(1736) Observations sur la comédie et sur le génie de Molière
/ 1560
(1736) Observations sur la comédie et sur le génie de Molière

À Son Altesse
Sérénissime
Monseigneur
le Prince
de Modène

Monseigneur ,

L’ouvrage qui paraît sous vos auspices n’est pas simplement le fruit de quelques veilles ; je le médite il y a trente ans, et je n’en ai jamais abandonné l’idée, depuis que l’exercice de ma profession m’a fait sentir combien le théâtre d’Italie a besoin d’être réformé. J’ose me flatter, MONSEIGNEUR, que mon travail pourrait contribuer à ce dessein, mais je suis en même temps persuadé qu’il y sera très inutile, si un grand prince ne s’en déclare le protecteur.

La sérénissime maison d’Este a toujours été l’asile des sciences et des beaux-arts ; et c’est à ses bienfaits que l’Italie doit les plus excellentes productions de ses poètes. L’Arioste surtout éprouva sa magnificence ; le duc de Ferrare fit bâtir exprès, pour servir à la représentation de ses comédies, ce théâtre superbe, qui par une fatalité singulière fut réduit en cendres le jour même que ce grand poète mourut.

Si dans ces jours heureux, où le bon goût régnait en Italie, les prédécesseurs de V. A. S. favorisèrent les lettres ; et si leur protection généreuse porta le théâtre au plus haut degré ; il vous resta, MONSEIGNEUR, de plus grandes choses à exécuter.

Le théâtre d’Italie était supérieur à tous les théâtres de l’Europe, lorsqu’il fut protégé par vos glorieux ancêtres ; et depuis un siècle qu’il est tombé dans une affreuse décadence, il ne fonde l’espérance de se relever, que sur un prince de votre illustre maison.

Antoine Farnèse, duc de Parme, avait conçu l’idée de le réformer ; il venait de m’appeler à sa cour, où il m’avait honoré de la charge de contrôleur général des Menus Plaisirs, et d’inspecteur des théâtres, lorsque la mort interrompit un si beau dessein.

C’est à V. A. S. que l’exécution en était réservée. En effet, MONSEIGNEUR, je n’en doute point, vous regarderez la réforme du théâtre italien devenue si nécessaire, comme une partie du gouvernement qui mérite votre attention. Les sages lois que dictera V. A. S. corrigeront les spectacles, les rendront plus réguliers ; et la pudeur, loin d’y rougir, n’y sera pas même alarmée.

Pour ce qui regarde l’art du théâtre, je présente aux auteurs le plus excellent modèle qui ait jamais été. Les écrits de Molière sont non seulement une poétique complète sur la comédie, mais encore une poétique convenable au siècle où nous vivons ; et si les poètes italiens se donnent la peine de les examiner, ils reconnaîtront que la pratique d’un si grand maître est la seule qu’ils doivent étudier et suivre.

J’espère que V. A. S. pardonnera au zèle qui m’anime depuis si longtemps ; la liberté que je prends de lui présenter mes Observations sur la comédie, et sur le génie de Molière, et qu’en me permettant de lui consacrer mes veilles, elle agréera cette marque publique de mon hommage. Je suis avec un très profond respect,

MONSEIGNEUR,
de votre altesse sérénissime,
Le très humble, très obéissant, et très soumis serviteur et sujet,
L. Riccoboni.

Préface

Le théâtre est depuis longtemps goûté en Europe ; les principales nations qui l’habitent ont leurs spectacles et leurs poètes, et ne craignent pas, chacune en particulier, de leur donner la préférence. Mais cette préférence, il faut l’avouer, n’a guère d’autre fondement qu’une prévention naturelle. On est conduit dès l’enfance au théâtre ; on s’en fait une douce habitude avant que d’avoir pu réfléchir ; et l’on se persuade insensiblement que pour bien juger d’un ouvrage dramatique, il suffit de joindre quelque esprit à l’usage du théâtre.

Je conviens que la nature et la vérité ne se montrent jamais sans être aperçues, et qu’un spectateur sensé décidera quelquefois heureusement ; mais s’il ignore les règles et la pratique de l’art, il se démentira sans doute, et verra souvent ses décisions réformées par le public.

On voit avec plaisir les tableaux des grands maîtres ; on se fait un honneur de les admirer ; mais pour en apprécier le mérite, il faut connaître au moins la théorie de la peinture. Il en est de même à proportion des autres arts. En effet, l’on ne peut être assuré que l’on raisonne solidement dans ces matières, si on ne les a étudiées à fond, et si on ne s’est nourri des principes par lesquels se sont conduits ces hommes rares qu’un génie heureux, et une application continuelle ont élevés aux premiers rangs de leur art. Mais comment apprendre les règles du théâtre ? Le voici. Les Anciens qui en ont traité nous ont laissé des lois, dont l’observation est indispensable, parce qu’ils les ont puisées dans la raison, et dans la nature même ; cependant, si on y fait attention, l’observation de ces lois, que les premiers dramatiques ont suivies sans les avoir apprises, suffirait à peine aujourd’hui pour tirer un ouvrage de la médiocrité. Et si d’autres écrivains se sont exercés depuis sur le même sujet, ils n’ont jamais touché le but dans leurs préceptes, et par les détails frivoles dont ils se sont occupés, ils ont bien fait sentir qu’ils ne connaissaient pas la source des vraies beautés. Ce n’est point par des lectures infructueuses que les grands poètes sont arrivés à la perfection de l’art dramatique ; c’est en examinant les écrits de ceux qui les ont précédés, c’est en les comparant qu’ils ont appris à discerner les sentiers qui conduisent à cette perfection, d’avec les routes qui ne peuvent qu’égarer.

Voilà, si je ne me trompe, le seul moyen de connaître ce qui est si communément ignoré ; et voilà en même temps l’objet que je me suis proposé.

Je prétends montrer dans cet ouvrage, comment en lisant Molière, on peut apprendre à le suivre dans la carrière difficile qu’il a parcourue avec tant de gloire, et à juger du progrès qu’y font ceux que l’on voit tous les jours s’efforcer de l’atteindre.

Je suis bien éloigné de penser que mes réflexions puissent être de quelque utilité aux auteurs qui ont déjà travaillé pour le théâtre. Les uns sont instruits de tout ce que je pourrais leur dire ; et les autres ne montrent que trop, par le goût dans lequel ils composent, qu’ils cherchent à s’écarter de l’ancienne manière qui leur paraît trop simple, et qui ne convenait, selon eux, qu’à des spectateurs peu intelligents. C’est donc uniquement ceux qui aiment le théâtre, qui suivent les pièces nouvelles, et qui veulent en juger, que j’ai en vue. Je leur indiquerai les moyens de ne se pas méprendre dans leurs jugements, aux premières représentations, et de s’épargner le désagrément d’une rétractation toujours humiliante, dès qu’elle est nécessaire.

Pour mieux faire sentir les réflexions que j’ai hasardées sur la comédie, j’avais besoin d’un objet de comparaison, et je n’ai pas hésité à choisir Molière ; persuadé que tout autre modèle lui était inférieur. Comme il a travaillé dans tous les genres dont la comédie est susceptible, je trouve dans ses écrits la plus excellente pratique de toutes les règles.

J’espère qu’en rendant justice à cet illustre écrivain, je plairai également aux savants qui ont pour lui une admiration si légitime, et aux simples amateurs qui jouissent, aux représentations, de tous les charmes de son esprit. J’ose encore me flatter que ceux-là même, qui par un motif de religion évitent le théâtre, ne désapprouveront pas mon travail : l’apologie que je fais de Molière n’allant pas jusqu’à le défendre, ni même à l’excuser dans les endroits qui pourraient être licencieux. Il ne faut que de la probité pour condamner tout ce qui est capable de corrompre les mœurs, ou de les blesser1.

Approbation.

J’ai lu par ordre de Monseigneur le Garde des Sceaux un Manuscrit intitulé : Observations sur la comédie, et sur le génie de Molière, avec des observations sur la parodie, et j’ai cru que cet Ouvrage serait également utile à ceux qui font leur amusement de la représentation ou de la composition des Pièces Dramatiques. Fait à Paris le 15 Février 1735.

GALLYOT.

Privilège du Roi.

LOUIS par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre : À nos aimés et féaux Conseillers les Gens tenant nos Cours de Parlement, Maîtres des Requêtes ordinaires de notre Hôtel, Grand-Conseil, Prévôt de Paris, Baillis, Sénéchaux, leurs Lieutenants Civils, et autres nos Justiciers qu’il appartiendra : Salut. Notre bien amé le Sieur Louis Riccoboni Lelio, Nous ayant fait remontrer qu’il souhaiterait faire imprimer et donner au Public plusieurs Observations sur la comédie, et sur le génie de Molière. Réflexions historiques sur les différents théâtres de l’Europe, par ledit Sieur Louis Riccoboni Lelio, ensemble les Pièces de théâtres de sa composition ; s’il nous plaisait lui accorder nos Lettres de Privilège sur ce nécessaires ; offrant pour cet effet de les faire imprimer en bon papier et beaux caractères, suivant la feuille imprimée et attachée pour modèle sous le contre-scel des Présentes. À ces causes, voulant traiter favorablement ledit exposant, Nous lui avons permis et permettons par ces présentes, de faire imprimer lesdits Ouvrages ci-dessus spécifiés, en un ou plusieurs volumes, conjointement ou séparément, et autant de fois que bon lui semblera, sur papier et caractères conformes à ladite feuille imprimée et attachée sous notre dit contre-scel ; et de les vendre, faire vendre et débiter par tout notre Royaume, pendant le temps de huit années consécutives, à compter du jour de la date desdites Présentes. Faisons défenses à toutes sortes de personnes de quelque qualité et condition qu’elles soient, d’en introduire d’impression étrangère dans aucun lieu de notre obéissance ; comme aussi à tous libraires, imprimeurs, et autres, d’imprimer, faire imprimer, vendre, faire vendre, débiter ni contrefaire lesdits Ouvrages ci-dessus exposés, en tout ni en partie, ni d’en faire aucuns Extraits, sous quelque prétexte que ce soit, d’augmentation, correction, changement de titre, même en feuilles séparées ou autrement, sans la permission expresse et par écrit dudit Sieur Exposant, ou de ceux qui auront droit de lui ; à peine de confiscation des exemplaires contrefaits, de six mille livres d’amende contre chacun des contrevenants, dont un tiers à Nous, un tiers à l’Hôtel-Dieu de Paris, l’autre tiers audit Sieur Exposant, et de tous dépens, dommages et intérêts ; à la charge que ces Présentes seront enregistrées tout au long sur le Registre de la Communauté des Libraires et Imprimeurs de Paris, dans trois mois de la date d’icelles ; que l’impression desdits Ouvrages sera faite dans notre Royaume et non ailleurs ; et que l’Impétrant se conformera en tout aux Règlements de la Librairie, et notamment à celui du dixième Avril 1725 et qu’avant que de les exposer en vente, les manuscrits ou imprimés qui auront servi de copie à l’impression desdits ouvrages, seront remis dans le même état où les approbations y auront été données, ès mains de notre très cher et féal Chevalier Garde des Sceaux de France, le Sieur Chauvelin ; et qu’il en sera ensuite remis deux exemplaires de chacun dans notre bibliothèque publique, un dans celle de notre Château du Louvre, et un dans celle de notre dit très cher et féal Chevalier Garde des Sceaux de France le Sieur Chauvelin ; le tout à peine de nullité des présentes. Du contenu desquelles vous mandons et enjoignons faire jouir ledit Sieur exposant, ou les ayant cause, pleinement et paisiblement, sans souffrir qu’il leur soit fait aucun trouble ou empêchement : voulons que la copie desdites Présentes, qui sera imprimée tout au long au commencement ou à la fin desdits Livres, soit tenue pour dûment signifiée ; et qu’aux copies collationnées par l’un de nos aimés et féaux Conseillers et Secrétaires, foi soit ajoutée comme à l’Original. Commandons au premier notre Huissier ou Sergent, de faire pour l’exécution d’icelles tous Actes requis et nécessaires, sans demander autre permission, et nonobstant clameur de Haro, charte Normande, et Lettres à ce contraires : Car tel est notre plaisir. Donné à Paris le dixième jour de février, l’an de grâce mil sept cent trente-cinq ; et de notre Règne le vingtième. Par le Roi en son Conseil.

SAINSON.

Registré sur le Registre IX de la Chambre Royale des Libraires et Imprimeurs de Paris, num. 83, fol. 70, conformément au Règlement de 1723, qui fait défense Art. IV à toutes personnes de quelque qualité qu’elles soient, autre que les Libraires et Imprimeurs, de vendre, débiter, et faire afficher aucuns Livres pour les vendre en leurs noms, soit qu’ils s’en disent les auteurs ou autrement ; et à la charge de fournir les Exemplaires prescrits par l’Art. CVIII du même Règlement. À Paris le 31 Mars 1735.

G. Martin, Syndic.

Observations sur la comédie et sur le génie de Molière.
Livre premier.

Article premier.
Des parties de la comédie.

Il n’est pas étonnant que la comédie change suivant les temps, ni qu’elle paraisse si différente en différents pays. Quoiqu’elle ait toujours pour but la correction des mœurs, qu’elle doive toujours représenter les hommes tels qu’ils sont, et qu’au fond les passions ou les caractères ne changent point : cependant les mœurs, ou les usages particuliers à chaque nation font qu’un caractère qui est en soi le même, ne se montre pas en France comme il se montre en Espagne ou en Angleterre. En effet, ces usages particuliers produisent dans la société une différence, qui oblige de se contraindre à Madrid en certains points sur lesquels on est à Paris ou à Londres en pleine liberté. Et de là vient dans les hommes cette différente manière de laisser entrevoir leurs caractères ; et par une suite nécessaire, ce qui oblige à les peindre différemment dans la comédie. Il y a plus, on voit dans le même pays les mœurs varier quelquefois d’un siècle à l’autre, et comme les mœurs influent sur les caractères, l’auteur est forcé alors de subir la loi du changement, et de représenter les hommes, non tels qu’ils étaient, mais tels qu’ils sont devenus.

Et bien que ces variations ne doivent jamais influer sur la construction d’une pièce, parce que cette construction étant fondée sur les principes de la raison, elle doit toujours être essentiellement la même : on est cependant contraint dans la forme de s’attacher à certains objets, dont l’esprit du spectateur est affecté alors, et auxquels on ne peut, sans déplaire, ne pas prêter une sérieuse attention.

Les principales parties dont la comédie depuis Molière est composée, et que nous connaissons encore aujourd’hui, sont, l’intrigue ; le caractère ; les incidents, ou coups de théâtre ; le comique, ou jeu de théâtre ; et le dialogue, ou la diction.

Article second.
De l’intrigue.

Comme l’intrigue est la base du genre dramatique, c’est aussi la partie qui mérite une plus grande attention. Sans intrigue il n’y a point de comédie, et c’est par l’intrigue qu’on la distingue du dialogue. Le dialogue en général ne présente au lecteur qu’un simple entretien de deux ou de plusieurs personnes sur quelque point particulier ; ou si quelquefois il offre une action, qui ait un but, comme Les Philosophes à l’encan de Lucien, cette action est passagère et momentanée, et n’étant d’ailleurs interrompue, ni traversée par aucun mouvement d’intrigue, on ne peut lui donner le titre de comédie.

Deux espèces d’intrigue.

On distingue deux sortes d’intrigue.

Première espèce d’intrigue.

Dans la première espèce, aucun des personnages n’a dessein de traverser l’action, qui semble devoir aller d’elle-même à sa fin, mais qui néanmoins se trouve interrompue par des événements que le pur hasard semble avoir amenés.

Cette sorte d’intrigue est, je crois, celle qui a le plus de mérite, et qui doit produire un plus grand effet ; parce que le spectateur, indépendamment de ses réflexions sur l’art du poète, est bien plus flatté d’imputer les obstacles qui surviennent aux caprices du hasard, qu’à la malignité des maîtres ou des valets ; et qu’au fond une comédie intriguée de la sorte étant une image plus fidèle de ce que l’on voit arriver tous les jours, elle porte aussi davantage le caractère de la vraisemblance.

Modèles de la première espèce d’intrigue.

Nous n’avons parmi les ouvrages des Anciens que deux modèles en ce genre, l’Amphitryon, et Les Ménechmes. Molière, en choisissant le plus parfait de ces originaux pour l’objet de son imitation, a bien montré quel était son discernement. L’Amphitryon, qu’il a imité, ou plutôt qu’il a presque traduit, offre une action que les personnages n’ont aucun dessein de traverser ; c’est le hasard seul qui fait arriver Sosie dans un moment où Mercure ne peut le laisser entrer chez Amphitryon ; le déguisement à la faveur duquel Jupiter cherche à satisfaire son amour, produit une brouillerie entre Amphitryon et Alcmène, qui fonde également leurs plaintes réciproques. Jupiter, qui ne veut point que cette brouillerie révolte Alcmène contre son mari, revient une seconde fois sous la forme d’Amphitryon, pour se raccommoder avec elle ; il faut pendant ce temps-là que Mercure défende à Amphitryon, qui survient, l’entrée de sa maison. Comme il a pris la figure de Sosie, c’est sur ce malheureux esclave que tombe toute la vengeance d’Amphitryon ; cependant les chefs de l’armée que Jupiter pour se défaire de Sosie a fait inviter à dîner, voyant deux Amphitryons, ne savent de quel parti se ranger. Alors l’action est conduite à sa fin par l’éclat que doit faire nécessairement la tromperie de Jupiter ; et ce Dieu est obligé de se découvrir aux dépens même de l’honneur d’Alcmène. Ainsi rien n’arrive dans cette pièce de dessein formé, et le hasard en produit seul tous les incidents.

Mais il manque à la perfection de cette comédie la simplicité dans le principe de l’action ; parce que la ressemblance surnaturelle, d’où naît tout le mouvement, est une machine qui diminue de beaucoup le mérite de ces intrigues de la première espèce ; et que le naturel ou le simple, ne doivent jamais être altérés par le merveilleux, ou le surnaturel.

Comme la comédie des Ménechmes est encore plus vicieuse de ce côté-là, et qu’elle a aussi moins d’intérêt, je n’en parlerai point. Je dirai seulement que je ne connais point de comédie française d’intrigue dont les incidents ne soient pas prévus par les personnages, et qu’excepté Amphitryon, c’est le seul genre que Molière n’ait point traité. Les Espagnols ont un assez grand nombre d’intrigues de la première espèce : telle est entre autres l’intrigue d’une pièce de Calderón, qui a pour titre : La Maison à deux portes, et que l’on peut regarder comme un modèle en ce genre.

Seconde espèce d’intrigue.

Si dans la première espèce d’intrigue, c’est le hasard qui produit tous les incidents, dans la seconde, qui est plus facile et plus usitée, il n’y a rien qui ne soit prémédité. C’est par exemple un fils amoureux de la personne que son père veut épouser, et qui imagine des ruses pour arriver à son but. C’est une fille qui, étant destinée à un homme dont elle ne veut point, fait agir un amant, une soubrette, ou un valet pour détourner ses parents de l’alliance qu’ils lui proposent, et parvenir à celle qui fait l’objet de ses désirs. Ici tous les événements sont produits par des personnages qui ont dessein de les faire naître, et souvent le spectateur les prévient ces événements ; ce qui diminue infiniment de son plaisir.

Mais de tous les inconvénients qui sont attachés à cette espèce d’intrigue, le plus considérable est le défaut de vraisemblance : défaut qu’entraînent aussi les déguisements : en effet quelle apparence, que malgré toutes les précautions imaginables, un homme se déguise assez heureusement pour paraître devant un autre homme dont il est connu, et que sa voix, son maintien, ou les traits même de son visage ne le décèlent point ?

Molière n’a employé les déguisements que dans des actions de pur comique, comme dans Pourceaugnac, dans Le Bourgeois gentilhomme, et dans quelques autres pièces, qu’on doit regarder comme des farces, quoiqu’elles soient d’une étendue plus considérable que les farces ordinaires ; mais lorsqu’il a voulu composer une pièce de haut comique, jamais il ne s’est servi d’un semblable expédient. Ainsi l’Amant qui se déguise en Maître d’Hôtel pour entrer au service de l’Avare, n’est point du nombre de ces personnages dont le déguisement n’est pas vraisemblable ; comme Valère n’est connu que de Marianne, il peut se donner dans la maison pour ce qu’il veut, et il n’a point à craindre qu’Harpagon ou les domestiques démêlent ce qu’il est ; et voilà les seules circonstances où il soit permis dans la bonne comédie de se travestir. L’Eunuque de Térence présente Chéréa dans une situation toute semblable ; les déguisements de l’Olive dans Le Grondeur, sont d’une nature bien différente. Aussi pour leur donner un air de vraisemblance, on fait dire à ce valet que son maître par mauvaise humeur ne l’a pas regardé en face depuis trois jours qu’il est à son service.

J’ai déjà insinué, et l’on sent assez que cette espèce d’intrigue coûte moins à imaginer que la première. Cependant on ne peut assez admirer que les modernes ne se soient point exercés sur des sujets, et n’aient point inventé des plans, où les incidents fussent produits, amenés par le hasard, ou les seules circonstances. Si de pareils sujets offrent plus d’obstacles à surmonter, le succès assurerait aussi plus de gloire ; et le poète aurait le mérite d’avoir donné une espèce de comédie nouvelle. Car on peut dire que les Anciens n’ont fait qu’effleurer celle dont je parle, et que les Espagnols, parmi les Modernes, ont mêlé d’ordinaire en la traitant les deux espèces d’intrigue, et l’ont gâtée encore par toutes les licences de leur théâtre.

Il faudrait donc, pour composer une excellente comédie, s’attacher uniquement à la première espèce, et ne rien emprunter de la seconde. Le théâtre, si on l’ose dire, commence à vieillir ; les nouveautés seules peuvent lui redonner de la vigueur. Mais loin de la chercher dans les détails d’un dialogue singulier ou satirique, ou dans des caractères outrés, et hors de la nature, il faudrait la tirer, cette vigueur, du sein même de la fable ou du sujet ; alors le fond des pièces aurait moins d’uniformité, et les situations plus variées par conséquent, deviendraient aussi plus neuves et plus intéressantes, sans rien perdre de leur vraisemblance.

Une forme nouvelle qui serait excellente ranimerait tout ensemble les poètes et les spectateurs, et je ne crois pas qu’on puisse en trouver une meilleure que la comédie d’intrigue de la première espèce.

Intrigue jointe aux mœurs.

Mais à quelque genre d’intrigue que l’on s’attache, on doit toujours s’accommoder aux mœurs des temps et des lieux. Or, je le répète encore, ce sont les lois de la société, les différentes manières de penser qui produisent la variété des mœurs, et les usages propres à chaque nation. J’ajoute que les passions font quelquefois partie des mœurs particulières d’un pays ou d’une province. Ici la jalousie est furieuse, et le simple soupçon ne peut être lavé que dans le sang, ou expié que par le poison. Là on méprise les effets de cette passion, ou du moins on la traite avec prudence et ménagement. Dans une des provinces du royaume, les habitants sont généralement nobles et pleins de valeur, mais glorieux, quoique ordinairement peu favorisés de la fortune. Ailleurs on se fait une idole de la vengeance, ou l’on sacrifie à l’intérêt. Ainsi les passions produisent quelquefois les mœurs d’une province, ou d’une région entière.

Mais je dois avertir en premier lieu que par mœurs, j’entends avec les Anciens ce que l’on appelle aujourd’hui caractères ; car les Anciens n’emploient qu’un seul et même terme pour exprimer ces deux idées ; au lieu que les Modernes les ont rendues par deux termes différents, comme je le dirai dans l’article suivant.

En second lieu, comme ceux qui ne sont point dominés par une forte passion sont susceptibles de toutes les autres, mais sans excès, je nommerai passions générales celles qui sont communes à tous les hommes.

Or voilà quelles sont les sources de l’intrigue, les mœurs particulières des pays, et les passions générales des hommes ; et c’est sur ces deux pivots que roulent les intrigues de toutes les comédies anciennes et modernes.

Plaute a peint communément les mœurs de son temps et de la nation pour laquelle il écrivait ; mais cette manière, qui de soi est excellente pour plaire, est sujette à plusieurs inconvénients, lorsqu’il s’agit d’exécuter. Dans la tragédie, le spectateur se prête aux mœurs extraordinaires des peuples les plus barbares et les moins connus : dans la comédie au contraire il veut qu’on lui présente les mœurs de son pays, ou du moins celles qui sont communes à tous les hommes. Les mœurs générales, qui ont plu autrefois, plaisent encore aujourd’hui, et plairont de même à ceux qui viendront après nous, parce que les passions, qui de tout temps ont fait la guerre aux hommes, comme la jalousie, l’avarice, l’ambition, et tant d’autres, sont, pour ainsi dire, attachées à l’humanité, et qu’elles en sont inséparables.

Les comédies où Plaute a employé des esclaves fourbes et intrigants ; L’Andrienne de Térence, toute excellente qu’elle est, et les autres comédies de ce caractère, ne sont point goûtées de nos jours, parce que, les mœurs de ce temps-là étant absolument changées, elles ne nous intéressent plus. Il n’en est pas de même de l’Aulularia, des Menæchmes, des Captifs, du Mercator, du Trinummus, et de quelques autres pièces du même genre : les mœurs qui y sont traitées ne choquent point, et nous voyons souvent avec plaisir ces sortes de pièces sur nos théâtres. Or la seule raison, à mon avis, pour laquelle ces différentes comédies sont reçues si différemment, c’est que l’intrigue des dernières n’a pour base que des mœurs ou des passions générales, et que ces mœurs ou ces passions, qui régnaient au temps de Plaute parmi les Romains, règnent encore malheureusement parmi nous.

Je trouve encore une preuve invincible de ce que je viens d’avancer, dans quelques ouvrages de Molière. Molière, car il sera toujours l’objet de nos réflexions, a composé deux Comédies dont l’intrigue roule sur des mœurs particulières ou caractères de son temps ; je veux dire Les Femmes savantes, et Les Précieuses ridicules ; or il n’y a que cinquante ans que cet illustre écrivain est mort, et cependant les spectateurs, lors même qu’ils admirent ces deux excellentes comédies, ne les goûtent déjà plus, parce que les caractères qu’elles représentent n’ont plus de modèles dans la société.

C’était un ridicule du temps, un ridicule de l’esprit ; or les défauts, qui prennent leur source dans l’esprit et non pas dans le cœur, ne forment que des caractères qui disparaissent, ou des ridicules passagers, et qui ne sauraient porter un ouvrage à la postérité, à moins qu’il ne soit soutenu par des traits semblables à ceux dont Molière a rempli sa comédie des Femmes savantes. Mais supposons pour un moment que les mœurs ou caractères des Femmes savantes, et des Précieuses ridicules, subsistent de nos jours, supposons encore qu’elles dussent subsister longtemps en France : on ne pourra disconvenir au moins que jamais les deux comédies dont je parle ne sortiraient du royaume, comme elles n’en sont point sorties jusqu’ici. En effet, si on les avait transportées sur des théâtres étrangers, qu’auraient compris les autres peuples de l’Europe à des mœurs ou caractères bizarres en soi, et qui n’étaient connus qu’en France seulement ?

Il résulte de ce que j’ai dit, qu’une pièce dont l’intrigue est fondée sur des mœurs générales subsistera plus longtemps, et sera plus généralement applaudie ; mais il faut convenir en même temps que si une pièce dont l’intrigue est fondée sur des mœurs particulières ne perce pas si loin dans l’avenir, elle a d’un autre côté un succès plus éclatant dans son origine.

Article troisième.
Du caractère.

Nous avons dit dans l’article précédent que les Anciens emploient un seul et même terme, pour exprimer ce que nous entendons par mœurs et caractères. C’est de quoi on peut se convaincre en lisant les Poétiques d’Aristote et d’Horace, et même les caractères de Théophraste : en effet, bien que ce traité porte dans la langue originale le titre de Caractère, l’auteur n’a point employé ce terme dans l’ouvrage même ; il se sert d’un mot qui semble mieux répondre à celui de mœurs en français.

Ce n’est pas que les Anciens aient confondu ces deux idées, on ne saurait se persuader au contraire qu’ils ne les aient pas distinguées : mais on peut du moins avancer, à la gloire des Modernes, qu’ils ont mieux profité de cette distinction ; cependant c’est un des préceptes d’Aristote qui m’a fait sentir la raison qu’ils ont eue de l’établir.

Caractères marqués dans Aristote.

Selon Aristote, les mœurs dans la tragédie, qui est « une imitation des meilleurs », doivent être plus nobles et plus élevées que l’original ; et dans la comédie, qui est une imitation des « plus méchants », les portraits doivent être plus chargés que les modèles, en sorte (dit ce grand maître) « qu’elles nous donnent un exemple de la difformité qui fait rire ». Or n’est-ce pas là dire que dans la comédie il faut distinguer les mœurs ou caractères, d’avec les mœurs ou passions générales, et que ces mœurs ou caractères y doivent prédominer ? Et lorsqu’il ajoute qu’elles « doivent être plus difformes que les originaux », ne nous fait-il pas entendre clairement, qu’il faut charger les passions par des traits marqués, ainsi que les Modernes l’ont pratiqué ? Voilà pourquoi il nous a fallu distinguer les passions d’avec les caractères, par une dénomination particulière.

J’avoue que les anciens comiques ont traité les passions dans leurs ouvrages ; mais elles n’y dominent jamais assez pour former un caractère principal : au lieu qu’elles sont devenues la partie la plus essentielle de nos comédies, et que sans les mettre en jeu, on ne peut représenter une action noble, ni produire du haut comique.

Caractères dans les Anciens.

Parmi les comédies anciennes qui sont venues jusqu’à nous, je ne connais que l’Aulularia de Plaute qui soit dans ce genre ; car le Miles gloriosus, qui en approche le plus, n’a que deux scènes qui caractérisent le Fanfaron, et le reste de l’action consiste seulement dans une intrigue qui n’est point assez liée avec le caractère principal. Pour les pièces grecques qui, par les titres seuls que nous en avons, paraissent avoir été des pièces de caractère2, nous en parlerons dans le troisième Livre, qui contient l’examen des théâtres anciens, mis en parallèle avec ceux des Modernes.

L’Avare, dans l’Aulularia de Plaute, est le seul caractère qui ait pu éclairer les Modernes, et leur apprendre l’effet que produisait une passion, lorsqu’elle était parvenue à occuper tout à la fois le cœur et l’esprit ; ils ont fait dominer ces sortes de passions sur l’intrigue, et en les distinguant des autres passions, suivant le précepte d’Aristote, ils les ont appelées caractères. Je ne crois donc pas me tromper, en disant que les Modernes, qui ont traité les passions dans toute leur force, ont fait un meilleur usage que les Anciens, du précepte de ce grand maître.

Caractères établis par les Modernes. Poètes français, les premiers inventeurs des caractères.

Outre les observations qu’on a faites sur les ouvrages des Anciens, et sur la Poétique d’Aristote, la nécessité de varier le spectacle aura aussi engagé les poètes modernes à composer des pièces de caractère. Il n’est pas surprenant qu’après plusieurs siècles les auteurs et les spectateurs se soient lassés, les uns d’imaginer, et les autres de voir des intrigues, qui n’étaient soutenues d’aucune grande passion ; l’amour de la nouveauté leur a sans doute inspiré l’idée de construire des fables dans lesquelles l’intrigue fût tout à fait subordonnée au caractère ; et les poètes français sont, je crois, les inventeurs de ce nouveau genre de comédie.

Les pièces de caractère sont plus goûtées aujourd’hui que les pièces d’intrigue, non seulement parce que les premières ont sur les secondes l’avantage de la nouveauté, mais encore parce que celles-ci ne sont que l’ombre de la vérité, et que les autres en sont une image fidèle. Et, bien que l’imagination, du poète se fasse également sentir dans ces deux genres de comédies, il est vrai cependant qu’elle brille moins dans l’une que dans l’autre. Le mouvement, ou l’action théâtrale, appartient aux pièces de caractère et à celles d’intrigue ; mais on peut dire que la nature et la vérité sont le partage des pièces de caractère ; l’illusion qu’elles produisent est plus forte, et le cœur en est plus aisément touché ; c’est un miroir dans lequel on aperçoit la naturelle et vivante image de ceux qui nous environnent ; au lieu que dans les pièces de pure intrigue, on ne jouit tout au plus que de l’art d’une conduite ingénieuse. Les hommes aimeront toujours mieux voir le portrait des vices et des ridicules dont ils sont blessés, qu’une intrigue qui leur est étrangère, et qui, si elle peut les intéresser quelquefois, ne les amusera jamais autant que la peinture d’un caractère.

