On pourra nier cette conséquence et dire qu’il y avait un milieu entre s’acquitter de tous les devoirs que la religion et les autres vertus prescrivent, et s’abandonner aux désordres de la dernière école, se vautrer dans la fange du vice ; qu’il était possible de garder la pureté de son âme, de rester attaché de cœur aux principes, à la sagesse, à la piété, aux mœurs ; qu’il suffisait, pour éviter la persécution, de s’abstenir des vertus pratiques, en s’isolant des deux partis, en fuyant également les disciples des écoles qui étaient aux prises, et leurs errements, ou leurs exercices et habitudes, etc. […] Si ces observateurs, ne voyant pas bien que le tartufe dont il s’agit est en même temps tartufe de religion et de mœurs, que compromettre en le mettant en spectacle les vertus chrétiennes, ce fut aussi compromettre les autres vertus sociales qu’il avait besoin d’affecter aussi et qu’il affectait également, persistaient à croire que cette satire, qui ne regardait que les hypocrites de religion, n’a pu contribuer si puissamment à la démoralisation générale ; sans entreprendre de démontrer une seconde fois une vérité qui me paraît évidente, il suffirait à ma thèse de leur rappeler que la Criticomanie, comme pour consommer l’ouvrage du premier tartufe, nous en a donné plusieurs subsidiaires, et nommément un tartufe de mœurs ; personnage presque tout imaginaire, composé de différents caractères, de vices incompatibles, ou phénomène dans la société, auquel, au reste, on doit appliquer ce que j’ai dit de l’autre, fût-il même regardé comme un tableau fidèle, parce qu’il n’a été propre aussi qu’à faire triompher et rire le parti alors plus nombreux des hommes sans masques, et des femmes au courant, qui ne faisaient pas tant de façons, ainsi qu’à réchauffer leur bile et renouveler leur pouvoir, qui commençait à vieillir, de faire naître les défiances, et des soupçons injustes contre les personnes, et de travestir avec succès les meilleures actions. […] L’exemple ou l’opinion des anciens ne peut pas servir d’argument contre la mienne ; car, d’autres temps, d’autres mœurs ; d’autres mœurs, d’autres moyens de diriger les hommes. […] On a dit dès lors à peu près comme on dit aujourd’hui en leur faveur, que les ouvrages dramatiques sont la plus précieuse, la plus salutaire, la plus substantielle nourriture qu’on puisse donner à notre âme et à notre esprit ; qu’on trouve dans leur recueil un cours complet de morale, les tableaux touchants des plus sublimes vertus, la peinture fidèle des mœurs, les observations les plus profondes sur les faiblesses humaines, les travers et les vices combattus avec l’arme du ridicule par des satires sanglantes ; les grands hommes ressuscités avec leur caractère, et leurs formes imposantes. […] Et dans le même temps on disait contre à peu près aussi ce que disent les modernes contradicteurs, tout en rendant justice à l’art et aux talents de nos bons auteurs : que le recueil de ces ouvrages ne contient que des peintures dangereuses des passions les plus entraînantes, que des tableaux corrupteurs ; qu’on y voit l’intérêt sollicité le plus souvent en faveur du crime ; une plaisanterie perfide faisant naître le rire au lieu d’exciter l’indignation ; travestissant les vices en défauts brillants, les travers en agréments, les conventions théâtrales excluant la vraisemblance, le caprice des auteurs dénaturant les faits et les caractères ; des sentiments outrés, des mœurs postiches et des maximes bonnes pour amollir les cœurs et égarer l’imagination.
Cette extraction peu honorable touche médiocrement les Comédiens ; ils ne se piquèrent jamais de noblesse, moins encore de bonnes mœurs, de religion, de sagesse et de charité. […] La corruption des mœurs en était une partie ; présenter le tableau de leurs désordres, c’était chanter leurs louanges ; les imiter, c’était les honorer : « Quod Divos decuit, cur mihi turpe putem ? […] Ce qui pour la perte des bonnes mœurs ne revient que trop au même. […] Ce qui nous apprend combien le Clergé était alors éloigné des spectacles, et combien les sages Païens eux-mêmes les regardaient comme contraires aux bonnes mœurs, quoique fondés d’abord par religion, et ne représentant que des objets pour eux religieux. […] Les mœurs si pures des Lucrèce, des Virginie, des Scipion, ne sont que des rôles de théâtre.
O la belle école pour la réforme des mœurs ! Les Comédiens, dit Tite-Live, liv. 39, ayant été appellés dans les premieres sociétés de Rome, perdirent les mœurs. […] Ils virent par la plus triste expérience, ce que dit Séneque : qu’il n’y a rien de plus contraire aux bonnes mœurs que d’assister aux spectacles2. […] Le théatre, selon lui, étoit dans son commencement le triomphe du libertinage & de l’impiété, & il est depuis sa correction l’école des mauvaises mœurs & de la corruption. […] On nous dit chaque jour que le théatre épuré par le goût & la décence, est devenu pour les modernes, une école de mœurs.
