Qu’on ne me dise pas que des amours qui causent tant de tourments à ceux qui en sont possédés, et qui les portent à tant d’extravagances, sont plus propres à corriger de cette passion qu’à l’exciter : Cela pourrait se dire avec quelque vraisemblance, si, après tous ces tourments, et toutes ces extravagances, les Amants finissaient par être réellement malheureux : En ce cas les Spectateurs pourraient concevoir de l’aversion pour une passion qui ne produit que des peines dans sa fin, comme dans son progrès : mais malheureusement l’amour de Théâtre, et surtout celui de la Comédie, a toujours un succès heureux ; et le Spectateur en conclut avec raison, que les maux soufferts par les Amants, pour arriver à ce succès favorable, loin d’être une juste punition due à une passion condamnable, sont plutôt une persécution injuste suscitée à la vertu qui finit par en triompher.
» J’ai peine à croire que ceux qui liront avec attention cet endroit de Tertullien, tirent la même conséquence.
On n’a pas de peine à comprendre qu’il fasse par cet endroit une impression agréable sur des ames vertueuses ; mais pourquoi la peinture de la vertu a-t-elle des charmes pour le cœur même le plus déréglé ! […] La Musique excite & attache notre attention comme la Poësie, par une espéce de langue qui lui est particuliere, & qui ne nous parle que par les rapports des sons : elle nous affecte encore plus que la Poësie, même par la douceur du nombre & de l’harmonie, qui n’a tant de charmes pour nous que parce qu’en ébranlant avec une justesse & une convenance parfaite les cordes de cet instrument naturel qui y répond dans nos oreilles, elle cause dans notre ame une émotion aussi douce qu’agréable ; elle frappe, pour ainsi dire, les ressorts de toutes les passions par des accords qui les excitent ou les rappellent : elle les justifie aussi en un sens & les authorise comme la Poësie dramatique, par la douceur qui est attachée aux dispositions qu’elle inspire dans l’ame, qui en s’y livrant a de la peine à croire que ce qui lui paroît si innocent & qui est si agréable, puisse jamais lui être funeste, ni qu’un plaisir dont elle fait son bonheur actuel, soit capable de la rendre moins parfaite. […] L’esprit aime naturellement à agir : mais il préfére ce qui lui coûte moins de travail ; & le succès, en donnant moins de peine, ne laisse pas d’attirer de grands applaudissements à l’Imitateur : on en voit aussi beaucoup plus que de véritables Auteurs ; & ce n’est pas seulement dans la Peinture qu’il est vrai de dire qu’on trouve mille & dix mille copies contre un seul original. […] Je pourrois m’étendre ici sur les conséquences que je tirerois aisément de la distinction de ces deux différentes especes de plaisir ; & c’est par-là que j’expliquerois sans peine pourquoi les Tableaux d’Histoire nous plaisent davantage que les Paysages, ou que la Peinture des choses mortes, ou inanimées ; pourquoi l’on voit avec plus d’admiration le portrait d’un grand homme que celui d’un homme du commun, quoique l’un & l’autre portrait soient également parfaits ; enfin pour revenir à la matiere présente, par quelle raison la Tragédie fait des impressions plus profondes & plus pénétrantes que la Comédie.
Vous dites cependant : « Pour peu que Molière anticipât il avait peine à se soutenir, le plus parfait de ses ouvrages tomba dans sa naissance. »h Observez qu’il se releva peu de temps après et qu’on ne tarda pas à préférer Le Misanthrope au Médecin malgré lui : un Philosophe comme Molière n’était pas homme à se décourager pour la chute actuelle de son chef-d’œuvre, il prévoyait bien que la force de la raison subjuguerait le mauvais goût, et c’est ce que les bons Auteurs qui lui ont succédé ont osé prévoir comme lui, en attaquant des vices, des ridicules, et des opinions du jour qu’on avait trop ménagées avant eux. […] Ma foi laissons-le dire autant qu’il lui plaira, Au Diantre qui pourtant rien du tout en fera : Quand j’aurai fait le brave, et qu’un fer pour ma peine M'aura d’un vilain coup transpercé la bedaine, Que par la ville ira le bruit de mon trépas, Dites-moi, mon honneur, en serez-vous plus gras ? […] Par la mardi, la méchanceté n’est pas rare, ce n’était pas la peine de la recommander tant. […] La citation exacte de Rousseau est la suivante : « Pour peu qu’il anticipât, ce Molière lui-même avait peine à se soutenir ; le plus parfait de ses ouvrages tomba dans sa naissance […] » i.
D’abord si l’on observe sans prévention le moyen dont l’auteur se sert pour réprimer l’avarice et l’usure, on voit avec peine qu’il met en spectacle, devant les enfants comme devant leurs parents, le fils d’un avare qui manque de respect à son père, qui l’insulte cent fois, tâche de lui attirer le mépris et la risée publique, le vole, le goguenarde et se rit de sa malédiction, de manière à mériter l’approbation des spectateurs ; on voit que la fille même manque à son père et s’en moque avec autant de succès dans cette pièce. […] Je trouve que ce fut avec bien de la raison que d’autres ont encore dit avant moi que les comédies dirigées contre les vieux maris sont également pernicieuses aux mœurs, parce que les femmes qui ont vu applaudir toutes les ruses, les tours perfides et scandaleux, les infidélités qu’une épouse fait à son mari, à cause qu’il est trop vieux, ne doivent plus avoir de peine à se persuader qu’on peut en faire autant à un mari trop jeune, léger, volage, et toutes les fois, bien qu’il soit d’un âge convenable, qu’on ne jouit pas d’un plus grand bonheur, ou qu’on est plus malheureuse avec lui que s’il était vieux, ce qui arrive assez souvent ; comme quand il est ou qu’on le trouve froid, indifférent, d’un mauvais caractère, grondeur, bourru, méchant, contrariant ; quand il n’est ni beau, ni bien fait, ou qu’une maladie l’a changé, affaibli et vieilli ; quand il refuse de fournir toutes les choses nécessaires à la coquetterie ; en un mot, lorsque, par tant d’autres raisons, par sa propre inconstance à elle-même, l’épouse vient à se croire mal assortie, cesse d’aimer son mari jeune, et se trouve aussi malheureuse et dans la même position que celle qui n’a jamais aimé son mari vieux. […] Une seule observation sur les assemblées qui ont succédé à celles-là, qui ont été la réforme de ces tribunaux de mœurs et de délicatesse, montre dans ce changement étonnant le funeste succès de ces différentes satires qui ont tout confondu, tout assimilé, innocents et coupables, punitions et délits ou fautes, travers et crimes, accusateurs, juges et exécuteurs, par lesquelles des personnes pures, seulement coupables de néologisme, ou de quelque travers, sont frappées de la même verge, subissent la même peine que des hommes pervers qui scandalisent la société par des vices honteux.