Tome XXXIII, numéro 121, 1er janvier 1900
Le centenaire de▶ Claude Lorrain
Daignera-t-on s’émouvoir ? Cela est peu probable. La mésaventure ◀de▶ Chardin est fort éloquente : les temps sont à d’autres manifestations. Réjouissantes, certes ; équivalentes, non.
Très tard, un jour, on s’apercevra qu’il eût infiniment mieux valu… Ce jour-là, il faudra le marquer ◀d’▶un énorme caillou noir : ce sera le jour des vains mea-culpa, le jour des constatations mornes, le jour morose où on mesurera, non sans une coquetterie qui a sa saveur, le degré ◀de▶ veulerie atteint, sans qu’il vienne à l’idée qu’on puisse se roidir, encourir le ridicule ◀d’▶une initiative…
Je me borne à faire observer aux empêcheurs ◀d’▶exposer en rond, que cette fois ils n’ont pas la part belle : s’il est certain que Claude Lorrain soit né en 1600, on ignore absolument et le jour et le mois ; leur voilà donc enlevée l’excuse du trop tard.
Il est vrai qu’ils en ont tant d’autres…
Le plus grand paysagiste du xviie siècle français ne fut ni un tendre comme Meindert Hobbéma, ni un penseur comme Jacob Ruysdaël, ni un réaliste comme Paul Potter : ce fut un paysan au cerveau étroit, à la compréhension difficile et longue, à la main malhabile, un paysan que les hasards ◀de▶ l’émigration firent peintre, — comme d’autres deviennent bas artisans ◀de▶ vulgaires métiers. Mais ce paysan-là avait un œil particulier qui, s’il était sans originalité propre pour discerner les formes extérieures et la couleur des choses, était avide ◀d’▶éther, ◀de▶ ciel et ◀de▶ lumière, — un œil que le soleil fascinait étrangement, surtout aux heures magiques ◀de▶ ses deux manifestations les plus violentes. Et cette vision particulière, accidentelle, presque monstrueuse, cette préoccupation nouvelle et si complète ◀de▶ l’impondérable, constituent la géniale originalité du moins peintre des peintres.
Paysan, Claude Gellée l’est bien, avec toutes les tares et tous les signes. Malheureusement deux lui manquent : la rudesse et l’amour du sol… L’avez-vous regardé ? La tête est ronde, le front quelque peu plat sous les cheveux broussailleux, la moustache tombe des deux côtés ◀d’▶une bouche sans expression et, au-dessus du cou large, la barbe s’épand en collier sous le menton. Les deux plis à la naissance marquent la pensée lourde, qui ne se fait jour que du nez très péniblement dans le cerveau. Ainsi, c’est tout à fait le rustaud hirsute rencontré parmi les précieux griffonnages ◀de▶ Rembrandt : seul, l’œil fixe et rond, presque un œil ◀de▶ ruminant, s’ouvre curieusement sous l’arc du sourcil.
Paysan, Claude Gellée l’est jusqu’à la méconnaissance, jusqu’à l’ingratitude, jusqu’à l’incompréhension.
Un val étroit au fond duquel coule la rivière bordée ◀de▶ roseaux, ensablée ◀d’▶îles, ◀de▶ graviers qui miroitent sous l’eau vive ; des arbres en longs chapelets qui découpent des prairies, grasses ◀de▶ sainfoin et ◀de▶ trèfles ; des jours ◀de▶ terre clos ◀de▶ haies épineuses et farouches ; en croix, parmi un fourré noir ◀de▶ charmes et ◀de▶ chênes, des chaumes gris : c’est Chamage.
Dans une masure qui s’étaie entre l’auvent ◀de▶ paille ◀d’▶une porcherie et le jardin pierreux où se tordent des ceps ◀de▶ pinot, une femme, un homme et cinq enfants : le feu ◀d’▶Anne Padoue et ◀de▶ Jean Gellée… Et la vie résignée ◀de▶ ces vilains, si pareille, si semblable, si même, si basse, si nulle, et aussi vide et aussi dure que celle des voisins miséreux qui se terrent à l’entour, la petite vie sans une parole, sans un cri, sans une larme pour agiter cette monotonie, faire luire le rayon chaud ◀d’▶un espoir : ils sont tous de même pâte bise, les fils : Jean, Dominique, Denis, Michel, — et Claude qui doit être nommé lui troisième.
Cependant, au-dessus ◀de▶ la vigne familiale, il y a d’autres vignes qui s’étagent sur les collines lentes, des vignes où des gens courbés besognent du chavrot et ◀de▶ la houe, où vont des petits ânes bâtés ◀d’▶osier ; puis les pâtures où vaguent les moutons, puis les grands taillis ◀de▶ la grûrie et la forêt profonde qui ne finit qu’à Lunéville. En face, vers Toul, c’est la montagne dans les roches ◀de▶ laquelle se nichent des hameaux ; au sortir du village, au tourne-bride, c’est la tuilerie avec le feu vif ◀de▶ ses terres et l’étoile rouge ◀de▶ son four, et le rû du Genêt, et le chemin qui conduit vers la Vôge, le chemin où est Florémont qui a le chef ◀de▶ saint Crépin, où est Charmes la grand-ville du bailliage, Charmes au grand pont ◀d’▶où la Moselle s’échappe pour trahir et percer, par la province, là-bas, vers le Rhin. C’est dans cette Lorraine, encore presque intangible, sur cette bonne terre ancestrale ◀de▶ Rénier-au-long-col, que traversent parfois des compagnies ◀de▶ routiers qui suivent l’étendard aux alérions ◀d’▶argent, terre du bon duc, aux larges horizons, que dort benoîtement ce petit Chamage dans l’épisode infiniment pittoresque et merveilleusement coloré ◀de▶ ses eaux, ◀de▶ ses prés, ◀de▶ ses bois et ◀de▶ ses mélancoliques coteaux.
Libre et fort, Claude a vagabondé par ce pays sans en rien voir, sans comprendre, sans être ému : il n’y avait pas ◀d’▶église à Chamage.
Le temps vint vite où il fallut donner un état à chaque enfant.
Sandrart a écrit ◀de▶ Claude « Scientia valde
mediocri »
. Ce qui veut dire, sous la plume éminemment métaphorique du
panégyriste, que Jean Gellée mit son fils en apprentissage chez un « boulanger ◀de▶
pâtés ». Commencement ◀de▶ l’exode qui devait le conduire à Rome.
Comment Baldinucci peut-il donner créance au séjour à Fribourg, au frère aîné graveur, aux premiers dessins ◀de▶ feuillages, à Claude élève ◀de▶ Jean ? Cela fait bien avec le château ◀de▶ Chamage. Il est facile ◀de▶ se rendre compte. Il suffit ◀de▶ prendre le LIVRE DES ORDONNANCES des Maîtres peintres, sculpteurs, peintres-verriers et verriers faisant partie ◀de▶ la Confrérie ◀de▶ Saint Luc. On s’aperçoit vite qu’aucun Gellée n’a prêté serment devant l’Avoyer, les Conseils, les Bannerets et les Soixante ◀de▶ la ville ◀de▶ Fribourg…
Donc, Claude passa directement ◀de▶ Lorraine en Italie, incorporé, sans doute, dans une ◀de▶ ces « trouppes ◀d’▶artisanz et ◀d’▶apprentiz ◀de▶ cuysine » qui se dirigeaient périodiquement vers la péninsule.
La déconvenue ◀de▶ l’émigrant fut grande en arrivant à Rome : son ignorance ◀de▶ la langue jointe à une gaucherie naturelle, à un émoi assez explicable, n’étaient pas pour lui faciliter la trouvaille ◀d’▶une condition. Il s’engagea, au petit bonheur, chez un certain Agostino Tassi, peintre, qui menait un train ◀de▶ grand seigneur et habitait une superbe maison, non loin de Monte Cavallo.
Ah ! celui-là, par exemple, est bien amusant, avec son allure ◀de▶ matamore, ses héroïques jactances, ses spirituelles et joyeuses canailleries, pimentées ◀d’▶un parfum chevaleresque tout à fait ◀d’▶époque. Fils ◀d’▶un peaussier ◀de▶ Pérouse, qui a nom Buoncompagni, après avoir été page du marquis de Tassi à Rome et lui avoir volé son nom, sans doute en plus ◀de▶ quelques autres choses, il s’enfuit à Florence, pénètre jusqu’à Cosme II, qui l’emploie, mais se querelle à l’intérieur du Palazzo Vecchio si furieusement qu’il est déporté aux galères ◀de▶ Livourne. Pour tout autre, c’eût été l’irrémédiable fin ; pour Tassi, ce fut le commencement ◀de▶ la fortune. Par sa belle humeur, il séduit le capitaine des argousins, qui lui permet ◀de▶ laisser les corvées meurtrières pour dessiner à sa fantaisie. Et voilà que le peintre saisit et note ce monde chatoyant et prestigieux qui l’entoure : levantins, persans, tunisiens, caravelles à voiles latines, ourques ◀de▶ Biscaye, hauts bateaux grecs que les aventures ◀de▶ mer jetaient au port, — et les galères, celles-là même où il aurait dû être. Le retrouver peu après à Rome, en train de peindre en trompe-l’œil la Grande Salle du palais du cardinal Lancalotti, cela n’a plus rien qui puisse étonner. ◀De▶ haute lutte il se fait une large place, travaille pour Urbain VIII et ne sort plus qu’à cheval, l’épée au flanc, une chaîne ◀d’▶or au cou, naturellement suivi ◀d’▶un page.
Claude avait pour mission ◀de▶ soigner le cheval.
Mais l’atelier l’intéressa, l’envie le prit ◀de▶ peindre. Tassi consentit, et ◀de▶
domestique il fut promu élève. La nuance n’était pas encore très grande entre les deux
états. Tassi, qui ne vivait pas comme tout le monde, — il s’en faut ! — entretenait chez
lui nombre ◀de▶ belles filles, ◀d’▶un commerce facile, à l’aide desquelles il payait les
gens ◀de▶ sa maison. Passeri est formel : « Quelle sue femmine, li quali stando
nella sua casa per enere invischiata la gioventù, ne’loro allettamenti, facera che
quelle litenistero allaciati con lusinghe al servigio di lui senza chiedere alcuna
mercedo. »
… J’ai dit que c’était un original.
Quand il se fut fatigué des transtévérines du Tassi, le Lorrain, ayant pris goût aux pinceaux et à la palette, chercha un autre maître. Ils n’étaient pas rares dans la Ville Éternelle ! À défaut des géants dont l’œuvre séculaire était terminée, il y avait des artisans tenant écoles partout, triomphateurs du moment vers lesquels des Provinces-Unies, ◀de▶ Bohême, ◀de▶ Franconie, ◀de▶ Basse Saxe, des marches ◀d’▶Allemagne et ◀d’▶Espagne, accouraient, comme on vient vers la lumière bienfaisante, tous ceux que tourmentait l’envie ◀de▶ peindre. Comment n’entra-t-il chez aucun ◀de▶ ceux-là ? Il dut peut-être cela au conseil ◀d’▶un rare artiste, — ou au hasard. Mais si Bologne semble triompher avec les Carrache, avec Guido Reni, avec Zampieri, Florence, Sienne, Ravenne, Ferrare ne sont plus, la lutte s’est déplacée : c’est à Naples que les Écoles bataillent.
Claude s’y rend. C’est dangereux. Terriblement ombrageux, les Napolitains viennent, par leurs persécutions, ◀de▶ lasser le Guide, qui s’est enfui. Si à Rome on bâtonne, à Naples on tue, et, dans peu, Ribéra et il cavaliere Lanfranchi empoisonneront le Dominiquin parce qu’il a osé accepter la décoration ◀de▶ la chapelle ◀de▶ saint Janvier, au Dôme. Voilà qui engageait peu, cependant, — pas plus que la continuelle révolte sourde qui agitait la ville, agonisante sous le garrot espagnol. Néanmoins le Lorrain fait le voyage et entre chez Godefroy Walss, un Allemand ◀de▶ Cologne, qui lui enseigne la perspective et l’architecture.
Et Claude a vite assez ◀de▶ ce nouveau maître, et il repart : la sublimité qui se déroule du Pausilippe à Poggio Reale ne le retient pas ; il continue à ne pas voir…
Il remonte vers le nord, et c’est Venise. Que croyez-vous que va produire sur lui la ville ◀de▶ Giovanni Bellini et du Giorgione, ◀de▶ Carpaccio et ◀de▶ Titien, la Venise de Véronèse ?
Il va passer.
Ici encore la magie du décor et des personnages lui est indifférente.
Ni les canaux bleus, ni les palais roses, ni le Contarini et sa robe ◀de▶ pourpre, ni les nobles en leurs longs habits levantins, ni les « gentilzdonne » grandes, majestueuses et fières, ni la punaisie des Juifs, ni le peuple du pont Saint-Barnabé ; l’or et le sang en débauches géniales aux coupoles saintes et aux murs ◀de▶ marbre des demeures féeriques ; au dehors l’or et le sang ◀de▶ la vie même, cette joie, si bellement libre, sonore et harmonieuse, cette joie ◀de▶ la Joie, — rien n’éveillera en lui un tressaillement, un frisson, un regret…
Impavide et froid, — je veux dire aveugle, sourd et sans pensées, — il ne s’arrête, et, par les cantons suisses, gagne enfin Nancy.
S’il a quitté le duché ignorant qu’il y avait pour lui une autre existence que celle que jusqu’alors il y avait menée, il rentre à même ◀de▶ se faire une place parmi les artistes qui s’embesognent à la cour ◀de▶ Charles IV et entretiennent l’intense rayonnement ◀de▶ ce petit foyer.
Au seuil ◀de▶ l’art lorrain du xviie
siècle se dresse ce
trio formidable : Jacques Callot, Israël Sylvestre, Claude Gellée. Trois œuvres qui
conduisent au siècle ◀de▶ Stanislas, au capucin Benoît-Picard, au bénédictin Dom Calmet, à
Hugo abbé ◀d’▶Étival, à Guibal et à Cyfflé, à Héré et à Jean Lamour. Peu de pays, dans un
effort fatalement circonscrit, avaient été aussi féconds. C’est à peine si l’on peut
compter ses peintres, ses sculpteurs, ses graveurs, ses verriers et ses architectes.
Après Ferry, et Thiébaut, et Raoul, René II roi ◀de▶ Sicile, le « seigneur Roy », choie
les peintres : c’est Bertrand Maillet dont il pensionne la veuve, c’est Pierre Garnier à
qui il paye dix-huit florins du Rhin, et combien d’autres ? Dans les vieux comptes
poudreux, des noms surgissent : Bernard de Lunéville, Hugo de Toul, et les enlumineurs
Conrard, Henry, Georges, Jehan, auxquels il distribue ◀de▶ beaux marcs ◀d’▶or ; et le traité
par lequel il s’attache, en 1497, Hans Sérobach, allemand, « pour se servir ◀de▶
luy en pièces ◀d’▶art »
; et Bartholomeus Vest, son compatriote, qu’il emploie
aux tables ◀d’▶autel ◀de▶ l’église des frères Mineurs de Nancy ; et Hans Wachelin, ◀de▶
Strasbourg, pour « besoigner ◀de▶ son mestier »
; et à Jacques Moult
« painctre et ymagier ◀de▶ terre »
à qui il donne dix francs par mois ;
et ce Franz Bounier qui enluminait ses armes, ses harnois et les panneaux ◀de▶ ses
chariots ; et ce Pierrequin Fautrel, qui fit les peintures ◀de▶ son mausolée en l’église
des Carmes, et qui cette fois eut « mil Puis, sous le duc Antoine, à qui revient
l’honneur francs »
… ◀de▶ la Porterie ◀de▶ Mansuy Gauvain, sous Charles III :
Hugues de la Taille, Gabriel Salmont, Médard Chuppin, Moyse Bogault, et Claude Henriet,
et Rémond Constant, et Jacques Bellange… Cette Lorraine des derniers ducs sera comme la
fleur, l’épanouissement ◀de▶ ce vieux pays studieux et artiste, ◀de▶ la Lorraine pensive, ◀de▶
Chrodegand, ◀d’▶Angilram le précepteur ◀de▶ Charlemagne, ◀d’▶Alpert le moine, ◀de▶ la Lorraine
des grands bâtisseurs ◀de▶ Verdun, ◀de▶ Toul et ◀de▶ Metz, ◀de▶ la Lorraine angevine des
corporations des verriers, des presses ◀de▶ Jacobi, la Lorraine de la Rusticiade et ◀de▶ la Nancéide, — la Lorraine du bon poète
Pierre Gringore.
Quand il débarqua à Nancy, il n’était pas beaucoup plus vieux que la ville neuve.
Enserrée en ses murs réguliers, coupée en deux parties inégales rejointes par un étroit
pont fortifié, la petite cité grise avait l’air ◀d’▶un énorme scarabée tombé dans la
rivière. Des poivrières ◀de▶ Notre-Dame au bastion ◀de▶ Haraucourt, ce n’étaient que combles
fins et clochers, celui en boule ◀de▶ la Maison ◀de▶ l’Oditoire, celui, tout petit, des
Minimes ; et, parmi les places vides où éclatait la poussière blanche des chantiers ◀de▶
pierre, l’Hôtel Ducal, ses fontaines jaillissantes, ses parterres en broderies, les
maisons ◀de▶ Doyens aux pignons alignés devant ◀d’▶étroits jardins, les fastueux bâtiments
conventuels, riches ◀de▶ prébendes, ◀de▶ cellules et ◀de▶ chapelles, — les quartiers noirs se
massaient, aux rues torses, ruches sombres où « ouvriers travaillent en logis
expressément construitz et dénommés ◀de▶ leurs dictz artz : architectes, tailleurs ◀de▶
diamants, rubis et pierreries, brodeurs, tapissiers ◀de▶ haulte lice fort experts — qui
ouvrent en leurs maisons… »
.
Descendit-il rue de la Michotte ou rue du Bon-Pays, à l’Ange, aux Trois Maures, à la Polre d’Or, à l’Escut de Lorraine ou au « Petit Enfer » où on vendait, à huis-coupé, le vin, aux gens ◀de▶ chevaux et aux chemineaux qui n’avaient trouvé gîte ailleurs… On ignore ce tout petit détail, aussi bien que les plus graves circonstances ◀de▶ son séjour. Ce qui est certain, c’est que Claude de Ruet, fraîchement arrivé ◀de▶ Paris où il avait fait fortune, lui confia les motifs ◀d’▶architecture ◀de▶ sa décoration ◀de▶ sa voûte des Minimes. Il put mettre à profit les leçons ◀de▶ Godefroy Walss et habiter ◀de▶ palais et ◀de▶ colonnades les prétentieuses et lourdes compositions Bien d’autres, à Nancy, eussent pu guider Claude : Rémy Constant, Jean Lecler revenu après vingt années ◀d’▶Italie, et le plus grand ◀de▶ tous, Jacques Callot.
Claude ne put, ou mieux ne sut approcher ◀de▶ lui. C’est au malheureux caractère réservé et timide du Lorrain, que nous devons ◀d’▶avoir perdu le peintre merveilleux et national qu’il serait devenu à ce contact.
Évidemment, entrer en relations avec Callot était particulièrement difficile. Callot
est maintenant un gros personnage : il y a beau temps qu’il est revenu, lui aussi,
◀d’▶Italie, après la pension ◀de▶ Cosme II, et ces chefs-d’œuvre la Foire ◀de▶
Florence et les Varie figure Gobbi ; il a même été jusqu’à
Anvers où Van Dyck l’a peint les cheveux au vent, la moustache en croc, la royale
insolente, l’air décidé et clair ◀d’▶un ◀de▶ ces capitans que lui-même campait si bien. Mais
il a quitté l’Escaut, Henry II lui ayant expressément assigné sur la recette ◀de▶ Blâmont
« 900 paires ◀de▶ résaux, moitié bled et avoine, pour lui donner subject ◀de▶
s’arrêter au pays en considération de son art ◀de▶ graveur en taille doulce »
.
Et le duc actuel vient de lui faire donner deux mille francs encore, pour l’engager à ne
pas accepter les offres ◀de▶ l’infante Claire-Eugénie ; la cédule est ainsi rédigée par le
trésorier : « Payé à Jacques Callot, graveur en taille doulce, 2.000 francs, que
S. A., par l’effect ◀de▶ sa libéralité, luy a octroyé en don, pour luy donner le moyen
◀de▶ continuer sa demeure dans ses pays. »
On le voit, toujours la même haute
préoccupation. Et cela est ◀d’▶autant plus méritoire au successeur ◀de▶ Henry II que
celui-là n’est autre que Charles IV, le plus extraordinaire sinon le plus fou des
princes ◀de▶ son temps.
C’est l’homme aux trois femmes, Nicole de Lorraine, Louise-Marguerite d’Aspremont de Nanteuil et cette Béatrix de Cosenza qu’il devait épouser du vivant de Nicole et qu’il appelait sa « femme ◀de▶ campagne » ; c’est le brouillon et chevaleresque lutteur, mêlé à toutes les intrigues, à toutes les querelles qui l’entourent, — peut-on les énumérer facilement ? — qui rompt vingt fois avec Louis XIII, pactise avec Condé pour s’en séparer immédiatement, veut se faire élire roi des Romains, perd, reprend et reperd son duché, s’amourache ◀de▶ la fille ◀d’▶un apothicaire, vend ses états pour deux cent mille écus, — et fera si bien tant de folies, tentera tant ◀d’▶entreprises, aura tant ◀d’▶idées que c’en sera fait du chardon ◀de▶ Lorraine, ◀de▶ la croix angevine ◀de▶ saint André, des aiglons aux ailes étendues et des quatre royaumes : Hongrie, Deux-Siciles, Jérusalem et Aragon, qui coupent ses armes… La main puissante ◀de▶ Louis XIV s’abattra sur lui.
L’empêchement le plus sérieux que Claude rencontra à entrer en relations avec Callot, fut certainement la querelle grave qui éclata entre ce dernier et ◀de▶ Ruet. Elle naquit à propos d’une suite ◀de▶ fêtes que Charles donnait en ce moment à la très belle ennemie ◀de▶ Richelieu réfugiée à Nancy, à Marie de Rohan-Montbazon, duchesse de Chevreuse.
Celle qui eût « préféré s’abandonner plutôt à un des soldats des gardes que ◀de▶
ne pas tirer raison ◀de▶ ses ennemis »
a eu vite fait ◀de▶ tourner la tête à
Charles, avec ses longs cheveux blonds si fins et ◀d’▶un ambre si chaud, ses grands yeux
bleus, la moue significative ◀de▶ sa bouchette, sa gorge merveilleuse et les grâces
éloquentes ◀de▶ sa personne. Veuve ◀de▶ Luynes, mariée à l’apoplectique Claude de Lorraine,
la maîtresse de Châlais et ◀de▶ Holland practiquera à son loisir avec Charles,
complètement subjugué. Entre deux divertissements, il sera question ◀de▶ l’alliance
anglaise, des garanties à exiger ◀de▶ l’Électeur et des difficultés qu’on suscitera dans
le Mantouan. Pour elle, il donne le spectacle ◀d’▶un combat à la barrière dans la Salle
Neuve. Le mari vient ◀d’▶arriver le matin même, — pour quoi faire ? — Il y a là la
duchesse douairière et Mme la Princesse ; Tuméjus, Chastelet et
Gournay seront juges du camp, il n’y aura qu’un seul tenant, le prince de Phalsbourg,
— un fils naturel du Balafré, — et Charles fera une entrée magnifique, à la mélodie ◀de▶
plusieurs instruments, costumé en soleil, dans « une lueur capable ◀d’▶espoiter la
veuë la plus pénétrante… »
. Il aura le prix ◀de▶ l’épée, naturellement, et le
marquis de Moy, sous le nom ◀de▶ Pirandre, celui ◀de▶ la picque. Mais la fête recommencera
le lendemain, car il ne veut laisser respirer celle qu’il croit être sa conquête, cette
fois au dehors, sous forme de joûte, sur la Carrière, la place habituelle où se font les
tournois.
Israël Sylvestre en a laissé une inoubliable estampe : devant les maisons aux façades uniformes, les charpenteries massives contre lesquelles se pressent les gens avides. Et, dans la foule excitée et verveuse, parmi le grouillement amusant des groupes notés curieusement en leur vérité, ici, sur une rossinante un baladin fait ses grimaces devant les badauds ahuris qu’on friponne à l’aise ; plus loin, c’est Arlequin et ses inséparables qui bonissent ; puis, des ivrognes qui se chamaillent, non loin d’autres qui mettent rapière au vent à cause ◀d’▶une femme qui pleure ; cris, clameurs, rires, pleurs, hoquets, appels des mendiants, tartarelles des éclopés, geigneries des aveugles, huées qui assourdissent et se font jour au milieu du bruit ◀de▶ ferraille dés lourds carrosses plats du sifflement des traîneaux qui s’entrecroisent, du vacarme épouvantable que fait la Machine qui s’avance et qui représente la Victoire traînée par des centaures et conduite par l’Amour. Cela, pendant qu’au loin défile lentement la théorie des tenants aux lances gigantesques, et qu’au premier plan, un patriote hurle :
Lon lon la, laissez-les passerLes Français dans la Lorraine,Lon lon la, laissez-les passerIls auront du mal assez !…
Callot avait ordonné ces spectacles, ◀de▶ Ruet le magnifique devait les graver sur les dessins du maître des jeux : dans sa superbe il refusa, voulant cette entreprise entièrement sienne : Callot résista ; le débat fut violent.
Je soupçonne fort le Lorrain ◀d’▶avoir été quelque peu effrayé en toute cette affaire et ◀d’▶être reparti au cours de la dispute, qui se termina à l’avantage ◀de▶ l’auteur des Bossus.
… Et Chamage, là, tout près ?… Y retourna-t-il ? Non. Ou s’il y fut, la même inconscience l’aveugla et le perdit, cette fois irrémédiablement. Personne ne lui avait soufflé, à cette heure décisive, le bon avis qui sauve, personne ne lui avait montré le danger ◀de▶ l’exil. Jamais peintre n’eût plus ému, ne serait allé plus haut dans la divination et dans le Beau que Claude Gellée, s’il eût réalisé l’admirable union du champ natal, — et du ciel qui lui était propre. Certains génies tiennent à la terre, à la terre seulement, uniquement. Son monde, tout son monde, c’étaient les trente-sept bailliages ◀de▶ Charles IV, les Évêchés et ce petit Barrois mouvant…, ce n’était rien autre. Ses drames ? la vaine pâture le long des chemins, contre les terres des seigneurs, avec les vaches aux robes bigarrées et les moutons en bandes ; ou ce pâquis avec ses arbres aux ombres bleues où, durant le midi, les troupeaux s’abritent du soleil ; ou la rivière avec la note farouche ◀d’▶un train ◀de▶ bois et, près du cadre, un cavalier qui fait boire son cheval, — cela, noyé dans le grand air limpide, clair et mouillé qu’il avait surpris, si profond et si vif…
Les Hollandais n’ont pas fait autre chose : la Digue, l’Allée ◀de▶ Middelharnis, le Bœuf…
Maintenant, le poison romain va faire son œuvre.
Claude arrivera dans la ville ◀d’▶Urbain VIII, le 18 octobre 1627, jour ◀de▶ la Saint-Luc, en compagnie ◀d’▶Errard, rencontré à Marseille, ◀d’▶Errard que Sublet des Noyers, le surintendant, envoyait là-bas « avec pension ». Un hasard, le cardinal Bentivoglio, séduit par une toile, lui amène la protection du pape.
Et c’est fini.
Sa vie commence, peu intéressante, pour s’écouler, monotone, ◀de▶ cardinaux en cardinaux, Bentivoglio, Crescenzio, Rospigliosi, Médicis, Gioro, Mellin, Barberini, Spada ; ◀de▶ Pontifes en Pontifes, Urbain VIII, Innocent X, Alexandre VII, Clément IX, Innocent XI, — vie calme, enviée, fortunée, au cours de laquelle il produira méthodiquement ses grandes compositions vides, ces mythologies ennuyeuses et froides, il chantera ces airs ◀de▶ bravoure si fort à la mode, vieillots même dans leur primevère, mais où une note, une seule, constituera son actuel génie.
Il habitera des maisons ridicules où « les portes sont des bouches grimaçantes
et les fenestres des yeux étonnés »
; il se liera avec Poussin, l’homme à la
couleur fausse et au dramatique conventionnel ; il sera l’ami ◀de▶ Sandrart, qui écrira :
« c’était un excellent homme, excessivement droit, qui n’aimait pas les
cérémonies et très digne dans son commerce avec les grands »
, — et ◀de▶
Baldinucci, qui relatera : « quant à mon ami intime et proche voisin à Rome, le
très célèbre Claude Gellée recherchait toujours des endroits retirés dans les champs,
afin de pouvoir s’exercer à dessiner d’après nature, tandis que pour le coloris il
avait une très grande facilité ; il nous arrivait (le dessin et les ombres ayant été
indiqués au moyeu ◀de▶ la craie noire ou du crayon) ◀de▶ peindre d’après nature avec des
couleurs, — aux champs ensoleillés ◀de▶ Tivoli et dans les endroits qu’on appelle
maintenant Frascati, Sobiacho, al San Benedetto et ailleurs, sur du carton dûment
préparé ou sur ◀de▶ la toile, les montagnes, les cavernes, les vallées, les terribles
chutes du Tibre, le Temple ◀de▶ la Sibylle et d’autres choses semblables »
. Il
ne sera jamais triste, et durant la peste s’enfermera pour peindre six tableaux où il
croit qu’il sera question ◀d’▶Ulysse et ◀de▶ la tendre Chryseïs, ◀de▶ Cléopâtre et ◀d’▶Antoine
et ◀de▶ David sacré par Samuel ; il peindra pour Monsieur de Fontenay, pour Monsieur
Passart « me es-compte, à Paris », pour Monsieur de Béthune, frère
de Sully : Philippe IV d’Espagne voudra ◀de▶ ses ouvrages, Louis XIV, ce grand flaireur
◀d’▶hommes, lui fera faire des invites, auxquelles il ne répondra pas, — et il rédigera le
Livre ◀de▶ vérité.
Ce Livre-là est ◀d’▶une terrible éloquence. Il décèle bien l’inquiétude paysanne, la peur ◀de▶ la fraude, le souci minutieux ◀de▶ ne perdre ni le prix ◀d’▶une heure, ni le bénéfice ◀d’▶une commande. Il attriste. Je ne crois guère que « désordre et génie » soient indissolublement accouplés ; mais cette préoccupation si marquée laisse une indéfinissable impression. Si tout au moins les dessins qui le remplissent étaient intéressants ! Ce n’est qu’un registre ◀de▶ marchand qui s’éclaire, mais combien rarement, ◀d’▶un heureux croquis à la plume.
Voilà sa vie.
◀De▶ cette Rome encore prestigieuse du Belvédère à la porte Latine, du « Sépulchre de Néron » au Janicule, ◀de▶ cette Rome merveilleuse que le Piranèse restituera magnifiquement dans le bouillonnement ◀de▶ son sang vénitien, en ses Fastes Consulaires, en ses Triomphes, en ses Magnificences, en ses Carcères, évocations titanesques ◀d’▶une ampleur, ◀d’▶une sûreté, ◀d’▶une vérité et ◀d’▶un pittoresque admirables, ◀de▶ cette Rome affolante et superbe, Claude n’aura rien vu…
Les remparts ◀de▶ Nancy tomberont, Louis XIV ne laissera à sa petite patrie que quatre pauvres alérions et une mince croix ◀d’▶or : Claude l’apprendra et ne s’en souciera pas…
Et, un matin, on le trouvera mort, sur une planche, dans sa maison, près de l’Arc des Grecs : on ira chercher le notaire Vannius qui partagera ses biens entre ses deux neveux, et Agnès, sa fille adoptive.
Si les aides-mémoires du Livre ◀de▶ Vérité sont peu intéressants, les rares dessins ◀de▶ Claude Gellée que nous possédons sont ◀d’▶une maîtrise incomparable. Il faut bien distinguer en lui l’homme des lignes et l’homme ◀de▶ la couleur.
Il y a, à la National Gallery, je crois, une étude à la plume qui est un véritable chef-d’œuvre, le Troupeau à l’abreuvoir, où se retrouvent les hardiesses et les dernières observations ◀de▶ nos séparatistes contemporains les plus estimables. C’est ◀d’▶une robustesse, ◀d’▶une sûreté, ◀d’▶une largeur qu’ils envieraient, — ◀d’▶une harmonie des masses qui fait songer à Courbet. Le groupement des vaches dans l’eau est ◀d’▶une trouvaille et ◀d’▶un bonheur bien modernes. Toute l’École ◀de▶ la petite salle du Luxembourg est là, — toutefois, avec ses inquiétudes réalisées, ce qui est, pour le moins, piquant. De même cette page magistrale, ces Arbres près ◀d’▶une rivière ; de même son Étude d’après un groupe ◀de▶ pins, où le ciel, obtenu par une opposition très simple, est ◀d’▶une lumière vibrante dans l’ébranchement des hauts mélèzes.
Les toiles du maître qui figuraient, au siècle dernier, dans les collections du duc de Kingston, du Dr Mead, ◀de▶ Sir Humphrei Edwin, dans les cabinets du Dr Newton et ◀de▶ Henry Hoare, empruntaient leurs belles qualités aux caractéristiques ◀de▶ ces dessins. Celles-là ôtaient les harmoniques ◀de▶ ceux-ci.
Et cette Étude du Musée des Offices, où est toute la conscience ◀de▶ Théodore Rousseau, et cette autre ◀de▶ la collection Albertine, où il y a une si curieuse recherche des contours et ◀de▶ leur tonalité. Et ces Arbres, lavés ◀d’▶encre ◀de▶ chine et ◀de▶ sépia (British Museum), qui se fusèlent sur des montagnes éclairantes, dans le rayonnement ◀d’▶une fin ◀de▶ jour et que, satisfait ◀de▶ l’effroyable difficulté vaincue, il a si visiblement signés ; et le mirage ◀de▶ cette autre Étude sur nature, à la sépia, avec des rehauts blancs (British Museum), avec l’opposition violente des bois qui prennent lourdement la moitié ◀de▶ la feuille, et, d’autre part, le ciel qui s’éploie, léger, infini sur les vallonnements ; et ce superbe Narcisse du Musée de Pesth, où cette fois il a vraiment rendu l’idyllique poème ; c’est à peine indiqué, le pourpre léger des arbres entrelacés sous lesquels le chasseur se repose, le chevauchement doux des arêtes, et le moutonnement des nuages impondérables.
Si ses eaux-fortes n’existent pas, s’il n’est pas maître ◀de▶ l’outil, si les procédés le trahissent, si c’est très mou, avec des rudesses ◀d’▶ombres chinoises et des fonds cotonneux, ◀d’▶une neutralité désespérante, — sa Danse au bord de l’eau décèle son impuissance à colorer une planche, — les dessins que je viens de citer (il en est, relevés ◀de▶ sépia, où il va jusqu’au japonisme) constituent une des plus durables parties ◀de▶ son œuvre.
Reste le peintre.
Prisonnier des fastueux amateurs qui le faisaient travailler et qu’il écoutait docilement, Claude Gellée a toujours, ou presque, disposé ◀d’▶invariable façon ses compositions : un grand rectangle, meublé à droite et à gauche ◀d’▶édifices en architectures sages et plates, au premier plan la mise en œuvre ◀d’▶un récit antique, ◀d’▶une page ◀de▶ la Bible, et, au fond, l’horizon très reculé des montagnes, basses sous le ciel. Les personnages, aux gestes malheureux, sont lourds, épais, noirs, pas dans l’air, ◀d’▶un arrangement gauche, ◀d’▶une incroyable maladresse : on les sent tellement ajoutés, ils jouent, si mal, ◀d’▶ennuyeuses parodies, qu’ils sont bien grandement pénibles. Parfois des portants ◀d’▶arbres remplacent les palais, parfois ce sont des vaisseaux qui garnissent les côtés ; alors, c’est la mer classique, aux flots sculptés, qui s’enfonce sous la nuée. Rien n’est plus monotone, plus décevant. C’est le cas ◀d’▶Ulysse remettant Chryséïs à son père, ◀de▶ David sacré roi par Samuel, du Débarquement ◀de▶ Cléopâtre à Tarse, et ◀de▶ tant d’autres qu’on ne voit même plus et qui sont à jamais perdus sous les vernis épaissis et les restaurations assassines.
Mais il ne faut passer vite devant ces toiles.
Il faut s’arrêter longuement et regarder. Bientôt disparaissent les sèches et ridicules choses qui ourlent les bords : dans un lointain très reculé, la grande équation du soleil dans le ciel se pose, magistralement ; autour du disque en feu, des nuages se lisent, à peine perceptibles dans le halo, balbutiements troublants et vus, tachant déjà ce calme ◀de▶ fournaise ; puis, d’autres sont, quoique peu indiqués ; l’orange et le feu des rayons se décomposent plus franchement en s’élargissant, l’eau crépite, les vergues et les voiles, le fort ◀de▶ l’avancée, tout flambe, tandis que monte, en ◀d’▶insensibles enharmonies, une modulation lente qui va jusqu’au bleu et qui enserre des nuées, plus lourdes, ◀d’▶une infinie justesse et ◀d’▶une témérité rare : c’est le ciel ◀de▶ Cléopâtre… ◀D’▶autre fois, c’est la transparence vaporeuse ◀d’▶une voûte sans astre : ◀de▶ l’outremer du zénith à la ligne ◀d’▶horizon, il n’y a pas ◀d’▶accidents violents, mais une grande nappe voilée et irradiante, où l’on pressent seulement un foyer plus vif qui réchauffe les danseurs, les pierres du pont, les toits du village, le grand plumet ◀de▶ feuillage au milieu de la toile, la rivière qui en devient jaseuse, qui noie ◀d’▶une atmosphère ◀de▶ joie la composition tout entière : c’est le ciel ◀de▶ la Fête villageoise… Ici, c’est l’heure neutre, sans éclats violents, où chaque chose semble avoir sa lumière propre, les pierres moussues des vieux arcs ◀de▶ triomphe, les colonnes polies des portiques, les façades ocreuses des palais, les murs couronnés ◀d’▶arbustes qui tremblent, à peine violets, la grande ombre oblique qui se déverse sur ce champ ◀de▶ ruines, la grande ombre où frissonnent, en arpèges, des gammes assourdies aux roseurs pâles et aux bleus lavés : c’est l’atmosphère ◀de▶ ce pur chef-d’œuvre qu’est le Campo Vaccino. Le Piranèse fleurira mieux l’écroulement ◀de▶ la Trajane et le chevet ◀de▶ Santa-Maria-di-Loreto ; mais il faut, pour retrouver la magie ◀de▶ la toile du Lorrain, franchir des siècles, passer dans la Galerie Française, et chercher le petit Corot italien.
… Avoir fait cela en plein xviie siècle, alors que les peintres du roi, cherchant « des effets ◀de▶ nature », peignaient des feuillages sur du fer découpé, pour raccorder les charmilles ◀de▶ Marly…
Et la vie lui aura refusé, à l’heure voulue, le viatique nécessaire. Que n’eût pas fait l’homme qui possédait un tel secret, s’il eût été à même ◀de▶ vivre sans soucis pesants, sur sa terre natale ? Peut-être l’eût-il comprise. Certes, son œil ne se fût agrandi, mais eût découvert ◀d’▶humbles et ◀de▶ vibrants trésors, sources ◀de▶ splendeurs, ◀d’▶intimités, ◀de▶ charmes émus, sources fraîches qui ont inspiré ce qu’il y a de plus pur et de plus haut dans les œuvres humaines.
