Les circonstances et l’appareil de la comédie, les décorations agréables et enchantées, la vue des Actrices, leurs parures, leur enjouement, leurs voix insinuantes, les airs tendres et passionnés des Acteurs, les tours délicats sur la pudeur et l’amour profane, les traits satiriques, lâchés en passant sur la vertu ; tout cela ne fait-il aucune impression sur les cœurs ?
Outre cela, tout le monde demeure d’accord, que ce dépit a cela de particulier et d’original par-dessus ceux qui ont paru jusqu’à présent sur le théâtre, qu’il naît et finit devant les Spectateurs, dans une même Scène, et tout cela aussi vraisemblablement, que faisaient tous ceux qu’on avait vus auparavant, où ces colères amoureuses naissent de quelque tromperie faite par un tiers, ou par le hasard, et la plupart du temps derrière le théâtre ; au lieu qu’ici elles naissent divinement à la vue des Spectateurs, de la délicatesse et de la force de la passion même ; ce qui mériterait de longs commentaires. […] Dorine l’aborde là-dessus ; mais à peine la voit-il, qu’il tire son mouchoir de sa poche, et le lui présente, sans la regarder, pour mettre sur son sein qu’elle a découvert, en lui disant que « les âmes pudiques par cette vue sont blessées, et que cela fait venir de coupables pensées ». […] Habitude qui leur est très utile, en ce que le peuple, que ces gens-là ont en vue, et sur qui les paroles peuvent tout, se préviendra toujours d’une opinion de sainteté et de vertu, pour les gens qu’il verra parler ce langage, comme si accoutumés aux choses spirituelles, et si peu à celles du monde, que pour traiter celles-ci ils sont contraints d’emprunter les termes de celle-là. […] Quelques-uns trouveront peut-être étrange ce que j’avance ici ; mais je les prie de n’en pas juger souverainement, qu’ils n’aient vu représenter la pièce, ou du moins de s’en remettre à ceux qui l’ont vue : car bien loin que ce que je viens d’en rapporter suffise pour cela, je doute même si sa lecture toute entière pourrait faire juger tout l’effet que produit sa représentation. […] Or ce plaisir, quand il vient des choses raisonnables, n’est autre que cette complaisance délicieuse, qui est excitée dans notre esprit par la connaissance de la Vérité et de la Vertu : et quand il vient de la vue de l’ignorance et de l’erreur, c’est-à-dire de ce qui manque de Raison, c’est proprement le sentiment par lequel nous jugeons quelque chose ridicule.
Il ne faut pas perdre de vue que la Comédie est un plaisir. […] Ainsi l’obsession des Vieillards, les poursuites maussades des sots amoureux, les vues intéressées des Parens, ont toujours dû paroître importantes aux Poëtes Comiques, & sur-tout à un aussi grand Philosophe que Moliere. C’est dans des vues aussi utiles à la société, qu’il a peint la stupidité de certains Gentillâtres, l’entêtement des Roturiers qui veulent être Gentilshommes, les fausses caresses des gens de Cour, les Fats, les Précieuses.
Après les aveux que j’ai faits dans le premier §, on connaît assez quelles sont mes vues, lorsque je soutiens, dans celui ci, l’utilité des Spectacles : le coup-d’œil que je dois y jeter, vers la fin, sur huit questions importantes, achevera de montrer, que je ne suis rien moins qu’indulgente pour les abus dans la Représentation, & les indécences dans le Drame. […] Le premier, probablement, parlait des anciennes Tragédies Grecques, où l’on voit les trahisons, les meurtres, les incestes, les parricides ; des Pièces satyriques d’Aristophane ; des Comédies de Plaute & de Térence, qu’une Française lui abandonne de bon cœur : l’autre n’a sans doute en vue que de conserver à sa bicocque de Genève, dont je me soucie très-peu, son urbanité suisse, le droit de s’ennivrer, l’agrément de médire à son aise, & le plaisir, un peu plus réel pour la jeunesse des deux sexes, de danser quelquefois ensemble. […] Le Spectacle est un amusement permis de droit divin & de droit humain : il se trouve par-tout dans la nature ; le plus beau de tous est le Ciel lui-même : la majestueuse étendue des mers, la variété des sites & des campagnes, la sombreté des forêts, l’éclat des montagnes de neige, l’émail des prairies, nous en offrent de moins beaux à la vérité, mais plus à notre portée : les Armées, les Combats, les Assemblées, les Fêtes, les Cérémonies des Religions en sont un autre genre plus rapproché de l’homme : enfin, il y a des Spectacles proprement dits, que l’homme social se prépare, qu’il assaisonne de tout ce qui peut flatter cette avidité de voir qui lui est naturelle : les uns consistent en courses, en combats d’hommes & d’animaux, & sont purement matériels ; les autres (& c’est de ceux-ci dont il est question) satisfont la vue par les décorations d’un Théâtre, le jeu des Acteurs, en même-tems que par le Drame ils parlent au cœur & à l’esprit.
… j’ai peine à me l’avouer… j’ai porté dans une âme innocente, pure, le poison de la douleur… Monsieur, c’est assez que vous m’ayiez rendu malheureuse, sans associer à mes peines une victime, dont la vue me ferait mourir de honte.