Un Maître à danser ordinaire dit toujours à ses écolières : Mademoiselle, avancez la poitrine, effacez les épaules légèrement, marquez scrupuleusement la cadence, les yeux fixés sur ceux de votre Cavalier, que tous vos mouvements peignent avec grâce un sentiment, souriez agréablement. Tous ces principes ne vous paraîtraient pas modestes : il faut donc imaginer une danse exprès, ou si l’on danse à votre Bal des Menuets et des Contredanses, il faudra que les figurants, pour être modestes, se gardent bien de porter les yeux l’un sur l’autre : la vue collée sur le plancher de la salle, ils marcheront comme ces petites figures Automates que les Savoyards font rouler sur nos parquets. […] Pour vous convaincre de cette vérité, jetez les yeux sur nos soldats. […] Si l’on établissait un spectacle à Genève, il y faudrait une garde, et ce serait à vos yeux une image affligeante de l’oppression et de la Tyrannie : langage de libertins qui ne voient que l’oppression et la contrainte dans un objet cher aux gens sages, puisqu’il en résulte la paix et la tranquillité. […] Si l’habit soldatesque est si funeste à vos yeux, allez donc lui prêcher de se défaire de sa Garnison, puisque c’est pour vous un présage de la Tyrannie, et une marque affligeante de l’oppression : nous verrons si le Sénat sera de votre avis.
C’est là que la volupté entre par tous les sens, que tous les arts concourent à l’embellir, que la poésie ne rime presque jamais que l’amour et ses douceurs ; que la musique fait entendre les accents des passions les plus vives ; que la danse retrace aux yeux ou rappelle à l’esprit les images qu’un cœur chaste redoute le plus ; que la peinture ajoute à l’enchantement par ses décorations et ses prestiges ; qu’une espèce de magie nous transporte dans les pays des fées, à Paphos, à Cythère, et nous fait éprouver insensiblement toute la contagion de l’air impur qu’on y respire ; c’est là que tout nous dit de céder sans résistance aux attraits du penchant ; c’est là que l’âme amollie par degrés perd toute sa force et son courage ; qu’on languit, qu’on soupire, qu’un feu secret s’allume et menace du plus terrible embrasement ; que des larmes coulent pour le vice, qu’on oublie ses vertus, et que, privé de toute réflexion, réduit à la faculté de sentir, lié par de honteuses chaînes, mais qui paraissent des chaînes de fleurs, on ne sait pas même s’indigner de sa faiblesseau. » Aussi Riccoboni, auteur et comédien tout à la fois, après être convenu que, dès la première année qu’il monta sur le théâtre, il ne cessa de l’envisager du mauvais côté, déclare qu’après une épreuve de cinquante années, il ne pouvait s’empêcher d’avouer que rien ne serait plus utile que la suppression entière de tous les spectacles. […] Le caractère de l’opéra, dit La Bruyèreaw, est de tenir les esprits, les yeux et les oreilles dans un égal enchantement. […] Comme on met dans les opéras bouffons, dans les comédies à ariettes l’indécence en action ; comme tout conspire à faire perdre la pudeur, d’abord par le sujet qui est contre la décence, ensuite par l’intrigue et l’action qui forment des images séduisantes, par des détails qui respirent la passion même ; comme enfin tout peint et célèbre la volupté, ou la fait pénétrer par les yeux et par les oreilles jusque dans le fond de l’âme ; l’harmonie d’une musique voluptueuse achève de porter l’ivresse dans les sens des spectateurs.
Mais cela paraît particulièrement dans le luxe de leurs Habits, dans la magnificence de leurs Festins, et dans la pompe de leurs Spectacles : Car quand ils se montrent à leurs Sujets dans quelques occasions extraordinaires, ils doivent prendre ces ornements qui semblent être consacrés aux cérémonies publiques ; Ils sont obligés d’emprunter l’éclat des Perles et des Diamants pour éblouir les yeux des Spectateurs, et de ne rien oublier de tout ce qui peut entretenir la Majesté de leur Personne, et l’admiration de leurs Sujets. Il semble que Dieu même, dont ils ne sont que les ombres, en ait usé de la sorte dans l’ancienne Loi, quand il se montrait aux hommes : Car il paraissait dans une lumière si éclatante, que les yeux avaient peine à le souffrir : Il était porté dans un char de flammes, ou sur les ailes des vents ; Les foudres et les éclairs marchaient devant lui, et faisaient mourir souvent quelques coupables ; pour donner de l’étonnement et de la terreur aux innocents. […] » Or la Comédie est le plus charmant de tous les Divertissements, Elle ne cherche qu’à plaire à ceux qui l’écoutent, Elle se sert de la douceur des Vers, de la beauté des expressions, de la richesse des figures, de la pompe du Théâtre, des habits, des gestes et de la voix des Acteurs ; Elle enchante tout à la fois les yeux et les oreilles : et pour enlever l’homme tout entier, Elle essaye de séduire son esprit après qu’elle a charmé tous ses sens.
Jamais Iphigénie, en Aulide immolée, Ne coûta tant de pleurs à la Grèce assemblée, Que dans l’heureux spectacle à nos yeux étalé N’en a fait sous son nom verser la Chammeslé. » Boileau à Racine. Ce qui rend la représentation d’une pièce de théâtre beaucoup plus dangereuse que la lecture, c’est que le lecteur n’est sensible qu’aux grâces du style, qu’à la beauté des pièces : au lieu que le spectateur est exposé à tous les charmes d’une déclamation animée, de ce langage muet, si éloquent, si persuasif, si séduisant, qui, par un geste, parle aux yeux et pénètre le cœur, donne de la vivacité aux passions, de la force aux discours, qui exprime dans toute leur énergie les mouvements de l’âme que le poète n’a fait que rendre faiblement ; qui fait illusion sur la fausseté des pensées et des maximes, qui fait applaudir au mensonge avec plus de chaleur qu’on applaudirait à la vérité.
La catastrophe tombe sur Œdipe, non pas parce qu’il se creve les yeux ; mais parce qu’il est lui-même le sujet de l’action, parce que c’est lui qui y donne le mouvement, et qui la termine ; enfin parce qu’il parvient, par toutes ses recherches, à connaître le meurtrier de Laïus, et à le punir. […] On dira, peut-être, que l’expérience nous apprend le contraire de ce que j’avance ; puisque nous sommes témoins chaque jour que les justes supplices, décernés aux grands criminels, font sur les hommes les plus vives impressions d’horreur et de compassion ; pendant qu’ils ne voient qu’avec répugnance les coupables languir dans les douleurs : mais, il on fait réflexion à la différence qu’il y a de voir avec les yeux de l’âme, ou avec les yeux du corps, on cessera de faire cette objection. On ne voit que des yeux de l’âme les évenements qui sont racontés dans un Roman, ou represéntés dans une Tragédie ; mais c’est des yeux du corps que l’on voit le coupable exécuté et tourmenté par les mains des Bourreaux : ces deux manières de voir les objets, doivent y mettre des distinctions essentielles. […] La compassion est momentanée ; le mauvais exemple est permanent : ainsi je soutiens qu’il n’y a rien de si scandaleux que la passion de Créuse pour Jason marié, et sous les yeux mêmes de sa femme. […] Quoiqu’il en soit, il est temps que l’enchantement finisse ; et que je regarde cette Tragicomédie, non seulement avec indifférence, mais même avec des yeux de critique.