Ce point peut estre ou historique & reel, ou allegorique : Quand le premier peut suffire, cét un double bonheur & pour le Heros, & pour le Poëte : quand l’Allegorique convient mieux & fait un plus beau Jeu, le Poëte y a biẽ plus à travailler, mais il a plus de merite dans son succez. […] Cependant le Poëte ne laisse pas d’avoir occasion d’y reüssir, s’il veut s’en prevaloir, & se donner le soin de faire quelque dessein grand & juste, dont le mystere ou le sujet fasse tant d’impression sur les esprits, que la memoire s’en charge pour jamais.
On ne peut pas douter que, dans les commencements, les Poètes, les Spectateurs et les Gouvernements n’ayent reconnu, d’un aveu unanime, que le Théâtre n’avait rien de mauvais, et qu’il méritait, au contraire, d’être soutenu et suivi ; mais, lorsque le profane fut resté en possession de la Scène, les sentiments se trouvèrent partagés. On sait que les personnes graves décrièrent les Spectacles, et qu’elles tâchèrent de les faire supprimer : On sait aussi que les gens de Lettres et les Poètes, de leur côté, cherchèrent à persuader, par leurs dissertations, que le Théâtre était utile, et que les Anciens l’avaient regardé comme une école pour la correction des mœurs : c’est une différence d’opinion qui dure encore. […] Ce Public cependant, qui pense en général comme nous venons de dire, ne cesse pas de changer d’avis, ou de paraître en changer de temps à autre : lorsqu’il parle de bonne foi, ce n’est pas la correction des mœurs qu’il cherche au Théâtre, il n’y va que pour son plaisir ; mais, si les plaintes contre le Théâtre se renouvellent, son langage n’est plus le même ; il craint qu’on ne resserre la liberté des Poètes, et qu’on ne les réduise à devenir insipides, et par conséquent ennuyeux.
N’est-il pas lui-même Poëte en plusieurs de ses Dialogues ? […] On n’auroit pas songé à soupçonner un Poëte qu’on surnomme le Tendre, d’avoir rendu sa Nation belliqueuse & triomphante. […] Cette excuse ne vaut rien, reprend Eschyle : un Poëte ne doit point publier les exemples dangereux, quelque véritables qu’ils soient. Un Précepteur n’en apprend que d’utiles aux enfans, & un Poëte est le Précepteur des hommes. […] Une République est bien à plaindre, quand pour son salut elle n’a plus de ressource que dans un Poëte.
J’éxhorte les Poètes qui se proposent de travailler en sa faveur, à ne rien laisser glisser dans leurs Ouvrages qui ne soit digne de charmer tous les honnêtes gens. […] Cette réfléxion, si un Poète licencieux était capable de le faire, doit engager à rompre, à briser ces crayons coupables, qui prêtent tant de charmes à la Volupté. […] J’espère après cela que le nouveau Théâtre sentira la nécessité de se corriger, & que ses Poètes rougiraient s’ils se permettaient encore des indécences. […] J’ai montré aux Poètes les éxemples que je leur conseille d’éviter ; il me serait impossible d’enseigner ceux qu’ils doivent suivre. […] Les Poètes du Théâtre moderne peuvent se corriger.
La plupart des gens qui n’ont aucune connaissance de l’Ecriture, sur la foi de l’Acteur et du Poète, en croient tout ce qu’ils voient et entendent au théâtre. Quels garants que le Poète et l’Acteur ! […] L’Ecriture qui raconte en peu de mots les événements, prête peu au Poète ; il est obligé d’avoir recours à la fiction. […] Pélegrin, Voltaire, tous les autres Poètes imitent leur maître. […] Corneille, dans sa préface, s’en applaudit, et il est vrai que ce Poète est un des plus décents.
Si cette malheureuse passion vue de loin dans deux personnes qui s’aiment, et dont on n’entend pas même les discours, est souvent capable de faire de vives impressions sur celui qui les observe ; qu’arrivera-t-il, lorsque, sur la scène, un jeune homme et une fille, avec toute la vivacité que l’art peut inspirer, font parade de leur tendresse dans un Dialogue, où les pensées étudiées du Poète sont toujours portées à l’excès ? […] Le Poète, loin d’en rougir, s’applaudit pour lors de la fertilité de son génie ; et c’est principalement, par le dérèglement de son imagination, qu’il prétend se faire admirer. […] Et c’est ce qui prouve le grand tort qu’ont la plupart des Poètes, qui représentent l’amour sur la Scène, plutôt comme une vertu, que comme une passion. […] Puisque les Modernes ne savent parler que de l’amour sur la Scène, ce qui est la marque certaine, ou d’une corruption générale, ou d’un défaut de génie dans le plus grand nombre des Poètes ; outre qu’ils ne devraient jamais traiter cette passion que dans la vue d’instruire les Spectateurs ; ils pourraient encore joindre à cette passion, devenue instructive, plusieurs autres espèces d’intérêts que la raison et les devoirs autorisent : ainsi on pourrait traiter des sujets de l’amour conjugal, de l’amour paternel, de l’amour filial, de l’amour de la Patrie : voilà des intérêts tendres et vifs, qui seraient nouveaux et très convenables au Théâtre ; intérêts qui peuvent avoir leurs degrés, suivant les circonstances dans lesquelles on peut les saisir, et suivant les différents caractères des hommes que l’on introduirait sur la Scène : par exemple, l’imprudence, la faiblesse, la fermeté, la complaisance, la colère, et toutes les autres passions qui s’associent dans le cœur humain à la passion dominante, ne feraient-elles pas paraître, dans la personne qui serait occupée de quelques-uns de ces sentiments, une infinité de caractères marqués et différents entre eux, qui seraient combattus par la force du raisonnement et par l’ascendant du caractère ? […] On ne sait que trop, au reste, que cette malheureuse passion, sous la forme que lui donnent les Poètes, porte très rarement les hommes à la vertu ; et qu’au contraire elle les porte presque toujours au vice.
