Un homme seul ne parle pas ordinairement tout haut comme un fou, il faut donc donner de grandes passions aux personnages qui découvrent leurs sentimens dans un Monologue : ils peuvent se plaindre, gémir, s’emporter, lorsqu’ils sont agités fortement ; parce qu’ils sont hors d’eux-mêmes, & qu’ils ne s’apperçoivent pas de leurs actions. Celui qui parle dans un Monologue, est supposé se rendre compte à soi-même ; & comme je l’ai déjà remarqué, ce n’est que la force de ses passions qui l’oblige de s’entretenir ainsi tout seul : on conçoit donc qu’il ne faut dans un Monologue que des sentimens. […] J’avoue que les Auteurs Dramatiques tombent tous à ce sujet dans une faute considérable, sans même s’en douter ; ils contredisent la règle qu’ils ont avancée, que ce n’est souvent que pour les Spectateurs, que tel personnage dépeint, à l’aide du discours, les sentimens qui l’animent. […] Les personnages des Pièces jouées sur le nouveau Théâtre, entrent & sortent au gré de leurs caprices ; nous avons vû même quelques-uns de ses Auteurs démentir les belles choses qu’ils avançaient dans leurs ouvrages : il me semble, par éxemple, que la marche des Scènes de la Bergère des Alpes, est répréhensible, elle contredit tout ce que j’ai écrit dans ce Chapitre ; tandis que l’Auteur de ce Drame nous a donné des leçons sur la Comédie & la Tragédie, à peu-près pareilles aux sentimens que j’ose proposer quand le nouveau spectacle m’en offre l’occasion.
Sa victoire passagere, dépendoit des applaudissemens du Peuple, & il ne pouvoit les attirer qu’en jettant ce Peuple dans une grande émotion, par la vivacité de l’Action ; il songeoit donc plutôt à peindre les Passions dans toute leur fureur, qu’à chercher ces finesses de l’Art, que l’Art sait cacher pour donner à l’esprit le plaisir de les chercher, par cette adresse à développer les ressorts du cœur humain, par cette délicatesse de sentimens, & toutes ces beautés, qu’on ne découvre pas dans une premiére lecture, loin qu’on en puisse être frappé dans la premiere Représentation. […] Ce n’est donc point par les peintures des mœurs, par la délicatesse des sentimens, par les pensées ingénieuses, que la Tragédie produit son plus grand effet : & les Grecs, qui dans tous les Arts destinés au plaisir excellerent sur les autres Nations, pour leur gloire & pour leur malheur, puisque leur Passion pour les amusemens frivoles, fut enfin la cause de leur ruine, eurent la véritable idée de la Tragédie, quand ils y donnerent tout au Pathétique & à la vivacité de l’Action. Aristote qui parle peu des caracteres & des sentimens, ne paroît occupé que de l’Action, & des moyens de la rendre capable de produire le plus grand trouble. […] Le Sujet d’Œdipe n’est recommandable, ni par les mœurs, ni par les sentimens, ni par les caracteres, & jamais Sujet ne fut plus heureux pour la Tragédie : c’est le sujet qu’Aristote avoit toujours en vue.
Déchirée par ces sentimens, si puissans sur les cœurs généreux, la religion, le devoir & l’amour ; elle n’ose avouer Ces foiblesses des sens que sa raison surmonte. […] Mais, non ; soyez tranquille ; le livre d’un honnête homme, où ses sentimens sont gravés, ne peut blesser la plus rigide vertu. […] Elle est bien pardonnable au transport d’un poëte & d’un amant, & d’ailleurs les sentimens de l’auteur sont généralement connus.
Enfin, pour nous convaincre que les Poëmes déja au Théatre, ne guident point le Comédien dans le jugement qu’il veut porter de ceux qu’on y présente, il ne faut que refléchir sur l’extrême différence qui se remarque dans les manieres des Auteurs, soit pour les sentimens, soit pour les pensées, soit pour l’expression. […] Mais les différences sont plus frappantes dans la maniere d’expliquer ces sentimens. […] La foule des sentimens qu’ils ont éprouvés dans la chaleur de la composition, a réduit leurs organes épuisés à une espéce d’engourdissement.
Tous vos pas sont des sentimens. […] Les sentimens ne sont que l’ébranlement des organes, la danse les produit, & les communique aux spectateurs, qui sont montés à l’unisson. […] On peut l’appliquer à la musique du théatre ; l’inflexion, l’élévation des voix, la cadence, les consonances, tous vos sons sont des sentimens. On peut en dire autant de la déclamation théatrale : tous vos gestes sont des sentimens ; on le peut dire des ornemens, des parures, mouches, fard, boucles de cheveux, draperie, de tout l’appareil de la scéne : ce sont des sentimens ; c’est un scandale de les ramasser, les combiner, les étaler pour produire cet effet dans le cœur ; c’est un péché de s’y exposer : peut-on mieux faire le procès au théatre, & détruire toutes ses apologies, que par l’éloge qu’en font les amateurs même. Tous vos pas sont des sentimens.