Entre l’audace ◀de▶ Claude Lorrain et Turner, on ne peut mettre personne.
Les Romans.
Matilde Serao : La conquête ◀de▶ Rome, Ollendorff,
3 fr. 50. — Giovanni Verga : Les Malavoglia, Ollendorff,
3 fr. 50
Maintenant à signaler les traductions parues des romans suivants : Résurrection, par le comte Tolstoï ; Jonathan Larsen, par P. F. Rist ; la Conquête ◀de▶ Rome, par Matilde Serao ; le Naulahka, par Rudyard Kipling, et les Malavoglia par Giovanni Verga.
Publications ◀d’▶art.
Marescotti : Erreur Judiciaire (trad. par
Henri Charrel), Golio, Milan
Un patricien milanais, dans son admiration pour son compatriote Émile Zola, vient de lui offrir une statue ◀de▶ M. Richard Ripamonti, intitulée Erreur Judiciaire, bien que son exécution remonte à 1891. M. Marescotti publie une reproduction ◀de▶ cette statue, accompagnée ◀d’▶un texte dont je préfère ne point parler, puisqu’il me suffit ◀de▶ citer pour qu’on en juge. Voici le début :
« La France, comme un formidable Titan à l’exubérance vitale, alterne des pensées cruelles et coupables à d’autres suaves et vertueuses, au point que les massacres ◀de▶ tigres et les repentirs simulés ◀de▶ Louis XI se marient parfois admirablement bien avec les généreux délires ◀de▶ Jeanne d’Arc. — Si ce n’est que, étant terrestre, elle succombe toujours sous cette loi fatale des antithèses, qui gouverne fatalement la terre. Et c’est déjà un privilège merveilleux si, dans ◀de▶ terribles vicissitudes, elle sait imiter le fleuve qui réjouit Genève, d’abord azuré, ensuite disparaissant pour reparaître, puis, revêtu des couleurs des plus séduisantes, embellissant la forêt et fécondant la terre. Il était donc naturel que cet immense cerveau du monde laissât échapper les étincelles initiales ◀d’▶un droit social, dont l’éclat électrique se répandit rapidement dans toute l’Europe, ayant comme couronnement une représentation nationale française, qui, entraînant la liberté chancelante dans les excès du sang, laissa le champ libre à la savante tyrannie ◀d’▶un empire glorieux et conquérant, qui devait s’affirmer à Marengo, s’ébranler à Waterloo, et s’éteindre à Sedan, en restituant ◀de▶ nouveau le gouvernement suprême à une liberté actuelle, qui arriva, même dans le tumulte ◀de▶ passions intestines, à se constituer en République juste et progressive… »
Après cet interminable déroulement ◀de▶ tripes, cette définition ◀de▶ Zola :
« Zola est la réparation immédiate, dégorgeant (sic) ◀de▶ la plume qui accuse et gagnant pour son propre pays plus ◀de▶ batailles que ne peuvent gagner les épées tranchantes ◀d’▶une armée entière. »
Plus loin l’auteur affirme le contraire ◀de▶ ce qu’il veut dire :
« Et ce génie, inspiré et compris ◀de▶ sa haute mission, oubliant son intérêt personnel, son aisance acquise et sa renommée bien affermie, s’éleva, non soucieux ◀d’▶une popularité déjà conquise ; il s’éleva avec force pour combattre et vaincre glorieusement la cause ◀de▶ l’humanité, en sauvant, en face du monde, la dignité ◀de▶ sa nation. Et la France peut ainsi se vanter aujourd’hui ◀d’▶avoir, avec le trio Zola, Picquart et Scheurer-Kestner, les vrais apôtres ◀de▶ l’humanité. — Gloire à eux ! Et si Rome antique est fière ◀de▶ son Horace, la France aujourd’hui peut vanter son Zola. »
Je m’excuse ◀de▶ m’être étendu si longuement sur une insignifiante pantalonnade, mais j’ai voulu égayer cette chronique où l’on a rarement l’occasion ◀d’▶être folâtre.
Lettres italiennes
Alfredo Oriani : Vortice
Vortice, roman, par Alfredo Oriani, un auteur qui, quand l’Italie n’avait pas encore salué l’apparition des romanciers qu’on s’obstine à appeler les jeunes, — a eu ses jours ◀de▶ vogue. Ce roman raconte la dernière journée ◀d’▶un petit bourgeois résolu à s’effacer du monde, à cause ◀d’▶un billet à ordre dont il a falsifié la signature. Le malheureux tient parole, et il se fait écraser sous un train, probablement en retard, comme ◀d’▶habitude. Roman minutieux et cruel, avec un sens ◀de▶ minutie psychologique très étrange ; toutefois, il compte ◀de▶ belles pages, et s’il n’est pas trop gai, il porte l’empreinte ◀d’▶une étude consciencieuse. La langue assez inégale, selon la mode des jours où M. Oriani était presque célèbre.
Ugo Valcarenghi : Politica conjugale
Politica conjugale, par Ugo Valcarenghi. Recueil ◀de▶ nouvelles dont il faut parler, parce que ce Valcarenghi est un type, dans son genre. Il fonde un grand journal politique ou il écrit un grand roman comme on boirait un verre ◀d’▶eau ; et l’un et l’autre sombrent, comme deux et deux font quatre. Il y a toute une littérature ◀de▶ Valcarenghi ; personne ne connaît son public ; et toutefois il ne manque ni ◀de▶ talent ni ◀d’▶esprit ◀d’▶observation. Ses livres sont opaques, sans éclairs, sans frisson ; ce recueil est né et mort presque le même jour sous cette guigne qui semble accompagner toutes les œuvres ◀de▶ cet écrivain.
G. Grimaldi : Maternità
Maternità, par Giulio Grimaldi, poésies nobles et remarquables pour la simplicité du ton et la facilité heureuse ◀de▶ l’image et du vers. On y parle ◀de▶ mères et ◀d’▶enfants avec une tendresse qui ne glisse jamais au conventionnel, et on y revit la gaîté, les petites détresses, les câlineries ◀de▶ cet âge. Bon livre, bonne langue, bonne intention presque complètement atteinte.
J. V. Brusa : Il fiume rosso
Il fiume rosso (le fleuve rouge), par J. V. Brusa, — par un jeune homme qui a besoin ◀de▶ perdre maintes illusions sur les autres et sur soi-même, — nous arrive avec une lettre ◀de▶ son auteur, toute pimpante ◀d’▶orgueil et presque ◀d’▶outrecuidance juvénile. Il croit, évidemment, avoir une voix ◀de▶ jeune coq incomparable, ce qui est loin de la vérité ; nous en avons entendu d’autres, jeunes et vieux, qui chantaient comme celui-ci, et qui à moitié ◀de▶ leur chemin ont été atteints ◀d’▶aphonie. Quoique sa lettre, qui prétend donc à révéler un chef-d’œuvre, méritât la plus grave des punitions pour les vaniteux, le silence, — je suis assez indulgent pour annoncer aux Rois et aux peuples que M. Brusa a donné le titre ◀de▶ Fiume Rosso à un petit livre ◀de▶ poésies ; lesquelles ont le but exclusif ◀de▶ stigmatiser la guerre et ◀de▶ jouer l’éternel refrain ◀de▶ l’union fraternelle entre toutes les Nations. Je remarque que ces jeunes gens modernes qui tremblent à la voix du canon, au son ◀d’▶une trompette, ne représentent pas, à mes yeux, l’idéal ◀de▶ la jeunesse vraie, saine et alerte.
G. Lipparini : L’elogio delle acque
L’elogio delle acque est le travail minutieux et savant ◀d’▶un jeune homme, M. G. Lipparini, qui s’est plu à construire une prose cristalline, trop travaillée, et souvent trop archaïque ; une prose ◀de▶ réaction contre les tendances ◀de▶ démocratie littéraire qui nous ont affligés jusqu’à l’humiliation. L’argument ◀de▶ ce petit livre si soigné en tous ses détails est un hymne à la Nature ; une idylle gracieuse se développe sur le fond des bois et parmi le chuchotement des ruisseaux ; mince argument, qui ne semble que le prétexte à un patient exercice ◀de▶ forme. M. Lipparini y ajoute le discours ◀d’▶Aristagoras aux citoyens ◀de▶ Corinthe, une plaidoirie supposée en faveur d’un amant qui a tué sa fiancée ; encore une reconstruction archaïque, comme on voit, mais très élégante et mesurée. Tout en reconnaissant les qualités poétiques ◀de▶ ces travaux ◀d’▶une portée strictement littéraire, je me garde ◀d’▶encourager sur cette voie M. Lipparini, qui nous doit une œuvre puissante pour le fond autant que pour la forme.
G. Anastasi : La Salvezza
La Salvezza, roman, par Guglielmo Anastasi. — Si je me connaissais
en fait ◀de▶ femme, j’aurais probablement des observations à adresser à l’auteur ◀de▶ ce
roman, que je n’aurais pas supposé si philogine ou ginophile. Le symbole suranné ◀de▶ la femme qui éloigne à jamais l’artiste ◀de▶
son chemin est ici présenté à rebours. L’auteur place la scène dans un milieu
◀d’▶artistes lyriques, ◀de▶ musiciens, ◀d’▶imprésarios, ◀de▶ critiques, ◀de▶
journalistes, qu’il doit connaître à ravir ; il nous semble revoir et entendre bon
nombre ◀de▶ ces artistes, vrais et faux, qui pullulent à Milan, où plus qu’ailleurs en
Italie l’art du bel canto a ses exploiteurs, ses parasites, ses imbroglioni et ses disciples sérieux et passionnés. Parmi cette foule,
que M. Anastasi rend courageusement dans tous les détails les plus curieux et les plus
odieux, son protagoniste Emilio Almaura travaille depuis longtemps, en s’affaiblissant
chaque jour dans la recherche spasmodique ◀d’▶une perfection surhumaine : il poursuit
son chef-d’œuvre, et la fièvre ◀de▶ l’émulation l’énerve, le mine, le tue lentement. Il
est sourd à tous les conseils ; il ne s’aperçoit pas que sa mère malade va mourir, que
près de lui sa cousine, cette délicieuse figure ◀de▶ jeune fille qui soigne la mère, est
devenue l’esclave ◀de▶ ses caprices cruels. Des amis qui l’entourent, les uns tombent
sur la voie âpre ◀de▶ l’art ; les autres montent rapidement, inconcevablement à la
renommée, peut-être à la gloire. Emilio Almaura travaille, détruit son œuvre, la
reprend, la détruit encore ; on le dépasse, on l’abandonne, on l’oublie. Il ne connaît
que ces préoccupations et ces surménages ; l’amour est pour lui un mot ironique,
l’expression ◀d’▶une faiblesse banale. Or, ◀de▶ l’amour justement doit lui venir le salut,
la Salvezza ; parce que Silvia, cette cousine qu’il embrassait
mécaniquement sans un frisson pour sa jeunesse, sans un regard pour sa beauté, veille
sur lui. Et lorsqu’il va accomplir son dessein, le suicide, qui le délivre enfin des
tourments dont il a été tenaillé jusqu’à hier, Silvia se présente et lui parle un
langage si vrai, si ému, si inattendu, qu’il s’arrête. Ce chapitre, le dernier, est
dans le roman ◀de▶ M. Anastasi absolument admirable ; chaleur, conviction, mouvement, il
y a tout ce qui fait une page ◀d’▶art puissant. Mais pour le salut du jeune homme,
Silvia doit risquer gros jeu, et, en effet, elle lui sacrifie « sa virginité
radieuse, en étouffant dans un dernier sanglot, l’angoisse ◀de▶ sa pudeur
déchirée »
. Le fantôme ◀de▶ la mort a disparu, et parmi les ténèbres ◀de▶ cette
nuit, les deux âmes jeunes et aimantes voyaient surgir et s’approcher l’image ◀d’▶une
Foi nouvelle… Je ne donne ◀de▶ ce roman que le squelette, en négligeant une foule ◀de▶
détails précieux ; on pourrait, je le répète, chicaner sur le sens moral et
philosophique du livre, mais à quoi bon, si je peux me réjouir ◀d’▶avoir enfin rencontré
un romancier qui connaît toutes les ressources ◀de▶ son art, et qui, à mon avis, est
appelé à un avenir brillant et sûr ? Cette Salvezza marque sur ses
travaux précédents un progrès inappréciable : je le constate avec plaisir, et je fonde
sur ce livre un ◀de▶ ces espoirs qui n’admettent pas ◀de▶ déceptions.
J. Gelli : I duelli mortali del Secolo XIX
I duelli mortali del Secolo XIX, par J. Gelli. — Le Commandeur J. Gelli, dont l’autorité en matière chevaleresque est universellement reconnue en Italie, a rédigé ce livre curieux, où il raconte avec leurs détails tous les duels à mort ◀de▶ ce siècle, depuis 1801 jusqu’en juin 1899. Il est incroyable qu’on se tue si lestement chez les peuples soi-disant civilisés : le sabre, l’épée, le fusil, le pistolet, le revolver, tout est bon ; ce qui apparaît absolument impuissant à déraciner ce genre ◀de▶ sport, c’est la loi. Je ne sais pas trop si la lecture ◀de▶ ce livre diligent conseillera quelque bretteur à ne pas embrocher son prochain ; l’impression qu’on en tire, c’est avant tout une indulgente commisération pour la bêtise humaine, tellement colossale que souvent on est tenté ◀d’▶en rire. L’étude ◀de▶ M. Gelli est louable, et elle a été sympathiquement accueillie par la presse, et précisément par ces journalistes qui demain se feront consciencieusement tuer pour un adjectif déplacé. Dans une nouvelle édition, l’auteur comblera sans doute quelque lacune, comme celle du duel du poète russe Lermontow, tombé, à l’instar de Pouchkine, sous la balle ◀d’▶un ◀de▶ ses amis.
G. Antona-Traversi : La Scuola del marito
La Scuola del marito, par Giannino Antona-Traversi, est cette comédie spirituelle et hardie qui a remporté un succès éclatant sur toutes les scènes ◀d’▶Italie, notamment à Rome et à Milan. L’auteur la fait paraître maintenant en brochure, et je constate, après lecture comme après la représentation, que le public cette fois avait raison ◀de▶ saluer un maître du genre dans notre populaire Giannino. Rien de plus fin et de plus vrai que cette pièce, qui sait dire tout, tout faire comprendre, et qui ne s’arrête ni sur le seuil ◀de▶ l’alcôve… ni sur le bord du lit. La corruption ◀d’▶une jeune femme tombée dans les mains ◀d’▶un mari insatiable, dont le but unique du mariage paraît être celui ◀de▶ créer une idole magnifique pour sa luxure blasée, cette corruption pénible et dangereuse, lente et inguérissable, M. Antona-Traversi a eu la tranquille audace ◀de▶ l’étudier et ◀de▶ l’anatomiser dans une comédie qui est l’effort ◀d’▶un talent point vulgaire ; il a bravé la pruderie ◀de▶ son public, et il l’a vaincu par la grâce dont il sait tout présenter ◀de▶ la manière la plus irréprochable. Il n’est que trop juste qu’après le succès ◀de▶ cette pièce originale et individuelle on ait placé l’auteur parmi les Maîtres ◀de▶ notre théâtre contemporain, et qu’on attende avec le plus vif intérêt la suite ◀d’▶études qu’il va préparer sur la haute société italienne.
Traductions
Chez l’éditeur Barbèra, ◀de▶ Florence, vient de paraître en deux volumes la traduction italienne, par Mme Emma Boghen-Conigliani, ◀de▶ les Pères et les enfants au xixe siècle, par M. Legouvé. L’œuvre est (ou a été) trop connue en France pour que je puisse m’y arrêter : la traduction, très élégante, décèle chez Conigliani l’habitude du travail littéraire ; et en effet nous sommes redevables à cet auteur ◀de▶ plusieurs travaux critiques indéniablement remarquables.
Revues
Je dois signaler parmi les nouvelles revues Flegrea, qui, sous la direction savante et énergique ◀de▶ M. Riccardo Forster, acquiert continuellement plus ◀de▶ diffusion et ◀d’▶importance. Chaque livraison renferme des articles ◀d’▶auteurs en vue, tels que Matilde Serao, Giovanni Pascoli, Raffaele De Cesare, Corrado Ricci, Pompeo Molmenti, Diego Angeli, Domenico Tumiati, Adolfo Albertazzi, etc., etc.1. Cette élite donne à Flegrea un cachet du plus haut bon goût ; paraissant à Naples, la revue embrasse les manifestations intellectuelles ◀de▶ toute l’Italie, où lentement mais sûrement elle se crée un public choisi. Il faut surtout féliciter M. Forster, qui a su soustraire sa revue aux influences étroites des écoles et des cénacles.
Dans les derniers numéros ◀de▶ la Vita Internazionale, dont le refrain pour la paix universelle finit par devenir assommant, cette revue prend décidément une attitude boérophile et anglophobe. À remarquer une poésie ◀de▶ M. Lipparini pour le vieux Krüger, dont les yeux — dit le poète — ont des reflets ◀d’▶or. Il n’est que trop naturel !…
Nota
Nous prions les Éditeurs et les Directeurs ◀de▶ Revues ◀de▶ vouloir bien envoyer directement à notre collaborateur Luciano Zuccoli, Modena (Italie), les livres et publications dont ils désirent qu’il soit parlé dans notre Revue, sous la présente rubrique.
Tome XXXIII, numéro 122, 1er février 1900
Les Revues.
Memento [extrait]
Revue des Deux-Mondes. — […] (N° du 1er janvier.) Le Doge maudit. La contre-légende ◀de▶ Marino Falier, par M. Paul Hervieu, très compacte étude qui devra lui assurer le suffrage des historiens à la prochaine élection académique.
[…]
Art ancien.
La galerie Borghèse
Le gouvernement italien vient de déposer sur le bureau des Chambres un projet ◀de▶ loi tendant à lui permettre l’achat ◀de▶ la galerie Borghèse. La famille voulait aliéner ; elle a passé un compromis avec l’État, aux termes duquel, moyennant le payement ◀d’▶une somme ◀de▶ 3.600.000 lire, elle cède à celui-ci la célèbre collection ◀de▶ la villa. Avant que de fixer ce chiffre » le ministre a recouru à l’expertise ◀de▶ M. Gaucher, du professeur Wilhelm Bode et du critique Piancastelli. Et rien n’est plus amusant que le résultat des trois estimations. Alors que M. Piancastelli évalue à lire l’ensemble des toiles, le directeur du musée ◀de▶ Berlin les estime 7.294.930 lire, et notre compatriote trouve qu’elles valent 11.903.585 lire. Y a-t-il quelque chose de plus vain que ce jeu-là ?… Je reviendrai, quelque jour, sur l’étrangeté ◀de▶ cette manie, sur le curieux entêtement ◀de▶ vouloir peser en or des œuvres hors de toute estimation et sur le non-sens et le ridicule ◀de▶ cette coutume. Quoi qu’il en soit, c’est M. Léon Gaucher qui me semble être dans le vrai.
Voilà donc bien national cette célèbre galerie privée : les ministres du roi Humbert ont fait là une heureuse opération. L’histoire ◀de▶ ce Cabinet est curieuse et fournirait aisément la matière ◀d’▶un volume, — au cours duquel il y aurait, certes, maints passages piquants, et plus ◀d’▶une anecdote joyeuse…
Les Borghèse, originaires ◀de▶ Sienne, et qui s’allièrent si heureusement aux Salviati et aux Aldobrandini, ne commencent réellement leur prodigieuse fortune qu’avec Camillo, qui fut pape sous le nom ◀de▶ Paul V. Ce fut Scipion Caffarelli, neveu ◀de▶ Marc’Antonio qui, le premier, aménagea la villa hors les murs, près la porte du Peuple. C’est ce Scipion, alors cardinal-ministre, qui écrivit à François II, capitaine, marquis et duc de Mantoue, la caractéristique lettre suivante :
« Mon Serénissime Seigneur très honoré,
» Pierre-Paul Rubens, peintre flamand, pour se conformer à l’ordre qu’il dit avoir eu ◀de▶ Votre Altesse, retourne à Mantoue. Mais, comme il laisse imparfait le tableau qu’il faisait ici pour la nouvelle église, en ce sens que, jusqu’à présent, il n’a pas été placé où il devra l’être, et comme cette opération nécessite la présence du peintre pour qu’il puisse retoucher et conduire à perfection, je supplie Votre Altesse, lui permettre qu’une fois expédiées les choses ◀de▶ son service il revienne ◀de▶ nouveau à Rome à cet effet, au moins pour quelques jours. Que Votre Altesse soit persuadée que je tiendrai cette permission en particulière grâce. Et je lui baise les mains.
» ◀De▶ Votre Altesse
» Le très affectionné serviteur,
» LE CARDINAL BORGHÈSE. »
Et, sans cesse fidèle à la ligne tracée, les Borghèse se succèdent, enrichissant sans relâche le trésor, — toutefois, jusqu’à ce Camillo Ludovico Borghèse, qui vendit ses antiques à son beau-frère Napoléon, et dont l’effigie ◀de▶ sa femme se dresse encore, en son indiscrète nudité, dans une des salles ◀de▶ l’antique demeure, le corps si aimé et si caressé ◀de▶ Pauline : la Vénus de Canova.
Naturellement, c’est en maîtres italiens que le musée Borghèse est surtout incomparablement riche.
Les Lombards, les Toscans, les Ferrarais, les Vénitiens y sont en foule : le Sodoma et Lucas Signorelli, Benevenuto Garofalo et le Titien, Girolamo Genga et Nicolo Appiani, Lotto et Cesare da Cesto, Dosso Dossi et Solario, Francia et Andrea del Sarto. Puis viennent en foule Giampietrino, Boltraffio, Marco d’Oggione, Bernardino Luini, Vinci, Gaudenzio Ferrari, Predis, Bernardino da Conti, Sofonisba Anguissola, Francia Bigo. Du Sodoma, c’est une Pietà superbe ; ◀de▶ Luini, une femme au sourire franc, au regard profond, à la chevelure étoilée ◀de▶ fleurs, où le grand fresquiste se retrouve. Botticelli a une Vierge absolument merveilleuse qui rappelle le chef-d’œuvre des Uffizi : la mère du Christ se penche dans un mouvement ◀de▶ joie calme ; tranquille dans son infini bonheur, elle semble s’endormir en approchant sa tête ◀de▶ celle ◀de▶ l’enfant-Dieu ; les lys qui fleurissent par toute la composition, en parfument le sentiment simple, grand et haut que troublent à peine, à gauche, les yeux vifs ◀d’▶un des chérubins aux cheveux bouclés… Lorenzo di Credi s’y retrouve avec sa joie enluminée et poupine, Andrea del Sarto, avec une Vierge admirable, ◀d’▶une émotion supérieure.
Dosso Dossi a une Circé très décorative, Palma le vieux une œuvre copieuse, et avec eux Lotto, Licinio, Antonello da Messina, Giorgione et Giovanni Bellini. L’Antonello de Messine est ◀de▶ tout premier ordre : c’est bien toujours la même face blanche et pleine ; cette fois l’œil est très fin. Et c’est une époque, une classe sociale qui se révèlent sur ce petit panneau, dans cette figure si curieusement et si durement sertie entre le chaperon lourd et l’habit qui garrotte au cou, et qu’amenuise à peine la valeur étrangement voulue ◀d’▶un mince pli ◀de▶ la chemisette. ◀De▶ Giovanni Bellini, c’est l’Adam et c’est l’Ève, l’homme avec ce grand coup ◀de▶ lumière sur la jambe gauche et, derrière lui, ce lapin comique entre les fûts des arbres sur le ciel dur, — Ève grasse, au galbe régulier et aux formes pleines ◀d’▶une plantureuse milanaise ; puis, le même modèle en Vierge et un portrait ◀d’▶homme assez mou.
Et encore, oubliés dans mon énumération, un Homme qui louche du Bronzino, un Guerchin très heurté, une Vierge ◀de▶ Fra Bartolommeo, un Pinturicchio archaïque et mouvementé, aux couleurs tranchées et aux silhouettes dures, à l’arrangement amusant, une longue histoire en plusieurs actes aux scènes naïves et franches, — un second plus magistral, où est, au premier plan, une figure ◀de▶ femme dont les lignes ◀de▶ la robe rappellent l’enveloppement ◀de▶ gazes légères du Printemps ◀de▶ Botticelli ; un portrait noir du Pontormo ; une Vierge ◀de▶ Carlo Dolci à la grâce maladive ; un Ghirlandajo ◀d’▶une beauté et ◀d’▶un calme rares ; une réplique ◀de▶ Rubens ; un Téniers qui ressemble à un Pieter de Hooch et un Pieter de Hooch qui ressemble à un Téniers ; d’autres que j’oublie, — et enfin les trois œuvres, les trois joyaux : le Raphaël, le Corrège et le Titien.
La Mise au tombeau n’est pas une des meilleures œuvres ◀de▶ Sanzio ; c’est le dernier tableau qu’il peignit dans sa manière florentine, avant que ◀d’▶aller à Rome. Il est contemporain ◀de▶ la fresque ◀de▶ San Severo, ◀de▶ la Jardinière et ◀de▶ la Madone du Grand-Duc. Il lui fut commandé par Atalante Baglioni pour sa chapelle ◀de▶ saint François des Conventuels ◀de▶ Pérouse2. L’ordonnance en est sèche, très sèche ; le dessin ◀d’▶une dureté absolue et le coloris froid. Et puis il y a vraiment trop du Pérugin dans cette œuvre encombrée ◀d’▶ornements ◀d’▶or et fatigante ◀de▶ glacis. Dans son exécution réfléchie cette œuvre n’émeut pas, et la grâce infinie et puissante du géant ne se dégage cette fois… Il est vrai qu’elle a dû subir plus ◀d’▶un remaniement et que c’est à peine un Raphaël qu’on a devant les yeux.
◀D’▶Antonio Allegri, c’est la Danaé. Un pur chef-d’œuvre. La robustesse lascive du maître, cette morbidesse qui lui est particulière sont là avec cette femme couchée la bouche entr’ouverte par la surprise et le plaisir. L’art profond des raccourcis lui a fait trouver la si curieuse et audacieuse ligne qui va ◀de▶ la pointe du sein à la naissance ◀de▶ la crisse ; la poitrine, le giron, modelés en pleine pâte sont ◀d’▶une maîtrise inégalable et ont cette particulière éloquence ◀de▶ la chair qu’il sait relever ◀d’▶un autre désir supérieur et noble qui lui est propre, — et que seul il sait exprimer dans ces belles batailles ◀d’▶amour.
Mais l’orgueil ◀de▶ ce Musée Borghèse, ce sont ces Deux femmes assises auprès ◀d’▶une fontaine où se mire un enfant, du Titien.
C’est une des très rares grandes choses qui soient en peinture.
L’homme qui a fait cela a à peine trente ans. Il vient de quitter, dans les marches
allemandes sauvages et montueuses, pays ◀de▶ vignerons et ◀de▶ bûcherons, un village isolé,
Pieve di Cadore : il en laissera le Bois dans la montagne (Offices ◀de▶
Florence) et les rudes Moissonneurs du Louvre. Il vient ◀d’▶arriver à
Venise. Voyez-vous ce paysan dans la cité des doges, dans la ville dont Commynes, qui ne
s’étonnait facilement, dit : « C’est une maisonnée au milieu de l’eau, … c’est la
plus triumphante cité que j’aye jamais vue et qui plus faict ◀d’▶honneurs à ambassadeurs
et estrangiers et qui plus saigement se gouverne… »
Il est entré chez Giovanni
Bellini, — Gentile, celui que la République avait député à Mahomet II, l’ayant mis à la
porte, — et pour compagnons ◀d’▶atelier il a Jacopo Palma et un grand diable à la belle
allure, à la verve endiablée, aimant la vie ◀de▶ plaisir autant que le travail, ardent et
élégant dans la débauche, assidu et patient à l’académie et que ses superbes aventures
font appeler le grand Giorgio, — il Giorgione.
Eh bien, regardez attentivement après que l’irradiant éblouissement ◀de▶ la première vue se sera un peu dissipé… Vous allez retrouver toute cette jeunesse et toute cette vie du Titien, contée là sur cette toile : au fond, dans l’heure indécise du crépuscule, les horizons ◀de▶ Pieve di Cadore s’embrument, des cavaliers regagnent le château, des chasseurs rallient les chiens et des villageois poussent devant eux les troupeaux vers l’étable ; c’est la campagne qui se vide aux approches ◀de▶ la nuit. Ce crépuscule ajoute à l’antithèse puissante ◀de▶ cette femme, toute lumière sur les frondaisons alourdies, ◀de▶ cette femme enrobe ◀de▶ satin blanc, les cheveux égayés ◀de▶ jasmins, qui rêve, l’œil fixe et profond, accoudée sur le marbre où jouent des nymphes et des papillons… À l’autre extrémité ◀de▶ la fontaine où se mire le bambin, cette autre femme, toute splendeur dans sa nudité aux lignes harmonieuses, c’est la réalité merveilleuse qui tient ◀de▶ l’insaisissable toutes les perfections, c’est humanisée, chaude ◀de▶ sang, ◀de▶ soleil et ◀de▶ passion, la Déesse… Et cette figure-là, vous l’avez vue, au Louvre, dans le Salon Carré : c’est la femme du grand Giorgio, celle du Concert champêtre ◀de▶ Barbarelli…
Ce Titien-là, avec l’énigme ◀de▶ son ordonnance, le vouloir, à jamais caché, qu’il exprime sûrement, et que nous ne déchiffrerons jamais, vaut à lui seul les millions que l’Italie, — pauvre, mais toujours artiste, — va donner pour acquérir la galerie entière.
Tome XXXIII, numéro 123, 1er mars 1900
Littérature [extraits]
Ernest Tissot : Les sept Plaies et les sept Beautés ◀de▶ l’Italie contemporaine (Perrin et Cie), 3.50
Ce titre mi-partie ruskinien, mi-partie journalistique, traduirait assez bien l’esprit du livre, si d’abord l’ouvrage était un livre et si ensuite chaque partie remplissait les promesses ◀de▶ son titre. Mais ce livre qui est plutôt un répertoire fantaisiste — l’auteur en convient — n’est ni réellement artistique ni documentaire. Ce sont, liés bout à bout, des interviews, des critiques littéraires, des discussions politiques, des morceaux ◀de▶ romans, des impressions, des descriptions, des études ◀de▶ mœurs, des instantanés — le tout extrêmement cursif. Il est dommage que M. Ernest Tissot n’ait pas songé à intituler, avec simplicité, ses notes ◀de▶ voyage : Promenades sentimentales en Italie, ou quelque chose ◀d’▶analogue. On aurait pu toujours lui reprocher qu’elles fussent ◀d’▶un sentiment un peu rapide, mais on n’eût pas pensé lui en vouloir des vues ◀d’▶art neuves et transcendantales (les sept Plaies et les sept Beautés !) ou des documents approfondis (◀de▶ l’Italie contemporaine…) que son ouvrage ne nous donne pas. Car je n’accepte point les excuses ◀de▶ M. Tissot qui nous prie ◀de▶ le considérer comme un recueil ◀de▶ « conversations ◀de▶ fumoir ». C’est déjà bien assez que la nécessité nous impose par les musées, les concerts, les anthologies, les revues des sursauts ◀de▶ sensations constants, — modes grossiers ◀de▶ communication appelés certainement à disparaître dans quelques siècles. S’il faut que le livre s’en mêle et renonce à cette unité sans laquelle il n’est point ◀d’▶impression sincère et profonde, c’est à désespérer ◀de▶ pouvoir jamais jouir sans sollicitations étrangères ◀de▶ l’intensité ◀d’▶art qui nous aura conquis.
Les « conversations » ◀de▶ M. Tissot sont ◀d’▶autant plus fâcheuses qu’elles sont faciles à lire, toujours agréables. On sent que la sensibilité ◀de▶ l’auteur est très supérieure au témoignage qu’il nous en laisse. On lui en veut ◀de▶ n’avoir pas plus souvent sorti du courant banal, hâtif ◀de▶ ses relations, tiré sur la rive comme branches fleuries prêtes à se perdre tant de fines ou, chaudes « images », tant de notations ◀de▶ paysages nerveuses, tendres et déliées.
Les sonnets ◀de▶ Pétrarque à Laure, traduction nouvelle avec introduction et notes, par Fernand Brisset (Perrin et Cie, 3.50)
Il me semblait doux ◀de▶ demeurer en Italie avec la traduction des Sonnets ◀de▶ Pétrarque à Laure, par Fernand Brisset. Mais dès les premières pages ◀de▶ la préface je tombe sur ces lignes : « Je ne suis point l’ami des traductions en vers, mais j’aime beaucoup les traductions en prose qui donnent la juste mesure ◀de▶ ce qu’un poème contient ◀de▶ véritable poésie. Les beautés ◀de▶ la forme qui ne cachent souvent que le vide du fond disparaissent ; les beautés qui restent sont celles qui méritent réellement ◀de▶ rester. » Et ◀de▶ qui sont ces lignes ? du célèbre romancier italien Fogazzaro. Qui aurait jamais pu croire que ce dussent être là les raison ? ◀de▶ nos préférences pour les traductions en prose !
Pour nous qui pensons qu’il suffit ◀d’▶être plus ou moins obligé ◀de▶ rendre « l’aura gentil »
par « la brise légère »
, pour
que toute la beauté ◀d’▶un vers chavire et sombre comme si l’on traduisait : « la
tempête souffle », ce ne fut pas sans quelque angoisse que nous nous abandonnâmes à ce
traducteur pour qui « les beautés ◀de▶ la forme ◀de▶ son poète avaient dû souvent cacher
le vide du fond ». M. Brisset en effet a soin ◀de▶ rejeter en notes toutes les
expressions vraiment poétiques et savoureuses, tout ce qui constitue l’expression
lyrique. Pétrarque écrit : « Voilà brisés la colonne superbe et le vert laurier
qui faisaient ◀de▶ l’ombre à mes pensées fatiguées… »
M. Brisset repousse dédaigneusement ce mot à mot pour illustrer son beau texte ◀de▶
« … à l’ombre desquels mes tristes pensées trouvaient le calme »
(Sonnet II, à Laure morte). Le poète met-il « aveugle et
nu »
, M. Brisset croit bon ◀de▶ transcrire « aveugle et privé ◀de▶ tout »
(LXXV1, à L. m.). Pétrarque
chantait : « Ma sublime flamme… »
; M. Brisset préfère : « La
femme adorée… »
(XXI, à L. m.). Pétrarque en sa qualité ◀de▶
poète a tort ◀de▶ se servir ◀de▶ termes figurés : « Celui qui peut dire combien il
brûle est dans un bien petit feu. »
Mais M. Brisset entend être un
traducteur complet et il nous restitue : « Oh ! il aime bien peu celui qui peut
dire combien il aime »
(CXXIII, à Laure vivante).
M. Brisset lui n’aime pas l’obscurité. Si Pétrarque trouve suffisant ◀de▶ dire :
« L’esprit est prompt, mais le corps est lent… »
le traducteur est là pour
ajouter entre parenthèses : « (à se mouvoir) »
et la poésie est sauve
(CLIV). C’est ainsi que trop ◀de▶ concision trouble l’entendement et
qu’il est utile ◀de▶ larder les quatrains des poètes ◀de▶ parenthèses comme celles-ci :
« Dames joyeuses et (pourtant) pensives, réunies et (pourtant) solitaires qui vous promenez en causant, où est (celle qui est) ma vie, où est (celle qui est) ma
mort ? Pourquoi n’est-elle pas comme ◀d’▶habitude avec vous ? »
Et plus loin :
« Mais souvent (ce qu’on a dans) le cœur se lit sur le
front… »
(CLXVII).
M. Fernand Brisset est à recommander aux bons littérateurs qui nous mettent en défiance contre les traductions trop littérales.
Lettres italiennes
Revues et journaux : Italia Ride. — Il Fanno. — Nuova Antologia. — Flegrea. — Marzocco
Il faut ce mois commencer à rebours, en parlant des Revues que dans mes chroniques précédentes j’ai négligées à tort. Il y a souvent dans les revues et les journaux quelque chose ◀de▶ vibrant et ◀de▶ frais qu’on cherche parfois en vain dans les livres.
Saluons, avant tout, un journal hebdomadaire qui parait à Bologne et qui n’en est qu’à sa huitième livraison : Italia ride (l’Italie qui rit), c’est son titre étrange ; M. Zamorani, le directeur, MM. Lipparini, ◀de▶ Frenzi, Sarti et Vigi, les rédacteurs, suivis par un cortège ◀de▶ beaux noms parmi les jeunes et les vieux. Tout cela est vif et joyeux. La Revue donne des illustrations charmantes en noir et en couleur ; le texte, plus qu’humouristique, est gai et débonnaire. Comme il est notoire que pour lancer et faire vivre cette feuille on est prêt à des sacrifices pécuniaires, je crois me trouver vis-à-vis ◀d’▶une force dont j’aimerais que mes amis et confrères ◀de▶ Bologne pussent largement profiter. Avec un croquis ou une silhouette, un sonnet ou un petit dialogue, on peut bouleverser le monde, du moins le monde intellectuel ; et j’ose croire que ces premières livraisons ◀de▶ la Revue n’ont pas encore répondu, par le texte, au type envisagé par ses fondateurs. Nous attendons mieux ; et l’expérience et la réflexion compteront pour beaucoup dans cette amélioration nécessaire.
Toujours à Bologne, et par les soins ◀de▶ MM. Anastasi, Butti, Chitarin, Corradini, Lipparini et Zùccoli, on va fonder une grande Société ◀d’▶éditions et une Revue mensuelle, littéraire et artistique, Il Fauno (le Faune), Il faudra en parler sous peu, car fervei opus pour atteindre le but ◀d’▶une manière large et sûre.
Et, après les nouveau-nés et les embryons, voici les vieilles Revues. La Nuova Antologia nous a régalés des Laudi, par Gabriele d’Annunzio, qui, après un silence remarquable rentre dans la vie extérieure par ces poèmes et par des conférences sur Dante. Girolamo Rovetta confie à cette même Revue le dernier ◀de▶ ses trois mille romans, La Signorina, qui menace ◀d’▶être intéressant et vulgaire, ce qui rentrerait parfaitement dans les habitudes ◀de▶ l’auteur. Il faut, entre parenthèses, rendre justice à l’activité phénoménale ◀de▶ cet écrivain ; ainsi la Flegrea, à Naples, la Nuova Antologia, à Rome, et l’Illustrazione Italiana, à Milan, avaient dernièrement et en même temps des travaux littéraires par Rovetta ; il serait impossible, ◀de▶ cette allure, ◀de▶ ne pas atteindre le faîte ◀de▶ la gloire. ◀D’▶excellents articles ◀d’▶économie et ◀de▶ politique qui paraissent dans la Nuova Antologia il ne sied pas ◀de▶ parler ici. Je remarque une élude vigoureuse et profonde par Cesare de Lollis sur le dernier drame ◀d’▶Ibsen, et quelques croquis par Edmondo de Amicis, qui n’ajoutent rien à la renommée ◀de▶ cet auteur.
