Là, une Symphonie enchanteresse, une Musique molle et insinuante, une Poésie forte et harmonieuse, des Danses séduisantes, des Voix mélodieuses, encore embellies par tout ce que l’Art y a pu ajouter d’agréments, se réuniraient pour souffler de toute part un feu contagieux, et exagérer tous les prétendus avantages d’une liberté sans bornes et sans mesure.
Pour que les Acteurs pussent être entendus partout dans une étendue aussi vaste que l’était celle de leurs Théâtres, qui avaient jusqu’à trois et quatre cent pieds de diamètre ils s’avisèrent de placer dans des petites Chambres pratiquées sous les degrés, des vases d’airain de tous les tons de la voix humaine, et même de toute l’étendue de leurs instruments. […] Néron successeur de Claude, quoiqu’il ne s’appliquât presque jamais à mettre l’ordre en aucun endroit, se trouva pourtant obligé de chasser d’Italie tous les Histrions, après leur avoir donné trop de liberté80 ; mais il voulut aller lui-même faire le Comédien et le Chantre dans plusieurs Villes de Grèce pour faire paraître sa belle voix. […] Le peuple comme ensorcelé dans les jeux et dans les spectacles, n’entendit point le bruit des assiégés, et bientôt après les Ennemis entrant dans la Ville à peine pouvait-on discerner les voix de ceux qu’on passait par le fil de l’épée, d’avec ceux qui folâtraient au Cirque et au Théâtre I. […] Néron établit cette différence, et craignait la flétrissure attachée à ceux qui montaient sur le Théâtre, lorsque voulant faire paraître sa belle voix, il institua les jeux qu’il appela juvénaux ou privés. « Ne tamen adhuc publico Theatro dehonestaretur, dit Tacite L. […] « Après amour la France abandonna, Et lors Jodelle heureusement sonna, D’une voix humble et d’une voix hardie, La Comédie avec la Tragédie, Et d’un ton double ore bas, ore haut, Remplit premier le Français Echafaut. » Garnier et quelques autres Poètes qui parurent au même temps que Jodelle, ne donnèrent presque que des Tragédies, la plupart tirées de Sophocle et d’Euripide, et c’est ce qu’a dit aussi le même Ronsard en des Vers un peu meilleurs que les précédents.
Mais pour sa personne & celles de ses compagnes, leurs nudités, leurs attitudes, leurs fards, leurs gestes, leurs ton de voix, leurs chants, leurs danses, leurs paroles, leurs regards, la corruption de leurs cœurs, tout ce qui montre & inspire la passion, c’est Venus elle-même sortant de l’onde. […] Qui peut approcher des éloges, des exclamations du Parterre, des Loges, du Théatre, sur sa beauté, sa taille, ses graces, sa voix, son jeu ?
Son chant est sinistre, ses paroles sont le langage de l’amour, sa voix celle de la molesse, sa musique celle de la volupté. Telle les Sirenes qui perdoient les hommes par la douceur empoisonnée de leur voix.
Elle avoit à sa Cour deux Savans distingués, Meibonius qui venoit de donner au public un traité sur la musique des anciens Grecs, & Naudé qui en avoit donné une sur la danse des Romains ; elle voulut que Meibonius chantât à la Grecque, & Naudé dansât à la Romaine selon les principes de leurs ouvrages ; ils ne savoient ni chanter ni danser, elle ne vouloit que se moquer d’eux : ainsi l’un avec la voix cassée, rauque & tremblante ; l’autre avec ses pas lourds, traînans & sans cadence, lui donnèrent la farce sur son théatre, Naudé n’en fit que rire, Meibonius s’en offensa, il sut que l’Abbé Bourdelot avoit suggéré cette idée burlesque ; il l’attend quelques jours après, lui donne des coups de bâton, & sans prendre congé de la Reine, monte à cheval & se retire. […] Jeu de mots qui ne signifie rien en lui-même, comme s’il y avoit un Être qui tient le milieu entre les deux sexes ; elle devoit aimer les arbres qui ne sont point femmes, c’étoit assez maladroitement écarter le soupçon du vice, elle affectoit une grosse voix, marchoit avec précipitation, rioit à gorge déployée, elle faisoit profession de mépriser les femmes à cause de leur ignorance & de la frivolié des choses dont elles ont coutume de parler, & de la futilité de leur caractère ; mais elle prenoit plaisir de s’entretenir avec les hommes, & sur des choses mauvaises plutôt que sur des bonnes, sa conversation étoit fort licencieuse, pleine de gros mots & de juremens ; car quoiqu’elle entendit & parlât assez bien le François, elle avoit retenu, je ne sais quoi de grossier qui sentoit son Suédois & l’indécence de ses manières.
Une musique délicieuse, les accords les plus parfaits, & des voix qui ne savent que trop émouvoir notre âme, achèvent de charmer le Spectateur. […] Rousseau, qui prétend que la danse étant par des gestes l’imitation de la parole, doit être bannie d’un Poème où la parole est employée ; car, dit-il, pourquoi se contenter des gestes, lorsque l’usage de la voix est possible ?
La Critique ne se fait entendre que l’orsqu’on lui laisse le tems de supputer de lègers défauts ; mais quand l’action court, sans jamais s’arrêter, elle ne peut rien saisir, ou sa voix ne serait pas écoutée ; elle est même contrainte d’admirer ; & souvent elle s’étonne, à la lecture d’un Drame, des applaudissemens qu’elle prodiguait à sa représentation.
Mais les cœurs des hommes sont si pervertis et si rebelles, qu'ils s'imaginent que le monde est dans une pleine félicité, lors que ceux qui l'habitent ne pensent qu'à orner et à embellir leurs maisons, et qu'ils ne prennent pas garde à la ruine de leurs âmes : qu'on bâtit des Théâtres magnifiques, et qu'on détruit les fondements des vertus : qu'on donne des louanges et des applaudissements à la fureur des Gladiateurs, et qu'on se moque des œuvres de miséricorde; lors que l'abondance des riches entretient la débauche des Comédiens, et que les pauvres manquent de ce qui leur est nécessaire pour l'entretien de leur vie ; lors que les impies décrient par leurs blasphèmes la doctrine de Dieu, qui par la voix de ses Prédicateurs crie contre cette infamie publique, pendant qu'on recherche de faux Dieux à l'honneur desquels on célèbre ces Spectacles du Théâtre, qui déshonorent et corrompent le corps et l'âme.
Saint Hilaire parlant de ceux qui ont l’administration de la chaire, dit qu’ils ne doivent nullement prostituer l’autorité de leur vocation, à l’extravagance de leur passion ; d’autant que comme dit Saint Jérôme, « Correctio lenis hominem suaviter instruit, nimis aspera vero deteriorem facit », le pécheur ne se convertit que par la voix de la douceur, et que le piquer par paroles scandaleuses, c’est le pousser dans le crime plus avant.