspondance, ses œuvres inconnues, poétiques, économiques, mathématiques, politiques ; ses talents divers se révèlent à nous pour nous charmer ou nous surprendre, grâce aux travaux ◀de▶ F. W. Barthold, d’abord, puis ◀de▶ MM. Alessandro d’Ancona, Aldo Ravà, Gugitz, Tage, E. Bull, Ettore Maïa, succédant à tant d’autres, à ceux ◀de▶ Baschet, ◀de▶ Ch. Henry, du Dr Guède, ◀de▶ Maynial, ◀de▶ H. Beackley, sans compter les surprises qui nous sont réservées par des publications ◀de▶ haute curiosité actuellement en préparation et qui seront signées par M. Khol, ◀de▶ Prague, et surtout par M. Charles Samaran, ◀de▶ nos Archives Nationales.
Casanova est entré dans le Domaine ◀de▶ l’Érudition historique et littéraire. Il n’est plus permis ◀de▶ douter ◀d’▶un pareil gaillard sous peine de se discréditer à jamais aux yeux des sincères casanovistes.
Nous croyons savoir que l’Édition du Manuscrit original se prépare activement à Leipzig : l’œuvre sera considérable, avec tout ce que les éditeurs seront tenus ◀d’▶y joindre. Déjà l’édition ◀de▶ Casanova dite ◀de▶ Conrad, en Allemagne, comporte quinze volumes. À quel tome s’arrêtera-t-elle ? Personne encore ne le saurait déterminer.
Les lettrés allemands, aussi bien que les anglais, les scandinaves, les russes même, en dehors des français et italiens, dont l’admiration est encore plus légitime, sont aujourd’hui des Casanovistes déterminés.
Une Bibliographie ◀de▶ et sur Casanova depuis 1880 (époque à laquelle j’étais alors un des premiers à donner juvénilement le mouvement en compagnie de Baschet et ◀de▶ ◀d’▶Ancona) fournirait matière à un très copieux volume. On pourra d’ailleurs s’en convaincre lorsque paraîtra la Bibliothèque ◀d’▶ensemble que préparent, avec une admirable méthode et en collaboration fervente MM. Tage, E. Bull et Aldo Ravà.
Nous sommes quelques-uns aujourd’hui, aussi bien dans Paris qu’à l’étranger, à désirer mettre au jour une Petite Revue Casanovienne pour y échanger nos idées, y fomenter des controverses, y découvrir des textes, y rechercher des éclaircissements ◀de▶ personnages des Mémoires ou y discuter ◀de▶ la curieuse diversité ◀de▶ textes ◀de▶ certaines éditions, celles ◀de▶ Garnier ou ◀de▶ Rozez, par exemple, et surtout l’édition qui fut originairement publiée en allemand, traduction ◀de▶ G. de Schutz, et qui parut ◀de▶ 1822 à 1828.
Peut-être, grâce à l’Intermédiaire, pourrions-nous parvenir à grouper un certain nombre ◀d’▶adhérents, grâce auxquels notre projet pourrait bientôt entrer dans la voie des réalités.
Je ne puis que le souhaiter et me déclare prêt à recueillir toutes lettres à ce sujet.
Je suis très heureux ◀de▶ pouvoir signaler ici ce désir et presque ce projet ◀de▶ M. Octave Uzanne ◀d’▶une petite Revue Casanovienne. Je me déclare moi-même prêt à transmettre à M. O. Uzanne tous les documents ou lettres concernant ce sujet. Peut-être pourrait-on, en annexe au Stendhal-Club, fonder le Club Casanovien, dont M. Octave Uzanne serait le pieux et érudit président.
Lettres anglaises.
Memento [extrait]
Poetry and Drama est l’organe trimestriel ◀d’▶une génération ◀de▶ poètes remarquablement doués. Cette fois, le mouvement futuriste y est exposé, avec des exemples, et il est assez piquant ◀de▶ voir ◀de▶ quel autre futurisme se réclament ces jeunes auteurs anglais. Outre les extraits ◀de▶ poésie ◀de▶ Buzzi, Marinetti et Palazzeschi, habilement traduits par Harold Monro, et le manifeste futuriste, on peut lire ici un curieux Foreword to the Book of Arep, imprimé en capitales grasses entremêlées ◀d’▶ornements bizarres, et des études et appréciations ◀de▶ Lascelles Abercrombie, ◀de▶ H. Caldwell Cook, ◀de▶ John Cournos, ◀de▶ sir Ronald Ross, ◀de▶ Victor Plarr, des chroniques ◀d’▶Ernest Rhys et ◀de▶ F.-S. Flint, celle-ci fort bien informée des choses ◀de▶ France.