Intrigue dans les comédies de caractère.

Plusieurs auteurs français ont prétendu qu’une comédie de caractère n’était pas susceptible d’intrigue, ou qu’elle ne l’était que d’une intrigue très légère ; que le caractère une fois trouvé, c’était le point essentiel auquel un poète devait s’arrêter, qu’il n’y avait point d’autre moyen d’attacher le spectateur, et que ni l’un ni l’autre ne devaient s’embarrasser si la fable est intriguée, ou ne l’est pas.

Pour moi je regarde une comédie de caractère sans intrigue, comme un corps sans âme ; mais, pour allier ces deux choses, il ne faut pas que l’intérêt particulier d’aucun des personnages accessoires, devienne le mobile de l’action théâtrale. Une intrigue de cette nature cache et fait oublier les beautés du caractère, soit en les éloignant de la mémoire du spectateur, soit en les confondant avec des actions étrangères qui affaiblissent, ou plutôt anéantissent, pour ainsi dire, l’objet principal.

Intrigue produite par le caractère.

Le caractère doit lui-même servir à intriguer l’action, et c’est de cette source que l’intrigue doit partir. Le Flatteur ; l’Avare ; le Jaloux ; le Glorieux, et toutes les passions, qui nous fournissent autant de caractères, doivent créer et conduire la fable et son mouvement ; alors l’intrigue ne détournera jamais du caractère l’attention des spectateurs, parce que le caractère marchera toujours à côté d’elle. Arrive-t-il quelque incident, ou quelque coup de théâtre, dans le temps que le personnage principal est hors de la scène ? C’est le caractère principal qui le produit ; c’est à ce principal personnage qu’on applaudit, tout absent qu’il est ; et c’est lui qui fait rire. Comme il est toujours la cause immédiate des scènes et des traits, il l’est par conséquent des ris et des applaudissements : et lorsque dans la scène suivante, ce personnage principal revient sur le théâtre, le spectateur se rappelle avec plaisir ce que son caractère vient de produire. Voilà ce que Molière a si bien exécuté dans L’Étourdi, dans L’École des femmes, et dans L’École des maris.

Exemples de comédies intriguées par le caractère.

Il faut néanmoins observer que dans L’Étourdi, le valet fourbe ne fait pas l’intrigue de la fable, comme il le paraît d’abord : car il imagine toutes ses fourberies avec tant de jugement, qu’il n’aurait besoin que de la première pour arriver à ses fins ; mais l’Étourdi détruisant par son caractère tout ce que fait le valet, et ce valet se piquant de réussir, ils composent ainsi tous deux une intrigue, dont on peut dire que le caractère de l’Étourdi est le premier mobile. De même Isabelle dans L’École des maris, et Agnès dans L’École des femmes, forment l’intrigue de l’action, et donnent par leur caractère tout le mouvement aux autres personnages.

Ces trois modèles font assez connaître qu’une comédie de caractère, pour être parfaite, doit avoir une intrigue, et l’on peut juger par là quelle est l’espèce d’intrigue qui lui convient.

Caractères dont il faut faire usage. Distinction des caractères.

Tous les caractères ne sont pas propres à être mis sur le théâtre. Les caractères simples ou principaux doivent toujours être préférés, parce qu’ils sont plus frappants, et plus susceptibles d’action théâtrale, au lieu que les caractères accessoires fournissent très difficilement la matière nécessaire à une intrigue. J’appelle caractère simple ou principal celui qui sans participer d’aucun autre, et sans en rien emprunter, peut soutenir l’action d’une pièce par lui seul ; et caractère accessoire, celui qui émane d’un autre, et qui, pour se soutenir, a besoin du secours de quelque autre caractère. L’Avare est un caractère principal, qui fournit abondamment de la matière pour composer une pièce de cinq actes ; mais si on voulait traiter le Ménager, qui est un caractère accessoire à celui de l’Avare, on trouverait que la matière ne serait ni suffisante, ni même aussi théâtrale que la première.

Toute passion a ses degrés, et par cette raison tout caractère est principal ou accessoire : la sympathie et l’amitié sont des caractères accessoires à l’amour, comme le soupçon et la défiance sont accessoires à la jalousie ; or tous ces degrés de caractère, et autres semblables, ne sauraient fournir une matière qui convienne à la comédie. D’ailleurs une partie des caractères que j’ai appelés accessoires, peuvent quelquefois n’être pas propres à former un caractère théâtral, parce que, au lieu d’être une passion ou un vice dans la société, ils y sont regardés comme une vertu, ou comme un mérite : tels sont, par exemple, l’économie à l’égard de l’avarice, et l’amitié par rapport à l’amour. Ainsi ce que j’ai dit ne doit s’appliquer qu’à ceux des caractères accessoires qui sont des défauts dans la société, comme le soupçon et la défiance, et non pas à la sympathie, ni à l’amitié. D’où on peut conclure que les passions et les vices conviennent davantage au théâtre, puisqu’en donnant le moyen de corriger les mœurs, ils nous présentent encore les ridicules de ces passions.

Manière de traiter les caractères.

Il ne suffit pas d’avoir choisi un caractère convenable, il s’agit encore de le bien traiter. Pour y réussir, il est, je crois, nécessaire de ne lui en opposer aucun autre qui soit capable de partager l’intérêt et l’attention du spectateur. Nous en avons une preuve récente dans une comédie représentée depuis peu sur le théâtre français, et composée par un auteur dont le mérite est généralement reconnu ; un des personnages de cette comédie dont le caractère est brusque et familier, s’attira l’attention des spectateurs, et enleva au caractère principal les suffrages et les applaudissements qu’on lui avait donnés avec raison au commencement de la pièce. Le caractère dominant de la fable fut obligé de céder, et les plaisanteries grossières du Financier éclipsèrent presque entièrement les traits fins et délicats du Glorieux : dès ce moment, le principal objet de la pièce en devint, pour ainsi dire, un épisode, et ce caractère imaginé pour servir seulement de contraste au Glorieux, l’emporta tellement, et fut si bien reçu du public, que la pièce lui est presque redevable du brillant succès qu’elle a eu.

Je ne prétends pas cependant exclure tous les caractères d’une moyenne force, et en blâmer la liaison avec le caractère principal ; mais je prétends seulement dire que celui-ci doit tellement dominer et prévaloir sur les autres, que le spectateur ne soit jamais entraîné par l’effet ou l’action qu’ils peuvent produire à son préjudice.

Comédie de caractère mixte. Deux espèces de cette comédie.

De tout ce que je viens de dire, on ne doit point conclure que l’on ne puisse pas faire des comédies de caractère mixte ; les fables de ce genre différent beaucoup de celles que l’on appelle simplement pièces de caractères, comme nous l’expliquerons dans la suite. La comédie de caractère mixte doit être regardée sous deux faces très différentes. Premièrement, le poète peut quelquefois se servir d’un caractère principal, en faire même l’objet de sa fable, et lui associer d’autres caractères, pour ainsi dire, subalternes, sans que l’action en devienne plus chargée et plus intriguée. Secondement, il peut joindre ensemble plusieurs caractères des deux espèces que nous avons marquées, sans donner à aucun d’eux assez de force pour le faire dominer et briller au-dessus des autres.

Exemple de la première espèce.

Molière, dans Le Misanthrope, fournit un exemple de la première façon de considérer la comédie de caractère mixte. Il fait du Misanthrope le principal objet de sa fable, et y joint en même temps les caractères de la Coquette, de la Médisante, et des Petits-Maîtres, sans que le caractère principal fasse par lui-même l’intrigue de l’action. Il est vrai qu’il y a peu d’intrigue dans la pièce ; mais il n’est pas moins vrai que tous les caractères qui environnent le Misanthrope, et tout ce qui arrive dans l’action se rapporte à lui. Le sonnet, le procès, les conversations de la Coquette, les propos des Petits-Maîtres, ne sont ajoutés que pour le faire valoir, et ce sont, pour ainsi dire, autant de coups de lumière qui le font briller davantage. C’est un art admirable dont nous sommes redevables à Molière, et le seul que l’on pouvait employer dans une pièce d’un pareil caractère. Si l’on ne veut pas convenir que le Misanthrope soit un caractère purement métaphysique, on doit du moins avouer qu’il l’est en partie, puisqu’on ne peut le mettre au rang de ces caractères communs, dont le genre humain nous présente des modèles à chaque pas, et dont les traits marqués en rendent la peinture plus facile, et diminuent le travail du poète. Molière n’a pas traité de même l’avarice, l’amour, la jalousie, et les autres caractères de cette espèce : il les fait dominer absolument sur les caractères accessoires, sur toutes les parties de la fable, et sur l’action même qu’ils conduisent et tiennent comme enchaînée : c’est la gradation de la passion dominante qui donne le mouvement à l’action, et c’est elle qui la dénoue dans la forme que la nature du caractère le demande.

Exemples de la seconde espèce.

La seconde espèce de comédie de caractère mixte, est, comme nous avons dit, formée de plusieurs caractères, dont chacun ne brille pas assez pour être distingué des autres, et pour être regardé comme le caractère principal. Les exemples les plus sensibles que l’on en puisse donner, sont, je crois, L’École des maris, L’École des femmes, La Comtesse d’Escarbagnas, et quelques autres ; on y trouve un assemblage de caractères, qui par leur espèce d’égalité ne peuvent se nuire l’un à l’autre. Molière s’est servi quelquefois d’un des caractères de ses fables, pour en faire le principe du mouvement de l’action3 ; mais quoique ce caractère agisse, si on peut le dire ainsi, avec préférence dans la pièce, il ne nuit cependant point aux autres, qui de leur côté ne peuvent lui nuire ; ils sont tous d’égale force, et si on les considère avec attention, on verra clairement qu’aucun d’eux ne pouvait servir de caractère principal, parce qu’aucun d’eux n’a essentiellement la force suffisante pour dominer sur les autres, et les rendre des caractères subalternes, ou accessoires : tel est le caractère d’Isabelle dans L’École des maris, qui quoique principe de l’action, ne nuit point à ceux de Sganarelle, d’Ariste, et de Léonore : et si les caractères d’Isabelle et de Sganarelle brillent davantage que ceux d’Ariste et de Léonore, c’est parce qu’ils sont plus en jeu, et que c’est sur eux que le poète fonde l’intrigue de sa fable ; il en est de même des caractères d’Arnolphe et d’Agnès dans L’École des femmes : ces deux caractères ne se nuisent point l’un à l’autre.

Molière n’a pas traité de même les pièces de L’Avare, de George Dandin, du Malade imaginaire, du Bourgeois gentilhomme, et plusieurs autres qu’il a composées dans le genre de comédies de caractères principaux ou dominants, parce qu’en effet ils sont tels essentiellement. Si dans l’article où j’ai parlé de la qualité de l’intrigue propre à une pièce de caractère, je n’ai donné pour exemple que les deux pièces de L’École des maris, et de L’École des femmes, quoique ces deux comédies soient de caractère mixte, on sentira aisément que j’en pouvais citer de caractère principal et dominant ; mais j’ai réservé à faire sentir dans l’examen particulier de la comédie de L’Avare, la qualité et la force d’un caractère dominant ; et c’est par là que j’autoriserai mon opinion sur l’intrigue convenable aux pièces de ce genre, et sur la distinction que je donne des caractères.

Épisode attaché aux caractères.

Une passion, si elle est parvenue à un certain degré, est pour l’ordinaire accompagnée d’autres vices, et tout au moins de plusieurs défauts. Le Glorieux, par exemple, est presque toujours fat, menteur, et méprisant ; le Joueur, prodigue et libertin ; le Jaloux, colère et insociable ; et ces passions, que l’on peut appeler grands ou principaux caractères, fournissent assez à l’intrigue avec les défauts qui les suivent, sans avoir recours aux caractères épisodiques. Plaute, dans sa comédie de l’Aulularia, nous a donné l’idée du caractère de l’Avare, mais, il n’a pas, au sentiment des Modernes, tiré de son sujet tout l’avantage dont il était susceptible : au lieu que Molière, qui connaissait parfaitement le cœur humain, a donné dans sa comédie de L’Avare deux compagnes à l’avarice, qui sont la défiance et l’usure ; et comme elles en sont presque toujours inséparables, elles ont naturellement fourni à cette pièce les épisodes nécessaires. Il est vrai qu’il peut se trouver un avare qui ne soit pas usurier ; mais si on l’examine avec attention, on sentira que s’il ne l’est pas, c’est peut-être son rang, ses emplois, sa dignité, ou quelque autre puissant motif qui l’en détourne ; que si l’on connaissait le fond de son cœur, on le trouverait aussi incliné à l’usure, qu’il paraît avare en effet.

Pour inspirer au spectateur l’horreur d’un vice, il faut le peindre avec les couleurs les traits les plus capables de bien caractériser ce même vice ; mais on doit prendre bien garde qu’il doit toujours être présenté par le côté ridicule et comique, et non par le côté bas et sérieux : les hommes se corrigent moins aisément des vices que des ridicules.

Les sujets, ou les fables les plus simples, étaient autrefois les plus estimés, mais aujourd’hui qu’ils plairaient moins aux spectateurs, on est obligé de les charger un peu, si on cherche à plaire en corrigeant les mœurs.

Les auteurs qui veulent s’accommoder à ce goût, se trompent ordinairement dans la construction de leurs fables. Ils ne s’attachent pas assez à tenir un juste milieu entre le simple ou le vrai, l’outré et l’impossible ; ils passent souvent les bornes de la nature, et défigurent la vérité. On doit caractériser les passions dans le grand, mais il ne faut pas les charger jusqu’à blesser la vraisemblance. Molière, qui connaissait si bien ce point de justesse, n’a point outré la vérité : il n’a fait que ce qu’il croyait nécessaire pour plaire au spectateur, sans forcer la nature. Si dans l’Avare il a chargé le caractère, il l’a fait sans détruire la vraisemblance : on ne dira point qu’il n’y a jamais eu d’avares usuriers, mais on dira seulement qu’ils ne le sont pas tous, ou que quand ils le sont, ils tâchent de ne le point paraître : ainsi Molière a parfaitement suivi ce que l’intention de sa fable exigeait de lui pour attacher les épisodes au caractère.

Variété dans un seul caractère. Exemples de cette variété.

Il y a des espèces de passions dont chacune peut fournir des sujets également bons convenables à la tragédie, à la comédie, et à la farce ; et c’est de quoi l’on peut se convaincre par les ouvrages de Molière. La jalousie, par exemple, est de cette espèce : elle peut être selon le rang ou le caractère du personnage jaloux, adaptée au sérieux comme au comique, et ce n’est plus alors que l’affaire de l’art et du génie de l’auteur. Je suppose, par exemple, que de deux maris également jaloux de leur femme, qui pensent tous deux que leur honneur est blessé, l’un est brave et violent, et l’autre lâche et pacifique : si le poète les représente tous deux avec les sentiments convenables à leurs caractères, le premier sera un Hérode, et le second un Sganarelle. Pour mieux faire sentir ici la finesse de l’art, il ne faut que comparer Molière avec Molière même ; et l’on apprendra dans Le Prince jaloux, Le Cocu imaginaire, et George Dandin, à tirer d’une seule passion une si grande diversité de sujets.

Article quatrième.
Du dialogue.

Économie de théâtre.

Le dialogue a tant de rapport avec la partie la plus essentielle du poème dramatique, je veux dire l’économie, que je ne puis parler de l’un, sans parler de l’autre. On sait que par l’économie de théâtre il faut entendre la disposition naturelle et sensée du progrès de l’action, la façon de la faire marcher, l’ordre de toutes les parties, principalement des scènes, et la distribution convenable des incidents ; enfin personne n’ignore que c’est par elle que le tout doit être disposé avec une telle harmonie, qu’il soit impossible, sans faire tomber l’édifice, d’en déranger la moindre partie, soit pour la changer de place, soit pour la retrancher. Cet art ou économie de théâtre si nécessaire dans toutes les parties qui composent le corps de la fable, est encore plus essentiel dans le dialogue. Si le plan de la fable doit être exactement dessiné et arrangé avant que d’être entièrement formé et animé par le dialogue, il faut aussi que chaque scène ait sa juste étendue, afin que ce corps, si heureusement ébauché, ne soit pas dans la suite défectueux dans quelqu’un de ses membres.

Exemple d’économie.

Le Pastor fido du Guarini me fournit un exemple qui fait à mon sujet. Cette pastorale, si connue et si estimée, est parfaite dans l’économie de toutes ses parties, mais elle pêche dans l’arrangement du tout ensemble. Chaque scène en particulier est un modèle d’une excellente économie ; mais les scènes sont si peu liées dans le plan général, que l’on peut, sans déranger l’action, en transporter plusieurs d’un acte à un autre. Le grand nombre de personnages dont la fable est chargée oblige les acteurs à doubler les rôles à transposer les scènes, pour avoir le temps de changer d’habit et même de supprimer communément des personnages. Tels sont ceux de Coridone et d’Uranio, que l’on retranche sans que la pièce en souffre, et sans que le spectateur s’en aperçoive, à moins qu’il ne la sache par cœur, ou qu’il n’ait le livre à la main. Je parlerai plus au long de l’origine de ce défaut, en parlant de la duplicité d’action.

Molière nous a fait sentir dans ses meilleures pièces l’extrême attention qu’il a eue à faire marcher l’économie du tout ensemble avec celle des parties de la fable, et de quelle conséquence il a regardé ces deux objets pour la perfection du poème dramatique. Mais pour mieux connaître l’art dont il s’est servi, examinons quelques-unes de ses pièces.

Dans L’École des maris 4, par exemple, c’est, non pas des valets, comme dans la plupart des comédies modernes, mais les premiers personnages eux-mêmes qui font la peinture des principaux caractères : d’où il arrive que l’action commence avec l’exposition de la pièce, tandis qu’elle ne commence qu’après les deux ou trois premières scènes, si l’exposition est faite par des valets, ou par des personnages épisodiques. Ce n’est pas que le bon sens ou les règles exigent que l’action marche dès la première scène, et en même temps que l’exposition du sujet ou des caractères ; mais cette pratique donne une perfection singulière à l’ouvrage, et prouve dans le poète une grande finesse de jugement.

La scène entre Valère et Sganarelle5 paraîtra peut-être inutile à ceux qui ne regardent que l’ordre de l’action, quoique à la bien examiner, elle soit d’un art admirable par rapport à l’économie de théâtre. Il est certain que si dans le cours de l’action Sganarelle devait encore se rencontrer avec Valère, il serait alors indispensable de joindre ensemble les deux scènes pour l’économie théâtrale ; au lieu que l’art avec lequel la première scène est traitée remédie à cet inconvénient, en préparant Sganarelle à tout ce qu’un moment après Isabelle lui doit dire sur le compte de Valère, en affermissant Valère dans tout ce qu’il a pensé, et en lui donnant le moyen de se conduire dans tout ce qu’il doit faire à l’avenir.

La première scène du second acte est encore un trait excellent d’économie théâtrale, et de dialogue tout ensemble. Isabelle doit avoir plus d’une fois l’occasion de se plaindre à Sganarelle ; or pour éviter des répétitions, qui n’auraient pas manqué d’ennuyer, parce que le motif de ces plaintes est toujours le même, il fallait nécessairement les varier dans la forme. C’est dans cette vue que Molière, en génie supérieur, abrège la première conversation entre Isabelle et Sganarelle, et fait sentir au spectateur, par les discours qu’ils tiennent en entrant sur la scène, qu’Isabelle a déjà commencé à se plaindre dans la maison. Cette économie de théâtre et de dialogue conduit naturellement à toutes les beautés que l’on trouve dans la scène suivante : Sganarelle y fait à Valère le récit de son ambassade et des plaintes d’Isabelle ; la façon dont il s’explique avec Valère, le tour qu’il prend pour lui rapporter ce qu’il a appris de sa pupille, donnent à cette scène la grâce de la nouveauté ; l’art qu’il y met la rend vive et piquante, de froide et ennuyeuse qu’elle eût été, si Sganarelle n’eût fait que répéter ce qu’Isabelle venait de lui dire sur le théâtre, un moment auparavant. Les autres scènes roulent sur les sentiments réciproques des amants, sentiments que Sganarelle lui rapporte tour à tour, et qui, bien que répétés, acquièrent une grâce et un comique, dont Molière a senti tout l’effet, et qu’il a bien jugé ne pouvoir courir le risque des répétitions ennuyeuses ; et cette scène était la seule qui fut susceptible d’un pareil inconvénient.

La scène troisième du même acte ne contient que cinquante vers, mais par l’art avec lequel elle est traitée, on peut dire qu’elle vaut une comédie entière : c’est je crois l’effort de l’esprit humain en fait d’économie de dialogue ; car de quelles ingénieuses précautions, de quelles ruses artificieuses ne se sert point Isabelle en donnant à Sganarelle la lettre et la tabatière pour les faire tendre à son amant ? Quelle simplicité d’idée, et en même temps quelle finesse de raisonnement pour arrêter la curiosité de Sganarelle, et l’empêcher d’ouvrir cette lettre ? On ne saurait assez admirer l’adresse avec laquelle cette fille fait sentir à son tuteur la nécessité qui l’a contrainte de se servir de lui plutôt que d’un autre dans une conjoncture aussi délicate. Cette scène seule peut servir de modèle aux auteurs, pour la plus parfaite économie de dialogues ; et d’exemple, en matière de ruse et de finesse comique.

On s’est fort trompé, quand on a prétendu que Molière donnait à Isabelle plus d’esprit que n’en peut avoir une fille élevée dans la retraite, et qui n’a nul usage du monde. On voit en Espagne et en Italie, où les femmes n’ont point autant de liberté qu’en France, des exemples pareils de subtilité, et même de beaucoup plus ingénieux ; et si dans Paris, un jaloux s’avisait d’enfermer une fille ou une femme, on les verrait infailliblement, quelque naïves qu’elles parussent au dehors, employer toute sorte d’artifice pour rompre leur prison, et recouvrer leur liberté.

Si on voulait parler de toutes les beautés d’économie qui règnent dans les comédies de Molière, il faudrait faire des extraits de toutes ses pièces ; bien loin qu’il soit jamais en défaut sur ce point, on peut dire qu’il y excelle toujours en grand maître.

Article cinquième.
De la diction et du dialogue.

La diction, qu’en distinguant les principales parties de la comédie, j’ai jointe au dialogue, en peut d’autant moins être séparée, qu’elles ne font, pour ainsi dire, qu’un seul et même corps. Cependant malgré cette liaison si naturelle, je ne puis me dispenser de les traiter séparément.

La diction, comme les autres parties de la fable, est assujettie aux lois du poème dramatique. La nature et la vraisemblance devant régler et conduire l’action de la fable, sans perdre un moment de vue l’intrigue, le dénouement, les caractères, et toutes les autres parties, elles ne doivent pas moins, l’une et l’autre, présider sur la diction ; si elle s’éloignait de la nature et de la vraisemblance, une pièce quelque parfaite qu’elle fût d’ailleurs serait défectueuse par cela seul, et ne pourrait peut-être soutenir ni la lecture, ni la représentation. Que le poète soit donc attentif à ne pas indisposer le spectateur par une diction peu naturelle, ou peu convenable au caractère de sa pièce : c’est la diction qui fait sentir les beautés d’une fable, qui instruit par degrés le spectateur, qui en suivant pas à pas les situations le mouvement de l’action, en développe l’intérêt, ou en détaille le comique. Si au contraire la diction s’éloigne de la nature et de la vraisemblance, si elle est précieuse ou guindée, si elle est basse ou populaire, elle indisposera sûrement le spectateur avant même qu’il soit instruit. Ainsi le poète doit parler la langue de tous les états, et prendre un ton qui convienne en même temps à l’homme de cour, au bourgeois, au savant, à l’ignorant ; s’il fait parler ses personnages conformément à leurs caractères et à leurs conditions, il se concilie l’attention de tous les spectateurs ; et la construction de la fable répondant à la diction, il aura certainement un plein succès.

Diction ancienne et moderne.
Les Grecs. Les Latins. Les Italiens, et les Espagnols.

La comédie grecque n’a jamais et dans aucun sujet employé d’autre style, que le style familier ; et la comédie latine, comme on le verra dans la suite par l’examen que je ferai des pièces de Plaute et de Térence, n’a jamais franchi les limites du discours naturel. Les Italiens et les Espagnols, parmi les Modernes, n’ont pas quitté le style qu’avaient adopté leurs prédécesseurs deux siècles avant eux ; leur diction ne s’éloigne jamais de la vraisemblance et du discours naturel : leur style est pur, mais toujours convenable au rang des personnages qu’ils introduisent ; il est vrai que dans les peintures ou les descriptions d’un jardin, d’un bois, d’un palais, etc. les Espagnols s’oublient souvent, et parlent le langage des Romains ; mais il est vrai aussi que ce défaut se rencontre moins dans leurs bons auteurs que dans les médiocres.

Les Français.

Les Français ont suivi, jusqu’au temps de Molière, les traces des Anciens, et celles des Modernes qui les ont précédés : ce grand génie leur a frayé la véritable route ; mais ils ont pris une route différente. On dirait qu’ils méconnaissent aujourd’hui ce beau simple, et cet élégant naturel si recommandés par les maîtres de l’art, et dont Molière est un si parfait modèle.

Molière, tout original qu’il était, par rapport à l’état où il avait trouvé le théâtre, quoiqu’il fût l’inventeur d’un nouveau genre de comédie, il ne se laissa jamais aller à la tentation de changer de style ; il aima mieux se faire un style conforme à la nature, en perfectionnant celui de ses prédécesseurs, que de s’en faire un nouveau ; c’est ce que l’on peut remarquer dans ses grandes pièces de caractère, et même dans les deux espèces de farces qu’il a données : la nature la plus simple y brille toujours, et jamais elle n’emprunte ni d’un sentiment trop élevé, ni d’une situation romanesque, des beautés qui ne lui siéraient pas, ou qui, au lieu de la parer, la rendraient ridicule.

Diction d’esprit.

On ne cherche, on ne demande aujourd’hui que ce qu’on appelle de l’esprit, soit par la difficulté de faire du beau simple, soit par une corruption de goût qui a passé insensiblement jusqu’aux spectateurs ; et plus cet esprit vise à l’extraordinaire, et mieux il est reçu. Cependant, et voilà ce qui doit paraître bizarre, ces mêmes spectateurs estiment les ouvrages de Molière ; ils sentent que personne n’a mieux traité les passions des hommes, ni plus sensiblement exprimé leurs différents caractères, ni rendu plus heureusement les usages de sa nation. Quel autre en effet a jamais présenté ses idées avec des expressions plus naturelles, plus comiques, plus intelligibles même aux spectateurs les moins éclairés ? Aussi le genre d’esprit qu’il a mis dans ses pièces, était le plus convenable au théâtre ; les idées justes et vraies, en même temps qu’elles peignent au naturel, et qu’elles combattent les ridicules des hommes, sont exprimées avec une simplicité noble et convenable. Tel est l’esprit de Molière, esprit qui plaira toujours, et qui sera également goûté des connaisseurs et des ignorants.

De la diction moderne.

Pour moi, je suis persuadé que le goût d’expression qui règne aujourd’hui, vient moins d’une imagination heureuse, que de la stérilité des auteurs. Ce que j’avance ici paraîtra sans doute un paradoxe, mais la moindre réflexion suffit pour se détromper à cet égard.

La nature qui semblait avoir épuisé ses dons en faveur de Molière, parut en être avare pour les poètes qui vinrent après lui : on négligea la perfection des plans et de l’intrigue, on dédaigna les caractères, on abandonna la noble simplicité de sa diction ; et soit incapacité, soit indolence dans les auteurs qui suivirent ce grand homme, ses ouvrages occupèrent longtemps seuls le théâtre français, avec la supériorité et la justice qui leur étaient dues ; enfin les spectateurs, lassés d’attendre un génie capable d’imaginer avec l’art de Molière des fables nouvelles, d’imiter aussi heureusement celles des Anciens, ou de profiter des idées des nations voisines, refusèrent leurs applaudissements à des comédies qu’on leur présenta, parce qu’elles étaient ou dénuées d’intrigue, ou qu’elles en étaient trop chargées. Alors les auteurs, incertains sur le parti qu’ils devaient prendre, cherchèrent à éblouir le spectateur par des saillies d’esprit, et des pensées brillantes ; la nation française, naturellement portée à ce genre d’esprit, s’y prêta, le goûta, et lui donna par son approbation le moyen de s’emparer en peu de temps de la scène. C’est ce même genre d’écrire qui a passé jusqu’à nous, mais qui révolte ceux qui ont su se préserver de la contagion ; ces esprits justes, ces esprits vrais ne souffrent qu’avec peine que l’on préfère aujourd’hui des comédies composées simplement de saillies et d’épigrammes, aux comédies qui n’ont qu’une intrigue soutenue d’une action simple et naturelle. Il y a même des pièces d’une grande réputation, dont l’action et le mouvement, quoiqu’elles soient en cinq actes, suffiraient à peine pour soutenir un acte seul ; c’est moins une action véritable qu’une apparence d’action, ou plutôt c’est un simple assemblage d’autant de scènes qu’il en faut pour donner à une pièce la durée ordinaire des représentations : c’est un remplissage de dialogue semé de bons mots, de traits satiriques qui séduisent le spectateur par leur brillant, et l’empêchent de remarquer le vide et le défaut d’action. On ne saurait cependant disconvenir que ces sortes de dialogues ne soient ce qu’on appelle communément de l’esprit, mais on devrait, ce me semble, distinguer l’esprit qui convient au théâtre, d’avec celui dont on peut faire parade dans un discours académique. Or pour savoir quelle sorte d’esprit convient à la comédie, il ne faut qu’étudier Molière ; alors on verra que la nature vraie et simple n’admet point dans ses expressions, quelque variée qu’elle soit, ces gentillesses qui ne vont qu’à la travestir.

Article sixième.
Des coups de théâtre, ou surprises.

Tout ce qui arrive sur la scène d’une manière imprévue, et dans le cours d’une action, s’appelle en France, coups de théâtre, et dans tout le reste de l’Europe, surprises ; je me servirai dans la suite de l’un et de l’autre terme indifféremment.

Deux espèces de coups de théâtre.

Il y a deux sortes de coups de théâtre ou surprises, l’une d’action, et l’autre de pensée. Toutes les deux sont également bonnes, et font également leur effet : il est vrai cependant que la surprise d’action a plus de force, et se fait plus sentir que la surprise de pensée. L’École des maris ; L’École des femmes ; La Princesse d’Élide ; George Dandin, et presque toutes les pièces de Molière me fournissent des preuves convaincantes de cette vérité ; mais un ou deux exemples de chaque espèce suffisent pour mettre au fait ceux qui voudront s’instruire davantage dans ses écrits.

Exemple de la surprise d’action.

La scène dixième du second acte de L’École des maris, doit être appelée un coup de théâtre d’action, et sert en même temps à prouver quel était le génie de Molière, dans l’économie ou la conduite de ses pièces. En effet, qui se serait jamais attendu à trouver ici au milieu de l’action, une scène entre Valère et Isabelle ? Et qui aurait jamais imaginé de faire amener Valère à Isabelle par Sganarelle même ? Voilà cependant en quoi consiste l’art du poète, et voilà ce que l’on peut appeler une véritable surprise : chaque vers de cette scène est, pour ainsi dire, un coup de théâtre, et ce qui la termine, un trait digne de l’inimitable Molière. Isabelle, feignant d’embrasser Sganarelle, profite de cette situation pour donner sa main à baiser à Valère, et lui jurer une fidélité inviolable, par les tendres expressions qu’elle semble adresser à son jaloux. Il est vrai que Molière n’a pas imaginé ce coup de théâtre, qui est peut-être unique en son espèce. Je l’en ai cru longtemps l’inventeur ; mais en lisant avec attention les comédies espagnoles, j’ai trouvé une pièce où Molière a pris la situation que je viens de décrire ; et c’est ce que l’on verra plus en détail dans le second Livre de cet ouvrage, à l’article de l’Imitation. Quoique Molière n’ait fait, pour ainsi dire, que copier en cette occasion, on doit néanmoins rendre justice à l’art avec lequel il a amené cette surprise : aucun dialogue, ni aucun aparté ne l’annonce au spectateur, et son effet n’est senti qu’au moment où Isabelle embrasse le Sganarelle.

