Puisque la Tragédie est une instruction pour porter les hommes à la vertu, et pour les détourner des vices ; la règle générale est que la vertu soit récompensée, et le crime puni. […] Si le Poète fait le portrait d’un Tyran, il n’est pas nécessaire qu’il lui attribue toutes sortes de vices ; mais cependant qu’il y ait quelque imperfection, même dans ses bonnes qualités ; que son courage soit cruel et féroce ; sa prudence artificieuse ; sa complaisance pleine de perfidie ; que s’il fait des libéralités à quelques-uns, qu’il ravisse impunément le bien des autres ; qu’il soit défiant, fourbe, infidèle, ennemi des personnes de mérite, dont les bonnes mœurs sont un reproche continuel de ses vices. […] La même règle doit être observée pour condamner le vice, qui demeure heureux et impuni : Il faut, au moins, le menacer de quelque grand malheur, et faire des imprécations qui témoignent qu’on le déteste. […] En effet, si l’on remonte jusqu’à la source, la Comédie fut inventée pour reprendre plus librement les vices des principaux d’Athènes. […] La Comédie a été inventée pour rendre le vice odieux, et pour faire aimer la vertu ; pour contenir les méchants par la terreur des supplices ; pour porter les hommes à la vertu, par l’espérance de la gloire, et des récompenses qui y sont attachées.
Cette multitude de paroles grossieres déplairoit-même dans un portefaix ; un honnête homme ne peut soutenir ces conversations : c’est un des vices de Moliere & de tous les comiques bouffons. […] Ce roman en est tout rempli ; la malignité y regne d’un bout à l’autre, en fait tout le sel, comme dans les comédies, ou lui donne, comme aux pieces de théatre, un bon motif, de corriger du goût de la lecture des romans de chevalerie : vice fort rare & fort peu contagieux. […] Si on a tant de zele pour dégoûter des romans, que n’attaque-t-on ces productions innombrables, galantes, licentieuses, dont le vice se nourrit ? […] Les chimeres, les passions amusent : les bons principes doivent faire pardonner ces égaremens, & assurer à la scène le beau titre d’école des mœurs, lors même qu’elle donne des leçons du vice. […] Toutes ces folies qui sont dans le caractere du héros de la Manche, nous font sentir les ravages que cause la représentation des vices & des passions dans le cœur des spectateurs, dont les sentimens leur sont analogues.
Etroitement liées à cette règle primitive, source de toutes les autres lois, qui n’en sont que le développement, elles ont dans tous les temps employé toute leur autorité, qu’elles tiennent de la religion même, pour empêcher toutes les représentations théâtrales, si l’ascendant du vice l’eût permis, ou pour en arrêter les désordres. […] Le vice, toujours plus fort que la loi, a su se maintenir contre elle, et sans pouvoir jamais la fléchir, a rendu ses coups inutiles. […] La multitude des coupables peut arracher la tolérance ; mais elle ne change ni le vice ni la vertu, et la sagesse, supérieure à tous ces nuages, n’a garde d’abandonner la sainteté des règles à la corruption de leurs transgresseurs. […] On y va en Italie, comme en France, malgré la loi et la conscience, parce que le vice fait partout du ravage.
Les regles mêmes de l’art exigent même le contraste du vice & de la vertu. […] Quelques écrivains ont imagine que c’étoit un bien de renforcer ainsi le caractere de la nation : c’en seroit donc un aussi de renforcer les vices des particuliers ; mais ce n’en est un qu’aux yeux de ceux pour qui les passions, les vices sont des biens. […] Jamais fable n’a fait faire un acte de vertu à un enfant, ne l’a corrigé d’aucun vice. […] On a fait beaucoup moins de fables que de romans : le goût du vice en est la cause. […] Quel acteur, quelle actrice ne va fouiller dans cette mine de vices, & n’en tire dequoi plaire & égayer.
Les platitudes d’Aristophane et de Plaute étoient-elles d’un plus grand effet dans le ravage des mœurs, que les ressorts des passions les plus secrètes comme les plus violentes, déployées avec l’art du crime réfléchi, paré des attributs de l’honnêteté et de la décence ; que ces gestes, ces mignardises, ces situations pittoresquement lascives qui forment un tableau du vice, plus corrupteur, plus contagieux que le vice même, toujours inséparable de l’opprobre qui l’accompagne et du dégoût qui le suit ? […] Qu’on le demande à ces enfans dociles qu’une éducation chrétienne avoit garantis des impressions précoces du vice, et que l’imprudence des parens a conduits comme des victimes sur l’autel de l’histrionisme : que dis-je ? […] O paganisme, vous qui avez déifié le vice, qui avez introduit la licence des mœurs parmi vos dieux même, qui méliez le récit des plus dégoûtantes abominations aux éloges de vos héros ! […] N’est-il pas d’une impossibilité manifeste, que les vices et les passions des hommes qui ne cèdent qu’avec peine aux impulsions de la conscience et de l’honneur, s’évanouissent à la voix d’un comédien ? […] C’est un argent empreint de malédiction : comme il sert de pâture au vice, il ne tarde pas à s’abymer dans la fosse profonde que lui creuse ce nourrisson ingrat.
Le théâtre, alors l’école du vice & de l’impudence, est devenu celle de la décence & de la vertu. […] Non : si les Auteurs dramatiques qui les ont prises pour modèles, en ont imité les beautés, ils en ont encore plus copié les vices. […] Combien d’autres vices y sont érigés en vertus, & y reçoivent des applaudissemens insensés ? […] Et s’il m’est permis de me servir de cette expression familière, n’a-t-il pas toujours mis les rieurs du côté des vices & des crimes ? […] Que ces hommes, déja souillés de tant de vices, se souillent encore davantage : qui in sordibus est, sordescat adhuc.
Tous les temps se ressemblent en matiere de vice. […] Mais souvent les meilleures donnent des leçons de vertu, & laissent l’impression du vice. […] Depuis ce temps-là on a attaché presque autant de honte au savoir des femmes qu’au vice qui leur sont le plus défendus. […] Quelle honte, d’avoir le vice pour approbateur ! […] quelles sont donc les livrées du vice, les dehors de la corruption ?
Mais ces déguisemens flattent le goût du vice, réveillent l’idée d’un autre sexe, enhardissent à secouer le joug de la pudeur. Ces couleurs si vives peignent le feu de la passion, & dispensent de rougir aux approches du vice. […] Mais la passion reproduite sous tant de formes ne fait-elle pas sentir aux moins clair-voyans combien le vice s’accommode du masque ? […] Mais en peignant le vice, devroit-on le rendre agréable, en déguiser les horreurs, en donner des leçons, en faciliter le succès ? […] Que le vice est adroit, qu’il est audacieux, quand il peut se cacher !