La Vie anecdotique.
Le tribunal futuriste
J’ai rapporté d’après Lacerba la séance du tribunal
futuriste ◀de▶ Milan jugeant le mariage du peintre Severini. En réalité, ce fut un
procès pour rire. Severini m’écrit à ce sujet : « L’article procès Lacerba, que nous avions d’ailleurs tracé dans les grandes lignes tous
ensemble dans un grand café ◀de▶ Milan, où mes amis fêtaient notre arrivée dans un
succulent dîner — a été donc fait parmi le vin, les desserts, les rires,
etc. »
Échos.
Une découverte archéologique à Ancône
On vient de faire à Ancône une découverte archéologique fort intéressante, en ce sens qu’elle montre une fois de plus combien la civilisation hellénique avait pénétré profondément l’Italie centrale sous l’Empire romain.
C’est une tombe grecque somptueuse qui a été mise au jour dans une propriété des comtes Ferretti, à une profondeur ◀de▶ deux mètres. Elle est du type dénommé « tomba a schiena » par les archéologues italiens, moins archaïque que celui des tombes « a cassa » ou à coupole.
Elle renfermait ◀de▶ nombreux objets précieux qui ne sont pas en bon état ◀de▶ conservation par suite des infiltrations ◀d’▶eau. On a trouvé trois vases ◀d’▶argent, dont une grande coupe très élégamment décorée, et deux couvercles en majolique blanche, ornés ◀de▶ fleurs et ◀de▶ têtes ◀d’▶animaux, qui provenaient des fabriques ◀d’▶Alexandrie et qui sont extrêmement rares. À signaler aussi quelques très beaux objets ◀de▶ bronze et ◀de▶ terre cuite ; l’huilier est le plus grand qu’on ait trouvé dans les tombes grecques. Un petit instrument pointu en bronze, ◀d’▶un type inconnu, paraît être un cure-ongles.
Une inscription en caractères grecs au fond ◀d’▶un vase présente un réel intérêt documentaire.
Tome CVI, numéro 394, 16 novembre 1913
Les Romans.
Gabriel Soulages : L’Idylle vénitienne,
G. Crès
Cela ressemble à ces colliers ◀de▶ perles du même pays, ◀de▶ mille couleurs, ◀de▶ mille
facettes et tout criblé ◀de▶ ces petits points chatoyants comme on en voit dans la fleur
minuscule dite : l’œillet du poète. Et cet œillet du poète il le met à sa boutonnière
◀d’▶un geste un peu bien câlin, j’allais dire polisson. Citons le
chapitre viii ; aussi bien il n’est pas long : « Elle pleurait, elle
pleurait, elle pleurait… Hier, vous savez, hier ? sanglotait-elle… Hé bien, voilà…
J’avais oublié ◀d’▶ôter ◀de▶ mon cou ma petite médaille bénite ! »
Cela se passe à
Venise, mais ça pourrait se passer ailleurs !
Lettres anglaises.
W. K. McClure : Italy in North Africa, an
Account of the Tripoli Enterprise, 10 s. 6 d., Constable
C’est à un point de vue très favorable aux Italiens que Mr W. K. McClure s’est placé pour relater les diverses phases ◀de▶ la conquête ◀de▶ Tripoli, dont il suivit sur place les péripéties. Il est intéressant ◀de▶ revenir sur cette conquête, qui a été repoussée au second plan par la sauvage guerre des Balkans. Cependant, on aurait tort ◀d’▶oublier que c’est l’attaque brutale ◀de▶ l’Italie contre la Tripolitaine qui a rompu le statu quo méditerranéen et provoqué le conflit balkanique. L’événement avait été prévu dès longtemps, avec toutes ses conséquences, et il serait curieux ◀de▶ rechercher quelle fut la source des rumeurs persistantes qui prêtaient à l’Allemagne des desseins sur Tripoli et précipitèrent l’action ◀de▶ l’Italie, ◀d’▶où résulta fatalement le démembrement ◀de▶ la Turquie. Les Italiens sont à présent définitivement maîtres de Tripoli, et ils y font ◀d’▶excellente besogne, s’il faut en croire ce que raconte Mr McClure dans son ouvrage : Italy in North Africa, qu’illustre une profusion ◀de▶ reproductions photographiques.
La Vie anecdotique.