Telle est encore dans George Dandin la surprise ou coup de théâtre de la scène sixième, acte troisième. Angélique ne pouvant fléchir George Dandin, et l’engager à lui ouvrir la porte, fait semblant de se tuer. George Dandin sort pour s’assurer si c’est feinte ou vérité, et ne pensant point à refermer la porte, il laisse à sa femme le moyen d’y entrer sans qu’il s’en aperçoive, et de le mettre ainsi dans la situation où elle était un moment auparavant. Quoique cette surprise d’action soit excellente, on ne doit pas la préférer à celle de L’École des maris, cela pour deux raisons. La première, parce que Boccace en est l’inventeur, et que Molière n’a fait que l’imiter presque à la lettre ; La seconde, parce que l’art de celle-ci est beaucoup inférieur. Dans George Dandin, Molière a été obligé de préparer la surprise par un long préambule, et si le spectateur ne la devine pas, il s’attend du moins que cette femme, dont il connaît les ruses, va exécuter quelque projet pour le tirer d’affaire. Dans L’École des maris au contraire, rien, comme je l’ai dit, n’annonce la surprise ; et l’effet en est si prompt, si subit, qu’elle peut aisément échapper au spectateur distrait ; mais il faut aussi convenir qu’elle arrive dans une situation si frappante, qu’il est comme impossible à un homme attentif de la perdre.

Exemple de la surprise de pensée.

Il ne suffit pas toujours d’avoir un génie supérieur pour juger sûrement de ce qui peut plaire au théâtre, et mériter un applaudissement général. La nature en formant Molière avait montré pour lui à cet égard une prédilection marquée, et les preuves singulières qu’il en a données ne laissent aucun lieu d’en douter. La pièce espagnole d’Agostino Moreto, intitulée : le Desden con el Desden, dont notre poète a tiré sa Princesse d’Élide, est une preuve de la justesse de son esprit. Dans cette comédie, le coup de théâtre, ou surprise de pensée, que je crois la plus belle qu’on puisse trouver, et que je donnerais pour un modèle en ce genre, n’était que bonne dans l’original, mais elle est devenue sublime entre les mains de Molière.

Dans la comédie espagnole, la Princesse, qui dédaigne l’amour, a une conversation avec le Prince, dont elle est aimée autant que de ses autres amants, mais qui pour l’engager plus sûrement, feint une insensibilité égale à la sienne. La Princesse paraît irritée de cette indifférence, et de ce que, malgré ses mépris, le Prince ne lui offre pas son cœur, comme les autres princes : elle commence, sans s’en apercevoir, à l’aimer par dépit, et pour mieux découvrir les vrais sentiments du Prince, elle lui fait un faux aveu de son inclination pour l’un de ses amants.

Dans cette surprise, la Princesse ne prévient pas les spectateurs de son intention, et c’est inopinément qu’ils en sont instruits, Molière en portant cette même surprise au théâtre, semble l’avoir affaiblie lorsqu’il fait dire à la Princesse qu’elle a imaginé un moyen de découvrir les véritables sentiments du Prince. Quiconque ignore les mystères de l’art en jugera de la sorte ; mais les personnes intelligentes sentiront aisément la finesse de l’auteur dans la correction qu’il a faite à l’original. Le défaut des Espagnols est de ne se contenter jamais de la juste mesure d’une action ou d’une situation ; Molière, qui connaissait ce faible, trouva qu’il y avait, dans la scène dont nous parlons, deux surprises de théâtre, et jugeant qu’il n’en fallait laisser dominer qu’une, il affaiblit la première, pour rendre la seconde et plus vive et plus frappante ; il augmenta dans celle-ci l’intérêt du spectateur, en le faisant jouir du plaisir de voir le Prince l’emporter par la ruse sur la Princesse ; on sait qu’elle n’a d’autre dessein que de découvrir les véritables sentiments du Prince, pour ne lui faire ensuite éprouver que des dédains, et le traiter comme ses autres amants : d’un autre côté, on voit que le Prince n’a d’autre intention que de la toucher, et de lui inspirer de l’amour. Dans cette situation, la Princesse fait au Prince une fausse confidence de l’état de son cœur, et feint d’être sensible à l’amour d’un de ses amants : le Prince revenu de l’étonnement où l’a jeté le discours de la Princesse, lui répond : « Qu’il admire la conformité de leurs sentiments, puisqu’il vient d’éprouver un changement tout semblable ; qu’autorisé par son exemple, il va lui rendre confidence pour confidence, et qu’une des princesses ses cousines, l’aimable et belle Aglante, a triomphé de son cœur. » Il implore son appui avec transport, pour obtenir la main de celle qu’il adore, et part précipitamment pour en aller, dit-il, faire la demande à son père.

Voilà la surprise de théâtre à laquelle le spectateur ne s’attendait pas, mais qu’il aurait sans doute souhaitée, pour venger le Prince qui l’intéresse, et jeter la Princesse dans la confusion, en la punissant de sa dureté et de sa coquetterie. La réponse du Prince produit ici dans l’esprit du spectateur ce qu’il désire de trouver dans le tout ensemble ; elle fait passer tout à coup de l’inquiétude à la satisfaction ; et par là cette surprise devient intéressante et comique tout à la fois. Or c’est de ces points essentiels et si difficiles à réunir que naît la difficulté de parvenir au sublime dans les surprises, ou coups de théâtre, soit d’action, soit de pensée.

Article septième.
Du comique.

Comique de situation.

Le seul comique auquel les poètes doivent s’attacher, est le comique qui prend sa source dans les choses mêmes ; le comique doit naître de la situation des personnages. Un comique de pensée qui naît de la conversation, et qui par conséquent ne tient point à l’action, quelque bon qu’il puisse être en lui-même, ne convient point au théâtre ; je ne prétends pas néanmoins exclure ni les bons mots, ni les saillies, mais il ne faut pas en faire la base du comique ; la comédie admet toute espèce de comique en général, mais elle adopte par préférence celui qui naît de l’action même, ou des situations : et si elle ne rejette pas toujours les plaisanteries étrangères, elle ne souffre pas du moins que ces sortes de plaisanteries usurpent ses droits, et s’emparent de la scène.

Un auteur qui dresse le plan de sa fable, de manière que le comique résulte du fonds de l’action, n’a besoin, pour jeter du plaisant dans son dialogue, ni de saillies, ni de gentillesses : les pensées les plus simples, et les expressions les plus naturelles, produiront cet effet, parce que la situation sera comique par elle-même.

Exemple de comique de situation.

Quel esprit, quelle finesse d’expression y a-t-il, par exemple, dans la réplique de George Dandin, lorsque outré de ce que M. de Sotenville, après bien des remontrances, lui dit : « Vous ne devez point dire ma femme, quand vous parlez de notre fille », George Dandin répond : « J’enrage ? Comment, ma femme n’est point ma femme ? » Ce n’est donc que la situation où il se trouve d’avoir été déjà repris pour n’avoir pas appelé Madame sa belle-mère, et sa femme, et d’être obligé à tenir son bonnet à la main quand il leur parle ; ce n’est donc que cette situation, dis-je, et l’impossibilité de répondre autrement qui ont produit sa réponse ; comme sa situation est extrêmement comique, la pensée et l’expression, toutes simples qu’elles sont par elles-mêmes, deviennent également comiques.

Il en est de même lorsque la Suivante d’Angélique, prenant le parti de sa maîtresse en présence de Monsieur et de Madame de Sotenville, George Dandin lui dit : « Taisez-vous, vous dis-je : vous pourriez bien porter la folle enchère de tous les autres, et vous n’avez point de père gentilhomme. » Ces paroles, détachées de ce qui les précède, ne sont pas capables de faire rire, mais dans la situation où est George Dandin de n’avoir pas la satisfaction de pouvoir donner à sa femme quelques coups de poing, ou quelques bons soufflets, comme il vient de le dire, parce qu’elle est fille d’un gentilhomme, qui le tient en respect dans cette situation, le discours de la Suivante lui rappelle la contrainte où il est, et la simple pensée ou réponse, « Vous n’avez point de père gentilhomme », devient d’un comique admirable, parce qu’il est pris de la chose même. Il est bon d’observer que dans cette même scène il y a des traits comiques qui sont infiniment supérieurs à ceux que j’ai rapportés ; ce n’est pas que je ne les aie sentis, mais je n’ai voulu parler que de ceux qui sont comiques dans la situation, et dans lesquels la simplicité de l’expression fait cependant son effet parce qu’elle est soutenue de la situation seule, qui, comme je me flatte de l’avoir démontré, rend comique ce qui sans elle ne pourrait jamais le devenir. Pour rendre la chose plus sensible, je donnerai un exemple d’un trait comique dans la même scène, où l’on trouvera quelque chose de plus que la situation toute simple.

Lorsque George Dandin s’est expliqué, et qu’il a dit enfin à M. et Madame de Sotenville, « que leur fille ne vit pas comme il faut qu’une femme vive, et qu’elle fait des choses qui sont contre l’honneur » : alors les deux vieillards, prenant le ton sérieux, font une énumération des femmes vertueuses de leur famille, dans laquelle il n’y a jamais eu de coquettes ; et M. de Sotenville ajoutant : « Qu’il y a eu une Mathurine de Sotenville qui refusa vingt mille écus d’un favori du Roi, qui ne demandait seulement que la faveur de lui parler », George Dandin lui répond : « Ho bien ! votre fille n’est pas si difficile que cela, et elle s’est apprivoisée depuis qu’elle est chez moi. »

Il faut avouer que ce trait vaut mille fois mieux que les deux autres que j’ai donnés pour exemples du comique de situation ; mais il faut convenir en même temps que je ne pouvais pas le donner comme tel : dans ce dernier trait, outre la situation à laquelle il tient, on trouve le génie du poète dans toute sa force. Molière, toujours admirable dans ses idées, a imaginé le motif qui le produit, en faisant faire aux deux vieillards l’éloge des femmes de leur famille, pour venir ensuite à ce moment où il fait dire à George Dandin, « que leur fille n’est pas si difficile que cela ». C’est sans contredit un des plus beaux traits comiques que l’on puisse concevoir ; l’on y reconnaît l’esprit, le génie, l’art, et la facilité de l’inimitable Molière ; et comme cette espèce de comique est extrêmement difficile, c’est pour cela même qu’on trouvera Molière, dans toutes ses autres pièces, beaucoup plus second en comique de situation toute pure, qu’en comique de cette dernière espèce.

Du comique de sentiment dans la situation.

Il sort de la situation une autre espèce de comique, tout à fait différent de ceux dont je viens de parler, et que je ne saurais appeler autrement que comique de sentiment : j’en donnerai deux exemples qui feront connaître si ce nom leur convient.

Exemples du comique de sentiment dans la situation.

Dans la comédie du Cocu imaginaire 6, Sganarelle en confrontant le portrait qu’il a entre ses mains dit :

La surprise à présent n’étonne plus mon âme,
C’est mon homme, ou plutôt c’est celui de ma femme.

Il me paraît que ce trait qui sort de la situation, ne doit pas faire penser que Sganarelle veuille dire un bon mot, plaisanter sur ce qui lui arrive : ce n’était assurément pas l’intention de Molière ; autrement il y aurait ici deux fautes, l’une dans l’esprit du poète, et l’autre dans l’idée de l’auteur : le poète aurait mal pensé, et par conséquent l’acteur aurait tort de badiner sur un point qui l’intéresse autant, et tous deux ils se critiqueraient mutuellement. Mais il est aisé de comprendre que le poète a fait parler l’acteur dans le vrai sens qui lui convient ; et Sganarelle, lorsqu’il dit que c’est le portrait de l’homme de sa femme, le dit touché vivement de ce qu’il croit.

Un autre trait que je crois du même genre est celui de Dandin7, lorsque, honteux et confus de la malice de la femme, il reste seul, et dit en finissant l’acte : « Ô Ciel ! Seconde mes desseins, et m’accorde la grâce de faire voir aux gens que l’on me déshonore. »

Il est constant, par la raison que j’ai alléguée, que Dandin ne veut pas réellement faire connaître à tout le monde qu’on le déshonore ; mais qu’il le pense seulement, et qu’il prie le Ciel de mettre en jour la vérité, pour convaincre ses parents de la coquetterie de sa femme, et soulager son chagrin.

Ces deux exemples, mis en parallèle avec les deux précédents, me semblent autoriser suffisamment la distinction que j’ai faite du comique de situation toute pure, d’avec le comique de sentiment dans la situation. Mais il faut remarquer que dans le comique de situation, on ne trouve que les pensées les plus simples, et les termes les plus ordinaires : au lieu que dans le comique de sentiment, il y a encore un certain tour qui le rend plus ingénieux et plus piquant.

Ceux qui possèdent le théâtre de Molière, doivent connaître la quantité de traits comiques de l’une et de l’autre espèce, dont cet auteur est rempli ; c’est pour cela que je me dispenserai d’en donner ici d’autres exemples.

Observations sur la comédie et sur le génie de Molière.
Livre second.

Article premier.
De la farce.

Dans le seizième siècle, où régnait en Italie la bonne comédie, les Italiens ont composé plusieurs farces, que l’on trouve imprimées avec les pièces imprimées en vers et en prose de ce temps-là, mais ce goût ne fut pas chez eux de longue durée ; et ce n’est que sur le théâtre français que l’on voit des farces encore aujourd’hui.

L’exemple des Anciens, qui faisaient toujours succéder des mimes aux représentations des tragédies et des comédies mêmes, est peut-être ce qui a donné lieu à l’établissement d’un pareil usage en France. Le caractère de la nation, plus porté en général à l’enjouement qu’au sérieux, a fait sentir aux poètes la nécessité de distraire les spectateurs de la tristesse du tragique par une farce ou petite pièce mimique, dont l’unique objet est d’amuser et de faire rire. Et comme l’action n’en est pas exactement conduite, les liaisons en sont par conséquent moins régulières, le comique moins noble ou moins délicat, et la catastrophe moins naturelle, et, si l’on peut user de ce terme, purement facétieuse.

Ce que Molière a composé dans ce genre, a, ce me semble, un mérite singulier : mérite dont la critique a fait un défaut, au lieu de le reconnaître, et de lui donner de légitimes louanges. Quoique M. Despreaux, par exemple, en disant :

Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe,
Je ne reconnais plus l’auteur du Misantrophe,

ait raison dans un sens, je n’en admire pas moins le génie de Molière. On retrouve toujours le maître de l’art, soit dans l’intrigue de ces mêmes pièces, soit dans la liaison et l’arrangement des scènes, soit dans les idées, qui pour être comiques ne sont ni belles ni grossières, et qui tiennent toujours à une action simple, ou vraisemblable. Si l’esprit humain est borné, si un écrivain semble n’être destiné en général par la nature, qu’à réussir dans un seul genre, combien est-il surprenant de voir un même génie exceller en tous, et faire rire le connaisseur et l’ignorant dans la farce du Médecin malgré lui, après avoir si pleinement satisfait l’homme d’esprit dans la comédie du Misanthrope ?

Article second.
Parallèle des farces de Molière, avec celles des Modernes.

Il serait à souhaiter que nous en eussions quelques-uns des Mimes de Sophron, que Platon a si exaltés, pour les comparer aux farces de Molière : quoique je ne puis croire que les Anciens aient porté ce genre aussi loin qu’il l’a fait dans ses Précieuses ridicules.

Si la farce, qui est, comme on l’a dit, une imitation des mimes des Anciens, ne doit avoir d’autre but que de critiquer les vices, ou les passions en général, par les traits les plus chargés et les plus risibles, la farce des Précieuses ridicules est un chef-d’œuvre en ce genre. On y trouve d’une manière admirable ce comique forcé, et tout à fait différent de celui de la bonne comédie, surtout dans la scène de Mascarille avec les Précieuses. Et si on l’examine bien, on se convaincra aisément que pour le comique elle a servi de modèle au Théâtre italien de Gherardi, composé et imprimé après la mort de Molière.

Le Mariage forcé est une pièce de la même nature que Les Précieuses ridicules ; mais le comique en est différent. La scène des deux Philosophes nous apprend que les sujets les plus graves peuvent être traités d’une manière facétieuse, soit par le dessein même, soit par la critique que l’on recherche principalement dans le genre de comédie dont nous parlons.

Les petites pièces d’un acte qui occupent aujourd’hui la place de la farce, et que l’on donne à la suite d’une tragédie, ou d’une comédie, ne remplissent point l’intention pour laquelle les farces ont été introduites sur la scène : au lieu de délasser l’esprit, elles le fatiguent par une nouvelle attention. Ces petites pièces, ou sont composées dans le ton noble et sur des sujets susceptibles de cinq actes, ou ne forment souvent qu’un amas de scènes métaphysiques et détachées, dans lesquelles on personnifie le caprice, la volupté, l’intérêt, la satire, etc. On y introduit Jupiter, Diane, Apollon, faisant sur les sentiments du cœur des dissertations qui ressemblent bien plus aux Dialogues de Lucien qu’à des pièces comiques de quelque genre qu’elles puissent être.

Article troisième.
Des différentes espèces de farces dans Molière.

On nomme abusivement toutes les comédies qui ne sont point en cinq actes, petites pièces ou farces, quoique ces deux termes ne soient point du tout synonymes. Le nom de farce, par exemple, ne convient pas à toutes les comédies de Molière qui sont en trois actes, et même en un acte seul. On s’aperçoit aisément combien le plan et la diction se ressemblent peu. Les Précieuses ridicules ; Les Fourberies de Scapin ; Pourceaugnac, et Le Médecin malgré lui, sont dans le genre de comique, qui convient proprement à la farce ; il y a aussi d’autres pièces qu’il faut mettre dans la même clarté, quoiqu’il y ait entre celles-ci et les premières dont j’ai parlé une différence remarquable. On ne doit pas à mon avis appeler farces Le Mariage forcé, et Le Sicilien : outre que ces pièces sont écrites d’un ton plus élevé, le fonds du comique en est plus noble, le caractère des personnages plus décent, le motif ou principe de l’action plus grand, et l’action plus régulièrement conduite.

Si on lit avec réflexion L’École des maris, George Dandin, et Le Cocu imaginaire, on y trouvera une forme plus exacte, une diction plus soutenue, un comique plus fort que dans Les Précieuses ridicules, Pourceaugnac, Les Fourberies de Scapin, et Le Médecin malgré lui ; en sorte qu’on ne peut sans injustice les comparer ensemble, ni leur donner la même qualification. Molière, en composant les premières que je nomme ici, n’eut jamais intention de composer des farces ; il ne les a point données pour telles. Il les a données pour ce qu’elles sont en effet, pour des comédies. Il les composa en trois actes, non seulement pour imiter les poètes espagnols, mais encore pour laisser l’action, en la resserrant de la sorte, dans toute sa force, et dans toute la vivacité du comique : il comprit, en maître de l’art, que les scènes de raisonnement qui auraient pu la prolonger dans L’École des maris, ou dans George Dandin, jusqu’à cinq actes, n’auraient pas manqué aussi de la ralentir : c’est donc Molière lui-même qui nous impose l’obligation de donner à ces trois comédies le nom de petites pièces, plutôt que celui de farces.

Vers l’an 1500, les Italiens, qui étaient grands imitateurs des Anciens, et qui observaient exactement les règles, auraient cru commettre une faute considérable que de faire une comédie en trois actes. Les Espagnols au contraire, qui commencèrent par composer leurs pièces en quatre actes, n’en ont jamais donné en cinq ; et depuis cent cinquante ans ou environ, ils se sont fixés à les partager, pour me servir de leur expression, en trois journées. Molière adopta ces deux manières de distribuer une action : il suivit et les préceptes des Anciens, en composant plusieurs comédies en cinq actes ; et la pratique des Espagnols, en faisant quelques pièces en trois actes. Mais il faut convenir qu’en cela il n’avait besoin ni d’exemple, ni d’autorité : un tel génie était en droit de hasarder une forme nouvelle, et même un genre nouveau ; tout ce que nous avons de lui étant si heureusement inventé, tellement achevé, qu’il sert encore au théâtre moderne, et de modèle et d’ornement tout ensemble.

Article quatrième.
Des farces, ou petites pièces de scènes détachées.

Une farce, ou petite pièce de scènes détachées, est une fable dont les scènes n’ont aucune liaison entre elles, et dont l’action ne consiste que dans la démarche de plusieurs personnages, qui par des motifs différents ou opposés, viennent successivement, ou plusieurs ensemble, entretenir de leurs intérêts un homme ou une divinité.

Ces farces ou petites pièces, n’ont, et ne peuvent même avoir, ni action, ni intrigue, ni dénouement car elles finissent d’ordinaire avec l’audience de l’homme, ou du Dieu consulté, soit qu’il ne leur plaise plus de la continuer, ou que personne ne le présente plus pour la demander. Et pour finir ces prétendues pièces d’une manière plus enjouée, on y ajoute le plus souvent un ballet, composé des personnages qui ont paru sur la scène.

Le grand nombre de farces que nous avons dans ce genre ne permet pas de penser qu’il soit bien difficile à traiter : je crois que pour y réussir, il suffit d’avoir ce qu’on appelle l’esprit de saillies et de bons mots. Mais c’est, à mon sens, une chose des plus hardies que d’imaginer, comme a fait Molière, une comédie en trois actes de scènes détachées, telle que Les Fâcheux. On peut dire que ce poète est ici le modèle des plus grands génies. Et quand on comparera Les Fâcheux à toutes les autres petites pièces de scènes détachées, on sentira que l’on en peut faire de différentes espèces, quoique de la même nature ; les unes seront de scènes détachées sans action, comme la plupart de celles que l’on voit aujourd’hui ; et les autres, de scènes détachées avec une action, telle que Les Fâcheux ; et c’est ce que je tâcherai d’expliquer dans l’examen que je vais faire de cette pièce.

Article cinquième.
Examen de la comédie des Fâcheux .

Ceux-là se trompent qui croient que Molière a tiré l’idée de sa comédie des Fâcheux d’une satire d’Horace ; Molière avait vu jouer à l’impromptu par les Comédiens-Italiens, qui de son temps étaient à Paris, une ancienne comédie italienne intitulée : Le Case svaliggiate, ou Gli interompimenti di Pantalone, et à laquelle les Comédiens-Italiens d’aujourd’hui ont donné simplement le titre d’Arlequin dévaliseur de maison, pour éviter celui des Fâcheux, dont Molière s’était emparé. Dans la comédie italienne, Pantalon est amoureux d’une jeune fille, dont il attaque vivement la vertu : un valet de cette fille, dans le dessein de la débarrasser des poursuites du vieillard, et mettre son honneur en sureté, imagine de faire venir successivement plusieurs personnages, qui sur différents prétextes entretiennent Pantalon, et lui font manquer le rendez-vous qu’il avait obligé la jeune personne de lui accorder ; c’est de cette farce, si peu vraisemblable, que Molière a tiré l’idée et le motif de l’action de sa comédie des Fâcheux.

On ne peut douter qu’en voyant représenter la pièce Italienne, Molière ne se soit rappelé la satire d’Horace8, puisqu’il s’en est servi pour la composition de la première scène, et pour l’exposition de toute sa pièce ; mais il imagina un motif, une intrigue ou action, et un dénouement, et fit sa comédie en trois actes. Peut-être que cela même a été critiqué par les gens du métier, et par les prétendus connaisseurs ses contemporains. Comment se peut-il faire, auront-ils dit, qu’Éraste, qui n’a pas le temps de voir sa maîtresse, puisse se raccommoder avec elle dans l’intervalle de l’acte ? Comment peut-il avoir appris que non seulement l’oncle ne veut pas qu’il épouse sa nièce, mais qu’il veut encore la marier avec un autre le lendemain ? Comment se peut-il qu’Orphise lui ait donné un rendez-vous pour la nuit ? Que son oncle, informé de leur projet, l’attende pour l’assassiner ? Que les domestiques d’Éraste, ayant découvert ce dessein, forment à leur tour celui d’assassiner l’oncle ? Qu’Éraste lui sauve la vie ? Que l’oncle se raccommode avec lui ? Qu’il consente à lui donner sa nièce ? et qu’enfin on instruise de tous ces faits le spectateur, avec environ cinquante vers qui sont épars dans la pièce ? Est-ce ainsi que l’on conduit une intrigue ? Doit-on précipiter ainsi un dénouement ? Oui ; et voici par quelle raison Molière en a usé de la sorte.

L’intérêt de la pièce est celui que font naître Les Fâcheux ; le poète par son titre ne s’est engagé à rien de plus. Mais comme les hommes dans toutes leurs actions ont un but ou un motif ; et que les scènes détachées des Fâcheux ne comportent par elles-mêmes aucune des circonstances d’une action humaine, ou de la vie civile : il fallait lier ces scènes à un motif intéressant ; il fallait donc aussi donner à Éraste une affaire qui lui tînt au cœur, ou quelque dessein important qui occupât son esprit. Ainsi ne s’exposant pas lui-même à rencontrer des Fâcheux, et ne les écoutant que parce qu’il y est forcé, il aura, dès qu’ils cesseront de l’arrêter, un pressant motif, ou tout au moins une raison plausible de quitter le théâtre, il ne pourra pas finir la pièce en remerciant, par exemple, le Ciel de ce que personne ne viendra plus l’importuner ; parce que alors les Fâcheux n’auraient produit aucun effet bien intéressant à l’égard d’Éraste, et par conséquent à l’égard des spectateurs. Il fallait donc, encore une fois, lier les scènes détachées à une action ou à un motif, et c’était là la difficulté ; mais comme rien n’intéresse davantage que la passion de l’amour, et qu’elle est plus à la portée des spectateurs que toute autre : c’est aussi sur cette passion que Molière a fait rouler son action, son intrigue, et son dénouement.

Mais l’amour, devenu le principal mobile de cette pièce, entraînait de nouvelles difficultés. Une scène d’amour bien filée ; une autre scène de jalousie suivie d’une réconciliation ; une intrigue bien soutenue, et un dénouement imprévu, n’auraient pas été convenables. Les scènes tendres, quoique écrites avec la plus grande précision, auraient refroidi celles des Fâcheux, et celles-ci à leur tour auraient détourné du motif de la pièce l’attention du spectateur. Ce n’est pas tout ; si telle avait été la disposition de la fable, cette disposition eût été vicieuse par rapport à la pièce, et l’auteur eut été embarrassé à lui donner un titre.

Il n’y avait donc qu’un seul parti à prendre en traitant un pareil sujet, je veux dire le parti qu’a pris Molière. Guidé par son génie, il a traité l’intrigue avec précision, et en des moments différents ; il a resserré l’action, il en a rapproché les parties, pour lui donner plus de feu, et la terminer d’une manière qui satisfît également, et les acteurs, et les spectateurs.

Voilà par quelle raison on peut donner à juste titre Les Fâcheux pour un parfait modèle de la comédie de scènes détachées. Si personne jusqu’ici n’a rien tenté de semblable, c’est l’effet d’une prudence qui mérite des éloges. On a senti la difficulté, et on n’a pas voulu s’exposer au risque presque inévitable d’échouer. Molière a réussi, j’en conviens ; mais s’il a surmonté tous les obstacles qui pouvaient l’arrêter, il en est uniquement redevable à la finesse de son génie, à la justesse de son discernement, à la parfaite intelligence qu’il avait de l’art dramatique : qualités qui se trouvent si rarement réunies dans un même sujet, et qui sont cependant si nécessaires pour produire des ouvrages excellents.

Article sixième.
De la critique des mœurs.

Rien n’est plus difficile, ni plus délicat, et par conséquent rien n’exige plus de précaution de la part du poète, que de s’engager à corriger les mœurs, en les critiquant. Plaute, qui n’eut de son temps d’autre objet en vue, fait cependant de la plupart de ses pièces une école plus propre à inspirer le vice qu’à le corriger : il n’y a point de jeune homme, pour peu qu’il soit porté au libertinage, qui n’y apprenne tous les moyens de tromper un père, ou de séduire une fille ; point de valet qui n’y trouve des leçons pour voler son maître, servir ses amours, et corrompre la vertu. Les Modernes, au lieu de suivre une route différente, comme ils y étaient infiniment plus obligés, n’ont pas toujours été plus exacts, ou plus scrupuleux dans leurs comédies ; les jeunes personnes y peuvent apprendre toutes les ruses imaginables pour mener une intrigue d’amour ; et les femmes s’y instruisent à conduire, contre toutes les règles du devoir, les filles confiées à leurs soins, et quelquefois même à les conseiller aux dépens de la vertu. Je ne disconviens pas que comme il y a dans l’un et dans l’autre sexe des maîtres dont le caractère est de mettre tout en usage pour satisfaire leurs passions, il y a aussi des valets naturellement fourbes et sans honneur ; mais je pense aussi qu’il serait beaucoup plus sage de les faire rougir les uns et les autres de leurs vices, et de les en corriger, que de les y confirmer, en les rendant heureux dans une action théâtrale.

On peut dire la même chose des passions les plus violentes, et qui constituent les principaux caractères des hommes. Combien y a-t-il d’originaux dans le monde, dont les copies n’ont été exportées sur le théâtre, qu’à dessein de corriger ces mêmes originaux, et qui au lieu de profiter des intentions de l’auteur, n’ont remporté de l’ouvrage qu’ils ont lu, ou vu représenter, que ce qui pouvait flatter leur vice, ou leur servir dans le cours d’une passion ? Molière n’est pas toujours exempt du même défaut, quoique, à dire vrai, il est le premier qui ait mis dans ses ouvrages de la bienséance et des mœurs. Voilà ce qui rend le théâtre dangereux, et lui attire de si fréquentes et de si justes censures. Il serait en effet bien difficile de défendre la comédie dès qu’elle peut détourner de la vertu, ou séduire l’innocence ; et jamais un honnête homme, quand il ne serait guidé que par les seules maximes de la morale, n’approuvera sur le théâtre des ouvrages qui, loin de corriger le vice, seraient capables de l’inspirer.

Critique des passions.

Le théâtre français, depuis Molière qui en a été le restaurateur, est un champ si fécond en comédies de caractères qu’il paraîtrait facile d’y corriger les mœurs, si la différence qui se trouve entre les vices des hommes ne devenait quelquefois un obstacle au dessein des auteurs.

Dans ce grand nombre de vices et de passions qui asservissent les hommes, il y en a dont on ne rougit point, et d’autres dont on fait, pour ainsi dire, un trophée. Tel est, par exemple, ou misanthrope ; ou joueur ; ou glorieux ; ou soupçonneux, qui verra sans fruit représenter ce vice ou la passion qui le domine. Loin d’en concevoir une utile confusion, il en tirera peut-être vanité : s’imaginant que tel faible, ou tel défaut, car c’est ainsi qu’il lui plaît de nommer la passion dont il est esclave, n’a rien qui déshonore, principalement lorsqu’elle ne blesse ni l’honneur, ni les lois de la société. Il ne pensera pas combien elle est incommode à cette même société, et combien il lui importe de s’en corriger. Un Hypocrite au contraire, un Avare, un Envieux, un Médisant, ne pourront soutenir tranquillement sur le théâtre la vue de leurs caractères, ou du moins ils se flatteront qu’ils ne ressemblent point aux portraits qu’on leur présente. Et puisque la plupart des hommes se glorifient de leurs défauts, au lieu qu’ils rougissent ordinairement de leurs vices, je crois que les différents caractères dont je viens de parler, étant mis au théâtre, ne sauraient produire un grand effet pour la correction des mœurs ; et que la critique des défauts et des ridicules y contribuera plus que la censure des vices et des passions.

Façon de critiquer de Molière.

Molière se trouva par rapport à la comédie dans la même situation où était Corneille par rapport à la tragédie. Corneille, pour réformer la tragédie, n’eut à combattre que les dispositions présentes de l’esprit, ou qu’à le ramener au grand et au vraisemblable : et pour y réussir, il n’eut besoin que de la première de ses bonnes tragédies, qui dessilla les yeux, et servit du moins à faire distinguer le bon d’avec le médiocre et le mauvais. Pour ce qui regarde Molière, outre l’esprit qu’il lui fallait ramener, il eut encore le cœur à guérir. Les poètes qui l’avaient précédé dans le comique, avaient représenté sur le théâtre les hommes tels qu’ils étaient de leur temps. Le rang des personnages, et les égards dus à la religion, n’avaient pu mettre des bornes à leur licence ; et par là même étaient également satisfaites, et la malignité de l’esprit, et la corruption du cœur. Il fallait donc que Molière effaçât de l’esprit, et qu’il arrachât du cœur des spectateurs, les idées d’un comique scandaleux, mais reçu pourtant, et applaudi.

