De la Passion de presque tous les Peuples pour la Poësie Dramatique. […] Les Tunquinois, suivant Tavernier, ont une grande passion pour la Comédie. […] L’un chante le rôle de l’Historien, & les autres ceux des Personnages que l’Historien fait parler : c’étoit de cette façon qu’autrefois on chantoit dans les Eglises la Passion. […] Par ce que je viens de rapporter, on voit la passion de presque tous les Peuples pour la Poësie Dramatique. […] Notre passion pour eux, ne fit que nous aveugler, & en croyant les suivre, nous nous égarâmes, comme les autres, jusqu’au tems où deux Poëtes conduits par leur génie plus que par l’étude, entrerent dans la véritable route de la Tragédie & de la Comédie.
Mais d’un autre côté ces masques fesaient perdre au Spectateur le plaisir de voir naître les passions, & de reconnaître leurs différens symptômes sur le visage des Acteurs. Toutes les expressions d’un homme passioné nous affectent bien ; mais les signes de la passion qui se rendent sensibles sur son visage, nous affectent beaucoup plus que les signes de la passion qui se rendent sensibles par le moyen de son geste, & par la voix. Cependant les Comédiens des Anciens ne pouvaient pas rendre sensibles sur leur visage les signes des passions. […] Nous souffrons bien il est vrai, que nos Comédiens nous cachent aujourd’hui la moitié des signes des passions qui peuvent être marquées sur le visage, ces signes consistent autant dans les altérations qui surviennent à la couleur du visage, que dans les altérations qui surviennent à ses traits.
Il faut que le Prince songe que ce désordre passe aisément de son Palais dans les Maisons des particuliers ; que la Débauche qui donne de la licence aux Conviés, leur fait perdre le respect qui est dû au Souverain, que dans la chaleur du vin toutes les passions se réveillent, que ç’a été dans ces rencontres qu’Alexandre a commis des meurtres et donné sujet à ses amis de conspirer contre sa personne. […] Ceux qui le veulent excuser disent que c’est une Instruction agréable, une Morale divertissante, une Peinture de la vie, une image des passions et de leurs désordres, une Apologie de la vertu, et une condamnation du vice, puisque celui-ci y est toujours maltraité, et que celle-là y est toujours couronnée. […] Mais on me dira que ce plaisir est innocent, que si l’on y est satisfait, c’est de voir que la vertu triomphe de son Ennemi, et que la patience, après y avoir été exercée, reçoit la récompense qui lui est due ; que les plus nobles sentiments y sont toujours les mieux écoutés, et que les plus justes passions y sont toujours les mieux reçues. C’est de quoi je ne tombe pas d’accord, et pour produire la pièce qui a reçu le plus de louanges et qui a été l’admiration de toute la France ; N’est-il pas vrai que Chimène exprime mieux son amour que sa piété, que son inclination est plus éloquente que sa raison, qu’elle excuse mieux le parricide qu’elle ne le condamne, que sous ce désir de vengeance qu’elle découvre, on y remarque aisément une autre passion qui la retient, et qu’elle paraît incomparablement plus amoureuse qu’irritée ? […] L’homme est entièrement perverti depuis le péché, les mauvais exemples lui plaisent plus que les bons, parce qu’ils sont plus conformes à son humeur ; quand on lui représente sur le Théâtre le Vice avec ses laideurs et la Vertu avec ses beautés, il a bien plus d’inclination pour celui-là que pour celle-ci : Et comme les Poètes ne sont pas exempts de ce désordre qui n’épargne aucune personne, ils expriment beaucoup mieux les passions violentes que les modérées, les injustes que les raisonnables, et les criminelles que les innocentes : Si bien que contre leur intention même ils favorisent le péché qu’ils veulent détruire, et ils lui prêtent des armes pour combattre la Vertu qu’ils veulent défendre.
On voyoit sur son visage la passion de l’artiste. […] Le tableau des nudités entrepris d’abord par le crime est le plus parfait, lorsque la passion a tenu le pinceau. […] Chez eux tout ce qui excite la passion est un chef d’œuvre. […] La fragilité des femmes est même plus grande, & leurs passions plus vives ; & pour mieux étayer leur vertu, Dieu leur a donné une pudeur plus timide & plus délicate. […] Est-il rare de voir dans le monde des passions fondées sur des portraits, entretenues par des portraits ?
Peut-être avez-vous oublié en écrivant votre lettre que la Comédie n’a point d’autre fin que d’inspirer des passions aux spectateurs, et que les passions dans le sentiment même des Philosophes Païens, sont les maladies, et les poisons des âmes. […] Ne voit-on pas que leurs ouvrages sont composés d’un mélange agréable d’intrigues, d’intérêts, de passions et de personnes, où ils ne considèrent point ce qui est véritable, mais seulement ce qui est propre pour toucher les spectateurs, et pour faire couler dans leurs cœurs des passions qui les empoisonnent de telle sorte, qu’ils s’oublient eux-mêmes, et qu’ils prennent un intérêt sensible dans des aventures imaginaires ? […] « Saint Grégoire de Nazianze, dites-vous, n’a pas fait de difficulté de mettre la Passion de Notre-Seigneur en Tragédie r », mais quoiqu’il en soit, si vous prétendez vous servir de cet exemple, il faut vous résoudre à passer pour un Poète de la Passion, et à renoncer à toute l’Antiquité Païenne. […] mais le Poète a bien d’autres idées dans l’imagination, il sent toutes les passions qu’il conçoit, et il s’efforce même de les sentir afin de les mieux concevoir. […] Il est quelque fois Turc, quelquefois Maure, tantôt homme, tantôt femme ; et il ne quitte une passion que pour en prendre une autre.
Deux sentimens opposés ; celui de Platon qui condamne toute Poësie qui excite les Passions, & celui d’Aristote qui veut au contraire que les Poëtes excitent, le plus qu’il est possible, la Crainte & la Pitié, les deux Passions, selon lui, essentielles à la Tragédie. Puisque ces deux Passions portent les hommes à la vertu, Aristote n’a pu penser que la Tragédie les excite pour les purger, & la Tragédie ayant une fin utile, ne devient dangereuse que par la faute des Poëtes, & la nature des Représentations.