Giovanni Moroni
Il y a maintenant tant ◀d’▶étrangers en France qu’il n’est pas sans intérêt ◀d’▶étudier la sensibilité ◀de▶ ceux d’entre eux qui, étant nés ailleurs, sont cependant venus ici assez jeunes pour être façonnés par la haute civilisation française. Ils introduisent ici les impressions ◀de▶ leur enfance, les plus vives ◀de▶ toutes, et enrichissent le patrimoine spirituel ◀de▶ leur nouvelle nation comme le chocolat et le café, par exemple, ont étendu le domaine du goût.
J’ai connu naguère un nommé Giovanni Moroni, personnage sans grande culture. Il était employé dans un établissement ◀de▶ crédit. Italien ◀d’▶origine, il était venu tout jeune en France chez un ◀de▶ ses oncles, épicier à Montmartre. Giovanni Moroni était un homme ◀d’▶une trentaine ◀d’▶années, râblé, rieur et indécis. Il avait oublié l’italien. Ses propos ne sortaient généralement, point ◀de▶ la banalité courante. Toutefois, je l’entendis un jour parler ◀de▶ ses jeunes années et ce récit ◀d’▶un pérégrin m’a paru assez saisissant et assez savoureux pour que j’aie tenté ◀de▶ le reproduire.
« Ma mère s’appelait Attilia. Mon père, Beppo Moroni, fabriquait des jouets ◀de▶ bois, livrés pour quelques sous aux grands marchands qui les revendaient fort cher. Il s’en plaignait souvent. J’avais toutes sortes ◀de▶ jouets : des chevaux, des polichinelles, des sabres, des quilles, des pantins, des soldats, des chariots. Tout était en bois et souvent je menais un tel bruit, je faisais tant de désordre que ma mère levait les bras en s’écriant : — Vierge sainte ! Quel vaurien ! Ah ! Giovannino, tu l’as été dès ton baptême. Pendant que le prêtre versait l’eau sur ton front, tu mouillais tes langes. — Et la bonne Attilia me gratifiait ◀de▶ taloches que j’essayais ◀de▶ parer, en criaillant et sanglotant désespérément.
« Cette époque ◀de▶ mon enfance à Rome m’a laissé des souvenirs très précis. Les plus lointains remontent à l’âge ◀de▶ trois ans.
« Je me revois surveillant la combustion dans une cheminée, sur un feu ◀de▶ bois, ◀d’▶une pomme ◀de▶ pin pignon et faisant ensuite sortir ◀de▶ leurs alvéoles les amandes à enveloppe dure comme un os et y ressemblant.
« Je me souviens des fêtes ◀de▶ l’Épiphanie. J’étais joyeux ◀d’▶avoir ◀de▶ nouveaux jouets que je croyais apportés par la Befana, cette sorte ◀de▶ fée laide et vieille comme Morgane, mais douce aux enfants et ◀de▶ cœur tendre. Ces fêtes des rois mages, pendant lesquelles je mangeais tant de dragées fourrées ◀d’▶écorce ◀d’▶orange, tant de bonbons à Tunis, m’ont laissé un arrière-goût délicieux.
« Le jour, malgré le froid, je restais avec mon père dans la baraque qu’il tenait sur la Piazza Navona et où il avait le droit pendant cette semaine ◀d’▶écouler ses jouets. Beppo me laissait courir ◀d’▶une baraque à l’autre et, le soir, Attilia apportant le repas ◀de▶ son mari et venant me prendre pour me coucher devait me chercher longtemps en se lamentant ◀de▶ ce que des bohémiens m’avaient peut-être enlevé.
« Je me souviens aussi du supplice des cafards qui revenait chaque mois. Ma mère les réunissait, je ne sais comment, dans un vieux tonneau et j’étais alors admis à assister à leur trépas. Elle versait ◀de▶ l’eau bouillante sur les malheureuses bêtes dont les agitations, les courses, les bonds désordonnés avant la mort m’enchantaient.
« Hors du temps ◀de▶ la Befana, ma mère me menait souvent en promenade avec elle, tandis que son mari travaillait à la maison.
« C’était une belle brune, encore jeune. Les sergents retroussaient leur moustache en passant près ◀d’▶elle. Je l’aimais beaucoup, surtout parce qu’elle avait pour pendants ◀d’▶oreilles ◀de▶ grands cercles ◀d’▶or fort lourds. Par ce détail, je la jugeais supérieure à mon père, qui, lui, n’avait aux oreilles que ◀de▶ petits cercles, minces comme du fil.
« Lorsque nous sortions, nous allions dans les églises, au Pincio, au Corso, voir passer les belles voitures. L’hiver, avant de rentrer, ma mère m’achetait ◀de▶ bonnes châtaignes chaudes et, l’été, une tranche ◀de▶ pastèque, froide comme une glace à peine sucrée.