Flegrea, à Naples, continue sa marche puissante. Les dernières livraisons s’ornaient ◀d’▶un nouveau roman ◀de▶ Matilde Serao, Suor Giovanna della Croce, dont je reparlerai lorsqu’il paraîtra en volume. Le théâtre ◀de▶ François de Corel inspire à M. Ricardo Forster une étude soignée, qui témoigne favorablement ◀de▶ l’esprit ◀d’▶analyse du jeune directeur ◀de▶ la Revue ; Vincenzo Morello institue une comparaison entre les deux poètes ◀de▶ l’amour, Musset et Catulle, tandis que Giuseppe Lipparini, le savant littérateur bolonais, exprime en vers ◀d’▶une souplesse et ◀d’▶un goût merveilleux le mythe ◀d’▶Hylas. Parmi les auteurs français qui collaborent à cette belle Revue (le manque ◀d’▶espace m’oblige à passer sous silence une quantité ◀d’▶articles originaux, curieux et intéressants), — je ne veux pas oublier notre confrère M. Remy de Gourmont, dont les Revues artistiques et littéraires françaises qu’il publie trop rarement dans Flegrea ont une personnalité et une indépendance absolument enviables ; et M. Pierre de Bouchaud, qui dans la livraison ◀de▶ janvier nous offrait une série ◀de▶ sonnets, Hercule et Déjanire, ◀d’▶un âpre goût païen.
L’invasion des barbares : Tolstoï et Sienkievicz ; une querelle éditoriale
C’est à nous, maintenant, ◀de▶ subir l’invasion des littératures du Nord. Je ne me rappelle pas un succès qui puisse être comparé à celui du Quo uadis du polonais Henryk Sienkievicz. Nous avons un peu de Quo vadis dans tous les coins des respectables maisons bourgeoises : Quo vadis vient de paraître en livraison et en brochure ; Quo vadis est une des primes offertes aux abonnés du Corriere della Sera ; Quo vadis illustré, Quo vadis commenté, Quo vadis discuté… Je connais des personnes incapables ◀de▶ faire du mal à une mouche et ◀de▶ lire une plaquette ◀de▶ vingt pages, qui ont lu trois fois le Quo vadis ; c’est le premier et le dernier effort intellectuel ◀de▶ classe ◀d’▶excellentes gens, qui ne pourraient faire tort à Quo vadis que pour lui préférer la Case ◀de▶ l’oncle Tom.
On dit que dans Quo vadis on cherche et l’on admire le triomphe ◀de▶ l’idée chrétienne ; comme je doute toujours des bons mouvements ◀de▶ mes semblables, il me sera permis ◀de▶ croire que le nu et le sang et le panem et circenses qui s’étalent si largement dans Quo vadis comptent pour beaucoup dans l’enthousiasme dont le livre a été salué partout. C’est enfin un hommage rendu aux mœurs païennes plutôt qu’aux théories ◀de▶ Jésus.
Et après la Pologne (vive la Pologne, Messieurs !), la Russie nous lance à la tête Résurrection par Tolstoï, qui obtient un succès plus littéraire, quoique non moins important. Puisque nous causions journaux tout à l’heure, il sied ◀de▶ rappeler ici que le Marzocco de Florence a pris occasion ◀de▶ cette renaissance tolstoïenne pour changer brusquement son programme artistique. Il y a un an à peine il exultait ◀d’▶admiration pour l’œuvre toute plastique ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶, et aujourd’hui le Marzocco prêche un art au fond moral et universel, avec un but et une leçon ◀de▶ vie. Comme le directeur et les rédacteurs ◀d’▶il y a un an sont les mêmes que ceux ◀d’▶aujourd’hui, je n’arrive pas à comprendre ce qui peut avoir provoqué ce revirement soudain ; mais le fait est singulier, parce qu’il met les écrivains ◀de▶ ce journal aristocratique en contact immédiat avec les socialistes3.
Résurrection a donc son autel en Italie à côté de Quo
vadis ; la Pologne et la Russie se trouvent enfin d’accord chez les autres ; et
immédiatement une querelle éclata entre les éditeurs. M. Sienkievicz ayant autorisé
une seule traduction ◀de▶ ses œuvres par M. Verdinois, il a fait saisir les éditions et
les traductions publiées sans approbation ◀de▶ l’auteur. Le tort est ◀de▶ son côté, parce
que ni la Russie, ni la Pologne, ce qui est encore la Russie, n’ont aucun traité
international pour la propriété littéraire, et bien des auteurs italiens pourraient à
leur tour exiger la saisie ◀de▶ leurs œuvres traduites en russe et en polonais à leur
insu. Les grands éditeurs ◀de▶ Milan, les Frères Trêves en tête, protestent contre
l’incartade ◀de▶ M. Sienkievicz ; celui-ci n’a pour soi que le Corriere
della Sera dont les argumentations sentimentales sur les devoirs ◀de▶ la
politesse internationale me semblent bien faibles devant la loi sèche et péremptoire ;
le tribunal va s’en mêler, mais à propos de M. Sienkievicz il est bon ◀de▶ rappeler le
mot italien :
Se non ha altri moccoli, può andare a letto
all’oscuro
, s’il n’a pas d’autres chandelles, il lui faudra se
coucher à tâtons.
Théâtre : Come le foglie, par G. Giacosa
Au théâtre, je me borne à constater un seul succès, mais un succès énorme, et, heureusement, hors du protectorat ◀de▶ Tolstoï ou ◀d’▶Ibsen. Il s’agit ◀d’▶une pièce en 4 actes par M. Giuseppe Giacosa, qu’on vient de jouer à Milan, la ville des baptêmes littéraires italiens. Come le foglie (comme les feuilles) jouée au mois ◀de▶ janvier a commencé une tournée triomphale à travers l’Italie, et elle franchira les frontières très prochainement. Il n’arrive pas tous les jours ◀de▶ pouvoir signaler une œuvre qui ait devant soi on long avenir ; cette pièce est la bienvenue dans le Théâtre italien aujourd’hui si restreint comme quantité et si mesquin comme qualité. J’espère placer à côté ◀d’▶elle la Corsa al piacere (la Course au plaisir) et la Scalata all’Olimpo (l’Escalade ◀de▶ l’Olympe) par Giannino Antona-Traversi, cinq actes, dont la représentation est imminente.
À la prochaine fois le compte rendu des romans, nouvelles et poèmes.
Tome XXXIV, numéro 124, 1er avril 1900
Publications ◀d’▶art.
La Chronique des Arts [extrait]
La Chronique des Arts (3 février). —
« On parle beaucoup de notre admirable musée, en ce moment. Il a ◀de▶ nombreux amis ; il n’en a pas de plus dévoués que nous. Aussi nous permettrons-nous ◀d’▶adresser une requête instante à ceux qui font présentement sa toilette pour l’échéance ◀de▶ la grande Exposition.
« Il n’est pas digne ◀d’▶eux ◀de▶ laisser subsister le nom ◀de▶ Piero della Francesca sous la jolie Madone récemment acquise après tant de tribulations. Le Louvre ne possède aucune œuvre ◀de▶ Piero della Francesca. Ce serait faillir à nos traditions nationales ◀de▶ bonne foi, pour le puéril orgueil ◀de▶ tromper quelques visiteurs étrangers dénués ◀d’▶expérience, que ◀de▶ maintenir une attribution si manifestement erronée, et Paris n’est pas Chicago. »
[…]
Tome XXXIV, numéro 125, 1er mai 1900
Musique [extrait]
[…]
Au Châtelet, le Stabat de Pergolèse s’est timidement glissé parmi des œuvres toutes profanes […].
Tome XXXIV, numéro 126, 1er juin 1900
Le phénomène Lombroso
L’immense succès des ouvrages ◀de▶ Lombroso, l’influence incontestable qu’ils exercent sur les opinions ◀de▶ la masse du public sont dignes ◀d’▶attirer l’attention, non seulement du psychologue et ◀de▶ l’historien, mais ◀de▶ quiconque s’intéresse aux tendances ◀de▶ notre époque et cherche à dégager les éléments ◀de▶ la société moderne.
Lombroso est certainement l’un des hommes les plus universellement connus qui soient aujourd’hui : aux yeux du commun des lecteurs, il passe pour un grand savant. Son nom est attaché à différentes idées qui courent les rues et sont répétées par une foule ◀de▶ gens qui n’ont jamais ouvert un ◀de▶ ses livres. Il est considéré comme le chef ◀de▶ l’école anthropologique, comme le créateur ◀de▶ vastes conceptions nouvelles appelées à révolutionner le droit pénal autant que la psychiatrie. La presse, qui a la prétention ◀de▶ représenter l’opinion publique, répand largement les idées ◀de▶ Lombroso ; on les entend proférer du haut ◀de▶ la tribune parlementaire, les orateurs ◀de▶ meeting les hurlent, les avocats ont trouvé en elles un précieux moyen ◀de▶ défense dans les cas désespérés ; bref ces idées fermentent dans tous les milieux où s’active ce que l’on nomme aujourd’hui « la vie publique ».
◀D’▶où provient la célébrité ◀de▶ Lombroso ? Quelles sont les causes du succès rapide ◀de▶ ses théories ?
Faut-il les chercher dans les qualités intrinsèques ◀de▶ l’œuvre, ou résident-elles plutôt dans les instincts ◀de▶ la foule ? Lombroso a-t-il découvert une grande vérité scientifique, capable ◀de▶ s’imposer à tous par son caractère ◀d’▶évidence, ◀de▶ certitude, ou bien a-t-il mis la science au service ◀de▶ certaines opinions courantes, a-t-il construit le système qui correspond le mieux aux besoins actuels ◀d’▶une grande et puissante portion ◀de▶ notre société ? Tel est le problème que je vais tenter ◀de▶ résoudre.
I
Lombroso est-il un véritable savant ? A-t-il les qualités essentielles du savant : sait-il observer les phénomènes patiemment, minutieusement, exactement, complètement ? Est-ce un expérimentateur intelligent et consciencieux ? Sait-il interpréter les faits, les critiquer, les coordonner, en induire logiquement des vérités générales ? A-t-il enfin cette probité scientifique qui construit les théories d’après les faits et s’abstient ◀de▶ contraindre les faits à entrer dans des théories préconçues, — qui tient compte ◀de▶ l’ensemble des phénomènes observés et non pas uniquement ◀de▶ ceux qui corroborent telle hypothèse préférée ?
La lecture ◀d’▶un livre ◀de▶ Lombroso édifie bientôt à cet égard le lecteur, s’il est attentif et intelligent. Troublante lecture ! L’impression qu’elle procure peut se définir par ce terme : l’équivalent psychique du mal ◀de▶ mer. Dès le début l’esprit ressent un singulier malaise : il ne trouve pas un point fixe où s’attacher, tout oscille autour de lui ; il cherche une base ◀d’▶appui, mais le terrain se dérobe ; il croit apercevoir une idée capable ◀de▶ le guider, mais aussitôt elle vacille et disparaît ; sans cesse les plans se déplacent, sans cesse l’équilibre se modifie ; on est balancé à droite, à gauche, sans cause appréciable, au gré des hasards ; le malaise augmente, la nausée vient…
Jamais Lombroso ne limite son sujet, jamais il ne précise le problème qu’il se pose, jamais il ne définit les termes qu’il emploie, si vagues soient-ils par eux-mêmes. Vous ne trouverez en tête ◀d’▶aucun ◀de▶ ses livres un énoncé net ◀de▶ la question. Il se contente ◀d’▶un titre : l’Homme ◀de▶ génie, l’Homme criminel. Ces mots sont aussi vagues que possible ; plus que tout autre, ils demandent à être définis ; ils ne correspondent, psychologiquement parlant, à aucun type déterminé. Qu’est-ce que le génie ? Personne ne s’entend là-dessus. Lombroso se tait, et il jette pêle-mêle dans la catégorie des hommes ◀de▶ génie des savants, des généraux, des artistes, des hommes ◀d’▶église, voire même des journalistes, des gens profonds et des gens superficiels, des volontés fermes et des caractères faibles, des hommes ◀de▶ toutes races et ◀de▶ tous genres, mais surtout des hommes qui ont eu du succès ; car en somme, pour Lombroso comme pour la foule, le succès est la mesure du génie. À le croire, nous serions encombrés ◀d’▶hommes ◀de▶ génie !
Qu’est-ce que le crime ? Lombroso ne s’attarde pas à nous le dire. Mais sa conception ressort clairement ◀de▶ son livre : elle est des plus simples, très populaire, à la portée ◀de▶ toutes les intelligences. L’homme criminel est l’homme qui a été condamné par les tribunaux. Cette définition est sans doute nette au point de vue du droit en vigueur, mais au point de vue ◀de▶ la science (que ce soit la psychologie, l’anthropologie ou la sociologie), elle ne signifie absolument rien.
Ainsi Lombroso se soucie très peu de déterminer son point ◀de▶ départ, ◀de▶ nous dire
quel est au juste l’objet ◀de▶ son étude, ◀de▶ donner à ses lecteurs la possibilité ◀de▶
suivre sa pensée. Il ne songe pas davantage à faire la clarté dans son propre esprit.
Tout ce qui préoccuperait d’abord un savant ne le préoccupe pas du tout. Et il l’avoue
ingénument : « Il me faut, ici, avouer que, dans ce livre, bien souvent,
volontairement et involontairement, j’ai dû confondre le génie avec le talent ; ce
n’est pas que l’un et l’autre ne soient bien différents, mais la ligne qui les
sépare était bien malaisée à déterminer4. »
Un
savant, reconnaissant que la ligne ◀de▶ démarcation était difficile à déterminer, se fût
efforcé ◀de▶ préciser davantage, ◀de▶ noter plus exactement les caractères différentiels.
Lombroso s’en tire plus aisément : « … Si le génie est l’effet ◀d’▶une irritation
intermittente et puissante ◀d’▶un grand cerveau, le talent s’accompagne à son tour ◀d’▶une
excitation corticale, mais à un moindre degré et dans un moindre cerveau. » L’on voit
que la psychologie, comprise à la manière de Lombroso, est une science des plus
simples et que les mystères ◀de▶ notre mécanisme cérébral sont à la portée ◀de▶ toutes les
intelligences.
Rien n’embarrasse Lombroso. Les doutes qui assaillent le véritable savant au moment où il pose les préliminaires ◀d’▶une œuvre, les tâtonnements inévitables qui précèdent la mise au point du sujet, les affres ◀de▶ la conception, sont choses inconnues à Lombroso. Il saute à pieds joints par-dessus les difficultés, et les plus sérieuses objections ne le troublent point.
Dans la préface ◀de▶ la 4e édition ◀de▶ l’Homme criminel, on trouve ceci :
« L’on se demande comment était fait le crâne ◀de▶ ceux qui, dans les temps barbares, commettaient des actes tels que hérésie, blasphème, sorcellerie, punis par les lois alors, tandis que maintenant ils ne le sont plus.
» —Eh bien ! j’ai démontré que ceux qui commettaient des délits contraires à l’usage, aux religions, étaient alors les vrais criminels, tandis que les homicides bien souvent n’étaient pas considérés comme criminels aux époques barbares. Si ceux-là étaient les vrais criminels… il est naturel qu’ils devaient avoir les mêmes caractères que les criminels ◀d’▶aujourd’hui5. »
Quiconque réfléchit ne trouvera point cela « naturel » du tout ; mais c’est la
meilleure preuve ◀de▶ ce que j’affirmais tantôt, à savoir que le crime pour Lombroso est
un concept purement juridique et que son type du criminel ne peut avoir
psychologiquement aucune valeur. Dans la préface ◀de▶ la 3e édition,
Lombroso avoue lui-même qu’on ne trouve que 40 % des criminels offrant plus ou moins
les caractères du type qu’il a établi. Et quand on lui reproche ◀de▶ n’avoir construit
ce type que d’après un nombre relativement restreint ◀d’▶observations, il répond :
« Les anatomistes sont-ils donc obligés ◀d’▶examiner des milliers ◀de▶ cadavres
pour conclure sur les formes ◀d’▶un viscère ? »
Cette phrase est un exemple frappant ◀de▶ la manière ◀de▶ raisonner ◀de▶ Lombroso. L’on voit immédiatement par quoi pèche une semblable comparaison : l’anatomiste disséquant une série ◀de▶ cadavres humains rencontrera toujours aux mêmes endroits les mêmes organes, présentant, à part ◀de▶ légères variations, les mêmes formes, tandis que les criminels apparaissent avec des caractères essentiellement différents les uns des autres, si bien qu’ils peuvent être aussi dissemblables que possible. De plus, l’anatomiste s’occupe ◀d’▶une catégorie nettement limitée ◀d’▶objets sur la nature desquels aucun doute ne s’élève, à savoir des corps humains. Au contraire, celui qui étudie le criminel au point de vue psychologique ou anthropologique ne peut considérer comme tel à priori quiconque a été condamné par les tribunaux ; ceux-ci sont faillibles ; souvent ils ont des pouvoirs arbitraires ; bien des lois sont faites uniquement pour défendre les privilèges ◀de▶ quelques-uns et l’infraction à ces lois n’est en rien comparable, psychologiquement parlant, à un attentat à la vie humaine par exemple ; d’autre part, une foule ◀de▶ crimes trahissant chez leurs auteurs une immoralité, une perversion ou une brutalité invétérées ne sont pas punis par les lois, certains mêmes sont considérés comme des preuves ◀de▶ vertu et récompensés comme tels, notamment sous le nom ◀de▶ valeur militaire. Il n’y a donc pas ◀de▶ critérium simple permettant ◀de▶ distinguer d’emblée le criminel. Le criminel est du reste une pure abstraction : on peut établir des catégories ◀de▶ criminels, des types ◀de▶ criminels. Mais on ne peut le faire sans une étude attentive des différents cas, sans une critique rigoureuse. Il n’est pas permis ◀d’▶oublier qu’une foule ◀de▶ criminels ne sont pas en prison et que les prisons renferment souvent des gens qui n’ont commis aucun crime, sous peine de faire une œuvre partiale, sans valeur scientifique.
L’on voit donc que Lombroso donne comme équivalentes des idées qui n’ont entre elles que des ressemblances tout à fait spécieuses. C’est là une habitude ◀de▶ son esprit. Les phrases du genre ◀de▶ celle que j’ai citée surabondent dans ses œuvres. J’en prends quelques-unes au hasard dans le tas :
« Dire qu’un alcoolique est un homme libre comme les autres, c’est dire qu’un linge imprégné ◀d’▶alcool n’est pas plus combustible que celui qui sort humide du métier à tisser6. »
« Souvent les chiens montrent un véritable fanatisme conservateur… ils aboient et se mettent en fureur contre les trains, le gaz, les musiques, quand ils les rencontrent pour la première fois7. »
« Les enfants présentent physiologiquement un état semblable à la folie morale, si bien que, quand dans leur milieu ils ne trouvent pas ◀de▶ circonstances favorables à la transformation en honnête homme, ils y demeurent, comme les tritons alpestres demeurent au stade ◀de▶ girin dans un milieu froid8. »
« Les dernières recherches tératologiques, celles ◀de▶ Gegenbaur surtout, ont établi que les phénomènes ◀de▶ régression atavique n’indiquent pas toujours une dégradation véritable, mais que, bien souvent, elles compensent un développement considérable, un progrès accompli dans d’autres directions.
» Les reptiles ont plus ◀de▶ côtes que nous ; les singes, les quadrupèdes possèdent un plus grand nombre ◀de▶ muscles que nous, et un organe entier (la queue) qui nous manque. C’est seulement en perdant ces avantages que nous avons conquis notre supériorité intellectuelle.
» Cela posé, toute répugnance à l’égard de la théorie ◀de▶ la dégénérescence disparaît aussitôt. De même que les géants payent la rançon ◀de▶ leur haute taille par la stérilité et par la faiblesse relative ◀de▶ l’intelligence et des muscles, ainsi les géants ◀de▶ la pensée expient, par la dégénérescence et par les psychoses, leur grande puissance intellectuelle. Et c’est pour cela que les signes ◀de▶ la dégénérescence se rencontrent encore plus souvent chez eux que chez les aliénés9. »
Ce dernier passage est ◀d’▶autant plus caractéristique qu’il contient l’argument principal que donne l’auteur pour justifier sa volte-face dans la question des rapports entre le génie et la folie : dans l’édition publiée en 1889, il se range parmi ceux qui soutiennent que le génie est une névrose, alors que, dans les éditions précédentes ◀de▶ son ouvrage, il admettait l’existence ◀de▶ génies complètement sains. — Que l’on juge ◀de▶ la faiblesse ◀d’▶une aussi ridicule argumentation ! Voir dans la perte ◀de▶ la queue une compensation ◀de▶ la supériorité intellectuelle acquise par l’homme est déjà une idée ◀d’▶un grotesque irrésistible. Mais comparer cette régression ◀d’▶un organe sans grande importance, au cours de l’évolution, à la dégénérescence qui frapperait les hommes à raison de la puissance ◀de▶ leur intellect, est une conception tellement folle qu’elle est inconcevable à tout cerveau sain. Il serait impossible ◀de▶ formuler ◀d’▶une façon sensée la suite ◀d’▶idées qui a passé par la tête ◀de▶ Lombroso lorsqu’il a écrit cette phrase. Je crois qu’il est donné à peu de personnes ◀d’▶atteindre ce degré ◀d’▶incohérence et ◀d’▶accumuler autant ◀de▶ bêtises en si peu de lignes.
Nous découvrons ici le trait caractéristique ◀de▶ la mentalité ◀de▶ Lombroso : l’association des idées est chez lui accidentelle, c’est-à-dire que ses idées ne se succèdent pas dans un ordre logique, qu’elles ne suivent pas un même courant, que leur enchaînement n’est pas déterminé par les liens qui existent naturellement entre elles, mais bien par ◀de▶ vagues similitudes ◀d’▶aspect, par le hasard ◀de▶ rapprochements momentanés, par des analogies entre les mots qui les représentent. À la différence ◀d’▶intensité près, l’état mental ◀de▶ Lombroso est semblable à celui des maniaques. L’« Ideenflucht » des psychiatres allemands se retrouve chez lui, atténuée mais très nette : les idées se pressent dans sa tête tumultueusement, il n’a pas le temps ◀de▶ les examiner, il ne les domine pas, il ne peut s’en rendre maître. Il faut qu’il leur donne libre essor : et elles sortent pêle-mêle, il les écrit telles qu’elles se présentent, associées fortuitement au gré ◀de▶ son cerveau surexcité. Il écrit comme l’on parle au cours ◀d’▶une discussion animée dans une réunion ◀de▶ buveurs : là les arguments spécieux, les rapprochements inattendus ◀d’▶idées, les paroles qui ont l’air profond, les jeux ◀de▶ mots, sont les armes grâce auxquelles on triomphe. J’imagine que les raisonnements ◀de▶ Lombroso peuvent paraître « naturels » au premier degré ◀de▶ l’ébriété.
Qu’on ne se le dissimule pas : toutes les célèbres théories ◀de▶ Lombroso dérivent ◀de▶ l’insuffisance ◀de▶ son intelligence, ◀de▶ l’absence totale ◀de▶ logique qui le caractérise. L’assimilation qu’il fait du génie à la folie repose sur un raisonnement ◀de▶ ce genre-ci : un très grand nombre ◀de▶ génies ont présenté des phénomènes psycho- ou névropathiques plus ou moins accusés ; beaucoup de fous gardent dans les sujets étrangers à leur délire une grande lucidité ◀d’▶esprit et présentent avec certains hommes ◀de▶ génie quelques analogies ◀d’▶allure ; donc le génie et la folie sont deux états étroitement apparentés, il n’est même pas possible ◀de▶ les séparer nettement l’un ◀de▶ l’autre.
La théorie qui assimile le fou moral et le criminel à l’épileptique, qui fait, en
dernier ressort, des hommes ◀de▶ génie, ◀de▶ tous les criminels et ◀d’▶une bonne partie des
aliénés, des épileptoïdes, repose sur les plus incroyables
confusions ◀d’▶idées, sur les plus flagrantes erreurs. Pour en arriver là, Lombroso a
non seulement accumulé les paralogismes, mais il est même parti ◀de▶ fausses prémisses,
il a employé des documents faux et a faussé les vrais par ses interprétations ; on ne
peut jamais se fier à ce qu’il dit, il faut vérifier chacune ◀de▶ ses assertions ;
citations ◀d’▶auteur, faits ◀d’▶observation, tout chez lui est sujet à caution. Lombroso,
médecin, professeur ◀de▶ psychiatrie, ignore la neuro- et la psychopathologie : il
diagnostique l’épilepsie à tort et à travers : un étudiant en médecine qui poserait
aussi légèrement le diagnostic ◀d’▶épilepsie échouerait à l’examen. Le vertige, entre
autres, constitue pour lui l’un des symptômes les plus révélateurs ◀de▶ l’épilepsie. Il
dit par exemple ◀de▶ Darwin : « Il souffrait ◀de▶ dyspepsie, ◀d’▶anémies spinales, ◀de▶
vertiges (il faut bien noter le vertige que nous savons être souvent l’équivalent ◀de▶
l’épilepsie) ; il ne pouvait point travailler plus ◀de▶ trois heures par
jour »
, etc.10. Et dans bien des cas il présente le seul vertige sans spécification aucune comme base ◀de▶ son diagnostic11. Or, le vertige est, on le
sait, un symptôme tout à fait banal : il existe dans une foule ◀d’▶affections qui n’ont
aucun rapport avec l’épilepsie : il accompagne très fréquemment les maladies du tube
digestif ; des tumeurs cérébrales, des affections ◀de▶ l’oreille, l’athéromatose le
provoquent communément ; il se rencontre souvent chez les neurasthéniques ; du reste,
ainsi que le fait justement observer Oppenheim12, des sensations ◀de▶ vertige peuvent être très aisément produites par
autosuggestion. En somme le vertige n’est un symptôme ◀d’▶épilepsie que dans l’infime
minorité des cas. Il est indispensable ◀d’▶indiquer comment le vertige se manifeste,
dans quelles circonstances il apparaît, s’il est objectif ou simplement subjectif,
s’il s’agit ◀d’▶un vertige bien caractérisé, ou ◀de▶ simples sensations vertigineuses
vagues, etc. C’est ce que Lombroso ne fait jamais. Or qui dit vertige, sans préciser,
ne dit absolument rien.
Voilà Lombroso médecin. Veut-on connaître Lombroso expérimentateur ? — Il prétend avoir constaté que dans la marche des criminels, contrairement à ce qui se passe normalement, il y a prévalence du membre gauche. Et il trouve une démonstration victorieuse ◀de▶ la chose dans l’expérience suivante : on suggère à un homme normal, placé dans l’état ◀d’▶hypnose, qu’il est un brigand, et aussitôt sa marche se modifie dans le sens indiqué par Lombroso13. Du premier coup d’œil on saisit ce qu’il y a ◀d’▶erroné dans cette expérience : l’hypnotisé à qui l’on suggère qu’il est un brigand n’acquiert pas magiquement ipso facto la nature du brigand : il agit simplement conformément à la représentation qu’il se fait du brigand. Une telle expérience ne peut donc nous renseigner que sur les idées ◀de▶ l’hypnotisé, et nullement sur le caractère du brigand. — C’est ce que les chiffres donnés par Lombroso comme résultats ◀de▶ l’expérience confirment d’ailleurs : il y a ◀de▶ bien plus grands écarts entre les deux allures du sujet qu’il n’y en a entre la marche ◀de▶ l’homme normal et celle du criminel (si l’on suppose exactes les moyennes ◀de▶ Lombroso) : ainsi l’écartement latéral droit étant en moyenne ◀de▶ 5,46 chez l’homme sain et 7,4 chez le criminel, il est chez le sujet à l’état normal ◀de▶ 7, 5 et après suggestion ◀de▶ 12,8 ; le pas gauche, qui mesure 63 centimètres chez l’homme normal et 72 chez le criminel, est chez le sujet respectivement ◀de▶ 66 et 88,5 cm ? Il est facile ◀de▶ se représenter d’après ces chiffres ce qui s’est passé : le sujet a imité l’allure caricaturale des brigands ◀d’▶opérettes qui arrivent en scène ◀d’▶un air sinistre en roulant ◀de▶ gros yeux et faisant des pas énormes !
Ceci tient ◀de▶ la farce. Mais Lombroso n’a pas la moindre conscience ◀de▶ son propre ridicule : il a réédité cette expérience sous différentes formes, il l’a resservie récemment encore (à propos de l’écriture des criminels) dans son petit manuel ◀de▶ graphologie, fidèle en cela à son habitude ◀de▶ grossir ses livres nouveaux en y reproduisant textuellement ◀d’▶amples fragments ◀de▶ ses anciens livres.
Je terminerai l’analyse des matériaux employés par Lombroso à édifier ses théories, en montrant comment Lombroso écrit l’histoire. Voici, reproduit in extenso, le paragraphe qu’il consacre à Villon dans l’Homme criminel 14 :
« Villon, poète et voleur, peignit ses deux qualités opposées dans ses deux poèmes (deux testaments), et dans son Jargon ou Jobelin, composé même en argot, dans lequel les protagonistes sont des voleurs. Ce fut le premier poète réaliste, et au milieu des vices les plus tristes il laisse entrevoir ◀de▶ l’affection pour sa mère et pour sa patrie. Condamné à mort il écrivit, outre l’Épitaphe, ce quatrain :
Je suis François, dont ce me poise,Saura mon col que mon cul poise.qui est une preuve curieuse ◀de▶ l’indifférence des criminels en face du supplice. Dans son Grand Testament il dépeint la vie des prostituées et se dépeint lui-même comme entremetteur, avec ◀d’▶ignobles détails dont la morale au fond est celle-ci :
mais qui pour nous sont précieux pour montrer la complète analogie entre la prostitution et le crime :
Je suis paillard, la paillarde me duit :L’ung vaut l’autre : c’est à mlau chat mau rat ;Ordure avons et ordure nous suyt,Nous deffuyons honneur et il nous fuit,En ce bourdel où tenon nostre état15 ».
Ceci ne souffre pas ◀de▶ commentaires : portées à ce paroxysme, la bêtise et l’inconscience deviennent quelque chose ◀de▶ complet, ◀d’▶absolu, qui défie toute analyse.
Je pourrais multiplier à l’infini ◀de▶ tels exemples : une grande partie des
« documents » que Lombroso emploie sont ◀de▶ cette force : en réalité, il
ne sait pas lire, ses citations sont incomplètes ou altérées : il est
matériellement impossible qu’il ait lu tous les ouvrages qu’il cite ; il les a
parcourus des yeux rapidement, son attention a été attirée ◀de▶ ci ◀de▶ là par des mots,
par une phrase, où il voyait une confirmation ◀de▶ son idée fixe. Peu lui importe que
l’ensemble ◀de▶ l’ouvrage, les conclusions ◀de▶ l’auteur contredisent son opinion : il
n’en tient aucun compte ! S’il se trouve en présence de différentes source s’il va
◀d’▶instinct à la moins sûre.— On pourrait l’accuser ◀de▶ manquer totalement ◀de▶ probité
scientifique, n’était qu’il ment ◀d’▶une façon si maladroite, qu’il met à tromper les
autres et à se tromper lui-même tant de naïveté, que l’on peut difficilement lui
prêter l’intention ◀de▶ ne pas dire toute la vérité : il ne la voit pas, subjugué qu’il
est par ses idées délirantes. Ses rêves fous l’obsèdent, il n’est plus capable ◀de▶
saisir les faits dans leur réalité immédiate. Si l’on veut le classer d’après ses
propres théories, c’est incontestablement un mattoïde. Et ce passage
◀de▶ l’Homme ◀de▶ génie
16 s’applique
exactement à lui et à ses œuvres : « … L’analogie que les mattoïdes présentent
avec les hommes ◀de▶ génie, dont ils gardent seulement les phénomènes morbides, et
avec les hommes sains, dont ils ont l’habileté et le sens pratique, doit conseiller
la défiance contre certains systèmes pullulant surtout dans les sciences abstraites
ou incertaines, grâce à des hommes non compétents ou étrangers au sujet qu’ils
abordent : les déclamations, les assonances, les paradoxes, les conceptions parfois
originales, mais toujours incomplètes et contradictoires, y tiennent lieu de
raisonnements paisibles, basés sur l’étude minutieuse et calme des faits. ◀De▶ tels
livres sont presque toujours l’œuvre ◀de▶ ces véritables charlatans involontaires que
sont les mattoïdes, dont la diffusion dans le monde littéraire est beaucoup plus
grande qu’on ne le croit généralement. »
Un portrait fidèle en tous points, n’est-il pas vrai ? Charlatan involontaire entre autres est une trouvaille : Lombroso n’aurait su mieux se caractériser en deux mots. Quelle inconscience ! C’est à croire qu’il n’a jamais fait ◀de▶ retours sur lui-même, qu’il n’a pas lu ses livres plus attentivement que les livres ◀d’▶autrui.
En résumé, Lombroso ne sait ni lire, ni observer, ni expérimenter, ni raisonner ; enfin, étant donnée l’insuffisance ◀de▶ son intelligence, la question ◀de▶ probité scientifique ne peut être soulevée à son propos. Incontestablement Lombroso n’est pas un avant, et aucun véritable savant ne le considère aujourd’hui comme tel. Son succès ne dérive donc pas du caractère ◀de▶ vérité ◀de▶ ses doctrines. Il faut en chercher les causes dans la nature même du public qui accepte ses idées : que représente Lombroso, aux yeux du public ? Que lui a-t-il apporté qu’il attendait ? Quelles tendances modernes ses œuvres semblent-elles justifier ? Tel est le problème central du cas Lombroso.
II
La psychologie du lecteur moderne est encore à faire : psychologie complexe, en vérité ! Le lecteur moderne n’est pas un type simple, unique. C’est un être multiforme, ondoyant et divers, un Protée ? Le lecteur moderne s’appelle légion ! Le lecteur ◀d’▶autrefois appartenait à une élite, c’était un homme instruit, sérieux, patient, lisant moins qu’on ne lit aujourd’hui, mais lisant mieux. Le grave, le calme, le profond lecteur ◀de▶ jadis, celui qui méditait sur les grands in-folios dans la lumière douce des intérieurs hollandais, est depuis longtemps oublié. Le journalisme et la neurasthénie l’ont tué ! Aujourd’hui le lecteur capable ◀de▶ lire une œuvre scientifique ou littéraire ◀de▶ longue haleine est lui-même un être nerveux, toujours pressé, ayant pour idéal ◀de▶ lire le plus grand nombre ◀de▶ pages en le plus court espace ◀de▶ temps possible ! il cherche à saisir rapidement, ◀d’▶un coup d’œil, la suite des idées ; il est obligé ◀de▶ lire tant de livres qu’il retrouve sans cesse les mêmes concepts avec ◀d’▶indifférentes variations ◀d’▶expression : il les reconnaît et passe outre.
Mais les ravages produits par la surproduction des livres ne sont rien, comparés à ceux qui résultent ◀de▶ la multiplication des journaux. Il est effrayant ◀de▶ songer que la majorité des gens qui savent lire — non seulement dans les milieux populaires, mais aussi et surtout dans les milieux bourgeois, — ont pour principal objet ◀de▶ lecture le journal ! le journal, c’est-à-dire un ramassis ◀de▶ faits inexacts ou purement inventés, ◀de▶ considérations politiques absurdes ou mensongères, ◀d’▶informations provenant presque toujours ◀de▶ gens incompétents, ◀de▶ littérature ◀de▶ bas étage, le tout aussi mal écrit que possible. La lecture quotidienne du journal habitue l’esprit à l’imprécision des idées, à la superficialité du jugement, à la non-critique, à la vulgarité des sentiments, à la platitude du style.
C’est un des moyens ◀d’▶abrutissement les plus puissants ◀de▶ notre civilisation.
On ne saurait trop insister sur ce point que, par le fait du journal, les théories nouvelles ou les découvertes scientifiques ne parviennent au gros public que ◀de▶ seconde ou ◀de▶ troisième main, — donc incomplètes, déformées, travesties. Dans le domaine intellectuel comme dans le domaine économique, entre le producteur et le consommateur existent aujourd’hui ◀de▶ nombreux intermédiaires, qui sont ◀de▶ vrais parasites sociaux. Le journaliste manquant ◀de▶ culture et n’ayant pas ◀de▶ loisirs ne peut puiser ses renseignements directement aux sources ; il s’adresse aux « vulgarisateurs » qui se chargent ◀de▶ mettre la science à la portée des intelligences médiocres et des gens désireux ◀de▶ se procurer ce vernis ◀de▶ savoir qui suffit à faire passer un homme pour érudit dans les salons. Les livres ◀de▶ ces « vulgarisateurs » ont beaucoup plus ◀de▶ lecteurs que ceux des vrais savants : ils forment la principale pâture intellectuelle ◀de▶ la bourgeoisie « instruite ». Ce sont les livres favoris ◀de▶ la plupart des gens exerçant des professions dites libérales. Force et matière, ◀de▶ L. Büchner, par exemple, contient toutes les idées philosophiques générales dont se contente l’immense majorité des médecins : j’ai entendu l’un ◀d’▶eux dire que ce livre était « son Évangile » !
Les « vulgarisateurs » sont un produit du journalisme dont ils ont les procédés et le style : la lecture ◀de▶ leurs livres ne réclame ni plus ◀d’▶intelligence, ni plus ◀de▶ réflexion que la lecture du journal, mais simplement plus ◀de▶ loisirs. Les « vulgarisateurs » sont superficiels et légers, adroits et brillants, ils veulent simplifier toutes choses, tout est chez eux aisé à comprendre, rien n’exige une grande tension ◀d’▶esprit : les problèmes les plus complexes sont résolus sans effort par ces prestidigitateurs qui font métier ◀d’▶escamoter lestement les difficultés ; ils ne dédaignent pas non plus ◀de▶ distraire et ◀d’▶amuser leur lecteur, et celui-ci les quitte, content ◀d’▶eux et ◀de▶ lui-même.
On le voit : nous retrouvons ici les caractères que nous avons reconnus chez Lombroso. Les procédés ◀de▶ Lombroso sont ceux des vulgarisateurs : même absence ◀de▶ critique, mêmes à peu près, mêmes falsifications des problèmes, même langage. Seulement Lombroso propage ainsi ses propres idées. Quoi ◀d’▶étonnant à cela ? Ne sont-elles pas par elles-mêmes « vulgaires » ? Ne sont-elles pas l’expression ◀d’▶opinions qui courent les rues ? Ne sont-elles pas la propriété ◀de▶ « l’homme moyen », ◀de▶ « l’homme normal », celui dont l’horizon intellectuel est borné, le conservateur, le « misonéiste », l’être qui voit dans la satisfaction ◀de▶ ses désirs matériels la plus grande source ◀de▶ bonheur ?
Le lecteur ◀de▶ journaux aime ◀d’▶instinct Lombroso : il sent en lui un allié, un frère, un défenseur ; Lombroso l’élève, le glorifie, l’encense, les premiers deviennent les derniers, les derniers sont les premiers ; les génies sont des dégénérés, les médiocres sont les seuls hommes sains. Quelle joie le lecteur ◀de▶ journaux doit-il éprouver lorsque sa situation lui permet ◀de▶ lire les ouvrages mêmes ◀de▶ Lombroso ! Comme il est bien préparé à les comprendre comme il entre d’emblée dans leur esprit, comme il y découvre ses propres idées, demeurées jusque-là subconscientes, mais qui s’éclairent maintenant tout ◀d’▶un coup et s’épanouissent ! Lombroso a fourni à une foule ◀de▶ gens des idées correspondant à leur désir ; il les a rehaussés dans leur propre estime et leur a donné prétexte à s’admirer eux-mêmes : là gît le secret ◀de▶ sa popularité !