Une pareille entreprise demandait du temps : il n’était possible d’y réussir que par degrés. Molière commença par mettre au théâtre les passions qui avaient déjà été traitées ; mais il les donna en divers temps, et sous des formes différentes, afin que ce même public, comparant ce qu’il avait vu à ce qu’on lui présentait, en distinguât mieux la manière, et sentît la préférence qu’il devait donner au nouveau système sur l’ancien. Parmi ces défauts ou ridicules qu’il entreprit de combattre, la médecine fut un des objets auquel il s’attacha davantage ; mais il la traita bien différemment selon les différents temps. D’abord il y montra beaucoup d’aigreur, et même de licence ; mais dans la suite il y mit plus de modération et moins de fiel : la première manière, en se rapprochant du mauvais comique reçu avant lui, servait moins au but qu’il s’était proposé ; au lieu que la seconde, plus douce et plus insinuante, était plus propre à la correction des mœurs, et remplissait mieux son intention.

Dans L’Amour médecin 9, Molière introduit sur le théâtre quatre médecins qui s’enferment pour consulter : pendant toute la scène, leur conversation ne roule que sur des objets tout à fait étrangers à la maladie pour laquelle ils sont appelés ; cependant, sans en avoir dit un mot, ils finissent par donner hardiment leurs ordonnances pour la malade. Voilà sans contredit le trait le plus piquant que Molière ait jamais lancé contre les médecins, et néanmoins dans toute la scène, il n’y a pas un mot de mépris ou d’insulte ; c’est qu’un tel procédé mis sur le théâtre devient seul une critique amère.

L’art avec lequel Molière fait sentir la différence des deux manières de critiquer est admirable ; car je ne doute point qu’en faisant dire à Filerin, l’un des quatre médecins, dans la scène première du troisième acte, les choses les plus fortes contre la médecine, il n’ait voulu mettre les poètes et les spectateurs à portée de comparer ces deux manières, et apprendre aux uns la route qui mène à une excellente critique, et aux autres le sentiment qu’ils en devaient concevoir.

Si dans la comédie de George Dandin, Molière s’est servi des couleurs les plus vives et les plus fortes pour critiquer les mœurs, il en a employé aussi de plus douces dans la pièce du Mariage forcé. Et comme il fallait dans les commencements ne pas heurter de front le goût régnant, pour parvenir ensuite à le détruire, il s’est prêté quelquefois à l’ancienne manière ; mais il faut convenir que la seconde dont il s’est servi est la seule dont les poètes devraient faire usage, et dont Molière doit être regardé comme l’inventeur et le modèle.

Article septième.
Du dénouement.

Je ne crois pas qu’il soit possible de donner une règle sûre pour bien imaginer et bien amener un dénouement : cet art dépend autant de l’ordre et du mouvement que l’on a donné à une action, que de la façon dont on l’a fait marcher : la gradation des incidents et les surprises de théâtre doivent être maniées dans un dénouement avec beaucoup de sagesse, et ces coups de théâtre peuvent quelquefois produire de grandes beautés, et quelquefois aussi de grands défauts. Ce qu’il y a de singulier ici, est que la chaleur et le froid, si on peut user de cette expression, peuvent également servir aux vues de l’auteur. Le tout consiste à savoir juger dans quelles circonstances il faut mettre du feu, et quand l’intrigue doit être dénouée froidement. Mais pour apprendre ce mystère, il n’y a d’autres maîtres à consulter, après la pratique des grands poètes, que l’esprit et le bon sens.

Dénouement des fables de Molière.

On décide ordinairement que les dénouements de Molière, bien loin d’être parfaits, sont très défectueux. Cette décision me paraît d’autant plus injuste que Molière, à mon avis, est supérieur dans cette partie à ceux qui l’ont précédé, et peut-être à ceux qui l’ont suivi. Il ne faut, pour s’en convaincre, qu’examiner avec attention ses dénouements ; mais avant que d’entrer dans cet examen, je crois devoir dire un mot du dénouement du Tartuffe, d’autant mieux qu’il est communément regardé comme le plus défectueux. Pour moi, sans vouloir le justifier, j’observerai seulement que l’idée de cette pièce n’est point de l’invention de Molière ; qu’il l’a prise imitée de plusieurs comédies d’un théâtre voisin de la France, comme on le verra dans l’article de l’Imitation ; et que le dénouement de l’action et du caractère est le même que celui de l’original.

Molière, qui le premier nous a montré comment il fallait manier un dénouement, nous a en même temps si bien éclairés sur cette matière qu’il nous a mis en état de le juger lui-même, et de distinguer le parfait d’avec le bon, et le bon d’avec le médiocre. Je pense donc que dès qu’il s’est aperçu, après avoir construit sa pièce, qu’on ne pouvait dénouer autrement le caractère, il a mieux aimé adopter le dénouement de l’original, quoique faible, que de se résoudre à perdre les grandes beautés qu’il trouvait dans sa fable. Peut-être le dénouement du Tartuffe n’est-il pas le seul répréhensible ; mais avant que de décider si tous ceux de Molière méritent la censure, partons à l’examen de quelques-uns qui sont purement de son invention.

Examen des dénouements de Molière.

Entre les dénouements de Molière, celui de L’Amour médecin doit tenir le premier rang ; c’est une petite comédie en trois actes, mais si courts que telle pièce du même auteur, quoiqu’elle n’ait qu’un      acte, a plus d’étendue que celle-ci.Molière la fit par ordre du Roi, et n’employa que cinq jours à la composer, et à l’apprendre. Les beautés dont elle est remplie feraient soupçonner ce fait de fausseté, s’il n’était pas d’ailleurs suffisamment attesté ; mais laissons les détails qui regardent cette pièce, et parlons de la perfection du dénouement.

Lucinde, Clitandre, et Lisette, qui sont les principaux acteurs, et les plus intéressés dans l’action, voyant Sganarelle père de Lucinde toujours environné de médecins et de charlatans, imaginent de faire déguiser Clitandre en médecin, et de l’introduire dans la maison. La ruse est d’autant plus heureuse que Sganarelle n’a jamais vu Clitandre : cet amant ainsi déguisé se présente au vieillard comme un homme qui guérit les maladies avec une méthode tout à fait singulière ; il traite, lui dit-il, ses malades avec des danses, des concerts de musique, des paroles, des talismans, et d’autres moyens semblables. C’est dans cette même scène qu’il parle à Lucinde pour la première fois ; car ils ne s’étaient vus, et ne s’étaient parlé que par l’entremise de Lisette, et qu’il la fait consentir à l’épouser, et à prendre sur cela toutes les mesures nécessaires. Sganarelle, qui remarque leurs gestes, mais qui est trop loin d’eux pour entendre leurs discours, paraît charmé du changement qu’il aperçoit dans la mélancolie de Lucinde. Clitandre assure ce bon homme que c’est l’effet des paroles mystérieuses qu’il lui a dites, et qu’il a découvert que la maladie de sa fille n’a d’autre principe que le désir d’être mariée. Il ajoute que, pour donner plus sûrement à ses remèdes le moyen d’opérer, il a fait accroire à Lucinde qu’il n’était pas un médecin, mais un jeune homme amoureux d’elle, qui sous cet habit venait la demander en mariage ; et que Lucinde ayant ajouté foi à ce discours, la joie avait d’abord paru sur son visage ; mais que dans ces commencements il était important de la confirmer dans son idée, afin d’assurer tout à fait sa guérison. Sganarelle approuve tout, il permet même au médecin de faire entrer l’homme qui écrit les ordonnances, et de faire accroire à la malade que c’est un notaire. En effet, un vrai notaire, ami de Clitandre, est introduit, se présente, écrit le contrat de mariage dans toutes les formes, le fait signer au médecin, à Lucinde, et même à Sganarelle, qui prend ce notaire pour le secrétaire du médecin, et le contrat pour une ordonnance. Ensuite Clitandre fait entrer des joueurs d’instruments et des danseurs, qu’il mène, dit-il à Sganarelle, toujours à sa suite ; mais pendant qu’on est occupé à danser, les deux époux s’échappent, et sortent de la maison. Sganarelle s’en aperçoit, demande où est Lucinde, et apprend qu’elle est chez son mari, que tout ce qui vient de se passer est réel, et que sa fille est mariée dans toutes les formes.

Depuis que les Modernes ont jugé, avec raison, que les dénouements en action réussiront beaucoup mieux que s’ils étaient en récit, comme ceux des Anciens, il n’y a jamais eu sur aucun théâtre de l’Europe un dénouement aussi bien imaginé que celui-ci. C’est par cette raison que tant de poètes comiques, depuis Molière, ont cherché à l’imiter dans ces déguisements, et dans ces sortes de contrats ; mais on peut assurer, sans lui faire injustice, qu’ils sont infiniment au-dessous d’un si parfait modèle.

Je crois qu’on doit ranger encore le dénouement du Mariage forcé parmi les beautés de Molière, qui sont inconnues à la plupart des spectateurs, ou du moins dont ils ne sentent pas tout le mérite. Mais examinons s’il manque en effet, comme on le prétend, de quelque qualité qui soit nécessaire à un dénouement pour être parfait.

Lorsqu’Alcidas, afin d’obliger Sganarelle à tenir la parole qu’il a donnée d’épouser sa sœur, veut lui donner pour la troisième fois des coups de bâton, et que celui-ci a répondu : « j’épouserai, j’épouserai », le père arrive qui, après avoir contraint sa fille à donner la main à Sganarelle, s’écrie en lui adressant la parole : « Le Ciel soit loué ! m’en voilà déchargé, et c’est vous désormais que regarde le soin de sa conduite » ; Sganarelle ne profère pas un seul mot, et la pièce finit. C’est là, si je ne suis trompé, connaître parfaitement l’art du théâtre, et le cœur humain. Sganarelle ne dit rien, mais son silence parle éloquemment au spectateur. Ce silence est un coup de maître ; et c’est cette espèce de dénouement que j’avais en vue lorsque j’ai dit que le froid d’une situation pouvait quelquefois servir à dénouer une pièce, autant que le feu et la vivacité d’une action.

Le dénouement de L’École des maris est encore le fruit d’une imagination admirable : il a fallu pour l’amener un travail prodigieux ; tout arrive néanmoins si naturellement qu’on ne s’aperçoit en aucune manière de ce qu’il en a coûté à l’auteur. Celui de L’École des femmes est préparé dès le commencement de l’action, sans que l’on puisse le soupçonner ; et la reconnaissance qui forme le dénouement se fait avec une merveilleuse précision. Cependant il y en a qui croient entendre le théâtre, et qui n’approuvent pas ce dénouement ; ils prétendent qu’Arnolphe, en faisant sortir Agnès de la maison, renverse toute l’économie de l’action, et qu’il n’est pas vraisemblable qu’un homme avec un peu de bon sens fasse venir cette fille devant ses amis, pour leur laisser voir ses faiblesses : mais Molière avait bien senti tous les obstacles qu’il avait à surmonter.

Après la dernière démarche qu’Agnès a faite de s’enfuir avec son Amant, Arnolphe, qui n’a plus de mesure à garder avec elle, la renferme dans sa maison, et l’y fait garder à vue, jusqu’au moment où il doit la conduire dans un couvent. Mais un incident qui survient l’oblige à l’en faire sortir avec précipitation. Son valet vient lui dire qu’Agnès veut se jeter par une fenêtre, et que sa suivante ne peut plus la retenir : ce qui est très naturel, après ce qui vient de lui arriver. Dans cette extrémité, Arnolphe la fait sortir à la hâte ; et à l’instant où il veut quitter ses amis, et partir pour la conduire au couvent, Oronte l’arrête, et lui demande une réponse positive. Arnolphe lui répète le conseil qu’il lui a donné d’obliger son fils à épouser celle qu’il lui destine. Oronte lui dit que pour terminer ce mariage, il est nécessaire de savoir auparavant de lui ce qu’est devenue la fille de leur sœur : que la nourrice de cette fille a dit à Enrique son père, et qui est sur la scène, qu’elle l’avait remise à l’âge de quatre ans à un Monsieur de la Souche, et que cette même femme est prête à le certifier. Arnolphe reste interdit ; et Chrisalde, qui se doute de ce qui se passe, conseille à Arnolphe de ne point penser à prendre à son âge une femme jeune et jolie. Arnolphe ne répond rien, pousse un profond soupir, et s’en va.

Ce soupir suffit pour faire connaître au père, aux deux oncles, et à l’amant, qu’Agnès est la fille dont il est question. Le fils d’Oronte avoue l’amour qu’il a pour elle, et par tout ce qu’il sait, il confirme qu’Agnès est la fille que l’on cherche. Enrique embrasse sa fille, et le mariage d’Agnès avec son amant finit la comédie.

Quoiqu’en disent les critiques, je ne crois pas qu’il y ait de dénouement mieux imaginé, ni mieux conduit, sans faire tort néanmoins à celui de L’Amour médecin, qui est dans un genre différent. Le grand art, en fait de dénouement et de reconnaissance, est de les amener de manière qu’un mot, un coup d’œil suffise pour instruire ceux des personnages, auxquels il serait difficile de rendre raison autrement de ce qui s’est passé. Comme les dénouements les plus défectueux sont ceux qui demandent un long récit pour apprendre aux acteurs ce que les spectateurs savent déjà, les dénouements les plus précis, et qui sont dans la forme dont j’ai parlé, sont aussi les plus parfaits et les plus ingénieux, principalement si le poète y joint une reconnaissance, et qu’il l’amène avec la même précision.

Ceux qui ont trop légèrement décidé que Molière était en général défectueux dans les dénouements en auraient sans doute jugé différemment, s’ils avaient davantage examiné, ou mieux connu, ses pièces ; ils auraient vu que comme elles sont parfaitement bien imaginées et bien conduites, elles sont aussi développées avec le plus grand art ; ils auraient senti que si les ouvrages de cet excellent poète, auquel on peut donner le nom de farces10, avaient des dénouements ingénieux, et semblables à ceux de ses bonnes comédies, ce serait un défaut de jugement et de composition. Molière entendait trop bien le théâtre dans toutes ses parties, pour ne pas mettre une différence entre le dénouement de la bonne comédie, et celui de la farce ; c’est ce que je vais faire mieux connaître, en examinant l’art avec lequel il a changé, corrigé, et embelli les fables qu’il a traduites, ou imitées des étrangers ses voisins.

Examen d’un dénouement imité et corrigé par Molière.

La fable et le dénouement de La Princesse d’Élide est l’exemple que je me propose de donner d’un dénouement imité et corrigé par Molière ; mais voyons auparavant de quelle manière Agostino Moreto11, célèbre poète espagnol, dénoue sa pièce intitulée : El Desden con el Desden.

Dans la dernière scène, le père accompagné des deux Princes, amants de sa fille, et instruit que la Princesse vient enfin de se déclarer, laisse éclater des transports de joie. En ce moment la Princesse arrive sur la scène, se tient à l’écart, et paraît inquiète ; elle entend que sa cousine est promise au Prince qui l’a demandée, et que ses propres noces seront célébrées le même jour que celles de cette cousine. Le Prince s’apercevant que la Princesse les écoute, répond au père : qu’il n’était pas venu à la Cour dans le dessein d’épouser la Princesse sa fille, et qu’il a été insensible à l’amour, jusqu’au moment où la vue de sa nièce a commencé à lui inspirer la plus vive tendresse : que cependant leur commune opposition à l’amour, lui a rendu trop chère la Princesse, pour rien entreprendre sans la consulter ; et que si par malheur elle était contraire à son mariage, il ne se sent pas capable de s’engager malgré sa volonté. À l’instant, la Princesse se présente, et demande à son père la liberté de choisir pour époux celui des trois Princes qui lui plaira davantage.

Après avoir obtenu le consentement qu’elle souhaite, elle exige de ces mêmes Princes qu’ils applaudiront au choix qu’elle va faire : et les deux Princes qui s’étaient expliqués ne formant aucun obstacle, elle déclare qu’elle donne la préférence à celui qui a su vaincre le dédain par le dédain. Alors le Prince lui demandant qui il est, elle répond : « Toi seul » ; et lui donne en même temps la main. Le rival qui s’était le plus flatté du retour de la Princesse, épouse sa cousine, et la pièce finit.

Molière, après avoir lu l’original, trouva ridicule, avec raison, que la Princesse qui ne pouvait douter que le Prince n’aimât sa cousine, s’offrît elle-même à lui, en le choisissant pour époux : le sexe, le rang, la bienséance, tout était blessé, puisqu’elle s’exposait à un refus certain, si ce Prince avait véritablement aimé une autre personne. Notre auteur, qui connaissait parfaitement les mouvements du cœur, arrange si bien sa fable que la Princesse apercevant son amant avec son père, et ne sachant pas de quoi il s’agit entre eux, découvre à celui-ci, dans l’embarras où elle est, et devant tout le monde, qu’elle aime le Prince, sans cependant se déclarer tout à fait. Le moyen dont elle se sert, est la prière qu’elle fait à son père de refuser au Prince sa cousine en mariage : elle cherche à se faire illusion, et veut persuader qu’elle n’agit de la sorte que pour punir le Prince de son insensibilité. Ce prétexte, tout spécieux qu’il paraît, fait assez entendre que l’amour est le motif qui l’anime. Cependant le père consent à sa demande, et lui propose en même temps, pour empêcher le Prince de se marier avec sa cousine, de le choisir elle-même pour son époux. En ce moment Molière, par un coup de maître, fait dire à la Princesse : « Vous vous moquez, Seigneur, et ce n’est pas ce qu’il demande. » Alors le Prince se jette à ses genoux, avoue son amour, et son stratagème, et lui en demande pardon, en procédant néanmoins que si elle veut se venger, il est prêt à exécuter de sa propre main l’arrêt qu’elle prononcera. La Princesse lui répond : « Non non Prince », ce sont les termes de Molière, « je ne vous sais pas mauvais gré de m’avoir abusée, et tout ce que vous m’avez dit, je l’aime bien mieux une feinte, que non pas une vérité ». Sur cela, le père la presse de terminer le mariage ; mais la Princesse, pour s’épargner la confusion où la jette l’aveu qu’elle vient de faire, lui demande le temps d’y penser, et la pièce finit.

Le goût, la finesse du sentiment naturel, et de la vraisemblance, se trouvent dans l’économie de ce dénouement : les égards du sexe et du rang, la délicatesse du cœur, et toutes les bienséances y sont ménagées avec un art que l’on ne peut trop admirer. Ainsi, malgré les difficultés qu’il y avait à surmonter, Molière a rendu ce dénouement excellent, de défectueux qu’il était dans l’original. Si les savants et les auteurs qui ont critiqué Molière, avaient eu quelque connaissance du théâtre, ils auraient porté un jugement bien différent de ses ouvrages, et ils n’auraient pas entraîné dans la même erreur tous ceux qui entendent peu le théâtre, et qui dans cette occasion ont trop déféré à leur autorité.

Article huitième.
De l’imitation.

S’il y a tant d’obstacles à surmonter, pour traduire heureusement d’une langue dans une autre, on éprouve bien d’autres difficultés, lorsqu’on entreprend de se servir d’un ouvrage étranger dans la composition d’une fable dramatique.

Des mœurs différentes, la manière vicieuse de l’original, d’autres inconvénients presque sans nombre, qu’il faut prévoir et parer, sont les obstacles que rencontre à chaque pas quiconque veut ajuster les idées d’autrui aux temps et aux lieux dans lesquels il écrit. Il faut un discernement bien délicat pour connaître les choses qui peuvent être transportées d’un pays dans un autre, et pour distinguer celles que l’on peut rendre bonnes et convenables, de défectueuses ou même ridicules qu’elles étaient. Molière avait, entre autres talents, un jugement supérieur en cette partie ; il a quelquefois tiré d’une bagatelle des choses sublimes ; et les sources, qui auraient été stériles pour tout autre génie, sont devenues abondantes entre ses mains.

En effet, qui aurait jamais pensé que l’on eût pu tirer des nouvelles de Boccace, dont il a fait usage, des sujets propres à la comédie ? Et se serait-on imaginé que ces mauvaises farces, jouées à l’impromptu par les Comédiens-Italiens, eussent produit les chefs-d’œuvre de Molière ?

Je n’entreprendrai point de rendre compte de toutes ses imitations, ni de faire sentir l’excellence de ses ouvrages, en les comparant avec ceux qu’il a imités : cet examen et ce parallèle me mèneraient trop loin ; je me bornerai à donner des notions générales de ces mêmes imitations, et j’en examinerai seulement quelques-unes, pour faire connaître quel était en cela même le génie de l’auteur.

Originaux imités par Molière.

Il n’est pas surprenant que Molière, obligé à composer chaque année deux ou trois pièces, soit pour l’intérêt de la troupe, soit pour obéir aux ordres du Roi, ait puisé en partie ou en entier dans l’italien et dans l’espagnol les sujets qu’il a traités. C’est par le premier de ces motifs qu’il fit en province sa première comédie, je veux dire L’Étourdi, dont il prit le sujet dans L’Inavertito, pièce italienne en prose, composée par Nicolò Barbieri, dit Beltrame, et imprimée en 1629, neuf ans après la naissance de Molière. Il imita son Dépit amoureux de deux pièces italiennes, l’une du bon théâtre, intitulée : L’Interesse di Nicolò Secchi, imprimée en prose l’an 1581, et l’autre d’un ancien canevas, ou farce jouée à l’impromptu, et qui a pour titre : Gli sdegni amorosi. Il a tiré le sujet du Médecin malgré lui d’un ancien canevas intitulé : Arlichino medico volante. Celui de Pourceaugnac, d’une comédie à l’impromptu qui a pour titre : Le Disgracie d’Arlichino ; celui du Tartuffe, de deux canevas très anciens intitulés : Il Dottor Bachettone, et Arlichino mercante prodigo, ou le Basilisco del Bernagasso ; et Les Fâcheux du second acte d’une comédie italienne jouée à l’impromptu sous le nom de Le Case svaliggiate, ou Gli interompimenti di Pantalone.

On trouve la fable de L’École des maris dans la troisième nouvelle de la troisième journée du Décaméron du Boccace ; celle de George Dandin, dans deux autres nouvelles du même auteur, qui sont celle d’Arriguccio Berlinghieri 12, et celle de Tofano 13.

Tout le monde sait que Le Festin de Pierre est presque tout entier dans la comédie espagnole qui porte ce même titre ; que Le Prince jaloux est pareillement tiré de l’espagnol. Le sujet du Cocu imaginaire est pris d’un canevas italien joué à l’impromptu, et qui a pour titre : Il Ritratto, ou Arlichino cornuto per opinione. Il y a dans Le Mariage forcé une scène, des lazzi tirés de plusieurs comédies italiennes jouées aussi à l’impromptu.

On a déjà dit que La Princesse d’Élide était imitée de la comédie espagnole El Desden con el Desden. L’Avare est en partie emprunté de l’Aulularia de Plaute, en partie de La Sporta del Gelli, comédie italienne en prose, imprimée en 1554 ; et presque toutes les autres scènes qui servent à l’intrigue, on les reconnaît dans L’Amante tradito, Gli interompimenti di Pantalone, et dans le Dottor Bachettone, comédies italiennes fort anciennes, et qui ont été jouées à Paris à l’impromptu14. Pour ce qui regarde l’Amphitryon, personne n’ignore qu’il est tiré de Plaute.

Voilà les sources dans lesquelles Molière a puisé, et voilà pourquoi on lui reprochait de son temps, qu’il n’était pas toujours inventeur, puisqu’il avait si souvent imité les théâtres anciens, et les théâtres étrangers15.

Après le détail où je viens d’entrer, on pourrait croire que ces reproches étaient légitimes ; mais quiconque connaîtra les originaux dont Molière a fait usage en admirera d’autant plus l’art avec lequel il les a employés, qu’il a su se les rendre propres, et s’est fait par là même une réputation immortelle, et dans la patrie, et parmi toutes les nations policées de l’Europe.

Si donc Molière n’est pas toujours inventeur, il l’est très souvent, et d’une manière supérieure ; et lors même qu’il ne fait qu’imiter, on peut dire qu’il ne mérite pas moins les plus grands éloges : tout ce qu’il emprunte d’ailleurs est tourné, disposé, traité, de manière que l’imitation devient infiniment supérieure au modèle, et qu’en les comparant, on serait tenté de prendre l’ouvrage de Molière pour l’original, et l’original pour une imitation froide et mal rendue de l’ouvrage de Molière.

La source où Molière a puisé davantage c’est le théâtre italien joué à l’impromptu, et qui dans son origine ne consistait qu’à représenter des farces sans ordre et sans vraisemblance. Si parmi celles que les Comédiens-Italiens sont encore obligés de jouer aujourd’hui à l’impromptu il se trouve quelquefois des pièces passables, ce sont des canevas tirés des bonnes comédies en vers ou en prose, qui ont paru depuis 1500 jusqu’en 1600. Et si quelques-unes de celles-ci ont été défigurées, on ne doit s’en prendre qu’à la nécessité où ils sont de placer souvent des acteurs masqués, qui substituent leur jargon italien au bon toscan, imprimé dans les pièces originales. Ces mêmes comédies représentent aussi quelques bonnes tragédies ; mais leur principal fonds est un nombre infini de canevas qui passent des pères aux enfants, et se perpétuent dans la profession : il y en a une grande quantité dont les plus vieux comédiens n’ont jamais connu ni même entendu citer l’origine. Plusieurs de ces canevas qui sont venus jusqu’à nous, mais que l’on ne joue plus depuis longtemps, ont chacun leur titre. On y lit aussi très souvent le nom du copiste avec la date du mois et de l’année où ils ont été transcrits ; car, n’étant tous que sur des feuilles volantes, il est nécessaire de les copier de nouveau, lorsqu’on les redonne au théâtre. J’en ai vu même quelques-uns dont les premières copies doivent être bien anciennes, puisque les dernières qui nous restent remontent au-dessus de cent ans. C’est de ce même fonds que les Comédiens-Italiens ont tiré les pièces qu’ils jouaient à Paris du temps de Molière sur le théâtre du Petit-Bourbon, alternativement avec sa troupe ; et c’est dans ces pièces que Molière a puisé la plus grande partie de ses sujets. Les idées des caractères, les motifs d’intrigue, les scènes et les lazzi qu’il y a trouvés, et dont il s’est servi, tout cela était alors très connu. Les Italiens avaient peut-être représenté cinquante fois telle pièce, d’où il a tiré quelqu’une de celles dont nous avons parlé : mais cela ne l’empêchait pas de la donner comme nouvelle à ces mêmes spectateurs, qui peu de jours auparavant en avaient vu, mais sous une autre forme, le fond, le caractère, les lazzi, et quelquefois même des scènes entières.

Tout autre que Molière en de pareilles circonstances aurait sans doute beaucoup risqué ; mais il savait trop de quelle manière il avait traité ces sujets, pour ne pas compter avec raison, que le public en les reconnaissant lui rendrait justice.

Trois espèces différentes d’imitation.

Comme on remarque dans les ouvrages de Molière trois différentes espèces d’imitation, je crois qu’il est à propos d’en donner aussi trois exemples. Le premier sera de l’imitation particulière, ou des idées prises ailleurs et rendues propres. Le second, de l’imitation générale, ou des fables en entier. Et le troisième, de l’imitation mixte, ou de la fable, composée des idées de différentes comédies. Ces exemples serviront à mieux faire connaître quels furent les modèles imités par Molière, et quelle a été tout ensemble la sublimité de son génie dans les imitations.

Imitation particulière, ou idées prises ailleurs, et rendues propres.

Boccace a pris pour la matière de plusieurs de ses nouvelles les extravagances des maris jaloux, et les ruses des femmes qui vivaient de son temps. Ces nouvelles sont des historiettes travaillées avec esprit, et qui font toujours marcher le lecteur à côté du merveilleux, mais sans jamais l’écarter, à la rigueur, du possible ; on est, pour ainsi dire, forcé de prendre pour véritables des choses qui probablement ne doivent jamais être arrivées ; et l’on peut dire que cet auteur est peut-être de tous les écrivains celui qui nous a le mieux montré de quelle manière on peut rendre vraisemblable ce qui en apparence est impossible.

Si les nouvelles de Boccace sont si difficiles à imiter du côté de la vraisemblance, combien à plus forte raison devaient-elles paraître en général peu propres à faire des sujets de comédies, puisque la vraisemblance est ici d’une nécessité bien plus indispensable que dans les historiettes ? C’est vainement que les spectateurs souhaitent, et que les auteurs imaginent des surprises, ou coups de théâtre, si la vraisemblance la plus austère ne les accompagne pas : elle devrait être si parfaite, principalement à l’égard des faits et des incidents, que le spectateur se persuadât que tout ce qu’il a vu sur la scène n’est point imaginé, et qu’il se fît à lui-même l’illusion de croire qu’en tel temps, et en telle occasion il a été témoin de quelque chose de semblable.

La troisième nouvelle de la troisième journée du Décaméron a non seulement fourni à Molière l’idée de sa comédie de L’École des maris, mais encore elle a servi à Lopes de Vega Carpio, poète espagnol, dans une pièce intitulée La Discreta enamorada. Tout le monde sait que, dans Boccace, une femme amoureuse d’un jeune homme trompe son confesseur, et que pensant remplir uniquement les devoirs de son ministère, celui-ci porte au jeune homme des présents et des billets de sa pénitente. Mais Lopes de Vega a substitué au confesseur un vieillard amoureux d’une jeune personne, qu’il veut épouser, et dont il ignore que son fils est aimé : elle feint néanmoins de consentir à épouser le père de son amant, et demande seulement pour toute grâce un mois de délai ; ensuite elle prie le vieillard, en qualité de belle-mère future, de faire cesser l’inquiétude que lui causent depuis quelque temps les messages fréquents de son fils. Le père, étonné d’apprendre une pareille nouvelle, fait à ce fils des reproches sanglants, et l’oblige d’aller trouver sa maîtresse, et de lui demander pardon de ses importunités ; le fils, qui soupçonne la ruse, obéît. La scène se passe en présence du vieillard même, et de la belle-mère prétendue ; il se jette aux genoux de sa maîtresse qui lui pardonne et lui donne sa main à baiser ; mais un instant après, et dans la même scène, il lui dit tout bas qu’il n’est pas content de lui avoir baisé la main, et qu’il souhaiterait aussi de l’embrasser : elle répond que la chose sera facile, qu’elle fera semblant de tomber, et que se trouvant en ce moment à côté d’elle pour la relever, il pourra aisément l’embrasser ; leur projet réussit ; le reste de la fable n’est qu’un tissu, sans ordre et sans liaison, d’idées détachées et éloignées du point principal.

Il faut convenir que Vega, en substituant au confesseur un vieillard amoureux d’une jeune personne, et en retranchant, par la réconciliation du fils avec sa prétendue belle-mère, tous les motifs de plainte de sa part, il [sic] affaiblit et refroidit infiniment l’idée de Boccace. Tous les nouveaux stratagèmes que cette fille aurait pu imaginer, et tout le comique qu’ils auraient pu produire, il les supprime par ce moyen. Mais il faut remarquer en même temps, que si Vega avait laissé le chemin ouvert à une pareille conduite, toutes les ruses convenues entre elle et son amant, auraient passé les bornes du respect qu’un fils doit à son père, et blessé les égards auxquels ce fils était obligé envers une personne qui devait être sa belle-mère. Le baiser de la main, et l’embrassement sont même mal imaginés ; l’un est sans art et ne pique point assez ; l’autre est indécent et pèche contre la vraisemblance. Dans l’un il n’y a point de surprise, puisque, la réconciliation faite, tout le monde s’y attend ; et dans l’autre il n’y a plus de coup de théâtre, puisque non seulement le spectateur est averti d’avance de ce qui doit arriver, mais encore qu’il n’y a rien de si peu naturel que l’action de cette fille, qui feint de tomber, sans qu’il y ait ni fondement, ni cause apparente : l’imagination vive de l’Espagnol ne lui a pas laissé le temps de digérer son idée.