« Souvent nous rentrions en retard et c’était alors des disputes qui parfois devenaient terribles. Ma mère était jetée sur le plancher, traînée par les cheveux. Je revois nettement mon père piétiner la poitrine dénudée ◀de▶ ma mère, car, pendant la lutte, le corsage craquait ou s’ouvrait et les seins se dressaient, stigmatisés par le talon à clous.
« Malgré ces misères, assez rares d’ailleurs, mes parents faisaient bon ménage.
« J’avais cinq ans lorsque j’eus ma première frayeur.
« Un jour, ma mère s’habilla soigneusement et me revêtit ◀de▶ ma plus jolie robe. Nous sortîmes ensuite. Ma mère acheta un bouquet ◀de▶ violettes. Nous arrivâmes dans un vilain quartier, devant une vieille maison. Nous gravîmes un escalier dont les marches ◀de▶ pierre étroites et gauchies étaient devenues glissantes. Une vieille femme nous fit entrer dans une pièce meublée ◀de▶ quelques chaises neuves ; puis un homme entra. Il était maigre, assez mal vêtu, ses yeux flamboyaient étrangement et ses paupières sans cils étaient retournées. On voyait une chair vive, rouge et répugnante autour des yeux. Effrayé, je saisis les jupes ◀de▶ ma mère ; mais elle se jeta à genoux devant l’homme qui menaçait et commandait. Je m’évanouis et ne revins à moi que dans la rue. Ma mère me dit : — Que tu es bête, ◀de▶ quoi avais-tu peur ? — Et moi, je criais : — Je le dirai à papa, je le dirai à papa. — Elle me consola et m’apaisa en m’achetant un peu de pâte ◀de▶ tamarin que j’aimais beaucoup.
« Une autre fois, ma mère avait mal aux dents. Le soir, comme elle souffrait, son mari la lutina et plaisanta, disant : — C’est le mal ◀d’▶amour. — Ce soir-là, on me coucha plus tôt que ◀de▶ coutume. Le lendemain le mal persista. Ma mère dut aller chez les capucins.
« Le portier nous fit entrer dans un parloir orné ◀d’▶un crucifix, ◀d’▶images pieuses, ◀de▶ branches ◀d’▶olivier et ◀de▶ palmes bénites. Autour de la table, quelques frères rangeaient des paniers ◀de▶ salade menue et mêlée ◀de▶ petite laitue, ◀de▶ pourpier, ◀de▶ feuilles ◀de▶ radis, ◀de▶ pimprenelle et ◀de▶ fleurs ◀de▶ capucines que ces religieux ont coutume ◀d’▶aller vendre dans la ville. Un vieux capucin entra et me bénit tandis que ma mère lui baisait les mains en faisant un signe de croix. Ma mère s’assit, le capucin entoura un davier avec une serviette, se plaça derrière la patiente et lui introduisit l’instrument dans la bouche. L’opérateur fit un effort et une grimace. Ma mère poussa un hurlement et se mit à courir avec moi, qui m’accrochais à ses jupes. À la porte du couvent, elle se souvint ◀d’▶avoir oublié ◀de▶ prendre la dent arrachée. Elle revint au parloir et, après des paroles ◀de▶ remerciaient, la redemanda. Le religieux nous bénit en disant que les dents qu’il arrachait étaient le seul salaire qu’il demandât. Depuis, j’ai pensé que ces dents devenaient probablement et très justement des reliques révérées.
« Ma mère donnait dans la superstition. J’avoue que je ne la dédaigne pas. Les causes s’enchaînent. La trouvaille ◀d’▶un trèfle à quatre feuilles désigne peut-être l’approche ◀d’▶un bonheur. Il n’y a rien ◀d’▶incroyable à cela. À Strasbourg, l’arrivée des cigognes précède le printemps, l’annonce, et personne n’en voudrait douter.