III
La haine ◀de▶ tout ce qui s’élève, se distingue, se personnalise est l’un des traits
les plus caractéristiques ◀de▶ notre société bourgeoise. Cette haine se retrouve
partout, sous toutes les formes, à tous les degrés : il n’est pas plus permis ◀de▶ se
vêtir contrairement à la mode courante que ◀d’▶avoir des idées à soi. La tendance
dominante est au nivellement, à l’objectivité : les eunuques règnent. Il faut être
conforme ou le paraître sous peine de passer pour un « original » : le titre le plus
dangereux que l’on puisse porter aujourd’hui. Un « original », autant dire un fou !
Lombroso n’hésiterait pas, il dirait aussitôt : c’est un fou, — ou plutôt un mattoïde. Le mattoïde, invention ◀de▶ Lombroso, est
l’être qui touche par quelque côté à la folie : pour Lombroso c’est, au fond, une
sorte ◀de▶ fou ; mais il n’est point assez fou pour qu’il soit possible ◀de▶ le colloquer
dans un asile ◀d’▶aliénés : il ne scandalise pas les passants, il n’est pas
immédiatement dangereux, mais il peut le devenir si l’on prête l’oreille à ses
discours ; il n’a pas le cerveau en ordre, il ne pense pas comme tout le
monde ; d’autre part, souvent il a la langue déliée, il est capable ◀de▶ séduire,
◀de▶ convaincre, ◀de▶ subjuguer les « hommes normaux » qui, selon les théories ◀de▶
Lombroso, ne sont pas des plus malins. L’homme normal en effet « n’est ni le
lettré, ni l’érudit : c’est l’homme qui travaille et qui mange17 »
. Il
réfléchit peu, les grands problèmes humains ne le préoccupent guère : c’est un être
inerte, conservateur par essence, misonéiste. « L’homme, naturellement,
éternellement conservateur, n’aurait jamais progressé sans la combinaison ◀de▶
circonstances extraordinaires qui le mettaient dans la nécessité ◀de▶ supporter la
douleur ◀de▶ l’innovation pour soulager d’autres douleurs plus grandes, et ◀de▶
l’apparition ◀de▶ quelques hommes singuliers comme les fous ◀de▶ génie et les mattoïdes,
qui, ayant de par leur organisation anormale un altruisme exagéré et une activité
cérébrale supérieure ◀de▶ beaucoup à celle ◀de▶ leurs contemporains, devancent les
événements, entraînent aux innovations18… »
Telles sont les vues ◀de▶ Lombroso sur
la philosophie ◀de▶ l’histoire !
Ainsi l’homme médiocre est proclamé le seul normal, le seul raisonnable. ◀D’▶une
manière assez déshonorante pour lui, il est vrai, puisqu’il est dûment reconnu qu’il
n’exerce sur autrui aucune action, qu’il demeure sur place, qu’il croupit dans son
marais, la vie durant. Mais qu’importe ! on lui déclare qu’il est sain ◀de▶ croupir dans
le marais, que c’est là une vertu, un devoir social. On lui enseigne que ceux qui
cherchent à se dégager ◀de▶ la vase sont des fous. Il a le droit ◀d’▶être fier ◀de▶
lui-même : personne désormais ne lui est supérieur. Ces génies, qu’on l’obligeait
naguère à respecter, ne sont plus même ses égaux : il peut les mépriser, il peut
regarder leurs œuvres avec un sourire indulgent, comme les produits ◀d’▶imaginations
malades, ◀de▶ cerveaux fêlés. — La bruyante gaîté du triomphe des médiocres cache
pourtant une inquiétude encore : les génies, les passionnés, les révolutionnaires sont
quand même les plus forts, les mieux doués ; malgré tout, la foule subira leur
ascendant, sera entraînée par eux. S’ils ont pu, « en dédaignant et en
surmontant les obstacles qui auraient effrayé tout froid calculateur, hâter pour des
siècles entiers l’éclosion ◀de▶ la vérité19 »
,
ils le peuvent encore. Comment garantir contre eux l’homme normal ?
C’est ici que l’utilité pratique des théories ◀de▶ Lombroso sur l’épilepsie apparaît. L’assimilation du criminel-né à l’épileptique (et la plupart des criminels peuvent passer pour criminels-nés, grâce au système Lombroso), la nature « épileptoïde » des criminels par passion, des révolutionnaires, des génies, et autres idées analogues, fournissent des moyens ◀de▶ « défense sociale » excessivement simples et ◀d’▶une application commode. Lombroso a lui-même donné à ce sujet des indications très nettes dans son livre Les Anarchistes :
« La répression violente, écrit-il, a le tort ◀d’▶enorgueillir les anarchistes, ◀de▶ leur faire croire qu’ils pèsent sur les destins des peuples…
« … Au contraire, l’internement dans des maisons ◀de▶ fous, au moins ◀de▶ tous ceux qui sont épileptiques ou hystériques, serait une mesure plus pratique, spécialement en France, où le ridicule tue. Car les martyrs sont vénérés, tandis que l’on rit des fous — et un homme ridicule n’est jamais dangereux20. »
Observez combien Lombroso se montrait avisé en reculant à l’infini les bornes ◀de▶ l’épilepsie, de manière à pouvoir y faire rentrer le premier cas venu, combien le manque ◀de▶ précision ◀de▶ ses diagnostics rend le système qu’il préconise ◀d’▶une application large et facile.
Voici quelques mesures ◀de▶ police que tous les États pourraient, selon lui, prendre ◀de▶
commun accord contre les anarchistes : « La photographie générale ◀de▶ tous les
adeptes ◀de▶ l’anarchie militante, l’obligation internationale ◀de▶ signaler les
déplacements des personnages les plus dangereux, l’envoi aux manicômes ◀de▶ tous les
épileptiques monomanes et mattoïdes atteints ◀d’▶anarchisme — mesure beaucoup plus
sérieuse qu’on ne le croirait au premier abord —, la séquestration perpétuelle des
individus les plus dangereux, à peine ont-ils commis un grave délit ◀de▶ droit commun,
autant que possible dans les îles lointaines ◀de▶ l’Océanie ; la démonstration sous
forme populaire et anecdotique, répandue à des milliers ◀d’▶exemplaires, ◀de▶ leurs
absurdités, l’ordre ◀de▶ laisser les populations libres ◀de▶ manifester contre eux, même
par la violence : créant ainsi une vraie légende anti-anarchiste populaire dans le
milieu même qu’ils cherchent à séduire le plus21. »
On voit que Lombroso mérite ◀d’▶être mis au nombre des plus fermes soutiens ◀de▶ la société. Il ne recule devant aucun moyen, fût-ce le plus illégal, pour la sauver, — d’accord en cela avec les gouvernements. Mais son idée favorite, sa plus… géniale idée est assurément celle ◀d’▶envoyer aux petites maisons les gens qui dérangent la digestion paisible des hommes normaux. Aussi cette idée a-t-elle été accueillie avec enthousiasme par la majorité des bourgeois : elle permet ◀de▶ se débarrasser des gêneurs ◀d’▶une façon définitive, et de plus elle est philanthropique. Jusqu’ici l’on a rempli les prisons ◀de▶ malheureux malades que l’on soignera désormais avec sollicitude, avec tendresse ! On les écartera délicatement ◀de▶ l’organisme social, et on les mettra in pace le reste ◀de▶ leur vie en quelque endroit bien séparé du monde. On épargnera même à ces infortunés la peine ◀de▶ commettre quelque infraction aux lois régnantes : on les colloquera, dès que se manifesteront en eux ces signes ◀de▶ dégénérescence que les livres ◀de▶ Lombroso permettent ◀de▶ reconnaître si aisément ! N’est-il pas vrai qu’il y a ◀de▶ la générosité, ◀de▶ la noblesse dans cette idée ?
IV
Si l’influence ◀de▶ Lombroso était aussi profonde qu’elle est étendue, il y aurait lieu ◀de▶ parler du « péril Lombroso ». Heureusement il n’en est rien. Ses erreurs sont trop grossières, son incapacité intellectuelle trop flagrante pour qu’il puisse égarer les esprits sérieux. Comme je l’ai dit, son influence auprès des véritables savants est nulle : il y a longtemps déjà que l’absurdité ◀de▶ ses théories a été clairement mise au jour22.Les meilleurs psychiatres modernes citent à peine son nom et l’exécutent en peu de mots. Quant à son succès chez les bourgeois, les hommes médiocres, les journalistes, il n’est inquiétant que par ses effets actuels : il ne saurait avoir ◀de▶ conséquences lointaines, tous ces gens n’exerçant, ◀de▶ l’aveu même ◀de▶ Lombroso, aucune action sur la marche des événements et ne pouvant empêcher « l’éclosion ◀de▶ la vérité », due, comme nous l’avons vu, aux mattoïdes ◀de▶ tous genres !
Dans cinquante ans, les théories ◀de▶ Lombroso auront disparu sans laisser ◀de▶ vestiges : alors sans doute l’historien lui rendra justice et lui reconnaîtra au moins un mérite : celui ◀d’▶avoir provoqué ◀de▶ nombreuses discussions, ◀d’▶avoir remué des idées, fait surgir des contradicteurs, attiré vivement l’attention sur des questions ◀d’▶une grande importance sociale. Lombroso a été l’un des premiers à sentir que tout le droit pénal est construit sur ◀de▶ fausses bases, qu’il est absurde ◀de▶ condamner les criminels en vertu de la nature et des effets ◀de▶ leur crime, que le degré ◀de▶ responsabilité varie considérablement ◀d’▶individu à individu. Le « criminel-né » existe réellement, mais Lombroso l’a insuffisamment défini, et le donne par suite comme beaucoup plus fréquent qu’il ne l’est effectivement.
L’erreur même est, par quelque côté, féconde : franche et brutale, elle est bien moins dangereuse que le mensonge habile qui peut longtemps simuler la vérité. Sous ce rapport, Lombroso n’est certes pas un médiocre : l’erreur prend chez lui des proportions énormes, il se trompe ◀d’▶une manière robuste et délibérée ; une fois entré dans une voie, il va droit devant lui et ne se laisse arrêter par rien, il est entier, il a le courage ◀de▶ sa bêtise. Tant ◀d’▶obstination, un tel aveuglement déconcertent. L’on passerait à côté de lui sans s’arrêter, l’on ne se donnerait même pas la peine ◀de▶ combattre ses théories, n’était que la portion la plus méprisable ◀de▶ notre société s’en est emparée et cherche à en faire un instrument ◀de▶ réaction.
Publications ◀d’▶art.
Marcel Niké : Un essai ◀d’▶itinéraire ◀d’▶art en
Italie, Firmin-Didot, 3 fr. 50
Un essai ◀d’▶itinéraire ◀d’▶art en Italie, par M. Marcel Niké, est un excellent résumé ◀de▶ l’histoire ◀de▶ l’architecture, ◀de▶ la sculpture et ◀de▶ la peinture en Italie. L’auteur a su caractériser chaque artiste et son œuvre par quelques mots concis, de sorte que son volume en prend l’apparence ◀d’▶un guide intelligent et sûr. Voilà un excellent livre ◀d’▶éducation pour les grandes personnes, ce qui n’est pas un compliment banal, car si l’on apprend à tout âge, il est rare ◀de▶ trouver matière à s’instruire si habilement préparée.
Tome XXXV, numéro 127, 1er juillet 1900
Littérature.
Pierre de Bouchaud : Michel-Ange à Rome
(Lemerre), 1 fr.
Que M. de Bouchaud n’a-t-il joint à sa très belle étude sur Michel-Ange à Rome les diverses pages ◀d’▶art ◀de▶ son livre augmentées encore ◀de▶ quelques autres ! Au lieu d’une brochure et ◀d’▶un volume un peu bariolé, nous eussions possédé trois ouvrages ◀de▶ mérite : un ◀d’▶essais sur l’art, un ◀d’▶études littéraires, un ◀d’▶impressions ◀de▶ voyages. Décidément, les écrivains sont trop ménagers ◀de▶ notre plaisir.
Archéologie, voyages.
L’art monumental au Salon [extrait]
[…]
Seul M. Racoura a exposé une dizaine ◀de▶ planches relatives au Cirque ◀de▶ Maxence, hors la porte Saint-Sébastien à Rome, ouvrage sans doute honorable, mais consacré à un édifice ◀de▶ valeur artistique plutôt nulle. ◀De▶ M. Patrouillard on trouve encore des études soignées sur l’Arc ◀de▶ Septime Sévère, ◀de▶ M. Louis Pille sur le Temple ◀de▶ la Victoire à Athènes et le Temple du Soleil à Rome, jardins Colonna ; et c’est à peu près tout ce qui mérite ◀d’▶être mentionné dans l’architecture antique. — Une aquarelle assez curieuse ◀de▶ M. Sirot nous montre ensuite l’autel et la décoration ◀de▶ l’abside dans l’ancienne basilique ◀de▶ Saint-Clément.
[…]
Tome XXXV, numéro 128, 1er août 1900
Romania, folklore.
Fratris Francisci Bartholi de Assisto Tractatus
◀de▶ indulgentia S. Mariae de Portiuncula nunc primum integre edidit Paul
Sabatier ; Fischbacher, in-8, 12 fr.
Il faut compléter ainsi le titre ◀de▶ la publication ◀de▶ M. Paul Sabatier : Accedant varia documenta inter quae duo sancti Francisci Assisiensis opuscula
hucusque inedita et dissertatio ◀de▶ operibus fr. Mariani de Florentia quae a pluribus
saeculis delituerant nunc autem feliciter inventa. Elle forme le tome II ◀de▶ la
Collection ◀d’▶études et ◀de▶ documents sur l’histoire religieuse et
littéraire du Moyen-Âge, collection qui s’annonce comme devant être surtout
franciscaine. C’est après avoir écrit sa belle Vie ◀de▶ Saint François
d’Assise que M. Sabatier a eu l’idée ◀de▶ publier les pièces ◀d’▶un procès (◀de▶
canonisation) dont toutes les parties sont loin ◀d’▶être élucidées. Le présent volume
contient les documents qui se rapportent à la fameuse Indulgence ◀de▶ la Portioncule ou
pardon ◀d’▶Assise. « Les historiens orthodoxes racontent longuement ◀de▶ quelle façon
saint François obtint du Saint-Siège une faveur inouïe alors, celle ◀d’▶une indulgence
plénière et absolue23
pour tous les péchés passés, accordée à ceux qui, confessés, communiés et absous24, visiteraient le 2 août ◀de▶ chaque année la chapelle
Sainte-Marie de la Portioncule, appelée aussi Notre-Dame des Anges. Il y a quelques
années, j’ai rejeté en bloc tout ce qui avait trait à ce fameux pardon, mais ◀de▶
nouvelles études entreprises à Florence, à Rome et à Assise m’ont amené à la
conviction que j’avais eu tort. »
Ainsi s’exprime loyalement le consciencieux
critique. Sa conclusion présente est qu’une telle indulgence fut parfaitement conférée à
saint François, par le pape Honorius III ; mais elle ne fut pas enregistrée, ce qui a
longtemps permis les doutes et même la négation. François était un homme simple. Le pape
ayant acquiescé, il s’en allait, la tête inclinée : « O simplicione, dove
vai ? »
lui dit Honorius. — « Tanto basta solamente la vostra
parola »
, répondit-il.
Quel homme charmant que M. Paul Sabatier ◀de▶ pouvoir se passionner pour ces lointaines histoires, et qu’il est habile ◀de▶ savoir nous y intéresser !
Lettres tchèques.
Memento [extrait]
Ont paru : […] Scipio Sighele : Co stoleti amirà. Trad. ◀de▶ l’italien par A. Prochazka (ibid.). […]
Échos.
Flegrea
Le n° du 5 juillet ◀de▶ la revue italienne Flegrea contient, en français, un important article ◀de▶ Remy de Gourmont : Marginalia sur Edgard Poe et sur Baudelaire.
Tome XXXV, numéro 129, 1er septembre 1900
La Mort ◀d’▶Orphée
Nulle lueur plus sinistre que celle des torches sur la falaise au pied ◀de▶ laquelle la mer s’étendait toute hérissée ◀de▶ vagues et mugissant avec fracas.
◀De▶ l’extrémité des torches se détachaient des myriades ◀de▶ fugitives étincelles entraînées par la fumée dans ses tourbillons. Mais la sinistre lueur n’avait jamais éclairé un aussi superbe spectacle ◀de▶ femmes ivres et nues, enguirlandées ◀de▶ pampres, titubant, riant, vociférant, les cheveux épars sur les épaules ou rassemblés autour de la tête en énorme diadème, les bras chargés ◀de▶ bracelets, les mains étreignant les coupes ou soutenant les seins, les bouches vermeilles ouvertes pour chanter ; tout le corps en proie à quelque chose ◀d’▶horrible et ◀de▶ déréglé, qui était la joie, ou la folie, ou la haine, ou l’insolence ◀d’▶une effroyable liberté.
Les corps heurtés par les corps, fouettés par le vent et enveloppés par la fumée, avaient ◀de▶ la femme les formes exquises, et tenaient ◀de▶ la bête par les poses auxquelles les abaissait l’excès ◀de▶ la boisson, dans un oubli complet ◀de▶ toute pudeur.
Hippolyte, au milieu du plateau, avait amassé des feuilles et des sarments, et, après y avoir mis le feu, restait à deux doigts ◀de▶ la flamme, la regardant avec ◀de▶ grands yeux, lentement envahie par une chaleur à peine supportable. Cypris, debout, remuant le brasier avec la pointe ◀de▶ son thyrse, jetait le reste ◀de▶ sa torche dans cette fournaise improvisée. Et l’exemple paraissait si contagieux, parmi cette bande ◀de▶ femmes, qu’elles accouraient ◀de▶ toute part, apportant des branches et des palissades, des restes ◀de▶ torches, des tiges ◀de▶ lierre et des fougères sèches.
Tout le troupeau féminin se rassemblait peu à peu autour du bûcher. La flamme se cachait un instant sous l’épaisse fumée, puis, éclatant avec un sifflement, projetait un large rayon ◀de▶ lumière sur la hauteur et sur la mer, en se tordant et en s’agitant comme un serpent.
À chaque flamme qui s’élançait ◀de▶ l’énorme tas, c’était un vacarme prolongé des assistantes ; puis reprenait le mugissement monotone ◀de▶ la mer ; et ◀de▶ nouveau le sifflement des flammes, les cris des femmes, l’embrasement du bûcher par la violence du vent.
— Quand viendra Orphée, disait Hippolyte à Tysandre, nous lui ferons chanter les beautés du feu.
Tysandre, couchée à plat ventre, avait jeté sa coupe et buvait à même à une large amphore, en avançant ses lèvres rouges et sensuelles. Son corps maigre était illuminé tout entier par l’immense clarté. Hippolyte, accroupie, les coudes sur les genoux, tenait ses mains sous ses seins et résistait à la chaleur, en souriant ◀de▶ son supplice volontaire.
— Quand viendra Orphée, cria Stérope aux autres femmes, nous lui ferons chanter les beautés du feu.
Celle-ci était grosse ◀de▶ partout : elle avait ◀de▶ grosses lèvres, ◀de▶ gros yeux bleus comme les bœufs, ◀de▶ grosses mamelles, ◀d’▶où le lait devait gicler au moindre choc, ◀de▶ grosses hanches. Et elle était belle pourtant, mais si délicieusement bestiale dans ses mouvements qu’on n’aurait pas cru possible ◀de▶ lui adresser la parole en langage humain.
— Évohé ! répétèrent Cypris et Dircé, Polybie et Mélanie. — Entretenons le feu, qu’il ne s’éteigne pas. Apportez du bois.
Alors, un groupe ◀de▶ femmes, qui se tenaient loin de la fournaise, et qui, gorgées ◀de▶ vin, laissaient le liquide courir à flots le long de la pente moussue, — Maïa, Tritonia, Bicornide, Pamphyle, Nauplie et Archiloca, — enlevèrent les torches fichées dans le sol et les lancèrent, accompagnées ◀d’▶une longue suite ◀d’▶étincelles, sur le bûcher.
— Prends-la — hurla Bicornide à Cypris, en faisant tournoyer sa torche, qui alla rouler à deux pas ◀de▶ Tysandre, immobile et engourdie, les yeux fixés sur l’amphore vide.
— Prends la torche, prends-la, — répétèrent les autres, tandis que les tisons produisaient un bruit sourd en tombant sur le feu.
Bicornide, la jeune femme aux yeux longs, apporta, en titubant, ◀de▶ nouvelles amphores et ◀de▶ nouvelles coupes à ses compagnes ; elle garda dans ses mains une dernière amphore pleine, et en inclina le bord au-dessus des bouches béantes ◀de▶ Tysandre et ◀d’▶Hippolyte, en faisant couler dans leurs gosiers habiles un filet rouge ◀de▶ vin.
Chaque exemple paraissait propager sa contagion, et à peine Bicornide eut-elle rassasié ◀de▶ cette étrange manière Tysandre et Hippolyte, que Cypris s’empara ◀d’▶une autre amphore et renouvela cet essai avec Stérope. —Ouvre bien la bouche, disait-elle en riant ; — ne me regarde pas, ne ris pas.
Mais la grosse femme, étendue par terre, s’appuyant sur les mains et redressant la poitrine, riait ; et le vin, trouvant la gorge close, ressortait en petites cascades.
Stazia fut plus heureuse avec Polybie. Polybie, toute blonde, dirigeait l’amphore en la tenant à deux doigts ◀de▶ sa bouche et buvait ainsi sans s’arrêter le vin qui coulait, comme si elle n’éprouvait pas le besoin ◀de▶ respirer.
— Essayons encore, disait Cypris à Stérope. — Si tu ne réussis pas, je te battrai.
Cypris s’obstinait dans son caprice avec la ténacité des ivrognes. Stérope, docile, avala deux gorgées, et, se sentant suffoquer, ferma aussitôt la bouche.
— Chienne ! chienne ! — hurla Cypris en empoignant Stérope par les cheveux et en la renversant sur le sol.
Mais au même instant il s’éleva une telle clameur qu’elle couvrit le mugissement ◀de▶ la mer, et Cypris fut contrainte ◀d’▶abandonner sa victime.
Toutes les femmes se tenaient en rond autour de l’ardente fournaise, sur laquelle un énorme tronc ◀d’▶arbre, abattu par Maïa et Tritonia, était venu tomber en faisant jaillir des étincelles jusqu’à cent pas ◀de▶ distance ; la flamme, étouffée par cette proie gigantesque, rapetissait, laissant un instant le champ libre à la fumée, une fumée épaisse, âcre, piquante, qui s’élevait en volutes immenses… À la vive lumière succédait une obscurité complète et momentanée ; ◀de▶ subites langues ◀de▶ feu, traversant la fumée, éclairaient les corps nus, droits, frémissants ; puis la fumée reprenait le dessus et les corps roses disparaissaient.
— Soufflez, soufflez donc ! — hurla Maïa, en se jetant à genoux auprès du foyer.
Elles se jetèrent toutes à genoux, dans l’obscurité, les cheveux au vent, s’appuyant sur les mains, tendant le cou, les veines gonflées par l’effort. La fumée parut hésiter devant cette attaque inattendue ; elle se balança à droite et à gauche, s’élargit, s’éleva, retomba ; enfin elle céda, le feu apparut décidément à l’extrémité feuillue du tronc devant lequel se tenaient Hippolyte, Stérope et Tritonia ; du dessous il gagna la surface, s’y fixa en répandant une lumière mille fois plus forte, ◀d’▶un rouge effrayant.
En ce moment les femmes étendues sur le ventre, avec leurs cheveux semblables à des crinières flottantes, avaient l’apparence ◀de▶ vraies bêtes : étranges bêtes, ivres, immobiles à regarder la flamme et leur victoire…
— Évohé ! hurlèrent-elles en se relevant. — Évohé ! Évohé ! Le feu se rallume. Évohé ! Vive le feu !
Puis elles formèrent la chaîne en se prenant les mains et dansèrent en rond autour du bûcher avec une rapidité qui augmentait graduellement. La beauté ◀d’▶Hippolyte, ◀de▶ Stérope et des autres disparaissait dans cette danse grotesque, sans rythme et sans mouvements marqués, exécutée sans retenue, avec des gestes lourds ou rapides, suivant les caprices ◀de▶ chacune. Les corps agités et les crinières dénouées imprimaient sur le sol des ombres colossales et fugitives.
Tysandre, épuisée, se détacha la première, puis la brune Dircé l’imita et la blonde Polybie la suivit ; en peu de temps il ne resta près du brasier que Cypris, Maïa et Stazia, en proie à une terrible fureur qui les faisait se tordre, les obligeait à hurler, déformait leur figure ardente, comme si une nouvelle flamme invisible leur montait ◀de▶ la gorge et ◀de▶ la poitrine.
Un amas confus ◀de▶ membres, au sommet ◀d’▶une dangereuse falaise à pic, en face de la mer, un amas confus ◀de▶ membres immobiles et ◀de▶ longs cheveux, montrait le repos des autres femmes, chez qui la fatigue avait agi plus encore que l’orgie. Peu s’en fallut que Stazia, Maïa et Cypris ne vinssent tomber sans voix sur leurs compagnes, avec l’écume aux lèvres et les artères battant avec violence.
Maintenant, l’ardeur ◀de▶ la soif apportait un intolérable supplice dans cet amas ◀de▶ corps humains.
Souple et légère comme la tige ◀d’▶une fleur, Tritonia se délivra ◀de▶ Nauplie aux cheveux rouges, qui appuyait sa tête sur sa poitrine, et apporta les amphores. Pour ces femmes exténuées, une nouvelle vie semblait découler ◀de▶ ces outres : elles tendaient le cou en avant, retrouvaient les coupes disséminées par terre, et c’était pour elles une jouissance ◀de▶ les remplir outre mesure, parce que le vin, en débordant, leur inondait les bras, la poitrine, le menton ; et une odeur insurmontable ◀de▶ vendange montait, grisait, plus que la liqueur même, imprégnant l’herbe et la terre. Des bras ◀de▶ statue, chargés ◀de▶ bijoux, se levaient vers Tritonia, et Tritonia versait, une main appuyée à l’épaule ◀de▶ Pamphyle, ◀d’▶une blancheur ◀d’▶albâtre et les cheveux tellement frisés qu’elle avait l’air ◀d’▶un jeune garçon.
— Si le divin Orphée tarde à venir, dit Stérope entre deux hurlements ◀de▶ la mer, il nous trouvera toutes endormies.
— Je veux lui demander un hymne au Dieu Bacchus, répondit Archiloca, debout, levant sa coupe,
Archiloca avait des lèvres minces sur un visage maigre, des yeux très noirs et des seins fermes comme du marbre.
— Ne tentons pas Orphée, qui domine les vents et dont la voix calme la mer, dit en riant Maïa avec sa grande bouche humide et voluptueuse.
— Pourquoi donc refusa-t-il toujours ses louanges à notre Dieu ? demanda Mélanie.
— Et pourquoi se vante-t-il ◀d’▶être plus puissant que lui, et ◀de▶ ne jamais rencontrer ◀d’▶obstacle dès qu’il entonne un chant ? ajouta Cypris, dont les formes admirables semblaient l’œuvre ◀d’▶un Dieu.
— Je crois, dit Hippolyte, souple comme un jonc et lascive comme une chèvre, qu’aucune puissance humaine ou céleste ne surpasse celle ◀de▶ la liqueur chère à Bacchus.
— Et cependant Orphée vient impunément parmi nous sans rien voir ◀de▶ nos charmes, et il chante impunément les charmes ◀de▶ son Eurydice, observa Mélanie, dont les yeux glauques et brillants ◀d’▶une étrange flamme semblaient refléter des visions infinies.
— Peut-être pas pour longtemps encore, interrompit Stérope, menaçante, tandis qu’elle passait les mains sur sa poitrine gonflée.
Stazia se leva du groupe. Quelques petits serpents ◀d’▶or étincelaient dans ses cheveux rougeâtres, réunis en diadème autour de la tête : sa démarche incertaine la faisait ressembler à une petite fille qui ne saurait pas encore marcher. Soutenue par ses compagnes, elle se leva, sortit du groupe et alla s’asseoir sur le sommet ◀de▶ la falaise ; puis, prenant une sambuca, elle en joua avec des doigts habiles.
— Encore, encore ! hurla Stérope, rappelée au désir ◀de▶ l’orgie par ces sons rauques.
Et le frisson, le vent ◀de▶ la folie effleurait les têtes des femmes avec une nouvelle violence ; c’étaient comme des rêves ◀de▶ grande destruction, comme des aspirations à une œuvre ◀de▶ méchanceté, comme des élans terribles, sous lesquels tombait ce qui restait ◀de▶ la femme, pour pousser aux dernières limites la matière ◀de▶ la bête.
Hippolyte écoutait, toute vibrante ◀d’▶une volupté maléfique : Tysandre, couchée comme une tigresse, mordait avec ses dents blanches ses lèvres rouges et sensuelles ; Stérope, agrippée à une branche qui tremblait sous son étreinte convulsive, écarquillait ses gros yeux ; Bicornide aux yeux longs, Polybie toute blonde, et Dircé toute brune, ne formant qu’un seul tas, aiguisaient leur attention, prêtes à bondir, à commencer la danse avec plus ◀de▶ fureur ; Tritonia aux flancs agiles, Nauplie aux cheveux rouges, Pamphylie ◀d’▶une blancheur ◀d’▶albâtre, Archiloca aux seins marmoréens, Cypris la petite statue semblable à l’œuvre ◀d’▶un dieu, Maïa avec sa grande bouche humide et voluptueuse, Mélanie aux yeux glauques et brillants ◀d’▶une étrange flamme sentaient le frisson, le vent ◀de▶ la folie effleurer leurs têtes, et les enfermer dans un cercle étroit où le besoin ◀de▶ s’élancer, ◀de▶ détruire, ◀de▶ déchaîner les instincts antiques et cruels devenait plus fort.
Mais tout ◀d’▶un coup Stazia interrompit sa musique et, élevant en l’air sa sambuca, s’écria :
— Orphée ! voilà Orphée qui monte ! — et du doigt elle indiquait en bas la route sinueuse.
Ce fut comme un cri ◀de▶ guerre : les femmes se pressèrent derrière Stazia, pointant leurs regards vers le chemin escarpé, s’appuyant l’une sur l’autre, réciproquement, en une confusion magnifique ◀de▶ cheveux ◀de▶ couleurs différentes.
— Monte donc, divin Orphée, — cria Hippolyte à l’homme qui levait la tête vers le sommet.
— Monte, Orphée, pour chanter Eurydice, — hurla Maïa en riant.
— Viens, Orphée, monte.
— Nous t’invitons à un concours ◀de▶ chant avec Stazia.
— La lyre remportera facilement la victoire sur la sambuca.
— As-tu peur ? Aujourd’hui, nous sommes sages, nous t’écouterons en silence.
— Il n’a pas peur ! il n’a pas peur ! dit Stérope en battant des mains dans un élan ◀de▶ joie.
Puis toutes les femmes se turent. Et à l’instant où elles caressaient ◀de▶ monstrueux rêves ◀de▶ sang, Orphée monta et apparut au milieu d’elles.
Parfois, dans la grande voix ◀de▶ la mer, il y avait une voix plus faible, un éclat ◀de▶ rires menaçants et sarcastiques : et ces hurlements, apportés par un vent formidable, arrivaient jusqu’à la falaise au pied ◀de▶ laquelle les flots battaient, se dressaient, retombaient impuissants…
L’obscurité diminuait presque insensiblement, et peu à peu la ligne ◀de▶ l’horizon devenait plus nette : l’aube, dispersant les ténèbres, découvrait les contours fragiles ◀de▶ quelque navire fatigué ◀d’▶un long voyage.
Orphée se trouva au milieu des Bacchantes, qui le regardaient, muettes, dans un intervalle ◀de▶ calme.
Sur son visage pâle légèrement ambré, aux abondants cheveux blonds et frisés, on voyait l’empreinte ◀d’▶une race intelligente et faible ; tout son corps, pareil à ◀de▶ l’ivoire, était mince, bien proportionné, ◀d’▶une élégance incomparable ; et les formes arrondies des femmes qui entouraient le poète, leurs seins gonflés faisaient mieux ressortir encore la sobriété ◀de▶ ses formes adolescentes. La finesse des articulations et la blancheur du teint lui donnaient l’air ◀d’▶une jeune fille ; seulement ses yeux gris avaient par instants un regard mâle et résolu ; sa bouche aux lèvres pourprées gardait une expression ◀de▶ tendresse enfantine et ◀de▶ dédaigneuse arrogance tout à la fois.
— Qui m’a invité à une lutte ? dit-il en promenant un regard circulaire. — Est-ce toi, Stazia ?
— Je voudrais que tu redises mon nom, répondit Stazia ; j’aime à l’entendre prononcer par ta bouche.
La voix ◀d’▶Orphée résonnait, en effet, comme une musique dans le silence humain.
— Est-ce toi, Stazia ? reprit Orphée.
— Et mon nom ne le connais-tu pas ? demanda Stérope, en se dressant hors du groupe ◀de▶ ses compagnes, à côté de Stazia, et en pénétrant avec elle dans le cercle ◀de▶ lueur rougeâtre dessiné par les tisons et par les torches.
— Je m’appelle Stérope.
— Tu es Stérope…
Orphée s’approcha davantage ◀de▶ l’amas ◀de▶ corps féminins couchés au-delà ◀de▶ la lumière, dans le vague ◀de▶ l’aube bleutée ; et, prenant goût au jeu, les indiquant l’une après l’autre, il poursuivit :
— Et c’est toi Bicornide… toi Hippolyte… Celle-ci s’appelle Tritonia ; celle-là Archiloca… ; la blonde, là-bas, est Polybie ; la brune, Dircé… Plus loin Nauplie et Tysandre sont enlacées ; dans l’ombre on reconnaît Pamphyle à la blancheur des seins ; Cypris a une chevelure ◀d’▶une abondance qui dépasse l’imagination. Toutes, vous êtes belles comme un rêve…
Il se tut un instant : le fracas ◀de▶ la mer l’empêchait ◀de▶ se faire entendre… Au reflet ◀de▶ l’aube on vit au loin contre la falaise l’écume crépitante ◀d’▶une vague plus forte s’élever, puis se replier et rentrer dans le gouffre, pour franger les vagues qui suivent.
— Eh bien, qu’attendez-vous ◀de▶ moi ? reprit-il avec impatience, en quittant soudain son air enjoué.
Mais il n’obtint aucune réponse. Les femmes, charmées par sa voix mélodieuse, continuaient à le regarder, hébétées, avec un vague sourire ◀d’▶espérance. Ce fut Stérope la plus hardie : s’avançant tout ◀d’▶un coup — sa peau ◀de▶ tigre était tombée à ses pieds, et les femmes n’avaient pour tout voile que leur chevelure en désordre — elle passa rapidement les mains sous les bras ◀d’▶Orphée, et, l’attirant sur sa poitrine, lui mit un baiser sur la bouche.
Attentives et les yeux dilatés, les autres virent Orphée se détacher ◀d’▶elle, bondir en arrière, et rester, les sourcils froncés, à une certaine distance.
Il n’y eut alors qu’un seul cri ; et le groupe des femmes se précipita en avant, se serra en une masse compacte autour du jeune homme. Le moment ◀d’▶admiration était évanoui, et il ne restait, sur les visages pâlis par l’orgie, que le ressentiment ◀de▶ l’injure et l’idée encore mal définie ◀d’▶en tirer vengeance.
— Que fais-tu ? Pourquoi t’offenser ◀de▶ nos baisers ?… À qui penses-tu ?
… Viens-tu pour nous mépriser ?… Ni tes vers ni les sons ◀de▶ ta lyre ne peuvent te sauver.
Orphée, reculant ◀de▶ quelques pas, ne semblait pas avoir conscience du danger. Il fixait son regard devant lui, admirant la beauté ◀de▶ ces femmes en furie, devant lesquelles s’avançait Stérope, les bras levés, ◀de▶ telle sorte que sa poitrine jaillissait dans toute sa splendeur, et ses reins dessinaient une courbe accentuée. Quelques-unes la suivaient, en désordre, le cou tendu, les autres restant au sommet ◀de▶ la falaise.
— Vous vouliez des baisers ? — reprit-il avec un sourire calme.— Où sont donc vos hommes des bois, les Faunes agiles, les Satyres velus, les amants infatigables qui bondissent au milieu des broussailles, en vous poursuivant avec des hurlements, et vous, courant en avant à travers bois et à travers champs, fuyant et désirant l’amour jusqu’à ce que les plus hardis vous empoignent par la chevelure et vous couchent par terre dans un transport ◀de▶ rage et ◀de▶ possession ?… Pourquoi ne les appelez-vous pas du haut ◀de▶ ce rocher, ces vigoureux mâles ?
— Orphée, Orphée, demandèrent les Bacchantes, pour qui te réserves-tu ?
Du groupe des femmes, les voix partaient en chœur ; et la voix ◀d’▶Orphée qui donnait les réponses paraissait être le chant, et entre le chœur et le chant, le flot scandait son rythme liquide. Mais si le chant se maintenait limpide et régulier, le chœur grandissait le rythme des vagues.
— Ceux-là ne vous suffisent pas ? poursuivit Orphée. Contentez-vous alors des joies que vous donnent les grappes mûres… Le jour vient et vous appelle au repos après votre longue nuit ◀d’▶orgie.
Il regarda la mer qui était blanche sur toute son étendue, et encerclée ◀de▶ petits nuages sombres que le vent devait bientôt déformer et disperser.
— Orphée, Orphée ? — dirent les Bacchantes — es-tu venu pour nous mépriser ?
Elles parlaient, en restant immobiles dans leurs poses ◀de▶ statues ; toutefois ce calme était tragique et félin, Orphée, lui aussi, restait immobile à les regarder.
— Laissez-moi donc redescendre à la plage, — répondit-il, — puisqu’il ne vous plaît pas ◀d’▶écouter mes paroles.
— Pourquoi n’as-tu pour nous que des paroles blessantes ? — s’écrie Bicornide en étendant les bras ◀d’▶un air suppliant.
La jeune femme était enveloppée, depuis la taille jusqu’aux pieds, ◀d’▶un léger tissu couleur safran, et portait sur la tête des cornes ◀d’▶or recourbées.
— Que puis-je dire qui ne vous blesse pas ? — demanda Orphée en regardant Bicornide qui paraissait craindre pour lui.
— Autre chose, à coup sûr, que ce que tu dis… Tu dois bien trouver ◀de▶ tendres accents pour pleurer Eurydice…
Le visage ◀d’▶Orphée s’assombrit soudain.
Qui vous rend si hardies ◀d’▶oser vous comparer à la fille ◀de▶ Nérée et ◀de▶ Doride ? Allons, laissez-moi redescendre à la plage, puisque mes paroles vous blessent.
Bicornide se recula pour laisser libre le sentier qui descendait à la mer ; mais les autres restèrent immobiles derrière lui, rangées en demi-cercle.
— Il est fou ! dit Archiloca en riant ◀d’▶un mauvais rire.
— Il est fou ! reprit Maïa. — Allons, choisis parmi nous celle qui diffère le moins ◀de▶ la fille ◀de▶ Nérée, et chante-lui tes divines lamentations.
— Eurydice était brune, ajouta Mélanie. — Toi, Dircé, tu peux en être l’image.