Molière, sans perdre de vue l’idée de Boccace, n’a pas tout à fait méprisé celle de Vega : il l’a corrigée, il l’a perfectionnée, et l’a jointe à l’original, mais avec tant de finesse et tant d’art, que l’on peut tirer de la seule pièce de L’École des maris une poétique toute entière.

Comme il ne convenait pas de mettre un confesseur sur le théâtre, et que nos mœurs défendaient aussi d’y présenter une femme mariée et amoureuse, comme l’a fait Boccace, Molière a suivi Vega à cet égard ; il a mis sur la scène un vieux tuteur amoureux de sa pupille, et qui veut l’épouser. On conçoit aisément la justesse de cette idée, et combien il convenait à l’économie de toute la machine que l’idée imparfaite de Vega fût ainsi renversée. Quoique ce changement paraisse extrêmement simple en soi, il est pourtant vrai que les connaisseurs en sentiront sans peine la difficulté. Dans l’idée de Molière, les motifs du comique naissent, pour ainsi dire, à chaque instant, et le tuteur devient avec plus de convenance le confident de sa pupille, que le confesseur ne l’est d’une femme mariée. Dans Boccace, elle ne court aucun risque en mettant le confesseur dans sa confidence ; c’est l’homme du monde le plus aisé à tromper, dès que la fourberie se couvre du voile de la religion : au lieu que dans Molière la jeune fille qui ne peut avoir d’entretien qu’avec son tuteur, s’expose à mille inconvénients pour se tiret de la situation où elle est ; et toutes les démarches qu’elle fait dans cette vue, deviennent, pour ainsi dire, autant de coups de théâtre, ou de situations neuves, amenées, intéressantes, et d’où sort enfin un dénouement aussi juste qu’admirable.

La bourse et la ceinture que Boccace fait envoyer par la femme à son amant, ne sont pas, selon les mœurs, du moins en France, des présents convenables. Une femme qui aime, si son amant est d’une condition égale à la sienne, ne lui donne point une bourse d’argent, surtout la première fois qu’elle lui fait une galanterie. Molière, qui a senti ce défaut de bienséance, a imaginé, en corrigeant son original, un coup de théâtre merveilleux ; au lieu d’une bourse et d’une ceinture, la pupille donne à son amant une boîte d’or, dans laquelle est une lettre qu’elle vient de lui écrire ; elle fait accroire à son tuteur que le jeune homme la lui a jetée dans sa fenêtre, et lui persuade encore de reporter lui-même la boîte et la lettre sans la lire.

Pour éviter les répétitions16, car nous avons déjà parlé de cette pièce, il suffira de rappeler en passant le coup de théâtre, par lequel Isabelle feignant d’embrasser son tuteur, se sert de ce moyen pour donner à son Amant sa main à baiser, et lui engager sa foi. On connaîtra par là avec quel esprit et avec quel art Molière fait usage, pour ainsi dire, d’une ombre de coup de théâtre que Vega lui avait fait entrevoir dans sa comédie de La Discreta enamorada. Je n’entrerai point dans un plus long détail des beautés dont Molière a enrichi sa pièce : beautés que la nouvelle de Boccace, la comédie de Vega ne pouvaient lui fournir, et que lui seul a pu imaginer. Comme il connaissait parfaitement tous les ressorts du cœur, et tous les replis de l’esprit humain, il était avantageux qu’il entreprît de traiter ce sujet, pour nous apprendre de quelle manière on peut s’approprier les idées d’autrui, et leur donner les grâces de la nouveauté.

Imitation générale, ou fables prises en entier.

On voit assez ordinairement que le jugement d’un seul homme, et même de plusieurs ensemble, ne suffit pas pour décider au juste de l’effet qu’un ouvrage dramatique peut faire sur le théâtre. Cependant parmi les divers talents qui sont nécessaires à un poète comique, c’est peut-être celui-ci dont il a le plus de besoin ; il est presque indubitable que la même justesse, le même discernement qui l’assurent qu’il choisit bien son sujet, soit qu’il traduise, ou qu’il imite, ou qu’il invente, l’assureront également du succès. Or c’est ce sentiment, ce jugement juste sur le choix d’un sujet, et sur l’effet d’un ouvrage dramatique, que Molière joignait dans un degré éminent à tous ses autres talents.

On me dira peut-être que si Molière avait eu une connaissance si parfaite de ce qui devait réussir au théâtre, il n’aurait pas eu le désagrément de voir plusieurs de ses pièces froidement reçues du public. Je ne disconviendrai certainement point des faits ; je conviendrai même, si on veut, que l’induction est vraie dans un sens. Il faut avouer que plusieurs comédies de Molière n’ont eu qu’un succès médiocre, que le parterre, par le froid accueil qu’il fit au Misanthrope, à quelques autres pièces du même auteur, confirma le sentiment des comédiens qui en avaient jugé peu favorablement à la lecture, et qui ne les avaient reçues que par considération. Mais pour justifier et les comédiens, et le parterre, sans faire tort à Molière, il est à propos d’examiner les circonstances dans lesquelles il se trouvait.

Molière ouvrait, comme je l’ai déjà dit, une nouvelle route pour le théâtre ; et comme les nouveautés, quelque sensées qu’elles soient, éprouvent toujours des oppositions, par l’effet ordinaire que l’habitude produit sur les hommes, il n’y avait rien de si naturel aux comédiens et au parterre que d’être contraires, et de faire peu d’accueil à un genre de comédie auquel ils n’étaient point accoutumés, et qu’ils ne connaissaient même pas. Ainsi lorsqu’ils ont mal jugé des pièces de Molière, et qu’ils n’ont pas rendu justice à ce grand poète, ils étaient en quelque sorte excusables. Les comédiens, obligés par leur état à suivre le goût du public, comparaient les pièces de Molière avec les comédies qu’ils avaient sous les yeux, et dont ils voyaient le succès, qui est pour eux un mérite réel, et ils les trouvaient ces pièces de Molière d’un genre si nouveau, d’un caractère si singulier, qu’il leur était presque impossible d’en porter un jugement favorable. À l’égard du parterre, il était accoutumé à une comédie si différente, et qui lui plaisait depuis si longtemps, qu’il aima mieux, comme il arrive encore tous les jours, blâmer ce qu’il ne connaissait pas que d’entrer dans le moindre examen. Mais Molière, qui, par l’esprit supérieur qu’il avait reçu, était assuré que le nouveau genre qu’il voulait introduire était celui de la bonne comédie, sentit aussi qu’elle ne plairait qu’à force d’être entendue ; il se roidit contre les difficultés, et les surmonta. Ce qui arriva à l’égard de son Misanthrope est une preuve trop authentique de ce que je viens d’avancer, pour n’en pas rapporter ici l’histoire en peu de mots.

Le Misanthrope étant tombé, Molière le retira : il le remit au théâtre un mois après, et le fit précéder à la première représentation du Fagotier, ou du Médecin malgré lui, farce qu’il écrivit à la hâte dans cette vue. Le Fagotier, comme il l’avait prévu, eut un si grand succès qu’on le donna trois mois de suite, mais toujours précédé du Misanthrope. La farce fit écouter la comédie : on commença de la goûter ; le nombre des spectateurs augmenta ; on vint exprès pour Le Misanthrope, et les applaudissements qu’il reçut dans la suite réparèrent l’injustice qu’il avait d’abord essuyée ; la réputation n’a fait que s’accroître depuis ; il passe pour le chef-d’œuvre de l’auteur ; et maintenant nous sentons une espèce d’indignation contre nos pères, qui ne surent point reconnaître dans les écrits de Molière les beautés qui excitent si justement notre admiration.

Je pourrais après cela soutenir hardiment que Molière avait un jugement parfait ; mais pour en donner encore une preuve plus convaincante, examinons le tout ensemble d’un sujet qu’il ait pris en entier ailleurs, et donné ensuite sur son théâtre.

Je ne sais si l’on peut citer une fable dont le fonds soit plus excellent que celui de La Princesse d’Élide : le caractère est beau et noble : les motifs sont naturels et puisés dans le sentiment : les moyens et les passages ingénieux et simples : les degrés des passions sont traités avec toutes les nuances et toute la vraisemblance possible, et l’art y est fin et caché tout ensemble. Mais comme on trouve difficilement un ouvrage qui soit parfait, le modèle qu’a choisi Molière n’était pas sans défaut, surtout dans la disposition des personnages17. Le Bouffon en qui la Princesse se confie entièrement, et à qui elle ne cache rien des mouvements de son cœur, est Valet du Prince dont elle veut être aimée ; ce Valet se présente pour la première fois à la Princesse en habit de médecin, et se dit « le Médecin de l’amour ». La Princesse, que ces plaisanteries divertissent, le retient auprès d’elle en qualité de bouffon. Deux scènes après, lorsqu’elle a résolu de tenter tous les moyens pour obliger le Prince à l’aimer, elle s’abandonne entièrement à la discrétion de ce Valet, et lui donne sa confiance, uniquement fondée sur ce qu’elle lui a entendu dire, qu’il est familier avec le Prince.

Molière sentit que cette disposition n’était ni vraisemblable, ni sensée, et qu’une princesse ne pouvait, sans blesser la bienséance, se livrer de la sorte à la discrétion d’un valet, et d’un valet qu’elle connaît seulement depuis un jour. Il changea donc entièrement cette économie ; il donna un gouverneur au Prince et fit de ce Valet un bouffon, qui depuis longtemps était au service de la Princesse. Ce changement lui donna lieu de retrancher la scène du faux médecin, qui, par le bas comique dont elle est remplie, déshonore l’original. Pour donner encore plus de vraisemblance à l’engagement que ce Valet prend avec le Prince contre la Princesse, Molière commence par supposer dans Moron, c’est le nom de ce valet, du dépit et de l’indignation de la voir se déclarer si ouvertement contre l’amour ; les présents qu’il reçoit du Prince achèvent de le gagner, et de corrompre sa fidélité : il forme le projet de faire aimer le Prince, et d’engager la Princesse à consentir à un mariage que son père et ses sujets désirent également. Cette première démarche est une preuve du génie de Molière, puisque par elle il répare le désordre qui règne dans tout le cours de l’action, et que par ce seul changement il la rend vraisemblable, et lui donne une conduite sage et régulière.

L’original lui fournissait plusieurs scènes qui n’étaient pas inférieures à celles qu’il a choisies, et dont il n’a fait cependant aucun usage ; parce qu’il était obligé de resserrer l’action, pour laisser de la place aux intermèdes de musique, et aux ballets de la fête, que le Roi lui avoir demandée. Mais s’il avait été le maître de donner à sa pièce l’étendue ordinaire, je suis persuadé qu’il aurait fait des changements à ces mêmes scènes, supposé qu’il s’en fût servi.

À la moitié du second acte, par exemple, le poète espagnol amène une fête ou un jeu dans le goût de sa nation, et dont voici les principales règles. Chaque cavalier nomme une couleur à son choix. La dame qui a par hasard cette même couleur, montre au cavalier un ruban qu’elle tenait caché ; alors elle doit absolument danser avec lui, recevoir les soins et ses services pendant tout le jour. Le cavalier est aussi obligé de tenir à la dame des propos de galanterie ; et la dame pareillement doit, tant que le jour dure, faire semblant d’agréer sa tendresse : voilà ce qui donne à la Princesse l’idée d’exécuter le projet qu’elle médite. Pour cet effet elle dispose la fête suivant son intention, et feint d’avoir naturellement un ruban de la couleur que le Prince a nommée : par là le Prince est obligé de lui parler d’amour, et elle est engagée à lui répondre : ce qui produit une situation fort théâtrale. Cependant le Prince, malgré le dessein qu’il a de cacher son amour, profite des circonstances pour déclarer sa passion, et il le fait avec tant de vivacité, et d’une façon si vraie, que la Princesse, persuadée qu’il l’aime réellement, le rebute avec hauteur. Le Prince ne manque pas de lui représenter que ce n’est que pour mieux observer les règles du jeu, qu’il a parlé de la sorte, et que ce ne sont point ses véritables sentiments qu’il a exprimés : par là il pique vivement l’orgueil de la Princesse, et détruit ses projets. Quoiqu’une pareille situation traitée avec esprit semble devoir intéresser infiniment, Molière en connut néanmoins le défaut, et n’en fit aucun usage. Il est certain que les préliminaires de la fête, le cérémonial répété par trois personnages différents, de nommer et reconnaître une couleur, et la danse qui doit succéder, forment des longueurs qui fatiguent l’attention du spectateur, et suspendent l’intérêt ; et c’est sans doute par cette raison que Molière, ou ne fit aucun usage de tout le reste du second acte, ou qu’il l’aurait tourné autrement s’il s’en était servi, comme on le verra par les détails que je vais ajouter.

L’auteur espagnol finit le second acte par une scène de la Princesse dans le jardin. La Princesse ordonne au Bouffon d’y amener secrètement le Prince : son dessein est d’y chanter, et de lui inspirer de l’amour par la beauté de sa voix, et par les grâces de son chant ; mais Molière a fait un bien meilleur usage de cette scène, en ne la mettant point en action. Il a premièrement distribué en cinq actes l’action que l’auteur espagnol n’a partagée qu’en trois ; ensuite, comme il fallait nécessairement que ces cinq actes fussent courts, et par conséquent qu’il pressât le mouvement de l’action, il précipite sur la scène les progrès de la passion ; mais dans l’intervalle des actes, c’est-à-dire, pendant les intermèdes, il fait toujours marcher l’action, et en instruit les spectateurs par des scènes particulières ; telle est la première du troisième acte, dans laquelle deux femmes de la Princesse s’entretiennent de la scène du chant, dont nous venons de parler, qui s’est passée dans l’entracte. L’économie dont Molière s’est servi dans cette pièce était doublement nécessaire, puisqu’il fallait non seulement amener quelque incident dans les entractes qui augmentât la passion, mais qu’il fallait encore que l’obligation dans laquelle il était de resserrer son action ne fit aucun tort sensible ni au mouvement naturel de la passion, ni à ses progrès.

Il me paraît à propos d’examiner ici si c’est art ou défaut dans Molière, de n’avoir point informé le spectateur de ce qui s’est passé entre le troisième et le quatrième acte, et pourquoi l’action est suspendue dans cet intervalle.

Dans la dernière scène du troisième acte, la Princesse dit en quittant le théâtre, qu’elle vient d’imaginer un stratagème qui lui fera découvrir infailliblement les véritables sentiments du Prince. Dans ce dessein, elle sort pour le chercher, mais sans communiquer son idée au spectateur, à qui elle donne en même temps une grande curiosité de savoir ce que produira cet entretien. Or si cette scène se fût passée dans l’entracte, le spectateur n’eût pas été satisfait de n’apprendre que par récit ce qu’il aurait souhaité de voir en action ; d’autant plus que ce que la Princesse s’est proposé de faire en sortant, est un de ces points principaux de l’action, que selon les règles du théâtre, le spectateur doit voir, et non pas simplement connaître par un confident, ou par une confidente, comme dans la tragédie. Il était donc en quelque sorte indispensable que la scène ne se passât point hors du théâtre ; et lorsque au commencement du quatrième acte, la Princesse, le Prince et le Bouffon paraissent, le spectateur qui en les voyant soupçonne que c’est là la première fois qu’ils ont pu se parler tête à tête, est charmé d’entendre leur conversation ; et il eût été très fâché qu’on n’eût fait que lui en rendre compte. Il vaut donc bien mieux suspendre l’action pour un moment que de la ralentir par une observation mal entendue des règles ; et les moins intelligents sentiront les motifs qui ont déterminé Molière à en user de la sorte, et le mérite qu’il a eu dans une pareille conduite. Pour ceux qui entendent l’espagnol, ils connaîtront aisément avec quel art il a rendu sublimes, dans ces deux scènes, les beautés manquées de l’original. Molière nous enseigne dans tout le cours de cette pièce, comment il faut se servir d’une fable étrangère et de quelle manière on peut la rendre propre aux mœurs, et à la langue de son pays. Il fait voir qu’il ne suffit pas de traduire un bon original, mais que l’on doit souvent en changer la disposition, et transporter les incidents, sans renverser cependant la forme. Ainsi une fable qui serait bonne dans son premier état peut devenir parfaite dans l’imitation ; de même qu’une fable défectueuse peut être rendue plus ou moins bonne, suivant le génie de celui qui entreprend d’en faire usage.

Imitation mixte.

Parmi tant d’ouvrages que nous avons et des Anciens et des Modernes, il n’y a, ce me semble, point d’exemple de ce que Molière a fait dans le genre d’imitation mixte. Les Latins ont imité, ou pris du grec, des fables entières, en y faisant quelques changements. Térence, entre autres, s’est servi de deux fables de Ménandre, pour n’en composer qu’une. Les poètes comiques italiens ont enchéri du côté de l’intrigue sur les Latins ; c’est ce que le cardinal Bibiena a exécuté dans sa belle comédie de La Calandra, en mettant dans un plus grand jour l’intrigue des Ménechmes de Plaute. Les Espagnols ont suivi l’exemple des Latins et des Italiens, mais aucun d’eux n’a tenté ce que Molière a fait, en composant, comme nous avons dit, son Avare de cinq comédies latines ou italiennes.

Si les ennemis de Molière avaient connu ce fait, ils n’auraient pas manqué de l’employer contre lui. Ils y auraient trouvé ce double avantage qu’ils eussent fait briller leur érudition, et contenté leur jalousie. Mais, bien loin de tirer vanité d’une semblable observation, je prétends au contraire en tirer de nouveaux éloges pour Molière, et de nouvelles preuves de son génie.

L’examen sérieux que je fis de L’Avare, joint à quelque connaissance des règles du théâtre, m’inspira le dessein d’étudier Molière, persuadé que qui avait fait L’Avare, devait être le plus grand génie de son siècle ; par cette étude, je fus bientôt confirmé dans la haute idée que j’avais conçue ; et je ne prétends rien diminuer de son mérite, ni de sa gloire, en disant que le fonds de la fable est pris en partie de l’Aulularia de Plaute, et en partie de La Sporta del Gelli, qui a suivi le poète latin ; que le premier acte est imité d’une comédie italienne à l’impromptu, intitulée : L’Amante tradito, et jouée à Paris sous le nom de Lelio et Arlequin Valets dans la même maison ; que la première scène du second acte est tirée du Dottor Bachettone, canevas italien, et que par conséquent ce qui précède, et ce qui suit le motif de la scène, en dépend aussi. Je ne craindrai point d’ajouter que la scène cinquième du même acte est toute copiée de Le Case svaliggiate, ou Gli interompimenti di Pantalone, canevas pareillement joué à l’impromptu ; que la scène deuxième du troisième acte est tout entière dans La Cameriera nobile, comédie italienne aussi jouée à l’impromptu ; que toute la scène septième du même acte se trouve dans Le Case svaliggiate, dont nous venons de parler ; que les scènes quatrième et cinquième du quatrième acte, sont pareillement dans La Cameriera nobile ; et qu’enfin la seconde et la troisième scènes du cinquième acte paraissent entièrement imitées de L’Amante tradito : quoique l’idée de celle-ci soit dans Plaute. Les Italiens, qui ont enchéri sur ce modèle, ont fourni à Molière les lazzi, les plaisanteries, et même une partie du détail : si on ajoute ce qui est dans Plaute et dans Gelli, on ne trouvera pas, dans toute la comédie de L’Avare, quatre scènes qui soient inventées par Molière.

Un ouvrage aussi singulier et aussi difficile, car je suis presque certain qu’il a plus coûté à Molière que deux comédies de son invention, mérite l’attention, et même l’admiration des connaisseurs. Cependant, comme les scènes du théâtre italien jouées à l’impromptu, dont je viens de parler, ne sont pas imprimées, et qu’il serait difficile aux lecteurs de pouvoir se les rappeler pour en faire la comparaison avec celles de Molière, il m’a paru indispensable d’en donner une légère idée, et de mettre par là le lecteur plus en état de connaître et de sentir avec quel art Molière en a fait usage.

SCÈNES ITALIENNES. SCÈNES DE MOLIÈRE.

Lelio et Arlequin, valets dans la même maison


Lelio est amoureux de Flaminia, fille de Pantalon, riche banquier de Venise : comme il n’est connu de personne dans cette ville, il prend le parti de se mettre au service de ce vieillard, afin d’être plus à portée de jouir de la vue de sa maîtresse. Pour y mieux réussir, il se présente à Pantalon, comme un homme habile dans le commerce, et le prévient sur-le-champ en sa faveur. Arlequin, valet de Pantalon, devient jaloux de son crédit, et ne néglige jusqu’à la fin de la pièce aucune occasion de le persécuter.

L’Avare. Acte premier.


On sent par là que le sujet du premier acte, et l’amour de Valère et d’Élise ont été tirés de cette comédie italienne.

Il Dottor Bachettone, ou Le Docteur Bigot.


Le Docteur, dévot et grand usurier, a pour ami Pantalon, qui, se trouvant obligé de faire un paiement, et n’ayant point d’argent, prie son ami de lui prêter la somme dont il a besoin ; le Docteur la lui refuse, en lui disant qu’il ne l’a pas ; mais il promet de la chercher, s’il veut lui laisser en gage sa vaisselle d’argent : Pantalon y consent, et lui apporte en effet sa vaisselle. Le Docteur ne lui donne en argent que les deux tiers de la somme dont ils sont convenus, et lui fait voir une Liste des choses qu’il lui destine pour l’autre tiers. Cette Liste contient d’abord de vieilles hardes et de vieux meubles, et ensuite des choses extravagantes, telles que la barbe d’Aristote, la ceinture de Vulcain, etc., qu’il estime un prix exorbitant.

Acte II. Scène I.


Molière en prenant dans cette scène l’idée de l’usure d’Harpagon et de la Liste, l’a enrichie, et l’a rendue plus intéressante. Il fait supporter l’usure au fils même de l’Avare, en qui elle devient plus naturelle que dans le Docteur, qui n’est que dévot. Il a aussi écarté du comique de la Liste l’outré que l’auteur italien y avait ajouté.

Arlequin dévaliseur de maison.

Scapin fait accroire à Pantalon que sa maîtresse est amoureuse de lui à la folie. Il lui rend compte des éloges et de l’estime qu’elle fait de la vieillesse et de lui. Pantalon, par un sentiment d’amour et de reconnaissance, ouvre sa bourse, et donne à Scapin des poignées d’argent pour chaque trait de louange qu’il lui rapporte.

Acte II. Scène V.

Cette scène est presque la même que celle de Frosine et d’Harpagon ; mais Molière fait servir avec un génie et un art admirables, ce même motif à relever l’avarice d’Harpagon, lorsque Frosine mêle aux éloges qu’elle fait de Marianne, la demande de quelque petite somme d’argent, pour soutenir un procès d’où dépend sa fortune.

La Cameriera nobile, ou La Fille de chambre de qualité.


Lelio donne des coups de bâton à Scapin, camarade d’Arlequin ; celui-ci qui le voit se fâche contre Lelio, qui, feignant de s’en repentir, donne occasion à Arlequin de faire le brave, et de le menacer ; Lelio s’en divertit, il paraît avoir peur, et recule devant Arlequin ; mais en finissant de feindre il le maltraite, le fait reculer à son tour, et le punit de son insolence par quelque coup de bâton.

Acte III. Scène II.

Il est aisé de reconnaître dans cette scène celle de Valère et de Messire Jacques.

Arlequin dévaliseur de maison.

Scapin fait remarquer à Flaminia, maîtresse de Pantalon, le diamant que ce vieillard a au doigt ; Flaminia le loue. Scapin le prend, afin qu’elle le voie mieux ; il le lui montre, en l’assurant que Pantalon lui en fait présent ; et ce vieillard n’ose dire le contraire, quelque envie qu’il en ait.

Acte III. Scène VII.

Cette scène est tout à fait semblable à celle d’Harpagon, de Cléante, et de Marianne, avec cette différence qu’elle est bien plus propre à faire valoir le caractère principal, puisque Harpagon est avare, et que Pantalon est généreux.

La Cameriera nobile.

Pantalon et le Docteur, rivaux, en viennent aux mains, et sont deux fois séparés par Scapin, qui en leur demandant à chacun en particulier l’origine de leur querelle, fait aussi accroire à chacun d’eux en particulier, que son rival lui cède sa maîtresse, etc.

Acte IV. Scène IV et V;

Messire Jacques fait la même scène entre Harpagon et son fils, qui se querellent au sujet de Marianne.

Lelio et Arlequin, valets dans la même maison.

Arlequin, par l’animosité qu’il a contre Lelio, vole une bourse, et l’accuse d’en être le voleur. Pantalon reproche à Lelio d’une façon équivoque l’indignité de son action, et Lelio lui répond de même sur l’amour de Flaminia : cette scène est plus ou moins soutenue à l’impromptu, suivant le talent des acteurs ; mais ils ont tous par tradition un certain nombre de propos, ou de répliques principales, dont Molière s’est servi dans son Avare.

Acte V. Scènes II et III.

L’idée de cette scène est dans Plaute, mais elle n’y est, pour ainsi dire, que croquée. Les Italiens y ont ajouté ; et Molière en a fait usage dans la scène de la Cassette, mais en ajoutant de la finesse aux plaisanteries italiennes.

On peut ajouter encore que le caractère de Messire Jacques, et ce qu’il fait, ont tant de rapport avec tout ce que fait Arlequin, qu’il est très probable que Molière a eu dessein de l’imiter dans son Avare 18.

 

On peut voir par ces exemples combien ces métamorphoses, si je puis m’exprimer ainsi, sont surprenantes, et avec quel art le poète français a adapté à son sujet tout ce qu’il a imité ; car les copies deviennent entre ses mains des originaux, et perdent ce caractère d’imitation servile, qu’il est si difficile aux auteurs de ne pas laisser dans les ouvrages dont les idées ne leur appartiennent pas. Ajoutons que c’est de Molière seul que l’on peut apprendre à se servir de plusieurs ouvrages, pour en construire une fable d’imitation mixte, étant le seul qui nous en ait laissé l’exemple, et qu’il ne paraît pas moins admirable lorsqu’il est imitateur, que lorsqu’il est original.

Observations sur la comédie et sur le génie de Molière
Livre troisième.

Comme j’ai parlé de l’état de la comédie moderne, il ne sera pas inutile maintenant de la comparer avec celle des Anciens ; mais il paraît nécessaire de rappeler auparavant les règles qu’ils ont observées dans leurs comédies, et d’examiner en général, et les changements que les Modernes ont introduits dans ces mêmes règles, et l’usage qu’ils en ont fait. Par là on sera plus en état de juger à laquelle des deux comédies on doit donner la préférence, et par conséquent laquelle mérite mieux d’être imitée.

Article premier.
De la comédie ancienne en général.

Il n’y a dans toute l’Antiquité personne qui nous ait laissé un Art poétique, ou un Traité des règles de la comédie en particulier. Un Moderne a pris la peine d’extraire de la Poétique d’Aristote les préceptes qui y sont épars au sujet de la comédie, et il a donné ce recueil sous le titre de Traité, ou Pratique du Théâtre comique 19 ; c’est tout ce que nous avons en ce genre. Pour épargner au lecteur la peine de consulter Aristote, je me servirai de cet ouvrage, d’autant mieux que l’auteur n’a fait que recueillir et rassembler ce qu’un si grand maître a dit sur la comédie.

Les Anciens ont distingué la comédie, ainsi que la tragédie, en quatre espèces différentes. La première est simple, sans péripétie, ni reconnaissance ; c’est-à-dire, que les personnages y sont toujours heureux ou malheureux, et qu’ils ne changent ni d’état ni de fortune.

La seconde, qu’ils ont nommée implexe, a péripétie et reconnaissance ; c’est-à-dire, par rapport à la péripétie, que les personnages y passent de l’infortune à la prospérité, ou de la prospérité a l’infortune ; et par rapport à la reconnaissance, qu’il arrive un changement d’état, et qu’un des personnages a le bonheur de trouver sa famille, ou quelqu’un de ses parents. L’une de ces deux conditions suffit pour rendre la fable implexe.

La troisième espèce était appelée de mœurs parce que les mœurs y dominaient ; car les Anciens nommaient comédie de mœurs, celle qui exprimait les mœurs générales, ou particulières des nations : c’est ce que dit Térence20 dans le prologue de L’Eunuque ; et ce qu’Horace nous apprend dans son Art poétique 21.

Enfin la quatrième espèce fut nommée ridicule ou risible. Comme nous aurons occasion d’en parler plus au long dans le troisième article de ce Livre, nous n’en donnerons pas ici une notion plut étendue. Les Anciens préféraient la quatrième espèce, qu’ils jugeaient meilleure, à la troisième ; celle-ci par la même raison à la seconde, et la seconde à la première, qu’ils regardaient comme la moindre de toutes.

Les Anciens, comme ils nous l’apprennent eux-mêmes, n’ont point prétendu nous insinuer par ces distinctions qu’une comédie doive nécessairement être de l’une de ces quatre espèces ; elles peuvent se joindre et se mêler ensemble ; car une fable comique peut être simple et de mœurs : ou de mœurs et implexe : ou simple et ridicule : ou seulement simple ; mais elle ne peut être tout à la fois simple et implexe parce que ces deux termes impliquent contradiction.

Je ne crois pas qu’il y ait de comédie que l’on ne puisse rapporter à l’une de ces quatre espèces, ou séparées, ou jointes ensemble, sans même que l’auteur y ait fait attention ; les exemples suivants vont le faire connaître.

Article second.
Exemples des quatre espèces de comédies tirés de Molière.

On donne ordinairement pour exemples des quatre espèces de comédies dans les Anciens, Les Adelphes de Térence, comme une fable de simple et de mœurs ; L’Hecyre, comme une fable de mœurs et implexe ; Les Ménechmes de Plaute, comme une fable simple et ridicule ; et le Prométhée d’Eschyle comme une fable toute simple.

Il s’agit maintenant d’examiner si Molière dans la construction de ses fables a suivi le système des Anciens, et s’il a quelques pièces qui portent le caractère des quatre espèces de comédies, telles que les Anciens les ont distinguées.

Il me semble que Le Misanthrope est dans la première espèce qui est simple et de mœurs : L’Avare, dans la seconde qui est implexe et de mœurs : et George Dandin, dans la troisième que l’on nomme simple et ridicule. Pour l’espèce purement simple, elle est la seule que Molière n’ait point traitée : ce qu’il faut attribuer au goût du dernier siècle, qui n’admettait plus tant de simplicité dans le genre dramatique.

Cependant, bien loin de croire que Molière ait jamais pense à cette distinction des Anciens, ou qu’il s’y soit attaché comme à une règle essentielle, je me persuade au contraire qu’il s’est formé uniquement par l’examen des théâtres modernes qui l’ont précédé. Ainsi, mon dessein n’étant pas de faire parade d’une vaine érudition, je crois qu’il est d’autant plus raisonnable de s’arrêter à ce que nous avons sous les yeux, qu’il y aurait de l’injustice à disconvenir que Molière ne soit supérieur aux Anciens dans les trois espèces de comédies que nous venons de citer, et sous lesquelles nous avons rangé le principales pièces. Pour ceux qui ne sont pas de mon sentiment, je les exhorte à comparer les comédies de Molière avec celles des Anciens ; et je me flatte que s’ils ne sont pas prévenus, j’obtiendrai leur suffrage.

J’ai dit que Molière était supérieur aux Anciens ; et je crois qu’il est aisé de s’en convaincre par l’examen de ses ouvrages. Indépendamment du génie qu’on ne peut lui refuser, il l’emporte sur eux, du moins par les caractères qu’il a introduits sur la scène ; ce que les Anciens et les Modernes avant lui n’avaient jamais traité qu’épisodiquement, il en a fait la base et le premier mobile de ses pièces. Ce sont ces caractères qui font trouver aujourd’hui défectueuse la distinction que les Anciens ont donnée des quatre espèces de comédies, et dont les auteurs modernes les plus célèbres ont fait une règle. Mais Molière nous a démontré, malgré ce qu’ont écrit les Anciens, que ces différentes espèces ou qualités peuvent se réunir dans une même fable, puisque ses comédies qui sont implexes et de mœurs sont encore ridicules : et que celles qui sont simples et ridicules sont aussi des pièces de mœurs. Au reste, Molière doit moins la perfection de ses ouvrages à ces règles et à ces distinctions purement savantes, qu’à son génie et aux caractères dont il est, pour ainsi dire, l’inventeur. En effet, on ne saurait nier que dans L’Avare que nous avons rangé sous la classe des fables implexes et de mœurs, on ne trouve aussi le ridicule produit par les mœurs ou caractères ; car c’est ainsi que l’on nomme aujourd’hui ce que les Anciens appelaient mœurs, parce que ces sortes de fables caractérisent et représentent un défaut, ou un ridicule attaché à un certain nombre d’hommes.