« Une fois, en été, on avait donné à ma mère l’adresse ◀d’▶un moine qui tirait les cartes à bon marché. Il habitait seul un couvent désert et nous fit entrer dans une bibliothèque dont le plancher même était encombré délivrés. Il y avait aussi des sphères, des instruments ◀de▶ musique et ◀d’▶astronomie. Le moine était un beau garçon, qui portait une couronne ◀de▶ cheveux noirs et drus ; sa robe était tachée ◀de▶ vin, ◀de▶ graisse et marquée ◀de▶ petites saletés consistantes et sèches. Il indiqua une chaise à ma mère, qui s’assit et me prit sur ses genoux. Lui-même se plaça dans un fauteuil ◀de▶ l’autre côté ◀d’▶une table encombrée ◀d’▶un fiasque à demi vide et ◀d’▶un autre plein, à travers le goulot duquel luisait comme une topaze l’huile qui remplace le bouchon ◀de▶ liège. Il y avait aussi, sur cette table une écritoire, un verre sale et un jeu, ◀de▶ cartes crasseux. L’opération dura une demi-heure, prenant toute l’attention ◀de▶ ma mère, tandis que je n’étais occupé que du cartomancien, dont la robe s’était ouverte et le montrait nu au-dessous. Il eut l’audace, lorsque les cartes furent épuisées, ◀de▶ se relever ainsi, bestialement impudique, et ◀de▶ refuser les cinquante centimes que ma mère lui offrait, en faisant semblant ◀de▶ ne rien voir.
« Il semble que la sorcellerie ◀de▶ ce moine était précieuse pour ma mère puisqu’elle retourna chez lui. Mais il devait l’effrayer, car elle m’emmena toujours comme sauvegarde.
« Une fois, le moine lui remit un sachet contenant un petit morceau ◀d’▶or, un autre ◀d’▶argent, un petit os ◀de▶ mort et un aimant. Il recommanda à ma mère ◀de▶ ne point oublier ◀de▶ donner à manger chaque semaine à l’aimant un peu de mie ◀de▶ pain trempée dans du vin et ◀de▶ ne pas manquer alors ◀de▶ retirer les déjections ◀de▶ l’aimant.
« Une autre fois, le moine avait préparé un triangle ◀de▶ bois sur lequel étaient fichées ◀de▶ petites chandelles. Il fit ses recommandations à ma mère qui, le soir, lorsque mon père fut sorti pour prendre l’air, alluma les chandelles et porta le triangle aux latrines en prononçant ◀d’▶étranges paroles qui m’effrayaient. Lorsqu’elle l’eut jeté dans la fosse, il en sortit une grande fumée et nous nous sauvâmes aussi épouvantés l’un que l’autre.
« La dernière fois que nous allâmes chez ce moine, il donna à ma mère un morceau ◀de▶ miroir en disant : Ceci est un morceau ◀de▶ miroir dans lequel s’est miré Torlonia, l’homme le plus riche ◀de▶ l’Italie. Et sachez que lorsqu’on se mire on devient comme la personne à qui appartient le miroir. Ainsi, si je vous avais donné un miroir ◀de▶ prostituée, vous deviendriez comme elle, impudique. — Ses yeux brillaient et regardaient ardemment ma mère, qui détourna la tête en prenant le miroir.
« À cette époque j’avais sept ans. Mon père essayait ◀de▶ m’apprendre à épeler. Mais je ne goûtais pas ses leçons et préférais jouer à la mourre tout seul, ce qui est difficile, mais possible.
« Lorsque je ne jouais pas à la mourre, il m’arrivait ◀de▶ dire la messe. Une chaise devenait l’autel que je parais ◀de▶ petits candélabres, ciboires, ostensoirs ◀de▶ plomb que m’avait apportés la Befana. Parfois je chevauchais un bâton terminé à un bout par une tête ◀de▶ cheval. Enfin, lorsque j’étais las ◀de▶ tous les jeux, je me réfugiais dans un coin avec Maldino. Ce personnage tenait une grande place dans ma vie. C’était un pantin peint en vert, en jaune, en bleu et en rouge. Je l’aimais plus qu’aucun autre ◀de▶ mes joujous, parce que je l’avais vu tailler par mon père nourricier.
« Sa naissance étrange, à laquelle j’avais présidé, puis son bariolage, tout concourait à en faire pour moi une sorte ◀de▶ génie que j’aimais croire tutélaire. Je ne sais pourquoi je l’avais appelé Maldino. Je forgeais des noms pour toutes les choses qui me frappaient. Une fois, je vis un poisson sur la table ◀de▶ la cuisine. J’y pensai longtemps, me le désignant du nom ◀de▶ Biomoulour.
« J’étais un jour en train de causer avec Maldino, car je me figurais que le pantin me répondait, lorsqu’on sonna. C’était la Saint-Joseph. Mon père était sorti. C’était sa fête et, ce jour, il le vouait aux soûleries. Ma mère ouvrit et introduisit un monsieur maigre et grisonnant. Il demanda à parler à mon père.
— Beppo est sorti, dit ma mère, mais je suis sa femme.