Dircé bondit du demi-cercle, et se plantant droite devant Orphée, les mains croisées derrière la tête et les bras ployés en arc :
— Voici l’image, dit-elle.
Elle avait le teint ◀d’▶un brun chaud, et une abondante chevelure noire et brillante, dont les boucles s’enroulaient autour de sa figure ◀d’▶un bel ovale et autour de son cou. Tout son corps semblait taillé dons le bronze et fort comme le bronze, avec la poitrine haute, le ventre petit, les flancs vierges ; si riche ◀de▶ vie qu’Orphée cligna les yeux comme devant une trop vive lumière.
S’arrachant avec effort au charme ◀de▶ cette séduction, il reprit :
— Laissez-moi retourner à la plage.
— Il ne me voit pas, murmura-t-elle avec un sourire désolé. — Laissons-le retourner à la plage.
Heurtant la foule nue ◀de▶ ses compagnes, Stérope parvint à fendre le cercle autour ◀d’▶Orphée, et parut, tenant une coupe très haute dont les bords se frangeaient ◀de▶ l’écume du vin qui paraissait y fermenter.
— Veux-tu y tremper tes lèvres ? demanda-telle au jeune homme. C’est la coupe sacrée des hôtes et les poètes y puisent l’inspiration pour leurs chants.
Les doigts ◀d’▶Orphée rencontrèrent autour du pied du calice les doigts ◀de▶ Stérope, longs, froids, chargés ◀de▶ bagues ; et les deux ennemis souriants se regardèrent dans les yeux, tandis que le jeune homme approchait la coupe ◀d’▶un air nonchalant. Le vin avait l’âcre et délicieuse odeur des grappes suspendues aux treilles ; et l’écume pétillait en globules minuscules qui montaient du fond, se réunissaient, se dispersaient à la surface limpide, couleur ◀de▶ topaze.
Encore indécises à l’égard d’Orphée, les femmes suivirent ◀d’▶un œil attentif sa façon ◀de▶ porter la coupe à ses lèvres et ◀de▶ boire la précieuse liqueur.
— Il est riche, votre vin, dit-il en rendant la coupe à Stérope, qui la vida ◀d’▶un trait et la garda ensuite, le bras pendant. — Il est vraiment délicieux.
— Comme l’amour, ajouta Stérope, en riant. — As-tu quelquefois goûté l’amour ?
Cette demande plut beaucoup aux autres femmes qui la répétèrent comme un écho sur des tons différents.
— As-tu goûté l’amour, Orphée ? Dis. As-tu quelquefois goûté l’amour ?
Orphée sourit et répondit non ◀d’▶un signe de tête. Mais ses yeux cherchaient un passage à travers ce cercle pressé ◀de▶ Bacchantes nues et provocantes. Il tournait le dos à la mer qui, vue ◀de▶ cette hauteur, s’étendait à l’infini, et il se trouvait encerclé par les jeunes femmes, acharnées dans leurs questions. Orphée resta un moment à écouter la voix mugissante ◀de▶ la mer secouée par l’ouragan qui chassait devant lui ◀d’▶énormes vagues blanches ; sur la crête des flots qui se poursuivaient, des mouettes, les ailes étendues, apparaissaient et disparaissaient, semblant jouer avec ces jaillissements ◀d’▶écume. Puis, reportant son regard sur les femmes, il vit le cercle se resserrer sans cesse autour de lui, à tel point qu’il n’aurait pu étendre les bras sans toucher Dircé et Stérope. Si celles-ci avaient avancé ◀d’▶un pas, il lui eût été impossible ◀de▶ reculer sans se précipiter dans l’abîme.
Alors il perdit courage, et regarda les femmes avec inquiétude.
— Que voulez-vous encore ? demanda-t-il en voyant leurs visages menaçants et cruels. — Pourquoi ne me laissez-vous pas libre ? Si vous m’avez appelé à un concours ◀de▶ chant, où est celle qui doit lutter avec moi ?
— C’est moi, — dit Stazia en levant son bras grêle.
Elle écarta les autres et arriva près des deux qui se trouvaient en tête ◀de▶ la cohorte.
— Ne te laisse pas séduire par ses paroles, murmurèrent ses compagnes, tandis qu’elle passait.
— Mais il est bien tard, ajouta-t-elle à Orphée. — Il fallait accepter tout de suite le défi. Maintenant nous te déclarons vaincu.
— Il est pire que vaincu, il redoute le combat, affirmèrent plusieurs voix.
— Maintenant il est tard. L’aube se lève. Ne le vois-tu pas ? poursuivit Stazia.
— Le jour vient, ajoutèrent les autres. — Il n’est plus temps.
Orphée regarda la bouche ◀de▶ celle qui parlait, une bouche grande et superbe : sur sa peau blanche, Stazia avait ◀d’▶imperceptibles petites taches jaunes, et les serpents ◀d’▶or luisaient dans sa chevelure rousse ébouriffée. Elle tenait hardiment dans la main droite un thyrse qui lui dépassait la tête ◀de▶ plusieurs pieds ; et là où le thyrse était orné ◀de▶ grappes, il était pointu comme une épée, et tranchant comme un poignard.
Dans le silence qui suivit pour attendre la réponse ◀d’▶Orphée, une voix s’éleva soudain :
— Laissez-le aller, disait Bicornide en le regardant avec des yeux attendris. — Il a déjà bu à la coupe des hôtes.
Stazia l’interrompit sans tourner la tête vers celle qui parlait :
— Personne ne le retient. Qu’il aille. Pourquoi craint-il ◀d’▶avancer ?
— Et pourquoi le vin des hôtes l’a-t-il trouvé si âpre et si discourtois ?
— Voulez-vous l’obliger à vous embrasser ?
— Lui faisons-nous horreur ? Nous dédaigne-t-il ? Pourquoi est-il monté ici ? demandèrent les autres, confusément.
— Il ne s’attendait pas à vos méchancetés. Vous n’avez pas répondu à ses questions.
— Il n’a pas répondu aux miennes, repartit Stérope, irritée.
— Ne voyez-vous pas qu’il est las ?
— Tu le défends, toi ? dit Stazia, en se retournant brusquement, et en baissant la tête comme prête à s’élancer sur l’autre.
Bicornide s’avança. Sous son léger tissu couleur safran elle apparaissait comme toute nue, les flancs agités par sa démarche légère ; et quand elle se trouva devant Stazia, celle-ci hocha la tête et sourit ◀d’▶un air ◀de▶ dédain, puis elle se retourna vers Orphée :
— Tu es vaincu, Orphée, poursuivit-elle, implacable. — Nous t’avons jugé et il ne nous reste plus qu’à t’imposer ton châtiment.
— Oui, oui, hurlèrent-elles toutes, excepté Bicornide. — Qu’il reste notre prisonnier. !
— Pourquoi ne parles-tu pas, Orphée ? demanda Bicornide, la voix agitée par la frayeur. Demande à partir, humilie-toi, si tu veux être sauf. Tu es en danger.
— Tu as entendu ? continua Stazia. Tu restes notre prisonnier. Tu nous suivras quand nous allons partir.
Orphée regarda encore une fois la mer, que la tempête imminente rendait très noire, et en même temps on aurait cru que l’aube ne surgissait pas encore et que la nuit continuait.
— Écoutez-moi, dit-il, en élevant les mains ◀d’▶un air demi-suppliant et demi-menaçant. Votre jugement est indigne… Comment pouvez-vous être juges ◀d’▶un concours qui n’a pas eu lieu et même ◀d’▶un concours quelconque ? Quand donc avez-vous reçu le don ◀de▶ chanter ? Vos continuelles orgies ont rendu vos voix rauques, et vous ne connaissez rien autre qu’une licence effrénée. Osez-vous espérer que je m’abaisse jusqu’à me comparer à vous ?
— Tais-toi, dit Bicornide avec angoisse, en se tordant les doigts jusqu’à les faire craquer. — Ne te laisse pas aveugler par l’orgueil. Tu es en danger.
— Osez-vous espérer que je réveille ma lyre pour apaiser vos menaces ? poursuivit Orphée avec une voix harmonieuse pleine ◀de▶ superbes frémissements. — Êtes-vous folles ou ivres ? Faites-moi place et cessez cette plaisanterie.
Il y eut un long murmure parmi les femmes ; déjà chez quelques-unes les yeux avaient des reflets farouches et quand Orphée se mit en marche, elles se serrèrent tellement qu’il ne trouva pas moyen ◀d’▶avancer. Seule, Bicornide avait osé se retirer, mais alors, incapable ◀de▶ résister à ses compagnes, elle se vit repoussée sur le sommet ◀de▶ la falaise ◀d’▶où on ne voyait qu’une large étendue ◀d’▶écume bouillonnante à laquelle faisaient barrière des vagues tantôt énormes, tantôt basses.
La respiration des femmes était devenue lourde et sortait avec peine ◀de▶ leurs poitrines comprimées par la colère ; et avec la colère surgissait encore l’obscure substance ◀de▶ la bête, la transformation brutale qui leur faisait voir dans Orphée, non Orphée lui-même, mais une proie à égorger.
— On dirait qu’il a envie ◀de▶ mourir, celui-là, observa Stérope, en dilatant ses narines et avançantes lèvres comme si elle flairait déjà le carnage ; — oublie-t-il qu’un Dieu nous protège ?
— Frappe, murmura Dircé à Stazia.
Celle-ci hésitait, en regardant les formes admirables du jeune homme ramassé sur lui-même, les coudes au corps, prêt à bondir en avant.
— Demande grâce, dit Bicornide tremblante. Et elle tendait les bras en l’air, avec un morne désespoir. — Elles te tueront !
Stérope aperçut Bicornide, et vil son geste ◀de▶ frayeur.
— Tu l’aimes ? hurla-t-elle. — Tu le défends ? Les paroles qu’il nous a jetées à la face, et à toi aussi, ne te brûlent-elles pas ?
Soudain, la prenant à bras le corps, elle la renversa, l’étreignit, la secoua, la balança au-dessus ◀de▶ l’abîme et desserra les bras. Bicornide poussa un cri aigu, qui déchira l’air comme une flèche, et elle tomba, en tournoyant, dans le vide, tandis que ses compagnes regardaient son corps se rapetisser, décrire deux ou trois cercles dans l’espace et tomber lourdement sur la plage, où une vague la recouvrit, vint la prendre et l’emporta au loin parmi les flots en courroux.
Les larmes jaillirent des yeux ◀d’▶Orphée, pétrifié par ce spectacle.
— Qu’avez-vous fait ? s’écria-t-il. — C’est une ◀de▶ vos compagnes, c’est une ◀de▶ vos sœurs.
Mais les Bacchantes, encore penchées au bord du gouffre, ne l’entendaient pas. La mort ◀de▶ Bicornide les grisait ◀d’▶une effrayante ivresse ; les thyrses tremblaient dans leurs mains impatientes ; les yeux brillaient ◀d’▶admiration pour l’acte héroïque ◀de▶ Stérope, quand, avec une vigueur inattendue, elle avait enlevé sa victime, qu’elle l’avait balancée comme une plume et précipitée du haut ◀de▶ la falaise.
La voix ◀de▶ Stérope retentit encore parmi les clameurs :
— Tu as refusé mes baisers par un stupide orgueil.
— Tu n’as pas voulu te mesurer avec moi par mépris, ajouta Stazia.
— Tu nous a insultées toutes.
— Il n’a servi à rien ◀de▶ t’offrir le vin des hôtes.
Les bras croisés, les lèvres agitées par un léger tremblement, la figure très pâle, Orphée se taisait.
— Tes yeux se sont détournés ◀de▶ moi comme ◀d’▶une chose immonde, s’écria Dircé.
— Si Eurydice est plus belle, va la rejoindre.
— Oui, pourquoi ne retournes-tu pas à la plage ?
— Tu nous as toutes blessées à mort, répéta Dircé, les sourcils froncés.
◀D’▶un geste rapide, elle étendit le bras et arracha le thyrse des mains ◀de▶ Stazia.
Le manque ◀d’▶espace l’empêchait ◀d’▶abaisser son arme pour frapper ; mais à peine le thyrse fut-il dans la main ◀de▶ la furie que les femmes reculèrent toutes ensemble, l’arme s’abaissa, fut brandie horizontalement comme une lance ; le coup, porté ◀de▶ bas en haut, vint frapper mortellement le cou ◀d’▶Orphée.
Une clameur immense étouffa le cri du jeune homme.
Dircé avait frappé avec habileté : au lieu de tomber à la renverse et ◀de▶ suivre Bicornide dans le gouffre, Orphée chancela en avant, avec le trait resté dans la blessure, et Dircé l’attira, le soutint, en cambrant les reins dans un suprême effort, et le porta tomber loin du sommet ◀de▶ la falaise, à plat ventre, les bras en croix, les yeux éteints.
— Évohé ! crièrent les Bacchantes, accourant autour de la victime.
Puis elles se penchèrent pour considérer leur proie avec des yeux avides.
— Tu souffres, Orphée ? dit Stérope, agenouillée près du cadavre.
— Veux-tu un sujet ◀de▶ concours ! demanda Stazia.
— Tu n’attendais pas une aussi prompte réponse à tes injures ? observa Dircé, fière ◀de▶ son coup et du sang qui, sorti à flot ◀de▶ la blessure, lui souillait la main et le bras.
— Jetons-le à la mer, proposèrent Polybie et Nauplie.
Réunies toutes en cercles autour ◀d’▶Orphée, aucune n’avait omis ◀de▶ porter un coup à l’homme étendu à terre, lui ouvrant d’autres plaies rouges ◀d’▶où le sang coulait faiblement. Mais le plaisir rêvé manquait à cette vengeance, comme si la rapidité ◀de▶ la mort avait empêché ◀d’▶en jouir longtemps à l’avance, ◀de▶ s’acharner contre le jeune homme, ◀de▶ le torturer avant de lui accorder le repos.
Quelques-unes apportèrent des torches, parce que le ciel, obscurci par l’approche ◀de▶ la tempête, prolongeait la nuit ; et quand la lumière fumeuse couvrit le corps ◀d’▶Orphée, les femmes le regardèrent en silence, tandis que ses yeux à lui, un peu voilés ◀d’▶une ironique tendresse, regardaient les femmes. Les membres du poète avaient une splendeur ◀d’▶ivoire ; ses cheveux blonds formèrent sous sa tête comme un oreiller ◀d’▶or ◀d’▶où le sang coulait goutte à goutte ; la bouche seule grimaçait, avec ses dents blanches serrées, et laissait échapper une légère écume sanguinolente ; les poings étaient fermés. Stérope promena attentivement la torche le long du corps, depuis les pieds jusqu’à la tête, et à la fin, ayant remarqué les yeux ouverts, elle dit :
— Il nous regarde. Il vit encore.
Les autres se mirent à rire, incrédules. Mais Dircé bondit sur le cadavre, appuyant fortement ses genoux sur la poitrine ; puis, saisissant le thyrse, elle le replongea deux ou trois fois dans le cou ; et le cou ne fut qu’une plaie, comme s’il était cravaté ◀de▶ rouge.
— Me méprises-tu encore, Orphée ? demanda-t-elle. Pourquoi ne fermes-tu pas les yeux, si je te déplais ?
— Il est mort ! Il est mort ! répétèrent en chœur les autres femmes. — Maintenant, il contemple d’autres images.
— Vois-tu quel beau collier ? dit Stérope en indiquant les plaies saignantes. — Si tu lui donnes un coup de plus, la tête se séparera du tronc.
— Jetons-le à la mer, proposèrent Nauplie et Polybie.
— Portons-le comme un trophée au bout du thyrse.
— Non. À la mer ! à la mer !
— Que dira Bicornide au milieu des flots, en le rencontrant si différent ◀de▶ ce qu’il était ? demanda Dircé, tandis que les autres riaient à pleine gorge, la tête renversée.
— Allons, dépêche-toi. L’orage s’approche, firent observer plusieurs d’entre elles.
— Tiens-le par les cheveux, que je coupe encore ce lambeau, commanda Dircé à Stérope.
Courbée sur le cadavre, Dircé manœuvra son arme avec énergie, et agrandit la blessure ; les narines dilatées, les yeux brillants ◀d’▶un plaisir malfaisant, elle prolongeait son œuvre, tournant et retournant le fer dans les plaies. Mais la force avec laquelle les autres tiraient sur les cheveux blonds fut couronnée ◀de▶ succès, et leurs mains acharnées finirent par détacher la tête sanglante.
— Évohé ! crièrent-elles toutes ensemble.
Stérope bondit sur ses pieds, jalouse ◀de▶ s’emparer seule du trophée, et le considéra à la clarté des torches.
— Que dira Bicornide en le rencontrant au milieu des flots, si différent ◀de▶ ce qu’il était ? répéta Dircé.
— À la mer ! jetons-le à la mer ! crièrent ses compagnes impatientes.
Elles tournèrent le dos au cadavre décapité, et, suivant Stérope triomphante qui emportait la tête livide ◀d’▶Orphée, elles chantèrent sur un rythme lent et monotone :
— Nous avons tué le divin Orphée. Il était venu pour nous offenser et il avait repoussé notre amour. Il se vantait ◀de▶ dompter les bêtes féroces par la douceur ◀de▶ son chant, et nous sommes restées sourdes à sa voix qui nous implorait. Un Dieu, notre Dieu l’a aveuglé. Il a bu à la coupe des hôtes et il nous a offert du poison en échange ◀de▶ la précieuse liqueur. Nous l’avons tué.
Quand Stérope se dressa sur le plus haut point ◀de▶ la falaise, les autres se rangèrent en demi-cercle autour ◀d’▶elle et regardèrent l’horizon qui se déchirait pour livrer ◀de▶ nouveau passage à une lueur jaunâtre.
Les flots s’apaisaient peu à peu, et la mer, qui n’était plus soulevée par des vagues furieuses, s’étendait en une plaine infinie.
— Adieu, Orphée ! cria la femme en élevant son fardeau.
— Adieu ! Adieu ! répondirent les autres bacchantes.
Saisissant à pleines mains la tête ◀d’▶Orphée par les cheveux, Stérope la fit tournoyer toute dégouttante ◀de▶ sang, la lança dans l’espace où elle décrivit une parabole ◀de▶ gouttelettes rouges, en retombant au loin dans la mer avec un bruit sourd qui ressemblait au hurlement ◀d’▶une bête menaçante.
Botticelli et la Divine Comédie
Rien de plus délicat et de plus périlleux que l’illustration ◀d’▶un livre, soit que l’illustrateur s’attache à suivre le texte ◀de▶ près, soit qu’il préfère l’interpréter librement. Trop littérale, une traduction risque ◀de▶ ressembler à quelque copie d’après photographie ; trop selon l’esprit, elle ne sort guère ◀de▶ l’ambiguïté ou du contresens. Un roman abonde-t-il en pages psychologiques, la bonne représentation ◀de▶ ses personnages devient presque impossible ; offre-t-il, au contraire, une succession ininterrompue ◀de▶ scènes animées, ◀d’▶épisodes dramatiques, il entraîne l’artiste au théâtral. Il est enfin des livres qu’on ne peut illustrer, ce sont les poèmes. On devrait toujours se borner à les parer ◀de▶ décorations purement ornementales. Art évocateur par excellence, la Poésie crée ses images comme elle crée sa musique ; il est aussi dangereux ◀d’▶en tirer des illustrations qu’une partition pour piano. Quels dessins s’allieraient dignement à l’Odyssée, au Mahabharata, à l’Énéide, et surtout à la Divine Comédie ?
Certes, entre tous les poèmes, celui ◀de▶ Dante apparaît comme le plus impossible à illustrer. Mais, d’autre part, il offre une telle abondance ◀de▶ thèmes séduisants et ◀d’▶effets plastiques25, les âmes ont, dans ses deux premiers livres, des formes si terrestres, les décors des aspects si naturels, et les allégories finales contiennent tant de motifs curieux qu’un bel imaginatif du crayon sera toujours tenté ◀de▶ le traduire en images malgré les innombrables dangers ◀de▶ l’entreprise. N’y a-t-il pas des défaites qui honorent ? On comprend donc qu’en plein xve siècle, et sur la terre même ◀d’▶Alighieri, un maître ès arts du dessin ait cédé à cette tentation.
Botticelli, ce maître, était alors en pleine possession ◀de▶ son art et en pleine période ◀de▶ succès. Il comptait à son actif deux purs chefs-d’œuvre : l’Adoration des Mages ◀de▶ S. Maria Novella et l’Assomption ◀de▶ S. Pietro Maggiore26, et il venait de travailler avec Ghirlandajo et Cosimo Rosselli, à la décoration ◀de▶ la chapelle élevée par Sixte IV27. C’est à son retour ◀de▶ Rome, en 1481, qu’il se lança dans l’écrasant labeur que demande une illustration ◀de▶ la Divine Comédie. Et quoique ses finances fussent dans un état lamentable, tant il manquait ◀de▶ sens pratique, on n’en saurait conclure que le désir ◀de▶ gagner ◀de▶ l’argent ait pesé sur sa détermination. Il brûlait ◀d’▶une si belle passion pour le chef-d’œuvre ◀de▶ son poète préféré que la joie ◀d’▶en parer ◀d’▶images chaque chant pouvait assurément lui faire oublier ses intérêts matériels. Le maître avait l’enthousiasme durable, il le prouva bien lorsqu’il eut pris rang parmi les disciples du vaillant Savonarole.
Botticelli commença par une série ◀de▶ compositions d’après l’Enfer, et il les
« mit en estampes, sans s’occuper ◀d’▶autre chose »
, nous apprend Vasari,
dont les concepts ◀de▶ valet se trouvaient choqués par le moindre exemple ◀de▶
désintéressement, « ce qui lui occasionna une perte ◀de▶ temps considérable qui
jeta sa vie dans une infinité ◀de▶ désordres »
. Non content ◀d’▶illustrer ces
chants aimés, il en commenta même plusieurs, car il se targuait ◀d’▶avoir étudié le Dante. En réalité, Sandro était un presque inculte, mais avide ◀de▶
savoir et en désir ◀de▶ s’intellectualiser28. Comme tous les
artistes entrés par les sentes perdues dans le monde des idées, il se plaisait à la
lecture et s’y livrait sans méthode, on s’en doute, fouillant les ouvrages les plus
divers, les plus opposés, voire les moins compréhensibles pour lui, passant du sacré au
profane et ◀de▶ l’antique au moderne, vagabondant, musardant à travers les textes, et
ramenant tout en somme à son art. Il tira quatre motifs décoratifs des Triomphes ◀de▶ Pétrarque et quatre autres des Aventures ◀de▶ Nastagio
degli onesti contées par Boccace. Quant à la Divine Comédie,
elle lui fournit une occasion unique ◀de▶ déployer ses ressources imaginatives et ◀de▶
satisfaire ce goût pour les compositions symboliques que développaient en lui son ami le
Vinci et son admirateur Palmieri.
Les premières compositions d’après l’Enfer furent gravées, pense-t-on, par Baldini pour l’édition florentine ◀de▶ Landini29. Les dix-neuf estampes que l’on possède présentent des scènes impressionnantes, dont quelques-unes très animées, entre autres les 5e, 13e, 14e et 15e.
Les démons sont des pantins comiques, mais les damnés souffrent avec un réalisme que n’atténue point le léger archaïsme du dessin.
Quoique aucun document ne nous renseigne sur l’accueil fait à cette suite ◀de▶ gravures, on peut conjecturer qu’il fut des plus favorables. Cette tentative audacieuse ◀d’▶un ◀de▶ leurs maîtres favoris avait tout pour plaire aux délicats ◀de▶ Florence. Ce que l’on sait pertinemment, d’ailleurs, c’est que l’un ◀d’▶eux, membre ◀de▶ la famille Médicis, s’empressa ◀de▶ confier à Botticelli la décoration originale ◀d’▶un manuscrit ◀de▶ la Divine Comédie qu’il fit exécuter, selon l’ancien usage, spécialement à cette intention.
◀De▶ la splendide collection du duc d’Hamilton, ce manuscrit illustré par un maître peintre est passé au Musée ◀de▶ Berlin, dont il enrichit le Cabinet ◀de▶ gravures. Quatre-vingt-huit feuilles gr. in-folio en fin parchemin ◀de▶ chevreau constituent cet ouvrage précieux. Par malheur, il n’est plus complet ; du chant Ier jusqu’au chant VIIe et du IXe jusqu’au XVIe ◀de▶ l’Enfer, les illustrations manquent. Sept d’entre elles peuvent être considérées comme perdues ; les huit autres, celles des chants I, VIII, IX, X, XII, XIII, XV et XVI, ont été retrouvées dans la Bibliothèque Vaticane, avec une composition sur feuille ◀de▶ tête représentant l’ensemble des cercles infernaux. Tous ces dessins se trouvaient dans un volume ◀de▶ mélanges ayant appartenu à la collection ◀de▶ manuscrits ◀de▶ Christine de Suède ; découverts par le Dr Reitzenstein, ils furent révélés par le Dr Strzijgowski30.
Le maître n’ayant pas achevé l’illustration des trois derniers chants du Paradis 31, le nombre total des dessins existants est ◀de▶ quatre-vingt-douze, dont quatre-vingt-trois à Berlin. Ébauchés à la pointe ◀d’▶argent, ces dessins ont été repris partie à la plume et à la même pointe, partie à la plume seule, à l’exception du motif qui correspond au chant XVIII ◀de▶ l’Enfer lequel a été gouaché. Ils sont très supérieurs à ceux des gravures.
Le texte du poème se lit sur le recto des feuilles, le côté poil « haarseiten ». Chaque chant a été écrit dans le sens ◀de▶ la largeur ◀de▶ la feuille, celle-ci divisée en six colonnes. L’écriture employée par le scribe est celle qu’on appelait « alla moderna » par opposition « alla antica », et qui fut très estimée en Italie à partir du xive siècle. Les dessins parent le verso des feuilles, le côté chair « fleischseite ». Et le recueil est disposé ◀de▶ telle manière qu’un texte et son illustration correspondante se trouvent toujours ensemble sous les yeux du lecteur ; il n’y a ◀d’▶exception que pour le chant XXXIV ◀de▶ l’Enfer, dont le motif, un Lucifer gigantesque, s’étale sur une double feuille. On ne peut douter que ces dessins ne soient ◀de▶ la propre main ◀de▶ Botticelli, tant ils portent l’empreinte ◀de▶ son style, tant ils manifestent sa science ◀de▶ décorateur et sa verve. D’autre part, on relève sur le dessin du chant XXVIII du Paradis la signature Sandro di Mariano. Le maître devait tracer aussi les premières initiales ◀de▶ chaque chant, mais il ne trouva jamais le temps ◀de▶ donner suite à ce projet32. Les places réservées à ces lettres dans le texte sont restées vides.
Dans son amour, sa piété pour Dante, Botticelli s ordonna certainement ◀de▶ reproduire toutes les scènes des drames qui se déroulent dans la Divine Comédie. Au lieu de choisir un thème dans chaque chant, il s’ingénia pour représenter les uns à côté des autres sur un seul motif les divers épisodes ◀d’▶un chant. ◀D’▶où une répétition, parfois excessive, des effigies ◀de▶ ses protagonistes et ◀de▶ quelques autres personnages dans la même page33. C’était compliquer la besogne et s’exposer à maints inconvénients. Mais, rompu aux stratagèmes ◀de▶ la composition, il a si bien placé ses figures et leurs doubles, si bien, relié entre elles les scènes ◀de▶ chaque acte, qu’il a évité tout ce qui, dans l’ordre décoratif, équivaut à un solécisme. Même les motifs dont l’intérêt est dispersé donnent un effet ◀d’▶ensemble parce que les lignes qui les constituent plastiquement ont été équilibrées, disposées de manière à assurer leur unité ; où l’esprit du lecteur a lieu ◀de▶ se plaindre, l’œil du spectateur trouve à se satisfaire. Et comment en aurait-il été autrement ? On sait avec quel tact Botticelli peintre arrangeait ses groupes ; or, les principes ◀de▶ la décoration du livre sont les mêmes que ceux ◀de▶ la décoration murale. Il n’y a qu’une différence ◀d’▶échelle. La réalisation ◀de▶ l’harmonie s’obtient ◀de▶ la même manière sur toutes les matières.
Le maître se donna tout entier à cette interprétation et son génie s’y manifesta sous toutes ses formes. Mais, pour créer des dessins où revécût le poème, des pages émouvantes et anagogiques, il eût fallu être un Dante du crayon. Génie gracieux, souple, un peu féminin, Botticelli n’avait pas assez ◀d’▶affinités avec le gran padre Alighieri. C’est au seul point de vue art qu’il convient ◀d’▶examiner son illustration ◀de▶ la Divine Comédie.
Certaines compositions ressemblent à des études pour fresque, d’autres à des préparations ◀de▶ gravures ; quelques-unes, simples ébauches, ont le charme ◀de▶ croquis enlevés ◀d’▶un trait preste. Maints personnages exhibent des têtes significatives, mais c’est surtout par les attitudes et les gestes qu’ils sont expressifs. Formes construites et lignes sommaires, tout, dans ces dessins, est indiqué ou écrit avec une énergie parfois brutale ; on les dirait ◀d’▶un caractériste. Et cela ne doit pas étonner ◀d’▶un idéalisateur délicat comme le maître de la Naissance de Vénus. L’idéalisation est souvent le résultat ◀d’▶un travail accompli sur te forme notée avec tous ses signes particuliers ; les esquisses, les études des vrais idéalisateurs ne laissent aucun doute à ce sujet34.
La représentation symbolique des cercles infernaux, laborieux arrangement ◀de▶ motifs
minuscules, relève ◀de▶ l’idéographie et n’intéresse guère. Mais dès les premières
compositions qui lui succèdent, on est retenu par l’ingénieuse présentation ◀de▶ la mise
en scène et par le caractère humain du drame. Ce sont les mouvements ◀d’▶une populace
furieuse que dessinent une partie des damnés assemblés devant la ville ◀de▶ Dité, dans le
motif IX ; les autres semblent atterrés par quelque catastrophe. Dans le motif X,
consacré à cette cité ◀de▶ feu où le regard ne découvre que les sépulcres des hérésiarques
et les flammes qui les environnent, les attitudes ◀de▶ Dante et ◀de▶ Virgile suffisent pour
communiquer à la scène un parfum ◀de▶ vérité. Le motif XII représente la vallée ◀d’▶horreur
où coule le fleuve ◀de▶ sang dans lequel sont condamnés à gémir ceux dont les violences
affectèrent le prochain. Les tyrans sanguinaires et rapaces y croupissent plongés
jusqu’aux cils. Des centaures veillent sur les bords étroits ◀de▶ cette fosse et décochent
leurs flèches sur les âmes qui cherchent à sortir du fleuve bouillonnant plus que leur
condamnation ne le permet. ◀De▶ ce tableau, où l’affre des damnés se devine à la seule
indication des têtes, émane l’horreur des scènes ◀de▶ carnage ; devant le suivant, on
ressent la même impression ◀de▶ surprise et ◀d’▶angoisse qu’en traversant quelque fourré à
l’heure où la nuit jette son mystère transfigurateur. C’est le bois sans sentier où le
poète, entendant des cris de toutes parts sans apercevoir une seule âme, vient de
s’arrêter épouvanté. Là, les feuilles sont noires et les rameaux « souillés
◀d’▶épines et ◀de▶ substances vénéneuses »
; chaque tronc sert ◀de▶ prison à une âme
◀de▶ suicidé et les difformes harpies, en becquetant les feuilles des branches,
entretiennent les coupables dans une douleur aiguë. Et les lignes brisées, tourmentées,
lugubres, du dessin disent la plainte ◀de▶ ces arbres étranges. Sur le motif XV, Dante et
son guide, en marche dans l’enceinte du sable enflammé sous la pluie ◀de▶ feu, rencontrent
des ombres qui les regardent « ainsi qu’on regarde, le soir, des objets peu éclairés,
baissant leurs paupières, comme fait un tailleur affaibli par les ans, pour enfiler son
aiguille ». C’est la foule infortunée des âmes qui se livrèrent aux pires dépravations.
Cette scène, uniquement composée ◀de▶ figures isolées, présente un prodigieux exemple
◀d’▶équilibre ◀de▶ vides et ◀de▶ pleins. On ne saurait donner avec plus ◀d’▶harmonie le
spectacle ◀de▶ la confusion. Ces figures ont été modelées en brun comme pour servir ◀de▶
carton ; celles ◀de▶ la scène suivante, second tableau du même acte, sont au trait et
disposées fort expressivement ◀de▶ la même manière.
On voit ensuite (XVII) les deux aèdes arriver, sur un Géryon quelque peu théâtral, dans
le cercle où les avares sont dévorés « par la douleur qui s’élance ◀de▶ leurs
yeux »
; puis, on les retrouve, dans le Malébolge, au milieu de l’amas informe
◀de▶ roches sombres comme du fer où sont punis corrupteurs, séducteurs et flatteurs
(XVIII). Ce motif, recouvert ◀d’▶un ton ◀de▶ sépia, sur lequel s’étalent quelques
colorations sourdes, cause un effet puissamment lugubre35.
C’est l’unique page teintée ◀de▶ l’œuvre, mais, sans doute, le maître avait l’intention
◀d’▶en enluminer plusieurs autres. Les figures du motif X ont été modelées avec le même
ton neutre et, d’ailleurs, Botticelli se livrait volontiers à la miniature. On prétend
qu’il décora plusieurs missels ◀de▶ la cathédrale ◀de▶ Florence en collaboration avec Monte
di Giovanni36. Si vraiment son projet était ◀de▶ reprendre à la
gouache une série ◀de▶ compositions, mieux vaut qu’il n’ait pu le réaliser. Il
n’appartenait pas à ce peintre délicat ◀de▶ traduire par le pinceau les colorations
farouches et les lumières intenses des tableaux dantesques. Ses moyens ◀d’▶expression
étaient avant tout le trait. Ce n’est que par les physionomies et les attitudes des
réprouvés brûlant dans les feux éternels qu’il pouvait donner une idée ◀de▶ ces flammes
« plus ardentes que le fer rougi sous la main du forgeron »
.
Le motif qui correspond au chant XIX, où éclate la magnifique colère ◀de▶ Dante, n’a rien
◀d’▶impressionnant ; il montre le supplice des simoniaques, enfoncés, jambes en l’air,
dans des trous plein ◀de▶ flammes, et l’on doit reconnaître qu’un pareil thème se prête
mal, en dessin, à une interprétation dramatique. Par contre, on s’apitoie devant les
devins dont le visage tourné du côté des épaules grimace une désolation muette (XX). Par
des indications très sobres, le maître a exprimé rabattement, la navrance ◀de▶ ces âmes
qui s’avancent à pas lents « plongées dans un silence entremêlé ◀de▶
pleurs »
. Ailleurs, près de la fosse où les âmes vénales cuisent dans un
bitume épais, les deux poètes se trouvent menacés par une horde ◀de▶ démons furieux comme
des dogues qui attaquent un pauvre (XXI). La luxuriante imagination ◀de▶ Botticelli s’est
déployée dans la portraiture ◀de▶ ces diables, mais sans réussir à leur donner un air
réellement féroce, ni des regards perfides. Il les a plutôt faits à l’image ◀de▶ ce
Barbariccia gouailleur, voyou et simiesque, qui guidait son escouade aux sons ◀d’▶une
trompette « insolente et fétide »
, selon la traduction courtoise du
chevalier Artaud de Montor37. Même interprétation bouffonne dans le motif XXII, où certain Malebranche harponne un réprouvé par le bas du dos. Puis, c’est la
procession du « collège douloureux des hypocrites », dont chaque membre, revêtu ◀d’▶une
chape plombée, se traîne péniblement sur le chemin en travers duquel Caïphe se tord
crucifié par trois pals (XXIII) ; la course affolée des voleurs qu’étreignent et
châtient des reptiles (XXIV et XXV)38 ;
et toutes ces scènes présentent des groupes extraordinairement animés.
Deux compositions vides leur succèdent, ce sont celles qui montrent la sombre vallée où les colériques s’agitent, invisibles, au milieu des flammes. On n’y voit, par conséquent, que des feux, sauf dans la XXVIIe où se tordent quelques vagues profils. Mais à partir du motif XXVIII, reparaissent les tableaux mouvementés ou pathétiques. Sur le chemin des pleurs, les spectres ◀de▶ ceux qui semèrent la discorde parmi les hommes exhibent leurs atroces mutilations, leurs plaies livides. On distingue Mahomet fendu depuis le menton jusqu’aux entrailles, qui retombent sur ses jambes, et son cousin Ali, dont la tête est ouverte de haut en bas. À d’autres, il manque le nez ou les mains ; quelques-uns ont la bouche tailladée. Curion n’a plus ◀de▶ langue, Bertrand de Born tient sa tête à la main « suspendue comme une lanterne ».
Dans un coin du cercle empesté, affecté aux faussaires et aux perfides, des maudits
labourent ◀de▶ leurs ongles crochus, avec des gestes significatifs, les croûtes lépreuses
dont ils sont couverts (XXIX). Dans un autre coin, sur une page très effacée, on
reconnaît à son effrayante hydropisie, maître Adamo de Brescia, et l’on devine, non loin
de lui, la femme ◀de▶ Putiphar et le fourbe Sinon aux corps fumant « comme des
mains mouillées pendant l’hiver »
(XXX).
Sur le bord du dernier abîme, lieu ◀de▶ punition des orgueilleux, quelques géants
enchaînés se dressent menaçants encore, le regard chargé ◀de▶ défi (XXXI) ; et, tout au
fond du puits obscur où ils grelottent dans le « bouillon ◀de▶ glace »
, les
meurtriers, les traîtres et autres méchants, forment ◀d’▶étonnants assemblages (XXXII et
XXXIII). Au milieu de cette multitude, isolés dans une fosse, Ugolin et Ruggieri
subissent leur peine, le premier rongeant le crâne du second. Quant aux motifs XXXIV et
XXXIV a, consacrés à la figuration du Souverain ◀de▶ l’horrible
contrée des pleurs, il faut les regarder avec indulgence. Botticelli n’était pas en
puissance ◀de▶ créer du monstrueux.
C’est encore et surtout par l’arrangement des personnages et des masses qu’intéressent les compositions du Purgatoire. Les premières, où s’entassent les âmes nouvellement débarquées, sont ◀d’▶une eurythmie agréable ; et le motif II, avec son ange bénissant au geste majestueux ◀d’▶onction, dégage un charme indicible. L’espérance plane sur ces décors. Les ombres qui accourent vers les deux poètes (V), tandis qu’ils gravissent la montagne, ont servi ◀de▶ prétexte à des effets perspectifs audacieux39 ; celles qui se jettent, en foule, sur Dante en implorant ses prières (VI) rappellent par leur grouillement plein ◀de▶ vie, par leur harmonie agitée, certains bas-reliefs ◀de▶ la cathédrale ◀de▶ Bourges. La rencontre du Mantouan Sordello (VII) a donné lieu à quatre groupes ordonnés avec beaucoup de bonheur ; la chasse donnée au serpent par les anges aux ailes verdoyantes (VIII) a fourni le sujet ◀d’▶une scène animée40, et c’est un petit tableau ◀d’▶une immense pitié (IX) qui raconte l’arrivée ◀de▶ Dante devant l’ange chargé ◀de▶ marquer sept fois sur son front la lettre P41.
