L’imagination qui s’exerce sur un sujet qui lui plaît, & qui est forcée de l’abandonner, par l’attention qu’elle prête au peu d’effet que les idées qu’il lui présente, produiront dans la bouche d’un tel Acteur, s’ouvre une autre route malgré elle, & dans ce changement qui lui repugne, son feu se rallentit ; elle ne ressent que le travail d’un enfantement involontaire. […] Ce sont les grandes vues qui produisent les grandes choses. […] Je conviens que l’unité de discours doit se rapporter à l’unité d’accens : ou pour simplifier cette idée, que l’expression de l’Auteur doit s’accorder avec celle de l’Acteur, & produire l’unité dont il s’agit.
La France autant qu’aucune autre nation a produit des hommes célebres dans les sciences abstraites & épineuses, telle que les mathématiques & la métaphysique : beaucoup d’excellens ouvrages sur la morale, la politique, la juris-prudence ont été aussi applaudis que le sont quelquefois de jolis romans qui vivent quelques mois : l’obstacle à la perfection de la Comédie qui semble naître de l’inclination des François pour la frivolité, vient bien moins d’eux que de l’imprudence des Auteurs qui se sont attachés à flatter cette inclination, au-lieu qu’ils auroient dû travailler à l’affoiblir. […] La vanité l’empêche de voir que les objets de la nature étant finis, nos pensées le sont aussi, & que ce que nous pensons sur un objet, a pu l’être de même par des milliers d’hommes : cette obstination des Auteurs à ne vouloir marcher sur les traces de personne, produit un très-grand mal, en ce qu’elle empêche que les sujets ne soient traités sous toutes les faces possibles. […] Si elles sont vraies, je desire qu’elles produisent le fruit pour lequel je les ai mises au jour : si elles sont fausses, je souhaite qu’on me donne les moyens de les rectifier.
Qu’on ne me dise pas que des amours qui causent tant de tourments à ceux qui en sont possédés, et qui les portent à tant d’extravagances, sont plus propres à corriger de cette passion qu’à l’exciter : Cela pourrait se dire avec quelque vraisemblance, si, après tous ces tourments, et toutes ces extravagances, les Amants finissaient par être réellement malheureux : En ce cas les Spectateurs pourraient concevoir de l’aversion pour une passion qui ne produit que des peines dans sa fin, comme dans son progrès : mais malheureusement l’amour de Théâtre, et surtout celui de la Comédie, a toujours un succès heureux ; et le Spectateur en conclut avec raison, que les maux soufferts par les Amants, pour arriver à ce succès favorable, loin d’être une juste punition due à une passion condamnable, sont plutôt une persécution injuste suscitée à la vertu qui finit par en triompher. […] Les quatre sortes de sentiments que je viens d’indiquer sont tels que, s’ils étaient mis sur la Scène avec tout l’appareil propre à en faire valoir l’intérêt, ils ne pourraient manquer de remplir l’objet que l’on doit se proposer, qui est de corriger et d’instruire ; mais on ne saurait disconvenir que la passion de l’amour, ainsi qu’on a coutume de nous la représenter, ne produise des effets tout contraires. […] Les meurtres, les usurpations, les infidélités, les trahisons, le mépris des Loix, les conspirations, etc. sont ordinairement le fruit que l’amour produit sur la Scène dans les Tragédies ; et dans les Comédies, qui font ici mon objet principal, c’est l’amour qui cause les divisions dans les familles, le mépris de l’autorité paternelle, la violation de la foi conjugale, la dissipation des biens, et tous les vices enfin où se livre un jeune homme qui ne connaît rien de sacré, quand il s’agit de satisfaire sa passion.
Enfin elle fait son message, et il le reçoit avec une joie qui le décontenance, et le jette un peu hors de son rôle : et c’est ici où l’on voit représentée mieux que nulle part ailleurs, la force de l’amour, et les grands et les beaux jeux que cette passion peut faire par les effets involontaires qu’il produit dans l’âme de toutes la plus concertée. […] Tel est le privilège de la Vérité produite par cette Vertu, le fondement et l’âme de toutes les autres Vertus. […] Or comme la Raison produit dans l’âme une joie mêlée d’estime, le Ridicule y produit une joie mêlée de mépris ; parce que toute connaissance qui arrive à l’âme produit nécessairement dans l’entendement un sentiment d’estime ou de mépris, comme dans la volonté un mouvement d’amour ou de haine. […] Mais quand cela ne suffirait pas, la suite de la représentation met dans la dernière évidence ce que je dis : car le mauvais effet que la galanterie de Panulphe y produit, le fait paraître si fort et si clairement ridicule, que le Spectateur le moins intelligent en demeure pleinement convaincu. […] Voilà, Monsieur, quels sont les dangereux effets qu’il y avait juste sujet d’appréhender, que la représentation de L’Imposteur ne produisît.
Ce n’est donc point par les peintures des mœurs, par la délicatesse des sentimens, par les pensées ingénieuses, que la Tragédie produit son plus grand effet : & les Grecs, qui dans tous les Arts destinés au plaisir excellerent sur les autres Nations, pour leur gloire & pour leur malheur, puisque leur Passion pour les amusemens frivoles, fut enfin la cause de leur ruine, eurent la véritable idée de la Tragédie, quand ils y donnerent tout au Pathétique & à la vivacité de l’Action. Aristote qui parle peu des caracteres & des sentimens, ne paroît occupé que de l’Action, & des moyens de la rendre capable de produire le plus grand trouble. […] Il apprend ce qu’il est, & cette Reconnoissance produit la plus étonnante des révolutions. […] La lecture de cette seule Piéce nous jette dans une émotion que ne nous cause point celle d’Athalie, où la Reconnoissance produit une Catastrophe qui remet le Spectateur dans la tranquillité ; mais en même tems cette Piéce aussi recommandable que celle de Sophocle, par la simplicité, la vraisemblance de la conduite, & la vivacité de l’Action, d’où naît un très-grand intérêt, étant outre cela recommandable par la beauté des caracteres, & les vérités qu’elle enseigne, forme un Tout ensemble, qui la rend digne d’être comparée au Chef-d’œuvre de la Grece.
J’avoue donc avec sincérité que je sens dans toute son étendue le grand bien que produirait la suppression entière du Théâtre ; et je conviens sans peine de tout ce que tant de personnes graves et d’un génie supérieur ont écrit sur cette matière : mais, comme il ne m’appartient pas de prendre le même ton, et que d’ailleurs les Spectacles sont permis et soutenus par l’autorité publique, qui sans doute les permet et les soutient par des raisons que je dois respecter, il serait indécent et inutile de les combattre dans l’idée de les détruire : j’ai donc tourné mes vues d’un autre côté ; j’ai cru que du moins il était de mon devoir de produire mes réflexions, et le plan de réformation que j’ai conçu pour mettre le Théâtre sur un autre pied, et pour le rendre, s’il est possible, tel que les bonnes mœurs et les égards de la société me paraissent l’exiger : c’est ce que je ne pouvais entreprendre dans le temps que j’étais Comédien, pour les raisons que l’on trouvera dans le corps de mon Ouvrage.