Déjà le faible du cœur est attaqué, il est vaincu, et l’union conjugale trop grave et trop sérieuse pour passionner un spectateur qui ne cherche que le plaisir, n’est que par façon et pour la forme dans la comédie dont le but est d’inspirer le plaisir d’aimer : on en regarde les personnages, non comme épouseurs, mais comme amants ; et c’est amant qu’on veut être, sans songer à ce qu’on pourra devenir après. […] Plus ils emploient les ressorts de l’éloquence, plus ils émeuvent les spectateurs, plus ils sont assurés d’atteindre à leur but. […] Ils ont pu prescrire des bornes à la passion de leurs personnages, et pour cela ils n’ont eu besoin que d’un trait de plume ; mais ils n’ont pu en prescrire aux spectateurs, ni les empêcher de recevoir les impressions de l’amour, ni resserrer cette passion dans les bornes du devoir en la dirigeant vers un but honnête. […] Dans combien de spectateurs le théâtre n’opère-t-il pas des effets plus prompts et plus funestes ! […] » Quand l’intrigue agréable et le style léger et délicat des drames n’inviteraient pas les spectateurs à se livrer à l’amour, la magie du spectacle, la vue des actrices et des femmes qui remplissent les loges, ne les portent-elles pas déjà trop efficacement à cette funeste passion ?
Un homme attaché à une roue aura plus de Spectateurs qu’un homme attaché à une potence : mais quelque soit son supplice, il ne mourra jamais sans Spectateurs, parce que nous trouvons un plaisir secret à contempler le malheur des autres : magnum alterius spectare laborem. […] L’autre doit faire son impression sur le champ par la Représentation, sur un Spectateur qui n’ayant pas le tems de méditer, ni de réflechir, applaudit, quand il a été vivement ému. […] Si le Poëte par une Catastrophe heureuse pour les bons & funeste aux méchans, remet les choses dans l’ordre, & l’ame de ses Spectateurs dans la tranquillité, comme dans le Poëme Epique ; le Spectateur n’a pas à se plaindre d’un Poëte qui a su par son Art l’entretenir pendant quelque tems dans un trouble qui s’est appaisé ; mais ce Spectateur est encore bien plus content lorsqu’au lieu d’essuyer ses larmes & d’étouffer ses sanglots sur le champ, il quitte le Spectacle encore tout ému, & emporte avec lui sa tristesse ; ce qui arrive dans ces Sujets qui répandent la Terreur, & dans ces Catastrophes qu’Aristote recommande. […] Cette Catastrophe remet les choses dans l’ordre, & l’ame du Spectateur dans la tranquillité. […] Il n’en est pas de même quand un Personnage, par ses qualités particuliéres, attache le Spectateur de façon qu’il en épouse les intérêts, comme un Pere ceux de son fils.
Dans le Prologue ils annoncent le Sujet, mais ils n’annoncent pas le Dénouement, afin qu’il surprenne les Spectateurs. […] Les Spectateurs & les Acteurs se succedent pour aller boire, manger & dormir. […] La même Réflexion a dû encore faire sentir à tous les Poëtes, que pour le Spectacle destiné aux larmes, il leur falloit choisir les plus tristes exemples des miseres humaines, & non point ces malheurs que cause l’Amour, qui étant imaginaires & volontaires, ne font qu’une foible impression sur les Spectateurs.
Il est très-bon, comme je l’ai dit, d’exciter en nous la Pitié, & d’entretenir cette sensibilité que la Nature nous a donnée pour les malheurs de nos semblables ; mais les Poëtes Tragiques plus empressés d’amuser que d’instruire, pour exciter dans les Spectateurs une violente émotion, faisoient retentir les plaintes de malheureux qui s’abandonnant à la plus vive douleur, loin d’apprendre à supporter les maux de la vie, & les injustices avec patience, étoient les modeles de toute l’impatience d’une Nature irritée, & qui demande vengeance. […] Quand je lis dans Homere les fureurs d’Achile, comme je lis tranquillement, j’ai le tems de réflechir, & de le condamner ; mais un Spectateur n’a pas le tems de réfléchir, & un habile Comédien le pénetre malgré lui, de tout ce qu’il prononce, Le jeu des Passions saisit le Spectateur, Il aime, il hait, il craint, & lui-même est Acteur.
J’ai rapporté dans l’Histoire de la Poësie Dramatique chez les Grecs, que pour rendre la joie au Spectateur attristé par la Tragédie, les Poëtes inventerent les Piéces Satyriques, Piéces de mauvais goût, parce qu’il ne peut y avoir d’alliance entre la Tragédie & la Comédie, deux espéces de Poësie, entierement opposées l’une à l’autre. […] Au milieu des bouffonneries dont ses Piéces sont remplies, nous voyons que le Chœur s’adressoit souvent aux Spectateurs pour leur faire observer que ce Poëte ne les amusoit pas comme les autres, par un frivole badinage, & leur débitoit d’importantes vérités, auxquelles ils devoient faire attention. […] Cependant une de nos Comédies, entierement imitée d’une Comédie Grecque, a été mise au nombre de nos bonnes, puisque depuis tant d’années qu’elle paroît sur notre Théâtre, elle fait rire & le Parterre, & les Spectateurs délicats, je parle de celle des Plaideurs. […] De quel genre étoient les anciennes Comédies des Italiens, & dans quel Ville celle qui est regardée comme la meilleure, & qui a pour Auteur Machiavel, a-t-elle pû trouver un Théâtre & des Spectateurs !
Sans doute qu’il leur parut un moyen de terminer leurs Pièces avec gaité, & de renvoyer les Spectateurs contens. […] Lorsqu’on nous dit que le dénoument ne doit point traîner en longueur ; on nous avertit aussi de ne placer après lui aucun mot inutile ; par ce que l’Action qui se termine promptement satisfait davantage le Spectateur, & que le moindre mot lui paraît froid & ridicule, après que l’intrigue est dénouée. […] Mais comme cette mélodie dure trop long-tems, & qu’elle ne s’arrête pas toujours à peindre des passions, il est clair qu’elle détourne l’attention du Spectateur, & qu’elle l’oblige souvent à perdre de vue l’intrigue du Poème. […] Je ne fixerai point au Poète la quantité d’ariettes & de duo qu’il peut insérer dans les Drames du Théâtre Moderne, sans crainte de lasser les Spectateurs ; c’est au goût seul à lui enseigner ce qu’il doit faire à ce sujet. […] Outre qu’elles ne disent presque toutes que les mêmes choses, elles font languir, selon moi, tout-à fait l’action, & causent beaucoup d’ennui aux Spectateurs.
Mais il faut plaire aux spectateurs, qui la plupart ne cherchent & ne goûtent que le vice : nouvelle source de la corruption des spectacles. Qui sont ces spectateurs ? […] Si les Auteurs & les Acteurs s’abandonnent à la licence par goût, les spectateurs n’en sont pas moins coupables ; il ne tient qu’à eux de les corriger. […] Auteur, Acteur, spectateur, tout est mauvais, tout n’enseigne que le vice, & dans son système le théatre réel est justement condamné, puisqu’on n’y trouve aucun des traits qui rendroient innocent & utile le théatre imaginaire. […] Il caractérise l’inhumanité, l’irréligion, la corruption des spectateurs, qui s’embarrassent peu qu’on se damne, pourvu qu’ils se divertissent : sentiment & conduite qui les damne eux-mêmes.