Il en est de même des autres classes distinguées par les Anciens ; toute comédie de mœurs, entre les mains des Modernes, deviendra ridicule ou risible : et toute comédie ridicule ou risible sera une comédie de mœurs, par le rapport qu’ont les mœurs en général avec les caractères.

On remarque dans les ouvrages de Molière que les caractères qu’il a choisis, si on excepte celui du Misanthrope, sont pris dans le ridicule ou le plaisant ; aussi ses pièces étant tout à la fois des pièces de caractères, et des pièces risibles, elles ont toutes les qualités nécessaires pour plaire selon les règles anciennes, et l’usage présent. J’avoue donc sincèrement que dans les différents genres de comédies distingués par les Anciens, je ne rougirai pas de suivre plutôt Molière, que Plaute, et Térence, tout célèbres qu’ils sont l’un et l’autre.

Article troisième.
Du ridicule.

Je ne déciderai point si Aristote, en parlant du ridicule, a prétendu donner une définition complète de cette partie de la comédie : ou s’il l’avait renvoyé au Traité que l’on soutient que nous avons perdu. Mais les opinions des interprètes étant partagées sur cet article, j’espère qu’il me sera permis de dire aussi mon sentiment.

Si Aristote a défini le ridicule, il est certain du moins qu’il ne l’a défini qu’en général, et qu’il ne l’a pas expliqué d’une manière qui levât toutes les difficultés. « Le ridicule, dit-il, est une difformité indispensablement nécessaire à la comédie » ; or il est certain qu’il y a deux espèces de difformité : « l’une d’esprit, et l’autre de corps ». Aristote décide, en peu de mots, que la difformité ne doit point causer de peine ni de douleur à celui en qui elle se trouve, et donne même pour exemple de la difformité du corps, un « visage difforme et contrefait » qui ne souffre point. Mais comme il ne dit rien de celle de l’esprit, on peut présumer avec raison que s’il en avait donné un exemple, c’eût été le vice, ou le ridicule que comporte chaque caractère, ainsi que nous l’avons dit dans le premier Livre. Puisque cet exemple nous manque dans la Poétique d’Aristote, on peut proposer à la place, ou l’extravagance d’un vieillard éperdument amoureux d’une jeune fille dont il est la dupe, sans qu’il lui en arrive cependant aucun malheur ; ou les craintes mal fondées d’un avare qui croit avoir perdu son trésor. Car, suivant les principes d’Aristote, les spectateurs ne pourraient pas se réjouir du ridicule d’un vieillard amoureux, qui deviendrait fou par la violence de la passion : ou du ridicule d’un avare, qui par un vol réel se trouverait réduit à la mendicité. Il en serait de même des vices ou des passions qui excitent l’indignation ou la pitié ; parce que le plaisant ou ridicule étant incompatible avec de pareils mouvements, ces sortes de sujets ne conviennent point à la comédie. Cependant plusieurs Modernes ne sont pas exempts de ce défaut, et Molière lui-même y est tombé dans sa pièce du Tartuffe : un caractère aussi odieux que celui-ci devant plutôt attirer l’indignation des spectateurs que produire des plaisanteries. Quoique Molière ait tourné ce caractère avec tout l’art dont il était capable, et qu’il ait tâché de le rendre plaisant par les personnages qui y ont du rapport, il est cependant vrai que dans le fond Tartuffe n’est point aussi ridicule qu’il est méprisable ; son caractère est du genre de ces vices qui, au lieu de plaisant ou de ridicule, ne présentent rien qui ne rebute et ne révolte les honnêtes gens.

Il est facile de remarquer, dans les deux comiques latins, combien le ridicule de la comédie des Anciens était faible, en comparaison de celui des Modernes. Si je ne connaissais pas Molière, je serais de l’avis de ceux qui pour caractériser ces deux comiques latins, disent que Térence fait rire au dedans, et Plaute au dehors ; mais je trouve que Molière excite le rire au dedans et au dehors, si on peut user de cette expression, et qu’il le fait avec bien plus de génie et bien plus d’esprit que ceux qui l’ont précédé. Les Modernes en général ont mieux peint les passions que les Anciens ; leurs peintures sont plus détaillées et plus chargées ; et ces sortes de peintures ont enrichi le théâtre français d’un nombre considérable de caractères, et lui ont donné par là l’avantage sur tous les autres, en fait de ridicule.

Article quatrième.
De l’action et du nœud selon les Anciens.

Les Anciens ont nommé action, dans une fable tragique ou comique, un point presque indivisible. Selon eux, un coup de poignard fait souvent l’action de la tragédie ; et celle de la comédie ne consiste presque toujours qu’en quatre mots, que dit un auteur pour consentir à une chose à laquelle il a été contraire pendant toute la pièce. À l’égard du nœud, il est formé par les obstacles qui retardent l’action ; soit que ces obstacles viennent des personnages mêmes, ou qu’ils soient produits par le seul hasard. Un ouvrage parfait serait celui qui réunirait si bien le nœud et l’action qu’elles ne fissent ensemble qu’un même corps : tel est le seul Œdipe de Sophocle, modèle le plus excellent que les auteurs tragiques puissent choisir.

L’action de cette tragédie n’est que la reconnaissance d’Œdipe : on commence, dès la première scène, à faire des perquisitions pour découvrir le meurtrier de Laïus : il n’est question que de cela pendant tout le cours de la pièce ; et Œdipe trouve à la fin qu’il est tout à la fois fils de Laïus, meurtrier de son père, et mari de sa mère ; l’action de la tragédie n’est donc que la reconnaissance d’Œdipe ; et le nœud de l’action ne fait qu’un même corps avec elle. C’est à cette union si importante que l’on doit principalement s’attacher ; car il est indubitable que, malgré l’opinion contraire de quelques Modernes, l’action et le nœud sont les objets les plus essentiels d’une fable dramatique.

Les poètes comiques grecs et latins ont tellement senti la conséquence de cette union, qu’ils ont toujours eu la plus grande attention à ne les pas séparer. Les Italiens du seizième siècle ont aussi été très exacts à les réunir ; mais Molière est peut-être celui de tous qui a porté le plus loin cette perfection. Aujourd’hui le nœud de l’action est la partie la plus négligée ; et cette négligence produit des comédies, dont les unes ressemblent, si on ose le dire, à un corps sans bras et sans jambes ; et les autres, au défaut d’un corps, ont plusieurs jambes et plusieurs bras. Dans la première espèce, c’est un fort beau dialogue, mais sans action ; et dans la seconde, ce sont des choses étrangères, et tout à fait épisodiques que l’on joint à l’action, mais qui ne font qu’embarrasser sa marche, et que ralentir son mouvement. Je laisse aux connaisseurs à faire eux-mêmes l’application de ce que je viens de dire, et le soin d’en trouver des exemples.

Article cinquième.
De l’action double.

Il s’est glissé parmi la plupart des auteurs dramatiques, à l’égard de l’action double, une erreur qui blesse la vérité et le bon sens. Aristote et les Anciens qui ont traité cette matière, nous ont donné pour première règle, que la tragédie et la comédie ne doivent avoir qu’une action ; et même Aristote ne permet d’en prendre qu’une seule dans toute la vie d’un homme, quoique cette vie soit remplie de faits héroïques. Il ne veut pas que l’on rapproche deux choses que l’éloignement des temps ne peut admettre avec vraisemblance. Cependant, malgré des principes si fixement établis, la duplicité d’action se rencontre souvent dans le théâtre espagnol, et les poètes dramatiques français des premiers temps les ont imités en cela sans réflexion.

Bélisaire ; Le Festin de Pierre et tant d’autres pièces, contiennent non seulement deux actions du même homme, mais encore tout ce que cet homme a fait dans sa vie. On a senti depuis combien le bon sens et la vraisemblance étaient blessés dans une telle conduite ; mais en se corrigeant de ce défaut, on a senti en même temps l’embarras de trouver dans une seule action de quoi fournir à une pièce de cinq actes, et l’on s’est laissé aller par cette raison à imiter Térence dans la duplicité d’action.

Un auteur moderne (Bartolomei22) soutient à ce sujet que les comédies de Térence n’ont point d’action double. Comme ce sentiment me paraît mal fondé, et que bien des gens se trompent, à mon avis, dans ce qu’on appelle action double, je crois qu’il est à propos d’examiner l’opinion de Bartolomei, qui ne laisse pas d’avoir ses sectateurs.

Il avance qu’outre L’Hecyre, dans laquelle il n’y a incontestablement qu’une action, les cinq autres pièces de Térence, quoique composées de deux amours et de deux intrigues, ne contiennent point une action double ; la raison qu’il en donne n’est pas soutenable : il dit qu’à la fin de ces fables, il n’y a jamais qu’une seule des deux intrigues d’amour qui soit terminée par un mariage, et que l’autre reste toujours suspendue et sans conclusion. Il est certain que de deux pièces de Ménandre, Térence n’en a fait qu’une, et que cependant chacune de ces deux pièces avait une action. Prétend-il donc que par l’union que Térence en a faite, une des deux actions ait perdu son nom et sa qualité ? D’ailleurs, si l’une des deux actions n’est plus ce qu’elle était auparavant ; si à la fin de la pièce elle reste indécise, comment la qualifier, et quel nom portera-t-elle ? Aucun apparemment, puisqu’il ne lui en donne point : bien moins habile en cela que nos Modernes qui lui en ont donné un, comme nous le dirons dans la suite.

Le sentiment de Bartolomei est d’autant plus mal fondé à l’égard de Térence que ce poète, suivant ce qu’il dit lui-même dans ses Prologues, n’a jamais soutenu que ses fables n’eussent point une action double ; d’ailleurs, s’il ne termine pas les deux intrigues, il laisse du moins entrevoir aux spectateurs que le second mariage sera bientôt conclu. Son dessein en cela n’est que d’établir la vraisemblance dans sa conduite, et de mettre quelque différence entre deux actions, ou deux intrigues, dont les intérêts sont différents ou opposés. Soit qu’elles se passent entre des personnes qui ne se connaissent point, ou entre des parents et des amis, il n’est pas moins vraisemblable que deux intérêts qui ont été détachés pendant le cours de la pièce ne se peuvent terminer ni dans le même jour, ni à la même heure.

Les poètes modernes sont plus sincères que l’auteur italien ; lorsqu’ils mettent dans leurs fables une double action, ils donnent à l’une des deux le nom d’épisode. C’est un terme dont on se sert également pour exprimer ce qui est tiré du fonds de la fable, comme les fureurs d’Oreste dans l’Iphigénie en Tauride, et ce qui en est totalement détaché.

Aristote, il est vrai, approuve le premier de ces deux épisodes, et donne même des règles pour le bien employer ; mais il proscrit absolument le second, comme un défaut essentiel, quoique très commun de son temps. On peut dire qu’il n’est guère moins commun aujourd’hui ; bien que l’expérience ait tant de fois appris, que tout épisode qui ne tient point nécessairement à l’action, la refroidit, ou lui nuit par le contraste, et blesse le bon sens.

Guarini a mis dans son Pastor fido, une action double, mais il l’a fait en maître ; il a non seulement détaché d’une manière sensible les deux actions qui pouvaient à la rigueur composer deux pastorales, mais il a voulu encore donner aux spectateurs le plaisir de voir les deux intrigues heureusement achevées ; il a trouvé le moyen de guérir, par une espèce de miracle, la blessure de Dorinde, et même de terminer son mariage avant celui d’Amarillis.

Pour moi, je ne condamne pas tout à fait une action double, parce que je n’y trouve rien qui blesse la vraisemblance ; il peut arriver que deux actions soient produites dans l’espace de douze ou de vingt-quatre heures ; et il n’est pas absolument contre la vraisemblance que les personnages qui ont part à ces deux actions se trouvent, sans se connaître, et sans s’être jamais parlé, dans la même rue, ou dans le même jardin, pour ne pas manquer à l’unité de lieu, si elle est nécessaire ; s’y trouvent, dis-je, à dessein de s’entretenir de leurs différents intérêts. Mais ce que je crois très difficile dans l’exécution, c’est de conduire les deux actions de façon que leur mouvement soit égal, et ne se nuise point réciproquement. Il faut encore observer de ne les pas trop charger d’incidents, dans la crainte d’embarrasser l’esprit du spectateur ; et ce qu’il faut surtout éviter, mais qui n’est pas facile, c’est de donner aux deux actions un égal intérêt : car la perfection d’une fable d’action double est de partager si bien le cœur et l’esprit du spectateur qu’il soit également affecté des deux actions. Le Pastor fido passe pour l’effort de l’esprit humain en ce genre ; et cependant malgré tout l’intérêt qui est dans l’action de Silvio et de Dorinde, les spectateurs n’ont dans le cours de la pièce le cœur et l’esprit occupés que de l’intérêt d’Amarillis et de Mirtillo ; mais je suis persuadé que le plus grand génie aurait dans un cas semblable autant de difficultés à surmonter que Guarini.

Il est bon de remarquer que lorsqu’on parle d’une fable d’action double, ce n’est jamais qu’une pièce purement d’intrigue qu’on a en vue, et non une pièce de caractère ; car dans les pièces de caractère, il faut, suivant ce que la pratique de Molière nous apprend, avoir égard à deux choses : la première, que les intrigues des deux actions soient légères ; et la seconde, que le caractère les embrasse toutes deux. Si les Anciens nous avaient donné cette règle sans l’accompagner d’un exemple, personne peut-être ne l’aurait encore suivie ; mais L’Avare de Molière nous démontre qu’elle est praticable.

Harpagon, père d’Élise, et amoureux de Marianne, embrasse les deux intrigues, l’une de Valère, amant de sa fille, et l’autre de son fils Cléante, amoureux de Marianne : ces deux intrigues sont légères, parce qu’elles sont subordonnées au caractère principal de l’Avare qui les occupe, et les fait marcher.

Je conclus donc que si l’unité d’action est sans contredit la plus naturelle et la plus convenable au théâtre, il peut aussi se rencontrer des génies capables de faire des fables d’action double, tels que le Guarini et Molière ; et que loin de proscrire ces sortes de fables, on doit les adopter comme des modèles, ou du moins les citer comme des exemples que l’on peut suivre.

Article sixième
De l’unité de temps, et de l’unité de lieu.

Je joins ensemble ces deux unités, parce que l’une naît pour ainsi dire de l’autre. En effet Aristote ne parle point de l’unité de lieu, parce que ayant établi l’unité de temps, il a pensé qu’en observant l’une, on ne manquerait point à l’autre. Il est aisé de concevoir que le poète qui donnera à sa fable l’étendue que les règles et le bon sens lui prescrivent, observera en même temps l’unité de lieu. Cependant, si les Anciens, sur ce principe, ne nous avaient parlé que de l’unité de lieu, sans parler de l’unité de temps, il se pourrait trouver des fables très défectueuses, quoique les autres règles y fussent observées, parce que l’unité de temps n’est pas nécessairement amenée par l’unité de lieu. Il peut dans un même lieu se passer une action qui dure plusieurs jours ; mais jamais l’unité de temps ne sera gardée lorsqu’on fera passer l’action de la fable d’une province, et même d’une ville à une autre. C’est ce que j’ai traité plus au long dans ma Dissertation sur la tragédie moderne 23, et ce que l’on peut voir dans les observations qui ont été faites sur les tragédies grecques, que l’on regarde comme très défectueuses par rapport aux unités de temps et de lieu. Je me bornerai seulement à dire que les Latins y ont été très exacts : que les Italiens dans leur bon théâtre n’y ont jamais manqué ; mais que les Français et les Espagnols ont fait bien des fautes à cet égard. Ces derniers surtout ont choqué tout à la fois le bon sens et la vraisemblance lorsque au commencement d’une pièce ils ont représenté le principal personnage comme un enfant qui ne fait que de naître, et qu’à la fin de la même pièce, ce même personnage est parvenu à une extrême vieillesse. Quoiqu’en général, les poètes espagnols n’aient pas eu plus d’égard à l’unité de lieu qu’à l’unité de temps ; il est cependant vrai que quelques-uns d’entre eux se sont moins écartés des règles et de la vraisemblance ; mais il n’est pas moins vrai aussi que c’est aux fables espagnoles que les Français doivent leurs fautes et leurs beautés, puisque ce fut dès le commencement du siècle passé, c’est-à-dire vers l’an 1600, qu’ils commencèrent à prendre les fables espagnoles pour modèles. Les exemples que j’ai rapportés dans ma Dissertation sur la tragédie moderne peuvent servir de preuve à ce que j’avance. Je me contenterai de rappeler ici le trait singulier qui regarde Claveret, tragique français. Ce poète qui savait apparemment que ses prédécesseurs avaient été critiqués, pour avoir péché contre l’unité de lieu, prétendit sauver une semblable faute en mettant ces mots à la tête de sa tragédie du Ravissement de Proserpine : « La scène est au Ciel, en la Sicile, et aux Enfers, où l’imagination du lecteur se peut représenter une certaine espèce d’unité de lieu, les concevant comme une ligne perpendiculaire du Ciel aux Enfers. » Les Français, voulant éviter ces extravagances, tombèrent dans un autre excès ; s’ils observèrent scrupuleusement l’unité de lieu, ce fut presque toujours aux dépens de la vraisemblance24. Enfin Molière parut, et malgré le mauvais goût du théâtre français, dans lequel il avait été élevé, il sut profiter de la licence des premiers, et de la fausse exactitude des seconds, en conservant et en rectifiant les unités que les Espagnols avaient si mal entendues.

Si je n’hésite point à dire mon sentiment, c’est que je me sens soutenu par les exemples que nous fournit Molière. J’approuve fort la plus sévère unité du temps, je vais même jusqu’à désirer que l’action ne durât que la moitié du temps prescrit par les règles ; et je trouverais encore les fables plus parfaites, si le nœud de l’action bien mesuré n’exigeait, surtout dans une comédie, d’autre temps, que celui que les acteurs emploient à les représenter. Par là on éviterait les vides du mouvement de l’action, auxquels le spectateur ne pourrait pas même penser dans les entractes.

Pour l’unité de lieu, je ne me ferais point un scrupule de la violer, mais sans enfreindre les lois de la vraisemblance ; malgré tout ce qu’en disent les plus sévères partisans des règles, je ne crois pas devoir m’imposer un joug qu’Aristote n’impose point, et que le bon sens et la vraisemblance semblent condamner. Il est raisonnable que dans l’espace de douze ou de vingt-quatre heures, on ne puisse pas transporter les acteurs en un lieu si éloigné de celui où l’action a commencé, qu’à peine les douze ou les vingt-quatre heures suffisent pour en faire le trajet. Mais aussi, il n’est pas contre la raison de les faire changer de lieu, lorsqu’une demi-heure suffit naturellement pour ce changement ; et il ne me paraît pas juste de sacrifier, par trop de délicatesse et de scrupule, les beautés que fournirait le sujet à la faveur d’un semblable changement. Aristote, ni les autres Anciens, ne nous ont point demandé cette exactitude ; et peut-être n’auraient-ils entendu autre chose par unité de lieu, s’ils nous l’avaient prescrite, que la même ville, le même camp, ou la même maison dans laquelle a commencé l’action, surtout si les changements de lieu étaient réglés avec prudence par l’unité de temps.

Molière, qui a mieux senti cette vérité que tous les interprètes d’Aristote, a fait des comédies où le lieu de l’action est dans une place, dans une salle, ou devant une maison ; et voilà l’exacte unité de lieu. Mais dans les pièces où il a voulu faire des changements sans blesser la vraisemblance, il a placé communément la scène dans Paris, dans la Ville de Tempé, dans Astorgue, ville d’Espagne, dans Angoulême, dans Messine, ou dans Naples ; il a fait marcher avec toute la vraisemblance possible, comme nous l’avons dit, ses acteurs d’un lieu à un autre lieu de la même ville. Ainsi je suis persuadé que si Aristote nous avait expliqué lui-même ses préceptes, nous verrions qu’il ne les a pas entendus autrement, et que c’est sans doute par cette raison qu’il n’a rien dit de positif sur l’unité de lieu, lorsqu’il a établi pour principes les deux autres unités de temps et d’action. La conjuration de Cinna, tramée contre Auguste dans le cabinet même de cet empereur, est une preuve des inconvénients que produit la règle de l’unité de lieu prise à la rigueur et des fautes qu’elle fait commettre aux plus grands hommes contre la vérité : au lieu que cette unité, telle que Molière l’a entendue, fournit mille beautés qui seraient perdues par une exactitude scrupuleuse. Au reste, les auteurs sont les maîtres de suivre celui des deux partis qui leur conviendra davantage ; mais ils doivent aussi faire réflexion que dans l’un ils rencontreront de la sécheresse, souvent le défaut de la vraisemblance, et mille autres inconvénients ; et que dans l’autre au contraire ils trouveront avec l’abondance des idées, la vérité, la facilité, et la source des moyens qui mènent à la perfection. Le premier ne nous est point imposé par Aristote, et le second est autorisé par les exemples que l’inimitable Molière nous a laissés.

Article septième.
Du caractère dans les comédies grecques.

J’ai dit, dans le premier Livre de cet ouvrage, que les Latins n’avaient point fait usage des caractères, et qu’il ne nous restait aucun fragment des comédies grecques qui pût nous faire connaître que leurs poètes les eussent employés sur leurs théâtres ; je pense néanmoins que la comédie, lorsqu’elle commença à prendre forme, n’eut à Athènes que des pièces de caractères. Ce que j’avance ici, je le tire, non de leurs fables comiques, puisqu’elles ne sont pas venues jusqu’à nous, mais des règlements qui furent faits pour la réforme du théâtre. On distinguait la comédie grecque en ancienne, moyenne, et nouvelle.

Comédie ancienne.

La comédie ancienne présentait sur la scène tous les différents personnages, et même les plus considérables de la République ; or comme les défauts des hommes ne conviennent pas au théâtre, et que jamais ils n’y ont été mis, à moins qu’ils n’attirent par leur force même, ou par des traits singuliers l’attention des spectateurs, il est très probable que dans ce premier âge de la comédie, les Grecs ont joint le caractère ou défaut général, aux traits particuliers et au ridicule personnel ; mais la liberté excessive que les poètes avaient prise de nommer ceux qu’ils représentaient sur le théâtre obligea le gouvernement à défendre par les lois de spécifier le nom et la qualité de ceux dont on représentait les caractères.

Comédie moyenne.

Les poètes qui croyaient indispensable à leur art de joindre le personnel au caractère général, soumirent en apparence à la loi, mais ils l’éludèrent au fond, en introduisant des masques et des habits, qui représentaient ceux qu’ils jouaient dans leurs pièces. Des défenses plus rigoureuses que les premières leur ayant encore interdit ces libertés scandaleuses, ils furent obligés de recourir à des sujets d’intrigue, dans lesquels cependant ils ne perdirent point de vue les caractères ou défauts généraux ; mais ils les traitèrent, comme ont fait depuis les poètes français, aussi bien que ceux des autres nations.

Comédie nouvelle.

Cette comédie qui fut appelée nouvelle, dès qu’elle eût une fois abandonné les caractères particuliers et personnels, n’éprouva plus de contradiction, parce qu’elle roulait uniquement sur des faits et des intrigues purement imaginées ; et elle a toujours subsisté depuis dans le même état. Les Latins, trouvant ce genre de comédie convenable au gouvernement républicain, l’adoptèrent ; ils abandonnèrent, comme avaient fait les Grecs de la comédie nouvelle, la ressemblance des personnages, et la représentation des caractères personnels, et laissèrent aux Modernes l’avantage de profiter d’un fonds qu’ils n’avaient pas su mettre en valeur.

C’est peut-être pour cette raison qu’Aristote ne s’est pas expliqué plus au long sur les caractères, puisque s’il en avait parlé clairement, et qu’il nous en eût développé le fonds et les qualités, il n’aurait pas manqué de nous donner des instructions sur la vieille et sur la moyenne comédie ; mais comme elles avaient été proscrites par les lois, et que la nouvelle seule était permise : c’est aussi de celle-là seule qu’il a tiré ses préceptes, afin de ne point contrevenir aux lois et aux usages de son temps.

Les Modernes ont bien senti que les seuls égards et les bienséances de la vie civile ne permettaient pas de nommer, comme dans l’ancienne comédie grecque, les personnes dont on représente le ridicule, ou le caractère, ni de les faire connaître par l’habit et par le masque. Mais comme ils ont pensé aussi que les plus fortes passions pouvaient être traitées d’une façon générale, et sans blesser personne en particulier, ils ont imaginé des comédies de caractères, telles que nous les voyons sur nos théâtres. Il paraît très difficile que ce genre de comédie puisse offenser, dès que le personnel en est banni et l’on peut également en tirer avantage pour la correction des mœurs : puisque ceux des spectateurs qui reconnaissent en eux le vice ou la passion qu’on leur représente peuvent s’en corriger par des retours sur eux-mêmes ; cela d’autant mieux qu’ils ne courent point le risque d’être reconnus et montrés au doigt. En effet, un caractère traité avec la réserve dont on use aujourd’hui, ne saurait frapper au point de faire tomber les soupçons du spectateur sur telle ou telle personne en particulier, étant comme impossible que dans une grande ville il n’y ait qu’un seul homme jaloux, avare, glorieux, etc.

Quoiqu’il soit probable qu’on ne puisse point attribuer à quelque personne en particulier un caractère général, on a vu cependant le contraire arriver plus d’une fois de nos jours. Mais pour cela il faut nécessairement que deux choses difficiles à rassembler se trouvent réunies : l’une, que la personne que l’on prétend reconnaître dans le caractère représenté soit fort connue ou par sa naissance, ou par ses emplois, ou par ses talents ; et l’autre, que le caractère soit singulier et peu commun. C’est ce qui fit que Molière se trouva deux fois exposé à cet inconvénient dans ses deux comédies du Misanthrope et du Tartuffe. Le caractère singulier du Misanthrope se trouva ressembler parfaitement à celui d’un seigneur de la Cour connu de tout le monde par sa naissance et par son emploi : le caractère du Tartuffe, quoique moins singulier, fut appliqué à un homme qui par son rang et sa dignité était aussi connu que le seigneur de la Cour. Le premier, qui par les talents et ses grandes qualités était encore plus recommandable que par sa naissance et son rang, voulut voir la représentation du Misanthrope, et dit après l’avoir vue : « Je ne sais si Molière a voulu me peindre dans sa pièce, mais je voudrais bien ressembler à son Misanthrope ; car je serais un parfaitement honnête homme. » Il n’en fut pas de même du Tartuffe ; cette comédie éprouva bien des contradictions, et peut-être on ne l’eût jamais jouée, si le Roi qui aimait Molière n’en eût permis la représentation. Ces deux exemples prouvent la vérité de ce que j’ai dit sur les différents succès qu’on pouvait espérer de la variété des caractères25. Si les Grecs de la vieille et de la moyenne comédie, bien loin de désigner les personnages, eussent traité les caractères en général, comme l’ont pratiqué les Modernes, il nous resterait peut-être quelques-unes de ces anciennes comédies grecques dont nous pourrions profiter ; mais comme elles ont été sans doute supprimées par les Lois, je ne vois rien qui puisse diminuer la gloire que les Modernes se sont acquise par l’invention des caractères généraux : puisque sans rien avoir qui les guidât, ils ont trouvé d’eux-mêmes la véritable méthode de les traiter, sans blesser ni la société, ni les lois de l’État, ni les mœurs.

Article huitième.
De la diction dans la comédie des Anciens.

À en juger par les ouvrages des Anciens, le discours le plus familier est aussi le plus convenable à la comédie ; c’est pour cette raison que Plaute était beaucoup plus estimé des Latins que Térence : celui-ci, évitant le discours populaire, n’employait que des expressions nobles et élégantes, qui a la vérité plairaient aux spectateurs, mais qui n’ont pas laissé d’être blâmées. Si Térence a été critiqué de son temps, parce qu’on ne croyait pas que le genre comique comportât tant d’élégance ou de noblesse, on l’a traité depuis bien différemment, on lui a donné à cet égard la préférence sur Plaute.

Je ne déciderai point qui a raison des Anciens ou des Modernes ; je dirai seulement que les Latins n’avaient pas tort de préférer dans le comique le style populaire au style élevé, parce que de leur temps le théâtre comique, dont la base a toujours été et sera toujours le plaisant, était moins fertile qu’aujourd’hui, et par rapport aux mœurs, ou caractères, et par rapport aux choses qui en dépendent, et dont j’ai parlé. Par cette raison le théâtre des Anciens pouvait avoir besoin d’un style semblable à celui de Plaute ; mais par cette même raison aussi, les Modernes sont louables de l’éviter. Maintenant que le théâtre est sorti de l’enfance, que la force du comique ou du plaisant porte sur les caractères, et non pas sur les mots, on ne souffrirait qu’avec peine des expressions qui ne fussent pas nobles et élégantes.

Il faut donc, comme l’enseigne Aristote, que la diction soit ornée ; mais je ne crois pas qu’on doive se permettre des expressions forcées, parce qu’elles blessent à la fois et le simple et le vrai qu’exige la comédie. Les comédies dont tout le mérite ne consiste qu’en des traits d’esprit, qu’en des gentillesses, et qui ne sont que trop communes aujourd’hui ; ces sortes de pièces ou n’ont point d’action, ou l’action en est défectueuse. D’ailleurs ce qu’on appelle esprit défigure les caractères ; il en affaiblit le ridicule, et substitue à des traits naturels, si essentiels pourtant, de bons mots, des pensées brillantes, et des pointes épigrammatiques, d’où il arrive, et que l’esprit du spectateur se porte vers tout autre objet que l’action de la comédie ; et qu’insensiblement ce même spectateur, accoutumé au faux, force, pour ainsi dire, les auteurs à le suivre, malgré les dispositions qu’ils auraient à s’en écarter. De telles fables ne devraient pas s’appeler des comédies, parce que en effet elles ne sont pas des comédies.

Bernardino Pino de Cagliari, qui vivait dans le seizième siècle, nomma Ragionamenti et non Comedia ou Favola, une pièce dans laquelle il avait mis plusieurs scènes de réflexions philosophiques. On devrait donc appeler Dialogues les comédies de nos jours ; et je crois que sous ce titre elles seraient lues et estimées de la postérité ; mais en les donnant pour des comédies, en les nommant des comédies, je doute que si dès à présent elles ne plaisent pas aux personnes de goût, elles puissent dans la suite avoir un succès plus favorable. C’est de quoi j’ai déjà parlé dans le premier Livre de cet ouvrage, au sujet des différent styles des théâtres de l’Europe, et où je crois avoir fait sentir l’excellence de Molière en ce genre, et combien il devrait être imité, surtout dans la partie qui regarde la diction.

Article neuvième.
Examen de la comédie de L’Avare de Molière.

Avant que de faire connaître les beautés de cette comédie, j’entreprendrai d’en faire la critique ; car mon intention n’est pas que l’on me croie si prévenu en faveur de Molière que je lui passe ses défauts, et que par cette raison je néglige d’en parler.

Il faut convenir que Molière a ramené la conduite et les bienséances sur le théâtre, qui avant lui était licencieux à tous égards. S’il n’a pas mis la dernière main à son ouvrage, ce n’est pas à lui qu’il faut s’en prendre. On sait que quiconque entreprend une réforme, n’embrasse pas le tout d’abord, et qu’il s’attache seulement à des parties. Comme il craint à chaque pas une révolte du public, il est obligé de conserver quelqu’une des parties défectueuses que le goût régnant soutient encore, et que le public par conséquent serait fâché qu’on lui enlevât ; mais il y vient avec le temps. Peu à peu il développe son système, il perfectionne son ouvrage, et oblige enfin ce même public à proscrire ce qu’il avait protégé. Ainsi Molière trouva l’amour souverain du théâtre, et ne voulant pas l’en bannir tout à fait, il n’oublia rien pour en diminuer le pouvoir, et le présenter sous une forme honnête ; mais il n’en fit pas assez pour y réussir. C’est par cette condescendance à l’usage de son temps que Valère, amoureux d’Élise, fille d’Harpagon ne se conduit pas d’une manière convenable, et qu’il passe les bornes de la bienséance : il se donne à Harpagon pour un homme sans naissance, il n’entre à son service que pour se faciliter les moyens d’être toujours auprès de sa maîtresse. Élise d’un autre côté, en lui permettant de faire cette supposition à son père, manque aux bonnes mœurs et à la bienséance ; jamais l’on ne doit exposer de pareils modèles aux yeux du spectateur.