Dépeint-il les mœurs d’un Teinturier, d’un Boulanger, on est transporté dans leur boutique ; on agit, on parle avec eux : enfin, jamais Spectacle ne copia si bien la Nature. […] Soyons en certains, le grand amour que nous avons pour ce Spectacle vient encore une fois, de ce que nous y trouvons presque toujours la peinture frappante des mœurs du Peuple. […] Je demande si la Comédie du Moment est l’image de nos mœurs ? […] L’Opéra-Sérieux paraît d’abord encore plus ridicule, & hors de nos mœurs.
Antonin2 qui permettent la Comédie de bonnes mœurs, et qui décident qu’elle peut s’exercer sans péché, et que les Comédiens peuvent vivre du gain de leur Profession : mais, à dire vrai, une Comédie de bonnes mœurs, telle que ces deux Saints la demandent, se trouve-t-elle aisément sur les Théâtres publics ? […] J’avoue donc avec sincérité que je sens dans toute son étendue le grand bien que produirait la suppression entière du Théâtre ; et je conviens sans peine de tout ce que tant de personnes graves et d’un génie supérieur ont écrit sur cette matière : mais, comme il ne m’appartient pas de prendre le même ton, et que d’ailleurs les Spectacles sont permis et soutenus par l’autorité publique, qui sans doute les permet et les soutient par des raisons que je dois respecter, il serait indécent et inutile de les combattre dans l’idée de les détruire : j’ai donc tourné mes vues d’un autre côté ; j’ai cru que du moins il était de mon devoir de produire mes réflexions, et le plan de réformation que j’ai conçu pour mettre le Théâtre sur un autre pied, et pour le rendre, s’il est possible, tel que les bonnes mœurs et les égards de la société me paraissent l’exiger : c’est ce que je ne pouvais entreprendre dans le temps que j’étais Comédien, pour les raisons que l’on trouvera dans le corps de mon Ouvrage. […] Comme je n’ai en vue que le bien de la République, je m’expose volontiers à la critique de ceux qui ne se piquent pas de beaucoup de délicatesse sur les règles des bonnes mœurs ; étant persuadé au surplus que les gens de bien me sauront quelque gré de mon travail : leur approbation, si je parviens à l’obtenir, suffira pour me satisfaire.
en un mot, on a joué le Tartufe de mœurs ; regardez comme nous sommes devenus plus sages, comme nos mœurs se sont améliorées ! […] Aujourd’hui, dit un écrivain célèbre, en parlant du relàchement des mœurs et de l’esprit de société qu’a produit le théâtre, il y a peu de maris jaloux, mais il y a peu de maris ; les pères tyranniques sont rares, mais les pères indifférents ne le sont point. […] Concluez donc avec moi qu’il faut que l’envie ou le besoin de rire ait bien du pouvoir sur les hommes pour les porter si obstinément, malgré l’épreuve du contraire qui les accable, à regarder comme propre à corriger les mœurs le moyen le plus puissant de tourner toutes les vertus en ridicule, de tout corrompre ! […] C’est pourquoi je n’hésite plus de conclure que l’autre mode d’animad-version est plus susceptible d’être légitimé, qu’il y aurait moins de risque de commettre des injustices, et qu’il serait plus propre à la réforme des mœurs de désigner exclusivement les coupables sur le théâtre, comme cela se pratique extra, de les attaquer directement de la manière vigoureuse dont M. […] On y voit que dans le cas où les traits d’une satire auraient été mal dirigés, on trouverait peut-être dans ce tribunal de mœurs une voie d’appel ou de réparation, qui n’existe pas, qui est impossible aujourd’hui, par défaut d’unité ; ce qui compléterait l’institution de la justice intermédiaire et la contiendrait dans les limites de sa compétence.
» La comédie, si dangereuse à tout le monde pour les mœurs, l'est infiniment plus aux jeunes gens. […] » L'Auteur observe que les coquetteries des Marquises de nos théâtres jouées en Hollande, y ont gâté depuis vingt ans et continuent à dépraver les mœurs des deux sexes. […] La seconde partie, où il prouve que le théâtre corrompt les mœurs, détruit la première, où il prétend qu'il peut lui être utile. […] Grégoire de Nazianze, son ami : il y dit que la gravité de ses mœurs et la sagesse de ses discours en firent exempter ce grand homme. […] Evremont, dont l'esprit brillant, le style étudié, les mœurs épicuriennes, la religion commode, n'ont rien de suspect pour Melpomène, en faveur de laquelle il a beaucoup écrit !