« Le monsieur lui tendit une enveloppe en disant :
— En ce cas, vous pouvez prendre connaissance ◀de▶ cette lettre.
« Mais Attilia éclata de rire, baissa les yeux et répondit en rougissant : — Je ne sais pas lire.
« À ce moment mon père rentra, il était légèrement émoustillé et dès qu’il eut lu la lettre que lui tendait le visiteur, il regarda sa femme, lui parla à l’oreille. Elle éclata en sanglots.
« Le cœur ◀de▶ mon père était attendri par les libations, il se mit à pleurer avec ma mère, et voyant leurs larmes je me mis à sangloter plus fort qu’eux. L’étranger seul semblait ◀de▶ glace, mais respectait ce désespoir.
« Lorsque mes larmes furent épuisées, je m’endormis et me réveillai dans un wagon ◀de▶ train en marche. Je ne vis dans le compartiment que mon père. Heureusement, je sentis dans mes bras mon génie, Maldino. Mon père regardait par la portière. Je fis de même. Des paysages à chaque instant interrompus par des poteaux télégraphiques défilaient sous mes yeux. Les portées formées par les fils télégraphiques s’abaissaient, puis remontaient brusquement pour mon étonnement. Le train faisait une musique ◀de▶ fer massif qui me berçait ; bourouboum boum boum, bourouboum boum boum. Je me rendormis et me réveillai lorsque le train s’arrêta. Je frottai mes yeux. Mon père me dit doucement : — Giovannino, regarde. —
« Je regardai et vis derrière la gare une tour penchée.
« C’était Pise. J’en fus émerveillé et élevai Maldino afin qu’il vît cette tour qui était sur Je point ◀de▶ tomber. Lorsque le train fut ◀de▶ nouveau en marche, je pris la main ◀de▶ mon père et lui demandai : — Où est maman ? — Elle est à la maison, dit mon père, tu lui écriras quand tu sauras écrire et tu reviendras quand tu seras grand. — Mais, ce soir, ne la reverrai-je plus ? — Non, répondit mon père avec tristesse, ce soir, tu ne la verras point. —
« Je me mis à pleurer et à le battre en criant : — Méchant, menteur, — mais il me calma en disant : — Giovannino, sois sage. Ce soir nous serons à Turin et je te mènerai voir Giandouia, qui ressemble en plus grand à ton pantin préféré. — Je regardai Maldino avec tendresse, et, à l’idée que j’allais le voir en plus grand, je me consolai.
« La nuit, nous arrivâmes à Turin. Nous couchâmes à l’auberge. Je tombais ◀de▶ fatigue, mais tandis que mon père me déshabillait, je demandai : — Et Giandouia… — Ce sera pour demain soir, — dit mon père, tandis qu’il bordait mon lit. Pour la première fois je m’endormis sans avoir dit ma prière du soir.
« Le lendemain, mon père me mena voir Giandouia. Je n’avais encore jamais été au théâtre. Je fus aux anges pendant toute la représentation et ne perdis aucun des gestes des nombreuses marionnettes ◀de▶ grandeur naturelle qui s’agitaient sur la scène ; mais je ne compris rien à l’intrigue ◀de▶ la pièce qui, autant que je me souvienne, devait en partie se passer en Orient. Lorsque tout fut fini, je ne pouvais pas le croire. Mon père me dit : — Les marionnettes ne viendront plus. — Où sont-elles allées ? demandai-je en m’assurant que Maldino était toujours dans mes bras. Mais mon père ne me répondit rien…
« Ensuite, je partis pour Paris avec mon oncle. Je n’ai jamais revu mes parents, qui moururent peu ◀d’▶années après mon départ. »
Ayant achevé son récit, Giovanni Moroni resta longtemps rêveur. J’essayai à plusieurs reprises ◀de▶ connaître ses souvenirs, ses impressions sur les années qui s’étaient écoulées depuis sa première enfance. Mais il me fut impossible ◀de▶ rien tirer ◀de▶ lui sur ce sujet. Au demeurant, je crois qu’il n’avait rien à dire…
Tome CVI, numéro 395, 1er décembre 1913
Philosophie.
