C’est sans doute ce qu’il y a de mieux à faire dans les malheurs que la Fortune nous envoye. […] Il a défini lui-même dans sa Rhétorique la Pitié, l’affliction que nous causent les malheurs d’une personne qui ne les mérite pas. Plus cet homme sera admirable par ses vertus, moins il méritera de tomber dans le malheur : par-conséquent plus son malheur sera grand, plus la Tragédie jettera de trouble dans notre ame. […] La Pitié d’un malheur, où nous voyons, dit-il, tomber nos semblables, nous porte à la crainte d’un pareil pour nous, cette crainte au desir de l’éviter, & ce desir à purger, moderer, rectifier, & même déraciner en nous la Passion qui plonge à nos yeux dans ce malheur les personnes que nous plaignons…. […] Les malheurs d’autrui nous frappent toujours par contre-coup, quand nous en sommes témoins.
Disons encore plus à la louange de notre espèce, & cette réfléxion regarde particulièrement la Tragédie ; par un penchant naturel, qui subsiste toujours en nous malgré nos vices, & qui prouve que nous sommes faits pour vivre en société ; ce n’est pas seulement aux incidens, aux malheurs réels, que nous voyons arriver sous nos yeux, que nous prenons vivement part ; dès qu’on nous peint avec des couleurs vraisemblables, ou avec un crayon énergique, des revers auxquels l’on peut être sujet, nous sommes émus & affectés. […] Elle nous porte à les admirer, à frémir des malheurs qui les accablent, & à désirer intérieurement d’être aussi dignes d’estime que le Hèros ou la femme célèbre qui nous subjuguent & nous étonnent. […] Le Spectateur contemple avec éffroi ses passions dans l’âme des Princes de la terre ; il voit en grand les malheurs qu’elles occasionnent parmi le Peuple. […] M. de Fontenelle prend un autre chemin ; il pense qu’on pleure avec plaisir sur les malheurs d’un Hèros qui nous intéresse, par ce qu’on est persuadé que ce n’est qu’une fiction.
Qu’on ne me dise plus, que l’application de la Comedie du tems de ces Peres à celle qui se représente aujourd’hui, ne soit pas juste : car en outre que j’en ai montré la justesse, les personnes, qui ont eu le malheur de frequenter la Comedie moderne, l’appellent aussi bien « une école de libertinage & de vanité », que ces Saints l’appellerent de leur tems. […] Non, Madame, elle n’est pas dans le chemin du salut ; & elle ne vit que pour son malheur. […] Le Seigneur nous dit : « Malheur à vous, qui passez vos jours dans la joie & dans les divertissemens. » C’est Jesus Christ lui même qui parle : doit-il être crû ? […] Faute de crainte, on n’a point d’idée du malheur qui peut arriver à l’ame, & par consequent point de mouvement d’aversion pour le mal : faute de défiance, loin de se ténir sur ses gardes, & de se mettre en disposition de repousser l’ennemi du salut, on y apporte une imagination vive, un esprit dissipé, un cœur volage, des sens ouverts & subtils, dispositions fatales & propres à donner de l’entrée au peché. […] Si c’est une chose si criminelle que la Comedie, vous avez trop de penetration, Madame, pour ne pas sentir le malheur des personnes, qui par leur exemple ont contribué aux foibles à s’y porter.
Les théatres des villes ne sont pas les seuls qui amusent la nation, il y en a de particuliers, entre autres le Collége des Cadets-nobles, ouvrage du Roi régnant, dont le regne a été marqué par tant de malheurs. […] Le théatre consolera de tous les malheurs, dédommagera de toutes les pertes, &, en détournant l’attention des citoyens sur les malheurs publiqcs & particuliers, il y apportera un prompt remede. […] Le premier, pour faire oublier ses manœuvres & les malheurs publics en amusant le peuple, vouloit introduire de nouveaux spectacles ; le second, qui pense que les bonnes mœurs sont le vrai soutien, la force, l’appui des Etats, s’opposoit à ce qui n’est fait qui pour les corrompre. […] La capitale est une ville neutre qui ne prend aucune part aux disgraces de ses voisins, ou plutôt une ville ennemie qui s’en réjouit, une ville insensée qui triomphe de ses propres malheurs, & se croit pleinement dédommagée par quelques farces. […] Le contraste du malheur public avec des bouffonneries publiques est si frappant, que tout le monde en fut révolté.
CONCLUSION Le Sauveur ayant prononce en saint Mathieu Chap. 18. v. 7. cet anathème : « Malheur au monde à cause des scandales ; il est nécessaire qu’il arrive des scandales, mais malheur à l’Homme par qui le scandale arrive.