Nous sommes à présent en plein Purgatoire. Les bas-reliefs taillés sur une paroi du mont occupent presque tout le motif X ; la suave Annonciation, le char ◀de▶ l’arche sainte et les chœurs sacrés, l’épisode ◀de▶ Trajan promettant son appui à la veuve, tout est silhouetté ◀d’▶un dessin ferme et pur. Aussitôt après, paraît l’armée des âmes qui se purifient du péché ◀d’▶orgueil (XI) ; courbées sous des poids écrasants, elles s’épuisent dans des efforts sans cesse renouvelés et leurs faces disent leurs ahans. Puis, s’ouvre une autre route couverte ◀de▶ sculptures à enseignements, ◀d’▶un dessin lâché, celles-là, mais très expressif (XII) ; Troie en ruines, Nimroud pris ◀de▶ furie, au pied ◀de▶ la Tour ◀de▶ Babel, Saül percé ◀de▶ sa propre épée, Satan après sa chute42. Et voici le cercle où l’on se lave des péchés ◀d’▶envie. Des âmes dont les yeux sont cousus se tiennent assises, serrées les unes contre les autres, se soutenant mutuellement, tels des aveugles à la porte des maisons ◀de▶ pardon (XIII et XIV). Leurs manteaux sont couleur livide comme le rocher le long duquel elles demeurent, et, sans le secours des teintes, Botticelli a rendu la navrance ◀de▶ cette monochromie. On chercherait en vain dans l’œuvre ◀de▶ Callot ou ◀de▶ quelque autre chantre ◀de▶ l’humaine misère des scènes ◀d’▶où suinte plus ◀de▶ tristesse, des types inspirant autant ◀de▶ compassion.
C’est ensuite le cercle où l’on se purifie, dans une fumée « noire comme la
nuit »
, des péchés ◀de▶ colère. Un ange indique aux deux poètes le sentier
qu’ils doivent suivre (XV) ; le motif suivant les montre au milieu d’ombres bien
hurlantes, parmi lesquelles la physionomie ◀de▶ Marc le Lombard, tout souriant ◀d’▶avoir
rencontré son ami, jette une note attendrissante.
Une foule immense ◀d’▶âmes expiant les péchés ◀de▶ paresse emplit le motif XVIII et l’anime ◀de▶ sa course. Le mouvement du groupe central, où presque toutes les ombres se mordent, suffirait pour en faire une des très belles pages ◀de▶ cette illustration.
Ailleurs, sur les feuilles ◀d’▶un diptyque fort affectif (XIX et XX), les âmes ◀de▶ ceux
qui furent avares soupirent renversées sur le sol où les rive leur ancienne passion. Et
comme Dante assignait à la prodigalité le même lieu ◀d’▶expiation qu’à la parcimonie,
c’est près de ces roches désolées qu’apparaît l’âme délivrée ◀de▶ Statius Papinius (XXI).
Les trois poètes vont désormais cheminer ◀de▶ compagnie jusqu’à la fin du second livre. Au
motif XXII, ils arrivent devant l’arbre ◀de▶ la tempérance dont le tronc s’amenuise à
mesure qu’il se rapproche du sol. Sous ses rameaux chargés ◀de▶ fruits doux-odorants, les
âmes qui ont abusé des plaisirs ◀de▶ la table expient en supportant la faim et la soif.
Quelques-unes ◀de▶ ces ombres sont si décharnées que leurs yeux paraissent « des
chatons privés ◀de▶ leurs pierres »
. Leur troupe famélique exhibe ses formes
vraiment « deux fois mortes »
, ses faces inoubliables, ses gestes
lamentables, dans les motifs XXIII et XXIV.
Au motif XXV, le trio des aèdes pénètre dans le dernier cercle, où la montagne vomit
des flammes que repousse le vent. Là, brillent dans la soif et dans le feu les âmes des
luxurieux (XXVI), et celles-là aussi obligent à se condouloir. Après avoir traversé
cette région embrasée (XXVII), Dante et ses guides gagnent la forêt divine aux frais
ombrages et aux fleurs délicieuses. Ils y écoutent la vierge si belle qui s’embrase
« à des rayons ◀d’▶amour »
, et c’est le délicieux motif XXVIII qu’on
pourrait prendre pour une ébauche ◀de▶ fresque. Alors, à travers la prée fleurie, aux
accents ◀d’▶une mélodie ineffable, s’avance la blanche et mystérieuse procession du char
◀de▶ l’Église. Sept candélabres ◀d’▶or dont les flammes s irisent et ◀de▶ nobles vieillards
couronnés ◀de▶ lys précèdent le char, qu’entourent le Tétramorphe évangélique et des
femmes symbolisant les vertus. D’autres vieillards vénérables et des personnages
diadémés ◀de▶ fleurs ferment la marche. La tête ◀de▶ cette procession se déroule, non sans
majesté, dans le motif XXIX ; Mathilde, la vierge belle, s’y profile sur le plan ◀de▶
gauche, avec un naturel charmant43.
Le cortège entier entoure le char sur la composition suivante, un peu trop chargée ◀de▶ figures, attachante néanmoins et ◀d’▶un curieux travail ◀de▶ gravure. Là, Béatrice, la tout exquise, la céleste, fait son apparition,
…… sotto verde manto,Vestita di color di fiamma viva44.
Bientôt les vertus cardinales amènent Dante devant elle, et, après l’apostrophe au poète, celui-ci est submergé par Mathilde dans le fleuve purificateur. Ces deux épisodes sont interprétés l’un à côté de l’autre avec une ingéniosité décorative dans la composition XXXI. Mais à partir de ce moment, les incidents se succèdent ◀de▶ telle sorte qu’il devient impossible ◀de▶ les noter en une seule page. Tandis que les yeux ◀de▶ l’aède purifié se fixent, « murés », sur l’Aimée, la procession se remet en marche. Elle est remontée au ciel, et il ne reste plus dans la forêt que Béatrice, les vertus, Mathilde, Statius et Dante lorsque l’aigle, image ◀de▶ l’Empire, s’abat sur le char et le remplit ◀de▶ ses plumes. Surgissent ensuite le renard ◀de▶ l’hérésie, puis le dragon infernal qui, ◀de▶ sa queue, démolit une partie du char et, enfin, cette prostituée et son géant dont on ignore l’exacte signification. En voulant traduire tout cela (XXXII), Botticelli, malgré sa virtuosité, est tombé dans la confusion. On retrouve avec joie un motif simple. Sur le XXXIII, les Vertus, affligées par le spectacle qu’elles viennent de voir, se groupent en des attitudes très typiques, et si le paysage y avait plus ◀d’▶importance, ce tableau ne serait pas loin décompter parmi les excellents ; mais il ne semble pas que l’opulent décor ◀de▶ l’Eden, si prestigieusement décrit par Dante, ait inspiré à l’illustrateur le désir ◀de▶ reproduire quelque beau site.
L’illustration des chants du Paradis présente au dessinateur toute la gamme des difficultés. Le long dialogue théologique entre Dante et sa pieuse conductrice ne peut être interprété que par une série ◀d’▶attitudes, et l’apparition des âmes bienheureuses sous l’aspect ◀de▶ lumières éblouissantes ne se prête qu’à ◀de▶ bien pâles effets ◀de▶ dégradations ◀de▶ teintes. Botticelli n’a, d’ailleurs, pas essayé ◀d’▶obtenir ◀de▶ tels effets à la pointe ◀d’▶argent, et ce nous est une raison de plus pour croire qu’il se proposait ◀d’▶enluminer certaines compositions ; il a préféré donner aux âmes une forme en analogie avec leur état. C’est ainsi que les saintes lueurs qui se meuvent entre les rayons ◀d’▶or ensoleillé ◀de▶ l’échelle ◀de▶ Jacob sont transformées en amours (XXI), parce qu’une ardente lumière ◀de▶ charité les enveloppe45. Plus loin (XXIII), le jardin mystique composé par les bienheureux, ce jardin ◀d’▶allégresse où resplendit la rose belle entre toutes dans laquelle le Verbe Divin se fit homme, est suggéré par ◀de▶ traditionnelles flammes, chaque âme ayant apparu au poète comme une lueur. Quant à la substance éblouissante que Dante aperçut à travers une photosphère et qui n’était autre que le Saint Aspect, « la sapience et la puissance qui ouvrirent, entre le ciel et la terre, la voie si ardemment désirée », le maître l’a figurée très heureusement par la tête du Divin Sauveur au centre ◀d’▶un soleil. Enfin, quelques lueurs, plus lumineuses que celles des autres bienheureux, ne pouvant être indiquées ◀d’▶une manière compréhensible par des galbes flamboyants, Botticelli a pris le parti ◀d’▶écrire au-dessous le nom des âmes qu’elles revêtent. Le nom ◀de▶ Piero se lit sous une langue ◀de▶ feu dans le motif XXIV. On le retrouve dans le XXV avec les noms ◀de▶ Giovani et ◀de▶ Jacopo, et celui ◀d’▶Adamo s’ajoute, dans le XXVI, à celui des trois apôtres. Ces noms étant tracés en caractères menus ne détonnent point dans l’ensemble.
Avec une délicatesse merveilleuse, Botticelli a varié les attitudes et les gestes ◀de▶
ses protagonistes pendant les vingt-sept premiers motifs. Dans le XXVIe, c’est avec un mouvement admirable que Dante couvre ◀d’▶une main son visage
ébloui par l’éclat ◀de▶ S. Jean. Dans le XXVIIe, les deux figures
répétées ◀de▶ Béatrice et du poète se relient agréablement. Certes, l’harmonie qui s’en
dégage reflète mal l’immense joie qui déborde du vibrant Gloria Patri
entonné par l’église triomphante ; mais une illustration adéquate exigerait des dons si
spéciaux ! Seul, peut-être, l’Angelico eût réussi à dire sur le vélin la sainte ivresse,
le ravissement des élus plongés dans la béatitude ; seul, assurément, le moine ◀de▶
Fiesole eût pu retracer, en ◀de▶ radieuses enluminures, les ciels embrasés, les esprits
enflammés ◀d’▶amour et les visages éclairés « col lume ◀d’▶un sorriso46 »
.
Dans l’impossibilité ◀d’▶esquisser les splendeurs du Paradis, Sandro a bien soigné ses arrangements ◀de▶ figures avec une tendre sollicitude ; par malheur, il n’a pas toujours écrit les expressions faciales avec le style désirable. Même plusieurs faces choquent par leur vulgarité ; celles ◀de▶ Riccarda et ◀de▶ ses compagnes, par exemple (III) et, parfois, hélas ! celle ◀de▶ Béatrice. On s’étonne que l’auteur ◀de▶ la Primavera, que le portraitiste ◀de▶ la Simonetta, n’ait pas doté ◀de▶ physionomies plus gracieuses les habitants du céleste royaume et qu’il ne se soit pas fait un devoir ◀d’▶indiquer les embellissements progressifs ◀de▶ la donna di virtu 47. Il faut, encore une fois, considérer ces dessins comme une préparation ; on ne saurait admettre que le maître au trait charmeur n’ait pas résolu ◀de▶ reprendre toutes les têtes hâtivement construites.
Éminemment décorateur, Botticelli a triomphé toutes les fois qu’il a dû grouper quelques personnages ou mettre en place des légions, équilibrer des lignes ou arabesquer sur l’espace ◀d’▶expressifs contours. Les âmes du motif IV (les mêmes qu’il a si fâcheusement portraiturées dans le III) s’envolent avec un élan gentiment aérien. Les chœurs des Anges évoluent dans une composition réellement grandiose (XXVIII), très évocatrice du temple incomparable qui n’a pour confins que lumière et amour. Et quelques rangs ◀de▶ cette céleste armée décrivent ◀d’▶augustes paraboles dans le motif XXIX. Quant à la dernière scène achevée, elle a, quoique allégorique, le charme ◀d’▶un décor agreste. Sur l’une des rives du fleuve ◀de▶ lumière qu’égaye un printemps sans fin, et ◀d’▶où ne cessent ◀de▶ jaillir ◀d’▶étincelantes topazes, se dressent des fleurs aux volutes si naturellement ornementales qu’on ne voit qu’elles.
L’œuvre tracée par Botticelli à la gloire ◀de▶ Dante est, on le voit, inégale, mais très originale, et ses bonnes pages ne suscitent que des éloges. Toutes sont expressives par des moyens aussi simples qu’harmonieux, toutes ont des traits, des linéatures, à valeur ◀de▶ nuances, et l’on oublie facilement en les regardant loin du texte inspirateur qu’il leur manque le souffle dantesque. Un autre maître eût-il exécuté avec plus ◀de▶ succès cette redoutable illustration ? C’est, en vérité, peu probable. Michel-Ange orna ◀de▶ dessins, lui aussi, et pour sa propre satisfaction, un manuscrit ◀de▶ la Divine Comédie, dont il était possesseur, et l’on sait, par Lanzi, sa partialité pour Dante48. Mais, si Botticelli n’avait pas assez ◀de▶ terribilità pour bien illustrer l’Inferno, Buonarotti était certainement trop dépourvu ◀de▶ tendresse, ◀de▶ grâce, pour bien illustrer le Paradiso. D’ailleurs, l’individualité puissante, dominatrice, du transfigurateur ◀de▶ la Sixtine pouvait-elle s’accommoder ◀d’▶un rôle ◀de▶ collaborateur, et n’est-il pas à craindre que son esprit, si peu chrétien, ne se soit substitué souvent à celui du gran padre ? Ne regrettons pas trop la perte ◀de▶ son manuscrit ; regrettons plutôt qu’il ne se soit pas trouvé trois artistes pour se consacrer, chacun selon ses dons, à l’interprétation ◀d’▶un des livres du Poème sacré, et réjouissons-nous ◀de▶ ce que les dessins ◀de▶ Botticelli aient échappé à la destruction. S’ils ne réalisent pas l’illustration idéale, du moins sont-ils un rare exemple ◀d’▶illustration artiste, ◀de▶ décoration du livre. Ils prouvent l’inanité ◀de▶ l’image à effet théâtral et ◀de▶ la vignette à prétentions ◀de▶ tableau. Ils démontrent, avec l’éloquence du génie, que rien ne pare mieux un texte que la composition ordonnée comme une décoration murale et travaillée comme une étude. Méditez-le,
O voi, ch’avete gl’intelletti sani49.
Les Revues.
La Revue ◀de▶ Paris : Venise en danger ; un appel à
tous les artistes
On ne dira jamais assez combien l’Ingénieur est un monomane redoutable. Pourvu qu’il place ses machines, bouleverse le sol, étale son béton, édifie ses cheminées, tout lui est indifférent. Il s’appelle volontiers « l’homme ◀de▶ l’Avenir », se croit une mission, dédaigne le Passé comme inutile et sacrifie à l’Idéal sous l’espèce des chiffres. M. Octave Mirbeau l’a heureusement classé parmi les fantoches ◀de▶ notre belle société à qui son ironie inspire des discours à peine forcés et féroces, qui passent et laissent leur trace. Dans le Carillonneur, Georges Rodenbach montrait Bruges menacée par le « Génie civil ». Il faut avoir visité quelques-unes ◀de▶ ces villes du Nord sommeillantes, où c’est un échange ◀de▶ confidences, ◀de▶ chaque vieille maison à l’eau qui la réfléchit, pour mesurer le mal que peuvent les « barbares modernes ». Enkhuizen sur le Zuijdersee, avec ses canaux aveuglés qui deviennent des rues trop larges et mornes, aura bientôt perdu toute beauté. Hoorn s’éteindra toute, quand la dernière ceinture ◀d’▶émeraude ◀de▶ son dernier canal lui aura été enlevée. On bâtit tout un quartier, à Amsterdam, en cubes ◀de▶ nougat, en maisons ◀de▶ cet affreux torchis pistache dont on peut voir les bois ◀de▶ Garches, la Malmaison, tous les environs ◀de▶ Paris, déshonorés…
M. Robert de Souza (la Revue ◀de▶ Paris, 1er août)
pousse un cri ◀d’▶alarme qui devra réunir dans une commune indignation et, surtout, dans
une efficace protestation, tous les artistes du monde : Venise en danger ! Si une pétition que tous signeraient pouvait avoir quelque
utilité, il faut la répandre à cent mille exemplaires immédiatement ! Les Vandales qui
menacent Venise ne cherchent que la satisfaction ◀d’▶un pécule à gagner ; — qu’on ouvre
une souscription pour les désintéresser, en achetant le droit ◀de▶
préserver la ville ! Il est impossible qu’il n’y ait pas un moyen salutaire
◀d’▶intervenir, — et que la prophétie ◀de▶ M. d’Annunzio se réalise : « Je ne donne
pas quarante ans pour que le Grand Canal soit comblé, pavé en bois et sillonné ◀de▶
tramways ! »
On a vu comme un crime ◀de▶ lèse-justice peut soulever les
consciences, dans l’univers. Aujourd’hui, comme l’écrit M. de Souza : « Une
patrie ◀d’▶art éblouissante, une patrie ◀de▶ miraculeuse beauté, Venise, est en
danger. »
Il faut savoir gré à cet écrivain ◀de▶ son avertissement et nous
honorer ◀de▶ ce que cet appel vienne ◀d’▶un poète « d’entre nous » ; — mais il importe
◀d’▶agir.
Que préparent à Venise, les ingénieurs, les architectes, les financiers, les barbares ?
Le danger paraîtra ◀d’▶autant plus pressant que ◀de▶ nombreuses commissions réunissent des
savants et des artistes pour l’œuvre ◀de▶ conservation ◀de▶ Venise, et que toutes leurs
bonnes volontés alliées à l’action plus énergique ◀de▶ la section vénitienne ◀de▶ la Società nazionale per l’Arte pubblica, si elles ont « empêché ou
retardé quelques extravagants vandalismes »
, menacent ◀d’▶être impuissantes
contre l’assaillant.
« On a laissé, — dit M. de Souza, — il y a sept ou huit ans, édifier près de la Salute, un vaste palais neuf pastiché des anciens, faussement régulier, cela va sans dire, sec et symétrique. Il a remplacé quelques vagues bicoques très basses qui continuaient les pittoresques dépendances ◀de▶ l’ancienne abbaye ◀de▶ San Gregorio, auxquelles il est accolé — et qui servent maintenant ◀de▶ dépôt aux propriétaires ◀de▶ la construction nouvelle, deux frères génois, négociants en vins.
» Or, ce n’est pas sans intention que Longhena, cet architecte hardi du xviiie siècle, avait enlevé la majestueuse coupole blanche ◀de▶ son église au bout de cette ligne basse. Lorsqu’on tournait le dernier coude du Grand Canal, combien était saisissante la brusque cime ◀de▶ marbre ! L’effet maintenant est à moitié détruit par cet affreux palais qui n’a même pas été habité. Il fut, à peine fini, abandonné, les fenêtres clouées ◀de▶ planches. C’est pour cette sorte ◀de▶ ruine neuve qu’on laissa gâter une des plus importantes perspectives du Grand Canal. »
Au contraire des cités qui s’ensevelissent doucement et retiennent des souvenirs
splendides qui animent ◀de▶ poésie leur atmosphère, — Venise s’est réveillée ◀d’▶un sommeil
◀de▶ plusieurs siècles. Elle compte près de 200.000 habitants, sa population au xve
. « Cet essor entraîne la confiance ◀de▶ l’ardent
étranger »
, remarque M. de Souza, et il montre la prépondérance du capital
anglais. Celui-ci exploite les industries nationales, des « concessions ◀de▶
bateaux électriques pour remplacer les vaporetti
actuels »
.
« Le danger — lisons-nous, — est que cette prospérité renaissante réveille le vandalisme des ingénieurs, stimule l’amour-propre des administrations, plus destructif que leur indolence. Et c’est naturellement au nom de l’hygiène, puis afin d’assurer cette rapidité des communications “imposée — suivant la fallacieuse formule — par les besoins nouveaux”, qu’on a établi des projets qui se résument ainsi : démolition, dégagement ◀de▶ certains quartiers ; élargissement des ruelles, des calli ; construction ◀d’▶un viaduc qui, partant ◀de▶ la côte ◀de▶ Mestre, permettrait ◀de▶ gagner Venise, non seulement à pied, mais en voiture, — et surtout à bicyclettes !
» On sait que Venise est déjà reliée à la terre ferme par un pont ◀de▶ chemin de fer qui traverse les lagunes et la mer sur près de quatre kilomètres. Or les partisans du projet vous disent sournoisement : « En quoi attentons-nous à la beauté ◀de▶ la ville ? Nous avons déjà ce viaduc qui, entre parenthèses, amène les locomotives sur le bord du Grand Canal, à l’extrémité ◀de▶ Venise, sans que ◀d’▶un point quelconque, si ce n’est du haut du Campanile, on puisse se douter qu’il existe un chemin de fer. On le double simplement ◀d’▶un autre viaduc à route carrossable, et la ville y gagne, sans être touchée, des communications avec la terre complètes et faciles. Quant aux quelques masures qu’on peut abattre et aux calli qu’on veut çà et là élargir, simple mesure ◀d’▶hygiène pour nettoyer des quartiers sans intérêt !
» On reconnaît là les arguments doucereux, “avant la lettre”, ◀de▶ messieurs les ingénieurs — et qui nous ont valu l’abattage ◀de▶ l’Esplanade des Invalides. — Par malheur, fatigués ◀de▶ lutter, beaucoup ◀d’▶artistes même, peu à peu, s’y laissent prendre. »
Si l’opposition des artistes a triomphé jusqu’à présent, M. de Souza craint le triomphe
final ◀de▶ leurs adversaires, avec un projet « modifié, aggravé
peut-être »
. Il montre combien ce prétexte ◀d’▶hygiène est inadmissible :
« À considérer la situation et la destinée analogue des deux peuples, le Hollandais et le Vénitien durent leur triomphe à des moyens rigoureusement opposés : le Hollandais luttant sans relâche contre la mer, se battant avec elle comme avec une bête sauvage, toujours prête à vous arracher vos petits ; le Vénitien se confiant à elle comme à une nourricière tranquille, ◀d’▶autant plus abondante qu’on ne lui dispute pas ses aises et son champ. Il y a aux origines des peuples et ◀de▶ leur puissance, comme des villes et ◀de▶ leur beauté, des causes particulières qu’à n’importe quelle phase du développement national on ne peut négliger sans les risques les plus graves. Et Venise n’avait cessé ◀de▶ s’allonger en pleine eau vive, fille absolue ◀de▶ la mer : vouloir la rendre terrienne, c’est méconnaître les conditions les plus élémentaires ◀de▶ son existence, la vouer aux poussières mortelles, aux exhalaisons paludéennes, à l’anémie lente, à la dernière solitude. »
Mais voici le projet barbare, — inimaginable, — que nourrissent des financiers :
« Une idée ◀de▶ derrière la tête hante certains spéculateurs, dont la réalisation marquerait pour Venise le dernier degré ◀de▶ l’inconscience. Cette idée n’existe pas encore à l’état ◀de▶ plan, ni même ◀de▶ projet avéré. Les intéressés se gardent ◀de▶ la répandre ; et lorsqu’on en parle à des Vénitiens, ces derniers rient, haussent les épaules. Ils ne riront plus lorsque, tous les plans arrêtés, la coalition des intérêts formée et bien solide, ils ne pourront empêcher ce qu’ils pouvaient prévoir.
» Il s’agit — tout simplement — ◀d’▶un chemin de fer qui, par des travaux devenus aujourd’hui peu difficiles, relierait la ville au Lido avec gare plus ou moins invisible, à la place Saint-Marc… Vous lisez bien : à la place Saint-Marc !
» Ceux qui ne se sont pas rendu compte des transformations latentes ◀de▶ ces dernières années tomberont des nues, à cette nouvelle, et ne comprendront guère. C’est qu’ils ne savent pas que “l’affreux Lido”, comme disait Musset, est devenu un des bains de mer les plus en vogue ◀de▶ la péninsule, non seulement pour les Italiens, mais pour les Allemands et les Hongrois. C’est qu’ils ne se doutent pas que dans dix ans le Lido sera entièrement construit. La plage ◀de▶ sable, peu large, est longue et nue en face de l’Adriatique. Un grand hôtel s’élève, depuis cet hiver, ◀d’▶un côté des “Bains” ; un autre s’élèvera ◀de▶ l’autre côté, l’année prochaine. Tous les terrains ◀de▶ l’île sont achetés par une “société” ◀de▶ ces riches Israélites italiens qui, il faut le reconnaître, ont été, avant la phase présente, la providence des industries vénitiennes qu’ils soutenaient ◀de▶ leurs deniers. Des villas se bâtissent, le long de l’avenue à tramway qui relie les deux rives ◀de▶ l’île. Le Lido ne tardera pas à devenir un petit Brighton, avec pier et tout ce qui s’ensuit. Or, les spéculateurs s’imaginent que le chemin de fer, avant ◀d’▶être absolument nécessaire aux agglomérations ◀de▶ cette ville nouvelle, facilitera son développement, et ils comptent que, pour être vraiment fructueux, il devra partir du centre ◀de▶ Venise ; — pourquoi pas d’entre les deux colonnes ◀de▶ la Piazzetta ? »
Il faudrait reproduire partout les lignes suivantes par quoi se termine l’article ◀de▶ M. de Souza, — et l’on voudrait que leur lecture, arrachant une minute M. Barrès à ses préoccupations politiques, il retrouvât, pour plaider la défense de Venise, le grand talent qu’il dépensa à en décrire la merveille :
« Une ville qui, ◀de▶ siècle en siècle, a gardé jusqu’à nous le privilège ◀d’▶une splendeur souveraine, ne peut sans déchéance, sans même une sorte ◀d’▶inhumanité, songer à autre chose qu’à sa conservation. Son rôle, et son rôle moderne, n’est pas celui ◀d’▶une tâcheronne, ◀d’▶une Marthe ménagère, mais ◀d’▶une Marie dont la tendresse rêveuse repose le cœur ◀de▶ l’homme.
» Loin ◀d’▶être les “mortes”, les villes anciennes, toutes jaillissantes ◀de▶ souvenirs dans leur fraîcheur ◀d’▶ombre et ◀de▶ silence, ne sont-elles pas, ne doivent-elles pas être par le monde comme les oasis du désert ? Chacun, de plus en plus, les découvre, y vient reprendre des forces après les luttes desséchantes du jour. Maintenant que la terre est si réduite, que ses continents ne nous apparaissent guère plus grands que jadis les provinces ◀d’▶un seul pays, ces villes régénératrices ne s’appartiennent plus, elles appartiennent au monde, dans le grandissement ◀d’▶un rôle qui dépasse peut-être celui ◀de▶ leur jeunesse. Alors que partout le sol est comme brûlé ◀d’▶un travail qui dévaste plus qu’il ne fonde, par la fièvre ◀de▶ son mouvement même, elles restent ◀de▶ véritables sources ◀de▶ vie. Et ces cités élues nous sont toutes proches ◀de▶ quelques heures, ◀de▶ quelques jours ; notre affluence croissante leur est acquise : leur devoir ◀d’▶humanité leur est donc facile, puisqu’elles peuvent vivre ◀de▶ notre admiration. »
Les Journaux.
Lamartine à Florence (Le Temps, 10 août)
Vers 1826, ni un littérateur ni un poète n’étaient nécessairement méprisés par le pouvoir. La Restauration ne mit pas sa gloire, comme la présente république, à faire mourir M. Villiers de l’Isle-Adam à l’hospice, un Verlaine dans une chambre ◀de▶ bonne, ni un Mallarmé dans un ermitage laborieusement conquis par trente ans ◀d’▶un dur labeur. Lamartine, ayant publié les Méditations, désira voir l’Italie ; on le nomma secrétaire ◀d’▶ambassade à Florence. Il n’avait d’autres droits que son génie. Quel scandale, ◀de▶ nos jours, si tel ministre, apprenant qu’un climat doux pût être favorable à un poète, l’avait envoyé en quelque Sorrente gérer un consulat illusoire ! Qu’on nous parle plutôt des cochers, qui gagnent rarement plus ◀de▶ douze francs par jour, quand ils n’ont pu exploiter l’émoi ◀d’▶un couple amoureux !
Lamartine séjourna donc à Florence, en qualité ◀de▶ secrétaire ◀de▶ la légation, ◀de▶ 1826 à 1828.
« Il avait affaire à un personnage fort curieux, le comte Vittorio Fossombroni, conseiller intime du grand-duc ◀de▶ Toscane, secrétaire ◀d’▶État, etc., en un mot le véritable maître du grand-duché. C’était un homme intelligent, courtois, sceptique : il avait servi Napoléon. Il était né en 1754. Il avait une Égérie que les Florentins appelaient : la Madonnina delle Grazie. Sa maxime favorite était : Il mondo va da se. Le monde va tout seul !
» Un jour, son secrétaire particulier lui apporte une liasse ◀de▶ lettres à signer. Fossombroni, distrait, confond l’encrier avec la sébile à poudre et en répand tout le contenu sur les papiers places devant lui. Le secrétaire, stupéfait, hasarde un :
»
“Et maintenant ? — Maintenant, répond tranquillement le ministre, maintenant, on va dîner. — Mais, les affaires ? — Demain, cher ami, demain. Le dîner brûle, mais l’État, non.”Cette présence ◀d’▶esprit, qui était souvent ◀de▶ l’esprit tout court, lui servit plus ◀d’▶une fois à se défendre contre les exigences ◀de▶ l’Autriche.» Le représentant ◀de▶ cette puissance lui demandait un jour le payement ◀d’▶une dette ◀de▶ trois cent mille écus.
“On pourrait discuter, Excellence, dit Fossombroni, si cette somme est due à Sa Majesté ; mais ce serait du temps perdu, car les trois cent mille écus, je ne les ai pas. — Mais Sa Majesté l’empereur les veut. — Excellence, s’il venait en tête à Sa Majesté l’empereur ◀de▶ me demander trois cent mille éléphants, je ne pourrais que répondre : Je ne les ai pas. — Mais je dois écrire à Vienne… — Excellence, écrivez que le ministre Fossombroni est toujours prêt à complaire à Sa Majesté l’empereur, quelle que soit la chose que celui-ci daigne lui demander, mais que, pour le moment, il est à court ◀d’▶écus comme ◀d’▶éléphants.”» Voilà quel était le premier ministre. Lamartine a tracé ◀de▶ lui un portrait très ressemblant :
» “Le comte Fossombroni, dit-il, est un homme âgé, mais non fini. Élevé à l’école des philosophes français du dix-huitième siècle, leur esprit vit encore en lui. Il a pris ◀de▶ leurs doctrines pratiques tout ce qu’un Italien ◀d’▶un esprit supérieur pouvait en prendre : un matérialisme politique complet, quelques systèmes ◀d’▶économie administrative, un grand goût pour l’indépendance, un profond mépris pour l’Autriche, une large indifférence pour les doctrines religieuses et morales autour desquelles les idées générales gravitent depuis plusieurs années. Son système est ◀de▶ n’en avoir aucun, ◀de▶ ne se fier qu’aux événements, ◀de▶ ne croire qu’aux chiffres, ◀de▶ ne se dévouer qu’à ses propres intérêts. On suppose qu’il a longtemps nourri le grand-duc dans ses principes, et le danger ◀de▶ voir ainsi se corrompre un caractère si pur et se rabaisser un esprit si élevé était imminent. La noblesse du naturel du prince l’a emporté. Il a conservé le ministre, mais il n’a pris ◀de▶ lui que ce qu’il devait en prendre : une sagacité merveilleuse pour les affaires, une profonde connaissance des hommes et des choses, une main facile et douce dans l’administration, une grande tolérance ◀de▶ régime intérieur. Le comte Fossombroni aime la France comme la source des principes dont il a été nourri, comme l’Orient des idées nouvelles, comme un pays enfin où il a été employé et honoré par le dernier gouvernement ; il l’aime surtout ◀de▶ toute la haine qu’il a contre l’Autriche. Son influence, en cas ◀d’▶une décision imminente, sera donc vraisemblablement pour nous. La faveur avec laquelle il me traite m’en est un sûr indice.”
» L’Autriche avait pour représentant à Florence le comte ◀de▶ Bombelles. Fils ◀de▶ l’ancien évêque ◀d’▶Amiens, émigré dès l’enfance, il avait adopté ce pays pour patrie.
“Homme ◀d’▶esprit, mais ◀d’▶un esprit superficiel et léger, … très influent en Toscane à la fin du règne précédent et au commencement ◀de▶ celui-ci, il avait vu depuis peu diminuer sa situation personnelle.”Resté très Français ◀d’▶esprit et ◀de▶ manières, aimant le plaisir comme on l’aimait avant la Révolution, il entretenait avec notre légation les relations privées les plus charmantes, mais tout ce qu’il gardait ◀d’▶influence politique était employé contre la France.» Le ministre ◀de▶ Russie, M. Svertchkof, était un aimable et excellent homme, très agréable au grand-duc et aux Toscans.
“Les relations que nous avons ensemble, disait Lamartine, ont toujours été ◀de▶ la nature la plus amicale et la plus confidentielle.”Et il ajoutait avec un bien curieux pressentiment :“Partout où les influences politiques et diplomatiques des autres puissances se trouvent en collision, la France et la Russie paraissent une même nation, tant leurs intérêts sont nécessairement communs. Cette sympathie des deux gouvernements qui pèsent aux deux extrémités ◀de▶ l’Europe semble une révélation ◀de▶ leur destinée future. Elle se fait sentir aussi entre les individus ◀de▶ ces deux nations qui se rencontrent à l’étranger.”»
Lettres italiennes
Les dernières manifestations littéraires et politiques ◀de▶ M. Gabriel d’Annunzio
Les dernières manifestations littéraires et politiques ◀de▶ M. d’Annunzio ont un tel fond ◀d’▶étrangeté qu’une explication s’impose, du moins vis-à-vis de ceux qui ne vivent pas ◀de▶ la vie publique italienne. Voici, en abrégé, une liste ◀de▶ ces aventures malheureuses : la publication du roman Il Fuoco, la polémique avec M. Marcel Prévost, le passage à l’Extrême Gauche, l’échec final, à Florence, aux élections.
Gabriel d’Annunzio, sous prétexte de suivre, dans les grandes lignes, les théories ◀de▶ Frédéric Nietzsche, dédaigne la morale bourgeoise. Il y a, dans cette morale, un article observé par la plupart des hommes, qui leur défend ◀de▶ prononcer le nom ◀de▶ leur maîtresse et ◀d’▶en décrire avec trop ◀de▶ relief les vertus intellectuelles et les dons physiques. Je constate, je ne discute pas ; chez les hommes et un peu aussi chez les femmes modernes, on apprécie beaucoup celui qui entoure ◀de▶ la plus mystérieuse discrétion ses aventures et ses conquêtes, celui enfin qui jouit pour soi-même ◀de▶ ses bonnes fortunes ; et c’est, peut-être, le moyen le plus sûr pour ne pas en arrêter brusquement le cours.
M. d’Annunzio ne l’entend pas ◀de▶ cette manière ; en gentilhomme à la Nietzsche, il fait part à ses lecteurs des aventures qui égaient sa vie ; peu à peu, grâce à l’indulgence que ses admirateurs internationaux ne lui marchandaient pas, il est arrivé à ce dernier roman, Il Fuoco, où l’amour le plus passionné ◀d’▶une grande actrice italienne, où la figure morale et physique ◀de▶ cette grande actrice, où tous les souvenirs ◀d’▶alcôve, toutes les folies et les postures amoureuses ◀d’▶une femme, dont on lit clairement le nom sous le pseudonyme, sont étalés ◀d’▶une manière violente. Les commérages littéraires racontent qu’une autre grande actrice, française, à laquelle M. d’Annunzio avait présenté son livre en hommage, l’a renvoyé à son auteur ; qu’une Auguste Personne, italienne, en a été désagréablement impressionnée ; mais il est probable que M. d’Annunzio aurait continué sa route avec ce sourire olympien qui est l’empreinte indéniable du génie, si M. Marcel Prévost ne s’était avisé ◀de▶ lui reprocher le mauvais goût ◀de▶ ces révélations intimes. La parole ◀de▶ M. Prévost a, pour notre jeune Maître, une importance incalculable, simplement parce que M. Prévost est un auteur en vue et qu’il écrit en français.
Il y eut un moment ◀d’▶anxiété dans le monde littéraire italien. M. d’Annunzio allait-il s’excuser ? Il aurait, d’un seul coup, renié tout son système à la Nietzsche ; du haut ◀de▶ son piédestal, il serait soudainement descendu au niveau des bourgeois les plus ventrus.
On n’arriverait pas à exprimer la stupéfaction ◀de▶ tout le monde lorsqu’on apprit que l’auteur du Fuoco repoussait les accusations et priait M. Prévost ◀de▶ relire son œuvre pour la juger avec plus ◀d’▶indulgence. On se trouvait, tout à coup, devant ce problème : quelle grande actrice italienne était donc la protagoniste du roman ? Il y a, je crois, depuis longtemps un problème semblable pour le divertissement des marmots : voici un chien, qui a la tête, le museau, les oreilles, la queue, les jambes ◀d’▶un chien, et ce n’est pas un chien ; c’est une chienne… De même, voilà une grande actrice, qui a la figure, les allures, la voix, les mains ◀d’▶une grande actrice, et ce n’est pas une grande actrice… Quoi donc ? Un grand acteur ?! Je ne sais pas si M. Marcel Prévost a pris la peine ◀de▶ relire Il Fuoco pour tâcher ◀de▶ résoudre ce curieux problème ; mais, en Italie, l’incartade ◀de▶ M. d’Annunzio a fait mauvais effet, et dernièrement on se disposait à conclure que ce héros ◀de▶ l’égoarchie n’a pas le courage ◀de▶ ses opinions.
La première moitié ◀de▶ l’an 1900 n’a pas été favorable à notre grand écrivain. Il faut savoir, — d’ailleurs on le saura sans doute, parce que rien ◀de▶ ce qui touche à M. d’Annunzio ne peut échapper aux peuples civilisés — il faut savoir que l’auteur du Fuoco était député. Il jouissait ◀d’▶un grand crédit à la Chambre, quoiqu’il n’eût jamais ouvert la bouche ; sa place était à droite ; ses idées étaient les plus réactionnaires, les plus impérialistes ; il dédaignait le peuple, les socialistes et les républicains ; ses livres ont des passages admirables à ce sujet ; il dédaignait aussi les électeurs et les députés, mais par une ◀de▶ ces distractions qu’on est toujours enclin à pardonner chez les grands hommes, un jour il débita un discours énorme aux électeurs ◀de▶ son pays, et ceux-ci l’envoyèrent à la Chambre.
Personne n’ignore que le régime parlementaire italien a été, dans les premiers mois ◀de▶ cette année, en proie à une vingtaine ◀de▶ députés ◀de▶ l’Extrême Gauche, qui, profitant ◀de▶ la naïveté incroyable du Règlement et ◀de▶ la bonté excessive du troupeau ministériel, empêchaient tout travail et toute discussion moyennant un système complet ◀d’▶obstructionnisme.