Memento [extrait]
[…]
D’abord, Rome et l’Islam ; la portée philosophique ◀de▶ la guerre italo-turque, par M. Camille Spiess, un farouche ennemi ◀de▶ l’Islam qui, en un style hermétique et au cours ◀d’▶une double série ◀d’▶antithèses apocalyptiques, oppose les deux civilisations : aryenne, gréco-latine — et islamique et sémitique, et bien d’autres choses encore… Il faut reconnaître à M. C. Spiess le mérite ◀d’▶avoir été bon prophète, puisque, dans cette brochure, publiée avant le conflit balkanique, il prédisait et appelait ◀de▶ ses vœux la défaite turque… […]
Archéologie, voyages
André Maurel : Petites villes ◀d’▶Italie, 3e série, Hachette, 3,50
◀De▶ M. André Maurel, voici le troisième volume ◀de▶ son ouvrage sur les Petites villes ◀d’▶Italie (Abruzzes, Pouilles, Campanie) et qui constitue comme les précédents une série ◀de▶ promenades historiques, — cette fois dans l’Italie méridionale, dont les terres sont surtout ingrates s’il s’y trouve des cités dont les noms évoquent des faits souvent glorieux ou tragiques ; c’est Aquila, Foggia, Bari, Lecce, Tarente, Pæstum, Salerne, Sorrente, Pompéi, Caserte, Capoue, etc. — Toute cette partie ◀de▶ la péninsule, d’ailleurs, garde les vestiges moins des peuples ◀de▶ l’antiquité qui y vécurent que des conquérants normands du Moyen-Âge, et le souvenir des luttes contre les Sarrasins, les Grecs, les Lombards ; contre les hordes allemandes et les troupes ◀de▶ Charles d’Anjou. On y rencontre des édifices mi-normands, mi-byzantins, — cathédrales, églises, châteaux, — le château ◀de▶ Frédéric II, à Castel del Monte ; Saint-Nicolas de Bari, — où l’art normand subit ◀d’▶indéniables influences orientales, tandis que Lecce offre tout le rococo, tout le mauvais goût des Espagnols et fait souvenir ◀de▶ leur occupation trop longue. — Cependant, c’est la délicieuse Tarente ; vers la mer un décor ◀d’▶idylle ; à l’intérieur un port pittoresque, grouillant, plein ◀de▶ masures et ◀d’▶odeurs sui generis les villes ◀de▶ la Grande-Grèce : Locré, Sybaris, Crotone ; Pæstum avec ses temples ruinés ; Salerne, encore avec une cathédrale normande, bien massacrée ; Ravello, le golfe de Naples, Capri, — le souvenir ◀de▶ Tibère et ◀de▶ ses « petits poissons », qui seraient une calomnie ◀de▶ Suétone ; puis le cône fumeux du Vésuve ; à ses pieds Pompei exhumée ; Capoue avec son amphithéâtre, et la capitale bénédictine du Mont-Cassin, — un des plus admirables refuges ◀de▶ l’art et ◀de▶ l’érudition aux vieilles époques du Moyen-Âge.
M. André Maurel indique volontiers que l’histoire aide à comprendre l’art ◀d’▶un pays, et il mêle agréablement la description des édifices et les récits du passé ; les pierres des monuments nous permettent ◀d’▶évoquer le visage des morts. Je ne le chicanerai que sur un seul point : la fantaisie ◀de▶ ses titres ◀de▶ chapitres, qui déroutent souvent et font appel à des correspondances qui, parfois, peuvent sembler saugrenues.
Christian Beck : L’Italie Septentrionale, Mercure de France, 3,50
◀De▶ M. Christian Beck, c’est encore une anthologie ◀de▶ l’Italie Septentrionale, vue par les grands écrivains et les voyageurs célèbres, et qui comprend le Piémont, Milan, Venise, Florence, l’Ombrie, avec des extraits souvent curieux, quelquefois plaisants et toujours divers, des ouvrages ou relations ◀de▶ Montaigne, le président des Brosses, Montesquieu, Stendhal, Byron, Dickens, Musset, Th. Gautier, Nietzsche, Paul Bourget, H. de Régnier, etc. C’est en somme un florilège ; le résumé des impressions données par l’Italie à ses visiteurs et consignées dans les carnets ◀de▶ route, les récits ◀de▶ voyage, voire dans les romans. — Parmi les pages les plus intéressantes et avant les descriptions ◀de▶ pays et ◀de▶ villes, on y trouvera des choses précieuses sur les mœurs, la société : la frugalité, italienne, à laquelle on sacrifie pour se donner les moyens ◀de▶ paraître ; le caractère vindicatif des habitants, d’après Addison, Stendhal, — qui lui compare en même temps le caractère