Un Chef ou Président pour le Roi, ou pour le Sénat ; un Substitut du Lieutenant Général de Police, ou du Magistrat qui a l’inspection du Gouvernement intérieur de la Ville ; deux Docteurs de la Faculté de Théologie ; deux Poètes de Théâtre, d’un âge mûr et en état de juger des Pièces, et un ou deux anciens Comédiens. […] En second lieu, la Pièce sera remise à un des Théologiens du Conseil, qui décidera si elle ne blesse en rien la Religion et la bonne morale ; ensuite elle sera lue par un des Poètes du Conseil, qui donnera ses avis sur le style, les Vers, l’action, la conduite, et qui fera toutes les objections qui sont du ressort du génie et de l’art. […] Qu’on n’objecte pas non plus que les Poètes se trouveront sans ressource, et que leur génie n’aura plus de quoi s’exercer : que leur ôter la seule passion qui est généralement goûtée, c’est vouloir leur imposer un éternel silence ; et que les contraindre à écrire des Pièces de Théâtre sans amour, c’est comme si on voulait forcer des soldats à marcher au combat, après qu’on les aurait désarmés. J’ai trop bonne opinion des Poètes, pour supposer qu’aucun d’eux puisse penser de la sorte ; et je crois aussi que, parmi les Spectateurs, il n’y aura qu’un petit nombre de gens peu instruits qui pourront tenir un pareil langage. En effet les Poètes de ce siècle sont trop éclairés et trop honnêtes gens, pour n’avoir pas toujours rougi d’être forcés, par l’exemple de leurs prédécesseurs et par la corruption du siècle, à célébrer sans cesse et uniquement la passion d’amour.
La plupart des Poètes modernes qui ont écrit pour le Théâtre, n’ont pas oublié de faire usage d’un si admirable original : il est vrai que chacun a voulu y ajouter du sien ; mais on me permettra de dire que les changements et les augmentations qu’on y a faits, n’ont servi qu’à en diminuer le mérite. […] En examinant toutes les Scènes d’amour de cette Tragédie, on verra qu’il n’y a que Viriate qui ne démente pas ce que le Poète a promis : on ne peut presque pas dire qu’elle aime ; elle ne veut qu’un mari ; elle le veut tel que sa politique et l’intérêt de son ambition le demandent. […] Si le Poète avait donné à cette Vestale un caractère convenable, et des sentiments d’une vertu sublime, il en aurait fait le personnage brillant de sa Tragédie : Justine en remerciant Géta de sa protection, et celui-ci ne lui déclarant son amour qu’en cette occasion, le Poète en aurait tiré une Scène admirable ; la surprise dont Justine serait frappée donnerait une grande vivacité au Dialogue, et son caractère ne perdrait rien de son innocence ; la mort même de cette Vestale concourrait parfaitement au but naturel de cette Tragédie ; elle mourrait sans qu’on eût à lui reprocher qu’elle se tue moins par vertu et par religion, que par désespoir de la mort de son Amant. […] Les Poètes Grecs n’ont pas voulu contraindre le cœur humain ; et ils ont laissé aux Spectateurs toute la liberté de s’attendrir et de fondre en larmes de compassion pour tous les Héros qu’ils faisaient mourir innocents : ce n’était que l’ordre du Destin qui les condamnait, et cet ordre était le seul point que les Spectateurs envisageaient. […] N’est-il pas clair, après ces réflexions, que les Poètes Grecs ne prétendirent jamais affaiblir la compassion dont les Spectateurs étaient émus pour Œdipe, pour Oreste, pour Hyppolite, etc ?
Il entend que le Poète ne suivra son caprice qu’autant que cela ne préjudirait pas à l’intrigue, & qu’il serait possible de faire parler plusieurs Acteurs sans trouble & sans confusion. […] Le Poète Dramatique aura la liberté de faire agir tout ensemble jusques à quatre Acteurs : l’attention de ceux qui sont au Spectacle peut bien les suivre sans trop se fatiguer. […] Les Poètes du Théâtre moderne ne se pressent pas à débarrasser la Scène, après l’avoir comme surchargée.