M. d’Annunzio, arrivé à la Chambre tout pimpant du succès mi-littéraire, mi-scandaleux ◀de▶ son dernier roman, vit un jour une vingtaine ◀d’▶imbéciles qui étaient en train de sauver l’Italie en agitant les jambes, les bras, des papiers, enfin tout ce qu’on peut agiter sans conséquence. Il serait difficile ◀d’▶analyser ce qui se passa dans la tête ◀de▶ notre égoarche, à ce spectacle ; mais le fait est qu’enthousiasmé par cette éloquence ◀d’▶un genre si aisé, M. d’Annunzio s’avança vers les plus forcenés ◀de▶ ces agitateurs, et, tombant dans leurs bras, leur déclara qu’ils pouvaient désormais compter sur lui. À vrai dire, cette nouvelle incartade n’eut pas un effet plus éclatant que l’autre ; l’Extrême Gauche n’avait aucun besoin ◀de▶ l’appui ◀de▶ M. d’Annunzio ; il lui suffisait ◀de▶ la balourdise double du Président ◀de▶ la Chambre et du Président du Conseil ; c’est pourquoi un faible applaudissement salua cette incartade incroyable ◀de▶ l’auteur du Fuoco ; quant à la presse, ministérielle ou ◀d’▶opposition, elle fut d’accord pour rire ◀de▶ cette trouvaille naïve. On voyait ◀de▶ loin que M. d’Annunzio avait joué sur une mauvaise carte sa vie politique.
Le Président du Conseil des Ministres n’arrivant pas à désarmer ces vingt énergumènes ◀de▶ l’Extrême Gauche, on prit le parti ◀de▶ fermer la Chambre et ◀de▶ faire des élections générales. C’est probablement le moment où M. d’Annunzio commença à se repentir ◀de▶ son attitude doucement révolutionnaire, car il ne trouvait pas où poser sa candidature. Il ne pouvait pas être question ◀d’▶Ortona a Mare, son premier collège, car ici même il avait battu trois ans auparavant son adversaire Altobelli avec un programme ◀de▶ la plus pure Droite ; et il aurait été très embarrassant ◀de▶ se présenter cette fois avec un programme ◀de▶ la plus pure Gauche et encore contre Altobelli qui n’avait jamais manqué à son programme.
M. d’Annunzio a toujours nourri l’illusion mélancolique que Florence, cette ville molle, sceptique et parfumée, avait été fondée pour lui ; il ne sait encore précisément si c’est Florence qui projette sa lumière sur lui, ou si c’est lui qui projette sa lumière sur Florence ; le jour où il résoudra la question ce sera sans doute en ce dernier sens. Poussé par une illusion que ses amis n’osèrent pas contrarier, M. d’Annunzio s’avisa donc au dernier moment ◀de▶ poser sa candidature à Florence. Le quartier le plus aristocratique ◀de▶ Florence vit donc le nouveau rebelle venir quêter ses suffrages ; le Giorno de Rome accueillit la prose électorale du poète, une prose sonnante et imagée qui voulait avoir les frissons ◀d’▶une révolte dont personne ne sentait aucunement la nécessité. Il est impossible ◀de▶ passer sous silence que ces articles politiques ◀de▶ M. d’Annunzio étaient trop longs ; on ne badine pas avec la patience des lecteurs, même lorsqu’ils se posent en intellectuels ; ces articles avaient aussi une légère couche ◀de▶ ridicule, que les journaux adversaires, jusqu’au Corriere della Sera de Milan, qui n’a jamais été la dernière expression ◀de▶ l’esprit, ne laissèrent pas échapper.
Il ajouta à cette campagne politico-littéraire quelques conférences dans les quartiers populaires, conférences remarquables surtout par les bottines magnifiquement vernies ◀de▶ l’auteur. On a beau être un révolté ◀de▶ la dernière heure, un révolutionnaire des plus à craindre, l’ami ◀de▶ la Foscarina reprend toujours le dessus.
Les prévisions du Ministère à propos des élections ayant été très bonnes, il était ◀de▶ rigueur que les élections réussissent très mal. Et en effet elles ne pouvaient être plus écrasantes pour cette Exposition universelle ◀de▶ vieilles perruques qui constituaient le Ministère ◀d’▶alors ; l’Extrême Gauche rentrait au Parlement avec cette variante qu’au lieu de vingt énergumènes nous en avons aujourd’hui quatre-vingt-dix. Le Ministère donna sa démission et il laissa la place à une nouvelle Exposition du même genre ; il suffit ◀de▶ dire qu’il y a dix ans j’ai vu M. Saracco, l’actuel Président du Conseil, plié en deux par l’effet sans doute ◀de▶ sa verte jeunesse : je ne l’ai plus vu dès lors, mais j’espère que maintenant il est plié en quatre.
◀De▶ son côté, M. d’Annunzio avait tant écrit, tant travaillé, tant parlé pour sa petite candidature florentine, que le jour des élections il réussit à grappiller 600 voix ; il est bien vrai que son adversaire en compta le triple, mais c’est justement la raison par laquelle celui-ci entrait à la Chambre pendant que M. d’Annunzio restait dehors.
Je ne sais pas trop comment l’auteur du Fuoco pourra mettre d’accord ses malheurs politiques et littéraires avec ses Théories sur la joie. Il est notoire qu’en bon imitateur ◀de▶ Frédéric Nietzsche M. ◀d’▶◀Annunzio▶ prêche dans ses livres et ses discours la religion ◀de▶ la joie. À moins qu’il n’ait l’idée bizarre ◀de▶ déclarer que rien n’est plus amusant que ◀de▶ se faire battre dans les élections, et que rien n’est plus gai que ◀d’▶entendre siffler au Théâtre ses propres tragédies, l’ex-représentant ◀d’▶Ortona à Mare doit avouer que la religion ◀de▶ la joie lui a porté une jettatura, une guigne invraisemblable.
Toute exagération à part, il était fort bien vu à Florence il y a quelques mois ; et coup sur coup le Fuoco, le passage à l’Extrême Gauche, les articles politiques, les indiscrétions amoureuses, la défaite finale sont venus gâter une position enviable. M. d’Annunzio se plaint constamment ◀d’▶être négligé par ses compatriotes ; il semble au contraire que l’Italie a été pour lui ◀d’▶une indulgence peu commune ; qu’on se rappelle, par exemple, la campagne ◀de▶ 1896 contre ses plagiats indéniables et la manière large et généreuse dont il fut absous ; il n’aurait trouvé ni en France ni ailleurs un public plus confiant dans son génie.
Mais il n’a pas voulu ménager cette faveur nationale ; peu à peu, ses succès à l’Étranger aidant, une légère folie mégalomane lui monta à la tête ; il parla plusieurs fois au nom de l’Italie sans en avoir eu le mandat, et à chaque occasion il se montra envers ses compatriotes ◀d’▶une rudesse entièrement déplacée. Nous sommes un peuple ◀de▶ bons enfants qui avons toutefois la caractéristique ◀de▶ ne pas vouloir nous laisser duper au-delà du vraisemblable ; quelqu’un vient-il se prétendre nécessaire au bonheur ◀de▶ la Nation, on lui tourne le dos, parce qu’on sait, d’après l’histoire, qu’il n’y a eu en ce monde rien ◀de▶ nécessaire, ni personne. M. d’Annunzio eut ce tort ◀de▶ croire à sa nécessité nationale, tout en déclarant à qui voulait l’entendre qu’il se trouve très mal en Italie et qu’il aurait préféré naître chez les Esquimaux, par exemple. Ce n’est pas le moyen le plus sûr pour obtenir des hommages.
D’autre part, le Fuoco, dans son essence purement intellectuelle, a froissé plus ◀de▶ lecteurs qu’on ne peut croire ; c’est le poème ◀de▶ la mégalomanie littéraire ; M. d’Annunzio y apparaît continuellement dans la pose aérienne du Mercure de Jean de Bologne dont les reproductions sont si populaires chez nous, et il aime à nous faire croire qu’il entend le langage des eaux, des fleurs, du vent, des oiseaux, des regards, des pierres et du feu, et il se montre entouré ◀d’▶une suite ◀de▶ jeunes inspirés qui ont eu l’air ◀de▶ le prendre au sérieux.
Comme l’Italie est le pays du monde où les poseurs ont le moins ◀de▶ succès, il va sans dire qu’une risée irrévérencieuse a été l’accueil ◀de▶ ce roman si anxieusement attendu ; M. Panzacchi, qui, toute proportion gardée avec ◀d’▶◀Annunzio▶, n’est pas le dernier venu, se fit l’interprète ◀de▶ ce sentiment général avec une lettre à son confrère publiée par la Nuova Antologia.
Si M. d’Annunzio daigne prendre en considération les conseils du poète polonais, il se relèvera sans aucun doute, et complètement, ◀de▶ sa double culbute littéraire et politique
La Monarchie populaire
On s’approchait du Roi Humbert comme on s’approche du premier bourgeois qui passe tout seul dans sa voiture ou qui se promène à cheval ; on pouvait lui donner une supplique, un bouquet ◀de▶ fleurs, une poignée de main.
L’Anarchie militante en a profité pour lui loger trois balles dans la poitrine : c’est tout son programme ; c’est le dernier cri ◀de▶ cette civilisation que nous sommes en train d’imposer aux Chinois.
On a voulu faire chez nous ◀de▶ la Monarchie une institution populaire et démocratique ; pour atteindre à cette absurdité sociale, on inspire au Prince la confiance absolue dans son peuple, comme si ce peuple était un personnage bien connu, toujours le même, indissoluble, sans multiplicité ; absurdum absurdum invocat. Le Prince, de bonne heure, lorsqu’il n’est que le rejeton ◀de▶ la Maison Royale, apprend à être partout ; les fêtes, les cérémonies, les inaugurations ne peuvent plus se passer du roi, ni le roi des fêtes et des inaugurations, pour bêtes et vulgaires qu’elles soient. Une société quelconque prie le Roi ◀de▶ lui concéder son haut patronage ; l’habitude veut que le Roi en devienne patron, bienfaiteur et parrain. Parmi les hommes qui constituent ces ministères dont l’incapacité est la moins navrante des caractéristiques, pas un n’a jamais osé réfléchir à l’inconvenance ◀de▶ cette méthode ; car dans ces pauvres têtes ◀d’▶employés, la popularité semble le but suprême ◀de▶ la Monarchie… Le Roi donnant une poignée de main à l’ouvrier : quelle science ◀d’▶État, mon Dieu, quel sujet magnifique pour une lithographie à dix sous !
Mais ces lithographies se multipliant par trop, l’anarchie a saisi l’occasion ◀d’▶en modifier le sujet.
Les Ministères actuels peuvent répondre que le 29 juillet, le soir ◀de▶ l’assassinat, ils étaient à Rome ; sans doute, mais le Roi, à Monza, s’inspirait ◀de▶ leur absurdité fondamentale en daignant se rendre, le soir, à une petite fête ◀de▶ gymnastique, parmi une foule inconnue. Les Ministres n’étaient pas là : il n’y avait que leur colossale insouciance, représentée, dans l’intérieur ◀de▶ la Palestre, par une garde ◀de▶ trois gendarmes et quinze soldats désarmés. À cette fête, l’anarchie était la souveraine absolue ; à vingt pas du Roi, deux ou trois jeunes canailles en parlaient en ricanant. C’est ◀de▶ l’histoire ; on ne pousse pas plus loin la popularité.
Quelques heures après, la voiture royale rentrait à la villa à toute volée ; la monomanie démocratique avait enfin sa victime, et le Roi n’était plus qu’un cadavre. L’assassin avait accompli son œuvre ◀d’▶autant plus sûrement que la police italienne, accusée si souvent ◀de▶ trop s’occuper ◀de▶ politique, n’avait aucune idée ◀de▶ cet anarchiste ; tous le connaissaient, la Belgique, la Suisse, les États-Unis, la Hollande ; notre Ministère ◀de▶ l’Intérieur l’ignorait complètement ; cela rentre dans le système démocratique et populaire.
Et pendant que le Roi Humbert mourait, personne au Ministère ne savait où le Prince Royal, devenu Roi à son tour par ce coup de foudre, pouvait se trouver. Il voyageait dans son yacht Yéla ; la Princesse Hélène était avec lui ; les deux heureux jeunes gens étaient loin de corps et ◀d’▶esprit des préoccupations ◀de▶ la Couronne ; mais, ce qui est énorme, les Ministres en étaient très loin aussi, sans voyager sur aucun yacht, et ils auraient donné quelque chose pour savoir où le Prince débarquait. Deux jours s’écoulèrent à la recherche du navire et ◀de▶ son précieux fardeau ; enfin le sémaphore le signala.
Il y a une bêtise humaine qui a du tragique ; ces petits détails nous prouvent que la bêtise des courtisans est ◀de▶ ce genre. Rien de plus facile que ◀de▶ plier l’échine devant le chef de l’État et ◀de▶ protester du plus chaud dévouement à la Monarchie ; et cependant quel abîme entre les hommages et les faits ; ce Roi livré à lui-même, assassiné au milieu de la populace, cet autre Roi qui voyage on ne sait où, ces télégrammes qui reflètent le désarroi des grands dignitaires, ces ordres sans un but… Quelles scènes, quelles révélations pour un jeune Prince brusquement arraché aux doux plaisirs ◀d’▶une excursion en Orient !
Au lieu d’étudier l’anarchisme et ses brutes, j’ai mieux aimé suivre, dans le pêle-mêle ◀de▶ la semaine affreuse, ce qui se passait en haut, ◀d’▶où vient la lumière, dit-on. En bas, tout un peuple pleurait ; c’était simple et profond : en haut, je crains qu’on ne se dispose à nous servir encore toute cette gélatine politique dont les esprits clairs et fermes sont rassasiés, cette popularité obligatoire, cette douceur, cette bonté, ces faiblesses.
Le cœur ◀de▶ la Nation, en voyant monter au trône un Prince jeune, sérieux et taciturne, s’est ouvert tout grand à l’espoir que le règne ◀de▶ l’énergie commence. La popularité marche souvent ◀d’▶un côté et l’énergie ◀de▶ l’autre ; comprendra-t-on enfin, parmi les Ministres responsables, que l’heure est venue de choisir ?
Tome XXXVI, numéro 130, 1er octobre 1900
Le prix ◀de▶ Rome de Fragonard [extraits]
[…]
Et cela s’appellera Jéroboam sacrifiant aux Idoles … Boucher avait bien concouru avec : Evilmerodach, fils et successeur ◀de▶ Nabuchodonosor, délivrant Joachim des chaînes dans lesquelles son père le retenait depuis longtemps…
Fragonard remporta le prix. Dans sa toile, timidement, un secret vouloir ◀de▶ faire clair s’exprime : il y a une gamme ◀de▶ blancs, ◀de▶ gris et ◀de▶ jaunes pâles, la robe du grand-prêtre, le manteau ◀de▶ l’assistant, celui du suppliant, qui se relient fort heureusement aux tons neutres des architectures ; les autres draperies ne sont pas ◀de▶ ce bleu et ◀de▶ ce rouge désagréables, violents, qu’on lui donne en exemples de toutes parts, — elles encadrent plutôt discrètement l’échappée claire du centre ◀de▶ la composition. Mais l’ensemble demeure poncif. Si ce n’est pas le trou noir ◀de▶ Cazes, ◀de▶ Galloche ou ◀de▶ Natoire, l’étincelle ◀d’▶où naîtra la grande lumière de plus tard est falote. Au secours du vainqueur l’Italie bienfaisante viendra, l’Italie et Tiepolo ; l’école française n’aura pas à compter un émule ◀de▶ Durameau et ◀de▶ Lefebvre-Desforges : c’est un peintre ◀de▶ clarté et ◀de▶ force qui va lui naître.
[…]
Cependant le terme approchait où il allait falloir partir pour Rome. Une occasion s’était déjà présentée l’année ◀d’▶avant, et le jeune homme l’avait laissée échapper pour rester encore auprès de Carle van Loo. En effet, une place était devenue vacante au palais Mancini. Le frère de la Pompadour fit offrir à celui qui eût voulu l’occuper, ◀de▶ le dispenser des trois années ◀de▶ stage réglementaire. Voici la réponse que Lépicié, remplissant les fonctions ◀de▶ premier peintre du roi, lui adressa :
« Monsieur, en conséquence de vos ordres, M. Vanloo a déclaré ceux que vous avez la bonté ◀d’▶envoyer à l’Académie ◀de▶ Rome, et il a fait part en même temps ◀de▶ vos intentions pour remplir une sixième place ◀de▶ peintre vacante en ladite Académie. Le choix ne pourrait tomber que sur trois élèves peintres qui restent, savoir : le sieur Fragonard, depuis un an ou deux dans l’école ; le sieur Monnet, depuis neuf mois ; le sieur Brenet, depuis quatre mois. Cependant, Monsieur, ces trois élèves ressentent si vivement le besoin qu’ils ont encore des leçons et des exemples ◀de▶ M. Vanloo, pour la couleur et pour la composition qu’ils vous supplient très respectueusement ◀de▶ leur permettre ◀d’▶achever leur temps sous un si bon maître. En cela j’ose vous assurer qu’ils n’ont ◀d’▶autre but que ◀de▶ se rendre plus dignes ◀de▶ l’honneur ◀de▶ votre protection, ◀de▶ profiter plus efficacement du voyage ◀d’▶Italie et ◀de▶ mieux lire dans les productions des Raphaël et des Carraches. »
Ceci est tout à l’honneur ◀de▶ la vie saine ◀de▶ travail fructueux et ◀de▶ bonheur paisible
que l’auteur ◀de▶ la Hutte ◀de▶ chasse faisait mener à ses pupilles. Si
redouté qu’il fût, le temps vint quand même et, à l’automne ◀de▶ 1756, Fragonard partait
pour Rome, emportant, paraît-il, un dernier avis ◀de▶ Boucher à propos de Raphaël et ◀de▶
Michel-Ange : « Si tu prends ces gens-là au sérieux, tu es un garçon
f…. ! »
À en juger par le Jéroboam, la Bascule, le Colin-maillard, cette Récréation dans un parc qui appartenait à Baudoin, ainsi que par des études ◀de▶ têtes ◀de▶ vieillards très enlevées et un certain Philosophe appuyé sur sa main, à en juger par les toiles exposées à Versailles, il s’en allait là-bas avec un incontestable acquis, un savoir étendu déjà, mais fait des traditions mourantes ◀de▶ Lebrun, ◀de▶ Jouvenet, ◀de▶ Rigaud, des audaces peu pénétrées ◀de▶ Watteau et ◀de▶ Chardin, ◀de▶ la grâce trop absorbée ◀de▶ Boucher. Il faut, pour la trouver dans ses premières œuvres, la chercher patiemment la précieuse indication, la promesse ◀d’▶où va germer l’enchantement et la joie, — le soleil ◀d’▶Italie aidant, et aussi des hasards heureux, à son retour. La genèse ◀de▶ Fragonard sera longue, son inquiétude, ses incertitudes se prolongeront : son esprit mobile et primesautier y aidera, — et peut-être, une certaine indifférence, une répugnance secrète à accepter les idées reçues. Ce n’est que tard qu’il trouvera sa voie : c’est la plus périlleuse qui soit, il y faut plus ◀de▶ génie qu’en aucune autre. Il y réussira merveilleusement, et dans aucune école aucun peintre ne sera capable ◀de▶ l’y égaler.
Le 24 novembre 1756, Natoire écrivait à Marigny :
« … Je viens de recevoir deux nouveaux pensionnaires ; l’un est peintre et l’autre sculpteur : ce sont les deux frères Brunet. Ils m’ont dit que leurs trois autres confrères, qui doivent venir, accompagnoient Mme Vanloo à Turin, et qu’ils seroient bientôt icy… »
Ces trois autres confrères c’étaient : Monnet, Dhuez et Fragonard. Turin, Bologne, Florence, la montagne ◀de▶ Viterbe, et la compagnie débarquait bientôt à l’Académie ◀de▶ France, au coin ◀de▶ la via Lata et du Corso, en pleine Rome.
Du logis ◀de▶ la rue Fromenteau à la maison du marquis Mancini, la transition avait été brusque. Frago ne devait s’en remettre vite. Ce monde nouveau dans lequel il vit, qui l’entoure, l’étonne malgré sa belle faconde ◀de▶ méridional ; cette bourrasque ◀d’▶œuvres géantes, pierres qui font penser, fresques qui chantent et prient, figures ◀de▶ bronze et ◀de▶ marbre qui surgissent inquiétantes dans l’immobilité décisive du geste, tout cet ensemble formidable le surprend, l’accable presque. L’incertitude, l’indécision qui le hantaient à Paris vont s’accroître, la poussière ◀de▶ la route secouée. S’il est, ◀de▶ suite, le gai compagnon qu’il demeurera toujours, il semble que le frisson particulier et furtif qu’on ressent au premier pas fait hors du pays natal ne l’ait si passagèrement transi que pour étreindre plus longuement son cerveau, engourdir la faculté créatrice, l’empêcher, pendant ◀de▶ longs mois, ◀de▶ se frayer un passage.
L’enseignement qu’il reçoit ne lui apporte que des délicatesses et des franchises inconnues jusqu’alors, et qui ne feront que libérer le pinceau : le coup décisif ne lui sera porté que plus tard en ce pays : certes, il sera redevable aux Italiens ◀de▶ l’éclosion ◀de▶ son génie ; mais ce sera plus encore à la nature même, au soleil, à la lumière particulière du merveilleux pays, aux œuvres quasi mortes et ruinées, qu’aux pages, peintes, laissées vivantes par les géants disparus.
C’est Charles-Joseph Natoire qui présidait alors aux destinées ◀de▶ l’Académie. Depuis
Errard, si elle s’était promenée ◀de▶ rues en rues, puis installée au palais Capranica,
enfin au palais Mancini, — elle ne devait être à la villa Médicis qu’en 1801, sous le
directorat ◀de▶ Suvée, — on y enseignait toujours d’après le même mode. Louis XIV,
« voulant se procurer dans toutes les sciences et les arts les plus habiles
gens du monde, avoit résolu l’établissement ◀d’▶une académie ◀de▶ peinture, sculpture et
architecture dans la ville ◀de▶ Rome, où les fameux ouvrages ◀de▶ Michel-Ange, ◀de▶ Raphaël,
des Carraches, du Dominiquain et ◀de▶ plusieurs autres pouvoient estre ◀d’▶une grande
utilité pour l’avancement ◀de▶ la jeunesse50… »
. Ces lignes sont le programme des dix
peintres, des quatre sculpteurs et des architectes pensionnés par le roi : copies des
tableaux jugés les plus beaux, des statues antiques, plans et élévations des édifices
remarquables, — le tout entremêlé ◀de▶ cours ◀de▶ mathématiques et ◀de▶ perspective. C’est ce
à quoi veillent, — avec des chances diverses et parfois au milieu d’embarras très
graves : manques ◀d’▶argent à l’époque des grands revers, animosité des Italiens qui se
manifeste dès que la toute-puissance du Roi-Soleil s’effrite, — Errard, Noël Coypel,
La Teulière, cet ancien précepteur des La Rochefoucauld, que Louvois investissait en lui
écrivant : « Je say bien que l’on me dira que vous n’estes ny peintre, ny
sculpteur, ny architecte : aussy ne désirerois-je ◀de▶ vous dans cet employ que ◀de▶
maintenir l’ordre et la discipline ◀de▶ l’Académie… »
; Houasse, Pœrson,
Wleughels, Lestache, ◀de▶ Troy et enfin Natoire, qui eut son lot ◀d’▶ennuis. Tout au moins
ne finit-il aussi ridiculement que Troy, que Wleughels et qu’Errard, qui épousèrent,
étant barbons, des tendrons qui les achevèrent prestement.
À mener l’académie « au mieux du possible », Natoire s’employait assidûment, Natoire, qui était un brave homme quoi qu’en ait pu dire Pydansat de Mayrobert, ce drôle. Comme Catherine Somis secondait Van Loo à l’École royale des Élèves protégés, Jeanne Natoire, « l’illustrissima sorella, » les doigts tachés ◀de▶ pastel, veillait au train régulier ◀de▶ la maison, continuant la tradition ◀de▶ la « bonne maman Wleughels ». Le gouvernement ◀de▶ cette jeunesse n’était pas précisément chose facile, ◀d’▶autant plus que Natoire s’en laissait distraire en ce moment par les cartons qu’il exécutait d’après les fresques ◀de▶ Saint-Louis, — et qui ne devaient remporter plus ◀de▶ suffrages que le Silène, auquel il allait se mettre ensuite51.
À la vérité, pendant que gravement M. de la Condamine « place sur le balcon ◀de▶
l’Académie la mesure ◀d’▶une toise, avec toute la justesse qu’exige la rigueur ◀d’▶un
mathématicien »
et que cela coûte sept à huit écus, il règne quelque
indiscipline à l’intérieur : c’est Lagrenée, qui se fera renvoyer pour avoir maltraité
un camarade ; c’est Clérisseau et Martin, qui encourront les mêmes foudres pour leur
inconvenance ; c’est Deshays qui, sous prétexte ◀d’▶étudier d’après nature, amène trop
fréquemment des modèles femmes ; ce sont Moreau et Guillard qui sont houspillés par des
buffles au cours ◀d’▶une promenade dans la campagne romaine ; c’est le cuisinier qui se
rebelle, c’est le suisse qui a des démêlés avec les sbires pontificaux…
On n’est pas content en haut lieu du travail des pensionnaires. Natoire qui est dans la
peinture à fresque jusqu’au cou, répond : « Quand ils sortiront plus avancés ◀de▶
chez M. Vanloo, leurs progrès à Rome seront plus sensibles. »
Que fait Frago ? Tout d’abord, on est sans nouvelles : c’est la visite aux chefs-d’œuvre, les découvertes dans les églises et les palais ; et c’est pour lui le saisissement, l’accablement, presque la désespérance. Sortir des fadeurs ◀de▶ Boucher et se trouver face à face avec le Jugement dernier, la secousse est rude. Michel-Ange et Raphaël l’écrasent ; devant le formidable ◀de▶ leur œuvre, sa jeune et confiante pratique s’évanouit. Jamais, à aucun âge ◀de▶ l’évolution chez le peintre, la nature ne se décèle plus violemment, plus complètement : c’est la crise dernière qui précède la première manifestation vraiment originale, c’est l’heure ◀de▶ l’ultime engouement instinctif, du suprême et irréfléchi désir ◀d’▶égaler quelqu’un, ◀de▶ faire une œuvre semblable à une autre œuvre. Il naît ◀de▶ cette fièvre une curieuse et hybride manifestation, où l’alliage du maître qui a hanté ne domine plus exclusivement, où l’artiste jette des caractéristiques nouvelles et franches qui s’élargiront, se fortifieront pour former l’originalité.
Fragonard n’ose plus. Il lui faudra des mois pour se ressaisir. Sa syntaxe il la refait, jour et nuit, d’après le modèle et l’écorché ; mais il se heurte, toujours en vain, à ceux qui doivent fatalement lui demeurer impénétrables. Las enfin, le voilà qui regarde moins haut, — et son œil ne connaît plus la courbature, l’éblouissement : il s’est tourné vers Murillo, vers Cortone, vers Baroccio, vers Solimène. Trop faible pour répondre aux fresques vaticanes, il va converser librement, maintenant, avec ces aimables, ces doux rayonnants qui n’aveuglent, ni n’oppressent, mais dont le flottement et l’incertitude le charment. Ils ont en eux un peu de cette buée irisée qui deviendra l’éther chaud et argentin dont sa fantaisie baignera parfois ses figures, — pour se reposer ◀de▶ la franchise, ◀de▶ la furia, ◀de▶ la justesse et ◀de▶ l’audace qu’il puisera dans Tiepolo, Tiepolo auquel il n’a dû arriver facilement, qui n’a certes pas été sans l’étourdir au début. Mais la rouerie du Vénitien devait lui être accueillante et perceptible.
Marigny s’impatientait. Natoire était assez fort dans l’embarras, ce qui n’était pour
beaucoup le changer. Il ne peut envoyer les études des nouveaux pensionnaires qu’au
commencement ◀de▶ l’année nouvelle ; il leur a fait déjà recommencer celles qu’il pensait
pouvoir adresser à Paris. Il y revient sans cesse et se lamente : « La foiblesse
◀de▶ leur talent est cause ◀de▶ tout. Ils ne sçavent s’arrêter à aucun party et quoy que
je puisse dire pour les fixer… »
Dans son épître du 22 juin 1757 au directeur
des bâtiments, il est plus morose :
« Vous me marquez ◀d’▶abandonner l’idée que j’avois eue ◀de▶ faire copier la Sainte-Pétronille du Guerchin, il faudra pourtant que je cherche quelque autre bon tableau aprouvé par vous, Monsieur, pour faire copier aux nouveaux venus. Il en est un qui fait une petite copie ◀de▶ ce beau morceau ◀d’▶André Sacchi, ◀de▶ Saint-Romualdi. Les autres s’occupent à faire diverses études. Le sieur Huet, sculpteur, vient de faire un modèle d’après le Moyse de Michel-Ange et il a bien réussi. Il fait actuellement la Sainte-Thérèse du Bernin ; après quoy il se remettra à travailler sérieusement d’après l’antique. Le sieur Guiard a modelé l’Hercule Farnèse avec succès ; il fait souvent des études d après des chevaux, genre où il a beaucoup ◀d’▶inclination, et il y réussit bien. Cela ne peut que lui être avantageux. »
Pas un mot ◀de▶ Fragonard qui tâtonne et s’épuise dans ses premières recherches.
Puis, entre deux toiles, sûrement la ville le captive. C’est si différent ◀de▶ Paris et ◀de▶ sa fièvre !… Comme tout est matière à gazette dans la vie uniforme ◀de▶ la cité qui s’ennuie en ses murs trop larges, avec ses écroulements et ses brèches, ses jardins, ses vignes, ses villas, vertes ◀de▶ cyprès et ◀de▶ lauriers, —de même, au dehors, le moindre incident prend du relief dans la lente pulsation romaine : Ce monde noir par les rues losangées ◀de▶ lave, soutanes râpées, manteaux ◀d’▶abbés qui cachent les menus bourgeois, les curiali, les médecins, les gens ◀d’▶affaires ; jeunes gens aux allures louches, vieux à têtes ◀d’▶apôtres qui mendient ou racolent pour les sœurs et les filles qui se cachent ; ces fricasseurs en plein vent qui triturent dans leurs poêles le macaroni gluant ◀de▶ fromage, les œufs ou le poisson huileux ; ces émois ◀de▶ pouilleux, pour une écuellée ◀de▶ soupe, au guichet ◀d’▶un couvent ; ces femmes qui vont sans rouge et la coiffe sur le nez, un sigisbée dans leur ombre ; ces autres à leurs fenêtres, glorieuses volontaires et fainéantes, une branche ◀de▶ jasmin dans leurs cheveux noirs et qui le regardent ◀de▶ leurs yeux vifs dans leurs figures placides ; ces grands diables vautrés aux margelles des fontaines ou aux porches des églises, qui ne se relèvent qu’à l’Ave Maria, pour quelque coup ◀de▶ leur façon ; ces lourds carrosses des cardinaux escortés ◀de▶ laquais mal frisés ; ce bon petit moine souriant, devant lequel tout le monde s’agenouille dévotieusement, qui bénit et qui passe entre des Cent-Suisses assez mal retapés sous leurs énormes chapeaux à plumets blancs : le pape ; les fantoccini écoutés, perdu dans le bas peuple en veste et en bonnet ; le jeu ◀de▶ boules le long des murs du Vatican ; les promenades pour un paule dans les parcs seigneuriaux ; les longues courses entre les maisons ◀de▶ paysans et les moulins qui somment les pilastres des tombes ◀de▶ la via Appia ; les nuits claires sur l’escalier ◀de▶ la Trinité-du-Mont, tandis qu’autour de lui on danse, que des musiques résonnent, que des femmes, affranchies des mégères et la figure nue, s’échevèlent en des rondes lentes, que les hommes chantent, que les cordes des instruments s’énervent, que les marbres et les bronzes s’animent, que les profils merveilleux des ruines, fleuris ◀d’▶arbrisseaux et ◀d’▶herbes folles, tremblent dans l’opale ; le cadavre heurté du pied en regagnant l’Académie et laissé là pour donner quelque occupation aux gens ◀de▶ la police… tout cela doit bien aussi lui prendre quelque temps…
Enfin, voici le premier envoi :
« 3 mai 1758.
« Voilà le rouleau que j’ay l’honneur ◀de▶ vous envoyer des études ◀de▶ trois pensionnaires nommés Monnet, Flagonard (sic) et Brunet. Je souhaitterois fort qu’elles fussent au point ◀de▶ vous faire oublier par leurs mérites le retard à s’acquitter ◀de▶ ce devoir. C’est tout ce que j’ay pu tirer ◀de▶ leurs talens, et ce n’a pas été sans peine. Parmi ces desseins, il y a quelques traits pris au papier verni sur des tableaux antiques, que M. le comte ◀de▶ Caylus m’a demandé : je vous prie, Monsieur, ◀de▶ les séparer et ◀de▶ vouloir bien luy faire tenir… On vient de trouver une statue ◀de▶ Vénus antique aux environs ◀de▶ Rome ; on la restaure actuellement ; si vous jugiez à propos que l’on trouvât le moyen ◀de▶ la mouler, cela feroit un bon meuble pour l’Académie. »
L’Académie jugea les envois ◀de▶ Fragonard assez peu satisfaisants, une tête ◀de▶ prêtresse
« était peinte ◀d’▶une manière un peu trop doucereuse, on a été plus satisfait ◀de▶
ses desseins, qu’on trouve dessinés avec finesse et vérité »
.
Ce à quoi Natoire répond :
« 30 août 1758.
« … Je suis charmé que les remarques que vous avez faittes se rapportent parfaitement à ce que je leur avois dit. J’espère qu’ils en profiteront… Flagonard, avec des dispositions, est ◀d’▶une facilité étonnante à changer ◀de▶ party ◀d’▶un moment à l’autre, ce qui le fait opérer ◀d’▶une manière inégale. Ces jeunes cervelles ne sont pas aisées à conduire ; je tâcheray toujours ◀d’▶en tirer le meilleur party sans trop les gêner, car il faut laisser au génie un peu de liberté. »
Le voici maintenant aux prises avec Cortone.
« Octobre 1758.
« … Le sieur Flagonard avance celle qu’il fait d’après Pietre de Cortone au Capucin. Ce jeune artiste a un peu de peine à peindre les chairs et à donner le vray caractère des airs ◀de▶ teste. Je l’héxhorte à ne point se lasser pour la retoucher ◀de▶ nouveau, car il s’imagine déjà avoir fait tout ce qu’il falloit et tout ce qu’il pouvoit. »
Le 22 août 1759, autre « rouleau52 ». On répond :
« On est satisfait ◀de▶ l’exécution soignée et ◀de▶ l’étude qu’on remarque dans la figure académique ◀d’▶homme peinte par le sieur Fragonard, cependant on craint que l’excès des soins ne refroidisse entièrement le feu que l’on connoissoit dans cet artiste. La peine s’y laisse apercevoir et l’on n’y découvre point ◀de▶ ces heureux laissés, ny ◀de▶ cette facilité ◀de▶ pinceau qu’il portoit peut-être cy-devant à l’excès, mais qu’il ne faut cependant pas perdre entièrement en les rectifiant. Sa couleur ne présente point ◀de▶ ces tons frais, hasardés par l’enthousiasme, et qui sont suivis du succès dans un artiste qui a étudié son talent et qui se livre avec connoissance aux mouvemens ◀de▶ son génie. Tout est fondu, tout est fini ; il est temps que le sieur Fragonard prenne confiance en ses talens et que, travaillant avec un peu plus ◀de▶ hardiesse, il retrouve ce premier feu et cette heureuse facilité qu’il avoit et qu’il semble qu’une étude trop sérieuse a captivés presque au point ◀de▶ les détruire.
« On est très satisfait ◀de▶ ses desseins, ils sont purs, savants et corrects, mais ne sont-ils pas dessinés avec trop peu ◀d’▶arrondissement et ◀d’▶effet ? Ils seroient infiniment louables s’ils estoient ◀de▶ quelqu’un qui se destinoit à la sculpture, mais un peintre doit-il oublier la couleur et l’effet même quand il dessine ? »
Comme ces lettres, ces fragments ◀de▶ rapports montrent bien la lente formation du peintre, avec des phases qui sont pour surprendre ; comme ces documents font assister, ◀de▶ près, au dégagement ◀de▶ sa nature impérieuse et originale !
Parmi ceux avec qui Fragonard devait se rencontrer à Rome, Deshayes, Doyen, Pajou, Clérisseau, Bridan, les frères Hélin, Allegrain, etc., il faut distinguer Greuze et Hubert Robert. Avec Greuze il commença là-bas ce commerce ◀d’▶amitié qui devait se prolonger si tard. L’auteur ◀de▶ la Cruche cassée avait été amené en Italie par l’abbé Gougenot. Il venait ◀d’▶y peindre, à son retour ◀de▶ Naples, deux tableaux expressément commandés pour l’appartement ◀de▶ Mme de Pompadour, à Versailles […]. Ils se virent peu toutefois, car Greuze s’apprêtait à regagner Paris, mettant fin par son départ à la belle passion qu’il avait inspirée à une jeune princesse romaine ; petit drame amoureux qu’on retrouvera, en deux actes, dans son œuvre : la Prière à l’Amour, et l’Embarras ◀d’▶une Couronne.
Après Greuze, Hubert Robert. Sa liaison avec celui-ci fut plus intime, plus décisive.
C’est auprès de lui, vivant la même vie sous le même toit, travaillant à ses côtés, qu’il va s’assouplir définitivement, interpréter en pleine nature, librement, ◀d’▶une main plus légère, se laisser aller, gagner cette confiance raisonnée sans laquelle il n’est rien, et penser enfin, ce qu’il avait peu fait jusqu’ici, je crois. Et ils seront guidés tous les deux par un homme qui partagera leur intimité, un homme ◀d’▶infiniment ◀d’▶esprit, ◀de▶ sens artistique supérieur, artiste lui-même et graveur original : l’abbé de Saint-Non.
Le très gai compagnon qu’était Robert avait dû être très vite sympathique à Fragonard.
Mais l’inaltérable bonne humeur du beau garçon robuste et aventureux, qui se promenait
sur la corniche du dôme ◀de▶ Saint-Pierre comme sur la place ◀d’▶Espagne et qui escaladait
volontiers le Colisée jusqu’à la plus haute pierre, pour gagner un pari dont l’enjeu
était six cahiers ◀de▶ papier gris, n’avait pas seule fait les frais ◀de▶ cette sympathie :
à l’Académie, Natoire qui a « ◀de▶ la peine à faire aler certains
particuliers »
le donnait volontiers en exemple aux autres. Il s’embesoignait
même si fort, s’inspirant ◀de▶ Panini, travaillant pour Choiseul, qu’il compromit
gravement sa santé. Une telle application, un tel vouloir ◀d’▶atteindre le but, une telle
inquiétude à l’époque troublée où Frago passait lui-même ses nuits à faire ◀de▶ l’anatomie
et ◀de▶ la perspective, devaient fatalement rapprocher les deux jeunes gens.
Pendant que Clément XIII faisait voiler les figures nues ◀de▶ Michel-Ange à la Sixtine,
par le Possi53, Frago copiait, ici ou là,
les fresques, les coupoles, les tableaux votifs, dessinait les villas délabrées,
croquait dans la campagne romaine les paysans et les bœufs, peignait le Sauveur lavant les pieds à ses apôtres pour l’exposition dans l’appartement du
roi54,
ou l’Enjeu perdu, — un jouvenceau qui embrasse un tendron dans un
intérieur rustique, — cette petite toile très fine aux tons rompus et doux qui discorde
déjà sur le reste ◀de▶ sa production : le premier en date ◀de▶ ses Baisers. Il l’avait composée pour l’ambassadeur ◀de▶ Malte : « le goust qu’il
a pour la peinture fait que j’ay l’honneur ◀de▶ le voir assez souvent, écrit Natoire. Il
achète ◀de▶ tems en tems quelques petits tableaux… »
Cet ambassadeur-là n’est
autre que le bailly ◀de▶ Breteuil55 qui devait être l’ami elle protecteur ◀d’▶Hubert
Robert qui avait pris, avec Fragonard, la tête ◀de▶ l’Académie lorsque Saint-Non arriva à
Rome.
