J’y découvre encore une nouvelle source d’un plaisir plus fin & plus spirituel, qui n’est bien connu que des Spectateurs capables de réflexion, mais qui ne laisse pas de se faire sentir à ceux même qui réfléchissent le moins, & qui les affecte toujours quoiqu’ils n’en sçachent peutêtre pas la cause ; je veux parler ici de ce qu’on appelle dans la Peinture l’effet du tout ensemble, ou de la composition & de l’ordonnance du Tableau. […] La Musique excite & attache notre attention comme la Poësie, par une espéce de langue qui lui est particuliere, & qui ne nous parle que par les rapports des sons : elle nous affecte encore plus que la Poësie, même par la douceur du nombre & de l’harmonie, qui n’a tant de charmes pour nous que parce qu’en ébranlant avec une justesse & une convenance parfaite les cordes de cet instrument naturel qui y répond dans nos oreilles, elle cause dans notre ame une émotion aussi douce qu’agréable ; elle frappe, pour ainsi dire, les ressorts de toutes les passions par des accords qui les excitent ou les rappellent : elle les justifie aussi en un sens & les authorise comme la Poësie dramatique, par la douceur qui est attachée aux dispositions qu’elle inspire dans l’ame, qui en s’y livrant a de la peine à croire que ce qui lui paroît si innocent & qui est si agréable, puisse jamais lui être funeste, ni qu’un plaisir dont elle fait son bonheur actuel, soit capable de la rendre moins parfaite. […] Il suffit, pour les goûter, d’être capable de sentiment.
Entr’autres pourquoi, j’avais demandé si c’est parcequ’on y joue Tartuffe qu’il fallait proscrire le théâtre : vous répondez que c’est parcequ’on joue Joconde et le mari à bonnes fortunes, « pièces qu’une fille chaste ne peut, dites-vous, entendre sans rougir. » Je ne sais, Monsieur, si vous avez assisté à la représentation des pièces dont vous parlez ; mais ce que je sais bien, et ce que savent toutes les mères de famille, c’est que de jeunes personnes apprennent la musique de Joconde ou de toute autre pièce, sans donner beaucoup d’attention aux paroles ; et pour qu’elles fussent capables d’en faire l’application, il leur faudrait une expérience, que vous avez sans doute, mais que n’ont point l’innocence et la candeur.
Qu’il est doux même, en remarquant les foiblesses dont l’humanité est capable, d’admirer en même tems les beautés qu’elle nous présente !
Toutes ont leur beauté, & un empire presque égal sur les hommes, Elles ont un rapport si intime avec l’esprit, généralement répandu dans tous les êtres capables de réflexion, qu’elles les réveillent, les attachent en quelques lieux, & en quelqu’état qu’elles les trouvent.
Cette prostitution rappelloit au peuple ce qu’il en avoit coûté pour monter sur le Théatre ; ce qu’il devoit penser d’un état qui asservissoit à un devoir si honteux, & de gens qui avoient été capables de faire de si grands sacrifices pour l’embrasser.
Il est inutile de dire qu’on ne danse qu’après les divins offices ; tout le jour est également saint, & s’il n’est pas permis de faire des œuvres serviles après la célébration de l’office divin, par la seule raison que le travail empêche qu’on ne s’occupe des choses spirituelles ; à plus forte raison ne doit-on pas s’occuper aux chansons profanes & aux danses, puisque elles sont infiniment plus capables de faire oublier Dieu & les choses spirituelles, que le travail même le plus pénible.
Platon, le maître d’Aristote, est bien plus rigoureux, il a banni tout-à-fait le Théâtre de sa république : nous ne recevons, dit-il2, ni la Tragédie ni la Comédie en notre Ville, ce genre de poësie voluptueuse est capable de corrompre les gens de bien, par ce que n’excitant que la colere ou l’amour, ou quelqu’autre passion qu’elle arrose les mauvaises herbes qu’il falloit laisser entierement secher*.
Ils m’apprendrons des vérités capables de m’inspirer pour ces sortes de divertissemens une sorte d’horreur, ils m’apprendront que les Payens même ont condamné les spectacles, à la honte des Chrétiens qui voudroient les maintenir ; que de les abandonner, c’est une marque de religion, mais une marque authentique ; qu’ils ne blâmoient pas le théatre seulement parce qu’il servoit à l’idolâtrie, mais parce qu’il étoit une école d’impureté.
Je vous parle comme on parleroit à un aveugle débauché, peu touché & peu capable de l’être des grands objets de la religion, du paradis, de l’enfer, & qu’il faut tâcher de prendre par les motifs humains d’un intérêt temporel.