[J’appliquerai ces Reflexions à la reconnoissance de Joas.] » Aristote donne le premier rang à une Action qui finit par le malheur d’un homme qui n’est ni bon ni méchant, & qui s’est attiré son malheur par quelque faute : il ne met qu’au second rang celle dont la Catastrophe est heureuse pour les bons, & funeste aux méchans. Comme les Sujets qui rassemblent toutes ces perfections sont rares, il reconnoît que les grands Sujets de la Tragédie ne se trouvent que dans le petit nombre de ces anciennes Familles, fameuses par leurs malheurs. […] Cette inquiétude sera la cause de tout ce qu’il dira à ces deux Fils & à Monime, & la cause de ses malheurs. […] si jeune encore, Par quel crime ai-je pu mériter mon malheur ! […] C’est de ce malheur dont se sont plaint les Italiens : ils ont dit que les Opera avoient fait tomber leur Tragédie.
Ce n’est donc point par les peintures des mœurs, par la délicatesse des sentimens, par les pensées ingénieuses, que la Tragédie produit son plus grand effet : & les Grecs, qui dans tous les Arts destinés au plaisir excellerent sur les autres Nations, pour leur gloire & pour leur malheur, puisque leur Passion pour les amusemens frivoles, fut enfin la cause de leur ruine, eurent la véritable idée de la Tragédie, quand ils y donnerent tout au Pathétique & à la vivacité de l’Action. […] Les incidens naissent naturellement les uns des autres, & deviennent tous si contraires à cet homme si heureux jusqu’au moment qu’il est entre sur la Scene, que ceux qui paroissent lui devoir être favorables, n’arrivent que pour hâter son malheur. […] Un Prince qui regne depuis vingt ans, aimé dans sa Ville & dans sa Famille, se trouve un objet d’horreur pour ses Sujets, pour tous les hommes, pour sa femme, pour ses enfans, pour lui-même : & parce que ce Prince ne mérite pas ses malheurs, & cependant s’y est précipité par son emportement, son imprudence, & sa curiosité, il excite à la fois la Terreur & la Compassion. […] Les Poëtes Tragiques, pour augmenter les malheurs d’Œdippe, lui en donnent quatre, assez éloignés de l’enfance, d’où il résulte un défaut de vraisemblance.
D'où vient que Saint Augustin parlant des Jeux funéraires sacrés aux Divinités infernales, et qui furent renouvelés après une longue intermission, comme un remède aux malheurs publics, et à cette grande défaite qui les affligea en la première guerre Punique, les blâme d'avoir rétabli des réjouissances lors qu'ils avaient à pleurer tant de morts dont les Enfers s'étaient enrichis ; Misérables, de faire de grands Jeux et des Fêtes magnifiques agréables aux Démons parmi des guerres furieuses, des combats sanglants et des victoires funestes. […] Ils les employaient encore pour éviter par le secours de leurs Dieux les malheurs dont ils étaient menacés. Aussi les vers du Poète Marcius ayant été reçus pour Prophétiques après la bataille de Cannes qu'il avait prédite fort clairement, on trouva que pour éviter un autre grand malheur, il enjoignait aux Romains de vouer et célébrer tous les ans des Jeux en l'honneur d'Apollon, dont les frais seraient pris en partie de ce que chacun y voudrait contribuer. […] et Albinus firent les Jeux Romains, une pièce de bois tomba sur la Statue de la Déesse Pollentia qui fut renversée par terre, et le Sénat craignant que ce ne fût un présage de quelque grand malheur, ordonna que la célébration des Jeux durerait un jour [de] plus qu'à l'ordinaire, que l'on remettrait deux Statues de cette Déesse au lieu d'une, et que la nouvelle serait toute dorée.
En revenant du théatre tout ce que vous y avez vu revient dans votre-mémoire ; vous en êtes affligé, vous en rougissez : Malheur à moi, dites-vous, de quel front oserai je entrer dans l’Eglise & écouter la divine parole ? […] Cette comparaison suffiroit pour connoître l’avantage de l’un & le malheur de l’autre. […] Grand nombre y passent les jours entiers, ce qui cause dans leurs maison de grands désordres ; ils apprennent avec grand soin ce qu’ils y entendent dire ; & pour le malheur de leur ame leur mémoire trop fidele ne le leur rappelle que trop : tandis qu’ils ne peuvent sans impatience être un moment à l’Eglise. […] C’est bien plutôt une mer de crimes & de malheurs. […] Fuyez donc cette mer de malheurs, ce fleuve de feu, cet air empesté du théatre, qui allume le feu de l’enfer.
Les Poëtes chercherent les exemples des Passions réservées à la Tragédie parmi les Rois & les Héros, non seulement parce que leurs Passions ayant des suites que n’ont pas celles des Particuliers, causent le bonheur ou le malheur des Peuples, & les révolutions des Etats ; mais parce que les exemples frappent bien davantage, quand ils sont pris parmi ceux dont on craint le pouvoir, dont on respecte la dignité, ou dont on admire les grandes qualités. […] Son malheur nous apprend quelle est l’inconstance de la Fortune poëtique, & combien les Poëtes, surtout ceux du Théâtre sont sages, quand ils savent se retirer à propos. […] Il pouvoit se consoler de ses malheurs, & des railleries d’Aristophane, par l’estime que les Etrangers faisoient de ses Piéces : il paroît qu’ils les recherchoient avec plus d’ardeur que celles de Sophocle. […] Mais ni la disette de bons Poëtes, ni les malheurs publics ne purent modérer la fureur des Atheniens pour les Spectacles. […] Tous les malheurs qui depuis la guerre du Peloponese arriverent à ce Peuple si spirituel, si amateur de tous les beaux Arts, & si propre a y exceller, font voir combien peut devenir funeste la passion demesurée de ces Amusemens dont on ne doit être, comme disoit Agesilas, ni trop, ni trop peu curieux.