Un autre défaut, à mon avis, c’est d’avoir donné quatre domestiques à l’Avare, et un à son fils. Harpagon n’est pas présenté comme un homme qui ait de la naissance ou de grandes richesses. Quiconque a un Maître Jacques, chargé tout à la fois de l’emploi de cuisinier et de cocher, n’a pas ordinairement deux laquais et un intendant. Un maître de l’art me répondra peut-être que cinq domestiques chez Harpagon sont autant de ressorts pour faire jouer son caractère ; que Molière en a fait un usage admirable qu’il en a tiré des traits sublimes, et qu’en faveur de ces traits on peut bien lui pardonner une faute aussi légère. Je conviendrai avec ce maître de l’art que la réponse est raisonnable ; mais s’il est de bonne foi, il avouera que Molière aurait mieux fait d’éviter une faute semblable. Voilà deux défauts que je trouve dans L’Avare ; mais le public lui en trouve un troisième que je ne prétends pas excuser. On censure dans Cléante, fils d’Harpagon, le peu de respect qu’il a pour son père ; on trouve qu’en cela les mœurs et les bienséances sont trop blessées ; on ajoute que si le théâtre n’est pas fait pour inspirer la vertu, on ne doit pas du moins en faire une école du vice ; et qu’un pareil caractère pourrait diminuer, dans un fils qui verrait la représentation de L’Avare, les sentiments de respect qu’il doit à son père. Je conviens de tout cela. Molière ne devait point oublier que le but du poète étant d’instruire et de corriger les mœurs, il ne doit jamais donner des exemples du vice ; il a donc sacrifié les mœurs à l’esprit, et son devoir à son génie. Examinons cependant la nature de cette faute, et voyons si on peut en tirer quelque instruction pour l’art dramatique.

Molière a si bien senti la faute qu’on lui reproche, qu’il a eu grande attention dans la seconde scène du premier acte, à donner à Cléante le caractère d’un fils très respectueux, et qui sent parfaitement ce que la nature exige de lui ; mais en même temps il l’a représenté passionné pour une jeune fille, et tremblant que l’extrême avarice de son père ne devienne un obstacle à son mariage. La violence de sa passion, la disette d’argent où il se trouve, le désespoir où le jette l’usure horrible de son père, dont il supporte tout le désavantage, et son âge enfin le font sortir du caractère de soumission et de respect qu’il avait si bien annoncé au commencement de la pièce. Molière ne s’est point arrêté aux petits égards d’un caractère subalterne ; il ne s’est attaché qu’au caractère principal. Le vice qu’il s’est proposé de combattre, c’est l’avarice ; dans ce dessein il a employé les traits les plus forts, soit pour en préserver le spectateur, soit pour l’en corriger. Et pour augmenter l’horreur qu’il voulait inspirer, il a joint l’usure à l’avarice, comme une dépendance de ce caractère. Si le poète ne doit pas s’en rapporter aux seules réflexions des spectateurs, et à l’horreur qu’ils en doivent ressentir à la vue d’un vice semblable ; et s’il est nécessaire, que lui-même il le corrige dans sa pièce, il doit le premier en être frappé. Pour observer ce précepte, et pour animer davantage le mouvement de l’action, Molière s’est servi en grand maître des deux plus puissants ressorts qu’il soit possible d’imaginer dans un pareil sujet. La feinte adulation de Valère confirme Harpagon dans son avarice ; mais les reproches de Cléante, et la sincérité de Maître Jacques, peuvent le rappeler à lui-même, et contribuer à le guérir. Ainsi, sans ces deux personnages, la passion principale ne trouverait rien dans la pièce qui pût le corriger. Car tout ce que les acteurs disent en l’absence de l’Avare, ne fait rien à la correction, et ne fournit pour l’ordinaire que du comique, mais sans instruction. Molière, après avoir exécuté ce que l’enthousiasme de son génie lui demandait, est revenu sur ses pas, et n’a rien oublié pour corriger la faute qu’il avait faite dans le caractère de Cléante. Il lui fait dire à son père, dans la dernière scène, que son trésor est retrouvé, et qu’il lui sera rendu, s’il veut consentir à son mariage avec Marianne : il ajoute que la mère de Marianne lui laisse la liberté du choix, et finit par supplier son père de lui céder sa maîtresse. Molière s’est imaginé avec raison, qu’il ferait sentir par là que si Cléante avait eu en effet des sentiments contraires à son devoir, bien loin de venir apprendre à son père que la cassette était retrouvée, il l’eût gardée avec soin, ou qu’il lui eût demandé le bien de sa mère que celui-ci ne pouvait lui refuser. En lui faisant faire une pareille démarche, Molière a prétendu donner une preuve incontestable des bons sentiments de ce fils, et montrer que s’il a manqué de soumission et de respect, on ne doit l’imputer qu’à la honte que lui cause l’avarice de son père, à l’injustice qu’il lui fait du côté de l’amour, et de l’argent qu’il lui fait acheter si cher.

Malgré les défauts que je viens de remarquer dans L’Avare de Molière, et malgré ceux qui peut-être me sont échappés, je crois cependant pouvoir avec justice proposer cette pièce comme un modèle parfait de la belle comédie. Ceux qui connaissent le théâtre trouveront dans la peinture des caractères cette vérité qui est si nécessaire à la scène ; ils y découvriront l’art ingénieux du poète dans la conduite, dans les liaisons, et dans le nœud de l’action ; car bien que l’action soit double, le caractère de l’Avare a réuni et confondu, pour ainsi dire, les deux actions. C’est dans cette partie, comme nous l’avons dit, que Molière seul est le grand maître ; c’est de lui seul qu’il faut apprendre l’art de composer une fable d’action double ; d’embrasser deux actions, et de les entrelacer si bien qu’elles ne paraissent en faire qu’une, semblables à une chaîne dont tous les anneaux ne forment qu’un seul tout. Et l’on peut dire qu’il est presque le seul dont les ouvrages plaisent à ceux qui entendent le théâtre, et à ceux qui ne l’entendent pas ; tout y est si ingénieusement amené que le comique s’y présente naturellement à chaque instant, et se trouve à la portée de tous les spectateurs, parce qu’il est tiré du fond de la chose même, ou du ridicule du caractère.

Article dixième.
De l’amour dans la comédie ancienne et moderne.

Quoique j’aie donné, dans le cours de cet ouvrage, le théâtre de Molière pour le modèle de la bonne comédie, je n’ai pas prétendu le donner aussi pour un modèle par rapport aux mœurs. En proposant de l’imiter, je n’avais en vue que l’art et le génie du poète. Cependant si Molière s’est quelque fois écarté des règles de la bienséance, je crois qu’il faut moins s’en prendre à lui qu’au ton de son siècle ; ses pièces sont infiniment plus châtiées que celles des auteurs qui l’ont précédé, et que les scandaleuses rapsodies des Italiens ses contemporains. S’il avait écrit de nos jours, il n’est pas douteux que, porté naturellement comme il l’était à la vertu, et n’étant plus obligé de se conformer à un goût moins épuré, il n’eût produit des choses plus correctes du côté des mœurs, sans rien perdre du côté de l’art et du vrai comique. Lorsqu’il commença à écrire, la scène était depuis son origine en proie au libertinage : non moins licencieuse chez les Modernes qu’elle l’avait été à Athènes et à Rome. Il forma donc le projet de bannir du théâtre le libertinage qui y régnait, et pensa que rien ne pouvait mieux en occuper la place que l’amour honnête. Mais comme il ne lui était pas possible de faire tout d’un coup agir cet amour avec les bienséances qui conviennent, et que plusieurs écrivains ont observées depuis, il fut quelquefois obligé de passer les bornes de l’exacte modestie, et fournit en cela même un exemple qui n’a été que trop imité.

C’est sur ce modèle que la plupart des auteurs font écouter aux filles sur la scène les fleurettes de leurs amants ; approuver les fourberies des soubrettes et des valets ; et s’exposer même aux suites d’un enlèvement, plutôt que d’obéir aux volontés de leurs parents.

On croit d’ordinaire justifier cet abus, en disant que la comédie est la représentation des actions humaines, et que l’amour étant un des grands mobiles de ces actions, il est naturel et même indispensable de le traiter au théâtre. Mais rien de plus facile à détruire que ce raisonnement, et cela par la fin même de la comédie.

Le premier but de la comédie, tout le monde en convient, c’est de corriger les mœurs, et de les corriger par le ridicule que l’on jette sur les vices et les passions. Or est-ce remplir cet objet, que de montrer l’amour dans les égarements, et de rendre heureux à la fin d’une pièce les personnages que l’on a représentés, suivant toutes les impressions de cette passion ? C’est bien plutôt prendre une route opposée à l’intention de la bonne comédie ; et c’est rendre l’amour dangereux pour les jeunes personnes, surtout en réveillant en elles des sentiments que peut-être elles n’auraient point éprouvés.

J’ajoute, indépendamment de ces excès, que l’amour ne devrait pas occuper sur la scène une aussi grande place que celle qu’on lui a donnée. On a fait de cette passion le principal mobile de l’action théâtrale ; on l’a employée pour en former le nœud ou l’intrigue ; et comme si c’eût été trop peu, on a encore prodigué les scènes de tendresse. J’avoue que l’amour est un motif très puissant, et que ses impulsions sont plus générales que celles des autres passions ; mais rien de plus difficile, ni de plus délicat à manier. Si l’amour est traité avec les ménagements qu’exigent les mœurs, il est à craindre que l’action ne devienne languissante ; et si on le laisse agir dans toute sa violence, n’échappera-t-il rien qui blesse la bienséance et la pudeur ?

Pour les scènes de tendresse, elles sont maintenant si usées sur le théâtre que le spectateur ne les écoute presque plus, et qu’elles ne servent qu’à le délasser. Après ce qu’ont dit tant de poètes comiques, et tant d’auteurs de romans, ou d’historiettes, il est comme impossible de rien produire de nouveau et de piquant en ce genre, à moins que le poète ne trouve des ressources dans le libertinage de son esprit ; ressources qui prouvent moins le talent nécessaire pour traiter les grandes parties de la comédie qu’elles ne décèlent la corruption du cœur et le dérèglement de l’imagination.

À l’égard de l’intrigue, l’amour est moins nécessaire qu’on ne le pense communément pour la former, surtout depuis que le théâtre s’est emparé des caractères, parce que en effet il n’y a presque point de caractères qui demandent ces sortes d’intrigues. Je puis d’autant mieux me déclarer pour ce sentiment que ma propre expérience m’en a garanti la vérité. Prévenu depuis longtemps de cette idée qui m’occupait, j’ai essayé deux fois de traiter des caractères dont l’amour ne fût point le mobile. On connaît La Femme jalouse, et L’Italien marié à Paris ; et l’on sait d’ailleurs que dans ces deux comédies il n’y a point d’intrigue d’amour, ni rien même qui en présente la moindre idée. Ces deux pièces ne laissèrent pas d’avoir quelque succès ; et par là je compris que l’amour n’était pas si nécessaire à la comédie, et qu’une fable de caractère surtout n’a pas besoin d’un semblable appui.

Je ne suis pas le seul qui aie tenté avec succès des comédies de caractères sans recourir à l’amour pour en former le nœud. Quelques-uns en ont porté de semblables au théâtre et d’autres se sont contentés d’en voir l’effet en des représentations particulières, et devant un petit nombre de spectateurs éclairés. Je connais entre autres dix ou douze pièces du même auteur, et que j’ai vu représenter de la sorte. Et dans ces pièces, on trouve tout à la fois un plan bien imaginé, une conduite régulière des caractères neufs et soutenus, des incident bien amenés, un comique pris dans le caractère, ou dans les situations, une diction noble, simple et châtiée, et tout cela sans que l’intrigue roule sur l’amour ; ou si le même auteur a quelquefois représenté les désordres que cause cette passion, il a rendu malheureux les personnages qui en avaient suivi les conseils, et par là il instruit et retient dans le devoir ceux que leurs propres dispositions porteraient à s’en écarter. Ces différentes pièces ont achevé de me convaincre de ce que j’avais pensé sur le peu de nécessité qu’il y a de recourir aux intrigues d’amour. Il serait à souhaiter que l’auteur consentît à rendre publiques ces comédies, afin qu’on leur donnât les éloges qu’elles méritent, et que l’on fût persuadé que mon sentiment n’a rien qui ne soit conforme à la vérité. Mais si la modestie de l’auteur me défend de le nommer, j’aurai du moins la satisfaction de donner les titres de ses pièces, et de mettre dans mon parti ceux qui en ont senti comme moi, l’effet dans les représentations particulières qu’ils en ont vues, ou dans les lectures qu’ils en ont entendues. Voici ces titres :

L’École des pères ; Le Tracassier ; L’Avare fastueux ; Le Danger des richesses ; L’École des petits maîtres ; Le Défiant ; L’Indocile ; La Capricieuse ; Les Bons Procédés ; La Répétition ; L’Allégorie, ou le Triomphe de la Raison ; et L’Impatient.

Mais me dira-t-on, que substituer à l’amour, s’il ne domine plus sur la scène, et si on ne le traite désormais que d’une manière épisodique ? À cela je répondrai ce que j’ai déjà dit, que les fables de caractère n’ont pas besoin d’un semblable appui ; et j’ajouterai que les vices, les passions, les ridicules sont en assez grand nombre pour fournir des sujets de plaisanteries ; les ridicules surtout, parce que le même objet prend autant de formes différentes qu’il y a de variété dans les divers siècles et les divers climats, entre les caractères et les mœurs des hommes. Si on les étudie bien, ces ridicules, si on sait les démêler, on y trouvera une source de nouveautés, et des nouveautés qui ne s’épuiseront jamais, parce que les hommes, quoique les mêmes dans tous les temps, ne se ressembleront jamais entièrement dans un même caractère. L’amour au contraire sera toujours le même ; on aimera toujours avec le dessein de posséder l’objet aimé ; et le poète aura beau mettre son esprit à la torture pour imaginer de nouveaux moyens d’arriver à cette possession, le but et la forme de l’amour ne changeront point.

Convenons cependant qu’une telle réforme ne saurait être l’ouvrage d’un auteur de profession, et que Molière, tout Molière qu’il était, n’aurait peut-être pas réussi à corriger le théâtre, s’il n’avait eu la protection et la faveur du prince le plus juste et le plus éclairé qu’ait eu la monarchie, et dont le goût fin et délicat donnait le ton non seulement à son royaume, mais encore à son siècle. Car on ne peut pas espérer qu’il se trouve des hommes assez zélés pour le bien public, et assez généreux tout ensemble, pour donner leurs ouvrages, avec la certitude morale d’essuyer des désagréments et des contradictions, de ne point jouir du fruit de leurs travaux, et d’obtenir, seulement quand ils ne seront plus, les succès qui suivent enfin les sages nouveautés qu’on veut établir malgré l’habitude, ou la prévention.

Observations sur la parodie
Livre quatrième.

Après avoir donné mes réflexions sur les différentes parties du théâtre comique, il me paraît indispensable de parler aussi de la parodie. C’est un genre très connu en France, mais que Molière n’a point traité ; ainsi je serai contraint d’emprunter d’ailleurs les exemples dont j’aurai besoin.

Article premier.
De la parodie en général.

Un savant de nos jours, dans sa Dissertation sur l’origine et sur le caractère de la parodie 26, fait voir quelle en a été la naissance ; il en cite les différentes espèces, en donne des exemples, et accompagne ses recherches de réflexions très utiles ; mais comme il ne s’agit ici de la parodie que par rapport au théâtre, c’est aussi sur cette espèce de parodie seule que je proposerai mes Observations.

Parodie parmi les Anciens.

L’origine de la parodie remonte jusqu’aux Grecs, qui nous en ont donné les premiers modèles ; et le savant académicien dont je viens de parler, fait mention de plusieurs écrivains parmi eux, qui ont fait des parodies dramatiques. Mais il ne nous reste rien des latins qui nous apprenne qu’ils en aient jamais composé.

Les Italiens, parmi les Modernes, ont tenté depuis quelque temps ce même genre ; et pour faire connaître à la fois deux ouvrages qui méritent d’être connus, je donnerai dans un article séparé l’extrait d’une tragédie italienne qui parut il y a quinze ans, avec l’extrait de la parodie qui en fut faite, à peu près dans le même temps, et qui peut-être est la seule qu’on puisse citer.

Si les Grecs sont les premiers inventeurs de la parodie, on peut dire que les Français en sont au moins les restaurateurs, puisque c’est eux qui l’ont remise avec éclat sur la scène ; mais comme ils lui ont donné des formes différentes et différents caractères, il me paraît nécessaire de les examiner avec attention, afin de s’assurer, par cet examen, de la meilleure méthode que l’on puisse suivre, soit pour traiter la parodie, soit pour en juger.

Article second.
De l’origine des parodies modernes.

On entend sans cesse retentir des plaintes contre la tragédie moderne, et contre la parodie. Les savants se plaignent que la tragédie n’a plus cette élévation, cette majesté que les Anciens lui avaient donnée. Les partisans du comique noble et puisé dans la nature sont rebutés, et de la parodie en général, et surtout du nombre prodigieux de pièces que l’on donne en ce genre, qu’ils regardent comme pernicieux au goût, et comme capable de gâter les jeunes écrivains.

Si la tragédie française a perdu quelque chose de sa première grandeur, les critiques les plus éclairés prétendent qu’il faut moins s’en prendre au génie des poètes qui ont écrit depuis quelque temps, qu’à Corneille et à Racine qu’ils se sont efforcés d’imiter.

Source du défaut de noblesse, et d’élévation dans les tragédies modernes.

C’est que, suivant ces critiques, Corneille et Racine ont traité l’amour d’une manière peu convenable à la tragédie ; et voilà selon eux ce qui a produit toutes les parodies qu’on ait vues depuis quarante ou cinquante ans sur différents théâtres. Une autre cause, à mon avis, qui a le plus contribué à multiplier les parodies, et qu’il faut aussi rapporter aux poètes de nos jours, c’est qu’ils ont traité des sujets, ou qu’ils ont choisi des incidents qui se prêtaient d’eux-mêmes à la parodie.

On me dira, peut-être, que l’on peut travestir les actions les plus héroïques, et je n’en disconviendrai pas : mais j’ose en même temps soutenir que les parodies seraient moins fréquentes, si la dignité des sujets et la construction des fables en rendait le travestissement plus difficile, si je puis user de ce mot. En effet, quoique parodier et travestir paraissent deux termes synonymes, je crois cependant qu’à la rigueur ils ont deux acceptions différentes. J’appelle parodier, critiquer d’une manière comique les défauts d’une tragédie, soit par rapport à la conduite, soit par rapport aux situations, ou par rapport aux sentiments à l’expression même, mais en conservant les personnages et les incidents. Et je nomme travestir, substituer à des personnages héroïques, et à leurs situations des personnages bas, et des situations qui répondent à leur bassesse. Ainsi le Virgile de Scarron est plutôt une parodie qu’un travestissement, puisque Scarron27 n’a point altéré le fond de l’Énéide, et qu’il a conservé les principales actions d’Énée et de Didon : au lieu que s’il avait donné aux héros de Virgile des noms populaires, et qu’il eût changé leur condition dans une condition basse, c’eût été alors un véritable travestissement. Mais il faut avouer que ces noms héroïques conservés, et ces expressions burlesques substituées aux expressions nobles de l’original, forment un contraste qui rend ses plaisanteries bien plus piquantes que s’il avait également travesti les noms.

Pour faire cependant une bonne parodie, il est si nécessaire que le poème en soit susceptible, que Scarron, malgré le talent qu’il avait pour le genre burlesque, eût été sans doute fort embarrassé à en faire une passable de la Pharsale de Lucain. Énée, Didon, Turnus, et Lavinia pouvaient aisément être parodiés, parce que le principal mobile de leurs actions est la passion de l’amour ; et que d’ailleurs ces mêmes actions peuvent être considérées par des côtés ridicules, et susceptibles de plaisanterie. Mais les actions de César dans la Pharsale ne peuvent être envisagées que par le grand : on n’y voit que des idées nobles, élevées, sublimes, et qui ne peuvent en aucune façon recevoir une forme contraire. C’est l’amour qui est la source principale de ces métamorphoses ridicules ; c’est l’amour qui en facilite l’exécution, et qui par là-même les rend si communes et si nombreuses : au lieu qu’elles le seraient infiniment moins si les poètes tragiques ne s’attachaient qu’à des sujets semblables à ceux de Britannicus, et de tant d’autres du même caractère. Mais venons à l’historique de la parodie dramatique.

Première parodie dramatique.

L’origine de la parodie en France n’est pas fort ancienne ; il n’est guère possible d’en trouver des traces avant 1660. Ce fut au mois d’août de la même année que Doneau fit représenter sur le théâtre du Petit-Bourbon La Cocue imaginaire, qui était une parodie du Cocu imaginaire donné par Molière, et représenté pour la première fois au mois de mai. Toutes les autres parodies qui ont suivi La Cocue imaginaire ne doivent être regardées que comme des critiques, parce qu’elles ne sont point dans le genre d’imitation qui constitue le caractère de la parodie dont il est question ici, je veux dire qu’elles ne sont point des copies d’originaux ridiculisés.

Les parodies de l’espèce de La Cocue imaginaire n’ont paru que sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, représentées d’abord par la première troupe italienne, ensuite par celle d’aujourd’hui, et sur les théâtres de la Foire.

Article troisième.
Des différents genres de parodies.

Comme il n’y a dans toute l’Antiquité rien qui puisse donner une juste idée du caractère de la parodie dramatique, les Modernes n’avaient en ce genre aucun modèle qu’ils pussent se proposer : et de là vient cette diversité si remarquable dans les parodies qu’on a vues depuis cinquante ou soixante ans. Les auteurs qui ont écrit des parodies se sont fait à eux-mêmes leurs propres règles, et ont suivi des manières opposées, ou différentes. Les uns semblent n’avoir eu d’autre objet que de travestir les ouvrages les plus nobles et les plus élevés. Les autres, plus ingénieux, ont mêlé la critique avec le travestissement, et par un mot simple et naïf en apparence, ils ont relevé les fautes considérables de l’original. Ceux-ci moins réservés ont pris le ton de la satire, et découvert sans détour les fautes de conduite ou d’invention ; ceux-là ont réuni les différentes manières dont je parle, et n’ont enfanté pour l’ordinaire que des productions monstrueuses. C’est donc pour établir, s’il est possible, quelques principes dans un genre si nouveau, que je vais examiner nos meilleures parodies, et que j’en tirerai les exemples qui seront favorables à mon dessein.

Trois espèces de parodies.

Toutes les parodies, dont j’ai donné en peu de mots les caractères, peuvent se réduire à trois espèces.

La première est des originaux parodiés en entier.

La seconde des originaux parodiés dans la plus grande partie.

Et la troisième des originaux parodiés dans quelque partie seulement.

Première espèce : originaux parodiés en entier. Parodie de la première espèce affectée aux Opéras.

Dans la première espèce, la parodie conserve le titre de l’original, les noms et le rang des personnages, l’action, l’intrigue, la catastrophe, etc. Enfin, sans rien changer au fond de ce même original, le poète tourne en ridicule et l’action la plus noble, et les incidents les plus tragiques. On sent que cette première espèce ne s’étend point jusqu’aux tragédies, et qu’elle va seulement à travestir les opéras, comme on l’a fait jusqu’ici.

Premières parodies modernes.

En 1691 les Comédiens-Italiens donnèrent à l’Hôtel de Bourgogne Ulysse et Circé ; et en 1692 Arlequin Phaëton : ce sont là, je crois, les premières parodies modernes, et celles-ci ont été suivies de toutes les parodies qui ont paru sur les différents théâtres de la Foire. Les Comédiens-Italiens d’aujourd’hui y en ont ajouté un grand nombre ; telles sont Arlequin Persée ; Arlequin Amadis ; Armide ; Omphale ; Arlequin Atis ; Pirame et Thisbé, et plusieurs autres de la même nature. Il est vraisemblable que le bon sens seul a déterminé les auteurs à conserver le titre, le rang, les noms, l’action, et tout le reste de l’original dans les parodies d’opéra, car nous n’avons point de tragédies, comme on le verra dans la suite, qui soient parodiées de la sorte.

En effet on a goûté sur le théâtre les parodies d’Arlequin Persée, et d’Arlequin Phaëton ; mais on ne verrait pas avec le même plaisir Arlequin représenter Alexandre ou César. La raison de cette différence me paraît simple et naturelle ; c’est que nous n’avons pas des héros de la fable une idée bien déterminée, et que chacun les concevant à sa manière, on n’est point blessé de voir Persée ou Phaëton avec le masque d’Arlequin, et une partie de son habillement ordinaire. Il n’en est pas de même des héros dont nous avons puisé l’idée dans l’Histoire. Nous sommes tellement préoccupés à leur égard ; nous en avons conçu une si haute idée, que si Alexandre ou César paraissaient réellement à nos yeux, nous les méconnaîtrions peut-être, et nous prendrions pour une illusion ce qui serait une vérité ; comment donc pourrions-nous les voir représentés par Arlequin, et recevoir comme vraie une semblable action ?

Il est facile sans doute, et même convenable au théâtre, de tourner en ridicule une action héroïque ; cependant le peu de succès qu’ont eu la plupart de ces ouvrages, a dû faire sentir aux auteurs qu’il faut quelquefois plus de génie pour badiner que pour écrire sérieusement.

Si on réfléchissait combien une parodie de la première espèce est un travail ingrat et difficile, je doute qu’un écrivain sensé voulût sérieusement s’y appliquer. Il faut, pour y réussir, conserver dans toutes les parties l’action et la conduite de l’original, mais resserrer pourtant dans l’espace d’un acte seul une action qui en occupe presque toujours cinq. On veut dans cette espèce de parodie, que le piquant de la diction fasse, pour ainsi dire, oublier le noble et le pathétique de l’ouvrage parodié ; que la beauté des danses soit rachetée par le comique du ballet ; que le contraste dans les airs n’excite pas moins de plaisir à proportion que la musique en a excité ; et par rapport aux machines mêmes, on veut que la singularité en remplace la magnificence. Il faut enfin que l’auteur lutte sans cesse contre l’original qu’il entreprend de parodier, et qu’il en rende heureusement, si j’ose parler ainsi, toutes les beautés par des beautés équivalentes ; je veux dire que la copie doit être aussi grotesque à tous égards, que le modèle est noble et sérieux dans toutes ses parties. Or qui ne conçoit que sans beaucoup de travail et de génie on ne peut réussir à de pareils travestissements ?

Article quatrième.
Seconde espèce de parodie.

La seconde espèce, qui est des originaux parodiés dans la plus grande partie, semble préférable à la première ; mais je ne la crois pas moins difficile à bien traiter. Dans celle-ci, qui s’étend aux tragédies, on conserve l’action de l’original, et quelques parties du dialogue ; mais en changeant avec le titre de la fable, les noms et le rang des personnages, on dégrade cette action, on la rend basse de noble qu’elle était, et on achève de la travestir par les traits d’une diction convenable. Telles sont deux parodies excellentes, et qui peuvent être regardées comme des modèles de la seconde espèce, Le Mauvais Ménage, parodie de la Marianne de M. de Voltaire ; et Agnès de Chaillot, parodie de l’Inès de Castro de M. de la Motte.

Parodie de la seconde espèce.

Qu’il me soit permis de confirmer ici par l’exemple de ces deux poètes, que si la tragédie a perdu de sa majesté, il faut surtout imputer cet avilissement à la manière dont les auteurs tragiques en général ont traité la passion de l’amour. Mais pour venir aux deux poètes que j’ai nommés, la jalousie d’Hérode, et l’amour de Varus pour Marianne, offraient d’eux-mêmes à la parodie le double travestissement d’Hérode en bailli, et de Varus en officier de dragons.

Il en est de même à proportion d’Inès de Castro, dont Agnès de Chaillot est une parodie littérale. En effet l’action d’un fils qui dans cette parodie épouse à l’insu de ses parents une servante de la maison, et qui en a des enfants clandestins, est entièrement conforme à l’action de la tragédie. Si donc les parodies tournent heureusement le tragique en ridicule ; si ces sortes d’ouvrages ont des succès qui affligent quelquefois les auteurs des tragédies parodiées ; c’est que ceux-ci ont choisi pour la base de leur intrigue, des actions qui étaient naturellement susceptibles du travestissement.

On a de même parodié l’Œdipe de M. de Voltaire, sous le titre d’Œdipe travesti, et l’Œdipe de M. de la Motte, sous le nom du Chevalier errant ; ces deux parodies, je le veux, méritent les suffrages qu’elles ont obtenu ; peut-être même ont-elles plus coûté aux auteurs que celles dont je viens de parler ; cependant j’ose avancer qu’on ne peut sans injustice les comparer aux premières, du côté de la perfection. L’action d’une tragédie qui commence par le plus terrible des fléaux ; qui ne roule que sur la recherche d’un meurtrier inconnu ; dont le but est de faire reconnaître un prince parricide et incestueux tout ensemble, et qui pour punir ses propres crimes, se crève les yeux ; en vérité une telle action n’est guère susceptible de traits plaisants ou comiques. Ainsi malgré le succès de l’Œdipe travesti, et du Chevalier errant, ces deux parodies, je ne crains pas de le répéter, ne sauraient entrer en comparaison avec Agnès de Chaillot, et Le Mauvais Ménage, ni même être données pour des modèles.

Les actions héroïques travesties de la sorte fournissent à la diction même des traits d’autant plus agréables que les pensées brillantes, et les vers frappants de l’original sont plus ingénieusement adaptés dans la parodie.

De là naît un contraste qui déride les plus sérieux ; car il n’est point de spectateur qui puisse entendre froidement un homme du peuple qui, placé dans la même situation qu’un prince malheureux, emploie les mêmes expressions que ce prince pour déplorer son malheur.

Mais il ne suffit pas d’avoir travesti une action tragique, et d’avoir tourné en ridicule les pensées et les expressions d’un original, il faut encore, si on veut donner à la parodie la perfection qui lui convient, et qu’exige toute espèce de comédie, instruire et corriger le spectateur. Il est vrai que cette correction n’a pas les mœurs précisément pour objet, quoiqu’elles doivent toujours être respectées dans la parodie, comme dans tous les autres genres ; son but est plutôt de corriger le goût, en présentant une critique fine et délicate des principales fautes de l’ouvrage parodié. C’est dans cette partie si essentielle qu’ont excellé les auteurs des parodies que j’ai déjà nommées avec éloge.

Exemple de critique dans la seconde espèce.

Je me contente, pour le prouver, de rapporter ici un endroit d’Agnès de Chaillot : la Baillive dit au Bailli :

Mon mari pour le coup j’ai découvert l’affaire,
Ne vous étonnez plus qu’à nos désirs contraire,
Pour ma Fille, Pierrot ne montre que mépris.
Voilà l’indigne objet (en montrant Agnès) dont son cœur est épris.

LE BAILLI.

Ma Servante ?

Ce mot seul est une critique également vive et juste de l’action tragique, dont, à dire la vérité, le motif ne convenait guère à la majesté de la tragédie ; aussi tout ce que l’auteur a pu alléguer pour la défense n’a point affaibli cette critique.

Quoique Les Enfants trouvés, parodie de la Zaïre de M. de Voltaire, n’appartiennent pas tout à fait à la même classe, je pourrais encore les proposer comme un modèle de parodie de la seconde espèce. En effet, si on a seulement changé les noms des personnages, sans toucher à leur condition, c’est que le fond de l’action roulant sur l’usage où sont les Turcs d’avoir un sérail, il fallait nécessairement que le principal personnage de la parodie fût un sultan. À cela près en quoi cette parodie diffère de celles qui sont l’objet de cet article, on y trouvera, si on l’examine avec attention, tous les traits qui caractérisent la seconde espèce. Et comme on ne peut jamais travestir ce qui a quelque rapport à la religion, c’est un coup de maître, que d’avoir attaché aux usages reçus en France le but principal de l’action, sans en diminuer la force, ou en affaiblir l’intérêt. Il a fallu, pour y réussir, surmonter bien des obstacles, et écarter principalement ceux que le respect dû à la religion semblait y opposer.