Depuis l’abbé de Choisy, qui passa sa vie habillé en femme, jusqu’au moins joyeux abbé Terray, dans toute la gamme il est impossible ◀de▶ rencontrer une plus aimable figure que celle ◀de▶ Jean-Claude Richard de Saint-Non. ◀De▶ soutane il en a bien peu, — juste assez pour détester les monsignors et aimer les arts en toute quiétude. Fils ◀d’▶un receveur général des finances et ◀d’▶une demoiselle ◀de▶ Boullongne, nièce et petite-fille des peintres ◀de▶ Louis XIV, il a ◀de▶ qui tenir. Abbé commendataire ◀de▶ Poultières56, conseiller-clerc au Parlement, il avait de bonne heure parcouru l’Angleterre incrédule et savante, passé fort heureusement son temps à Poitiers, lors de l’exil du Parlement, en gravant les Vaches à la fontaine ◀de▶ Le Prince. Puis, pris soudain ◀de▶ dégoût pour toutes ces vilenies et toutes ces querelles, il vend sa charge et ne vit plus que pour l’art. Excessivement modeste, il gravera des lavis qui inspireront Debucourt, il s’intéressera à tous les artistes qu’il rencontrera sur sa route pour les aider ◀de▶ ses très judicieux conseils et ◀de▶ sa bourse, ceci avec un empressement et une discrétion rares, se ruinera presque à vouloir réaliser ◀de▶ belles éditions qui demeureront incomprises, sera l’ami ◀de▶ Jean-Jacques, ◀de▶ Chamfort, ◀de▶ Voltaire et ◀de▶ Franklin… Voilà qui est suffisant, je crois, pour remettre à sa place cette figure qu’on avait quelque peu travestie.
Saint-Non n’eût dû connaître Fragonard, car le temps prévu ◀de▶ son séjour venait justement ◀de▶ finir, lors de l’arrivée ◀de▶ l’abbé. Il demande à rester. Marigny accorde une prolongation ◀d’▶une année, c’est une bien grosse faveur, étant donné l’état effroyable des finances. Natoire en sent tout le prix et s’empresse ◀d’▶écrire :
« Je n’y ai point à appréhander que le sr Flagonard refroidisse le feu qu’il a naturellement pour son talent : il est vrai qu’il arrive quelquefois que pour vouloir se surpasser on se trouve au-dessous de soy-même, mais je crois que celui-ci reprendra aisément ce que la nature luy a donné et je voy ◀de▶ lui des choses par intervalles qui me donnent ◀de▶ grandes espérances. »
Au printemps ◀de▶ 1760, après avoir visité la ville éternelle, Saint-Non décide ◀de▶ pousser plus loin, en compagnie des deux amis. Il voit d’abord Naples avec Robert. À son retour, il doit repartir avec Fragonard.
« Il luy fera voir Venise et les autres villes où il y aura ◀de▶ belles choses. Cet amateur ◀de▶ la peinture rendra service à cet artiste qui travaille avec succès et qui promet beaucoup. »
Et Marigny répond au directeur :
« Ce sera un double avantage pour le sr Fragonard que M. l’abbé ◀de▶ Saint-Non veuille bien remmener avec luy à son retour. Il voyagera avec un amateur et sera à portée ◀de▶ faire des études des beaux morceaux qui sont à Venise. »
Toutefois, ce n’est que l’année suivante qu’il devait aller étudier Solimène et Tiepolo chez eux : Saint-Non et Robert vont revenir, et il passera avec eux l’été à la villa d’Este, à Tivoli, que l’envoyé ◀de▶ Modène a mise à la disposition ◀de▶ l’abbé.
Cette villégiature sera l’épisode le plus considérable ◀de▶ la vie artistique ◀de▶ Fragonard. Banal en apparence, cet incident est une incalculable chance ; c’est la bonne fortune que tant d’autres n’ont pas eue, c’est l’aubaine rare qui vient à l’heure voulue, en pleine jeunesse, en pleine fièvre, réconforter, assurer par des moyens nouveaux l’acquis un peu hâtif, opérer la suprême évolution qui fait le maître.
À six lieues ◀de▶ Rome, après les plaines arides parsemées ◀de▶ tombeaux ruinés, après la villa Adrienne, après des cascatelles qui n’alimentent plus que le bac tuilé ◀d’▶un lavoir public, après le temple ◀de▶ la Sibylle, la maison ◀de▶ Mécénas, c’étaient, sommant les terrasses et les fontaines, un monumental escalier à colonnes, encore une terrasse et, enfin, la grande demeure blanche, — la villa d’Este. Édifiée par Hippolyte d’Este, fils ◀de▶ la nonchalante et belle Lucrèce Borgia et descendant ◀de▶ Lionel d’Este, ce bâtard, qui aimait tant les artistes, les poètes et les savants et dont Pisanello a laissé sept merveilleuses effigies, cette retraite était un charme. Le temps n’avait eu raison ◀de▶ la magnificence ◀de▶ ses bassins, ◀de▶ ses grottes rustiques, ◀de▶ ses antres, ◀de▶ ses fontaines, ◀de▶ ses bosquets, ◀de▶ ses rampes, ◀de▶ ses larges escaliers aux courbes molles, ◀de▶ tous ces amusements grandioses que relevaient les mosaïques, les bas-reliefs, les statues, les vases monumentaux aux panses fleuronnées ◀de▶ mascarons et ◀de▶ guirlandes, les vasques aux galbes doux, marbres égrisés comme ils ne le sont que sous ce ciel ou sous celui ◀de▶ l’Hellade et qui vieillissaient parmi les grands roseaux, les lauriers et les cyprès toujours verts. Les ronces et les pampres avaient mêlé leur furie à la primitive ordonnance : le chèvrefeuille comblait les niches, envoilait les statues, le panache des sureaux aveuglait les sphinx des gradins, il fallait déchiffrer sous le lierre et les saxifrages le stuc des rondes amoureuses, le cloître ◀de▶ l’« Antre ◀de▶ la Sibylle » s’écroulait à demi, les orgues à eau du « Grand Bosquet » ne jouaient plus, — mais cette désolation emperlée, rafraîchie par les caprices ◀de▶ l’Anio, était suprêmement pittoresque et variée.
Fragonard et Robert se livrèrent à une véritable orgie ◀de▶ croquis, ◀de▶ dessins et surtout ◀de▶ sanguines […].
La sanguine, c’est le fusain gai. Elle jette sur le papier une vie intense : c’est du sang, du feu ou seulement la tiédeur ◀de▶ l’aurore ; et nul plus que Fragonard, ne devait se servir ◀de▶ cette pierre aussi magistralement. À côté de lui, Hubert Robert, dont ce crayon est presque le génie même, est sec et dur. La moisson fut précieuse et abondante, grands cyprès qui encadrent l’éboulis des cascades et le château, innombrables vues du parc avec les agréments et les surprises ◀de▶ son architecture ◀d’▶eau : fontaines en rocaille, verdures empanachées et en grappes, coupées des coulées ◀de▶ pierres fouillées, temples nains dont les frises croulantes se dressent sur le soubassement rustaud ◀d’▶un terrier ◀de▶ maraîcher, aqueducs rongés ◀d’▶arbrisseaux, charmilles soigneusement taillées et dont les savants enroulements se piquent ◀de▶ bouquets ◀de▶ peupliers hirsutes, fabriques aux toits plats et aux fenêtres étroites entrevues dans l’échappée des pins parasols, sites toujours habités ◀de▶ gens qui conversent, qui font la sieste ou qui admirent, — c’est ◀d’▶une liberté ◀de▶ touche et ◀d’▶une facture hautement savoureuses.
J’ai dit l’importance qu’il fallait attribuer à ce séjour à la villa d’Este.
Fragonard y trouva plus qu’une villégiature agréable et ◀de▶ nouveaux motifs… Veut-on bien se figurer ce que durent être les mois passés dans l’intimité parfaite ◀de▶ cet homme ◀de▶ qualité, aimable, bon et savant qu’était Saint-Non, dans celle ◀de▶ ce compagnon lettré, ouvert et franc qu’était Hubert Robert ? Là, fut donnée à Frago, qui n’avait aucune culture, toute la philosophie ◀de▶ son art. Aux brillantes qualités ◀de▶ nature qui, certes, eussent pu lui permettre ◀de▶ vaincre et auxquelles tant de maîtres véritables ont été réduits par l’inclémence et la difficulté ◀de▶ la vie, il eut l’inestimable fortune ◀de▶ joindre ces notions précieuses recueillies dans d’autres cycles ◀de▶ la pensée, notions sans lesquelles l’artisan domine trop l’artiste réduit à la seule et prenante magie ◀de▶ ses couleurs, notions absentes, hélas ! des leçons ◀de▶ ce brave Lépicié aux Élèves protégés, —lueurs ◀de▶ Vrai éternel qui augmenteront l’acuité ◀de▶ sa vision et sourdront maintenant sous sa pâte.
Dans ce répit merveilleux, où il n’y a ni école ni férule, dans ces causeries familières ◀de▶ tous les jours, l’abbé lui découvre des choses inconnues, insoupçonnées, qui déchirent les couches dures ◀de▶ son cerveau. Les soirs, après le souper, Robert, gagné par le lyrisme du décor lui chante, en lui traduisant, la musique ◀de▶ Virgile et ◀d’▶Horace. Et alors, pour lui, s’anime l’antiquité croulante qui s’efface sous les feuilles : voici la nymphe Echo qui cache sous les taillis la honte qui fait rougir son front ; Narcisse qui contemple ses yeux au cristal ◀de▶ la source ; c’est le fils ◀de▶ la déesse ◀de▶ Bérécynthe qui mue les branches ◀de▶ chêne en rameaux ◀d’▶or, c’est Euterpe et sa flûte, Polymnie et la lyre ◀de▶ Lesbos… Pour lui, ces jardins deviennent ces frais ombrages des bois, ces chœurs légers des satyres unis aux nymphes qui séparaient le poète latin ◀de▶ la foule.
C’est pourquoi, dans ce temps-là, sont sortis ◀de▶ sa pointe agile ces jeux et ces danses, ces Bacchanales, pures fleurs païennes où le corps nu et souple des filles sacrées se joue si imprudemment parmi les chèvre-pieds et les faunins, dans des cadres ◀d’▶un archaïsme et ◀d’▶une fraîcheur inégalables. Ces quatre petites planches sont ◀de▶ grandes œuvres, par le faire, la pensée et la divination.
Parfois aussi, la scène se modernise : on a parlé ◀de▶ Fiorilli et ◀de▶ la Commedia dell’arte… et dans le sentier entre les menthes et les térébinthes, Horace et Isabelle roucoulent, sous le berceau Francisquine est aux prises avec le Matamore, et le Docteur surgit, tout ◀de▶ noir habillé, une sentence macaronique sur sa fraise, quelque bon juron bergamasque dans la bouche…
Frago peut maintenant revenir à Paris ; il évoluera avec infiniment ◀d’▶aisance parmi les masques et les bouffons qui l’attendent : sa tâche sera glorieuse. La grande retraite qu’il vient de faire l’a merveilleusement préparé : son génie s’est reconnu, affiné. Il a maintenant les armatures puissantes ◀de▶ son œuvre, — la morbidesse et l’esprit. Et chaque fois que, dans la suite, une page étincelante, inattendue, osée jusqu’au scandale et délicieuse jusqu’à la séduction, naîtra ◀de▶ son pinceau ou ◀de▶ son crayon, il faudra en venir chercher le secret dans cette maison ◀d’▶été des ducs ◀de▶ Ferrare.
Combien ◀de▶ pièces Saint-Non a-t-il faites d’après le Fragonard ◀de▶ cette époque ! Basan fait paraître en 1761, les différentes vues dessinées d’après nature dans les environs ◀de▶ rome et ◀de▶ naples, par robert et fragonard ; — et dans ce recueil sont le Temple ◀de▶ la Sibylle, la Grande Cascade, les Grottes ◀de▶ Tivoli, les Grands cyprès ◀de▶ la villa d’Este, etc. Les Fragonards que Pierre-Adrien Paris, l’architecte ◀de▶ Louis XVI, légua au musée ◀de▶ Besançon sont ◀de▶ cette époque, de même que la Vue prise à la Villa d’Este à Tivoli, qui figura à la vente ◀de▶ Natoire.
Une seconde fois Frago sollicita une prolongation ◀de▶ séjour et l’obtint, malgré ◀de▶ grosses difficultés.
◀De▶ Natoire à Marigny, ◀de▶ 18 mars 1761.
« … J’ay fait parts aux srs Flagonard et Monet ◀de▶ ce que vous voulez bien leur accorder la continuation des prérogatives ◀de▶ pensionnaires jusqu’à l’arrivée des nouveaux : ils vous sont infiniment obligés ◀de▶ votre bonté. Le sr Flagonard est bien prest ◀de▶ son départ. M. l’abbé ◀de▶ Saint-Nom, toujours porté à rendre service à ce pensionnaire, puisqu’il l’emmène avec luy, vient de l’envoyer à Naples pour voir les belles choses que renferme cette ville, avant de commencer leur voyage. Cet amateur porte avec luy une quantité ◀de▶ joly morceaux ◀de▶ ce jeune artiste qui, je crois, vous feront plaisir à voir. »
Ce voyage-là, nous le retrouverons clans les fragments choisis ◀de▶ peintures et tableaux ◀d’▶italie, gravés au lavis par saint-non, et dans son voyage pittoresque ◀de▶ naples.
Ce furent à Naples « il cavaliere Lanfranco » et Solimène, aux Saints-Apôtres, à la coupole du Dôme, aux plafonds du palais du roi… Puis, au retour, Bologne et les maîtres des Serviles, ◀de▶ Saint Pétrone ; et Venise avec Véronèse, Titien, Ricci, Palma, le Tintoret, les Bellini et le Giorgione, mais surtout avec l’homme ◀de▶ la fresque des Carmélites, ◀de▶ Saint-Dominique, ◀de▶ Saint-Jacques-Majeur, ces Amours ◀d’▶Antoine et ◀de▶ Cléopâtre au palais Labia, ◀de▶ la Notre-Dame des Scalzi, Giambattista Tiepolo, le maître des draperies claires, des cortèges, des fêtes ensoleillées où les pavois flottent dans l’air scintillant, où les pourpres baignent dans l’eau transparente, l’harmoniste amoureux des jaunes, des ors, des ocres, ◀de▶ l’orpiment et du topaze, le fougueux et le décidé dont il s’inspirera si souvent.
Échos.
Une lettre ◀de▶ M. Émile Bernard à propos de Venise
Je reviens ◀de▶ Venise, et je suis terrifié en lisant dans le Mercure les lignes rapportées ◀de▶ la Revue ◀de▶ Paris : Venise en danger. Je ne vous cache pas que la beauté presque intacte ◀de▶ Venise m’avait surpris, et je n’en croyais pas mes yeux : en plein xixe siècle vandale et constitutionnel, une ville ◀d’▶art est un étonnement.
J’ai beaucoup questionné dans la ville des doges, soucieux ◀de▶ son avenir. J’ai découvert que Venise a contre elle trois classes : les protestants, saxons qui n’entendent jamais rien à la délicatesse et qui pourtant se flattent ◀d’▶être les civilisateurs présents ; les juifs, qui, ayant abandonné le ghetto, sont tous logés au grand canal, dans des palais restaurés et remis à neuf (j’entends par juifs les israélites seulement soucieux ◀d’▶or) ; les politiciens ◀de▶ la constitution, gens n’ayant aucune intuition ◀de▶ la beauté, y restant insensibles par brutalité native, et formés à l’école ◀de▶ la presse ignarde et du Progrès. Quant aux défenseurs ◀de▶ Venise, ce seront, à quelques exceptions près, les artistes, les littérateurs, les poètes, les musiciens, c’est-à-dire une classe fort peu puissante, et que MM. les entrepreneurs, ingénieurs et spéculateurs craignent peu.
Malgré ses transformations, déjà trop nombreuses, au dire ◀de▶ quelques peintres ◀de▶ là-bas, Venise reste un tableau entier et ◀d’▶une tonalité une ; mais on vient de donner un ordre meurtrier ; et je crains beaucoup que, sans démolir une maison, sans couvrir un rio, cet ordre ne porte à Venise un coup terrible.
Cet ordre est que tout propriétaire doit faire nettoyer ou blanchir (selon qu’elle est en marbre ou en crépi) sa façade. Or, pour qui a vu Venise, une des principales beautés ◀de▶ la ville consiste en cette teinte ancienne, cette rouille historique dont les maisons se revêtent comme ◀d’▶un deuil, et c’est selon moi un des plus impressionnants aspects ◀de▶ cette cité surnaturelle. Reblanchir Venise, voici l’ordre le plus néfaste que l’on pouvait donner. Il est donné — et l’on a commencé déjà.
Puisque l’attention se fixe sur Venise, il ne serait peut-être pas mauvais ◀de▶ l’attirer un peu aussi sur le Caire. Le Caire était en Orient un des endroits que les poètes avaient préférés ! Or, depuis que MM. les Saxons s’y sont établis, depuis que soit Anglais, soit Allemands, nos administrateurs opèrent, la ville tombe sous la pioche des spéculateurs, et journellement c’est le massacre ◀d’▶un quartier par la démolition, ◀d’▶une mosquée par la réparation. On a reconstruit (!) les tombeaux des Khalifes ; et la mosquée Hassan (une des merveilles du Caire) est sur le point ◀d’▶être massacrée par un ignorant qui a tout dans les mains ◀de▶ l’art arabe.
Les tramways ont détruit le khalig, un canal qui était une des beautés ◀de▶ notre vieille ville et qui donnait raison chaque année à des réjouissances supprimées depuis. À chaque instant c’est un nouveau projet ◀de▶ percement ◀de▶ rue, un nouveau plan ◀d’▶amélioration ; et toujours ces plans et projets ont pour but ◀d’▶attaquer quelque point intéressant du pays. À l’heure où je vous écris, il flotte sur ma maison même, située en plein quartier arabe, un drapeau qui la condamne à une démolition prochaine, et il y en a deux ou trois cents, plus ou moins intéressantes, condamnées par cette entreprise.
Mais revenons à Venise. Je doute que l’on puisse vaincre l’esprit borné et anti-artiste venu du Nord. Je doute que les réclamations des poètes et les pétitions puissent aboutir à quoi que ce soit et arrêter la soif ◀d’▶or des avides. Je doute également que la politique ◀de▶ grossièreté qui semble avoir envahi l’Italie cède le terrain aux revendications des amoureux ◀d’▶art ; cependant, si une pétition s’ouvre pour sauver Venise, je veux y inscrire mon nom, mon très humble nom ; si ce n’est pour obtenir quelque chose, du moins comme gage ◀de▶ mon admiration et ◀de▶ ma reconnaissance à nos frères du passé, aux artistes, qui ont édifié sur le monde un lieu conforme à leur rêve.
Tome XXXVI, numéro 131, 1er novembre 1900
Archéologie, voyages.
Les Monuments historiques au Grand Palais
[extraits]
Contrairement à ce qu’on pouvait attendre après tant de travaux, ◀d’▶études sur les monuments, ◀de▶ relevés et ◀de▶ restaurations plus ou moins heureuses au cours de ce siècle, la section ◀d’▶architecture à l’exposition centennale est ◀d’▶un intérêt à peu près nul ; tout a été sacrifié, semble-t-il, à la peinture, à la sculpture, à l’illustration et à l’ameublement ; […] une aquarelle ◀de▶ H. Daverin sur la Chapelle du Palais communal à Sienne, […] — c’est à peu près tout ce qu’on peut mentionner. — L’exposition centennale, remarquable à plus ◀d’▶un titre, n’a pas cru devoir admettre la seule chose que l’architecture du siècle ait à son actif : la conservation ◀de▶ quelques monuments des siècles antérieurs.
L’exposition décennale a été mieux partagée, — peut-être parce que les exposants, encore debout et bien en vie, étaient aptes à réclamer leur place, — et si l’on n’y trouve point l’ensemble des travaux qui méritaient ◀d’▶être présentés, au moins la section ◀d’▶architecture échappe au ridicule, et dans les deux cent cinquante numéros du catalogue il en est beaucoup qui sont dignes ◀d’▶attention.
[…]
◀De▶ M. André, il faut indiquer un bon travail sur le Théâtre et le forum ◀d’▶Ostie, et ◀de▶ M. Espouy la Basilique de Constantin à Rome ; ◀de▶ M. Sortais, des aquarelles et restitutions ◀de▶ Canope (Villa Hadriana, Tivoli) ; […] ◀de▶ M. Chédanne, enfin, ◀de▶ très belles études sur le Panthéon ◀d’▶Adrien à Rome, d’après les travaux et fouilles ◀de▶ 1891 à 1893. — Cet envoi ◀de▶ M. Chédanne ne comprend pas moins ◀de▶ dix-huit cadres, et l’on est attiré surtout par une vue du vieux monument dans son état actuel, — rotonde basse et lourde, écrasée, aux pierres verdies, bien loin de l’idée qu’évoque le nom seul du Panthéon et que donnèrent tant de descriptions enthousiastes, — mais suggestive et devant laquelle on s’attarde, tant elle symbolise la civilisation pesante et les religions sans idéal du peuple romain. — Du même auteur, le Panthéon ◀d’▶Agrippa, avec un essai ◀de▶ restitution ◀de▶ la décoration intérieure, dont un combat naval surprenant ◀de▶ fougue et ◀de▶ coloris dans le raccourci ◀d’▶un entre-deux ◀de▶ colonnes.
[…]
Quelques études faites à l’étranger viennent compléter cette exposition ◀de▶ réelle valeur, malgré la place réduite qu’elle occupe, et l’on y peut justement signaler les relevés exécutés à Venise par M. Eustache, — tombeau du Doge Vendramen, plafond ◀de▶ la salle du Grand Conseil ; ◀de▶ L. Pille le Tombeau ◀de▶ Pierre et Jean de Médicis ; les aquarelles ◀de▶ M. Sortais sur Saint-Marc de Venise et le dôme ◀de▶ Montreale ; la façade du palais ◀de▶ la Seigneurie à Florence et ◀de▶ curieux intérieurs ◀d’▶églises : Saint-Pierre et Sainte-Marie, à Toscanella, par M. Tournaire ; le grand palais vénitien dit Ca ◀d’▶Oro, détail ◀de▶ la façade sur le grand canal, par M. Defrasse ; un cadre ◀de▶ M. Charpentier Bosio contenant des aquarelles sur Venise, Florence, Tunis […].
Lettres italiennes
E. A. Butti : La Corsa al Piacere
E. A. Butti, qu’on connaît en France par ses romans (l’Automate, traduit par M. Lécuyer, l’Âme, traduit par M. J. di Casamassimi, etc.), vient ◀d’▶accomplir son évolution philosophique, et on peut, dès maintenant, le ranger parmi les auteurs croyants, dont on n’avait en Italie qu’un spécimen en M. Fogazzaro. Toutefois, E. A. Butti n’a pas encore débordé dans le catholicisme ; sa religion me paraît du déisme pur, dépourvu des formes, peut-être intolérables aux Ames artistes, païennes et indépendantes, ◀d’▶une religion humaine et organisée. Il est à souhaiter qu’il ne franchisse jamais ces bornes, car il suffit à un peuple ◀d’▶avoir un Fogazzaro pour recommander non seulement la substance et l’esprit, mais les formes et les extériorités du catholicisme. La foi, qui a décidément jailli sur le fond mystique que tous les amis ◀de▶ E. A. Butti lui connaissaient, peut avoir cependant ce résultat ◀de▶ le faire devenir un prédicant, ce qui me fait trembler pour lui.
Sa dernière pièce en cinq actes, La Corsa al Piacere (la Course au plaisir) a ce seul défaut, ◀de▶ vouloir nous avertir que la course au plaisir n’est, au fond, qu’une course au désespoir, à l’isolement, à l’hypocondrie ; chose qui est vraie et fausse en même temps, comme il est superflu ◀de▶ le démontrer. Mais il ne faut pas oublier que ce prétexte moral et le goût ◀de▶ parler ◀de▶ Dieu et ◀de▶ sonner le tocsin aux oreilles des libertins n’a pas empêché M. Butti ◀de▶ nous présenter un drame fort et bien proportionné, des caractères nets et vifs.
Tout le monde peut rencontrer un Aldo Rigliardi, le protagoniste du drame ; bon parce qu’il n’a aucun intérêt à être méchant ; adorant la vie et le plaisir, notamment sous la forme souple et tactile des femmes jeunes et jolies ; trouvant le temps ◀d’▶aimer aussi sa femme à lui, sa vieille mère et les pauvres diables sans le sou, qu’il aide par son talent ◀d’▶avocat ou qu’il séduit par ses talents ◀de▶ libertin, s’il s’agit ◀de▶ quelque jeune fille ; il est gai, exubérant et… socialiste ; trois choses qui ne coûtent pas cher. Mais en marchant ◀de▶ ce pas vertigineux, il s’aperçoit trop tard qu’il a ouvert les yeux à sa femme, qu’il a tué sa mère malade, dont les plus douces illusions ont été ravagées par lui ; et il a, secousse suprême, la révélation ◀de▶ toute sa vie fausse et égoïste, devant le cadavre ◀de▶ sa mère, le jour même où il croit toucher au faîte ◀de▶ la gloire (sancta simplicitas !) avec son élection à la Chambre des députés.
Les deux derniers actes du drame ont provoqué le succès, même devant le public le plus défiant, car, savamment placés après une série ◀de▶ scènes piquantes, légères et spirituelles, ils ne pouvaient manquer ◀de▶ produire une impression profonde.
Tous les personnages, assez nombreux, ont leur physionomie. M. Butti est un peintre sobre ; il a dessiné, par exemple, avec un goût exquis la silhouette ◀d’▶un viveur éternellement affligé par le lumbago et les rhumatismes, et ◀de▶ cette figure si simple il a su tirer les effets les plus plaisants. La mère du protagoniste, est, d’autre part, une ◀de▶ ces vieilles âmes douces et confiantes, que l’on croit avoir connues et qu’on n’oublie jamais ; elle appartient à un monde qui malheureusement ne peut pas être le nôtre.
Mais, on m’objectera, où est Dieu en tout cela ? où est l’évolution philosophique ◀de▶ l’auteur ? Comment, répondrai-je, ne voyez-vous pas Dieu ? Moi aussi, pendant la représentation, je ne l’ai vu qu’en raccourci ; on l’entend nommer, avec discrétion, par ci par là. Ce qui m’inquiète ce n’est pas ◀de▶ ne pas avoir trouvé Dieu sur le premier plan du drame, mais bien plutôt, cette pièce n’étant que la première partie ◀d’▶un triptyque, ◀d’▶avoir à le rencontrer trop souvent dans la pièce prochaine ◀de▶ M. Butti. Quant à l’évolution philosophique ◀de▶ l’auteur, il nous suffira ◀de▶ savoir qu’il y a deux ou trois ans à peine, M. Butti aurait donné un tout autre sens à son drame ; je n’ose pas dire qu’il aurait démontré que le plaisir est le motif unique, selon la vieille maxime ◀de▶ Malebranche, mais à peu près…
Et maintenant, allez apprendre la vie au théâtre !
Gabriele d’Annunzio et Giovanni Pascoli : Odi
Tandis que M. Butti revient donc à la scène avec tant de vigueur et ◀de▶ succès, une autre floraison littéraire nous réjouit. La vie italienne qui semble s’épanouir ◀d’▶un élan nouveau, a donné occasion à deux poètes ◀de▶ chanter les derniers événements, qui, sombres ou glorieux, ont attiré l’attention du monde sur cette Italie dont parlent si mal ceux qui ne la connaissent qu’à travers les romans… russes ou les articles ◀de▶ la première Ouida qui passe.
Je veux signaler les Odes civiles ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶ et ◀de▶ Giovanni Pascoli. Envers le premier je ne suis pas suspect ◀de▶ flatterie et je peux donc laisser libre cours à mon admiration pour l’Ode au nouveau roi, l’Ode pour la mort ◀d’▶un destructeur (c’est Nietzsche, mais pourquoi destructeur ?), l’Ode aux marins morts en Chine ; trois merveilles ◀d’▶harmonie, ◀d’▶images, ◀de▶ pensées, ◀de▶ mouvement, qui nous rappellent le ◀d’▶◀Annunzio▶ des beaux jours, lorsqu’il n’était que poète et artiste et que la politique ne l’avait pas encore empoisonné. Du haut ◀de▶ cette poésie, riche et puissante, il parle en homme libre, sans préoccupations ◀de▶ la pose, avec un sentiment national tout à fait rare ; il n’en fallait pas moins pour faire oublier son dernier roman et les mésaventures politiques que j’ai racontées dans le Mercure ◀de▶ septembre. Une chose bien curieuse, c’est la guerre que certains journaux lui déclarent à propos même ◀de▶ ces Odes, dont la grandeur ne peut être en discussion ; mais le phénomène devient supérieurement désopilant lorsque ces journaux impriment les Odes cacochymes ◀de▶ quelque poétereau, en guise de leçon pour ◀d’▶◀Annunzio▶.
Quant à Giovanni Pascoli, son Hymne funèbre au roi Humbert, publié dans le Marzocco de Florence, est une vision hautement tragique et humaine des derniers instants du souverain assassiné, une vision rendue avec un tel emportement ◀de▶ rythmes, qu’elle suffirait toute seule à la révélation ◀d’▶un poète.
Giovanni Pascoli, que les savants étrangers connaissent bien, car il est seul, depuis bon nombre ◀d’▶années, à gagner la grande médaille ◀d’▶or au concours ◀de▶ poésie latine ◀d’▶Amsterdam, nourrit dans son âme une harmonie bizarre et inattendue, qui à côté ◀d’▶un hymne comme celui dont je parlais tout à l’heure, peut placer un Hymne ◀de▶ retour, au duc des Abruzzes, un hymne au rythme brisé, qui paralyse dans un certain sens l’émotion pour ne laisser que l’admiration, froide peut-être, des difficultés vaincues. Avec l’Ode à Umberto Cagni (dans le Marzocco), il revient à l’harmonie large et joyeuse, quoique la pensée soit moins originale que dans la composition précédente.
Je ne peux pas entrer dans l’analyse des détails, peu intéressants pour des lecteurs français, et qui d’ailleurs pour tous ces poèmes ◀de▶ ◀D’▶◀Annunzio▶ et ◀de▶ Pascoli me mèneraient bien loin ; je remarque brièvement la personnalité si diverse des deux poètes, dont l’un affirme son idéal ◀d’▶empire et ◀de▶ domination, toujours inassouvi, et l’autre, Pascoli, laisse percer ses tendances pacifiques, humanitaires, presque tolstoïennes ; dans une mesure, toutefois, assez discrète pour que ni l’un ni l’autre ne gâtent le sens et le goût ◀de▶ la poésie pure.
À remarquer aussi, comme un heureux symptôme, que des journaux tels que la Tribuna et le Giorno de Rome n’aient pas craint ◀de▶ placer, au milieu des platitudes ◀de▶ la politique quotidienne ces spécimens ◀de▶ haute littérature.
Revues et journaux
Notre éminent confrère M. Remy de Gourmont a ajouté à sa collaboration à la Flegrea de Naples les chroniques littéraires, toujours savoureuses et originales qu’il envoie à la Rassegna Internazionale de Florence, une Revue ◀de▶ nouvelle date, mais fort sérieuse et ◀de▶ grand avenir. Parmi les auteurs étrangers j’y remarque, outre M. de Gourmont, MM. Paul Adam, Jules Case, Pierre de Bouchaud Jules de Gaultier, Pierre Hortala, Hugues Rebell, des Anglais, des Polonais, des Hongrois, des Espagnols, etc., qui constituent une Internationale ◀de▶ l’intelligence et ◀de▶ l’esprit ; des Italiens, les meilleurs, jeunes et vieux y collaborent fidèlement ; c’est donc une entreprise intellectuelle dont tous les honneurs vont à M. Riccardo Quintieri, directeur et fondateur ◀de▶ cette Revue, dont plusieurs articles ont déjà été l’occasion ◀d’▶intéressantes discussions.
Dans une des dernières livraisons ◀de▶ la Flegrea, un excellent article ◀de▶ M. Mario Morasso qui, objectant à quelques observations que E. A. Butti publiait dans la Nuova Antologia de Rome, expose avec profondeur et maîtrise toute la théorie philosophico-artistique ◀de▶ Frédéric Nietzsche.
Cette Nuova Antologia donne trop ◀de▶ place à la politique et à l’économie politique ; il est difficile désormais ◀d’▶y pouvoir lire quelque chose ◀de▶ purement littéraire et artistique. Son directeur, M. Maggiorino Ferraris, pourvu ◀d’▶un goût et ◀d’▶un talent indéniables, semble ne pouvoir se débarrasser ◀de▶ son âme ◀d’▶homme parlementaire ; sa Revue va gagner ◀de▶ cette manière une grande influence dans le monde politique, mais elle perd ◀d’▶autant dans le monde des intellectuels, ce qui est regrettable. Les Odes ◀de▶ ◀d’▶◀Annunzio▶ et ◀de▶ Pascoli devraient logiquement paraître dans cette grande Revue, et elles y paraissent, au contraire, en seconde édition, ou n’y paraissent pas du tout. Nous n’avons jamais compris pourquoi M. Maggiorino Ferraris ne pense pas à confier la direction littéraire ◀de▶ la Revue à quelque homme ◀de▶ lettres, en se réservant la direction politique ; quatre yeux voient mieux que deux, en général.
Le Marzocco de Florence, qui a eu ces mois une vogue extraordinaire grâce aux poèmes ◀de▶ Pascoli, continue sa marche avec la sûreté ◀d’▶un journal accrédité et ◀de▶ bonne foi. Il soutient avec esprit et érudition la cause du Grand Art, qu’à Venise, comme à Florence, comme un peu partout, les ingénieurs ◀de▶ la bourgeoisie menacent continuellement avec leur monomanie ◀de▶ démolitions et ◀d’▶élargissements. Ce journal éloigne, enfin, ◀de▶ toutes ses forces, le jour où l’on proposera ◀d’▶abattre le Dôme ◀de▶ Florence pour y faire passer les automobiles, que Dieu tienne dans sa bonne et sainte garde !
Tome XXXVI, numéro 132, 1er décembre 1900
Philosophie.
La philosophie ◀de▶ H. Taine, par G. Barzellotti,
traduit ◀de▶ l’italien par Aug. Dietrich : 1 vol. in-8, ◀de▶ 448 p., Alcan, 7 fr. 50
M. Barzellotti a entrepris ◀de▶ révéler Taine au public italien. Il y a si bien réussi, et ◀de▶ son effort est sortie une étude si exacte, que c’est à lui que nous serons tentés ◀de▶ nous adresser désormais, en France même, pour connaître à fond notre compatriote. Sa critique est complète, pleine, animée ◀d’▶une large sympathie, mais impartiale et assez pénétrante pour mettre comme il faut, et juste comme il faut, en lumière les faiblesses et les valeurs durables ◀de▶ cette œuvre complexe, qui commence avec l’Essai sur les fables ◀de▶ La Fontaine et qui finit, inachevée, avec les Origines ◀de▶ la France contemporaine. La philosophie ◀de▶ Taine, et par là nous entendons le système latent qui coordonne implicitement tous ses aperçus sur le monde et la société, sur la psychologie, l’histoire et l’art, se ressent ◀de▶ sa double origine, allemande et française ; elle souffre ◀de▶ la contradiction, peut-être irréductible, entre la métaphysique synthétique ◀d’▶outre-Rhin et le positivisme analytique propre au tempérament français. Spinoza, Hegel et Goethe sont ses premiers inspirateurs, elle ne les abandonne jamais ; mais Condillac et les idéologues ◀de▶ l’école sensualiste l’accompagnent également et interviennent toujours pour en arrêter les élans, en modérer les hardiesses. Entre ces deux courants si radicalement opposés, si hostiles même l’un à l’autre, la pensée ◀de▶ Taine ne s’est jamais franchement décidée et n’a pas su s’élever non plus à un point de vue supérieur ◀de▶ conciliation. ◀De▶ là cet étonnant spectacle qu’offre le philosophe : partir ◀de▶ Spinoza, du réalisme logique qui assimile plus ou moins l’Univers à une dialectique, ◀de▶ l’ivresse hégélienne qu’il a si éloquemment dépeinte, et aboutir à la conception mécanique ◀de▶ l’esprit et au nominalisme étroit formulés dans le traité ◀de▶ l’Intelligence. M. Barzellotti note avec raison l’incompatibilité ◀de▶ ce nominalisme avec la croyance, affirmée en maints endroits, à la valeur objective et absolue des vérités logiquement nécessaires. La contradiction est à la source, avons-nous dit, chez les maîtres du philosophe, et c’est elle qui l’a empêché ◀d’▶être un métaphysicien, étant trop psychologue, et ◀d’▶être strictement psychologue, étant trop métaphysicien.
Quelle est donc l’originalité véritable ◀de▶ Taine, comme penseur ? L’idée qui revient constamment dans ses livres, et qui les domine, dit M. Barzellotti, est celle ◀de▶ la race, dont il examine l’action sur le génie des individus et des peuples. Elle le conduit à une intuition historique ◀d’▶une intensité et ◀d’▶une profondeur presque sans égales, à cette idée du devenir des sociétés, puisée dans la métaphysique allemande, mais interprétée avec une admirable clarté ◀d’▶analyse et appliquée aux faits avec un art tout français. Philosophe médiocre, osons le dire, psychologue embarrassé dans les théories explicatives, Taine trouve dans l’histoire le terrain le plus favorable au développement ◀de▶ sa « faculté maîtresse », et, comme historien, il est et il restera un sommet.
Ce sont là les principales réflexions que suggère le beau livre ◀de▶ M. Barzellotti. Nous
ne pouvons suivre ici l’éminent professeur dans tous les détails ◀de▶ sa démonstration.
Elle se dégage ◀de▶ l’ensemble, et non ◀d’▶un chapitre en particulier. C’est l’historien que
l’on retrouve encore chez le critique d’art et chez le critique littéraire. C’est une
vérité historique qui fait la valeur ◀de▶ son esthétique, et qui fait qu’on ne la juge
correctement que lorsqu’on la rattache à sa conception ◀de▶ l’histoire. L’idée qui domine
la philosophie et la critique ◀de▶ Taine, conclut M. Barzellotti, consiste, comme il
l’écrivait lui-même à Prévost-Paradol en 1852, à « faire ◀de▶ l’histoire une
science, en lui donnant, comme au monde organique, une anatomie et une
physiologie »
. Mais cette idée, quand on veut la mettre au net, laisse bientôt
percer la contradiction initiale signalée plus haut. Caro reprochait à Taine ◀de▶ revêtir
des formules ◀de▶ Hegel le naturalisme ◀de▶ Diderot. Il reste dans ce jugement, trop
sommaire et trop peu bienveillant pour être entièrement fondé, cependant un grain ◀de▶
vérité définitive ; car il exprime approximativement la raison ◀de▶ l’impuissance ◀d’▶un
Taine à devenir jamais un maître ◀de▶ la spéculation pure.