espagnol. Plus loin c’est la physionomie pittoresque ◀de▶ Vérone due au crayon ◀de▶ Th. Gautier, des choses sur Venise de Byron, Ruskin, du président des Brosses, souvent cité et qui se plaint cette fois qu’on lui ait fait manger ◀de▶ la citrouille ; un tableau très coloré ◀de▶ Chioggia, par G. Rémond, et qui est peut-être une des plus curieuses pages du livre ; des choses humoristiques et jolies sur Ferrare par Ch. Dickens ; des notes sur Bologne par Ed. Misson, — lequel raconte à propos des tours penchées qu’à Bristol on en trouve une qui va et vient selon le mouvement des cloches ; — et il y avait même à Turin, d’après Tœpffer, un pont sous lequel l’écho répétait un bruit jusqu’à quarante fois, — tant qu’il semblait pouffer ◀de▶ rire. — Cependant, s’il y a beaucoup ◀d’▶auteurs cités dans cet ouvrage, on peut remarquer que d’autres manquent à l’appel et l’on aurait pu y ajouter quelques pages ◀de▶ Taine, ◀d’▶Eugène Muntz, qui comptent aussi comme écrivains ◀d’▶art, plus récemment une dizaine ◀d’▶ouvrages ◀de▶ la collection Laurens, les promenades ◀d’▶histoire et ◀d’▶art ◀de▶ M. André Maurel, etc. Une curieuse préface ◀de▶ M. de Wyzewa, dont nous avons encore ◀d’▶excellentes pages sur Sienne et la peinture siennoise, indique enfin ◀de▶ quelle façon bizarre nos ancêtres, du xvie au xviiie siècle, comprenaient la visite des villes anciennes. Ils n’y cherchaient pas des aspects, des sites, la beauté ou la curiosité des édifices, mais on peut dire, tout bêtement : des inscriptions.
Les Revues.
Memento [extrait]
[…]
France-Italie (1er novembre) : — Poésie ◀de▶ M. Louis Le Cardonnel. — M. J. Bertaut : « Le Pèlerinage littéraire à Florence. »
[…]
Musées et collections.
Memento [extrait]
On a déjà signalé ici quelques-unes des études si attachantes où, sous le titre général Les Masques et les Visages, M. Robert de la Sizeranne excelle à évoquer, devant certains portraits ◀de▶ personnages illustres, l’âme ◀de▶ la vie des modèles, à soulever, pour ainsi dire, le masque immobile posé par le peintre sur leur physionomie et à nous montrer leur visage réel, animé des sentiments et des passions qui remplirent leur vie. Cette fois, c’est À Florence et au Louvre (Portraits célèbres ◀de▶ la Renaissance italienne) (Paris, Hachette et Cie ; in-8, 251 p. av. 16 planches ; 5 fr.) qu’il nous conduit pour nous introduire, au moyen des documents ◀d’▶histoire et ◀d’▶art, dans l’intimité ◀de▶ quelques figures particulièrement attachantes du quattrocento italien : la suave Giovanna Tornabuoni dont le fantôme apparaît — quand le jour le permet, et aussi la glace sous laquelle il est emprisonné — dans les fresques ◀de▶ Botticelli au Louvre provenant ◀de▶ son ancienne villa ; la belle Simonetta Vespucci dont l’effigie est à Chantilly, et qui est une des gracieuses figures du Printemps ◀de▶ Botticelli ; Lucrezia Tornabuoni, femme ◀de▶ Pierre de Médicis ; la poétesse et courtisane Tullia d’Aragon ; la résignée Éléonore de Tolède, épouse ◀de▶ Cosme Ier de Médicis ; l’énigmatique Bianca Capello ; et enfin deux des plus beaux types ◀d’▶humanistes ◀de▶ la Renaissance italienne : Isabelle d’Este, marquise de Mantoue, lettrée, amie des arts, collectionneuse, dictant au Pérugin, à Mantegna et à Lorenzo Costa le thème des peintures destinées à décorer son Studio et qui sont aujourd’hui au Louvre ; Balthazar Castiglione, dont le portrait par Raphaël occupe aujourd’hui au Louvre la place ◀de▶ la Joconde et dont le Cortégeant est, comme son auteur, un si exact résumé des préoccupations intellectuelles et morales ◀de▶ son temps. Vus ensuite après cette lecture, il semble que les portraits et les tableaux ◀de▶ nos musées prennent un aspect nouveau, vivent ◀d’▶une nouvelle vie.
Tome CVI, numéro 396, 16 décembre 1913
Lettres américaines.
Memento [extrait]
[…] Yale Review, octobre, « Giovanni Pascoli », par Beulah B. Amram.
« Ce n’est point un Michel-Ange qui saisit l’âme par sa grandeur, mais un
Angelico qui la retient par son amour. »
[…]