Je ne suis pas de l’avis de ceux qui proscrivent ces sortes de parodies, sous prétexte qu’elles tournent en ridicule les plus nobles sentiments, et la plus excellente morale28. Les uns blâment par humeur, ce que les autres blâment par intérêt ; ceux-ci peut-être ne seraient pas touchés d’une critique imprimée, tandis qu’ils sont véritablement blessés d’une parodie. J’avoue qu’un livre n’est guère lu que dans le cabinet, et qu’il se répand sans comparaison moins, lorsque c’est une simple critique : au lieu qu’un ouvrage de théâtre est lu par mille personnes à la fois, qui toutes se communiquent leurs réflexions, et finissent d’ordinaire par s’accorder dans leurs jugements.

Parodies utiles au public.

Je suis persuadé cependant que la parodie telle que je la demande, la parodie qui critique judicieusement et sans fiel est un genre utile et même nécessaire au public. C’est peut-être le seul moyen, ou du moins c’est le plus efficace, pour arrêter le progrès du mauvais goût, et corriger les abus qui pourraient s’introduire dans la construction des ouvrages que l’on donne au théâtre. C’est principalement à la critique, mais à la critique judicieuse et modérée, car je ne parle point de la satire qui produirait plutôt un effet contraire, que les sciences et les arts en général doivent leurs accroissements et leur perfection. Or cette même critique est d’autant plus nécessaire ici, que le genre dramatique est plus susceptible d’erreurs, et que l’objet de la parodie, comme nous l’avons dit, est d’instruire et d’éclairer le spectateur à cet égard.

Article cinquième.
Troisième espèce de parodie.

Originaux parodiés dans quelques parties seulement.

La troisième espèce, qui est celle des originaux parodiés en quelque partie seulement, est la plus aisée de toutes, et par bien des raisons, elle me paraît inférieure aux deux autres. Si dans celles-ci on parodie le sujet entier d’une tragédie, ou d’un opéra : dans l’espèce dont je parle la parodie et la critique ne portent que sur des incidents particuliers ; et par là même cette espèce n’est point sujette aux inconvénients qui accompagnent les deux premières.

Inconvénients des deux premières espèces de parodies.

C’est un inconvénient ordinaire que de rencontrer dans un ouvrage qu’on veut entièrement parodier des situations que le spectateur soit fâché de voir parodiées, ou travesties ; c’est un autre inconvénient, ni moindre sans doute, ni plus rare que de trouver dans un original des sentiments nobles ou vertueux, et des traits de morale : si vous les présentez sous un air comique, vous révolterez l’honnête homme, et vous lui donnerez une juste aversion pour votre ouvrage. C’est en effet blesser les mœurs, et détruire encore le but de la tragédie, que de tourner en ridicule ce qu’elle a de propre à inspirer la vertu. Mais un troisième inconvénient attaché à ces sortes de parodies, c’est la difficulté de soutenir jusqu’au bout la même finesse du comique, ou de la critique ; la nécessité où l’auteur s’est jeté de parodier toute l’action, l’expose continuellement ou à ennuyer, ou à déplaire par des scènes faibles que cette même nécessité lui a arrachées. Il marche enfin à tous moments, pour me servir de la pensée d’un ancien poète, sur des cendres couvertes d’un feu mal éteint.

Avantages de la parodie de la 3e espèce.

Nul de ces inconvénients ne se rencontre dans la parodie de la troisième espèce. Comme elle n’est assujettie à traiter ni des parties, ni des endroits déterminés, l’auteur choisit à son gré ce qui lui paraît plus propre au dessein qu’il s’est proposé ; et ces parties ou ces endroits qu’il a choisis de la sorte, il les traite encore de la manière qui lui convient davantage. S’il écrit en prose, par exemple, et que dans une des plus belles situations de quelque tragédie, il trouve un moment qui lui donne l’idée de la tourner au comique ; alors il parodie en vers la scène qui lui fournit cette situation, ou il renverse une autre scène, ou même il n’en fait qu’une de plusieurs, et l’accommode à son sujet.

Exemple de la troisième espèce de parodie.

Nous avons dans le Théâtre italien de Gherardi un modèle de la troisième espèce de parodie, qui me paraît excellent ; c’est Le Tombeau de Maître André. Pour donner au moins une idée de l’exécution, je vais transcrire ici quelque vers et de la copie, et de l’original. Colombine, fille de Maître André, parodie avec Arlequin son amant plusieurs endroits du Cid, et là sont réunies les plaintes que Chimène fait au Roi, avec la scène qui se passe entre elle et Rodrigue.

 

Le Cid,

acte II,scène VIII.

 

CHIMÈNE.

Sire, mon père est mort, mes yeux ont vu son sang
Couler à gros bouillons de son généreux flanc ;
Ce sang qui tant de fois garantit vos murailles,
Ce sang qui tant de fois vous gagna des batailles,
Ce sang qui tout sorti, fume encore de courroux
De se voir répandu pour d’autres que pour vous,
Qu’au milieu des hasards n’osait verser la guerre,
Rodrigue en votre Cour vient d’en couvrir la terre.
J’ai couru sur le lieu sans force et sans couleur,
Je l’ai trouvé sans vie. Excusez ma douleur,
Sire, la voix me manque, à ce récit funeste,
Mes pleurs et mes soupirs vous diront mieux le reste.

Le Tombeau de Maître André,
scène V

COLOMBINE.

Seigneur, mon père est mort, je l’ai vu ce matin
Tomber en expirant sur un verre de vin :
Ce vin dont il emplit lui-même ses futailles,
Ce vin qui tant de fois abreuva ses entrailles,
Ce vin qui de courroux fume29 encor aujourd’hui,
De voir qu’il est tiré pour d’autres que pour lui ;
Qu’au milieu du repas une main indiscrète
N’eût osé, sans l’aigrir, répandre sur l’assiette ;
Ce vin, dis-je, l’objet de ses plus chers désirs,
Vient d’être le témoin de ses derniers soupirs.
Excusez ma douleur à ce récit funeste,
Mes pleurs et mes soupirs vous diront mieux le reste.

ARLEQUIN.

Ma chère, l’eusse-tu dit !

COLOMBINE.

Arlequin, l’eusse-tu cru ? etc.

Quoique j’aie donné la préférence aux deux premières espèces de parodies, parce qu’elles ont plus d’obstacles à surmonter, et qu’elles présentent des agréments continuels, lorsqu’elles sont bien traitées, mon dessein n’était pas de condamner la troisième espèce. Elle a du moins ce mérite qu’elle peut s’exercer sur tous les genres différents. En effet, sans parler des situations d’une tragédie, on lui permet de faire usage des endroits singuliers d’une ode, ou d’un poème épique, et d’en parodier les vers, ou d’en critiquer les pensées. D’ailleurs, comme elle est la plus facile de toutes, parce qu’elle assujettit moins le poète, ceux qui, sans avoir les talents propres aux autres parodies, ont pourtant celui de tourner des vers, peuvent se flatter ici de quelque succès.

Cependant je ne crois pas que cette espèce de parodie fût reçue aujourd’hui bien favorablement au théâtre ; mais, loin de penser aussi qu’il faille l’abandonner entièrement, je suis persuadé que dans une pièce nouvelle, quelle qu’en fût l’étendue, une scène de parodie de la troisième espèce, amenée aussi heureusement qu’ingénieusement traitée, ferait un grand plaisir, principalement si le spectateur n’était pas prévenu.

Article sixième
Argument et extrait de la tragédie italienne intitulée : Ulysse le jeune.

Lorsque j’ai dit à l’entrée de ce Livre que la parodie dramatique n’était connue qu’en France, et que l’Italie n’en avait qu’une seule de ce caractère, j’ai promis de donner avec l’extrait de la parodie italienne, celui de la tragédie même parodiée, et je dégage ma parole. La tragédie qui a pour titre : Ulysse le jeune, et dont M. Lazzarini est l’auteur, fut imprimée à Padoue, en 1719. Cette édition la représente dans la forme des tragédies grecques, c’est-à-dire, sans division ni d’actes, ni de scènes ; mais dans la seconde qui parut l’année suivante à Ferrare, on l’a partagée en actes et en scènes, pour la commodité de la représentation, et sans y faire d’ailleurs aucun changement.

Ulysse, petit-fils du grand Ulysse, est le héros de la pièce. L’auteur suppose que Pisandre, ennemi juré de la famille d’Ulysse, surprit Ithaque pendant la nuit ; qu’il égorgea le père du jeune Ulysse, et deux enfants de celui-ci qui étaient encore au berceau ; qu’Ulysse ayant perdu son épouse ne voulut jamais se remarier, parce qu’une prêtresse d’Apollon30 lui avait prédit qu’il tuerait son fils, et qu’il épouserait sa propre fille ; qu’au bout de quinze ans, ses sujets le pressant de se remarier, pour avoir un prince de son sang qui pût lui succéder, il alla consulter l’Oracle de Delphes, qui lui répondit en ces termes : « En épousant Princesse de Phéace, et en égorgeant le fils de Pisandre, tu verras tes enfants, mais entends bien le sens de mes paroles. » Ensuite Ulysse va faire le siège de Samos, où règne son ennemi Pisandre, et la veille de l’assaut général qu’il doit donner à la ville, il épouse la Princesse de Phéace, que Polinius son père amène lui-même au camp. Dans une sortie que les assiégés font le même jour, Théodote, fils de Pisandre, est pris, et pour satisfaire à sa vengeance, Ulysse tue de sa propre main ce jeune prince, et l’immole aux mânes de ses deux enfants égorgés par Pisandre. Polinius, roi de Phéace, dit à sa fille le lendemain de son mariage, que pour obéir à l’Oracle, il a dû ne lui révéler qu’en ce moment, qu’elle n’est point sa fille, et qu’il l’a achetée, peu de temps après la naissance, d’un corsaire de Cilicie ; que le même Oracle lui enjoignit de l’élever comme sa propre fille, et de ne lui découvrir cet important secret, que le jour qui suivrait ses noces. Cependant on donne l’assaut, le peuple tue Pisandre. On s’empare de la ville, et Ulysse apprend par un ancien domestique de sa maison, qui jusque-là avait été dans les fers du tyran, comment il avait dérobé ses deux enfants à la fureur de Pisandre, en supposant à leur place son propre fils, et une petite fille. Le récit est appuyé par le témoignage d’une femme d’Astérie, à qui ce domestique avait donné les deux enfants à nourrir, et qui raconte à Ulysse que l’épouse de Pisandre, frappée de la beauté du petit prince, a voulu l’élever, et qu’elle a engagé le Roi à consentir qu’il passât pour leur fils. À ce récit, Ulysse est persuadé que c’est son fils même qu’il a tué de sa propre main, il tombe évanoui ; et tandis qu’il est dans cet état, la Reine d’Ithaque apprend, par la femme d’Astérie qu’elle interroge, que le mari de la sœur qui nourrissait la petite fille, l’avait vendue par avarice à un corsaire de Cilicie. Alors la Princesse, ne pouvant plus douter qu’elle ne soit la fille de son époux, se livre au désespoir, et se précipite du haut d’un rocher dans la mer. Polinius, instruit de ce qui vient de se passer, ne peut cacher à Ulysse que la Reine est sa propre fille ; Ulysse veut se tuer ; on s’oppose à son dessein ; il se crève les yeux, et la tragédie finit.

Voilà le sujet, l’exposition, le nœud, le dénouement de la tragédie d’Ulysse. L’auteur a senti les objections qu’on pouvait lui faire ; et comme il y a répondu lui-même, je me contenterai de traduire ici l’endroit où il prévient ces objections.

« On me reprochera, peut-être, dit l’auteur dans son Épître dédicatoire, que j’ai imaginé une action qui n’a aucun fondement, ni dans l’Histoire, ni dans la Tradition ; mais il me suffit d’avoir pour ma défense, et la pratique des grands poètes, et l’autorité d’Aristote : voici de quelle manière ce philosophe raisonne. Les tragédies, dit-il, qui ont des faits et des noms connus, plairont à ceux mêmes qui les connaissent : donc les tragédies qui n’auront ni faits ni noms connus, plairont à tout le monde. » Et quelques lignes plus bas, le poète italien ajoute : « Je dirai seulement avec assurance, que l’action de ma tragédie est véritable, et que je l’ai prise où Sophocle a trouvé qu’Ulysse, après avoir longtemps erré sur différentes mers, se rendit en Épire pour y consulter l’Oracle, et devint amoureux de la fille de son hôte nommée Évippe, dont il eut un enfant qui s’appela Euryale ; que celui-ci ayant atteint l’âge viril, sa mère l’envoya à Ithaque avec des marques qui pussent le faire reconnaître de son père ; que Pénélope qui le vit, et le reconnut la première, à ces mêmes marques, pour le fils de sa rivale, dont elle avait conçu quelque ombrage, l’accusa auprès de son époux d’avoir voulu attenter à sa vie ; qu’Ulysse trompé par sa femme tua son propre fils, et que lui-même fut tué par un autre de ses enfants. Quelques-uns demanderont peut-être que j’explique où est cette histoire secrète qui fait l’action de ma tragédie ; je répondrai qu’ils n’ont qu’à la chercher eux-mêmes parce que je ne prétends pas faire plus que Sophocle. C’est sur cette histoire que le poète grec composa son Euryale ; et c’est de la même histoire que j’ai tiré mon sujet. Si Sophocle méprisa les reproches qu’on lui faisait d’avoir donné un second fils à Ulysse, je ne veux pas non plus me justifier de lui avoir donné un neveu. »

C’est ainsi que l’auteur se tire d’affaire, et qu’il se défend d’avoir inventé son sujet. Je souhaite que les lecteurs soient aussi contents de la défense que du sujet même. Pour moi sans prendre parti dans la querelle, j’en laisse au public éclairé la décision, et je viens à l’extrait de la parodie.

Article septième.
Argument et extrait de la parodie italienne d’Ulysse le jeune, intitulée : Rutzvanscad le jeune.

L’auteur n’étant point nommé dans la parodie imprimée31, je n’ose me permettre de le nommer ici. Je dirai seulement qu’avec la dignité et la naissance, il réunit toutes les connaissances et tous les talents. Cette parodie, la première qui ait paru en Italie, est absolument différente de celles qu’on a vues en France, et par là même elle peut servir de modèle et d’exemple pour une espèce de parodie toute nouvelle. Comme l’auteur a embrassé plusieurs idées, je crois qu’avant que d’entrer dans aucun détail, il est nécessaire que je donne quelques éclaircissements sur son dessein.

L’auteur, ne pouvant comprendre qu’il se trouvât encore des esprits attachés à la manière sèche et austère des Grecs, malgré l’exemple contraire que leur avaient donné les Corneilles et les Racines, et malgré la pratique différente des célèbres tragiques de nos jours, conçut l’idée d’une critique générale qui embrassât les tragédies anciennes, et quelques tragédies modernes composées dans le même goût. Parmi les Modernes, il choisit pour le principal objet de sa critique la tragédie d’Ulysse, dont on a vu le précis, et lança aussi quelques traits sur la Mérope du marquis Maffei : la parodie lui parut le genre le plus convenable au dessein qu’il avait formé.

Mais avant que de montrer la manière dont il exécuta son projet, il faut remarquer qu’il ne s’est point attaché à déguiser ni l’action de la tragédie, ni la condition des personnages, comme on le pratique dans les deux premières espèces de parodie ; et qu’il n’a pas même suivi la manière de la troisième espèce, en parodiant seulement quelques scènes, ou quelques tirades de vers, mais qu’il a pris une route tout à fait différente.

Je serais tenté de penser que le génie subtil et la profonde érudition de l’auteur lui ont fait découvrir la forme des parodies grecques32 ; et si cette forme était en effet celle qu’il a donnée à sa parodie, comme elle est infiniment plus vive et plus piquante que la nôtre, ce serait, à mon avis, la seule qu’il fallût emprunter des Anciens. Mais, peut-être que ma conjecture fait tort à l’auteur, il a pu, sans les découvertes que je suppose ici, inventer un genre de parodie qui lui appartînt uniquement.

J’aurais souhaité d’en user à l’égard de la parodie, comme j’ai fait pour la tragédie ; mais un simple précis ne suffisant pas, il m’a fallu donner un extrait détaillé ; j’ai fait plus, j’ai relevé par des notes marginales les traits de critique généraux, ou particuliers. Et comme j’aurais embarrassé mon lecteur, si à chaque scène j’avais rapporté les noms des acteurs, qui sont la plupart extraordinaires, ou tournés en ridicule, je les présente ici tels qu’ils sont dans l’original, avec leur rang et leurs qualités ; si ces mêmes qualités me serviront à les désigner dans le cours de mon Extrait.

Noms des personnages Leur Rang
Rutzvanscad, roi de la Chine. Le Roi.
Mamaluc, son premier Ministre. Le premier Ministre
Culicutidonia, veuve de Tetinculuffo, tyran de la Nouvelle-Zemble La Reine, Veuve.
Aboulcassem, son cousin. Le Cousin de la Reine.

Muzeim,                       Fils de

Calaf,                        Culicutidonia.

Les Fils de la Reine.
Nourrice. Nourrice.
Alboazeno. Domestique du Roi.

Une Astrologue de la Place33.

Une Astrologue.

Chœur d’Aveugles des rues34.

Chœur d’Aveugles.

 

La scène est supposée dans une ville de la Nouvelle-Zemble, nommée Insznprhzmk, devant le Palais du Roi, dans la grande Place.

Une Astrologue de la place ouvre la scène, en disant qu’elle veut préparer sa boutique, bien qu’il ne soit pas encore tout à fait jour ; elle se plaint avec amertume d’être actuellement dans une ville où il doit arriver pendant la journée des choses si horribles, que jamais les tragiques grecs n’en ont imaginé de semblables. Elle ajoute que le fameux Rutzvanscad, aïeul du Roi régnant, et fils du Printemps35 et de l’Équinoxe ; car, il faut, dit-elle, que les héros, suivant l’ancien usage, tirent leur origine des astres ; que Rutzvanscad verra son neveu Rutzvanscad le jeune dans les Champs-Élysées : elle prédit en style laconique tous les malheurs qui vont arriver ; déclare que Jupiter, irrité contre Kerestani36, aïeule de Rutzvanscad le jeune, et nièce des Génies, à cause de l’alliance qu’elle a contractée avec un mortel, veut exterminer toute sa race37. Elle voit venir le Roi, et se retire.

Le premier Ministre, qui accompagne le Roi, surpris de le voir hors de son Palais, et levé si matin, lui en demande la raison. Le Roi lui avoue que malgré le haut rang où il est élevé, malgré la conquête qu’il vient de faire de la Nouvelle-Zemble sur l’usurpateur qui la possédait, mille inquiétudes troublent son repos et son bonheur : qu’il y a près de quinze ans qu’il devint amoureux d’une jeune beauté ; qu’il l’épousa à l’insu de son père, parce que tout aimable qu’il la dépeint, et quoique son origine fût illustre, elle n’était pas d’un rang convenable au trône ; que son père instruit de ce qui s’était passé, profita d’une absence de quelques jours pour ordonner la mort de son épouse, et des deux enfants qu’il avait d’elle ; que celui qui était chargé de l’assassinat, révéla le secret à la Reine, et que depuis on n’eut plus de nouvelles ni d’elle, ni des enfants. Enfin après le récit funeste que lui fait encore le Roi d’un songe qu’il a eu pendant la nuit, on voit arriver l’Astrologue, qui en termes énigmatiques lui prédit tous les malheurs imaginables, et disparaît. Le Roi, troublé de ces prédictions, sort avec son Ministre.

La Reine entre accompagnée de ses deux fils et de son cousin : elle congédie ce dernier, en lui disant qu’elle veut avoir un entretien secret avec ses enfants. Alors elle leur raconte la mort de leur père, et leur apprend que les sacrifices qui se préparent dans le Temple, et les jeux qui se font dans la ville, ne sont ordonnés que pour se réjouir de leurs malheurs ; elle les excite à la vengeance, et leur propose d’aller au Temple tuer Rutzvanscad. Cette proposition épouvante les jeunes Princes ; mais pour les encourager, elle leur rapporte tous les exemples pareils que l’on trouve dans l’Histoire38 ; ils prennent enfin la résolution d’obéir, et vont au Temple implorer l’assistance des Dieux pour le dessein qu’ils méditent.

Le cousin de la Reine qui avait été renvoyé revient sur la scène ; la Reine lui confie le projet qu’elle a communiqué à ses enfants , et qu’ils sont prêts d’exécuter ; celui-ci veut l’en détourner, mais la Reine, pour lui faire mieux sentir les motifs de son ressentiment contre le Roi de la Chine, lui raconte l’histoire de son mariage avec le père de Rutzvanscad39, et conclut par lui déclarer qu’elle veut absolument venger sur le fils les outrages qu’elle a reçus du père et du fils même. Après qu’ils ont quitté la scène, on entend le Chœur des Aveugles chanter des vers à la louange du Roi. Le cousin de la Reine, et les deux fils de cette Princesse reviennent sur la scène ; il n’oublie rien pour les détourner du crime qu’ils veulent commettre ; il leur dit que leur mère remplie des idées des grandes actions qu’on lit dans les tragédies grecques, les leur a inspirées, mais qu’ils échoueront dans leur attentat40, qu’ils y laisseront la vie, et que leurs corps privés de sépulture seront la proie des corbeaux41 ; les Princes sont ébranlés, et le cousin de la Reine, content du succès qu’il vient d’obtenir, les quitte, et sort.

La Reine, surprise du changement qu’elle remarque dans ses fils, leur allègue de nouvelles raisons, pour dissiper la frayeur de la mort, et les autres craintes que l’on vient de jeter dans leurs esprits, et fait si bien qu’ils sortent dans la résolution de suivre quoi qu’il en puisse arriver, sa volonté42.

Après leur départ, elle voit arriver son cousin qui lui demande où ses fils courent avec tant de précipitation ; elle répond qu’ils vont au Temple, pour tuer le tyran : le cousin tâche d’arrêter un projet qui leur fera fatal, et conseille à la Reine de les envoyer plutôt chez un des rois voisins qui vient de faire une ligue offensive pour enlever à Rutzvanscad sa nouvelle conquête ; que par ce moyen ils seront en état de remonter sur le trône, sans commettre un assassinat : la Reine rejette ce conseil, et veut autoriser sa résolution par des exemples qu’elle rapporte de pareilles actions : son cousin s’emporte contre les tragédies grecques, qui lui ont ainsi tourné la tête. La Reine, indignée, le traite comme un blasphémateur, et de dépit quitte la scène. Il la laisse aller43, et continue de déclamer contre les tragédies grecques, et contre les auteurs modernes qui veulent en ramener le goût. Après ce monologue, il sort et l’on entend le Chœur des Aveugles qui chantent toujours des vers à la gloire du Roi, dont ils espèrent que le gouvernement sera doux et paisible.

Cependant la Reine, impatiente de savoir ce qui se passe au Temple, où le Roi est déjà descendu dans toute sa magnificence, sort du Palais, et apprend par son cousin qui revient, qu’un de ses enfants, au moment qu’il s’est jeté sur le Roi, a déjà été percé de mille coups, et que l’autre a été arrêté par les Gardes du Prince. Elle l’interroge sur les circonstances de cet événement ; il en fait le récit en peu de mots ; et l’on voit arriver le premier Ministre conduisant un des Princes enchaîné44.

Le cousin sort, et laisse ce Ministre présenter le Prince à la Reine sa mère. Il se passe entre eux une scène de tendresse et de fermeté tout ensemble, qui finit par des adieux mutuels45. Avant que de quitter la scène, le Ministre aperçoit le Roi qui revient, et s’arrête pour l’attendre.

Ce Prince est suivi de l’Astrologue, qui lui prédit toujours de nouveaux malheurs, et qui le prie du moins de ne point tuer de sa main le fils de la Reine ; on la regarde comme une insensée ; on lui ordonne de sortir, et aux Gardes de lui empêcher l’entrée du Temple. Le Roi et le Ministre sortent ; et l’Astrologue, après avoir déclamé contre l’attentat du Prince, sort aussi.

Le Chœur des Aveugles recommence à chanter, et débite des maximes sur les accidents où les hommes sont exposés, et sur le danger que le Roi vient de courir au Temple.

Ce Prince revient suivi de son Ministre, qui le félicite d’avoir tué de sa main le fils de la Reine, et d’avoir pourvu à sa propre sûreté par la mort d’un ennemi si dangereux. Le Roi lui répond qu’il n’est pas encore satisfait, et qu’à l’instant où il a voulu lui couper la tête, il s’est senti ému de pitié ; le Ministre attribue ce mouvement au bon naturel du Prince.

L’Astrologue survient, et dit au Roi en pleurant que l’on ne peut éviter sa destinée, etc. On la chasse.

En ce moment arrive un vieux domestique que le Roi reconnaît pour celui qui voyage depuis quinze ans, pour avoir des nouvelles de son épouse, et de ses deux enfants. Il apprend à ce Prince que ses enfants respirent encore, qu’ils sont à tous moments devant ses yeux, sans qu’il les connaisse ; qu’à l’égard de leur mère, il doit en avoir des nouvelles certaines par une femme qu’il a trouvée dans un hameau voisin, et qu’il amène avec lui. Cette femme, qui d’abord est entrée dans le Temple, arrive tout effrayée de ce qu’elle vient de voir ; elle se plaint de celui qui l’a amenée, pour être témoin du spectacle qui a frappé ses yeux ; on l’interroge, et l’on apprend que les Princes qui viennent de périr sont les enfants qui lui ont été donnés par une femme qui était leur mère, avec ordre de les élever secrètement, parce qu’ils étaient menacés de perdre la vie par la main de leur propre père. Sur ce témoignage, le Roi ne reconnaît que trop les deux Princes assassinés pour ses propres fils, et leur mère pour son épouse ; et le récit qu’elle fait de son aventure achève de le convaincre que celle qu’il a épousée est son aïeule46. Il sort avec précipitation ; le Ministre le suit, et la Nourrice et le Domestique protestent, en s’en allant, que s’il arrive encore quelque malheur, ils se tueront tous les deux.

Le Chœur des Aveugles chante des vers enjoués sur le mariage du Roi, On y parle de Kerestani qui, trouvant son neveu aimable, a su se rajeunir pour l’épouser. Un Coryphée ajoute que le Roi, loin de s’affliger d’une pareille aventure, devrait au contraire se glorifier d’être le seul à qui il soit arrivé de faire cocu son grand-père.

Après que les Aveugles ont chanté, le Domestique et le Ministre se rencontrent : le premier demande à celui-ci où il a laissé le Roi : je n’ai pu le rejoindre, répond le Ministre, car il s’est enfermé dans son cabinet ; le Domestique demande encore au Ministre, comment il s’est fait que Kerestani ait épousé l’aïeul et le neveu, et qu’elle se soit rajeunie par le pouvoir qu’ont les Génies, dit le Ministre, mais qui néanmoins est subordonné à celui du Destin. Il ajoute que son premier mariage ayant déplu aux Dieux, elle fut contrainte d’abandonner son premier époux, et qu’ensuite ; elle avait fait un second mariage. Cet entretien fini, le Roi vient conduit par un Garde : le Ministre lui demande ce qui lui est arrivé ; ce Prince répond qu’il s’est aveuglé, et que depuis ce moment il est persuadé qu’Œdipe et Ulysse ont bien fait de se crever les yeux, etc. Le Ministre lui demande encore comment il a fait pour s’aveugler, puisqu’il n’y paraît pas ; et le Roi lui répond, qu’il a regardé de si près une plaque d’argent rougie dans le feu, qu’il en a perdu la vue. Le Ministre le loue beaucoup de n’avoir point eu recours, comme Œdipe et Ulysse, aux boucles de souliers, ou à la boucle de la ceinture, ce qui est affreux à voir, et très douloureux à sentir ; le Roi sort, pour se rendre dans son appartement, où il dit qu’il veut se tuer ; et le Ministre, pour détourner ce malheur, sort avec lui.

Le Domestique, qui reste seul, fait une courte récapitulation de ses aventures, et de tous les malheurs que cause son arrivée à la Cour.

À peine a-t-il cessé de parler, que le Ministre lui apprend que le Roi n’est plus ; qu’il l’avait détourné de se tuer ; mais que pendant qu’ils prenaient l’air sur un balcon de son appartement, la Reine a décoché par la fenêtre de la chambre, où elle est comme en prison, une flèche contre Rutzvanscad, qui l’a atteint à la gorge, et qu’il est tombé mort sur-le-champ ; qu’elle s’est mise ensuite à crier de toutes ses forces, et que tout le peuple est accouru pour la défendre.

Pendant qu’ils s’entretiennent de ce malheur, la Reine vient avec son cousin pour se réjouir ; elle aperçoit le Ministre, l’appelle, le traite avec beaucoup de bonté, et lui promet qu’à sa considération, elle laissera la vie et la liberté à tous les Chinois qui sont dans le pays ; elle ajoute qu’elle le connaît depuis longtemps pour un homme vertueux, et qu’elle n’ignore pas les bons conseils qu’il donna à Araschid, en faveur de la femme qu’il répudia, et qu’il condamna à mort. Le Ministre lui répond que si la pauvre Reine vivait, elle aurait un violent déplaisir de voir son fils tué misérablement par une femme. La Reine l’interroge sur cette aventure ; et le Ministre lui apprend par quelle voie on découvrit la calomnie du Mandarin, et de quelle manière il fut puni ; qu’après bien des recherches, on n’avait rien pu savoir de la mère, mais qu’on avait trouvé l’enfant dans un bois, où il était nourri par une biche ; et qu’enfin cet enfant est celui qu’elle vient de tuer. La Reine raconte son histoire, se reconnaît la mère de Rutzvanscad, qu’elle a percé d’une flèche47, pousse de longs gémissements, dispose du trône par un testament en faveur de son cousin, et quitte la scène pour se donner la mort. Son cousin la suit.

Après un monologue du Ministre, qui veut soutenir le parti des Chinois, le nouveau Roi revient sur la scène, pour annoncer que la Reine s’est noyée ; il veut donner des ordres comme souverain, le Ministre s’y oppose ; ils en viennent aux injures, et sortent tous deux pour se donner bataille.

La scène reste vide quelque temps ; le Souffleur vient enfin sur le théâtre, et dit aux spectateurs qu’ils ne doivent plus rien attendre, et que la pièce est finie, puisque tous les personnages sont morts.

Il faut observer que le poète a triplé la catastrophe pour changer l’action d’incidents, et par là multiplier les traits de critique, comme il le fait sentir dans un endroit de son ouvrage.

Peut-être que cette parodie, par la manière dont elle est construite, ne serait pas goûtée en France ; mais je suis persuadé en même temps, qu’on y rendrait justice à l’auteur, et qu’on y reconnaîtrait tout l’art et tout le génie dont il a eu besoin pour exécuter heureusement le dessein qu’il s’était proposé. Au reste, si la parodie italienne n’est pas un modèle que l’on doive suivre dans toutes ses parties, elle a du moins le mérite de sa singularité ; et par les détails ingénieux dont elle est remplie, elle peut fournir aux auteurs qui s’appliquent au même genre de nouvelles idées qui rendraient leurs parodies préférables à la plupart de celles qui ont paru jusqu’ici en France. La plupart de ces parodies, en effet, sont moins des occasions d’amusements que des écoles de licence ; et ce défaut règne principalement dans les parodies d’opéra, qui ne sont guère qu’un malheureux tissu d’indécences et d’équivoques, et dont les couplets qui les composent finissent presque toujours, selon le caractère, ou le génie des auteurs, par une épigramme ou satirique, ou grossière.

Le mal qui excite mes plaintes serait inconnu en France, si le théâtre n’y était pas ouvert à quiconque veut écrire, ou s’il ne l’était qu’aux écrivains qui réunissent les talents et la probité ; mais on se présente souvent dans la carrière sans connaître ni les principes qu’il faut suivre pour arriver à la perfection de l’art, ni les règles qu’il faut observer par rapport aux mœurs.